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Le concept de pauvreté : les diverses facettes

institutionnelles de la pauvreté ou les différentes


naturalisations de ce concept
Paul Grell, Anne Wery
Dans Courrier hebdomadaire du CRISP 1977/25 (n° 771), pages 1 à 25
Éditions CRISP
ISSN 0008-9664
DOI 10.3917/cris.771.0001
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COURRIER HEBDOMADAIRE
C.H. n° 771
Le 2 septembre 1977 DU CR ISP

339. 12

LE CONCEPT DE PAUVRETE :
LES DIVERSES FACETTES INSTITUTIONNELLES DE LA PAUVRETE OU LES
DIFFERENTES NATURALISATIONS DE CE CONCEPT •


par Paul Grell et Anne Wery -
Université Catholique de Louvain

SOMMAIRE

1. Le pauvre comme "membre de Jésus-Christ". p. 3•

2 . Les notions de "pauvre", "mendiant", "vagabond". p. 4.

3. Classes laborieuses, classes dan~ereuses. p. 9.

4. Classes dangereuses, classe ouvrière. p. 11•

5 • Vers une nouvelle naturalisation du concept. p. 2 1 •

Conclusion. p. 25.
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CENTRE DE RECHERCHE ET D'INFORMATION SOCIO-POLITIQUES- C.R 1S P


RUE DU CONGRES, 35 1000 BRUXELLES
C.H. n° 771 2.

LE CONCEPT DE PAUVRETE :
LES DIVERSES FACETTES INSTITUTIONNELLES DE LA PAUVRETE OU LES
DIFFERENTES NATURALISATIONS DE CE CONCEPT.
par Paul Grell et Anne Wery-
Université Catholique de Louvain.

"IZ en est des pauVPes dans un Etat d peu pP•s comme


des ombPes dans un tableau : ils font un contPaste n•-
cessaiPe dont Z'humanit• g•mit quelquefois mais qui
honoPe Zes vues de Za PPovidence( ... )".
P. Hecquet, La médecine, la chirurgie et la pharma-
cie des pauvres, Paris, 1740 (1).

Contrairement à ce que nous enseigne la pensée commune, les


pauvres n'existent pas de tout temps et laisser supposer qu'il y
aura toujours des pauvres parmi nous ne fait que traduire la pen-
sée instituée au mépris de toute objectivité historique (2). En
réalité, la matière du travail social - le pauvre - ne prend corps
que comme instance institutionnalisée, c'est-à-dire que le pauvre
n'est une entité vivante que par la fonction réelle qu'il remplit
dans le système qui lui dicte son acte de naissance et ses diverses
naturalisations. Produite par l'histoire, la pauvreté peut appa-
raître en fin de compte (mais faussement) comme une composante fixe
et éternelle de la vie des sociétés - comme un donné ahistorique.
Son acte de naissance et ses éventuelles naturalisations sont dès
lors passés dans l'oubli, tout comme sa dimension institutionnelle.

Une "histoire" de la pauvreté redonne du corps à ce concept en


montrant qu'au fur et à mesure que le faire instituant progresse,
le sens de ce qui du passé était conservé au départ dans le concept
de pauvreté se transforme par à-coups ou progressivement, par son
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insertion dans un nouveau réseau de relations et dans une réalité © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
nouvelle (un nouvel institué).

(1) Aujourd'hui, il y a moins d'ombres au tableau m~me si les pauvre~


sont encore nombreux. D'après un sondage récent, à peine 1/3 des
Belges disent ~tre conscients de l'existence de situations de
misères dans leur pays (Cf. Commission des Communautés Européen-
nes, La perception de la misère, mars 1977, 128p).
(2) Un exemple, parmi d'autres, de formulation de cette idée commune:
"la misère existera tant qu'il y aura des hommes, parce qu'il
faudrait véritablement transformer la nature humaine pour réali-
ser le miracle de supprimer l'ignorance, l'alcoolisme, la débauche
et la débilité mentale". E. BADON, "Problèmes d'assistance publi-
que", Namur, 7ème Congrès de la Fédération Nationale des Secrétai-
res de C~A.P., 23 mai 1959 ; repris par G. VANDENBERGHE, Institu-
tions hospitalières publiques, Bruxelles, Erasme, 1961, p.91.
C.H. n° 771 3•

L'objet de cet article est non seulement de vérifier les con-


tenus du concept de pauvreté mais aussi d'établir les relations qu'ils
ont avec la logique sociale, systématiquement à l'oeuvre et partout
repérable, de l'institué d'une époque déterminée. Il faut savoir que
les pauvres n'ont généralement pas les moyens de se raconter. L'ima-
ge du pauvre est l'image que la société s'en fait (1). Dès lors, si
on classe les images successives du pauvre selon la manière dont la
société gère la pauvreté, on aurait une classification du pauvre com-
me classe privilégiée en tant que membre de Jésus-Christ, comme clas-
se dangereuse en tant que représentant un danger social, et comme clas-
se ouvrière en tant que "force de travail" (2). Ce sont là trois
grands types correspondant à des périodes historiques différentes. Ce
qui ne veut pas dire que chacun de ces types ont une existence autono-
me. Lorsque l'un de ces types semble remplacé par un autre, l'attitu-
de idéologique - rituelle et institutionnalisée - qui était une mani-
festation du type précédent se portera encore bien plusieurs siècles
plus tard sous un autre institué.

1. Le pauvre comme "membre de Jésus-Christ"

Au Moyen Age, la charité chrétienne, fondement du christianisme,


constitue l'institué ou l'ensemble des règles qui définissent le rôle,
mystique et utilitariste, du pauvre puisque tout à la fois il symboli-
se Jésus-Christ et stimule l'aumône (3). Cette identification à Jésus-
Christ comporte une dimension supplémentaire, celle d'intercesseur
privilégié auprès de Dieu : la prière du pauvre attirera des bénédic-
tions spéciales sur la personne de son bienfaiteur. C'est ainsi par
exemple que lorsqu'un membre d'une confrèrie meurt, les confrères font,
pendant sept jours, une aumône aux pauvres afin qu'ils prient pour le
défunt.

"La pauvreté permet au pauvre de se sanctifier à condition qu'il


accepte sa pauvreté avec résignation et sans déplorer son sart. Pour
les riches, l'existence de pauvres est une vie possible de salut dans
la mesure où elle permet l'exercice des oeuvres de miséricorde. En
ce sens, la pauvreté paratt bien avoir une place de choix parmi Zes
vertus chrétiennes et le pauvre un rôle rédempteur" (4).
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(1) Tous les documents émanent d'ailleurs d'autres couches sociales.
(2) Actuellement, nous le verrons par la suite, la ligne de partage
n'est plus purement et simplement la participation/non participa-
tion régulière au procès de production. Cette ligne de partage ·
n'est plus instituée sur des critères exclusivement "économiques"
mais s'est déplacée et passe par des démarcations relevant d'autres
niveaux. Les rapports sociaux se structurent aujourd'hui davanta-
ge sur la base d'un procès de consommation qui n'est pas réductible
à l'expression de positions dans le procès de travail. Sinon com-
ment pourrait-on expliquer que l'élargissement de la masse des
paupérisables se forme en référence à l'accès/non-accès à un mod~
de vie ? L'inclusion ou l'exclusion à ce dernier ne semblent plus
réductibles au seul fonctionnement de l'emploi.
(3) A d'autres époques, l'institué utilisera le pauvre non plus telle-
ment pour accentuer un ordre religieux, mais un ordre moral, social
ou économique.
(4) J.P. GUTTON, La société et les pauvres, Société d'éd. "Les belles
lettres", Paris, 1970, p. 216.
C.H. n° 771 4.

Il est clair qu'au Moyen Age la logique de différenciation socia-


le (pauvres-nantis) se résume en la relation d'aumône, relation non-mé-
diatisée qui renvoie automatiquement pauvres et nantis face à face dans
un même institué, entièrement contrôlé par l'église. Fournissant des
occasions de sanctification aux riches par l'aumône et aux pauvres par
l'humble acceptation de celle-ci, la religion chrétienne, avec son sens
de la pauvreté et de la charité, lie étroitement deux catégories socia-
les dans un rapport d'inclusion. Ce rapport n'est pas un rapport de
charité octroyé et subi au travers d'une frontière d'exclusion, mais
rend possible le fonctionnement d'un système de don et contre-don où
pauvres et nantis s'échangent les "fruits du Ciel'' contre les "fruits
de la Terre". Cette imbrication entre l'économique et l'idéologique
fait en sorte que le "pauvre de Jésus-Christ'' est, dans la logique du
système féodal, "l'inclu", celui qui permet aux riches de se sauver
du châtiment céleste. C'est dans cette logique qu'il faut comprendre
la multiplicité des dons et oeuvres de libéralités.

Cette logique de différenciation sociale, propre à la période


féodale, se modifiera plus tard sous un nouvel institué (l'ordre monar-
chique et bourgeois). Aussi, est-il important de voir comment la no-
tion de pauvre se laÏcise progressivement pour s'investir d'une conno-
tation négative (1).

2. Les notions de "pauvre", "mendiant", "vagabond"

Le sens du mot "pauvre", principalement jusqu'au XVIIIe siècle, ne


possède pas essentiellement un sens économique. Le pauvre au sens le
plus général du terme est celui qui souffre, qui est dans le malheur,
celui qui est humble, affligé. Cette acception du terme provient en
droite ligne de la tradition chrétienne. Dans un sens plus restreint,
il s'agit simplement de celui qui est dans la "disette" ou la "nécessi-
té" et qui de ce fait possède un pouvoir de sanctification et de puri-
fication auprès des nantis.

A l'origine, l'agriculture et l'élevage, la solidarité familiale


et villageoise protégeaient efficacement l'homme contre la plupart des
revers individuels ; aussi ce sont les voyageurs : marchands, prédica-
teurs, itinérants, pauvres passants, et surtout les pélerins qui sont
les bénéficiaires de la charité.
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"PouP obtenir Ze paPdon de ZeuPs fautes~ pour s'attirer Zes bien-
faits du cieZ~ ou paP simpZe dévotion~ d'innombPabZes personnes paP-
tent pour JéPusaZem~ Rome~ Saint-Jacques de ComposteZZe en Espagne -
ces tPois hauts Zieux de Za chrétienté- ou vers d'autres sanctuaires
moins iZZustPes" (2).

(1) Ce qui suit fut développé par un des auteurs de ce texte dans un
ouvrage récent : P.GRELL, L'organisation de l'assistance publique,
Ed. Contradictions, Bruxelles, 1976, 252 p.
(2) Cette piété apparente ne cache assez souvent que le désir d'éva-
sion, ou la pratique d'une mendicité vagabonde. Certains de ces
voyages sont même imposés comme peine judiciaire. Cf. A. COPIN,
"L'assistance publique au Moyen Age", in Crédit Communal de Bel-
gique, avril 1961, n° 56, p.69.
C.H. n° 771 5.

Aux pélerins et autres "pauvres du Christ", la société· du temps


avait à coeur d'assurer feu, gîte et nourriture. Ces lieux d'asile
ne refusaient pas de recevoir les pauvres que l'infirmité rendait in-
capables de travailler ; mais à l'origine, les malades n'y étaient pas
acceptés, si ce n'est exceptionnellement.

