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perdue
Gilles N’Goala, Isabelle Collin-Lachaud
Dans Décisions Marketing 2022/1 (N° 105), pages 5 à 9
Éditions EMS Editions
ISSN 0779-7389
DOI 10.3917/dm.105.0005
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Marketing et influence :
à la recherche d’une légitimité perdue
Gilles N’Goala et Isabelle Collin-Lachaud
Co-Rédacteurs en chef de Décisions Marketing
La pratique du marketing s’inscrit majoritairement dans une perspective d’influence des consom-
mateurs, des fournisseurs, des distributeurs et d’un ensemble de parties prenantes. Alors que le
marketing dit d’influence connaît un engouement sans précédent, l’idée même d’un marketing
sans influence laisse songeur. Le marketing peut en effet difficilement se comprendre sans réfé-
rence aux stratégies de persuasion, de séduction, d’incitation, de prescription, de recommanda-
tion, voire de coercition, ou en d’autres termes d’influence. Dès les années 1960, de nombreux
auteurs ont ainsi critiqué la façon dont le marketing altère les processus de décisions des consom-
mateurs et les conduit à adopter des comportements ou à adopter des attitudes qu’ils n’auraient
jamais développés autrement. Cette question est d’autant plus prégnante lorsque ces stratégies
causent potentiellement des dommages (produits dangereux pour la santé ou l’environnement
par exemple) ou ciblent des consommateurs vulnérables en raison de leurs incapacités physiques,
économiques ou culturelles (Palmer et Hedberg, 2013 ; Smith et Cooper-Martin, 1997). Certains
auteurs ont ainsi développé une perspective normative prescrivant aux managers des principes,
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D’abord, la source de l’influence est-elle légitime à influencer les consommateurs, les citoyens,
les publics, etc. ? Cette légitimité du marketing et de ses stratégies est modelée et influencée par
la société, par ses valeurs culturelles et ses valeurs morales (Diet, 2018 ; Diet et N’Goala, 2019).
Ainsi que l’avait énoncé Weber (1919), l’exercice de l’autorité, du pouvoir et de l’influence pose
irrémédiablement la question de sa justification par des formes de légalité (soumission au règle-
ment général sur la protection des données par exemple), de tradition (usages reconnus et accep-
tés depuis longtemps) ou de charisme de ses auteurs (leadership des GAFAM dans l’innovation
numérique par exemple). En d’autres termes, les entreprises, les marques, les pouvoirs publics,
N’Goala G. et Collin-Lachaud I. (2022), Marketing et influence : à la recherche d’une légitimité perdue, Décisions
Marketing, 105, 5-9.
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les musées, les institutions de l’enseignement supérieur, etc. sont-ils légitimes à nous influencer,
et si oui, pourquoi ? La question se pose aussi de savoir si, à l’échelle de la société, les nouvelles
pratiques d’influence (nudge, marketing digital, marketing d’influence, techniques d’engage-
ment, etc.) sont « souhaitables, convenables ou appropriées au sein d’un système socialement
construit de normes, valeurs, croyances et définitions » (Suchman, 1995). Le monde changeant
rapidement, les registres de légitimation des stratégies d’influence doivent forcément évoluer. La
plupart des stratégies d’influence trouvent encore leur légitimité pragmatique dans le fait qu’elles
paraissent bénéfiques pour de nombreuses parties prenantes (collaborateurs, consommateurs,
actionnaires ou société dans son ensemble). Les discours sur l’efficacité et la performance des
stratégies de communication, en maniant par exemple l’humour ou l’humilité de la marque, en
modifiant un logo ou en plaçant des marques sur les réseaux sociaux (voir articles de ce numéro
de DM), participent de cette logique où la pérennité et le développement de l’entreprise justifient
le recours à des techniques et à des métriques incontournables. Il en est aussi ainsi des actions
de marketing social qui s’appuient sur l’idée qu’un changement de comportement (tri des déchets
par exemple) serait bénéfique à la fois à l’individu concerné et à la société dans son ensemble.
Par ailleurs, les stratégies d’influence prennent également une légitimité cognitive dans le sens
où elles deviennent « inévitables » dans l’environnement économique, concurrentiel et techno-
logique actuel (impossible de ne pas faire de marketing digital ou de collecter de la donnée par
exemple), et sont parfaitement compréhensibles par les collaborateurs et les multiples parties
prenantes (consommateurs, pouvoirs publics, etc.). La légitimité morale de ces décisions, c’est-
à-dire l’idée que c’est « la bonne chose à faire » dans l’environnement en question, soulève en
revanche davantage de débats. Pour les décideurs, cela revient notamment à estimer les consé-
quences de leurs actes (légitimité morale conséquentielle), c’est-à-dire aussi bien leurs externali-
tés positives que négatives, et à s’assurer d’avoir adopté de « saines pratiques » et fait des efforts
sincères pour réduire les risques d’impact négatif (légitimité morale procédurale). Par exemple,
les stratégies d’influence sur les réseaux sociaux peuvent potentiellement dégrader le bien-être
des utilisateurs (addiction, narcissisme, anxiété, etc.) et doivent être compensées par des appels
à la responsabilité et aux bonnes pratiques (éducation des jeunes, lutte contre les fake news,
conseils d’utilisation, information sur les sources d’influence, etc.).
