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Des transferts aux apprentissages : réflexions à partir des

nouveaux modes de gestion du développement


économique local en Bulgarie
Thierry Delpeuch, Margarita Vassileva
Dans Critique internationale 2010/3 (n° 48), pages 25 à 52
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1290-7839
ISBN 9782724631906
DOI 10.3917/crii.048.0025
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 05/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 105.73.96.140)

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Des transferts
aux apprentissages :
réflexions à partir
des nouveaux modes
de gestion
du développement
économique local
en Bulgarie
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par Thierry Delpeuch et Margarita Vassileva

l
es sciences politiques connaissent aujourd’hui un engoue-
ment pour les phénomènes de circulation internationale de solutions d’action
publique. Dans un article récent, nous avons dressé un bilan des savoirs pro-
duits par ce domaine de recherche appelé policy transfer studies 1. La principale
critique que nous avons formulée à l’encontre de cette littérature est sa ten-
dance à limiter son ambition théorique à l’établissement de distinctions entre
les différentes catégories de transferts. De fait, très peu de travaux s’attachent
à élaborer des idéaux types et des modèles explicatifs permettant de
comprendre non seulement les processus par lesquels s’opèrent ces transferts,
mais aussi les changements qu’ils provoquent dans le contexte de réception.
Pour comprendre les transferts en action et leurs effets, nous proposons donc

1. Thierry Delpeuch, « L’analyse des transferts internationaux de politiques publiques : un état de l’art », Questions
de recherche, 27, 2008 (http://www.ceri-sciences-po.org/cerifr/publica/question/qdr.php).
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ici quelques réflexions sur le rôle et la place de différents types de transferts


dans l’apprentissage de nouvelles modalités d’action par des administrations
publiques en voie de modernisation.
Pour cela, nous nous appuyons, d’une part, sur une analyse systématique des
littératures scientifiques consacrées aux phénomènes de policy transfer et de
policy learning, d’autre part, sur une étude empirique, laquelle porte sur la
façon dont les acteurs politiques et administratifs des municipalités de
Bulgarie ont reçu et mobilisé des solutions originaires des anciens États
membres de l’UE et des États-Unis pour concevoir et mettre en œuvre des
politiques de développement économique local (DEL) 2.
Un tel terrain d’enquête se prête particulièrement bien à l’observation
des relations entre apprentissages et transferts. Les mutations
postcommunistes et celles liées à l’intégration européenne ont en effet
contraint les communes ayant la volonté d’agir pour favoriser le déve-
loppement économique de leur territoire à effectuer un grand nombre
d’apprentissages en un temps relativement court. Des transferts interna-
tionaux de diverses natures ont occupé une place importante dans la plu-
part de ces apprentissages aux côtés d’autres sources d’acquisition de
nouveaux savoirs et savoir-faire : leçons tirées des expériences vécues
par soi-même et par les homologues des communes voisines, constitu-
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tion de forums régionaux et nationaux dédiés aux politiques de DEL,
dynamiques de professionnalisation des personnels municipaux, savoirs
dispensés dans le cadre des politiques régionales conduites par l’État
bulgare et par l’Union européenne.
Le croisement des deux approches du changement de l’action publique que
sont les policy learning studies et les policy transfer studies apparaît fructueux à
plusieurs égards. La littérature consacrée au policy learning s’est surtout inter-
rogée sur les conséquences des apprentissages en termes de transformation

2. Dans le cadre de ce travail de terrain, réalisé avec le soutien de l'Agence nationale de la recherche (Programme
SHS Apprentissage, connaissances et société), nous avons réalisé, en 2007, 2008 et 2009, 104 entretiens et focus
groups avec des responsables ministériels et municipaux, des experts internationaux, nationaux et locaux du déve-
loppement local, des investisseurs étrangers, des organisations représentatives d’acteurs économiques et d’élus
locaux. Ces interviews ont été effectuées dans trois sites : à Sofia, dans huit communes de la vallée de la Mesta (ter-
ritoire situé dans les massifs montagneux du Sud-Ouest de la Bulgarie qui connaissait, au moment de l’enquête,
une dynamique de développement du tourisme que toutes les villes ne parvenaient pas à réguler) et dans la région
de la Dobroudja (territoire du Nord-Est du pays, où la gestion des ressources en eau est un enjeu crucial pour le
développement du principal secteur de l’économie locale, l’agriculture). Les entretiens ont été complétés par
l’observation directe de réunions de conseils municipaux et d’assemblées d’ONG, ainsi que par l’observation par-
ticipante des actions conduites par une équipe d’experts européens dans le domaine de l’eau en Dobroudja. Trois
thèmes ont été étudiés : les politiques de création de business parks par les municipalités, les politiques de dévelop-
pement de l’industrie touristique, les politiques de développement des réseaux de distribution d’eau et d’adapta-
tion au réchauffement climatique.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 27

des normes et des idées orientant les politiques publiques 3. En revanche, elle
a peu prêté attention aux structures, dispositifs et mécanismes sociaux
contribuant au déroulement des processus d’apprentissage en action 4. Cette
prise en considération insuffisante des jeux d’acteurs constitue une lacune
importante, dans la mesure où l’apprentissage ne saurait être réduit à un phé-
nomène purement individuel, de nature intellectuelle (comment les individus
assimilent-ils de nouveaux savoirs et quels usages en font-ils ?). Pour com-
prendre les apprentissages, il faut analyser les processus d’action collective
qui se déploient au sein de configurations hétérogènes d’institutions, d’orga-
nisations et de professions, dont certaines sont soumises à des influences
étrangères. Les apprentissages ont en effet une dimension politique affirmée
et comportent des processus d’import-export de savoirs 5. De plus, les littéra-
tures traitant de policy learning et d’organizational learning ont tendance à
appréhender l’apprentissage essentiellement comme un processus endogène,
dans une perspective de sociologie des organisations (comment une organisa-
tion tire-t-elle les leçons de sa propre expérience et les met-elle à profit pour
mieux s’adapter à son environnement et améliorer son efficacité ?). De ce fait,
elles sont amenées à sous-estimer la portée des sources exogènes telles que les
transferts intersectoriels ou internationaux de modèles ou de solutions
d’action. La littérature sur le policy transfer, quant à elle, ne s’est pas suffisam-
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ment appuyée sur les acquis des recherches consacrées aux apprentissages
institutionnels et organisationnels. Ces deux sous-disciplines ont pourtant un
bon nombre de problématiques en commun 6.
Les politiques de DEL peuvent être définies pour les besoins de notre
recherche comme une catégorie d’action publique ayant pour finalité l’amé-
lioration des facteurs qui favorisent le développement des activités
économiques sur un territoire infranational (une région, une commune ou un
groupement de communes). Nous nous intéressons ici essentiellement aux
politiques menées au niveau des municipalités. En Bulgarie comme dans la
plupart des pays européens, les communes fournissent en effet tout un

