Microcrédit et marketing bancaire

Christian Dussart
Dans Décisions Marketing 2007/1 (N° 45) , pages 103 à 106
Éditions EMS Editions
ISSN 0779-7389
DOI 10.3917/dm.045.0103
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MICROCRÉDIT ET MARKETING BANCAIRE
L
ors d’une rubrique parue
en 2005, nous avions
dénoncé avec force les
pratiques extrêmes d’une banque
qui n’hésitait pas à licencier
purement et simplement ses
clients les moins rentables, ceux
qui lui coutaient le plus et
drainaient ainsi une partie de ses
profits (1). Ce faisant, notre texte
soulevait aussi une question
majeure, sans la résoudre
vraiment : que devaient faire les
banques populaires de leurs
clients les moins aisés ? Fallait-il ne
s’adresser qu’aux plus riches et
donc à ceux qui étaient supposés
présenter le moins de risque
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financier, notamment dans les
opérations de crédit ? Ou alors,
était-il possible de cibler une
clientèle plus large, allant même
jusqu’à s’adresser aux plus
pauvres ; et était-il possible de
trouver alors un moyen de les
intégrer à des opérations
financières rentables ? Le postulat
de départ qui régnait alors en
maître était que les riches
constituaient une clientèle plus
sûre et que les produits financiers
à forte valeur ajoutée qui leur
seraient destinés engendreraient
des profits bien plus importants
que toute autre forme ordinaire
d’opération financière. En résumé,
les riches constituaient un
segment plus fructueux et moins
risqué. Alors pourquoi donc
s’embêter à cibler les clientèles
moins aisées, et a fortiori
pourquoi s’encombrer des
pauvres ? Ce n’était certes pas une
attitude professionnelle très
égalitaire, mais elle l’emportait sur
toute autre considération d’ordre
social, et notamment en matière
de partage des richesses, mais
aussi de développement des pays
et des communautés les plus
pauvres à l’intérieur de tous les
pays.
Dans une perspective économique
de gestion des affaires, la question
tout aussi sensible
qu’incontournable était de savoir
s’il était possible d’associer le
profit bancaire avec la
responsabilité sociale et la
rentabilité de la finance avec le
risque de la pauvreté ?
L’électrochoc
d’octobre 2006
Or, au depuis l’année 2005, des
événements majeurs et mondiaux
sont venus changer radicalement
le paysage de la finance et, par
contrecoup, celui du marketing
bancaire. En fait, pour être plus
précis, disons qu’un événement
Décisions Marketing No 45 Janvier-Mars 2007 – 103
À propos de ●
CHRISTIAN DUSSART
principal a changé les règles du jeu
dans bien des esprits et a amené
une grande bouffée d’air frais à la
finance. C’est l’attribution du prix
Nobel de la Paix, le 13 octobre
dernier, conjointement à
Muhammad Yunus et à la Grameen
Bank qu’il a créée, précisément
pour reconnaitre et récompenser
leurs activités en matière de
microcrédit. Ce phénomène
grandissant des microcrédits et la
pratique concomitante de la
microfinance ont été enfin
reconnus et valorisés à juste titre.
Le microcrédit a ainsi trouvé
toutes ses lettres de noblesse.
Parallèlement, une brèche
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irréversible est en train de s’ouvrir
dans les sacro-saints principes
bancaires voulant que les profits
des banques ne puissent venir que
des clients les plus riches. Il
apparait maintenant que, dans le
monde entier, de fort nombreux
clients en situation de grande
pauvreté peuvent constituer une
clientèle potentielle énorme,
rentable et peu risquée. En plus,
les banques contribuent ainsi à
Christian Dussart est professeur de
marketing à HEC Montréal.
Contact :
christian_dussart@hotmail.com
 ● Microcrédit et marketing bancaire
permettre aux pauvres d’avoir une
chance de se sortir de la misère.
Elles leur en donnent les outils
financiers.
