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Lectures critiques

Dans Raisons politiques 2002/2 (no 6), pages 165 à 182


Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 2724629337
DOI 10.3917/rai.006.0171
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 37.66.42.11)

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lectures critiques
Christopher Lasch, La culture du narcissisme : la vie américaine à un
âge de déclin des espérances, Castelnau-Le-Lez, Climats, 2000.

La réédition, presque vingt ans après sa première traduction


française 1, de l’ouvrage de Ch. Lasch offre un accès renouvelé à un
texte dont la connaissance demeure le plus souvent de seconde main.
Cette connaissance indirecte de l’ouvrage, dont les thèses nous
sont familières, est en relation avec sa « carrière intellectuelle » qui
doit autant aux usages dont il a fait l’objet dans le cadre de sa
réception qu’à son strict apport cognitif. Dans la mesure où il s’agit
d’une réédition, la question de l’appropriation de l’ouvrage l’empor-
tera ici sur le détail de ses analyses. On pourrait d’ailleurs s’étonner
du succès de ce livre qui, étroitement lié par son contenu et sa
méthode au contexte de sa rédaction (la société américaine de la fin
des années 1970), n’était guère destiné à une appropriation, même
critique, dans le champ intellectuel et scientifique français. Le
propos repose sur une problématisation des questions d’éducation,
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de rapports entre les sexes ou de participation politique qui est éloi-
gnée des perspectives françaises. L’analyse participe d’une approche
de type psychosociologique très étrangère aux exigences épistémolo-
giques et méthodologiques des sciences sociales telles qu’elles se sont
historiquement construites en France depuis Émile Durkheim 2. Et
pourtant l’ouvrage est rapidement venu prendre place dans les dis-

1. Le complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité américaine, trad. de l’angl. par Michel


L. Landa, Paris, Robert Laffont, 1981 (coll. « Libertés 2000 »), dont la nouvelle édition
reprend la traduction. (éd. originale, The Culture of Narcissism, American Life in an Age
of Diminishing Expectations, New York, Warner Books, 1979).
2. Pour de plus amples développements sur la critique du « psychologisme » et sur les réti-
cences des sciences sociales françaises à prendre en compte des dimensions psycho-affec-
tives des phénomènes sociaux et politiques, voir Philippe Braud, L’émotion en politique :
problèmes d’analyse, Paris, Presses de Sciences Po, 1996. Même si les États-Unis sont un
contexte plus favorable à ce type de recherches, des pans entiers de la psychologie poli-
tique, particulièrement l’étude en termes de « personnalités » (autoritaire, politique…),
étaient, au moment de la rédaction de l’ouvrage, en voie de délégitimation outre-Atlan-
tique. Pour un aperçu plus complet sur la psychologie politique et l’état de la discipline
au début des années 1980, cf. Madeleine Grawitz, « Psychologie et politique », dans
M. Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, t. 3, L’action politique, Paris,
PUF, 1985, p 1-139.
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cussions françaises auprès d’un autre essai, Les tyrannies de l’intimité


de Richard Sennett 3. L’intérêt dont ces deux essais font l’objet au
début des années 1980 met en relief le contexte de leur réception :
on semblait basculer, à ce moment-là, d’une perspective critique sur
les institutions et les phénomènes de pouvoir et de domination à une
interrogation sur « l’individualisme contemporain », la solidarité et
l’intégration sociale, sous l’effet du mouvement d’évaluation critique
des engagements radicaux des années 1960 à 1970.
Le propos de Ch. Lasch fait signe vers la conceptualisation
d’Abraham Kardiner et suggère le développement de la personnalité
narcissique comme « personnalité de base » des membres de la
société américaine de la fin des années 1970. Le narcissisme serait
une réponse aux changements affectant cette société. Soit le « narcis-
sique » comme personnalité « modale », au sens d’« ensemble des
instruments d’adaptation qu’un individu partage avec tous les autres
d’une société donnée » 4, laquelle se structure en réaction aux
modèles de réalisation de soi et aux champs de possibilités circons-
crits par un contexte politique et social. Un contexte qui se caracté-
rise, selon Lasch, par une intensification des rapports de compétition
dans le domaine économique et social, des rapports de rivalité entre
hommes et femmes, une vulnérabilité accrue des liens amicaux et
familiaux et, enfin, un « déclin des espérances » dans la prise en
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charge politique et collective de l’émancipation.
Sans dénier la fécondité et la possibilité d’une analyse qui se
donne pour ambition une anthropologie des sociétés contempo-
raines, on peut s’interroger et comparer la viabilité des protocoles de
recherche engagés sur ce terrain. Les approches fondatrices de Toc-
queville et les travaux de Louis Dumont ont pu convaincre du bien-
fondé d’une anthropologie des sociétés occidentales traitant la ques-
tion de l’individualisme moderne et des effets de la révolution de
l’égalité comme produit d’une mise en forme sociale et politique du
rapport à soi et à l’autre 5. Le modèle théorique de Lasch affronte
malheureusement les critiques classiques du « psychologisme ».

3. Paris, Le Seuil, 1979, trad. de l’angl. par Antoine Bernard et Rebecca Folkman (coll.
« Sociologie »), (éd. originale, The Fall of Public Man, New York, Vintage Books, 1974).
4. A. Kardiner, L’individu dans sa société. Essai d’anthropologie psychanalytique, trad. de
l’angl. par Tanette Pringent, Paris, Gallimard, 1969 (coll. « Bibliothèque des sciences
humaines »), p. 291.
5. Pour un éclairage récent porté sur ces perspectives de recherche, cf. Paul Zawadzki, « Les
nouvelles formes de servitude. Penser la face sombre de l’individualisme démocratique »,
Raisons politiques, 1, février 2001, p. 11-35.
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Lectures critiques – 167