3. Colin J. Bennett, Michael Howlett, « The Lessons of Learning: Reconciling Theories of Policy Learning and
Policy Change », Policy Science, 25 (3), 1992, p. 288.
4. Georges J. Busenberg, « Learning in Organizations and Public Policy », Journal of Public Policy, 21 (2), 2001,
p. 173.
5. Mark Easterby-Smith, John Burgoyne, Luis Araujo, « Organizational Learning: Current Debates and
Opportunities », dans M. Easterby-Smith, J. Burgoyne, L. Araujo, (eds) Organizational Learning and the Learning
Organization: Developments in Theory and Practice, Londres, Sage, 1999, p. 12.
6. Bien que notre étude empirique porte sur un pays qui a intégré l’Union européenne en 2007, notre réflexion théo-
rique se rapporte assez peu à l’abondante littérature scientifique consacrée au mouvement d’européanisation des pays
d’Europe centrale et orientale. Ce choix est lié à l’objectif particulier qui est ici le nôtre : enrichir les policy transfer
studies et les policy learning studies, plutôt que d’analyser les transformations contemporaines des politiques locales en
Bulgarie dans une perspective d’area studies et d’études européennes.
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ensemble de biens et de services qui contribuent directement au DEL : entre


autres, extension et entretien d’infrastructures nécessaires au fonctionnement
des entreprises, octroi aux investisseurs de terrains et de bâtiments, allège-
ment des taxes locales et aides financières aux entreprises, amélioration de la
qualité des ressources humaines disponibles sur le territoire par le biais de la
formation professionnelle.
La notion d’apprentissage désigne le processus par lequel un acteur acquiert
de nouvelles connaissances et compétences qui l’amènent à changer durable-
ment ses manières de penser et d’agir 7. Nous nous concentrons ici sur un
genre bien particulier d’apprentissage : l’adoption par les municipalités de
modes de rationalisation de leur action dans le domaine du DEL 8, adoption
qui leur permet d’accroître leur capacité à repérer les opportunités de DEL,
d’élaborer des plans d’action pour exploiter lesdites opportunités, de
mobiliser les moyens et les soutiens qui sont à leur portée pour parvenir aux
objectifs qu’elles se sont fixés, enfin, de mesurer les coûts et les avantages des
différentes solutions possibles et d’anticiper leurs effets.
Pour autant, notre propos n’est pas d’adopter une perspective de sciences de
gestion (à l’usage des fournisseurs d’aide au développement) pour réfléchir
aux stratégies d’exportation les mieux à même d’aboutir à l’adoption
« réussie » par les acteurs locaux des solutions prônées par les entrepreneurs
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internationaux de transferts. Si nous posons effectivement la question de
l’efficacité de ces opérations en nous référant à certains critères d’évaluation
de leur impact qui sont ceux des exportateurs, c’est uniquement pour avoir
une échelle de comparaison qui nous permette de mesurer la portée de diffé-
rents types de transferts en termes d’apprentissages. Nous considérons qu’il y
a eu apprentissage quand les acteurs locaux s’approprient et mettent en
œuvre, sous une forme nécessairement transformée par rapport au modèle
promu par l’exportateur 9, des savoirs et savoir-faire tenus pour « modernes »

7. Leann M. Brown, Michael Kenney, « Organizational Learning: Theoretical and Methodological


Considerations », dans Leann M. Brown, Michael Kenney, Michael Zarkin (eds) Organizational Learning in the
Global Context, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 3-4.
8. Nous faisons ici référence à la notion wébérienne de rationalité en finalité, entendue comme une façon particulière
de déterminer une activité sociale par la mise en rapport mûrement réfléchie d’objectifs que l’on se propose
d’atteindre, de ressources dont on estime pouvoir disposer et de conséquences subsidiaires que l’on souhaite éviter.
Max Weber, Économie et société. Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, p. 55 et 57. La finalité dont il est question
ici est celle que prônent les acteurs internationaux de l’aide au développement, à savoir le développement écono-
mique du territoire communal. Nous ne doutons pas que l’action d’un élu ou d’un fonctionnaire local bulgare puisse
être rationnellement orientée vers d’autres finalités – l’enrichissement personnel par exemple – illégitimes aux yeux
de ces mêmes acteurs internationaux. Notre analyse n’implique aucun jugement de valeur sur les finalités poursuivies
par les acteurs locaux bulgares ni sur leur aptitude à agir rationnellement : nous avons simplement fait le choix d’étu-
dier la capacité de différents types de transferts dédiés à la rationalisation des politiques de DEL à provoquer des évo-
lutions globalement conformes aux finalités visées par les promoteurs de ces transferts.
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par les agents de transfert. Cela n’implique aucun jugement de notre part
quant aux inconvénients et aux avantages que ces éléments transplantés
représentent pour les adoptants.
La notion de transfert est ici entendue comme l’import-export de solutions
d’action publique développées dans un contexte vers un autre contexte 10. Elle
ne désigne pas seulement la circulation internationale d’éléments de politique
publique, mais aussi des déplacements entre secteurs d’activités, territoires et
organisations à l’intérieur d’un même espace national. Pour les besoins de
notre démonstration, nous répartissons tout d’abord les transferts en fonc-
tion de la nature des entités mises en circulation : programmes, instruments
ou compétences politiques 11, ensuite selon qu’ils s’opèrent verticalement entre
des acteurs liés entre eux par des rapports de dépendance ou de subordina-
tion, ou horizontalement, à travers des relations non hiérarchiques telles que
des échanges marchands, des réseaux d’interconnaissances, des associations
professionnelles, enfin, selon le type d’action pédagogique mis en œuvre pour
transmettre à l’adoptant les normes et procédures d’usage des instruments
transposés. À cet égard, nous distinguons l’apprentissage qui s’opère par le
biais de la mise en application « en conditions réelles » des solutions impor-
tées (learning by doing) et celui qui est réalisé à travers la transmission de
savoirs théorisés (learning by discourse) dans un contexte autre que le lieu de
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travail (voyage d’étude à l’étranger, séjour dans un centre de formation, etc.).
Notre question est la suivante : quels sont les types de transferts qui ont les
plus grandes chances de susciter chez le destinataire l’apprentissage effectif
de nouvelles pratiques ? Soit, dans le cas de notre étude empirique : par quels
types de transferts la rationalisation des politiques de DEL a-t-elle été intro-
duite dans les communes bulgares ?