Ce qui est très important dans la compréhension de la notion de


"pauvre", c'est qu'aussi longtemps que la société rurale reste la for-
me dominante d'organisation sociale, le pauvre est un personnage fami-
lier, connu et assisté des siens, jouant un rôle qui, même s'il est
parfois méprisé au sein du village, en constitue une scène de la vie
quotidienne. C'est pourquoi le pauvre y dispose de secours efficaces.
Il bénéficie par exemple de distributioœ alimentaires régulières dues
à la solidarité paroissiale et aux dons du seigneur. Il est en quelque
sorte l'hôte du village : c'est le malheureux qu'on accueille ou simple-
ment tolère, mais qu'on ne rejette jamais.

La notion de "pauvre" va radicalement se transformer avec le


développement des villes et la désagrégation du système féodal. Tout
change "lorsque la détérioration des liens traditionnels, puis Zee
arises économiques, muZtipZi~rent Zes malheureux et Zes arraah~rent à
leur groupe social pour Zes entratner vers Zes villes" (1). A la
misère individuelle, prise en charge par la collectivité rurale, succède
la détresse collective et suspectée par les bourgeois des villes. Le
pauvre rural devient en ville un être anonyme, souvent vagabond, sans
autre recours que la communauté d'un destin marginal, partagé par ses
nombreux congénères.

"Dispersées et isolées, Zes familles ne vivent que du salaire


quotidien; s'il vient à manquer c'est, à br~ve échéance, l'épuisement
des économies, Za vente ou Za mise en gage des meubles, l'expulsion
du logement, Za détresse avec tout ce qu'elZe comporte de menaaes •.• "(2).

Dès lors, la notion de "pauvre'' va prendre une toute autre signi-


fication : le pauvre est celui qui n'a que son travail pour vivre; s'il
cesse de travailler, il est voué à la misère.

Ce lien entre paupérisme et cessation de travail est maintes fois


évoqué sous l'Ancien Régime. En 1684, l'intendant de Poitiers écrit
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au Contrôieur Général : "Les artisans sont si pauvres qu'il faut Zes
mettre à l'hôpital d~s qu'ils cessent de travailler" (3). Plus éclai-
rantes encore sont les phrases de l'évêque Camus dans son Traité de La
pauvreté évangélique

"Qu'est-ce dona Za pauvreté ? C'est, disent quelques-uns, Za


disette ou nécessité des choses requises pour vivre commodément, c'est-
à-dire sans travailler. D~autres, une privation des choses, droits
et actions temporelles nécessaires pour l'usage de Za vie humaine.
D'oa nous pouvons recueillir que celui-là seul est vraiment pauvre qui
n'a d'autre moyen de vivre que son travail ou industrie soit d'esprit,
soit de corps" (4).

(1) J.P. GUTTON, op.cit. p.216 ,


(2) R.SAND, La Belgique sociale, Office de publicité, Bruxelles, 193~,
p. 88.
(3) A.M. de BOISLISLE, Correspondancœ des Contrôleurs généraux des
finances avec les intendants des provinces, Paris, 1874, Tome I,p.17~
(4) J.P. CAMUS, Traité de la pauvreté évangélique, Besançon, 1634,p.S.
C.H. n° 771 6.

En fait l'Ancien Régime considère comme pauvres ceux qui sont sim-
plement susceptibles de le devenir, c'est-à-dire le menu peuple.
Cette classe pauvre ne possède que la ressource de son travaLl et në
peut plus compter sur les liens traditionnels de solidarité rurale
pour subsister. Elle constitue la classe de ceux qui au moindre acci-
dent sont menacés très vite par la pauvreté. Elle rassemble les can-
didats à la pauvreté, ou, comme on dit, la masse des "paupérisables".
Mais cette masse n'est pas considérée comme un tout homogène, car le
vocabulaire y distingue les mendiants et les vagabonds. Cette typolo-
gie se base sur un triple clivage. Le premier se fait par rapport au
travail et définit ceux qui en dépendent (les pauvres) de ceux qui n'en
dépendent pas. Parmi ceux qui n'ont que leur travail pour vivre,
s'élaborent les deux autres clivages. L'un se fait par rapport à des
conditions d'ordre économique et définit celui qui ne trouve pas de
travail, c'est-à-dire le mendiant. L'autre se fonde sur l'ordre mo-
ral et définit juridiquement le délit de vagabondage.

"Le mendiant est non seulement priv• de tous revenus, mais r'duit
à un tel point de misère qu'il ne peut gagner sa vie de son travail,
encore qu'il le d'sirait, soit qu'il en soit empêch' par infirmit's et
maladies, soit par manquement d'emplois •tant en pleine santé et ayant
une industrie suffisante si elle •tait mise en besogne" (1).

"Là encore le vocabulaire est riche d'histoire sociale : n'est-ce


pas une preuve de ce que la ressource normale de celui qui est d'muni
est la mendiait' ? Aussi mendiant a-t-il très g,n,ralement, du XVIème
au XVIIIème siècle, l'acception actuelle du mot pauvre. C'est ainsi
que l'on relève des contrats de mariage dans lesquels l'un ou l'autre
des 'poux est qualifi' de mendiant à la place de l'indication de la
profession" (2).

Mendier n'est donc nullement marginalisé à l'époque. On y est


mendiant tout comme on est chômeur durant les temps modernes. La
mendicité était un simple moyen d'existence à la portée du pauvre
dans l'incapacité de travailler. Dans la mesure où on n'avait que son
travail pour vivre, on était pauvre; et si pour l'une ou l'autre rai-
son on ne pouvait plus travailler, on était forcé à la mendicité pour
subsister. Cette distinction entre le pauvre ou le paupérisable et le
mendiant explique par contre-coup le sens de deux expressions dérivées.
Les "pauvres honteux" sont des personnes qui ont vécu autrefois dans
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l'aisance, possédant propriétés et fortunes, et qui devraient normale-
ment vivre du revenu de leurs biens, mais ils ont tout perdu et sont
tombés dans la détresse. Ils ne peuvent pas travailler pour survivre
car des préjugés de naissance ou d'éducation le leur interdisent.
Ils sont honteux de mendier aussi les assiste-t-on en secret.

Par contre, lorsqu'un homme du peuple, c'est-à-dire un paupéri-


sable, cherche à bénéficier d'aumônes secrètes, il est vilipendé sous
le nom de "pauvre glorieux", car pour lui la pauvreté n'a rien de
honteux, il ne doit pas chercher à la cacher : "Le travail est le seul
patrimoine du peuple. Il faut qu'il travaille ou qu'il mendie" (3) ~

(1) J.P. CAMUS, op.cit., p.S-6


(2) J.P. GUTTON, op.cit., p.IO.
(3) F. FURET, "Pour une définition des classes inférieures à l'époque
moderne", in Les Annales: Economies, Sociétés, Civilisations, mai-
juin 1963, p. 460. La formule est de Clicquot de Blervache,
Essai sur les moyens d'améliorer en France la condition des labou-
reurs des 'ournaliers, des hommes de peine v1vant dans les cam a-
gnes et ce le e eurs femmes et de leurs enfants, Chambery, 1789,
p.I02. Repris par J.P. GUTTON, op.cit., p. 9.
C.H. n° 771 7.

La survivance de l'expression "pauvre honteux" montre à quel


point la paupérisation est un phénomène propre à une seule classe
sociale et à quel point la mobilité sociale descendante est consi-
dérée comme anormale. La déchéance matérielle ne peut s'associer
à la déchéance sociale ; aussi la charité assure la non visibilité
sociale des cas de déchéances bourgeoise.

Quant au terme de vagabond, si on en croit l'étude de J.P.


GUTTON, il a dès le départ un sens plus restreint que celui de men-
diant. Etre vagabond c'est simplement la condition de celui qui
n'a pas de domicile et qui est errant. Cette notion se précisera
peu à peu au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, à mesure que le
délit de.vagabondage se définit, et sera l'objet finalement d'une
situation très concrète : 11D4aZarons vagabonds et gens sans aveu
aeux qui n'ont ni profession~ ni m4tier~ ni domiaiZe aertain~ ni
bien pour subsister~ et qui ne sont avouez~ et ne peuvent faire
aertifier de leurs bonne vie et moeurs par personne digne de foi"
(1). Cette assimilation du vagabond au "sans aveu'' (2) est un phé-
nomène nouveau.

Au départ, la condition de vagabond était celle des "pauvres


passants" ou des "pèlerins". Les p~lerinages sont, en effet, chose
très courante et très sainte depuis le XIIe siècle. Chaque année
d'innombrables personnes partent pour de lointains lieux de péléri-
nages. Tenus en haute estime par la population, ces "pauvres pas-
sants" sont hébergés et soignés (3), mais la piété de ces soi-disant
p~lerins n'est bien souvent qu'apparente et cache la pratique d'une
mendicité vagabonde.

Le statut de palerin était de loin plus enviable que celui de


simple mendiant; or il suffisait de jouer au "pauvre passant" pour
l'obtenir. De plus, cela n'excluait nullement la possibilité de men-
dier ou de vagabonder lorsque se présentait l'occasion. C'est pour-
quoi d'ailleurs, Luther, dans la lettre "A la noblesse chrétienne
de nation allemande'', demande l'abolition des p~l~rinages, écoles
de mendicité et de vie déréglée. Erasme quant à lui se moque dans
l'Eloge de la Folie de celui qui "pour voir Jérusalem, Rome ou Saint-
Jacques, où il n'a que faire, campe-là maison, femme et enfants"(4).

Quoiqu'il en soit, on assiste progressivement à l'éclosion d'une


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véritable classe de mendiants professionnels et de vagabonds (5). Mais © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
ce vagabondange et cette mendicité qu'une dispensation désordonnée
des secours favorisait, furent très aggravés par la perturbation qui
affecta l'économie urbaine au cours du XVe siècle.

(1) "Déclaration qui conserve au lieutenant général de police sa compé-


tence pour le jugement en dernier ressort des mendiants, vagabonds
et gens sans aveu", 27 août 1701, Isambert, Recueil général des
anciennes lois françaises, Tome 20, p. 394.
(2) Dans la langue féodale, l'homme sans aveu était celui qui n'était
lié à aucun seigneur et ne pouvait invoquer aucune protection.
(3) Il existait même en certains pays des confréries qui se chargeaient
de guider les pèlerins à travers des régions dangereuses - montagnes
enneigées ou marécages - et de construire et d'entretenir des ponts
sur les fleuves et les rivières pour leur en faciliter le passage.
Cf. A. COPIN, op.cit., p. 69.
(4) Cf. aussi ERASME, Colloques, traduits par V. Develay, 1Paris, Librai-
rie des bibliophiles, Tome II, 1875-1876, p.187 à 233: 'Le Pèlerinage".
(5) A. COPIN, Aspects de l'assistance publique aux Pays-Bas du XVIe au
X VI I I e s i è c 1 e , " in Cré d i t Comm un a 1 de Be 1 g i q u e " , n ° 6 2 ( o c t ob re
1962), p. 2JQ.
C.H. n° 771 8.

On constate dès lors que les notions de "pauvre", "mendiant",


"vagabond", forment en fait les contours de ce "menu peuple" de pau-
périsables que le moindre événement (disette, crise, guerre, etc.)
réduisait à la mendicité ou au vagabondage.