Lasch n’évite pas toujours une forme de métaphysique des


besoins et des pulsions. La faiblesse principale de son propos est de
construire son idée de culture du narcissisme à partir de travaux
contemporains de psychanalystes américains qui notaient un accrois-
sement des pathologies dites « narcissiques » dans leur clientèle 6. Dif-
ficile pourtant de tirer de ses données les conclusions d’une mutation
en profondeur des structures de la personnalité à moins de considérer
les « troubles » psychiques comme des entités naturelles. Les qualifica-
tions de la vie psychique du sujet sont toujours issues d’un travail de
négociations et d’objectivations sociales qui en font des construits
sociaux, le sujet de la pathologie étant lui-même amené à se com-
prendre et à se présenter selon les codifications des symptômes en
vigueur 7. Enfin, dire comme Lasch que « partant du principe que la
pathologie représente simplement une version plus intense de la nor-
malité, on peut considérer que le narcissisme pathologique … donne
des indications sur le narcissisme en tant que phénomène social » 8,
c’est se priver des critères même du normal et du pathologique.
Mais, au-delà de la fragilité de ses analyses, on peut se
demander, en termes de sociologie de la connaissance, si l’intérêt
porté à ce livre n’est pas à mettre en relation avec l’inscription du
propos de Lasch dans le constat historique de l’épuisement des enga-
gements radicaux dans des « revendications » jugées « individua-
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listes » et vidées de réelles potentialités d’émancipation. Lasch met en
récit les années 1960 et 1970 comme le moment d’une dégradation
de l’idéal d’émancipation collective en un idéal d’« actualisation de
soi ». Il poursuit en accusant l’abandon de la quête de la réorga-
nisation globale de la société, au profit de la promesse de salut par la
réalisation individuelle, de déboucher paradoxalement sur un
« survivalisme ». Soit l’assomption d’un « homme psychologique »,
tout entier absorbé dans une lutte pour la préservation ou le dévelop-
pement de son identité et dans un rapport de rivalité et d’évitement
à l’égard d’autrui 9.

6. Ch. Lasch s’appuie principalement sur deux ouvrages : Otto F. Kernberg, Borderline
Conditions and Pathological Narcissism, New York, Jason Aronson, 1979 et Heinz Kohut,
The Analysis of the Self : a Systematic Approach to the Psychanalytic Treatment of Narcissic
Personality Disorders, New York, Random House, 1974.
7. Pour une illustration récente de ces questions de méthode, cf. Alain Ehrenberg, Anne
M. Lovell (dir.), La maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société, Paris, Odile Jacob,
2001.
8. Ch. Lash, La culture du narcissisme…, op. cit., p. 69-70.
9. Le thème du « survivalisme » est plus amplement développé dans Ch. Lasch, The
Minimal Self. Psychic Survival in Troubled Times, New York, W. W. Norton, 1984.
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Le constat du développement d’une forme d’« individualisme


négatif » ne participe pas d’un seul travail de psychologie sociale. Par
la dénonciation du « dernier avatar de l’individualisme bourgeois »,
Lasch, historien et philosophe d’inspiration marxiste, s’engage dans
une critique de « gauche » de la gauche radicale américaine et de ses
combats, notamment des luttes féministes, en soulignant leurs
« effets pervers » 10. Traduit quelques mois plus tôt, en 1979, Les
tyrannies de l’intimité, reposait aussi sur le constat critique de la
montée d’une culture « psychologisante » de l’authenticité. Celle-ci,
au-delà de ses promesses de libération, était censée produire un dépé-
rissement de l’espace public et de nouvelles formes de servitude à tra-
vers la soumission aux exigences de réalisation du « moi ». Ces deux
essais, reçus sur un mode relativement indifférencié en France,
n’adoptaient pourtant pas les mêmes perspectives. Comme le rap-
pelle Lasch, Sennett ne s’inscrivait pas dans une tradition révolu-
tionnaire, mais dans une tradition libérale et pluraliste américaine
soucieuse de la « corruption » de l’esprit public.
Loin d’avoir été négligé par les commentateurs au moment de
sa parution en France, comme ses actuels préfaciers voudraient nous
en convaincre 11, l’ouvrage, malgré l’hétérogénéité des contextes fran-
çais et américain, a rapidement fait l’objet d’appropriations. On peut
distinguer deux types d’audiences accordées à Lasch : celle d’auteurs
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« optimistes » privilégiant l’hypothèse d’un basculement vers la
postmodernité 12 ; celle d’auteurs comme Jacques Donzelot et Robert
Castel, inscrits dans une tradition de pensée marxiste, inquiets de
l’effacement de l’horizon d’émancipation collective au profit des
« idéologies » du « développement personnel » et des risques de

10. Ainsi, le féminisme, lui aussi, participerait du développement de la personnalité narcis-


sique. Ces luttes ayant pour conséquences une radicalisation des antagonismes entre les
sexes et une inflation des exigences féminines en matière de sexualité ( !), la rivalité et/
ou l’évitement se constitueraient en éléments prépondérants dans le rapport à soi
(crainte de l’absorption en sa vie pulsionnelle) et à autrui. Pour une exploration des
craintes liées à l’accès des femmes au statut d’individu en démocratie, plus particuliè-
rement de l’imaginaire de la « guerre des sexes » chez les défenseurs de « l’égalité
réelle », voir Geneviève Fraisse, Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en
France, Paris, Gallimard, 1995 (coll. « Folio. Histoire »).
11. Affirmer comme Jean-Claude Michéa que la parution de l’ouvrage en France s’est faite
« sans que la perspicace critique officielle se soit sentie tenue de lui consacrer une seule
analyse sérieuse », c’est attribuer un caractère subversif à l’ouvrage sans rendre compte
de la réalité de sa réception, La culture du narcissisme, op. cit., préface « Pour en finir
avec le 21e siècle », p. 19.
12. Gilles Lipovetsky, « Narcisse ou la stratégie du vide », Le Débat, 5, octobre 1980,
p. 113-128, compte rendu croisé des livres de Ch. Lasch et de R. Sennett.
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Lectures critiques – 169