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Ensuite, les modalités de l’influence soulèvent, de manière inhérente, des dilemmes éthiques
car il subsiste des risques importants de manipulation, de tromperie, d’opportunisme ou d’ex-
ploitation des vulnérabilités des consommateurs. Le soupçon de manipulation est profondément
attaché au marketing dans la mesure où le marketeur, le communicant ou l’influenceur peuvent
potentiellement violer ou négliger l’autonomie, les besoins, les désirs et la personnalité des
Éditorial – 7
Mais le recours aux émotions (peur, honte, culpabilité, humour, etc.), aux normes sociales ou
encore l’exploitation de ses réponses automatiques et de ses biais cognitifs et affectifs (système 1
dans les nudges) posent des dilemmes éthiques aux décideurs. Ce qui peut paraître justifié et légi-
time pour une cause sociale (accès à la culture par exemple), sanitaire (lutte contre la pandémie
par exemple) ou environnementale (tri des déchets par exemple) ne l’est plus lorsqu’il s’agit de
vendre davantage de produits ou services, de réduire les coûts et les emplois et de maximiser la
création de valeur pour la firme. De même, les techniques de séduction, d’engagement ou encore
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Les six articles de ce numéro interrogent, selon des perspectives différentes, la manière dont
l’influence est conçue, pensée, réfléchie et exécutée à des fins de performance économique ou
sociétale. En filigrane de ces articles se posent aussi, implicitement, des questions de légitimité
et d’éthique de ces stratégies d’influence.
Julien Grobert, Caroline Cuny et Marianela Fornerino envisagent le rôle du logo dans les rela-
tions que les clients et prospects établissent avec un établissement d’enseignement supérieur. Ils
recourent alors à des mesures implicites et explicites pour analyser la manière dont le logo agit
sur les représentations et les préférences des individus. Avec le temps, le changement de logo
devient de mieux en mieux accepté, ce qui souligne ainsi la capacité des marques à influencer les
individus au travers de processus conscients et inconscients et à obtenir d’eux un consentement
ou une adhésion au changement.
Camille Lacan et Laurent Botti s’interrogent quant à eux sur la manière de « promouvoir une
destination touristique via l’engagement des internautes ». Ils soulignent comment la mise en
valeur des paysages naturels sur les réseaux sociaux, en comparaison d’autres éléments d’attracti-
vité (culture, gastronomie ou héritage), accentue significativement l’engagement des internautes.
Au-delà de la performance attendue, les offices de tourisme légitiment aussi leurs actions par la
nécessité d’attirer des touristes à des fins économiques et de co-construire la destination.
culturelle numérique sera dominée par des expériences ludiques et lucratives où la culture sera
un décor »1.
Enfin, dans l’article de Kimberley Girardon, Patrick Gabriel et Mickaël Dupré sur « l’incitation
au tri des déchets » (expérimentation de signalisations sur point d’apport volontaire), des nudges
sont testés et leur efficacité est mise en doute par rapport aux stratégies informationnelles et de
sensibilisation opérées par les pouvoirs publics. Le recours aux nudges est toutefois légitimé par
la cause qui est soutenue, c’est-à-dire la nécessité de mieux trier les déchets pour préserver l’envi-
ronnement (en Corse dans cette étude).
Bonne lecture.
Références
Bourcier-Béquaert B. et Toti J.-F. (2021), Comment les praticiens (marketeurs) jugent-ils de l’éthique de leurs
pratiques ? Une étude qualitative dans le secteur pharmaceutique, Décisions Marketing, 104(4): 89-117.
Deighton J. et Grayson K. (1995), Marketing and seduction: building exchange relationships by managing social
consensus, Journal of Consumer Research, 21 (March): 93-109.
Diet F. (2018), De la légitimité perçue du marketing à sa mise en pratiques : une étude empirique auprès des
experts-comptables, Thèse EDBA soutenue le 23 octobre 2018 à Paris Dauphine.
Diet F. et N’Goala G. (2019), Les effets de la légitimité perçue du marketing sur sa mise en pratiques : une étude
empirique auprès des experts-comptables, Actes du 35e congrès de l’association française du marketing,
Le Havre, 15-17 mai.
Hunt S. et Vitell S. (1986), The general theory of marketing ethics: a revision and three questions, Journal of
Macromarketing, (26): 143-153.
McKinley M. M. (2011), Ethics in Marketing and Communications: Towards a Global Perspective, Ed. Palgrave
Macmillan, Business & Management Collection, 144 p.
N’Goala G. (2015), Opportunism, Transparency, Manipulation, Deception and Exploitation of Customers’ Vulne-
rabilities, in B. Nguyen, L. Simkin, A. I. Canhoto (eds), The Dark Side of CRM: Customers, Relationships
and Management, Routledge Editor: London, 322 p.
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1/ « Demain, l’offre culturelle numérique sera dominée par des expériences ludiques et lucratives où la culture
sera un décor », Michel Guerrin, rédacteur en chef au Monde, publié le 18 février 2022.