Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Abstract
J. Bazin—The Production of a Historical Narrative.
A number of historical African polities—such as the kingdom of Segu—-are known to us almost exclusively through oral
traditions. Hence the absolute necessity of a critical study of the production of this type of narratives, including both the
processes of their generation and memorization and the circumstances of their enun-ciation. This is illustrated by the study in
depth of a relation of king Da's accession, which is shown to be more than a mere 'historical', nonfictional report on things past.
Far from being a factual, objective report of actual facts, the narrative has political and ethical implications which remain
operative to this day. [PP- 435-483]
Bazin Jean. La production d'un récit historique.. In: Cahiers d'études africaines, vol. 19, n°73-76, 1979. Gens et paroles
d'Afrique. Écrits pour Denise Paulme. pp. 435-483;
doi : https://doi.org/10.3406/cea.1979.2874
https://www.persee.fr/doc/cea_0008-0055_1979_num_19_73_2874
présentée
Ce texte
au colloque
reprendinternational
et développe sur
unelespartie
sources
uneorales
communication
organisé non
par univer
publiée
sité de Bologne en décembre 1976
Le royaume de Segu est fondé au début du xviiie siècle par Maamari sur
nommé Biton Kulubali il atteint sa plus grande extension sous la dynastie dont il
sera question ici celle des Ngolosi les descendants de Ngolo Jara qui prend le
pouvoir vers 1766-1770 Les Ngolosi régnent la conquête du pays par al-
Hajj Umar 1861) et animent ensuite la résistance aux envahisseurs toucouleurs
Futaka la conquête coloniale 1890 Leur capitale était emplacement
de actuelle ville de Segou république du Mali Je poursuis depuis plusieurs années
des recherches sur histoire et organisation de ce royaume Les sources disponibles
sont dans leur très grande majorité ordre narratif et rétrospectif traditions
familiales et villageoises récits des narrateurs professionnels)
Ce récit est pas le produit une composition élaborée il intervient au cours
une très libre conversation enregistrée Segou le 14 août 1970 Le texte respecte
ordre ou plutôt le relatif désordre de renonciation ai seulement supprimé
les redites et les hésitations Le récit se subdivise de lui-même en cinq séquences
dont chacune organise autour de la narration une scène centrale
La transcription et la traduction auraient pas été possibles sans le travail
Amidu Magasa et de Shaka Bagayogo elles sont notre uvre commune Confor
mément au de leur auteur ensemble des récits de Sumayla Fané sera pro
chainement réuni en un seul texte et éventuellement publié)
PRODUCTION UN RECIT HISTORIQUE
438 JEAN BAZIN
ns banna tuma min denke minw to denke gale togo ye ko Paama Da Nka
min wolola gale gale ye Cèf ye
wolola tuma min na su fé musok baw ye fa ye taa ka taa faama ye ko
muso karisa wolola nana soro blonk sofaw be dumuni kan ke ko wa
dumuni ke dumuni ke
Fajiri fe Da wolola
ye dafalen sala da la ko aie denke soro na togo da Masala da la
Paama Da togo de dalen be Masala da la Dafalenden don
Sibèn koolilen yan jaki kan Faama Da Dakabana mogo dö kôyi Taamashyèn
min tun ale la ani min tun be Sikaso Ceba la bée tun ye kelen ye
tuma na sa Faama Da wolola aj iri fe Musok baw ye ci nana soro nin
be dumunikè la ko tè dumuni kè wa ko ayi fén min be ne da ka bon
dumuni ye temenna ka se faama ma ko faama muso karisa masinè ko
wolola denke la ko hatte ko ka dafalen minèna
Nin yèrè nana kanto ko ne tun cira yèrè muso karisa wolola ko wolola
denke la Anhan tun be nakun na tun be dumuni min na ye nakun ye
Min föra ne ye gale ye ne ka denke gale ye
de ye Faama Da de bila Cèf lö nyè tuma ko nin ma sa ko Cèföl mogo
be föl tè gale tè ka koro ni Faama Da ye bee wolola su kelen na nka
Faama Da ye aj iri ye
tuma na sa tögö da Masala da la ko Faama Da Ale tile la mofo tè se ka
fo da de be tobili kè da la tè se fö de fö ko tobilan NO tè ko da
faama wele