recomposition du contrôle social sur un mode thérapeutique et indi-


vidualisant 13. On ne s’attardera pas sur les usages « citatifs » de Lasch
par la mouvance postmoderne. L’hypothèse du dépassement de la
modernité a fait long feu et la référence au texte apparaît moins
comme une prise en compte de ses thèses que comme une tentative
de légitimation du propos, par un processus de « fiabilité circu-
laire » 14. L’intérêt d’une sociologie d’inspiration marxiste pour Lasch
est une indication de la réorientation des préoccupations qui a
marqué durablement nombres de trajectoires intellectuelles et de
recherches en France 15. Castel et Donzelot se rapprochent, à
l’époque, par des travaux critiques du contrôle social et de ses nou-
velles techniques, dans la lignée des perspectives généalogiques inau-
gurées par Michel Foucault et Gilles Deleuze 16. Leurs travaux parti-
cipent d’une forme de critique interne du gauchisme politique et
intellectuel dont les oscillations ne devaient déboucher que dans un
second temps sur une prise de distance plus systématique à l’égard
des revendications « d’auto-actualisation » 17. Le réajustement des
préoccupations se traduit par un réinvestissement massif des problé-
matiques de l’intégration rattachées à Durkheim : recherche de la
mise en relief des processus d’individualisation négative, souci des
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13. Robert Castel, La gestion des risques. De l’antipsychiatrie à l’après psychanalyse, Paris,
Minuit, 1998 (coll. « Le sens commun »), p. 191-197, et Jacques Donzelot, L’invention
du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984 (coll. « L’espace du
politique »), p. 253 et suiv.
14. Sur la citation comme tactique visant à « se rendre fiables à chacun au nom des autres »,
cf. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, Paris, Gallimard,
1980 (coll. « Folio/Essais »), p. 275.
15. Ce dont témoignent les entretiens menés récemment par Claudine Haroche avec
R. Castel, dans Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la cons-
truction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.
16. R. Castel privilégie l’étude des institutions psychiatriques et des effets socio-politiques
de la psychanalyse, cf. Le psychanalysme, Paris, Maspero, 1973 (coll. « Textes à l’appui.
Série psychiatrique ») ; L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Minuit,
1976 (coll. « Le sens commun ») ; et, en collaboration avec Françoise Castel et
A. Lovell, La société psychiatrique avancée : le modèle américain, Paris, Grasset, 1979 ;
J. Donzelot, lui, privilégie l’étude du travail social, cf. La police des familles, Paris,
Minuit, 1977 (coll. « Critique »).
17. J. Donzelot témoigne ainsi de « cette forme moderne de désenchantement qui frappa la
génération de 1968, à la toute fin des années 1970, lorsqu’il fallut bien constater
qu’aucune alternative politique ne venait relayer le mouvement qui nous avait portés à
contester si fortement l’ordre de la Cité. L’effet de cette transformation s’épuisait dans
la seule transformation des mœurs de la société, sans entamer vraiment le système des
enjeux politiques officiels, nous détachant de la chose politique au lieu de nous offrir
sur elle la prise renouvelée que nous en escomptions », cf. L’invention du social…,
op. cit., p. 9.
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possibles mécanismes de « désaffiliation » sociale 18. Comme s’en


explique Donzelot dans L’invention du social, « à la fin des années
1970 … nous sont venues d’outre-Atlantique des dénonciations fort
aiguës du narcissisme affligeant où l’évolution du social plongeait
l’individu, au lieu d’instaurer en lui une nouvelle conscience de
citoyen … Elles eurent un vaste écho en France auprès de la socio-
logie d’inspiration marxiste, qui y trouva le moyen de reconduire
sous une autre version la dénonciation d’un nouveau contrôle social
en quoi s’épuisait à ses yeux tous les enjeux du changement » 19.
L’ouvrage de Lasch est donc venu conforter, en France, une
interprétation de la quête de soi qui privilégie le constat d’une
« exclusion de la majorité des gens des lieux où s’élaborent les
décisions politiques les plus importantes », obligeant « à un report
sur le moi ». Dans cette perspective, le souci narcissique et hédoniste
de l’ego est pensé comme le « résultat de l’impuissance éprouvée par
la majorité des gens » 20. Ce mouvement massif de « dépolitisation »
est-il la seule mise en récit possible de notre histoire contemporaine
au lendemain de la perte du référent à un conflit central ? Comme le
rappelle Anthony Giddens, lui aussi commentateur de Lasch, le
souci de réalisation de soi n’est pas « l’instrument/effet » obligé de la
dépolitisation, ni une simple défense narcissique contre un monde
menaçant sur lequel les individus ont peu d’emprise. Il peut parti-
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ciper de nouvelles formes politiques, témoigner d’une appropriation
positive des circonstances et contraintes. De même, l’enregistrement
du caractère hétérogène voire antagoniste des mobilisations obser-
vables à un moment donné, dès lors qu’un référent unique ne
s’impose plus, n’engage pas que nous soyons face à des « narcissismes
collectifs », des « corporatismes ». La réflexivité des acteurs et la
réappropriation de savoirs dans le cadre d’une pratique d’auto-alté-
ration, des mouvements tels que les luttes des minorités sexuelles ou
les récentes mobilisations de chômeurs peuvent être interprétés à