A la fin du Moyen Age, on assiste réellement à la naissance


d'une classe de mendiants et de vagabonds qui s'explique par la con-
jugaison d'effets multiplicateurs d'ordre socio-économique et reli-
gieux. L'horizon du paupérisable, c'est-à-dire l'ensemble de~ pos-
sibilités qui se présentent objectivement à lui, se constitue d'un
triple cercle sans issue : le cercle du travail, le cercle de la
mendicité et celui du vagabondage (1). Ces trois cercles sont en fait
trois démarches différentes en vue d'une même finalité : l'acquisi-
tion d'un moyen de subsistance. Ce dernier aura pour nom, suivant
les cas, salaire, aumône ou vol. Comme les mots le laissent entrevoir,
ils ne sont pas valorisés socialement de la même façon. Alors que '
gagner son pain par le travail est un acte hautement valorisé, et
mendier un acte normal pour celui qui cherche du travail, vagabonder
est un délit grave : "ces gens sans aveu doivent ltre d•nonc•s de
suite d la Justice" (2).

Le vagabond se définit donc à présent par son absence d'attaches


sociales : il n'a ni travail, ni domicile, ni garant social. Voilà
qui semble suffisant pour l'écarter : les compagnies de charité d'ail-
leurs n'assistent généralement que les domiciliés (3). Personne ne
veut reconnaître le vagabond et Pn'être 'advouez' par personne c'est
rester en marge d'une société où l'importance des biens de clientèle
reste si grand ; c'est, dans une soci,té où ils Jouent un si grand
rôle, n'appartenir d aucun corps constitué" (4).

La société en condamnant le "sans aveu" exclut hors d'elle-même


une fraction des classes pauvres (5). Cette exclusion est d'autant plus
arbitraire que ces catégories de pauvres, loin d'être exclusives, se
mêlent entre elles. Il y a des paupérisables mendiants, des mendiants
sans aveu, etc., bref, un glissement de la pauvreté vers le vagabondage.

(1) Dès que le pauvre perdait son travail, l'alternative qui se présen-
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tait à lui était la mendicité (parfois le vagabondage) puisque, n'a- © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
yant aucune réserve, c'était ce à quoi il était immédiatement con-
traint en attendant de retrouver sa place dans le processus de tra-
vail. D'ailleurs, il n'en était probablement pas à sa prem1ere ex-
pé~ience de mendicité; déjà tout jeune, il en avait acquis la prati-
que : beaucoup de pauvres envoyaient en effet leurs enfants mendier,
alors qu'eux-mêmes n'étaient pas forcément mendiants.
(2) L. LALLEMAND, Histoire de la charité, Tome IV, Librairie Alphonse
P i car d , Pari s, 1 9 1 0 , p • 2 0 7 .
(3) Cf. d'utiles remarques à cet égard in L. CAHEN, "Les idées charita-
bles à Paris au XVIIe et au XVIIIe siècles d'après les règlements
des compagnies paroissiale~~ 'Revue d'histoire moderne et contempo-
raine, 1900, tome II, p.13,
(4) J.P. GUTTON, op.cit., p. 12o
(5) Il s'agit de celles qui sont progressivement appréhendées comme
étant un "danger social". Cf. P. GRELL, ~it., p. 62 et suivantes.
!:# •

Cette production du vagabondage et son investissement par l'ap-


pareil pénal ne constituent pas des résultats acquis une fois pour
toutes mais des tactiques qui se modifient selon les changements d'insti·
tués. Si pour l'institué religieux du Moyen Age, le vagabond était
un saint auréolé, pour l'institué monarchique et bourgeois, il est
tout bonnement un criminel. La coupure entre le vagabondage et d'au-
tres illégalismes populaires, telles que les pratiques de mendicité
(1), inaugure de nouvelles frontières à partir desquelles commence
l'exclusion. L'histoire de la pauvreté est avant tout l'histoire de
la séparation entre la normalité et la déviance, l'inclusion et l'ex-
clusion, selon des normes qui varient au cours des temps. Il y a là des
chemins à explorer; d'autant plus qu'un discours sur la pauvreté
n'est en fait qu'un discours sur les rapports que les hommes entretien-
nent entre eux.

3. Classes laborieuses, classes dangereuses

Le changement de con tenu des concepts de ''pauvre", "mendiant",


"vagabond", suit une base objective : l'histoire des classes!laborieu-
ses. Ces dernières forment au XVIIIème siècle au moins cinq groupes
distincts (2) : les ouvriers, les manouvriers, les domestiques, les ,
marchants ambulants, les mendiants et vagabonds.
Au haut de l'échelle se trouve le trava111eur qualifié et en parti-
culier celui qui est intégré au sein d'une corporation comme compagnon
ou apprenti. Le manouvrier est un travailleur demi-qualifié ou non qua-
lifié: "l'homme de peine et de main".

Au bas de l'échelle, il y a les déracinés, les mendiants et les


vagabon9s "dont Ze aontingent se ~ea~utait Za~gement~ sinon exaZusive-
ment~ dans Zes ~angs des aZasses Zabo~ieuses" (3). La terreur
qu'inspiraient ces déracinés, cette masse flottante inassimilée fut
aussi forte au XVIIIe siècl~ que pendant la période de 1815 à 1848
qu'analysa Louis Chevalier (4). Voici comment s'exprimait un publicis-
te :

"QueZs sont Zes inst~uments de aes aaZamit•s pubZiques (att~oupe­


ments~ •meutes~ s4ditions )? Ce sont toujou~s des hommes dont on ne
aonnatt ni Ze nom ni Za demeu~e : ae sont des individus qui sembZent
•t~ange~s dans Za viZZe même qui fou~nit Zeu~s subsistanae : des êt~es
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qui ne d•pendent que du moment~ et qui dispa~aissent avea Za même © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
faaiZit• qu'iZs se sont mont~•s ; des hommes enfin qui ne tiennent à
~ien~ qui n'ont auaune p~op~i4t•~ et qui fuient avea Za ~apidit4 de
Z'4aZai~ pou~ se soust~ai~e à Za ~eahe~ahe de Za justiae" (5).

La mendicité, à condition bien sûr d'en accepter les règles de


jeu, promettait parfois bien plus qu'un travail précaire et mal payé

• "Dans Zes 'P~opos ~ustiques' de NoiZ du FaiZ~ Ze gueux TaiZZeboudin


dit à un paysan : "Je gagne~ai pZus en un jou~ à mene~ un aveugZe~ Ze
aont~efai~e~ ou avea ae~taines he~bes m'uZaé~e~ Zes jambes pou~ fai~e
Za pa~ade en une 4gZise que tu ne fe~ais à aha~~ue~ un an" (6).

(1) La mendicité devient illégale à partir du XVe et du XVIe siècles,


mais resta néanmoins tolérée.
(2) Cf. J. KAPLOW, Les noms des Rois, Maspero, Paris, 1974, p. 63-64.
(3) Ibidem, p.64
(4) L. CHEVALIER, Çlasses laborieuses et classes dangereuses, Paris,1958.
(5) DES ESSARTS, Dictionnaire de la police, Paris, 1786-1788, sept volu-
mes, VII, p. 45 8-464, article "ouvriers".
(6) Cité par J.P. GUTTON, op.cit. p. 242.
C.H. n° 771 10.

A certaines époques, l'afflux des mendiants dans les villes rédui-


sait à tel point le montant des aumônes que bien des mendiants domici-
liés et connus durent se faire "pauvres passants" et parcourir le pays
en implorant la commisération et au besoin la forcer.

"Tentation qui est plus grande encore pour des adolescents~ appren-
tis ou servantes~ qui cherchent dans une fugue un remède à leur dure
condition. Lorsque quelques larcins auront précédé la fugue~ le retour
sera bien diffiaile et les liens avec le mattre~ peut-être avec la
famille~ seront rompus" (1).

Vagabonder devient donc avant tout au XVIIIème siècle une nécessi-


té économique et sociale qui n'a plus rien à voir avec la pauvreté
féodale. Cependant, cette pauvreté économique existait déjà. Parlant
de l'année 1586,Pierre de l'Estoile, dans son journal, s'exprime ainsi :
"En ce mois d'aoQt presque par toute la France les pauvres gens mourants
de faim vont par troupes couper les épis à demi mars qu'ils mangent
sur le champ~ menaçant les laboureurs de les manger eux-mêmes s'ils
ne leur permettent de prendre ces épis" (2).

Ce glissement d'une fraction de la classe laborieuse en classe


dangereuse (mendiants, vagabonds, criminels, etc.) a donc tine base ob-
jective qui résulte essentiellement de nécessités économiques. Il
faut également tenir compte du rapport de dépendance absolue dans lequel
vivait cette classe. Prenons l'exemple de l'apprenti : il partageait
la demeure de son maître et devait se comporter comme un membre de la
famille avec tout ce que cela pouvait impliquer comme soumission.
"Il était sans doute plus important que l'apprenti fQt assidu et obéis-
sant que bon ouvrier" (3). Un autre exemple : "Par ordonnance de poli-
ce de 1720~ renouvelée en 1778~ un domestique congédié ou quittant son
emploi de son plein gré~ devait avoir un certificat de son ex-employeur
indiquant si'il avait été satisfait de sa conduite ( ... ). Faute de pos-
séder un tel certificat~ un domestique au chemage était regardé comme
un 'libertin et un vagabond' et traité comme tel" (4). Mais, ce qui
est plus fondamental, c'est que le "vagabond'' se définit bien souvent
lui-même comme marginal en se mettaŒvolontairement en marge de laso-
ciété. C'est ce qui lui vaut d'ailleurs l'appellation de "libertin".
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"On sait combien le mot est riche de sens à l'époque moderne. De- © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
puis 1585 environ le terme désigne celui qui entend se libérer de
toute religion pour donner à l'existence humaine un sens uniquement
terrestre. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle le mot devient aussi
synonyme de débauche. Mais lorsqu'il est appliqué aux vagabonds - ce
que l'on constate essentiellement à partir des années 1600- il a la ·
plupart du temps un sens beaucoup plus large. C'est celui qui refuse
toute contrainte sociale" (5).

(1) Ibidem, P. 123.


(2) L. LALLEMAND, op.cit., p. 141
(3) J. KAPLOW, op.cit. p. 73. Sur l'apprentissage en général, voir A.
SOBOUL, "Problèmes du travail au XVIIIe siècle. L'apprentissage:
réalités sociales et nécessités économiques", Studi Storici, V,
1964, p. 449-466.
(4) J. KAPLOW, op.cit., p. 94
(5) J.P. GUTTON, op.cit. p. 12-13.
C.H. n° 771 11.

Le vagabond devient donc progressivement celui qui "ne Veut pas


s'assujetir aux lois~ aux règles de bien vivre~ telles qu'elles sont
prescrites à ahaaun selon l'~tat où il se trouve" (1). On est loin
de la conception féodale qui ne s'embarrassait pas de subtiles catégori-
sations. Comment expliquer dès lors ce changement de significations à
quelques siècles d'intervalle ?

4. Classes dangereuses, classe ouvrière.

Tant que le pauvre était vu à travers la lorgnette féodale, il


ne pouvait ~tre perçu en fin de compte qu'en termes négatifs, au fur
et à mesure que palissait son auréole de sainteté : la définition dp
pauvre comme un "danger social" va de pair avec la désagrégation du
système féodal (2).

A travers la lorgnette capitaliste par contre, le pauvre représen-


te avant tout une "force de travail''. Déjà, au XVIê siècle, les pauvres
sont perçus par les patrons comme une main-d'oeuvre potentielle ; en
effet, à cette époque, les patrons se plaignent de ne plus trouver
d'ouvriers, "alors que tant de gens valides vivaient des secours
publias ou de la mendiait~" (3). Bien sûr, certains arrangements p~r­
mettaient à des entrepreneurs privés d'utiliser à leur profit la main-
d'oeuvre des établissements d'internement (4). Mais, cette fonction
des pauvres n'est rendue effective qu'à la fin du XVIIIe siècle avec
l'apparition du système de fabr~que et son indispensable corollaire :
l'établissement d'une force de travail disciplinée.