9. Selon nous, le degré de reproduction à l’identique de la solution préconisée par l’exportateur ne constitue pas un
indicateur pertinent de la portée des transferts. Nous estimons qu’un transfert a eu un impact à partir du moment où
il inspire – plus ou moins grossièrement – un changement des pratiques qui avaient cours dans le contexte de récep-
tion, étant entendu qu’une telle transformation recèle toujours une part d’adaptation/innovation par rapport au
modèle exporté et une part d’imitation. T. Delpeuch, « L’analyse des transferts internationaux de politiques
publiques : un état de l’art », cité, p. 54-58.
10. David P. Dolowitz, Policy Transfer and British Social Policy: Learning from the USA?, Buckingham, Philadelphia,
Open University Press, 2000, p. 5.
11. Nous nous inspirons ici de la typologie élaborée par Peter May, qui distingue social policy learning (apprentissage
de référentiels d’action publique), instrumental policy learning (apprentissage d’instruments d’action publique) et poli-
tical learning (apprentissage de stratégies et techniques de lutte dans l’arène politique). Peter J. May, « Policy
Learning and Failure », Journal of Public Policy, 12 (4), 1992, p. 332. Le transfert de compétences politiques a pour but de
procurer au destinataire des aptitudes qui lui permettent de promouvoir sur la scène politique sa vision du problème
et des réponses appropriées : connaissance des arguments efficaces pour obtenir tel ou tel type de soutien, maîtrise
des techniques de lobbying, notamment.
30 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

Pour répondre à ces questions, il faut au préalable étudier l’évolution des


capacités d’apprentissage des municipalités bulgares au cours de la période
considérée. Rien ne sert en effet de s’interroger sur l’éventuelle efficacité des
différents types de transferts avant de savoir si les destinataires sont en état ou
non d’assimiler le moindre apport extérieur. Cinq ensembles d’activités de
transferts seront examinés sous l’angle de leur portée en termes d’apprentis-
sages. Les deux premiers – politique nationale de développement régional et
coopération technique internationale – correspondent aux efforts de transfert
entrepris par des acteurs de niveau supérieur. Les trois autres – propagation
de nouvelles solutions par effet de voisinage, transmission depuis les
entreprises privées vers les administrations publiques, diffusion assurée par
les experts et les professionnels du DEL – recouvrent pour l’essentiel des
formes horizontales de circulation.

Les capacités différentielles des communes à tirer les leçons de leur expérience

Sous le régime communiste, le développement économique local relevait de


la planification centralisée. Dans ce domaine comme dans les autres, les
municipalités n’avaient pas la possibilité de prendre des initiatives
indépendamment du pouvoir central. Les transformations institutionnelles
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intervenues au début des années 1990 ont amorcé un timide mouvement de
décentralisation en faisant de la commune la seule autorité locale à bénéficier
d’une autonomie de décision par rapport au gouvernement central. La loi de
1991 sur le gouvernement et l’administration au niveau local a donné compé-
tence aux conseils municipaux pour lancer des plans de développement. Un
champ d’action tout nouveau a ainsi été ouvert aux responsables politico-
administratifs des communes. Or les municipalités étaient extrêmement
démunies, tant en termes de ressources intellectuelles qu’en moyens
humains, financiers et matériels, pour faire face à une telle responsabilité. En
matière de politiques de DEL, elles n’avaient aucune expérience de cette
fonction, qui était auparavant assumée par le parti unique, les ministères et les
unités de production économique locales 12. Elles avaient donc tout à
apprendre, ce qui impliquait pour elles d’acquérir une vaste palette de savoir-
faire dont certains étaient parfaitement inédits dans la Bulgarie
postcommuniste : animation de partenariats public-privé, montage de dos-
siers de demande de financements internationaux, communication en direc-
tion des investisseurs étrangers.

12. François Bafoil, Europe centrale et orientale. Mondialisation, européanisation et changement social, Paris, Presses de
Sciences Po, 2006, p. 286.
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Les capacités d’apprentissage des communes bulgares 13 ont progressé gra-


duellement et de manière très inégale selon les sites, sous l’effet de trois
évolutions majeures : l’autonomisation des municipalités vis-à-vis des jeux
politiques nationaux ; le recul, dans certains centres régionaux, des modes
patrimonialistes d’exercice du pouvoir politique, principalement sous l’effet
du jeu de la démocratie locale ; la modernisation de la fonction publique
impulsée par les États-Unis et l’Union européenne.

Le manque de moyens et d’autonomie financière

Durant la phase de mutations postcommunistes, les municipalités bulgares


ont manqué à la fois des ressources et des marges d’autonomie indispensables
à la réalisation d’apprentissages. Cette pénurie de moyens était due bien évi-
demment à la succession de crises économiques, financières et politiques qui
ont secoué le pays au cours de la première moitié des années 1990. Elle a été
cependant aggravée par la décentralisation opérée en 1991, qui a confié aux
communes la responsabilité nouvelle de gérer tout un ensemble de presta-
tions – dans les domaines social, sanitaire, scolaire et culturel – sans leur
fournir pour autant les ressources et les savoir-faire nécessaires 14.
En effet, la décentralisation de l’autorité politique ne s’est pas accompagnée
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de celle des ressources financières. Les municipalités bulgares n’ont obtenu
que très peu de ressources fiscales propres. Elles restaient donc extrêmement
dépendantes des dotations octroyées par le gouvernement central, lesquelles

13. Les organizational learning studies recensent parmi les facteurs, qui, d’une manière générale, sont susceptibles de
favoriser les apprentissages dans une organisation : une culture d’ouverture aux idées nouvelles, la présence d’un
stock important de connaissances acquises antérieurement, l’existence de dispositifs spécifiquement dédiés au travail
de production, de gestion et d’enseignement des connaissances, une structure organisationnelle décentralisée privi-
légiant les relations horizontales et encourageant la réflexivité, l’auto-évaluation, l’innovation, la propension à
admettre ses erreurs. Au sortir du communisme, ces facteurs étaient bien loin d’être réunis dans les territoires bul-
gares. L. M. Brown, « Learning and Food Security in the European Union », dans L. M. Brown, M. Kenney,
M. Zarkin (eds) Organizational Learning in the Global Context, op. cit., p. 25.
14. Plusieurs travaux de recherche ont retracé les transformations contemporaines de l’organisation territoriale de
l’État bulgare. Voir notamment Emmanuelle Boulineau, « Autonomie communale et territoires locaux en Bulgarie
postsocialiste », Méditerranée, 3-4, 2004, p. 75-83 ; « La persistance de la centralisation en Bulgarie : héritage du
passé ou effet de crise ? », dans Violette Rey, Lydia Coudroy de Lille, Emmanuelle Boulineau (dir.), L’élargissement de
l’Union européenne : réformes territoriales en Europe centrale et orientale, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 39-49 ; « Les
habits neufs des découpages socialistes dans les réformes administratives récentes en Bulgarie », dans Violette Rey,
Thérèse Saint-Julien (dir.), Territoires d’Europe : la différence en partage, Lyon, ENS-Éditions, 2005, p. 139-150 ;
Emmanuelle Boulineau, Marius Suciu, « Décentralisation et régionalisation en Bulgarie et en Roumanie. Les ambi-
guïtés de l’européanisation », Espace géographique, tome 37, 2008, p. 349-363 ; Pavlina Nikolova, « Régionalisation
et politique régionale en Bulgarie: Évaluer le rôle de l’Union européenne », Revue d’études comparatives Est-Ouest,
39 (3), 2008, p. 92.
32 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