Les petits ruisseaux
forment les grosses
rivières
Depuis 1999, la méthodologie du
microcrédit adoptée par les
institutions dite de microfinance
prend, de manière croissante, la
forme d’un produit financier
individuel flexible, ressemblant
aux produits financiers classiques.
C’est une fort bonne chose (2).
Ce développement à grande
échelle du microcrédit est une
preuve que même les secteurs les
plus capitalistes et les plus orientés
vers le profit, peuvent virer de
bord et apporter au monde entier
une nouvelle vision des affaires et
de la finance. Le tout est d’être
capable d’en prendre le risque,
d’imaginer de nouveaux modèles
bancaires, de nouvelles approches
de financement, bref de
développer un marketing bancaire
qui soit radicalement différent.
Et, visiblement cela fonctionne. La
Grameen Bank a accordé environ
3 milliards d’euros à plus de
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2,4 millions d’emprunteurs, parmi
les plus pauvres, au Bangladesh.
Quant au risque, il semblerait bien
qu’il soit finalement fort limité,
comme nous allons le voir et
l’expliquer un peu plus loin. Alors,
que demander de plus ?
Le local prime
Ces opérations de mise en marché
de microcrédits encouragent le
développement des microprojets
au niveau local, plutôt qu’au
niveau global. Cela permet
d’induire les mutations nécessaires
à la base. Cela crée un maillage de
104 – Christian DUSSART
départ dans les pays concernés,
souvent ceux en voie de
développement (2). C’est plus
efficace car il y a un effet
d’entrainement. Cela se traduit par
un effet de levier qui permet d’agir
efficacement auprès de ceux qui
prennent des initiatives et qui
s’engagent.
Et l’engagement est tel que les
taux de remboursements des prêts
sont époustouflants, atteignant
même les 98 %, comme au Brésil,
par exemple, avec les clients de la
banque ABN AMRO REAL (3). Le
phénomène de communauté et de
solidarité favorise encore plus le
remboursement des prêts.
C’est en Amérique latine que ce
système connait un essor
considérable. Et il est fort possible
que cette approche de la
microfinance contribue de façon
très significative au démarrage
économique fort et durable de
certains pays qui pourraient sortir
de leur marasme économique et
devenir de très grands acteurs
économiques dans le cadre de la
mondialisation des marchés. Nous
pensons ici en particulier au Brésil,
bien que la Bolivie (4) apparaisse
aussi comme un des pays les plus
avancés et les plus compétitifs de
la microfinance.
Pas uniquement
les pays en voie
de développement
Mais les populations les plus
pauvres ne se trouvent pas dans les
seuls pays en voie de
développement. Même dans des
pays comme la France,
l’appauvrissement est un
phénomène social reconnu et
préoccupant. Au risque de paraitre
cynique, ces pauvres constituent
non seulement un marché
potentiel pour les banques qui
oseront s’y risquer, mais aussi une
voie pour redonner du souffle à
une couche de la population qui
en a bien besoin et qui peut fort
bien apporter une valeur ajoutée
significative à la totalité de
l’économie des pays concernés.
Il ne faudrait pas que l’offre de tels
microcrédits se limitent – dans les
pays dits développés – à des clubs
d’investisseurs soucieux de la
pauvreté (par exemple en France,
les Clubs d’Investisseurs pour une
Gestion Alternative et Locale de
l’Épargne Solidaire, mais aussi les
CIGALES, ou encore
GUARRIGUE). Il est grand temps
que les grandes banques privées
franchissent le pas et incluent dans
leur portefeuille de produits
financiers ces fameux
microcrédits. Il s’agit là d’une
responsabilité sociale, d’une forme
de morale professionnelle et d’une
preuve d’éthique dans les affaires.
Développer
un positionnement
bancaire social,
équitable
et responsable
Tout devient équitable, il est vrai.
À un point tel que cela en devient
indécent. Mais si l’on met de côté
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ces abus d’appellation, est-il
possible de penser à des banques
privées de développement, autres
que des organismes
internationaux de développement
et qui déploieraient des
positionnements tournés vers
l’engagement social, le
microcrédit et le respect de
l’environnement tout à la fois ?