Le docteur Burggraeve, en 1850, constate que "l'id~e industrielle


n'avait pas encore l'extension qu'elle a prise aujourd'hui. Il fallait
trouver des ouvriers et surtout des ouvrières. Là ~tait la grande
diffiault~. On est parvenu à trouver quelques ouvriers et quelques
ouvrières~ mais par suite d'un pr~jug~ des autres classes de la soai~­
t~~ aes ouvriers et ouvrières ~taient aonsid~r~s aomme tomb~s tellement
bas~ qu'on leur donnait un sobriquet particulier ; on leur avait inflig~
le nom d'un po~sson, si commun à aette ~poque, qu'il servait à nourrir
les paras et à engraisser les champs" (5).

Le recrutement de la première génération d'ouvriers, désireux de


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se soumettre à une discipline et à une surveillance extérieure était
un problème constant à l'orée du capitalisme : l'homme ne désire pas
encore "par nature" gagner de plus en plus d'argent, mais il désire
tout simplement vivre selon son habitdde et gagner autant d'argent
qu'il lui faut pour cela. Le gain supplémentaire, explique Max Weber,
l'attirait moins que la réduction de son travail (6). Cette attitude
était désastreuse dans une optique de profit. Aussi, la soi-disant ~n­
discipline des classes laborieuses ou, plus crûment, leur soi-disant
paresse, a été largement notée par les observateurs du XVIIIe siècle
,
( 1) A. FURETIERE, Dictionnaire universel, édition de la Haye, 1721, en
4 tomes.
(2) Cf. P. GRELL, op.cit., p. 78 et suivantes.
(3) P. BONENFANT, "Les origines et le caractère de la réforme de la
bienfaisance publique aux Pays-Bas sous le règne de Charles-Quint",
Revue Belge de Philologie et d'Histoire, tome v, 1926, pp. 887-904.
(4) M. FOUCAULT, Histoire de la folie à 1 1 âge classique, Plon 10/18,
1961, p. 71.
(5) Dr BURGGRAEVE, Annales de l'association pour le progrès des sciences
sociales, compte-rendu du Congrès de Gand, 1864, p. 569.
(6) M. WEBER, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris,
Plon, 1967, p. 1.
C.H. N° 771 12 •

"C'est un fait bien aonnuf••• ) que Za pénurie, jusqu'à un aertain ·


degré, enaourage l'industrie et que l'ouvrier qui peut subvenir à ses
besoins en travaillant trois jours sur sept sera oisif et ivre Ze reste
de la semaine ( ••• ),Les pauvres, dans Zes aomtés où il y a des manufaa-
tures, ne travailleront jamais un plus grand nombre d'heures qu'il n'en
faut pour se nourrir et subvenir à Zeurs débauahes hebdomadaires ( ..• 1
Nous pouvons dire sans arainte qu'une réduation des salaires dans Zes
manufaatures lainières serait une bénédiation et un avantage pour la
nation, et ne ferait pas de tort réeZ aux pauvres. Par ae moyen, nous
pourrions préserver notre aommerae, soutenir nos rentes et réformer Zes
gens par-dessus Ze marahé" (1).

En d'autres mots, selo~ le langage institué de l'époque, si les


ouvriers choisissaient de travailler moins quand les salaires augmen-
taient, ils faisaient preuve d'indiscipline. En termes plus neutres,
comme le fait remarquer Marglin, "on dira q'/,f.e la paresse traduisait
simplement une préférenae pour Ze loisir" (2).

Toujours est-il que la classe ouvrière recouvrait intégralement


la classe des pauvres : "La population ouvrière ne pouvait tomber plus
bas. Pour aes misérables, qu'on ne acmidérait plus aomme des hommes,
on a aonstruit des bouges ( ••• ). Aussi, à l'heure qu'il est, notre
populati~n ouvrière n'a plus de sang dans les veines ( ..• )alors que dans
le restant de Za population, Za moyenne de vie tend aonstamment à s'aa-
arottre et que nous sommes presque arrivés en Europe à 48 années d'exis-
tenae moyenne, Za vie de nos ouvriers est de 18 ans à peine ..• "(3).

Les capitalistes, dans l'instauration du système de fabrique, eurent


un recours de plus en plus fréquent aux pouvoirs législatif, policier
et judiciaire de l'Etat. L'article 1781 du Code civil belge montr~ .
bien l'infériorité juridique de l'ouvrier. Cet article disait : ·"•ie
mattre est aru sur son affirmation : pour Za quotité des gages, pour le
payement du salaire de l'année éahue et pour les aaomptes donnés pour
l'année aourante". On pouvait difficilement trouver une inégalité plus
visible : en cas de contestation, l'ouvrier devait prouver ses affirma-
tions, le maître était cru sur parole (4).
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(1) J. SMITH, Memoirs of Wool (1747); cité par E.P. THOMPSON, The making
of the english working class, New York, Random House, 1963, p. 277.
(2) Et l'auteur d'ajouter :"Loin d'ltre 'une inversion déraisonnable
des lois du aomportement éaonomique rationneZ', une aourbe d'offre
de travail à pente négative est un phénomène des plus naturels tant
que l'ouvrier aontrôZe Z'offre de travail". S.A. MARGLIN, "Origines
et fonctions de la parcellisation des tâches", in A. GORZ, Critique
de la division du travail, Paris, Seuil, 1973, p. 71.
(3) Dr BURGGRAEVE, op.cit.; cité par J. NEUVILLE, La condition ouvriêre
au XI Xe s i è c 1 e , tome 1 , Br u·x e 11 e s , E d • Vi e 0 uv r i ère , 1 9 7 6 , p • 1 7 1.
(4) Cf. B.S. CHLEPNER, Cent ans d'histoire sociale en Belgique, Bruxelles
Editions de l'Université de Bruxelles, 1956, p.24. Ce n 1 est que vers
1869 que l'application de cet article fut complètement abandonnéé.
C.H. n° 771 1 3.

Il existait bien d'autres manifestations de l'inf~riorit~ juridi~ue


des ouvriers : notamment la "prohibition des coalitions" (1), et le
"livret obligatoire'' qui fournissait aux patrons un proc~d~ pour se
pr~munir contre les ouvriers qui quitteraient leur travail sans avoir
accompli tous leurs engagements (2). Les diff~rends entre ouvriers
et employeurs ~taient port~s en principe devant les conseils de prud'
hommes. Ces derniers ~taient ~galement investis d'une fonction de po-
lice puisqu'ils pouvaient punir, même d'une peine d'emprisonnement,
"tout d~lit tendant à troubler la discipline de l'atelier et tout
manquement grave des apprentis envers leurs maîtres". Or, ces conseils
comprenaient "d'un côt~ des repr~sentants des patrons (marchands, fa-
bricants, disaient les textes l~gaux), et d'un autre côt~ des repr~­
sentants des chefs d'atelier, des contre-maîtres ou d'ouvriers paten-
"
t~s. Mais cette dernière expression ne comprenait en r~alit~ que les
ouvriers travaillant à domicile. De sorte que dans les usines et
ateliers, les ouvriers n'intervenaient en rien dans les ~lections" C3).

Ces diff~rentes mesures SOË autant de moyens institutionnels qui


t~moignent de la volont~ d'assujetir d~finitivement la classe ouvrière.
De plus, pour enrôler d~finitive~ent les pauvres dans le procès de
travail, l'initiative publique reprend à son compte l'id~e du XVIIe siè-
cle pour tous ceux qui n'ont pas un rapport conforme au travail : l'en-
fermement dans des d~pôts de mendicit~ ou des ~tablissements similaires.

Dans ce contexte, on comprend mieux la fonction palliative des


pauvres comme main-d'oeuvre imm~diatement disponible puisque n'ayant
aucune libert~ de choix; il s'agissait pour eux de se soumettre au
patron de fabrique ou de ne pas travailler, ce qui les amenait de toute
façon à l'obligation de travailler par le biais des maisons de correc-
tion où aboutissaient ceux qui ne voulaient pas travailler (4).

( 1)"Toute aoaZition de Za part des ouvriers, pour aesser en même temps


Ze travaiZ dans certains ateZiers, empêcher de s'y rendre ( ... ),
sera punie d'un emprisonnement d'un mois au moins et de trois mois
au pZus. Les ahefs ou moteurs seront punis d'un emprisonnement de
deux à ainq ans"(art. 415 du Code p~nal). En outre, l'article 416
prescrivait les mêmes peines pour diverses formes de boycott. Mais
rien de ce genre n'~tait pr~vu en ce qui concerne les patrons. B.S.
CHLEPNER, op.cit., p. 20.
(2) Par ce proc~d~, l'ouvrier quittant son travail peut voir son livrét
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retenu par le patron, il ne peut qès lors gagner sa vie. Moyen de © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
contrôle et de pression abusive, le livret permettait notamment de
se rendre compte quand et dans quelles circonstances l'ouvrier avait
quitt~ son emploi pr~c~dent. B.S. CHLEPNER, op.cit., p.23.
(3) De plus, et ceci paraîtra même peut-être plus extraordinaire, le
d~cret de 1809 stipulait ce qui suit dans son article premier, en
des termes qui m~ritent d'être reproduits : "En auaun aas, Zes ahefs
d'atelier, Zes aontremattres, Zes teinturiers ou Zes ouvriers ne
• seront égaux en nombre aux marahands-fabriaants; aeux-ai auront tou-
jours dans Ze aonseiZ, un membre de pZus que Zes ahefs d'atelier,
Zes aontre-mattres, Zes teinturiers ou Zes ouvriers".Cf.B.S. CHLEP-
NER, op.cit., p.25.
(4) Dans ce contexte, on comprend mieux ~galement la pr~dilection du
capitalisme pour le travail des enfants. Il pouvait les ~duquer
plus rapidement et leur imprimer plus profond~ment la discipline
de fabrique.
C.H. n° 771 14 •

Dans la logique du système capitaliste, l'ouvrier s'efface et


n'est plus considéré, évalué, acheté et payé qu'en qualité de marchan-
dise-travail. Son salaire est à ce point peu élevé qu'il doit souvent
demander assistance aux bureaux de bienfaisance dont les "indemnités
versées ont fini par être souvent considérées comme un supplément nor-
mal du salaire" (1). Cercle vicieux certes, mais non irrationnel, car
il s'agissait bien là d'une démarche délibérée, selon la logique propre
à l'économie libérale. D'ailleurs, en 1863, au Congrès catholique de
Malines, on a signalé le calcul des patrons, qui laissent à la bienfai-
sance le soin de compléter les salaires trop bas. Cochin y déclarait :
"Trop souvent 3 Zes industriels chargent Za aharit• de compZ,ter Zes
saZaires 3 et ils aiment mieux donner sous forme de secours ce que l'ou-
vrier trouverait plus digne et plus sar de reaevoir sous forme de paie.
Ou bien encore ils se placent auprès de quelques grandes villes où l'on
se aharge de remplir envers leurs ouvriers Zes devoirs d'assistanae 3
dont ils s'affranchissent ainsi eux-mêmet!' '(2).