n’étaient pas calculées selon des critères clairs et objectifs, mais accordées en
fonction de l’allégeance politique du maire.
Les marges de manœuvre des communes pour développer des politiques de
DEL en dehors des programmes nationaux et des aides étrangères étaient
donc pratiquement inexistantes : « Le système administratif bulgare demeu-
rait excessivement centralisé. Quand un maire voulait se procurer des moyens
supplémentaires pour réaliser un projet de développement, il n’avait d’autre
choix que de s’en remettre au bon vouloir de personnages influents situés au
sommet de l’État. Par conséquent, les maires étaient obligés de consacrer une
grande partie de leur temps et de leur énergie à l’entretien de leurs réseaux
personnels au niveau central, au détriment de l’action locale » 15. Cette
dépendance était au demeurant acceptée par une grande partie des
responsables locaux, que le régime communiste n’avait pas habitués à prendre
des initiatives en matière de politiques publiques 16. Par ailleurs, la
centralisation du système fiscal n’incitait pas les communes à faire des efforts
pour attirer les investisseurs et pour soutenir les entreprises locales, les
impôts supplémentaires prélevés sur le territoire de la municipalité étant
presque intégralement reversés à l’État. Le DEL n’apportait donc pas de sup-
plément de ressources aux communes.
Avec l’effort de modernisation des administrations publiques, à partir de
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1998, les communes ont progressivement été munies d’outils leur permettant
de mesurer les coûts prévisionnels de leurs activités (standards nationaux
pour le calcul des dépenses de personnel et de fonctionnement) et leur équi-
libre financier est devenu moins précaire. La répartition des dotations de
l’État entre les municipalités est devenue moins déterminée par les logiques
clientélistes. Les finances publiques ont été en partie décentralisées, ce qui a
permis aux communes de disposer de ressources qui leur étaient propres.
Dans le cadre de la préparation à l’intégration européenne, ces dernières ont
obtenu des compétences budgétaires et des ressources fiscales
supplémentaires – possibilité de fixer le tarif de certains services locaux, créa-
tion d’impôts locaux – afin d’être en mesure de participer au cofinancement
des « projets européens ». Même si les dotations budgétaires de l’État repré-
sentaient toujours plus de la moitié de leurs recettes 17, « les maires ne

15. Entretien avec le président de l’Association nationale des municipalités de la République de Bulgarie (ANMRB),
Sofia, 2009.
16. Dans l’ancien système, le pouvoir central avait pour objectif d’empêcher les notables locaux du parti d’acquérir
un pouvoir qui leur permette de rivaliser avec la haute nomenklatura de la capitale. Toute initiative locale devait être
approuvée par le centre et apparaître comme émanant de lui.
17. P. Nikolova, « Régionalisation et politique régionale en Bulgarie: Évaluer le rôle de l’Union européenne »,
art. cité, p. 96.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 33

[pouvaient] plus se contenter de miser sur leurs amitiés au sein du gouverne-


ment ou dans l’antenne locale du parti au pouvoir pour financer le dévelop-
pement de leur commune » 18. Au cours des années 2000, l’idée s’est progres-
sivement imposée qu’il était de la responsabilité des communes de
promouvoir le DEL, tant et si bien qu’un nombre croissant d’élus locaux ont
pris conscience de l’intérêt d’apparaître actifs dans ce domaine : les acteurs
communaux avaient désormais de sérieux motifs d’importer des innovations
administratives puisque celles-ci pouvaient être présentées aux électeurs
comme favorisant le développement local.

Le mode patrimonialiste d’exercice du pouvoir municipal et la démocratie locale

Un autre facteur inhibant les processus d’apprentissage dans les communes a été
la faible place occupée par la rationalité instrumentale et par le sens de l’intérêt
public dans les cultures organisationnelles des administrations bulgares. Cette
faible bureaucratisation (au sens wébérien du terme) des appareils administratifs
est le pendant du mode patrimonialiste d’exercice des charges publiques qui a
longtemps prévalu dans la culture des élites politico-administratives bulgares.
Aujourd’hui encore, le favoritisme, le népotisme, la corruption et le contourne-
ment du droit demeurent des normes de conduite bénéficiant d’un large assenti-
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ment au sein de nombreuses communautés locales 19.
Le patrimonialisme a plusieurs conséquences sur la capacité des communes à
faire l’apprentissage de nouvelles modalités d’action publique. Tout d’abord,
les actes inspirés par le favoritisme ou la corruption (par exemple la déli-
vrance d’un permis de construire à un proche ou en échange d’un pot-de-vin)
sont bien souvent antinomiques avec la poursuite d’un plan de développe-
ment local, ainsi qu’avec le respect des réglementations en matière d’urba-
nisme. Ensuite, l’arène politique municipale fait figure, dans beaucoup de
villes bulgares, de lieu d’affrontement entre des coteries irréconciliables, dont
chacune rassemble des hommes politiques, des entrepreneurs et des
personnes susceptibles d’occuper des postes dans l’administration commu-
nale. Lorsque le « clan » qui tient les rênes de la mairie perd les élections, une
grande partie des employés municipaux sont poussés à quitter leur poste pour
laisser la place aux proches du nouveau maire. Les lois sur l’administration
publique de 1998 et sur la fonction publique de 1999 ont essayé de desserrer