Parmi les fils que laissait ns sa mort aîné avait pour nom Faama Da4
Mais celui qui était né réellement le premier était Cèf
Quand Cèf naquit durant la nuit les vieilles femmes chargées aider accou
chement envoyèrent un dire au roi que son épouse Une telle5 avait accouché
Le messager trouva les soldats de garde dans le vestibule en train de prendre leur
repas ils lui dirent Viens donc manger viens
Da lui naquit aube
ns avait fait le serment au da jarre sacrée de Masala de donner son nom
son fils il en avait un Le nom de Faama Da vient donc du da de Masala est un
enfant du serment
Faama Da avait une touffe de poils qui enroulait dans le haut du dos était
vraiment un être hors de ordinaire Ce signe il portait Ceba de Sikaso avait
aussi
Donc Da naquit aube Les vieilles femmes envoyèrent également un messager
qui trouva le premier en train de manger Les gardes lui dirent Ne viens-tu pas
manger Non répondit-il ce que ai dans la bouche est plus gros un repas
II passa son chemin entra chez le roi et lui dit Ta femme Une telle accouché
un fils Très bien dit ns est que mon serment réussi
Le premier messager intervint alors Mais moi aussi ai été envoyé pour annon
cer que ton autre épouse Une telle accouché un fils Non répondit le roi
la raison de ta venue est ce repas que tu étais en train de prendre Celui on
annoncé le premier gale sera mon fils aîné denke gale
Ainsi Faama Da fut placé avant Cèf Et est pourquoi on dit propos de
Cèf premier gar on on peut être le premier sans être le premier
gale pourtant Cèf était plus âgé que Da Ils étaient nés dans la même nuit
mais Da aube seulement
Son père lui donna donc ce nom de Faama Da en honneur du da de Masala Sous
son règne on ne pouvait pas dire le mot da pot Dire je vais faire la cuisine
dans ce da était impossible On disait la place tobilan instrument de cui
sine Car sinon en disant da on appelait le roi
autre récit Sumayla Fané précise que Belén de Nango est un autre nom de Torok
Mari Mari sous le figuier car il avait habitude de asseoir près un toro Ficus
gnaphalocarpa)
440 JEAN BAZIN
23 soro sa MOnsön hakili bora dôonin MOnsôn bena ka ban tuma min na
ye ntalen in da ye kalakari in ye ko Da de ka koro tow ye Mone saba
donna ne na sera ka mone saba ni su be fen nye nyènama ye na nye
ye
24 don Faama Da ale ni Tinyè Marna ani Sègèla Bèlèn ani Nani Nje ani ama
ny äna Basi de tonnyOgonma ye de ye terimaw ye bèe jelen monna faama-
denya na Nka Tinyè Mama bilakoroma ni Faama Da ye bari ta fa yèrè koro
ye Faarna Da bin fo ka npogi uru tige dusukasi tora Mönson na ...]
ns leur dit alors aller chercher une touffe de roseaux7 ce ils firent II leur
dit de séparer les tiges ce ils firent Puis en mettre une centaine ensemble et de
les attacher ce ils firent Il fit remettre le tout Faama Da et lui dit de briser
un seul coup ce faisceau Faama Da essaya mais en vain et dit Mais père est
vraiment impossible ns lui dit alors de passer le faisceau Cèf Ce dernier
essaya mais en vain On le remit chacun des puînés ils ne purent pas davantage
le briser
14 Vous avez pas pu questionna ns Ils répondirent que non Eh bien
leur dit-il maintenant retirez du faisceau une des tiges ils le firent Et cassez-
la ils parvinrent De cette manière questionna ns arrivez-vous
pas toutes les briser Ils répondirent que si Voilà conclut ns si vous
restez ensemble personne ne vous vaincra si vous vous divisez on vous brisera
comme cela un après autre
15 est pourquoi chez les Bamanan on place au seuil de la maison un faisceau une
centaine de tiges de roseau cela signifie puisse la famille ne pas se diviser
19 Le récit est ici un peu confus Il agit du rituel de purification des proches
du mort Une vieille servante est chargée de prendre eau lustrale dans des cale
basses disposées cet effet et de la verser sur Da le ni du mort Est choisie la
servante qui du vivant de ns avait pour tâche de le purifier son retour
expédition pour éviter les effets nocifs du nyama ou énergie vitale des guer
riers tués)