Telle est bien l'idéologie dominante : "donner sous forme d'aumône


charitable plutôt que de payer mieux le travail rendu". Et, l'orateur
s'explique :"J'ai dit encore que les industriels aiment mieux ajouter
au salaire un secours qu'un supplément, parce qu'on peut interrompre
le secours, tandis que le salaire, une fois haussé, est difficile à
baisser. Ce système change l'ouvrier en indigent ( ... )" (3), ce
qui est le plus sûr moyen de maintenir l'arbitraire du maître et la.
docilité de l'employé.

A l'aube du XXe siècle, les pauvres (la classe ouvrière) furent


définitivement classés par rapport à leurs attitudes de travail.

"Dans notre sièale 3 Za aharité ne peut plus être cette femme aveugle
qui verse sans aompter Z'or aux mains des misérables. Trop de cet or
se perd et tombe en mauvaises mains 3 trop de cet or alimente Za paresse
et Ze viae. La charité doit être intelligente. L'assistance par le
travail sage et raisonné 3 parae qu'elZe est un point d'arrêt sur Za rou-
te qui conduit au paupérisme 3 qu'elZe permet de distinguer Ze misérable
digne de pitié du parasite punissabZe 3 qu'elZe donne occasion de sau-
ver le premier, de ahâtier Ze second, constitue l'un des plus beaux
côt•s de l'organisation de Za charité moderne, aherahant à réaliser.
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ce triple idéal : l'hospice, la maison de refuge au misérable, la
prison, le dépôt de mendicité au viaieux, Ze travail à l'ouvrier" (4).

D'après la Comission de réforme de la bienfaisance publique créée


en 1895 (5), il y a
- les indigents qui n'ont pas la force de travailler;
• - les indigents qui ne trouvent pas les moyens de travailler;
- les indigents qui ne veulent pas travailler.

(1) B.S. CHLEPNER, op.cit., p.14


(2) A.VERHAEGEN, Vingt-cinq années d'action sociale, Bruxelles,s.d.,p.20
(3) Compte-rendu de l'assemblée de 1863, tome II, p.76~
(4) M. BEKAERT, De l'assistance par le travail, Gand, Imprimerie A.
Siffer, 1895, 73-74
(5) Cf. C. VAN OVERBERGH, Réforme de la bienfaisance en Belgique, réso-
lutions et rapport général de la commission spéciale, Bruxelles,
Imprimerie et Lithographie A. Lesigne, 1900, p. 257-329.
C.H. 0: 0 771 15 •

La prem1ere catégorie d'indigents constitue, selon les propos mêmes


de la Commission, le vrai fonds social de la misère : les enfants
(1), les vieillards et les adultes qui sont atteints de maladies ou
d'infirmités chroniques. "C'est le cortège de misérables que toute
société historique traîne après elle, évocation permanente de son de-
voir de charité" (2).

La deuxième catégorie d'indigents comprend les hommes et femmes


valides qui savent travailler, le veulent, mais ne trouvent pas d'ou-
vrage. Ce sont ceux "qu'un loak-out pr,aipite dans le ah~mage fora•~
aeux qui ne trouvent pas d'ouvrage suffisamment r•mun,rateur~ tous aeux
enfin qui aherahent à utiliser leurs foraes~ mais ne parviennent pas
à Ze faire~ soit qu'ils ne trouvent pas les ateliers qui les emploie-
raient~ soit que l'exeraiae de leur m•tier n'a plus aours sur le marah•
des aonjonatures éaonomiques" (3).

La troisième catésorie d'indigents se compose de "gens sans aveu"~


qui refusent syst•matiquement d'obéir à Za loi du travail et dont la
paresse et les moeurs d~prav•es aonstituent un véritable danger soaial
(. .. ) C'est la réserve de l'arm~e du arime. Contre aes fainéants sans
vergogne et aes vagabonds sans aveu~ la s•vérit• seule est rationnelle"
( 4) •

Les remèdes restent inchangés, ils se sont simplement diversifiés


en fonction des catégories d'indigence : l'instruction et l'école
professionnelle pour les enfants (5), le régime de l'hospitalisation
pour les vieillards, les malades et infirmes. Aux indigents de la
deuxième catégorie, il faut surtout procurer les moyens de travailler.
"L'aumône ici démoralise et dégrade. Le travail seul relève et forr
tifie" (6). Pour ceux de la troisième catégorie, il y a lieu de combi-
ner "les mesures d'assistance avec les mesures de répression".

Mais comment distinguer les indigents de la deuxième catégorie de


ceux de la troisième catégorie ? A quoi reconnaître la volonté de
travailler ? Pour les membres de la commission de réforme de 1895, il
existe "une pierre de touche presque infaillible" pour reconnaître les
indigents qui ne trouvent pas les moyens de travailler de ceux qui ne
veulent pas travailler.
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1

(1) Ce sont les faibles par excellence. Comme ils représentent l'ave-
nir, il importe de les secourir de telle manière qu'arrivés à
l'âge d'homme, ils se suffisent à eux-mêmes et travaillent pour
vivre., Ibidem, p. 257.
(2) Ibidem, p. 263.
(3) Ibidem, p. 95. Les causes de cette indigence sont multiples.
Il y a d'une part l'absence de profession, d'aptitudes, d'instruc-
a tion, etc. D'autre part, il y a le chômage périodique, provoqué
par les saisons, les marchés, etc. Enfin, il y a les conflits, les
grèves, les crises ••• qui provoquent un chômage temporaire. Pour
plus de détails, cf.p.281-282.
(4) C. VAN OVERBERGH, op.cit., p. 312-313.
(5) L'école professionne~et l'école ménagère sont considérées comme
les deux plus puissants adversaires du paupérisme. "L'ouvrier qui
sait son m~tier et le p~tique avea amour ne trouvera le bonheur que
dans son exeraiae. La femme qui sait diriger son économie dome~tique
se platt ahez elZe et ne songe qu'à l'amélioration de son foyer".
Ibidem, p. 260.
(6) Ibidem, p.96.
C.H. n° 771 16.

"Ce moyen, c'est t'offre de travaiL Dites à t'indigent qui soZZi-


cite t'aide de Za Commission Z6cale : voilà du travaiZ. S'iZ accepte
s~rieusement, traitez-te comme un mal-heureux digne de toute sympathie
et appZiquez à son cas tous Zes modes de secours que la charité éclai-
r~e suggère. S'il refuse, cZassez-le dans la troisième cat~gorie :
c'est un mendiant de profession, un vagabond ou un malheureux qui exige
un traitement sévère" (1).
L'offre de travail permettra donc de dessiner cette ligne de
démarcation entre "vrai" et "faux" pauvre. L'assistance publique est
cet "espace inventé", c'est-à-dire intentionnellement construit par
la société pour établir cette "séparation".

La loi du 27 novembre 1891 sur la représsion du vagabondage et de


la mendicité stipule que les indigentsqui ne veulent pas travailler
sont mis à la disposition du juge de paix. Selon l'expression de
M. BEKAERT : "C'est à lui (le juge de paix), qu'~choit Ze difficile'
travaiZ du triage, c'est à lui que d~pend ou Z'éterneZle tare qui
frappera t'individu, ou le rel-èvement sociaZ d'un mal-heureux" (2).
Et de constater que ce triage laisse trop souvent à désirer. "IZ arrive
que des intern~s qui ont pass~ seize fois par le dépôt sont envoyés
deux fois de suite à Za maison de refuge, que des malheureux qui n'ont
que Zeur misère à se reprocher sont envoy~s au dépôt" (3).
On le voit, le juge de paix poss~de "un pouvoir d'appréciation pres-
que absolu : iZ peut renvoyer indemne le mendiant ou Ze vagabond excu-
sabl-e ; il peut mettre à Za disposition du gouvernementJ même pour un
terme de sept ans, Ze vagabond ou le mendiant vicieux" (4). Mettre
à la disposition du gouvernement veut dire interner. Seul le minis~re
peut mettre fin à l'internement : il a "le droit de rendre imm~diatement
à Za Zibert~ l'homme qui veut travail-ler et semble avoir des chances
de recl-assement, Ze droit même de renvoyer contre Ze gr~ de l'individu,
celui que l'inertie retient au refuge sans possibilit~ de relèvement
ultérieur" (5).
Cet internement se fait dans des maisons de refuge pour ceux que
l'on estimait irresponsables de la condition dans laquelle ils se
trouvaient, et dans des dépôts de mendicité, de régime semi-péniten-
tiaire, pour ceux dont l'état paraissait dû à la paresse ou au vice(6).
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( 1) © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)


C est la conclusion des philanthropes qui se sont occupés du probl~­
me. "En théorie, dit, entre autres, M. Ze Comte d'HaussonvilZe,:et
comme moyen de distinguer Ze mendiant professionnel du mendiant par
accident, l'homme qui expZoite la charité pubZique, de celui qu,'une
infortune imméritée oblige à y avoir recours, Za cr~ation d'oeuvres
d'assistance par Ze travail, c'est-à-dire d'ateliers ou Z'on donne
du travaiZ à l'indigent moyennant un salaire, est une chose excel-
Zente. IZ est certain que l'homme qui, dans la rue, refuserait un
bon travail ou qui, l'ayant reçu, ne Z'utiZiserait pas pourrait
être considéré comme un faux pauvre ou comme un paresseux".C.VAN
OVERBERGH, op.cit., p. 281.
(2) M. BEKAERT, De l'assistance par le travail, Gand, Imprimerie A. Sif-
fer, 1895, p.18.
(3) Ibidem.
(4) Ce sont les termes mêmes du rapport triennal (1892-1894), dépose
par le ministre de la Justice, à la séance du 30 juin 1897 de la
Chambre des représentants. Cité parC. VAN OVERBERGH, op.cit., ~.31~
(5) Ibidem, p.313-314.
(6) R. SAND, La Belgique sociale, Bruxelles,Office de Publicité, 19j3,
pp.170.
C.H. n° 771 17 •

Les maisons de refuge ~taient au nombre de trois : Wortel pour les


hommes, Bruges pour les femmes, Hoogstraeten pour les invalides et
les vieillards. Merxplas et Bruges constituaient les d~p8ts de mendi-
cit~. D~crivant, en 1895, les installations "modernes" de Merxplas,
Me Bekaert nous apprend que les indigents sont répartis en trois
sections.

La première se compose des "immoraux" soumis à la discipline la


plus stricte : "Le soir~ pr~caution n~cessaire~ chacun de ces hommes
est enferm~ dans une cage de fer~ comme des bêtes~ aux rangs desquel-
les leurs vices les ont raval~s" (1) •
. La seconde renferme les indisciplinés et les vagabonds étrangers.
Pour ceux-ci, "six mois de dur travail~ ( •.. ) leur ~te~ apr•s rupture
de ban d'expulsion~ le d~sir de refaire connaissance avec nos ~tablis­
sements p~nitentiaires" (2). Enfin, la troisième section (quatre
immenses bâtiments de mille lits chacun) connaît un régime plus souple,
mais toujours axé sur le travail.

Ces maisons sont autant de prisons de l'ordre moral qui auraient


pu porter cette devise : "Si on a pu soumettre au joug des animaux
f~rqc~s~ on ne doit pas d~sesp~rer de corriger l'homme qui s'est ~ga­
r~"· _(3). Le département de la Justice va s'y employer d'une part,,
par le classement des individus au casier du vagabondàge (4) et d'autre
part, par l'organisation du travail au d~p8t de mendicité et à la
maison de refuge (5).