18. Entretien avec le président de l’ANMRB, cité.


19. Nadège Ragaru, « “Rendre service” : politique et solidarités privées en Bulgarie postcommuniste », Cahiers
d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, 31, janvier-juin 2001, p. 9-56, et « La corruption en
Bulgarie : construction et usages d’un “problème social” », dans Gilles Favarel-Garrigues (dir.), Criminalité, police et
gouvernement : trajectoires postcommunistes, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 41-82.
34 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

l’emprise des partis et des patrons politiques sur les administrations publiques
en conférant aux employés municipaux le statut de fonctionnaire et en les
protégeant contre le licenciement. Toutefois, ces textes n’empêchent pas les
dirigeants politico-administratifs des communes d’acculer à la démission les
fonctionnaires municipaux dont ils veulent se débarrasser en se livrant à
diverses formes de harcèlement moral, ainsi que nous l’ont affirmé plusieurs
fonctionnaires interviewés. Dans les communes où le pouvoir change fré-
quemment de mains, un tel système des dépouilles engendre une instabilité
du personnel municipal qui empêche l’accumulation d’expériences et
provoque la déperdition des savoirs transmis par les intervenants extérieurs.
Parmi les villes dans lesquelles nous avons mené notre enquête, celles qui
sont parvenues à mener à terme des initiatives dans le domaine du DEL ont
en commun d’avoir connu une grande stabilité du pouvoir municipal 20.
Enfin, les pratiques liées au patrimonialisme exigent des savoir-faire relatifs à la
dissimulation d’activités répréhensibles telles que le trucage des documents
comptables ou l’art de distribuer les pots-de-vin pour échapper aux contrôles
étatiques. L’apprentissage de telles aptitudes se fait au détriment de celles qui,
en particulier, permettent une gestion rationalisée des politiques de DEL.
Même s’ils sont toujours prépondérants dans de nombreux espaces sociaux en
Bulgarie 21, les attitudes et les répertoires d’action marqués par le patrimonia-
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lisme commencent à disparaître depuis le début des années 2000, surtout
dans les grandes villes connectées aux flux d’échanges mondiaux. La pénétra-
tion des logiques légales-rationnelles dans certains sites et secteurs d’activité
est la conséquence de plusieurs phénomènes : l’arrivée massive des investis-
seurs internationaux attirés en Bulgarie par les perspectives ouvertes par le
processus d’adhésion ; la modernisation du secteur bancaire, qui a obligé les
acteurs à rationaliser leurs activités pour s’adapter à des « contraintes budgé-
taires dures » ; enfin, une plus grande efficacité des contrôles administratifs
et fiscaux 22. Ces territoires sont précisément ceux dans lesquels les stratégies
de développement local prônées par les entrepreneurs internationaux de

20. Notamment la ville de Gotsé Deltchev, dans la vallée de la Mesta, dont le maire a effectué quatre mandats suc-
cessifs. Cette municipalité a fait des efforts importants et constants dans les domaines des infrastructures routières et
de la formation professionnelle, en coopération avec un industriel allemand qui a quitté la Grèce pour implanter son
usine (2 500 employés) sur le territoire de la commune en 1993.
21. Milena Gradeva, Claude Ménard, « Le contournement des règles contractuelles dans une économie en
transition : les salaires non déclarés en Bulgarie », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 39 (1), 2008, p. 203-224.
22. Ces constats ressortent d’une enquête de terrain (80 entretiens) que nous avons réalisée en 2005 et 2006 auprès
de professionnels du droit (juges, avocats, notaires, conseillers juridiques), de chefs et cadres d’entreprises (de diffé-
rentes tailles, dans différentes branches d’activité, essentiellement dans les régions de Sofia, Plovdiv et Slivnitsa) et
de professionnels du secteur bancaire. T. Delpeuch, Réformes de la justice et modernisation des pratiques économiques dans
l’Europe postcommuniste – Bulgarie, Roumanie (avec la collaboration de Ramona Coman, Nadine Levratto et Margarita
Vassileva), Paris, Mission de recherche droit et justice, 2006.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 35

transfert ont le plus de chances de recevoir un accueil favorable de la part des


élites politico-administratives locales. Ainsi, le principal business park de Sofia
fonctionne conformément aux standards internationaux importés par les
investisseurs allemands, puis américains, qui ont financé sa création et son
développement 23. Pour la rénovation du quartier et le prolongement du
réseau de transports urbains jusqu’au business park notamment, la municipa-
lité de Sofia a dû faire l’apprentissage de modes de négociation et de coopé-
ration avec les gestionnaires du parc, qui correspondent aux attentes de rôle
manifestées par les sociétés occidentales implantées sur le site.
Un autre facteur qui a poussé les responsables politico-administratifs locaux
à introduire le souci de l’intérêt général dans le champ de leurs préoccupa-
tions est le jeu de la démocratie locale, qui place tôt ou tard les décideurs en
situation de devoir rendre des comptes, à plus forte raison quand leurs choix
ont porté préjudice aux intérêts de certains habitants ou attiré l’attention des
médias locaux. Les processus démocratiques sont un vecteur d’incorporation
dans les contextes locaux des styles d’action publique exportés par la coopé-
ration internationale.
Pour faire leur entrée dans les répertoires d’action des responsables muni-
cipaux, les modes de rationalisation véhiculés par les conseillers étrangers
empruntent fréquemment des chemins détournés, ainsi que nous l’avons
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observé dans plusieurs des sites étudiés, où certains habitants mécontents
de la politique suivie par la municipalité se sont constitués en associations
et ont tissé des liens avec des entrepreneurs internationaux de transferts,
notamment des ONG ou des agences d’aide au développement. Particuliè-
rement réceptifs, en raison de leur forte motivation, aux savoirs transmis
par les exportateurs, ces militants ont assimilé non seulement des éléments
programmatiques et instrumentaux, mais aussi des compétences politiques.
Ils ont ainsi accru leur capacité à promouvoir sur la scène politique locale
une approche modernisée du développement territorial. Les forces
politiques établies ont alors considéré qu’il était dans leur intérêt de
« récupérer » ces mouvements protestataires. L’intégration dans une coali-
tion politique de personnalités apparaissant comme des porte-parole de la
« société civile » et affichant un « profil européen » confère un avantage
électoral et augmente les chances de décrocher des aides internationales.
C’est ainsi que des membres de ces mouvements ont pu accéder à des posi-
tions de pouvoir dans les mairies. Une fois en place dans l’administration

23. Ce parc d’activités économiques concentre des sièges d’entreprises étrangères industrielles et de services.
11 000 personnes y travaillent dans 300 000 m2 de bureaux.
36 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

municipale, ils y ont introduit des conceptions et des savoir-faire reçus de


leurs soutiens étrangers 24.