Après un décès trois rituels de purification des proches du mort et de sa mai
son avaient lieu le troisième le septième et le quarantième jour La cérémonie dite
sangabb avait pas de date fixe elle se faisait dès on en avait les moyens
parfois très longtemps après la mort Mais ici elle se confond semble-t-il avec la
purification terminale du quarantième jour Cf. sur les rituels funéraires MONTEIL
1977 172)
20 Dabi engoulevent Macrodipteryx longipennis) est un oiseau nocturne
réputé dangereux et de mauvais augure ZAHAN 1963 73 Il aurait quatre ailes
fréquenterait particulièrement les cimetières tuerait les enfants et ferait enfler les
pieds de ceux qui marchent sur ses ufs selon Sumayla Fané Tèsèrèla dec 1977
Wuruwara désigne la couleur du plumage tacheté de brun et de blanc)
21 hovorna litt auréolé lumineux arabe nuv)
22 est-à-dire le pays des Minyanka au sud du Bani
23 La réponse est aussi bien celle de ns que celle de Da il agit en effet
de la forme habituelle par laquelle les Ngolosi répondaient aux salutations
PRODUCTION UN CIT HISTORIQUE 445
II avait une vieille servante dont ai oublié le nom qui venait tenir étrier de
ns lorsque arrivé sur le seuil il descendait de cheval son retour de guerre
et qui lui tenait aussi étrier il montait cheval est elle on chargea de
verser eau
34 cette époque en effet selon la coutume bamanan au moment de sangabo on
remplissait eau plusieurs calebasses Celle qui purinait du sang du gibier tué celle
qui lavait la main du guerrier pour en öter le sang humain on appelait jisuurubaga
la verseuse eau La vieille ainsi chargée de te purifier du sang humain ton
retour de guerre était durant ta vie comme après ta mort ta verseuse eau 1à
35 Cette vieille-là donc remplissait ce service pour ns Elle se leva alla prendre
de eau et vint la verser sur Paama Da Elle fit éloge de ns elle narra les
grands jours de sa vie et redit ce chant fait en son honneur
Engoulevent aux plumes tachetées20
Glorieuse21 chose noire
Indigo du Hausa
Bâtonnet en travers de Segu au Minyankala22
Entre le fleuve et le puits
Le roi répondit Personne quand tu as vu il plus autre humain.23
36 Puis la vieille servante ajouta Faama Da prends la place de ton père Femme
répliqua Da je te fais don de cent captifs et de cent captives est toi Elle
partit avec cela installer Musok bugu le hameau de la vieille est ainsi que
fut fondé ce village
37 Voilà comment Faama Da prit la coiffe royale Trois mois après la mort de ns
il partit en guerre contre Jakuruna
objet et le sens
Si objet du récit de Sumayla Fané est clair son sens au contraire est
beaucoup plus complexe et tout le reste de ce commentaire pour but
de tenter de élucider La première question poser est celle des conditions
PRODUCTION UN RECIT HISTORIQUE 449
27 Le terme jeli est au sens strict le nom une des castes artisanales Le rôle
de maître de la parole ordinairement appelé griot est pas absolument un
monopole des jeli il peut être tenu par des membres autres castes Par ailleurs
les jeli ont généralement aussi une spécialité artisanale Segu ils étaient souvent
tanneurs ou cordonniers est pourquoi je préfère ne pas traduire le terme jeli
par griot
29
450 JEAN BAZIN
II est important de ne pas oublier que nombre des récits que nous
entendons hui ont vraisemblablement pour réfèrent non point
une historisation primaire quasi contemporaine de événement mais une
historisation secondaire produite largement après coup et en fonction
intérêts éventuellement très étrangers aux circonstances de événement
narré Je montrerai plus loin que tel est probablement le cas du récit de
avènement de Da Mais cette scène de funérailles le mérite aussi de
nous rappeler que même des récits qui semblent hui avoir pour
PRODUCTION UN CIT HISTORIQUE 453
Tel père tel ni Il faut que par cette représentation solennelle un soit
autre Le même contenu symbolique est reproduit mais adressé un
autre comme pour réincarner dans ce nouveau corps la puissance de