18. Voir, principalement, R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique
du salariat, Paris, Fayard, 1995 (coll. « L’espace du politique ») et J. Donzelot, Face à
l’exclusion. Le modèle français, Paris, Esprit-Le Seuil, 1991 (coll. « Série sociétés »). Un
réajustement dans les enjeux de la recherche observable aussi chez Ch. Lasch, La culture
du narcissisme faisant suite à un travail critique sur la dépossession de la famille de ses
fonctions traditionnelles, sous l’effet des interventions de l’école et des « travailleurs
sociaux », Ch. Lasch, Haven in a Heartless World. The Family Besieged, New York, Basic
Books, 1977.
19. J. Donzelot, L’invention du social…, op. cit., p. 253.
20. Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, trad. de l’angl. par Olivier Meyer,
Paris, L’Harmattan, 1994 (coll. « Théorie sociale contemporaine »), p. 129.
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Lectures critiques – 171

l’interconnexion d’engagements radicaux liant émancipation collec-


tive et actualisation de soi, possibilité de montée en généralité et
demande locale 21. Le succès du constat de la dépolitisation nous sug-
gère que certains types de politisation peinent à trouver une qualifi-
cation. Le renvoi de phénomènes dans l’infrapolitique ou dans des
formes d’individualisation « dégradées » est ce qui semble s’être joué
dans certains travaux en France, au sortir de l’épisode d’intense
mobilisation autour de 1968. La perte de l’horizon révolutionnaire
comme paradigme de l’interprétation des mouvements politiques,
tant pour les chercheurs que pour les acteurs, faute de l’établissement
d’un nouveau paradigme, s’est faite au risque d’une possible cécité à
des formes nouvelles de politisation et de subjectivation politique. Le
moment laschien est un mode de saisie et, inséparablement, un
mode de relativisation de l’inquiétude vis-à-vis de la dépolitisation.

Marine Boisson
Institut d’études politiques de Paris
Cycle supérieur de Pensée politique
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21. Cf., par exemple, Daniel Mouchard, « La reconstruction du sujet politique. Mobilisa-
tions de chômeurs et revendication de “revenu garanti” », Raisons politiques, 4, 2000
(ancienne série), p. 91-111.
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lectures critiques
Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, trad. de l’angl. par Denis-
Armand Canal, Paris, Exils, 2000 (coll. « Essais »).

Vouloir résumer Empire relève de la gageure. L’ouvrage de


Michael Hardt et Antonio Negri est trop riche, aborde trop de
thèmes et une telle entreprise risquerait, en outre, d’occulter cette
impression d’une pensée en mouvement, d’une réflexion qui, littéra-
lement, se construit. Ouvrant des pistes, proposant des hypothèses
et des interprétations originales, Empire a sans aucun doute vocation
à être appréhendé non comme une théorisation autosuffisante, mais,
selon le vœu de Michel Foucault, comme une « boîte à outils », pour
servir autant la réflexion que la lutte politique, à l’instar de deux réfé-
rences explicitement citées comme modèles, Le Capital et Mille Pla-
teaux.
Pour M. Hardt et A. Negri, notre époque postmoderne voit
s’affirmer une nouvelle forme mondiale de souveraineté qui prend la
relève de l’ère des États-nations et qu’ils nomment l’« Empire ».
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Appareil déterritorialisé et décentralisé, l’Empire a pour caractéris-
tique fondamentale l’absence de frontières : le gouvernement impé-
rial ne connaît pas de limites et exerce son pouvoir sur l’ensemble du
globe. L’objet de ce pouvoir, son domaine d’application, touche à la
vie sociale dans son intégralité, là où s’entremêlent politique, éco-
nomie et culture. Il cherche « à réguler directement la nature
humaine » et, en tant que tel, incarne « la forme paradigmatique du
biopouvoir », défini comme une « situation dans laquelle ce qui est
directement en jeu dans le pouvoir est la production et la reproduc-
tion de la vie elle-même ». Dans le sillage de Foucault et de Deleuze,
les auteurs estiment que cette nouvelle forme d’autorité marque le
passage de la société disciplinaire à la société de contrôle : les pro-
cessus de disciplinarisation et de normalisation s’intensifient et se
généralisent, mais ne passant plus seulement par les courroies insti-
tutionnelles traditionnelles (l’école, la prison ou l’asile), ils s’insèrent
dans des réseaux moins immédiatement repérables, plus souples et
fluctuants. En tant que biopolitique, le corps social est « embrasé »,
traversé de part en part par la machine du pouvoir : un schéma qui
brise la représentation classique opposant la résistance de l’individu
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Lectures critiques – 173

aux injonctions d’un pouvoir qui s’exercerait de l’extérieur. Après


Foucault, la discipline est ici radicalement immanente aux rapports
sociaux, indissociable de la production de nos subjectivités. Les
auteurs nous invitent en somme à renoncer à toute conception
transcendantale : dans la perspective de la lutte anti-impériale, il
s’agit de recréer une téléologie matérialiste, le désir de libération de
la multitude ne se référant plus à un extérieur même utopique, mais
devant être radicalement immanent.
S’appuyant sur la légitimité que lui ont conférée les piliers juri-
dique et policier, l’Empire est marqué par des interpénétrations
croissantes, en particulier par une hybridation politique : ainsi, à
l’instar de l’Empire romain selon Polybe, la machine impériale
contemporaine combinerait les trois formes de pouvoir : monar-
chique (unité et continuité du pouvoir, monopole mondial de la
force), aristocratique (sociétés transnationales et États-nations assu-
rant la reproduction et la circulation des flux de pouvoir) et, enfin,
démocratique (ONG et autres organismes de médiation à vocation
populaire). En outre, le dispositif général de l’autorité impériale
fonctionnerait, selon les auteurs, en un triptyque : intégration, diffé-
renciation, gestion. Il ne s’agit pas, en effet, d’atténuer les diffé-
rences, de diviser pour mieux régner, mais plutôt de les prendre en
compte pour mieux les agencer ; d’intégrer les conflits non en impo-
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sant une cohésion factice, mais en maintenant cette hétérogénéité
pour la contrôler plus efficacement.
Trois moyens, mondiaux et absolus, constituent corrélative-
ment l’essence du contrôle souverain : la bombe, l’argent et la com-
munication. La bombe, comme moyen de destruction totale, « est la
forme ultime du biopouvoir dans la mesure où [elle] est l’inversion
absolue du pouvoir de vie ». L’argent, comme étalon d’équivalence
générale, fait à l’évidence figure d’arbitre absolu. Quant à la commu-
nication, forme appauvrie de l’information, elle est mobilisée dans le
seul intérêt du capital et ne constitue pas, de ce fait, une échappatoire
aux mailles du pouvoir : « La nouveauté de la nouvelle structure
informationnelle réside dans le fait qu’elle est incorporée et totale-
ment immanente aux nouveaux processus de production ». En
outre, elle invalide le lien traditionnel entre un ordre et un espace.
On retrouve ici la triade des formes de pouvoir : monarchique, aris-
tocratique, démocratique.
Les auteurs ne regrettent pas le temps des États-nations, qui
avaient mis en place des moyens de coercition et de contrôle qui ne
doivent pas inciter à la nostalgie. Les États-nations conservent du
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174 – Lectures critiques