Actuellement, la mendicité est toujours réglementée par la loi


de 1891 et les statistiques judiciaires indiquent qu'en 1971 la popu-
lation au 31 décembre des refuges et dép8ts de mendicit~ pour hommes
(Merxplas et Wortel) ~tait de 673 tandis que le refuge et dép8t
de Sint Andries accueillaient pour sa part 50 femmes (6).

La pauvreté ne consiste, dit M. Sahlins, ni en une faible quantit~


de biens, ni simplement en un rapport des fins et des moyens : elle
est avant tout un rapport entre les hommes (7). Pour Sahlins,
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(1) M. BEKAERT, op.cit., annexe; p.12-13.
(2) Ibidem, p.l3.
(3) Cité par M. FOUCAULT, op.cit., p.79.
(4) Tout individu qui est passé par le d~p8t de mendicité ou la maison
de refuge possède un dossier ou casier de vagabondage. Ce dernier
fonctionne depuis 1893.
(5) La situation était pitoyable. Voir les détails dans C. VAN OVER-
BERGH, op.cit., p. 315o
• (6) Au cours de l'année 1971, 2.067 personnes ont été traduites en
justice pour vagabondage et mendicit~ dont 82 furent acquittées:et
1.985 mises à la disposition du gouvernement. Cf. Annuaire Statisti-
que de la Belgique, 1975, tome 95, p. 188-189 et 201.
(7) M. SAHLINS, "La prem1ere soci~t~ d'abondance", les Temps modernes,
n° 268, octobre 1968, p. 641-680.
C.H. n° 771 1 8.

"c'•taient les chasseurs-collecteurs (tribus nomades primitives d'Aus-


tralie~ du Kalahari~ etc.) qui connaissaient l'abondance v•ritable mal-
gr' leur absolue "pauvret'"· Les primitifs n'y poss~dent rien en
propre 1 ils ne sont pas obs•d•s par leurs objets~ qu'ils jettent à
mesure pour mieuœ se d'placer. Pas d'appareil de production ni de
"travail" : ils chassent et cueillent "à loisir"~ pourrait-on dire~
et partagent tout entre eux" (1). Il faut rejoindre cette idée si
l'on veut avoir une vision objective des rapports sociaux.

Si la pauvreté est avant tout un rapport entre les hommes, ce


rapport se modifie au cours des temps selon l'institué du moment.
- Ce rapport produit doit ~tre pris pour ce qu'il est : non pas un
résultat acquis une fois pour toutes mais l'effet d'une logique socia-
le systématique qui se déplace vers d'autres régions à différencier
dans la mesure où elle n'atteint jamais tout à fait son but (elle ne
cesse de rencontrer des résistances, de susciter des luttes, de provo-
quer des réactions, etc.).

Sous l'institué féodal, exploiteur et exploité se trouvent être


dans un rapport immédiat complètement investi par l'Eglise. Le
menu peuple recherche la protection du seigneur, de ceux qui possèd~t
la vraie richesse : la terre. Il peine sur la terre du seigneur,
pousse les troupeaux au pâturage, devient maçon ou charpentier quand
la maison du seigneur appelle quelques réparations, etc. En retour,
le seigneur lui offre une sécurité relative. Le pauvre est un être ·
familier, la "disette" ou la "nécessité" sont inscrites, à certaines
époques, sur presque tous les visages. L'institué lui attribue néan-
moins un rôle sacré, lequel est essentiel dans l'économie féodale
puisqu'il fait cohabiter deux classes antagoniques et maintient
l'autoritarisme religieux. L'apparition de différents facteurs soc~o-
économiques conjugués avec certaines dysfonctions latentes, dues à
l'idéologie de l'identification du "pauvre de Jésus-Christ", amenèrent
des bouleversements et des conséquences inattendues, dont notamment
l'afrlux de pauvres dans les villes et l'apparition d'un danger
social.

Quelques siècles plus tard, sous l'institué monarchique et bour-


geois de l'Ancien Régime, les discriminations sociaes sont tout aussi
patentes, mais leur harmonisation plus subtiles. Les alliances de cito-
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yens de la première classe avec ceux de la dernière doivent être pros-
crites, dans un gouvernement dont l'inégalité est la base

"L'in,galit•~ dans les diff'rents degr•s qui forment l''chelZe du


gouvernement monarchique~ ne peut être alt•r•e~ jusqu'à un certain
point~ qu'on alt~re en même temps la forme de ce gouvernement. La
consid,ration attach'e aux premiers rangs entretient Za subordination
qui conserve l'harmonie du corps poZitique ( ... ). De pareilZes aZZian-
ces sont ( ... )un affaibZissement de Z'Etat. EZZes mettent Ze troubZe
. et la division dans Zes familles les pZus iZZustres et aZt~rent Za
constitution fondamentaZe en faisant disparattre peu à peu l'in,gaZit'
qui en est Za base" (2).
La société de l'Ancien Régime, on le voit, reconnaît explicite~ent
la subordination des classes comme la charpente de l'édifice social.
A cet égard, il est intéressant de c~nstater qu'une habitation pouvait
abriter tout un échantillonnage d'individus, depuis le riche bourgeois
au premier étage jusqu'à l'ouvrier qui, dans sa minuscule mansarde,

(1) J. BAUDRILLARD, La société de consommation,Gallimard, 1970, p.90-91.


(2) V.J. RENOUL de BAS-CHAMPS, Tra1té de l'autorité des parents sur le
mariage des enfants de famille, Londres. 1773, p.87-90
C.H. n° 771 19 •

s'employait à des travaux pour arrondir ses revenus(l).

Les classes laborieuses sont donc hiérarchisées : différentes sta-


tes sociales sont reconnues. Au bas de l'échelle, vagabondage et mendi-
cité forment le point de mire de la bourgeoisie naissante. Sévèrement
punis aux termes d'ordonnances presque jamais appliquées avec leur lot
de rapines, de vols, d'assassinats parfois, ils servaient, comme le dit
M. Foucault, de milieu d'accueil aux ch8meurs, aux ouvriers qui avaient
quitté irrégulièrement leurs ~atrons, aux domestiques qui av~ient quel-
que raison de fuir leurs mattres, aux apprentis maltraités, aux soldats
déserteurs, à tous ceux qui voulaient échapper à l'enr8lemen~ forcé.
"De sorte que Za criminaZit' se fondait dans un iZZ,gaZisme plus Zarge~
auquel Zes couches populaires •taient attach,es comme à des conditions
d'existence; et inversement~ cet iZZ,gaZisme •tait un facteur perp,tueZ
d'augmentation de Za criminaZit•" (2).

Sous le nouvel institué du capitalisme naissant, l'illégalisme des


droits acquis (droit de vaine pâture, ramassage de bois, de morceaux
de fer et de bouts de cordage autour des bateaux, etc.) qui assurait
souvent la survie des plus démunis tend, avec le nouveau statut de la
propriété, à devenir intolérable. "Si une bonne part de Za bourgeoisie
avait accept•~ sans trop de probZ~mes~ Z'iZZ,gaZisme des droits~ eZZe
Ze supportait maZ Zorsqu'iZ s'agissait de ce qu'elZe consid,rait comme
ses droits de propri't'" (3). La manière dont la richesse tend à s'in-
vestir, selon des échelles quantitatives toutes nouvelles (apparition
de grands entrep8ts, organisation de vastes ateliers avec concentration
de marchandises et d'outils qui appartiennent à l'entrepreneur et qui
sont difficiles à surveiller) nécessitent, comme le dit M.Foucault, une
intolérance systématique et armée à l'illégalisme populaire (4).
Il est donc indispensable pour l'institué capitaliste de centrale~
et de recoder toutes ces pratiques illicites.
(1)La pratique qui avait consisté aùtrefo.is à débiter les immeubles' aux
locataires par pièces et recoins (un seul et même occupant pouvait ha-
biter plusieurs chambres à différents étages) fut remplacée au XVIIe
siècle par la location par étages entiers. M. JURGENS, P. COUPERIC, ''Le
logement à Paris aux XVIe siècle et XVIIe siècles". Les Annales : Eco-
~omies, Sociétés, Civilisations, XVII, 1962, p.488-500.
(2)M. FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 85.
(3) Ibidem, p. 87
(4)"De cette u~gence à r•primer Zes innombrables pratiques d'ilZ,gaZit•,
CoZquhoun avait entrepris de donner pour Za seule viZZe de Londres des
preuves chiffrées : d'apr~s Zes estimations des entrepreneurs et des
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assurances~ Ze voZ des produits import•s d'Am,rique et entrepos•s sur
Zes rives de Za Tamise s'•Zevait~ bon an maZan, à 250.000 livres; au
total, on d'robait à peu pr~s pour 500.000 Zivres chaque ann•e dans' Ze
seuZ port de Londres (et cela sans tenir compte des arsenaux); à quoi
iZ faZZait ajouter 700.000 Zivres pour Za viZZe elle-même. Et dans ce
piZZage permanen~ trois ph,nom~nes~ selon CoZquhoun, seraient à prendre
en consid,ration : Za compZicit• et souvent Za participation active: des
empZoy•s, des surveillants~ des contremattres et des ouvriers : 'toutes
Zes fois qu'une grande quantit• d'ouvriers sera rassembZ•e dans un ~ême
• Zieu, iZ s'y trouvera n•cessairement beaucoup de mauvais sujet'; l'exis-
tence de toute une organisation de commerce iZZicite qui commence dans
les ateliers ou sur les docks~ qui passe ensuite par les receleurs-rece-
leurs en gros qui sont sp,ciaZisés dans certains types de marchandises
et receleurs de détail dont Zes étalages n'offrent qu'un 'misérable dé-
ballage de vieux fers, de haiZZons, de mauvais habits' alors que l'ar-
ri~re-boutique cache ' des munitions navales de la plus grande valeur,
des boulons et des clous de cuivre, des morceaux de fonte et de métaux
précieux, de production des Indes occidentales, de meubles et de hardes
achet,es à des ouvriers de toute esp~ce'- puis par des revendeurs et
des colporteurs qui diffusent loin dans la campagne le produit des
vols ( ... )".Cf. M. FOUCAULT, op.cit., p. 88.
C.H. n° 771 20.

Il faut que les infractions soient biendéfinies et sûrement punies.


La logique de différenciation sociale entre exploiteurs et exploit~s
ne fonctionne plus sous le mode de l'échange symbolique ~omme durant
la féodalité) dont les termes "biens terrestres" et "biens célestes"
sont équivalents et répondent à un besoin immédiat du système. Sous
l'institué capitaliste, la logique de différenciation sociale entre
classe ouvrière et bourgéoise fonctionne sous le mode de l'échange
marchand et réduit l'ouvrier au nombre des objets que la bourgeoisie
commerciale et industrielle s'échange. La discipline du travail forme
le nouveau code universei qui séparera la classe ouvrière de cette
masse flotante qui engendre le crime, le vol, les émeutes, etu.
et met le capital en péril (1). Les institutions comme la police,
• la justice, le système pénal, le système de bienfaisance sont
autant de moyens utilisés pour approfondir cette coupure dont le
capitalisme a besoin. C'est ainsi que l'Assistance Publique joue
un rôle impqrtant dans la réintégration du pauvre en tant que
"force de travail". Comme toute institution sociale qui a pour but
de soulager la misère de personnes qui lui sont entièrement dépendan-
tes, l'assistance peut facilement exercer sur elles un contrôle :
l'occasion de donner un secours, vital et urgent, devient facilement
l'occasion d'inculquer l'éthique du travail. La menace du refus de
secours ou de sa réduction suffit bien souvent à convaincre les plus
récalcitrants (2).