Segu et de son lignage dirigeant La parole est chargée de mimer la conti
nuité Par la narration le présent se noue au passé
Mais la parole ouvre aussi avenir Da joue abord extrême abatte
ment de orphelin le jeli réagit en proclamant la puissance du roi
défunt est en manière de consolation bien sûr mais aussi avertisse
ment la cantonade on ne se laisse pas prendre cette image de
deuil le nouveau roi aura la force de ancien et de provocation le
rappel des limites de empire est un appel les dépasser 30 Da réagit
son tour non seulement par la générosité de ses dons ce qui signifie
déjà il pourra sans peine acquérir autres villages et autres cap
tifs mais aussi en lan ant la guerre contre Jakuruna 37] une place
rebelle que son père pas vaincue
agit par cet artince narratif de susciter la confiance des guerriers arme
indispensable de la victoire la bénédiction du défunt planera sur le jeune
roi et ses troupes si ces trois expéditions sont entreprises 23 est
manière aussi de ressouder un état unanimité quelque peu mis mal
par les débats sur la succession 17] de clore par la voix de ns la
crise ouverte par sa mort
35 Sumayla Fané raconté le rôle que tint ainsi son père Numu Danseni
la veille un combat entre les troupes de Karam Jara et celles de Mädani Tall
en 1889 Il compare le rôle des narrateurs dans ce genre de circonstances celui des
services de propagande hui Segou 19.8.1970)
36 La charge de héraut dalaminè fut détenue abord par un lignage Kone
de caste jeli ensuite par un lignage Simagan de caste garange cordonniers
Karam Dèdèw Simagan Segou 20.7.1968)
45 JEAN BAZIN
donc sans cesse aux sujets les actes et les décrets de leur roi et au roi les
actes de ses sujets Chaque premier vendredi du mois lunaire le faama
donnait audience sur la place publique kènè étendant devant la porte
de son palais munyina là en présence des chefs des différentes compa
gnies on lui racontait tout ce qui avait été fait 37 Ainsi les maîtres
de la parole bardes prestigieux attachés la cour et ancêtres des nar
rateurs professionnels actuels occupaient-ils ce point de passage obligé
entre le prince et ses sujets était le récit Exclus de par leur statut
des charges officielles du commandement mais souvent fort puissants
defacto par leur rôle de conseiller du roi et par leur richesse) ni vraiment
princes ni vraiment sujets ils étaient pour ainsi dire les spécialistes de la
médiation les opérateurs privilégiés de ce rapport symbolique par lequel
il un prince pour des sujets et des sujets pour un prince Or il est clair
une telle fonction pu manquer avoir un effet déterminant sur les
récits ils ont produits et transmis et dont les récits des jeli actuels
portent au moins la trace
souvent
37 Les
38 Cèk
humoristiques
événements
Kulubaliniais
pouvaient
Segou
contenu
20.6.1969)
aussi
faiblement
faire objet
narratif
de brèves
généralement
chansons composées
donkili)
par les femmes du peuple On en trouve un bon exemple datant de la période tou-
couleur futaka) dans SOLEILLE 1887 451)
PRODUCTION UN RECIT HISTORIQUE 457
39 Faire des dons un jeli se dit ko jeli son litt arroser un jeli est le verbe
qui désigne le geste sacrificiel on arrose autel du sang de la victime)
40 Selon Buba Dante il serait mort sous le règne de ns Segou juillet
1968 Buba Dante décédé en 1969 était aîné de ses descendants après les
généalogies il paraît peu probable il ait pu vivre sous Da Le personnage que
Mungo Park rencontre en 1805 et il nomme Jower ainsi que le Guiawe chez
qui loge Isaac en 1810 est vraisemblablement Jaw Dante un fils de Tinyètigiba
PARK 1815 278 319)
Tamura
41 EtKore
non inTinyètigiba
MONTEIL 1977 ba 9o)est-à-dire Ancien BA DAGET 1962 133
42 Karam Tarawèlè dimini 2.2.1969)
43 histoire le mot histoire désigne la fois un procès ou une action
réelle et le récit de cette action Récit qui tout la fois énonce action et la
produit ... Le procès même de histoire se manifeste en chaque instant comme
double action et récit FAYE 1972 24.