reste, au sein du système impérial, une fonction de régulation et de


répartition des richesses, ainsi que de disciplinarisation des popula-
tions. M. Hardt et A. Negri estiment, au contraire, que le nouveau
régime de domination est meilleur que le précédent en ce qu’il offre
des possibilités de subversion renouvelées et potentiellement plus
efficaces : « Tout événement insurrectionnel qui fait irruption dans
l’ordre du système impérial provoque … un choc qui s’étend au sys-
tème tout entier ». Leur démarche est d’abord d’offrir une critique
déconstructive des structures et des langages hégémoniques actuels,
puis de participer à l’effort d’émancipation et à l’élaboration d’un
nouveau pouvoir constituant – la pratique révolutionnaire réelle,
comme la forme de pouvoir qu’elle combat, renvoyant au niveau de
la production. Mais ces luttes, qui doivent nécessairement se situer
sur un plan mondial, se heurtent à de sérieux obstacles et, avant tout,
à un cruel paradoxe : « À notre époque de communication tant célé-
brée, les luttes sont devenues incommunicables » ; elles souffrent du
caractère flou de la nature de l’ennemi commun, dont le ciblage est
une tâche prioritaire. Avec le marché comme emblème, il n’y a pas
en effet de lieu déterminé du pouvoir, qui est partout et nulle part.
À cet égard, l’Empire est une u-topie, un non-lieu.
En bref, le passage de la souveraineté moderne à la souveraineté
impériale serait caractérisé par quatre déplacements conceptuels :
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– du peuple (lié au cadre national, tendant vers l’homogénéité
et l’identité) à la multitude (entendue comme « multiplicité »,
« ensemble d’individualités libres et productrices », ne se construi-
sant pas par rejet de l’altérité) ;
– de l’opposition dialectique (marquée par un antagonisme
binaire entre le désir foisonnant de la multitude et un ordre norma-
lisateur) à la gestion des hybridations ;
– du lieu de la souveraineté moderne au non-lieu impérial ;
– de la crise (localisée) à la corruption (au sens a-moral,
désignant des processus globaux simultanés de décomposition,
d’altération, de reformation, d’adaptation…).
Au vu de ce constat, comment lutter contre l’Empire ? Seule la
pratique nous donnera la réponse, avancent prudemment M. Hardt
et A. Negri, qui récusent toute idée de solution politique de rechange
« clés en main ». Un principe d’attitude est néanmoins prôné : celui
de « l’être-contre », de la résistance par l’évacuation des lieux de pou-
voir, soit « désertion, exode et nomadisme ». Trouver des chemins de
traverse, se frayer des lignes de fuite, tels sont nos moyens de
résistance : « Circuler est le premier acte éthique d’une ontologie
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Lectures critiques – 175

contre-impériale ». Plus concrètement, les auteurs avancent quelques


axes programmatiques de conquête : la citoyenneté mondiale, un
salaire social et un revenu garanti pour tous et, last but not least, la
réappropriation par la multitude des moyens de production écono-
miques et informationnels.
On regrette de ne pouvoir ici qu’effleurer la thématique géné-
rale d’un ouvrage d’une grande densité, de passer sous silence de
nombreux développements, qui abordent tant la généalogie des
formes de souveraineté que la critique des théories critiques postmo-
dernes, le colonialisme que l’histoire de l’expansion américaine, Spi-
noza que Louis-Ferdinand Céline… Cependant, si le livre est riche
d’enseignements, c’est parfois (en particulier dans la dernière partie
du livre) au détriment d’une plus grande rigueur analytique. On
peut ne pas partager son optimisme vis-à-vis de l’avenir, sa tonalité
eschatologique : la conception – fondamentalement dialectique
d’ailleurs, malgré la profession de foi des auteurs – selon laquelle les
forces de l’Empire sont aussi ses faiblesses, que son déclin promis
n’est que l’autre face de son essor apparent, nous paraît contestable ;
et l’on peut lui préférer la vision gramscienne d’un pessimisme réa-
liste, mais mobilisateur des volontés. Dans le même ordre d’idée, la
confiance absolue accordée au désir forcément créateur d’une multi-
tude invariablement vertueuse peut laisser sceptique, surtout si l’on
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admet que celle-ci est l’otage de l’autodiscipline… Si les mécanismes
disciplinaires innervent l’ensemble du corps social, nous y compris,
on voit mal où peuvent se situer ces fameux lieux de résistance au
pouvoir qui seraient notre salut… Ces réserves émises, reste
qu’Empire est une lecture indispensable.

Grégory Salle
Institut d’études politiques de Paris
CEVIPOF
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lectures critiques
Claude Javeau, Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris,
PUF, 2001.