Déjà au XVIe siècle, aux Pays-Bas, les pauvres secourus par la


"boursecommune" sont tenus de porter une marque distinctive et se trou-
vent dans l'interdiction "d'aller et converser en tavernes, cabarets
et autres semblables lieux"; il leur est également défendu de jouer
au jeu de quilles, de boules et de dés. On tolère cependant "qu'ils
puissent boire un pot de cervoise avec leurs femmes, sans toutefois'
qu'ils ne s'enivrent" (3). Plus important fut l'effort des pouvoirs
publics pour convaincre (souvent de force) les pauvres valides de
rejoindre les rangs et la discipline des travailleurs. A cet effet.,
la Commission de réforme de 1895 décide que "les secours donnés à
domicile par les administrations publiques doivent être restreints
dans les limites les plus étroites"(4) afin de décourager tous les
"rentiers de la bienfaisance" et de les forcer à travailler (5).

(1) "c'est ainsi que la aoupuPe a été sans aesse Peproduite et réintro-
duite entre le pPolétaPiat et le monde non-pPolétaPisé parae qu'on
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pensait que Ze aontaat entPe l'un et l'autre était un dangereux © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
ferment d'émeutes".M~ Foucault, Table Ronde, Esprit, numéro spé-
cial - édition revue et augmentée, avril-mai -1972:-p. 128.
(2) F.F. PIVEN ET R.A. CLOWARD, Regulating the Poor. The Functions of
Public Welfare, London, Tavistock publications,1972,p.22.
(3) P.BONENFANT, "Hôpitaux et bienfaisance publique dans les anciens
Pays-Bas des origines à la fin du XVIIIe siècle", in Annales de la
Société Belge d'Histoire des Hôpitaux, 1965, n° 3, p. 153.
(4) de ·watteville écrit cette condamnation sévère: "Depuis soixante ans
• que l'administPation de l'Assistance publique à domiaiZe exerae son
initiative~ on n'a jamais vu un indigent PetiPé de la misèPe et pou-
vant subveniP à ses besoins paP les moyens et à Z'aide de ae mode
de ahaPité; au aontPaiPe~ elle constitue souvent Ze paupérisme à
l'état héréditaire".Cité parC. VAN OVERBERGH, op.cit.,p.304-305.
(5) Le "rentier de la bienfaisance"se contente du secours de l'assistan-
ce. Il ne cherche plus et bien souvent ne veut plus travailler.
"Le chômage d'un ou deux jours par semaine s'implante dans les
moeurs, d'année en année le mal s'aggrave". C. VAN OVERBERGH, op.
cit., p. 305.
C.H. n° 771 21.

Depuis quelques décennies la logique de différenciation sociale


ne semble plus essentiellement centrée sur les illégalismes des biens,
mais plutôt sur les écarts idéologiques (notamment dans le domaine
de la consommation). La pauvreté désigne actuellement dans nos so-
ciétés "l'ensemble des possibilités (notamment culturelles, sanitaires,
médicales) et des richesses qui sont déniées à un individu tout en lui
étant proposées comme la norme !Virtuellement valable pour tous" (1).

Il s'agit donc, encore et toujours, d'un rapport entre les hommes


dont l'enjeu n'est plus de l'ordre de besoins élémentaires insatis-
faits (la misère) ou de la nécessiœ pour le pauvre d'affirmer l'exi-
gence catégorique de vivre, mais bien celui infiniment plus élastique,
ai
comme le signifie Gorz, de vivre mieux ou de vivre "humainement".
Mais, pas de n'importe quelle manière l Et, c'est ici qu'est réin-
troduite la coupure originelle entre le prolétariat et le monde non-
prolétarisé, celui des inadaptés sociaux (2).

S. Vers une nouvelle naturalisation du concept

La démarche historique a l'avantage de montrer que le concept


de pauvreté change de contenu selon l'institué d'une époque déter-
minée et corrige ainsi l'idée commune sur la pauvreté qui la considère
comme une composante immuable, certes regrettable, mais irréversible
dans nos sociétés (3). Cette démarche ne permet pas de dire grand
chose quant à la situation présente de la notion de pauvreté. Aussi
faut-il intégrer dans une analyse synchronique la dimension institutio~
nelle sur ''l'ici et maintenant" de ce concept comme production sociale
au stade actuel du dévelôppement économique et social, c'est-à-dire
par rapport à la logique sociale du mode de production actuel {4).

Aujourd'hui, on assiste à une prolifération d'institutions et


d'actions sociales en tous genres et la matière du travail social dé-
passe largement les quelques dizaines de milliers de personnes qui ont
droit depuis 1974 au minimum de moyens d'existence {5). Cette contra-
diction manifeste entre la pauvreté officielle et le nombre croissant
d'institutions et d'actions sociales dans des domaines aussi divers
que l'animation socio-culturelle, le troisième âge, les immigrés, la
maladie mentale, les handicapés, etc. donne une certaine pertinence
à une question trop souvent laissée en suspens : le corps du pauvre,
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(1) A. GORZ, Réforme et Révolution, Seuil, 1969, p.83. Dans un texte
récent, P.Grell a tenté de mettre en relation la notion actuelle
de pauvreté avec les pratiques nouvelles d'assistance publique. Cf
P.GRELL, "Les Centres Publics d'Aide Sociale et les pauvres", in
Lettre d'Information du G.E.R.M., mai 1977, 28p. Une version corri-
gée de ce texte paraîtra sous le même titre dans un numéro de la
revue Contradictions consacré au Travail Social (automne 1977).
(2) Par rapport au prolétariat, le sous-prolétariat peut être décrit
• comme "le travailleur de la face cachée du marché de l'emploi". Il
se constitue de travailleurs irréguliers fort adaptables au monde
de l'emploi et à la conjoncture économique. Cf. Mouvement A.T.D.
Quart-Monde, Livre blanc : le sous prolétariat en Belgique,Bruxellœ
juin 1977, p.S-10.
(3) Ce qui n'empêche pas certains auteurs de déclarer que "nous sommes,
dans les pays riches, parvenus au stade de développement où il
devient possible de la supprimer". Telle est la thèse par exemple
du livre de L. STOLERU, Vaincre la pauvreté dans les pays riches,
Flammarion, 1974, 314p.
C.H. n° 771 2tbis

suite des notes page 21

(4) P. Greil développa ce concept à propos de la nouvelle loi sur


l'Assistance publique : P. GRELL, "De l'assistance publique
aux Cent~e publics d'aide sociale", in Administration publique,
1977, n° 4. Dans cet article, l'auteur envisage la réforme de
l'assistance publique en Belgique et répond à la question de
savoir si l'élargissement de l'assistance publique à toute la
population et non plus aux seuls indigents ne correspond à la
fois à un changement de code et à un changement d'institué, ce
qui modifierait fondamentalement les pratiques d'aide sociale.
i
(5) En Belgique, le minimum de moyens d'existence s'élève au 1er
février 1977 à 111.083 Frs par an pour des conjoints vivant
sous le même toit; à 80.403 frs pour une personne isolée; à
55.541 Frs pour ceux qui vivent dans une famille ou dans une com-
munauté .
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C.H. n° 771 22.

comme instance institutionalisée, ne passe-t-il pas par des lieux


bien précis selon la logique sociale du mode de production actuel 1
Par exemple, le corps malade du pauvre ne passe-t-il oas oar des
lieux hospitaliers bien circonscrits qui aboutissent à l'abandon et à
la mort des pauvres ? L'article d'Antoinette Chauvenet est très
éclairant à cet égard (1) : elle constate l'existence de deux filières
de soins distinctes : "l'une noble~ de caract&re technique~ occupe
le devant de la sc&ne idéologique~ elle se fait en direction des
services techniquement les plus spécialisés; la seconde~ clandestine~
j constitue une fili&re de véritable abandon médical" (2).

De même, le corps prolétarien du pauvre, notamment la masse


• institutionalisée de chômeurs, ne pas~t-il pas par des chemins
bien précis qui aboutissent à la marginalisation d'une population ?
Dans le contexte idéologique où dominent les valeurs d'argent, de
réussite individuelle, de compétition pour le pouvoir, la non-acces-
sibilité à ces valeurs, pour un nombre croissant de personnes, a pour
effet d'insupportables frustrations et devient un foyer supplémentai-
re de conduites déviantes. Criminalité et violence engendrent ainsi
et légitiment pleinement le perfectionnement d'une technologie de
surveillance; c'est-à-dire, selon l'expression de M. Foucault, la
mise au point de procédures pour quadriller, contrôler et assujettir
les corps (3).

Aujourd'hui, à bien des égards, une partie de la classe ouvrière


ressemble à celle de la fin du siècle passé : elle constitue la
fraction de ceu~ qui sont très directement et très profondément mena-
cés par la pauvreté, c'est-à-dire par une fermeture d'entreprise,
un licenciement, une mesure de rationalisation, etc. Si la Sécurité
Sociale et les allocations de chômage existent à présent, une partie
de la classe ouvrière rassemble néanmoins les candidats à la pauvreté
dans le sens où la plupart des biens qui lui sont proposés comme la
norme virtuellement valable pour l'ensemble de la population lui sont
en fait déniés.

On assiste donc de plus en plus au sein de la classe ouvrière à


une sorte de clivage structurel par rapport au travail entre ceux qui
travaillent régulièrement et reçoivent pou: cela une prime sous forme
de salaires relativement élevés et ceux qu1 travaillent irrégulièrement
et qui, étant sous-employés, sont dans l'obligation de se contenter
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d'une allocation minimale d'existence et d'un niveau de consommation © CRISP | Téléchargé le 04/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)
élémentaire par rapport aux normes existantes (4).

(1) A. CHAUVENET, "Ordre médical et filières de soins", dans Sociologie


• du Travail, oct.-déc. 1976, n°4, pp 411-431 •
(2) A.Chauvenet constate également que la coupure socialement pertinente
entre l'institution de prise en charge technique et celle d'abandon
• médical ne passe pas entre les différentes catégories d'établisse-
ments mais passe à l'intérieur des centres hospitaliers et même
des centres hospitalo-universitaires, entre la médecine générale
et les services spécialisés. A. CHAUVENET, op.cit., p. 417.
(3) Ce renforcement des tendances autoritaires et répressives est déjà
très clairement en cours aujourd'hui. C'est ainsi qu'un élargis-
sement du travail social va souvent de pair avec un contrôle ren-
forcé de la part de l'institution dont il dépend. Cf. P.GRELL "L'or-
ganisation des Centres Publics d'Aide Social~~ dans Revue d'Action
Sociale, 1977, n° 4, n° spécial consacré aux C.P.A.S.
(4) Il ne s'agit pas d'une hypothèse farfelue puisqu'elle a été exprimée
récemment en France par un des conseillers les plus écoutés de la
Présidence de la République : L. Stoleru.
C.H. n° 771 23.

Ces derniers constituent sans nul doute une partie importante de la


nouvelle masse des "paupérisables", masse produite par la logique même
du ~yst~me de production actuel dont le marché du travail poss~de une
capacité trop faible d'intégration (1). Cependant, ce raisonnement
mérite d'être nuancé. Car, dans la masse des "paupérisables'', on
trouve également des hommes ~ui ont un emploi régulier mais dont la
pauvreté résulte des caracté~istiques de l'emploi (2). Cette obser-
-vation est importante car elle montre que les différences entre les
secteurs économiques sont une source majeure d'inégalité sociale.