458 JEAN BAZIN
aussi intérêt ont les narrateurs rappeler que tout pouvoir si grand
soit-il doit toujours composer avec le leur Ceux dont la fonction est de
parler ne peuvent pas ne pas dire que Histoire passe par la parole et que
tous les rois du monde dépendent du bon vouloir des mots
où vient cette force du récit quel est son ressort ou son secret
On pourrait dire me semble-t-il un récit est efficace que dans la
mesure où il produit des signes où il opère la transmutation des événe
ments en signes Le pouvoir est un fait expérience et peut ce titre être
raconté Mais le récit des jeli est jamais une simple chronique sa magie
propre est de suggérer que derrière les phénomènes est uvre une
puissance aussi mystérieuse que déterminante jamais directement per
ceptible mais dont la présence se manifeste et peut se repérer certains
signes il une physique du pouvoir ce genre de récit relèverait
plutôt une métaphysique de la puissance
Le pouvoir se constate mais sa force reste ainsi de ordre de accident
encore presque innocente Par la représentation narrative ou par tout
autre effet de mise en scène) le souverain est au contraire posé dans sa
différence radicale dans sa nécessité historique est pourquoi entre le
roi et les gens de caste qui racontent son histoire ou celle de ses prédéces
seurs il la fois stricte hiérarchie et réciprocité de fait Le pouvoir
se prend mais la puissance elle ne peut que se dire Entre acteur et le
narrateur de histoire royale il donc en un sens égalité puisque un
apparaît comme acteur déterminant et unique de histoire que dans et
par le récit de autre Le roi besoin de historien car le pouvoir poli
tique ne peut trouver son achèvement son absolu que si un certain usage
de la force est le point application de la force du pouvoir narratif 44
Le récit un jeli ne décrit des faits en apparence en réalité il
accumule et agence subtilement des indices de la puissance immanente
qui est censée habiter la personne singulière du souverain et lui conférer
la capacité ordonner le monde selon sa volonté On croit il est ques
tion histoire alors il agit plutôt de cosmogonie politique Par là
se trouvent piégés en un premier temps les sujets du roi et en un second
temps ceux entre nous qui ne voient là que littérature épique On récite
avec art sinon histoire du moins des histoires mais auditeur en sort
lesté une théorie de histoire qui tient en deux propositions le
monde est nécessairement dominé par quelques individus doués une
puissance dont le commun des mortels est dépourvu est grâce la
parole aes jeli on la chance de le savoir est-ce pas toujours par un
été difficile engendrer Cette exigence de sens exerce même aux dépens
des faits car une part on accorde très généralement attribuer
ns plus une vingtaine de fils et autre part Da était pas
semble-t-il le seul fils de sa mère49
Le futur grand roi est aussi un rejeton anormal50 un être hors de or
dinaire ce qui est une autre manière être unique Son corps est
marqué une monstruosité en occurrence cette touffe de poils dans le
haut du dos On sait que selon la psycho-physique bambara plus un
être est exceptionnel non conforme son genre ou simplement rare plus
est réputée grande la quantité énergie offensive et défensive ama
il recèle Zahan 1963 147 est selon un tel critère par exemple
que les chasseurs classent les différents gibiers Le souverain est un être
extra-ordinaire qui frappe étonnement dakabana mogo 5] son corps
est éminemment dangereux Sumayla Fané ajoute que Ceba Tiéba)
le fameux roi de Sikaso Sikasso) avait cette même touffe de poils ce
même signe taamashyèn Cette comparaison laisse deviner que le
récit rétrospectif du pouvoir imbrique étroitement un savoir général
des signes qui peut être aussi usage prospectif On raconte ainsi que
Ngolo Jara portait son avenir prestigieux écrit dès son enfance dans la
forme de son crâne Il faudrait reconstituer bribes par bribes toute cette
anatomie et cette physiologie de la puissance que manipulent les devins
tinyèdala celui qui pose le vrai et les connaisseurs donbaa de
tous genres Da avait-il vraiment cette touffe de poils Il est clair que
nous ne le saurons jamais Mais on peut supposer il avait quelque
intérêt le faire croire Un signe qui révèle ou annonce la puissance peut
aussi servir prouver on Le récit pourrait bien être ici objective
ment faux tout en étant la trace une mise en scène réelle
Ba 49
JaraSaSegou
mère Ba
28.5.1969)
Joni eut également pour fils Sann dit aussi Jonin Ba Kirango
cf PAULME
50 Sur ce
1976
thème104)
du futur roi qui est un enfant difforme Sunjata dipe...)
462 JEAN BAZIN
51 épithète est habituelle chez les jeli pour désigner Maamari Kulubali
52 Sumayla Fané 14.8.1970 Jara le nom honneur jamu du lignage dynas
tique signine aussi lion Sur le thème du roi-fauve cf PAULME 1976 90 sq.
ami du lion
53 Récit de Bamba Suso Sunjata transcrit et traduit in INNES 1974 42-
43 Voir aussi les fondateurs de dynastie songhay des Sonni qui sont présentés
par le rîh al Sudan chap comme deux frères nés durant la même nuit de
deux urs les nouveau-nés sont placés dans une pièce obscure car il est interdit
de les laver avant le matin Le premier lavé devient aîné
54 Segou juillet 1968
55 Il est possible aussi que Cèf ait été le fils de un des frères de ns
et donc un frère classi ficatoire de Da Selon Bwa Dante Segou 18.6.1969)
parmi ceux que on considère comme fils de ns figurent aussi en réalité des
ls de ses frères
PRODUCTION UN CIT HISTORIQUE 463
58
57 Banank
Cèk Tangar
17.5 Tona
969 31.7.1970)
59 Selon son fils Abdulay Tamura Kore serait né vers 1850 et mort en 1916
PRODUCTION UN CIT HISTORIQUE 465
aîné et que nous avons aucune envie de nous disputer comme notre
père et ses frères Monteil 1977 90.