Le questionnement liminaire de Claude Javeau, au stade


d’expertisation et de spécialisation à outrance où en est la sociologie
à l’heure actuelle, est à lui seul un blasphème réjouissant. N’avons-
nous pas, en effet, à force de croiser le fer avec des sous-champs
nimbés d’un vocabulaire hermétique, perdu de vue cette question
fondamentale de départ : « Comment faisons-nous pour vivre
ensemble ? ». L’auteur y répond en affirmant la place prééminente,
au sein des actions humaines comme au sein même de la discipline
qui les étudie, d’une dimension fondamentale, répudiée ou ignorée,
celle du bricolage.
Le champ de la sociologie est pavé de certitudes, qu’elles pren-
nent la forme d’Écoles, de grandes théories ou d’ordonnancements
du social aux prétentions envahissantes. S’il faut accorder un projet
à Claude Javeau au fil de ses travaux, c’est bien celui d’en finir avec
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une bonne série de ces « certitudes », autant de censures incons-
cientes de l’activité scientifique. L’auteur a glané sur les chemins de
traverse nombre de choses savantes dues à Balandier, Bourdieu,
Simmel, Schütz, Goffman ou Duvignaud, mais jamais il n’a permis
que cette cueillette lui fasse perdre sa liberté et un individualisme
sociologique fondamental.
Claude Javeau prend également le parti de la liberté de l’indi-
vidu face à tous les ordres du social, qu’ils soient « souverains »,
« établis » ou moraux. Dans la posture intellectuelle qui est la sienne,
c’est des individus que naît le social et non l’inverse, et ce même si
cette théorie de la structuration qu’il reprend à Giddens est affinée par
l’idée force que cette structuration n’est au mieux que tâtonnante et
qu’à l’aune du bricolage quotidien des individus elle ne peut prendre
la forme d’un processus harmonieux.
Les individus construisent le social en êtres approximatifs qu’ils
sont, souvent sans le savoir ni sans le vouloir. Ils tâtent du pied
l’épaisseur de la couche de glace sur le lac qu’ils vont traverser, ils
titubent plus souvent qu’ils ne raisonnent ou ne sont raisonnables.
L’auteur s’est toujours efforcé de montrer, à la suite de Goffman sans
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Lectures critiques – 177

doute, combien c’est jusque dans l’infinitésimal en apparence des


activités quotidiennes que se construit un « social » d’une riche com-
plexité. Les théorisations de Claude Javeau sur les microrituels de la
vie quotidienne sont ici associées à l’ordre du bricolage pour montrer
à quel point cette complexité des situations « banales » de notre vie
quotidienne 1 est également marquée par un tâtonnement de rigueur.
Ces petites choses de notre existence que nous rangeons trop
hâtivement dans l’insignifiance et la routine révèlent dans leur
décomposition des abîmes de perplexité où l’individu est contraint
d’improviser pour remplir les « blancs » de sa méconnaissance des
situations qu’il va affronter. Mais une fois l’écueil passé et la situation
plus ou moins résolue, l’individu repousse à nouveau dans l’insigni-
fiance ces activités, occupé qu’il est à chercher de l’être, de l’essence,
du supraquotidien, des sentiments qui dressent l’âme et rejettent
dans le méprisable ces activités quotidiennes pourtant dignes de
curiosité scientifique.
Claude Javeau choisit d’illustrer l’importance de ce socle
méprisé des activités humaines par une de ces situations qui ne sont
banales qu’en apparence : comment demander l’heure à une per-
sonne inconnue en terre étrangère. L’étranger en terre peu familière,
bien en deçà de ce que doit ressentir comme trouble le héros de La
Goutte d’or de Tournier, compose et improvise, tâte le terrain dans ce
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que l’auteur choisit de qualifier de « brouillard plus ou moins
dense », ne pouvant mobiliser que des compétences fort incomplètes
pour résoudre la situation qui se présente à lui. Ce faisant, l’homme
approximatif accomplit ce que Claude Javeau appelle un « arrange-
ment avec le monde », première expression d’un bricolage perma-
nent qui modèle son existence. À travers quelques exemples choisis
et tirés de la vie quotidienne, le lecteur est amené à accepter la pos-
sibilité que le social se construise alors cahin-caha, par essais et
erreurs.
La posture intellectuelle qui fonde les travaux de Claude Javeau
fait primer l’individu sur le social, nous l’avons dit. Mais il existe bel
et bien divers ordres du social qui réinscrivent l’individu en leur sein
dans le cadre de processus circulaires où l’individu et le social se
répondent sans fin. L’auteur nous invite cependant à ne pas perdre
de vue combien, loin de ces modèles de captivité, de ces pesanteurs

1. C’est le cas de la dimension phatique du langage, lorsqu’il s’agit de saluer quelqu’un sans
trop « se mouiller », Cl. Javeau, « Parler pour ne rien dire. “ça va ? ça va !” », Ethnologie
française, 2, 1996.
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178 – Lectures critiques

du social que sont la « cage d’acier » de Weber ou le procès de civili-


sation d’Elias, les individus peuvent échapper à ces ordres divers ou
tenter de le faire.
C’est toute la dimension de la ruse, par exemple, dans le pro-
longement de Balandier. Car, s’il y a un ordre, il y a aussi ruse et com-
position par rapport à cet ordre, quand les individus « font la nique
aux institutions ». Il nous semble retrouver là le sens de certaines
lignes de Goffman, par exemple dans ces quiproquos au sein de
l’hôpital psychiatrique où les malades peuvent être pris pour des
médecins et l’inverse, subtiles subversions de l’« ordre établi », autant
de domaines où le jeu se fait au sein des rouages de l’ordre, entre le
jeu théâtralisé de la métaphore goffmanienne de l’acteur et le jeu
technicisé qui démontre que la « mécanique » n’est pas parfaite et
qu’elle réserve nombre de surprises.
L’individu ruse et subvertit, souvent avec une grande prudence,
de manière à ne pas trop se découvrir, à ne pas s’exposer au-delà d’un
indicible seuil de dangers. Il y a dans cette manière de voir quelque
chose qui fait écho à nos propres observations dans les écoles de la
relégation, où les élèves, tuant le temps de l’institution, instaurent
dans les relations interindividuelles avec les éducateurs le règne d’une
intelligente provocation, d’une subversion tâtonnante, s’efforçant de
rester en deçà d’une mise en danger réelle, bouleversant l’interaction
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sans pour autant remettre en question les « cadres de l’expérience ».
Les individus font le social, donc. Mais ils le font avec des res-
sources incomplètes, d’insuffisantes compétences qui les obligent à
réinventer en permanence la manière dont il convient de composer
avec les zones d’ombre où leurs pas les mènent. Le bricolage né de
leur improvisation recrée ainsi un social qui ne devrait être que sage-
ment reproduit si les individus étaient aussi « rationnels » et
« raisonnables » qu’un homo œconomicus. Ainsi, dit Claude Javeau,
peu rationnels et souvent déraisonnables, « ils ne savent pas l’histoire
qu’ils font ». Le social se trouve ainsi produit et reproduit entre deux
dimensions extrêmes de l’expérience humaine, joliment mises en
valeur par une métaphore animale, entre le « vol du papillon » et le
« sentier de l’escargot ». Si l’escargot garantit que le « vol du papillon
n’[est] pas trop erratique », ce dernier intervient « pour rendre
sinueuse la trace de l’escargot sur l’humus de la temporalité ».
Routine et révolte, pesanteur du temps et tentatives d’y
échapper, Claude Javeau place alors ses hommes approximatifs sur la
ligne du temps pour souligner combien est nécessaire la sécurité
ontologique qu’apporte la routine, mais combien irritante aussi est
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Lectures critiques – 179