Le manque de professionnalisme des responsables communaux

La construction d’une capacité à agir en faveur du DEL nécessite, pour les


communes, de s’adjoindre les services de professionnels hautement qualifiés.
Afin de mettre en place des programmes d’action ayant quelques chances
d’être efficaces, les municipalités ont besoin d’acquérir toute une palette de
savoir-faire bien spécifiques : connaissance des forces et des faiblesses du tissu
économique local ; repérage et exploitation des opportunités économiques
qui se présentent aussi bien sur le territoire que dans son environnement
régional, national et international ; aide aux entrepreneurs locaux pour leur
permettre de tirer parti des politiques publiques nationales et européennes ;
capacité à concevoir des projets répondant simultanément aux attentes des
acteurs locaux et aux critères des bailleurs de fonds ; coordination entre les
différents acteurs engagés dans la mise en œuvre du programme communal 25,
entre autres. Au sortir du communisme, de telles compétences étaient totale-
ment introuvables en Bulgarie. Nous verrons plus loin qu’elles ont com-
mencé à faire leur entrée dans le pays dès le début des années 1990, par le
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biais de la coopération technique internationale dont les principaux interve-
nants ont développé des initiatives dans le domaine du DEL.
Deux obstacles ont néanmoins entravé la constitution et la diffusion de
compétences professionnelles dédiées aux politiques de DEL : l’instabilité
des agents municipaux et l’inadaptation des structures étatiques de formation
professionnelle.
L’instabilité du personnel d’encadrement dans les communes n’est pas seule-
ment due au système des dépouilles décrit plus haut, mais aussi à la faiblesse
des salaires proposés aux fonctionnaires municipaux. Dès qu’ils ont acquis des
savoir-faire dans le domaine de la gestion des projets de développement, ces
derniers sont tentés d’aller les monnayer dans le secteur privé. Les agents des
petites municipalités en particulier, qui ont appris à monter des dossiers de
demande de subvention, à gérer l’argent des programmes nationaux et euro-
péens dans des conditions de contrôle serré de l’exécution des budgets, ainsi

24. Les adjoints au maire en charge du DEL dans les villes de Dobritch, Razlog, Yakorouda et Gotsé Deltchev ont
tous fait leurs armes dans des associations de soutien aux entrepreneurs et à l’initiative économique privée, avec
l’appui de l’USAID, avant de s’engager en politique aux côtés d’un candidat à la mairie qui, une fois élu, les a intégrés
dans le cercle de ses plus proches collaborateurs.
25. Emil E. Malizia, Edward J. Feser, Understanding Economic Development, New Brunswick, New Jersey, The Center
for Urban Policy Research, 1999.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 37

qu’à pratiquer la langue anglaise, trouvent aisément une situation nettement


mieux rémunérée dans les entreprises privées.
En ce qui concerne les méthodes d’enseignement employées par les
organismes de formation existants, force est de constater qu’elles sont, encore
aujourd’hui, en décalage avec les besoins des praticiens sur le terrain. Les for-
mateurs font relativement peu usage d’exemples concrets, d’études de cas et
d’exercices pratiques, si bien que les auditeurs ont le sentiment que les savoirs
qui leur ont été transmis ne sont guère utiles, comme le confirment différents
interviewés 26.
Un facteur important d’amélioration du professionnalisme dans les adminis-
trations a été l’introduction, à partir de 1998, des concours administratifs et
l’effort de formation des agents publics, financé en très grande partie par
l’Union européenne et dont les agents de l’État ont plus bénéficié que ceux
des communes. Finalement, les fonctionnaires municipaux n’ont qu’un accès
limité aux instruments d’apprentissage, qui, certes, sont mis en place à
l’intention des futurs gestionnaires d’aides européennes mais sont, dans les
faits, réservés prioritairement aux cadres administratifs des ministères et des
districts (services déconcentrés).
Depuis le milieu des années 2000, la fluctuation des cadres de l’administration
locale diminue du fait de la mise en application plus systématique des lois sur
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la fonction publique et de la revalorisation importante des salaires. Une nou-
velle génération de cadres administratifs ouverte au changement et réceptive à
l’apprentissage de pratiques importées a fait son entrée dans les mairies et y a
introduit des manières de travailler inspirées de celles qui ont cours dans les
administrations locales ouest-européennes et nord-américaines. Cette nou-
velle génération est composée en grande partie de jeunes femmes diplômées
de l’enseignement supérieur – souvent en économie ou en droit – qui ont en
commun d’avoir étudié à l’étranger ou d’y avoir effectué des stages, et de maî-
triser l’anglais. Par leur formation, elles ont acquis non seulement une ouver-
ture d’esprit qui leur permet de travailler avec des partenaires issus de milieux
sociaux différents, mais aussi une dureté à la tâche, un esprit d’entreprise, une
curiosité pour les pratiques étrangères, une aptitude à se projeter dans l’avenir,
une capacité à s’investir dans un projet d’intérêt général et, enfin, un attache-
ment au respect des formes et des règles qui faisaient cruellement défaut aux
générations précédentes. La plupart d’entre elles ont complété leur formation
universitaire par une ou des expériences dans des activités associatives ou dans

26. Voir aussi Ilin Stanev, Yana Burer-Tanavie, Are We Prepared for European Union Funds? Challenges and
Opportunities for Local Development Actors, Sofia, United Nations Development Program, Bulgaria National Human
Development Report 2006, p. 37-38.
38 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

des ONG, ou encore en occupant des emplois subalternes dans les parcs
d’activité internationaux de leur région. La création des concours administra-
tifs et la recherche par les communes les plus dynamiques d’employés profes-
sionnellement compétents sont autant d’évolutions qui leur ont permis de
briguer et d’obtenir des postes à responsabilités auxquels elles ne pouvaient
espérer accéder dans le secteur privé, où la culture traditionnelle de domina-
tion masculine est toujours aussi pesante 27.

Les voies verticales d’apprentissage

Au tournant des années 1990, les conditions étaient réunies dans certaines villes
bulgares pour que des dynamiques d’apprentissage puissent s’enclencher :
grâce aux réformes administratives de 1998-1999, les municipalités ont pu
dégager des moyens financiers pour leurs projets de développement local, un
mouvement de stabilisation, professionnalisation et bureaucratisation de la
fonction publique locale a été amorcé dans certains territoires, enfin, le DEL a
été inscrit à l’agenda politique des pouvoirs locaux.
Dans ce domaine, les initiatives locales qui ont émergé étaient souvent reliées
à des politiques de développement régional, nationales et internationales. Ces
programmes top-down visaient à permettre aux régions les moins développées
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ou en déclin de rattraper leur retard par rapport aux régions les plus avancées.
Ils constituaient à la fois des opportunités et des contraintes pour les
politiques locales. S’ils définissaient en effet des priorités et des orientations
que les acteurs locaux pouvaient difficilement ignorer, ils apportaient en
même temps des conceptions et des instruments, pour la plupart véhiculés
par des entrepreneurs internationaux de transferts, que les acteurs locaux ont
pu s’approprier en les adaptant à leurs propres idées, intérêts et institutions.