Il est cependant significatif que Tamura Kore rapporte cette
petite dispute comme il fallait tout prix il ait eu conflit
quitte se servir une querelle mineure telle il en surgit chaque
décès du moindre aîné de lignage
Ces récits gardent sans doute ici le souvenir un des moments majeurs
du cérémonial avènement devant le roi en majesté muni de tous
les attributs de sa fonction les principaux de ses sujets font acte de
soumission
Le bracelet de cuir est riche de sens bagaa désigne une gaine de peau
en forme anneau intérieur de laquelle les mori placent un talisman
le plus souvent un écrit seb n) est-à-dire un fragment recopié du
Livre divin Puis le bracelet engloutit dans le fleuve est aussi le flux
de eau évoquent écharpe merveilleuse de Bakari et le vêtement
blanc de Cèf eau en particulier celle du fleuve est analogue du
PRODUCTION UN CIT HISTORIQUE 467
62 Taïrou
63 Ng nyi Bambéra
nmasaSegou
Banbugu
4.5.1968)
Nji
468 JEAN BAZIN
Politique du récit
Mais il en est ainsi les récits que nous enregistrons hui peuvent
être en fait le sédiment historisations successives dont chacune avait
pour but de ré-écrire histoire en fonction des intérêts du moment
Face au matériel narratif utilisé par les professionnels il faudra se deman
der quels détournements de sens ont pu intervenir entre événement
narré et son image actuelle66
Un autre procédé des jeli est le discours double entente le recours
des éléments narratifs pourvus de significations ambiguës Le récit des
guerres de Segu en fournirait de multiples exemples Dire un roi il
vaincu telle place la suite un long siège peut être une manière de
vanter sa puissance il pu entretenir son armée pendant une aussi
longue période ou de la mettre en cause ses troupes étaient pas assez
fortes ou pas assez résolues pour prendre la place plus vite Dire que le
roi vaincu son ennemi par une trahison peut être un éloge le roi est
assez puissant pour transgresser obligation de fidélité la parole donnée
Ce peut être aussi manière de dire il pu se tirer autrement une
situation délicate
La version que Sumayla Fané reprend dans son récit est la plus com
munément re ue Elle occupe entre deux énoncés extrêmes une position
médiane laquelle correspond sur le plan du signifié une image relati
vement équilibrée de la puissance souveraine de Da une part Da règne
le premier alors il est né le second il donc un écart par rapport la
règle dynastique de primogeniture Cette anomalie est du même ordre
que les autres traits enfant difficile engendrer au corps monstrueux
par lesquels le récit évoque aspect inquiétant de la puissance de Da
Mais autre part né le second il est pourtant aîné légitime celui que
désigne au-delà de la règle dynastique la loi eminente de la Parole Dans
la suite du récit intervention du bracelet magique vient confirmer que
Da est bien élu de Faro du principe ordonnateur du monde et
69 Selon Shaka Bagayogo il peut-être une nuance entre les deux mots
mais ils relèveraient surtout de lexiques dialectaux différents
70 Le troisième terme ne peut évidemment être modifié puisque on sait que
Da régné avant Cèf Notons cependant que dans le récit de Sory Komara
le Cèf qui devient ainsi aîné est ensuite tué il faut donc supposer que est un
autre prince du même nom qui règne après Da
474 EAy BAZIN
Ainsi par une permutation des rôles que tiennent les princes dans le
scénario de la double naissance est implicitement modifiée la qualité
spécifique de la puissance de Da Tout le reste du récit vient confirmer que
Da et son règne sont situer selon Sory Komara au plus près du pôle
exclusivement guerrier de la souveraineté Le conflit des deux frères se
joue ici en deux temps de sens contraire abord épreuve de la parole
la course des messages du lieu de accouchement oreille du roi
issue de laquelle les princes re oivent leur nom ce jeu-là Da est
perdant Puis épreuve de la guerre ns demande Cèf de partir
en campagne contre Dugak de Kore devant assemblée des guerriers
Cèf répond te se en suis incapable ns le fait alors égorger
Les guerriers désignent ce cadet plus fort que son aîné est par accla
mation par la voix pressante de opinion et de la masse et non par les