La pauvreté ne constitue donc pas une "frange" de la société mais


couvre une fraction croissante de la classe ouvri~re qui est à la fois
aspirée et refoulée pàr la différenciation et l'inégalité croissante
• dans la qualité des prestations et des services offerts. C'est ainsi
qu'on va de plus en plus vers des fili~res de soins de santé de premi~­
re et de seconde classe; de même pour les activités culturelles, le
• tourisme, etc. (3). On tend économiquement vers "une sorte de dualis-
me structureZ entre cette population à bas revenu, source de pression
continuelle sur Ze niveau des salaires du-monde du travail, et Ze res-
te de Za soci~t~ ( .•. ). Ce dualisme structureZ aura aussi des répercus-
sions sur Ze type d'emploi qui pourrait être d~veZopp~ selon certains
dans Zes secteurs tertiaire et quaternaire. La concentration en fa~
veur des cat~gories sup~rieures de revenus alimentera ~videmment une
demande de luxe de plus en plus sophistiqu~e et cr~atrice de fait d'un
certain nombre d'emplois. Mais iZ faut bien se rendre compte que cette
~voZution s'accompagnera d'une diff~renciation qualitative de plus en
plus nette entre consommation de Zuœe et consommation de masse" (4),

La marginalité est donc un attribut du capitalisme au stade actuel


de son développement. Il s'agit de la relégation d'une partie de la
population vers une sous-consommation (consommation de masse) directe-
ment liée à son rapport au travail (le sous-emploi et le secteur
d'emploi) et à sa dépendance administrative vis-à-vis de l'Etat (allo-
cations familiales, de chômage, etc).

( 1 ) Une enquête de revenus parmi les familles sous-prolétaires à Bruxel-


les, en mai 1977, rév~le que pas plus de 40% d'entre elles
chent un salaire direct et encore 7% de ces revenus sont loin du
Salaire Minimum Garanti. Si 63% ont eu au moins une rentrée d'ar-
gent liée directement au travail (chômage, pension, mutuelle, salai-
re), 37% donc n'ont aucune rentrée sous cette forme. Cf. Mouvement
A.T.D. Quart-Monde·, op.cit. p. 11.
(2) Une étude minutieuse d'Anthony Downs rév~le que pour la population
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des régions métropolitaines, 47% des "pauvres" sont des ménages qui
ne peuvent pas espérer être économiquement autonomes dans l'avenir
car ils incluent 18,3% de retraités, 4,5% d'hommes handicapés de
moins de 65 ans et 23,7% de femmes ~ules avec des enfants • Ensuite
24,5% des pauvres sont des ménages sous la responsabilité d'un hom-
me ayant un emploi régulier mais dont la pauvreté résulte des carac-
• téristiques de l'emploi. Cfr. A.DOWNS,Who are the urban poor ?, .New
York, Committee for Economie Development, 1970. ·
(3) "ParaZl&lement~ la poZitiqe de la plupart des gouvernements dirige
• les aides à Za construction de logeme~s vers Zes classes moyennes,
ce qui exclut du syst~me urbain organis~ Zes pauvres~ maZ-Zog~s."
Cf. A. TOURAINE, Les sociétés dépendantes, Duculot, 1976, p. 138.
(4) Et l'auteur d'insister sur le fait qu'on "aura ainsi objectivement
un facteur de pression tr&s important sur Za r~partition des rev:e-
nus qui ne peut favoriser que la part des profits et des revenui du
aapita1~ au d~triment de celle du travail. Toute tentative de rfduire
les inégalit~s de revenu dans ce cadre g~n~ral est ~videmment co,ndam-
née à rester une Vell~it~ utopiste". J.P. Leemans, "Quelques notes
sur la crise et les problèmes actuels de la restructuration de l'ac-
cumulation", dans Contradictions, n° 9, 1976; p.85.
C.H. n° 771 24.

Si l'image d'une population eauvre écologiquement marginale et


homogène est fausse, il n'en reste pas moins vrai qu'une partie de la
classe ouvrière est margin~lisP.~. A çetto fraction marginalisée de lR
classe ouvrière, à laque11~ Ia legisTa~16n socîa!e assure un minimum
d'existence (1) et qu'on pourrait qualifier de main d'oeuvre marginale
pour le moàe de production actuel, s'ajoute la masse hétéroclite de mar-
ginaux et inadaptés sociaux. Ces derniers ne forment pas un groupe,
mais sont le produit d'un mécanisme de relégation sociale. C'est le
cas des vieillards, des malades chroniques, des drogués, etc. (2).

Ces marginaux ne se définissent cependant plus par leur absence


' d'attaches sociales mais, au contraire, par des liens administratifs
contraignants : ils sont dorénavant constitués comme catégorie sociale
par l'action administrative de l'Etat. C'est en ce sens qu'il faut
comprendre la mise en garde de Claude Olievenstein, pshychiâtre et res-
ponsable à Paris du Centre Marmottan : "Il faut être extr'ê'mement vigi-
lant quant à la façon de mettre en carte les marginaux". Il s'en
explique de la façon suivante : "en donnant un statut particulier aux
marginaux quels qu'ils soient, nous sommes en train de fabriquer un
isolement et un nouveau renfermement"(3). On n'en est plus uniquemènt
bien sûr à enfermer la folie et la marginalité dans des lieux d'exclu-
sion (asiles, prisons) car la société n'exclut plus (ou de moins en
moins), la société différencie.

On assiste, comme l'affirme J. Donzelot (4), à une "diffusion exté-


rieure des proaédures du renfermement~ qui ao~serve Zes Zieux d'enfer-
mement aomme gZaais d'appui. Diminution de Za prison~ mais sur Za
base d'un aontreze et d'un système de surveiZZanae et de maintien des
gens en pZaae~ qui aura Za même fonation".

Le "nouveau renfermement" pro-cède donc de l'action administrative


et a pour fonction de déclarer, d'administrer et de différencier la
population marginale (5). Ce qui est une manière nouvelle de lese~­
fermer par le biais de systèmes de dépendance de plus en plus complexes,
à savoir les systèmes de sécurité sociale, d'assistance sociale, d'ani-
mation collective, etc.

(1) "La ZégisZation soaiaZe protège tes travaiZZeurs~ mais pas tous~
seuZement aeux qui ont une aertaine anaienneté et réguZarité dans
Ze travaiZ. De même~ Zes syndiaats~ souvent assoaiés à Z'Etat~ or-
ganisent et défendent pZus faaiZeme~et pZus voZontiers Zes ouvriers
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non marginaux et aonaentrés dans des entreprises d'une aertaine im-
portanae. Ces proaessus d'intégration soaiaZe aontribuent à isoZer
et dona à marginaZiser Zes travaiZZeurs pZaaés dans Zes aonditions
Zes moins favorabZes"A. TOURAINE, Les sociétés dépendantes, Duculot,
1976, p.138. L'enquête A.T.D. Quart-Monde de Bruxelles dénonce le
fait que 40% des familles sous prolétaires n'ont pas touché durant
le mois d'avril 1977 les Allocations Familiales auxquelles elles
auraient pu prétendre. Elle fait apparaître aussi que seules 1/4
des familles se trouvant dans la situation prescrite par la loi sur
le minimum d'existence, bénéficient effectivement de ce minimum (3/4
des ayants droit ne le touchent pas) .Cf.A.T.D. Quart-Mond~op.ci~,p. 11
(2) Tout porte a croire que nombre de personnes âgées ou handicapés sont
placées en Belgique dans des situations particulièrement précaires.
Cette situation était déjà reconnue, il y a 10 ans:Courrier Hebdoma-
daire du CRISP,"Le problème des deshérités en Belgique 11 ,13.10.67,20p
(3) Hebdo 77, n° 61, p.S. Propos recueillis par M.H.Rabier et Ph.Bastin.
(4) J. DONZELOT,Table Ronde,Esprit,"Normalisation et contrôle social",
numéro spécial, avril-mai 1972, p. 114 ..
(5) Le processus de tutelle administrative et de consécration de la mar-
ginalité sont décrits dans A.T.D. Quart-Monde, op.cit., p. 12-13 et
17-18.
C.H. n° 771 25.

CONCLUSION.

En réalité, si le champ d'action du travail social s'accroît au-


jourd'hui et va jusqu'à la prise en charge de l'animation collective
de la population "courante'', c'est simplement parce que la mati~re
du travail social - le pauvre-, comme instance institutionalisée, chan-
ge de contenu selon l'institué d'une époque déterminée. Dans la logi-
que sociale du mode de production actuel qui lie tr~s étroitement
• le social et l'économique dans une nécessair~ régul~tion planificatri-
t. ce (1), on constate par métaphore, un élargissement croissant de la
marge du texte par rapport au texte lui-même dont la ligne, si elle
ne peut être tracée avec précision, n'en reste pas moins la démarca-
tion entre, d'une part, ceux qui évoluent dans la sph~re du travail 1
régulier et de la consommation de luxe et, d'autre part, ceux qui
se débattent dans la sph~re du travail irrégulier et de la consommation
de masse.

La pauvreté, loin dêtre un phénom~ne ahistorique, est avant tout


une production de l'histoire. Affirmer d~s lors, comme le fait L. Sto-
leru, que "nous sommes, dans les pays riches, parvenus au stade de
développement où il devient possible de la supprimer" (2), c'est simple-
ment se tromper de cible et oublier qu'au moment où l'on prononce ces
paroles la pauvreté a déjà effectué sa naturalisation. En effet, si la
mis~re est en passe d'être résorbée dans les pays riches, il n'en reste
pas moins vrai que les "pauvres" sont en nombre croissant si l'on consi-
d~re les mal-logés, les sous-employés, les malades mentaux, les vieil-
lards, etc. Une telle affirmatmn cache, en réalité, le fondement de la
pauvreté qui est un rapport entre les hommes. Rapport imposé mais chan-
geant dans le sens où il répond à la logique de différenciation sociale
que des institués, à différentes époques, érig~rent en un Etat, c'est-à-
dire en une forme de gouvernement.

S'il paraît encore impossible de déterminer les conditions d'appari-


tion de cette logique de différenciation sociale, de cet Etat, on peut
en revanche préciser, avec Pierre Clastres (3), que les sociétés primi-
tives sont des sociétés sans Etat : "Il n'y a rien, dans le fonction-
nement économique d'une société primitive, d'une société sans Etat,
rien qui permette l'introduction de la différence entre plus riches
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et plus pauvres, car personne n'y éprouve le désir baroque de faire,
poss~der, paraître plus que son voisin. La capacité, égale chez tous,
de satisfaire les besoins matériels, et l'échange des biens et services,
qui empêche constamment l'accumulation privée des biens, rendent tout
simplement impossible l'éclosion d'un tel désir, désir de possession
qui est en fait désir de pouvoir. La société piimitive, premi~re
1 société d'abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance".
•c Les sociétés primitives témoignent de ce que la pauvreté n'a pa~
1
• toujours existé. Les leçons de l'histoire nous apprennent aussi impli-
citement que la pauvreté ira persistante dans une société basée sur
une logique de différenciation sociale.
(1) Pour plus d'explications, voir l'article de P. GRELL "De l'assistan-
ce publique aux centres publics d'aide sociale", dans Administration
Publique, 1977, n° 4.
(2) L. STOLERU, op.cit., p. 16.
(3) P. CLASTRES,.La société contre l'Etat, Ed. de Minuit, 1974, p.174.

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