La politique nationale de développement régional

Jusqu’en 1998, le développement local relevait avant tout des politiques


sectorielles menées par les administrations étatiques et des décisions
ministérielles concernant la répartition des investissements entre les
communes. Malgré des discours favorables à la décentralisation, le gou-
vernement rechignait à lâcher la moindre parcelle de pouvoir au profit

27. Parmi la centaine de responsables locaux, régionaux et nationaux dans le domaine du DEL que nous avons inter-
viewés de 2007 à 2009 dans les mairies (départements juridiques et de DEL), les agences de développement régional,
les pépinières d’entreprise, les associations d’entrepreneurs et les administrations nationales, les deux tiers environ
correspondent à ce profil.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 39

des maires 28. Pour financer leurs initiatives, ceux-ci dépendaient des
subventions allouées par les ministères. En l’absence de grandes orien-
tations nationales en matière de développement régional – le DEL
n’était pas encore à l’agenda politique national –, ces dotations supplé-
mentaires étaient attribuées au coup par coup, suivant des critères forte-
ment teintés de clientélisme politique. Elles concernaient essentielle-
ment les domaines des transports, de l’emploi et de l’environnement, et
bénéficiaient essentiellement aux grandes communes, dont les intérêts
étaient mieux représentés au sein des organes politiques centraux 29.
Cette époque a été marquée par le creusement d’écarts de développe-
ment considérables entre la capitale et quelques centres régionaux 30,
d’un côté, et la grande masse des communes en déclin, de l’autre.
À partir de 1999, des lois, stratégies et plans nationaux en faveur du dévelop-
pement local ont été adoptés par les gouvernements successifs. L’émergence
de ces politiques nationales de développement régional n’était pas la manifes-
tation d’un changement d’approche de la part des acteurs politiques centraux,
qui ont persisté à vouloir limiter les marges d’autonomie des communes, mais
le résultat de la conditionnalité européenne, c’est-à-dire une réponse
« mécanique » aux exigences et critères de financement de l’UE en matière
de politique régionale européenne 31. Les autorités nationales bulgares n’ont
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pas cherché à adapter les directives européennes et à développer une
politique propre, mais se sont contentées de copier les dispositifs exportés par
les experts européens, dispositifs qui avaient été conçus dans des pays où les
conditions de leur mise en œuvre étaient très éloignées de celles qui existaient
en Bulgarie.
La loi de 1999 sur l’organisation territoriale de l’État a posé le principe de la
participation des communes à l’élaboration de la politique de développement
régional. Les municipalités ont été sollicitées pour concevoir des plans de déve-
loppement de leur territoire, qui devaient, en principe, servir de base à la mise
en place de programmes régionaux et nationaux, selon une logique bottom-up.

28. E. Boulineau, M. Suciu, « Décentralisation et régionalisation en Bulgarie et en Roumanie. Les ambiguïtés de


l’européanisation », art. cité, p. 352.
29. Vassilis Monastiriotis, The Emergence of Regional Policy in Bulgaria: Regional Problem, EU Influence and Domestic
Constraints, GreeSE Paper n˚15, Londres, Hellenic Observatory on Greece and Southern Europe, London School
of Economics, 2008, p. 3.
30. Notamment Sofia, Plovdiv, Varna, Bourgas, Roussé, Stara Zagora. La très grande majorité des travailleurs qua-
lifiés, des diplômés de l’enseignement supérieur et des investissements étrangers étaient concentrés dans un petit
nombre de villes.
31. James Hughes, Gwendolyn Sasse, Claire Gordon, « Conditionality and Compliance in the EU’s Eastward
Enlargement: Regional Policy and the Reform of Sub-national Government », Journal of Common Market Studies,
42 (3), 2004, p. 523-551.
40 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

Toutefois, dans la pratique, le pouvoir central s’est constamment efforcé de


maintenir sa tutelle sur la politique régionale. Les appareils ministériels ont
continué à fonctionner comme sous le régime précédent, selon un principe
de stricte obéissance des échelons administratifs locaux aux consignes éma-
nant du sommet de l’État. Dans un tel système, les fonctionnaires ministé-
riels n’étaient pas encouragés à prendre des initiatives visant à soutenir des
projets portés par les communes. Ils n’étaient pas incités non plus à se coor-
donner avec leurs homologues des autres ministères ni avec les acteurs terri-
toriaux. Les ministres avaient tendance à considérer les administrations
placées sous leur tutelle comme leur fief personnel et rechignaient à s’enga-
ger dans des formes d’action publique qui, à l’instar des politiques de DEL,
impliquaient de reconnaître à des partenaires extérieurs un droit de regard
sur leur action. D’une façon générale, la formation des fonctionnaires minis-
tériels accordait une place très réduite à l’apprentissage des techniques de
concertation. C’est ce qui explique en partie leurs fréquentes maladresses
dans les négociations avec les maires et leur tendance à mettre ceux-ci devant
le fait accompli, en dépit de la création d’instances consultatives telles que les
conseils de développement régionaux.
Certes, la réforme administrative de 1999 a confié aux 28 gouverneurs de dis-
trict (sortes de préfets nommés en conseil des ministres) la mission d’assurer
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la cohérence de l’action étatique dans leur circonscription. Cependant, dans
les faits, le gouverneur n’a guère aujourd’hui encore d’influence sur les diri-
geants des services déconcentrés de l’État. La loyauté de ces derniers va en
priorité à leur ministre, qui est aussi leur patron politique. Dans la majorité
des cas observés, les maires ne voient pas le gouverneur comme un partenaire
capable de mobiliser et de « mettre en musique » les ressources de l’État pour
appuyer leurs projets de développement, mais comme un pouvoir de blocage.
Dans ces conditions, les plans municipaux, régionaux, ministériels et natio-
naux ne peuvent que se trouver constamment en décalage les uns par rapport
aux autres. L’arrivée des fonds structurels n’a pas eu pour effet de résorber les
incohérences, mais, au contraire, de les accentuer, les différentes administra-
tions s’affrontant pour obtenir le contrôle des budgets. Seuls 20 % des muni-
cipalités estiment que les plans de développement régionaux et nationaux
reflètent leurs préoccupations et leurs besoins 32.
Au niveau territorial, il est fréquent que les représentants locaux des diffé-
rents ministères affichent ouvertement leurs divergences de vues concernant
les orientations à donner aux politiques de développement. Dans la région de

32. I. Stanev, Y. Burer-Tanavie, Are We Prepared for European Union Funds? Challenges and Opportunities for Local
Development Actors, op. cit., p. 32.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 41