cette dernière, si proche parfois de la quotidienneté de Lefebvre, et


poussant les individus à se rebeller, à soumettre le temps à leurs exi-
gences. Tout en bricolant cahin-caha leur existence de moment en
moment, notamment à l’aide de ces microrituels qui sacralisent la
routine et offrent ainsi la sécurité ontologique minimale attendue,
les hommes approximatifs que nous sommes cherchent à prendre de
vitesse le temps, à lui « mettre les menottes », dit Claude Javeau.
Et n’est-ce pas là une image forte pour notre société postmo-
derne dans son futurisme de pacotille, dans ses impressions de vitesse
et de risque qu’apportent les voitures puissantes et les technologies se
déclarant révolutionnaires ? Pourtant, nous prévient Claude Javeau,
l’individu perdra toujours ce bras de fer qu’il mène avec le temps, et
cette entreprise est vouée à l’échec. Jamais on ne parvient à domesti-
quer le temps qui passe. Plus encore, une société basée sur la vitesse
comme la nôtre n’est-elle pas justement celle qui a le moins de pos-
sibilités de réussir ce pari existentiel ; n’est-elle pas au contraire celle
qui se retrouve le plus en perte de vitesse par rapport au temps ?
Du temps, dont Claude Javeau a toujours fait un repère épisté-
mologique essentiel à la compréhension comme à l’explication des
phénomènes sociaux, on en vient nécessairement à parler de liberté.
Car il pourrait être commode au premier abord de voir le « temps de
la liberté » dans les deux propositions suivantes : dans le temps libre
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que le monde du travail nous distille prudemment, ou encore dans
ce libre arbitre qui est le propre de l’homo sociologicus, cousin provin-
cial de l’homo œconomicus. Non, dit l’auteur, cette alternative est
décidément un leurre, car la véritable liberté n’est ni dans l’aliénation
du « temps libre » ni dans cet ordre rêvé de maîtrise sur son univers
que sous-tend le libre arbitre.
La véritable liberté ontologique est alors, pour reprendre
Simmel, un combat « pour l’indépendance du moi ». C’est sans rêve
d’absolu ce qui n’est qu’une infime capacité de création, celle qui res-
tera toujours au cœur de la plus enfermante des aliénations. Le ter-
ritoire de toutes les résistances, dissidences, ruses et détournements
est ténu et bricolé, lui aussi, à l’exemple de la perruque que les
ouvriers introduisent dans l’atelier, biaisant ainsi petitement la
pesanteur de l’ordre sur leurs vies.
Mais est-on libre ? Considérons un instant que Georges Perec
est un sociologue lorsqu’il nous donne à lire Les Choses et Un homme
qui dort. Les tentatives misérables du petit couple aliéné des Choses
d’échapper à leur routine sont nécessairement vouées à l’échec et le
projet insensé du héros d’Un homme qui dort de se fermer au monde,
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180 – Lectures critiques

d’échapper à sa propre existence, n’aboutira qu’à ce vertige où l’on se


rend compte que la vraie liberté n’est jamais à portée de main.
Quels que soient nos efforts pour triompher de nos vies, nos
envies de paroxysmes, nos aspirations au sublime, nous restons des
singes qui parlent, selon Claude Javeau. Des singes qui rêvent qu’ils
parlent, devrions-nous ajouter. Et animaux que nous sommes, ins-
crits dans un ordre du biologique qui a toujours fasciné l’auteur,
nous ne parlons que mal, souvent de travers et surtout mus par les
passions plus que par la raison, une idée qu’il reprend à Michel
Meyer. Il y a dans cet espace des passions la place aussi pour un ins-
tinct de mort qui se retrouve selon l’auteur dans ces boucheries qu’ont
été les grandes guerres. Le singe habillé a le goût du sang à la bouche
et son déguisement ne trompe personne.
Pourtant, dans cette colère nauséeuse que furent les guerres de
tranchées, ne retrouvons-nous pas plutôt une balance difficile à pré-
ciser entre ces pulsions dévastatrices que Javeau emprunte peut-être
à Bataille et cette pesanteur des ordres du social qui régentent et
manipulent les individus. L’espace du bricolage se retrouve à mer-
veille dans cette description des tranchées que rend, désenchanté,
Orwell durant la guerre d’Espagne. La vanité et le plaisir horrible de
poursuivre de sa baïonnette le soldat d’en face se mêlent à l’agence-
ment aussi pesant qu’imparfait de l’organisation d’un « front » et
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d’une vie quotidienne sur ce front par une armée en campagne.
Claude Javeau ne dit pas autre chose et se place résolument lui aussi
dans cette indicible balance entre liberté de l’individu et infirmation
de cette liberté par le social, pour étudier la figure du Lafcadio de
Gide. Le héros des Caves du Vatican qui cherche par son crime gra-
tuit à s’attribuer la liberté, à se voir « maître des significations » n’y
parviendra jamais parce qu’il n’y a là que le rêve éculé de maîtriser
son existence.
La société postmoderne où nous vivons, décrite par Claude
Javeau en reprenant Beck et Baumann, est sans doute pleinement
celle de cette illusion de maîtrise, celle des artifices destinés à nous
faire croire que nous dominons notre existence, alors que l’essentiel
nous échappe. Le monde en question, fait de toc et de clinquant, est
plus instable et déséquilibré qu’il n’y paraît dans ce grand jeu des illu-
sions qu’il nous propose, car il masque l’énorme part de risques et de
dangers qui le traversent et le trament et que les hommes approxima-
tifs devinent ou fuient sous la poudre de riz de ses artifices : c’est un
« mouvement de panique déguisé en caravane du tour de France ».
Dans ce contexte, « le singe habillé revêtu du déguisement de la post-
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Lectures critiques – 181