défilés obscurs du signifiant que Da devient le futur roi En outre
lors de cette deuxième épreuve ns ne choisit pas son successeur par
une nomination seulement mais aussi par un meurtre pour que Da règne
il faut ait été sacrifié la puissance militaire de Segu celui dont la
Parole avait fait aîné Ainsi le pouvoir de Da enracine-t-il dans la
violence la plus interdite celle un père contre son fils
Le récit de Sory Komara est pas directement une critique de Da et
de son action Tous les éléments il agence la naissance du prince
aussi bien que la guerre contre Kore ont bien pour fonction explicite de
vanter la vertu guerrière du héros On voit cependant par comparaison
avec la version de Sumayla Fané que le dosage des signes est ici un
effet globalement négatif La violence guerrière moment certes nécessaire
de action royale doit trouver son complément et son dépassement
dans un ordonnancement réglé du monde Isolée elle se dépense en vain
et se retourne finalement contre son auteur De même le premier monde
créé est un monde raté si intervient pas le second règne celui de
Faro accumulation des signes confine ici Da dans une position qui
parce elle est exclusive devient exagérée La logique de référence
celle une dualité hiérarchique entre deux principes opposés et complé
mentaires intérêt être souple et de permettre des manipulations
grâce auxquelles éloge devient insensiblement une critique qui ne se dit
pas Dans la combinaison signifiante que produit Sumayla Fané au
contraire Da parcourt la totalité du cycle de la souveraineté de la guerre
la paix de acte la parole et vice versa Il règne le premier mais il est
aussi comme Faro cet aîné qui ne vient en second Il est la fois le
terme et le commencement
La narration est donc pas neutre au fil de chaque récit élabore
et se prouve un jugement Mais qui émet ce jugement Il est clair que
Sumayla Fané par exemple son opinion quant la signification his
torique du règne de Da Cependant il les choisit et les combine sa
guise il invente pas ces signes Ne faut-il pas alors référer leur produc-
476 JEAN BAZIN
Tiéfolo Cèf était né le même jour que Dah Da mais une autre mère
Mansong ns était alors malade et couché la mère de Tiéfolo dès elle fut
délivrée envoya un esclave prévenir le roi de la naissance de ce ni mais esclave
en route trouva des gens qui dînaient et arrêta manger si bien il arriva chez
Mansong après le captif qui venait un autre côté annoncer la naissance de Dah
qui pourtant était né quatre heures plus tard que son frère Le lendemain il eut
une grande discussion pour savoir quel était aîné Bien il ne fût pas musulman
Mansong consulta les marabouts mais malgré leur avis il dit Dah été annoncé
le premier ce sera aîné Et il fut fait ainsi il avait décidé seulement Tiéfolo
une fois grand tua de sa main le captif qui par sa négligence ou sa faim lui avait
fait perdre son droit aînesse Mage 1868 403.
75 En 1859 Torok Mari est assassiné par les guerriers parce il est accusé
avoir tenté de négocier la soumission de Segu
76 On sait que les lettrés musulmans ont une certaine connaissance des textes
bibliques et en particulier de la Genèse
77 Il est appelé Edom par allusion la couleur rousse adoni du plat
PRODUCTION UN RECIT HISTORIQUE 479
Da est le prince violent par excellence il toujours avec lui son fusil
deux coups raconte Sory Komara et abat résolument et indistincte
ment tout ce il trouve sur son chemin compris des vaches ce qui
est pas très honorable Devenu roi la suite du meurtre de son frère
et par la faveur une assemblée de soudards bien ivres Da est un des
pote sans scrupule ni respect de la parole donnée il trahit ses amis comme
ses amantes78 et soif que de victoire tout prix Comment un tel
homme pourrait-il assurer la prospérité du royaume Comment la poli
tique il incarne amènerait-elle pas nécessairement destruction et
stérilité
Mais les narrateurs de autre bord empressent de retourner histoire
envoyeur Cèf est un poltron est bien lui plutôt dont le
destin se perd dès la naissance dans les plaisirs peu héroïques de la gas
tronomie Da est le véritable aîné élu de la Parole fécondante instru