Cela peut sembler a priori
inconcevable, ou tout au moins
peu probable dans l’immédiat.
Et pourtant, c’est ce qui se produit
actuellement, et avec succès, au
Brésil, dans le cas de la banque
ABN AMRO REAL qui est un cas
d’étude exceptionnel.

Conformément à son
positionnement social au Brésil,
qui ne correspond pas au
positionnement corporatif du
holding bancaire auquel elle
appartient et qui siège en
Hollande, cette banque prête aux
pauvres, s’impose des
comportements sociaux et
environnementaux responsables,
les impose aussi à ses fournisseurs.
Elle s’implique dans les
communautés les plus pauvres et
celles qui en ont le plus besoin.
Et les résultats financiers sont au
rendez-vous. Les derniers états
financiers publiés cette année
montrent que ce nouveau modèle
de marketing bancaire est non
seulement viable, mais qu’il est
socialement constructif et rentable
à la fois. Ce modèle bancaire est
important. Il faut qu’il dure.
Bien entendu
les critiques
ne manquent pas
Il était inévitable que certaines
critiques fusent. Elles viennent
souvent de gens que ce
phénomène dérange. De ceux qui
devaient lutter contre la pauvreté
et non pas su ou vraiment voulu le
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faire. De ceux qui au sein de
grandes organisations
internationales (mondiales ou
continentales) ont pensé plus à
leur bien être personnel qu’à celui
des pauvres qu’ils étaient sensés
servir. De ceux qui voient en ce
développement un détournement
d’idées politiques et qui regrettent
que ce mécanisme de marché
bancaire détourne les actions des
autres programmes comme la
santé, l’éducation ou l’eau...
Mais qu’en pensent les principaux
concernés ? C’est-à-dire qu’en
pensent les pauvres eux-mêmes ?
Ils nous disent que face à leur
misère profonde, ils n’ont tout
simplement pas le choix et qu’ils
préfèrent compter sur eux-mêmes
que sur toute autre assistance
mondiale plus ou moins précaire,
politisée, bureaucratique et
surtout, plus ou moins certaine
d’arriver. Bref, ils veulent prendre
leurs affaires en mains, et les
microcrédits sont une façon de
leur donner vraiment leur chance,
de prendre leurs responsabilité.
C’est tout ce qu’ils demandent. Et,
encore une fois, ils remboursent
leurs prêts.
Cela fait tâche
d’huile
Ce qui est remarquable, c’est que
ce phénomène de microcrédit a
changé de façon radicale
l’approche du marketing bancaire
de certaines banques privées,
même au sein de marchés
domestiques très riches comme les
USA. Elle a servi d’inspiration.
C’est le cas de la Wells Fargo (4).
Son président déclare que la
soi-disant « espèce » des clients
non rentables, et donc pas
intéressants pour une banque,
n’existe pas. Selon lui, il n’y a pas
de « mauvais » clients. Mais il y a
des banques qui ne travaillent pas
assez fort pour transformer ces
derniers en des « bons » clients.
Cette banque veut faire sa part au
sein de sa communauté et servir
tout le monde. Ses dirigeants ne
veulent pas d’une banque élitiste.
Ils croient aussi fermement que
leur institution financière peut
être rentable avec tous les
segments de la société. Et d’ajouter
qu’ils auront vraisemblablement à
travailler plus fort avec les
segments aux plus faibles revenus,
mais qu’un manque éventuel de
rentabilité à ce niveau là sera de
leur faute, et non de celle des
clients concernés.
C’est un revirement de vision
radical. C’est donner la priorité au
Décisions Marketing No 45 Janvier-Mars 2007 – 105
À propos de ●
long terme. Pour réussir, il faut
que l’exécution des opérations
bancaires soit extrêmement
efficace et productive. Cela n’est
possible que par l’instauration
d’une culture interne forte au sein
de la banque et qui soit résolument
tournée vers des valeurs sociales
de pointe et profondes. C’est ce
qu’a compris cette banque. Le
côté multiculturel des personnels
de contact permet de bien
meilleures relations avec les
clients de toutes races et ethnies.