modernité en est réduit à fabriquer sa biographie à partir d’ingré-


dients de plus en plus disparates ». En dépit des machineries clin-
quantes et des gadgets, l’obligation de bricoler reste inévitable.
Le bricolage du social est un traité de sociologie. Un retour sur le
travail sociologique (ou anthropologique, car ici les frontières s’effa-
cent) de ce bricolage quotidien était donc indispensable. Dans son der-
nier chapitre, l’auteur s’efforce de montrer comment une science des
êtres humains peut rendre compte de cette praxis tâtonnante qu’il a
mise à jour, de ce « bricolage interminable ». Et nous découvrons alors
que la rencontre de la science et de ce qui l’entoure et excite sa curiosité
n’est pas autre chose que la rencontre de deux bricolages.
En effet, les scientifiques sont eux-mêmes inscrits dans ce brico-
lage, dans cet ordre du tâtonnement que les uns s’efforceront de
répudier tandis que d’autres en accepteront la leçon. Claude Javeau
suggère alors que l’on s’accommode du bricolage en établissant ce qui
tiendrait plus au sein de l’écriture scientifique d’un dialogue sociolo-
gique avec les hommes approximatifs, où l’homme de science se garde
le rôle du narrateur, dans un va-et-vient permanent entre empirie et
théorisation qui par sa fluidité puisse répondre au bricolage des actions
humaines. Le travail sociologique est un work in progress.
Le chercheur tâtonne, procède par essais et erreurs, amadoue
même l’objet de sa curiosité en partant le renifler sur le terrain, puis
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revenant farfouiller dans sa « boîte à outils », qu’elle soit sociologique
ou anthropologique, improvisant et rebondissant devant les
« accidents de terrain » que son entreprise comporte, faisant flèche
de tout bois des matériaux disponibles, ce que Goffman incarnait
sans doute. Que cette entreprise soit un bricolage ne signifie pas pour
autant que l’on doive verser dans le sabotage, précise Claude Javeau,
et cette prise en compte des dimensions humaines de la recherche
n’est pas une invitation à verser dans un impressionnisme de bon aloi
ou un éclectisme de principe.
L’écriture sociologique n’est pas un bavardage et qu’il y ait bri-
colage n’éconduit pas la dimension scientifique de l’entreprise. Que
le texte fasse l’objet selon l’auteur de « contraintes purement
littéraires » ne signifie pas, pour reprendre les termes d’une contro-
verse entre Clifford Geertz et Gérard Toffin dans L’Homme 2, que
l’ambition scientifique disparaisse au profit de l’écriture. Cette ambi-

2. G. Toffin, « Le degré zéro de l’ethnologie », L’Homme, 113, janvier-mars 1990, XXX


(1). Voir, également, Cl. Geertz, « Diapositives anthropologiques », Communications,
43, 1986.
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182 – Lectures critiques

tion est simplement ramenée à sa dimension humaine, qui consiste


peut-être alors à « fondre ces deux bricolages en un seul discours, qui
satisfasse intellectuellement toutes les parties présentes, pour un
temps bref ou allongé, pendant lequel il pourra prétendre rester le
moins faux possible, pour paraphraser Popper ».
Cette dimension humaine est la respiration profonde de
l’ouvrage de Claude Javeau. Elle renvoie les sociologues qui se
réclament être des « experts » au service d’une autorité quelconque
tâchant de « fonctionner » au mieux, à leurs limites naturelles, celles
de ces hommes approximatifs qui mettent seulement plus de temps,
plus de méthode et plus de passion aussi à étudier les faits et gestes
de leurs contemporains. Ces scientifiques ne doivent pas accepter le
rôle d’« agents de la circulation » d’un système fonctionnant, dit
Claude Javeau, mais reconnaître le simple rôle d’éclaireurs, de guides
de la connaissance et notamment de notre propre réflexion sur l’exis-
tence. Cette inscription dans l’humanité s’exprimait assez élégam-
ment dans un autre texte de l’auteur où l’on apprend que la
démarche du scientifique ne saurait être abstraite de sa propre exis-
tence.
Parlant de l’ouvrage d’un ami écrivain, Claude Javeau nous
dit en effet ce qui nous tient lieu de conclusion : « J’ai été, au sens
tout à fait littéral, une nuit dans ma vie, ce sociologue perdu dans le
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désert de l’aéroport Kennedy. Je me suis aussi rendu compte de ceci :
tout mon savoir ne sauverait jamais personne s’il ne servait d’abord
à me sauver moi-même. Ce qui impliquait, comme pour le héros de
Perdre 3, une descente dans mes propres abysses, un inventaire
décousu de mes fantasmes et l’abandon des certitudes numé-
rotées. C’est à Kennedy que j’ai dit adieu au positivisme et à
quelques autres choses qui se chantaient sur le même air » 4.

Philippe Vienne
Centre de Sociologie de l’éducation
Institut de Sociologie
Université libre de Bruxelles

3. Pierre Mertens, Paris, Fayard, 1984.


4. Cl. Javeau, « Perdre, dit-il », Revue de l’Institut de Sociologie, 1-2, 1984.

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