ment comme son père et son grand-père de la puissance et de la richesse
de Segu Son âme violente de conquérant est le lointain héritage de ces
chasseurs en quête aventures et de gloire qui ont un siècle plus tôt
fondé le royaume La lutte des versions narratives comme dit Jean-
Pierre Paye est une joute fleurets mouchetés et ambiguïté des signes
permet chaque narrateur de ne se compromettre demi Ces mêmes
traits que les uns grossissent la caricature fournissent aux autres
les éléments une geste épique et grandiose
Peu peu de récit en récit cet enjeu politique est perdu la dimen
sion polémique de la production narrative est atténuée tat de Segu
disparu On ne peut plus que méditer sur son destin définitivement
accompli De ce point de vue une histoire rétrospective Da occupe une
position clé les dix premières années de son règne sont certainement
le point culminant de la puissance de Segu après 1818 au contraire est
le commencement de la chute Il faut proposer quelque explication ou
tirer quelque morale de ce renversement de la grandeur en décadence
on va pour cela puiser dans le stock éléments narratifs produits dans
des circonstances désormais oubliées et transmis par diverses traditions
De descriptions critiques du règne ou de portraits malveillants du sou
verain on peut extraire par exemple de quoi nourrir une vision théocen
triste de histoire la défaite de 1818 devient un châtiment infligé par
Allah un prince qui au mépris des conseils de ses mori cessé de
transgresser les lois les plus sacrées Ce genre interprétation constitue
souvent le principe organisateur implicite ou explicite du savoir histo
rique que se transmettent les lettrés musulmans79 entreprise de
Sumayla Fané du moins dans ce récit est un autre ordre elle vise
illustrer et appliquer une théorie latente de la puissance souveraine
elle relève plus une psychologie ou une métapsychologie de la
80 In DUMESTRE 1979 34i le ndanso est une plante aquatique qui grandit
par segments successifs quand eau monte
482 JEAN BAZIN
BIBLIOGRAPHIE
BA DAGET
1962 empire peul du Macina Paris-La Haye Mouton vol
BAZIN
1975 Guerre et servitude Segou in MEILLASSOUX éd esclavage en
Afrique précoloniale Paris Maspero
BINGER
1892 Du Niger au Golfe de Guinée Paris Hachette vol
BROWN
1969 The Caliphate of Hamdullahi ca 1818-1864 Madison Wis. University of
Wisconsin Ph D. multigr
DIETERLEN
1951 Essai sur la religion bambara Paris Presses universitaires de France
1955 Mythe et organisation sociale au Soudan fran ais Journal de la Société
des Africanistes XXV 1-2 39-76
DUBY
1973 Le dimanche de Bouvines Paris Gallimard
DUMESTRE
1979 La geste de Segou racontée par des griots bambara Paris Colin Clas
siques africains 19)
FAYE J.-P
1972 Théorie du récit Paris Hermann
GOODYJ
1979 La raison graphique Paris ditions de Minuit
INNES
1974 Sunjata Three Mandinka Versions Londres School of Oriental and
African Studies
LEFORT
1972 Le travail de oeuvre Machiavel Paris Gallimard
MAGE
1868 Voyage dans le Soudan occidental Paris Hachette
MARIN
1978 Le récit est un piège Paris ditions de Minuit
1979 Pouvoir du récit et récit du pouvoir Actes de la Recherche en Sciences
sociales 25 23-43
MEILLASSOUX SYLLA
1978 interprétation légendaire de histoire de Jonkoloni Mali in BER
NARDI PONI TRIULZI eas. Fonti orali Antropologia storia Milan
Franco Angeli
PRODUCTION UN CIT HISTORIQUE 483
MONTEIL
1953 La légende du Ouagadou et origine des Soninké in Mélanges ethnolo
giques Dakar Institut fondamental de Afrique noire Mémoires de
IFAN 23)
1977 Les Bambara du Segou et du Kaarta Paris Maisonneuve et Larose iré éd
1924)
PARK
1815 The Journal Mission to the Interior of Africa in the Year 1805 Londres
Murray 2e éd.)
PAULME
1976 La mère dévorante Essai sur la morphologie des contes africains Paris
Gallimard Bibliothèque des sciences humaines
SAUVAGEOT
1965 Contribution histoire du royaume bambara de Segou Dakar Faculté
des lettres et sciences humaines thèse complémentaire 433 multigr
SOLEILLET
1887 Voyage Segou Paris Challamel aîné
ZAHAN
1960 Sociétés initiation bambara Paris-La Haye Mouton
1963 La dialectique du verbe chez les Bambara Paris-La Haye Mouton