C’est plus dur à réaliser qu’un
modèle bancaire traditionnel, mais
si l’exécution est efficace, alors les
résultats de la banque peuvent
même dépasser ceux du secteur.
Et c’est ce que démontre avec brio
cette banque, puisque la valeur
boursière de cette dernière
dépasse largement l’index des
banques du S&P 500.
Conclusion
Certaines grandes banques
internationales, ou mondiales,
dites de développement (et que
nous ne citerons pas ici),
s’inquiètent à juste titre de la
montée en puissance de ce
phénomène du microcrédit et de
la microfinance qui est alimentée
par des banques privées.
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Si elles s’inquiètent, c’est qu’elles
doivent avoir de bonnes raisons,
n’est ce pas ? Il est vrai qu’il y a de
quoi se poser certaines questions
sur leur efficacité. Beaucoup
d’idées préconçues, d’affirmations
et d’attitudes péremptoires volent
en éclat, et c’est fort bien ainsi.
Une concurrence plus ouverte
dans le domaine du
développement ne peut être que
bénéfique. Ce marché du
développement n’appartient de
droit à personne. Ce n’est pas
parce qu’une banque de
développement trouve ses racines
dans les pays d’un continent
donné, qu’elle doit se targuer d’un
 ● Microcrédit et marketing bancaire
droit de préséance et faire comme
bon lui semble. La pauvreté ne
connait pas les frontières et elle
n’appartient à personne, sauf à
ceux qui en souffrent vraiment.
Tout ce qui arrive est
particulièrement positif. Cela va
peut être sonner un réveil général
auprès de toutes les institutions
financières, qu’elles soient
institutionnelles ou privées.
En plus, il est grand temps de
regarder les choses différemment.
Ce n’est pas toujours avec des gros
joueurs que l’on fait de l’argent,
car leur taille est aussi importante
que le risque encouru qui leur est
propre. On peut donc jouer gros,
et perdre gros. Hélas pour
monsieur Pareto et pour sa loi des
80/20. Que faire des 80 % qui ne
contribuent pas suffisamment aux
profits ? Mais aussi, comment
éliminer les 20 % (différents des
20 % les plus rentables) qui
alimentent les 80 % des ennuis et
des pertes ? Et bien, revoir ses
pratiques bancaires, retrousser ses
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106 – Christian DUSSART
manches et faire en sorte que ces
gens puissent devenir rentables
eux-aussi, en leur permettant de
profiter des leviers financiers mis
à leur disposition pour s’en sortir !
Avec tant de pauvres dans le
monde, la « chose » bancaire doit
être différente. Il s’agit d’une
question de survie. L’implication
de ces populations est forte. Alors
autant changer les attitudes des
stratèges, revoir les
positionnements et aller chercher
des micromarchés, qui sont à la
recherche de microcrédits, qui
constituent des « microrisques », et
qui génèrent des « maxi chances »
de développement pour ceux qui
en ont le plus besoin. Sachant ici
que c’est souvent aux femmes que
sont octroyés ces microcrédits, car
elles sont les plus fiables. Ce sont
elles les vrais moteurs du
changement social.
Dans cette perspective, le monde
de la finance, via l’avènement de
la micro finance, redorera son
image sociale et éthique. N’est-ce
pas là une façon de créer des
banques de « valeur » ?
◆
Références
(1) Dussart, C. (2005), Licencier ses
clients, Décisions Marketing, 38,
91-94.
(2) Wikipedia, Micro credit,
http://fr.wikipedia.org
(3) Kanter R. et Reisen de Pinho R.
(2005), ABN AMRO REAL :
Banking on Sustainability, étude de
cas, Harvard Business School, 24 p.
(4) Kennedy R. (2002), Banco
Solidario : The Business of
Microfinance, étude de cas, Harvard
Business School, 21 p.
(5) Zachary P. (2006), Bank
Different, Business 2.0, juin,
101-103.
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