Dobroudja par exemple, nous avons observé que la soumission par une com-
mune d’un projet de rénovation de son réseau de distribution d’eau (les pertes
d’eau en raison du mauvais état des canalisations sont estimées à 60 % dans
cette région) est souvent à l’origine d’affrontements entre les services décon-
centrés de plusieurs ministères, en l’occurrence les Travaux publics,
l’Environnement, l’Agriculture, le Développement régional et les Finances.
Ces querelles interadministratives ont pour effet d’amoindrir le crédit des
experts dépêchés par les ministères auprès des autorités locales pour indiquer
à ces dernières comment mettre en œuvre les politiques nationales. Elles
empêchent les communes de se faire leur propre idée des « bonnes
pratiques » en matière de modernisation des réseaux urbains et de développer
une action cohérente dans ce domaine, si bien que certaines d’entre elles pré-
fèrent faire appel à des conseillers étrangers.
En somme, les politiques régionales de l’État bulgare n’ont pas constitué une
source importante de transferts de solutions d’action publique, et ce pour
plusieurs raisons : tout d’abord, leur centralisation excessive, qui a entraîné leur
inadéquation avec les réalités locales ; ensuite, leur fragmentation et leur incohé-
rence, qui trouvent leur origine dans les rivalités entre ministères et clientèles
politiques, mais aussi dans l’instabilité des réglementations et des procédures,
constamment modifiées sans concertation avec les metteurs en œuvre ; enfin, la
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méfiance des acteurs locaux – dont une partie non négligeable s’adonne à des
pratiques illicites – vis-à-vis des représentants du pouvoir central.

Les programmes européens et internationaux d’aide au développement

Dès les premières années du postcommunisme, les grandes structures natio-


nales et internationales d’aide au développement 33 ont déployé, dans de

33. Une grande variété d’organisations et de programmes d’aide au développement sont intervenus dans le domaine du
DEL, les principales étant l’USAID, les programmes de pré-adhésion de l’UE, le PNUD et les agences et services de
coopération technique internationale des États membres de l’UE. Il est impossible, dans les limites de cet article, de
retracer l’histoire des engagements de ces exportateurs, de restituer les convergences et les divergences de leurs appro-
ches, de montrer en quoi leurs visions respectives du développement local ont influencé les acteurs locaux et centraux
bulgares (ainsi, les Américains ont placé l’accent sur la lutte contre la corruption des marchés publics et la profession-
nalisation des fonctionnaires municipaux de terrain, tandis que les Français ont insisté sur la coopération intercommu-
nale, les programmes européens relatifs aux partenariats public-privé, la planification stratégique de l’action publique et
la mise en place d’agences de développement régionales…). Pour une analyse de ce type, voir T. Delpeuch,
M. Vassileva, « Quelle portée des réformes judiciaires en Bulgarie ? Comment les acteurs domestiques s’arrangent des
prescriptions internationales », dans Jacques Commaille, Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice,
Paris, La Découverte, 2007, p. 69-94 ; « Contribution à une sociologie politique des entrepreneurs internationaux de
transferts de réformes judiciaires », L’Année sociologique, 59 (2), 2009, p. 371-402. Il nous semble qu’au-delà des diffé-
rences d’agenda et de style d’intervention entre les prescripteurs internationaux de réformes tous partagent une vision
relativement homogène de ce que doivent être les politiques de DEL et le métier de développeur.
42 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

nombreuses régions de Bulgarie, des opérations d’assistance technique desti-


nées à fournir aux municipalités des outils d’accompagnement des restructu-
rations économiques en cours sur leur territoire. La plupart de ces projets
consistaient à fournir aux responsables municipaux des stages de formation
dispensés par des « experts » rattachés à la structure exportatrice, ainsi que
des voyages d’étude dans les pays donateurs. Il semble que ce genre de
coopération internationale sur le mode du learning by discourse ait eu un
impact réduit sur les pratiques des municipalités 34.
Trois raisons expliquent cette portée limitée en termes d’apprentissages.
Tout d’abord, dans de nombreux cas, les cadres administratifs qui avaient
reçu une formation n’ont pas pu mettre celle-ci à profit quand ils sont retour-
nés dans leur environnement de travail, parce qu’ils se sont retrouvés en butte
à la méfiance de certains élus locaux, qui craignaient que leurs pratiques
patrimonialistes soient remises en cause par ces fonctionnaires ralliés à une
conception « technocratique » de la gestion locale.
Ensuite, les cadres municipaux enrôlés dans les actions de formation se sont sou-
vent révélés peu réceptifs aux savoirs transmis car ils étaient persuadés que la com-
pétence technique n’était pas une ressource majeure pour réussir leur carrière.
Enfin, la légitimité des formateurs étrangers, et donc des savoirs qu’ils trans-
mettent, est fragile car les attentes de rôle dont ils sont l’objet sont contradic-
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toires. Les apprenants exigent en effet pour prendre leurs formateurs au
sérieux que ceux-ci cumulent une expérience professionnelle réussie (ils
doivent être des praticiens de haut niveau, reconnus et en exercice), de hautes
qualités de conseiller et de pédagogue, et un talent diplomatique (ils ne
doivent pas paraître arrogants et doivent faire l’effort de s’intéresser au
contexte dans lequel ils interviennent). Or les intervenants dont le métier est
la formation professionnelle sont soupçonnés par certains apprenants d’être
des praticiens « incompétents » dont ils imaginent qu’ils se sont rabattus sur
l’enseignement à la suite d’un échec professionnel.
En définitive, si la coopération internationale a effectivement eu un impact en
termes de rationalisation (au sens wébérien du terme) des politiques locales,
c’est moins en apportant des savoirs aux acteurs locaux qu’en les contraignant
à s’adapter aux démarches requises pour obtenir des aides financières. Les res-
ponsables municipaux ont souvent appris à suivre ces procédures à l’occasion

34. Un tel constat est largement partagé par les chercheurs qui ont étudié la portée des programmes de pré-adhésion
dans les pays d’Europe centrale et orientale. Voir notamment François Bafoil, Fabienne Beaumelou, Rachel Guyet,
Gilles Lepesant, Édith Lhomel, Catherine Perron, « Jumelages institutionnels : les limites d’un apprentissage
collectif », Critique internationale, 25, 2004, p. 169-182. Nous avons pu vérifier sa pertinence en observant le dérou-
lement de plusieurs projets européens menés en Bulgarie sur la réforme du recrutement dans la fonction publique et
sur l’action communale en matière de gestion de l’eau.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 43

du montage de projets concrets, sur le mode du learning by doing, avec un


bénéfice à la clé immédiat pour la commune. L’exemple de la politique régio-
nale européenne permet d’illustrer ce processus 35.
Les capacités requises de la part des municipalités pour bénéficier de fonds
européens sont l’aptitude, d’une part, à concevoir et à planifier une stratégie
de développement territorial qui soit compatible avec les objectifs généraux
fixés aux niveaux européen, national et régional, d’autre part, à se concerter
avec d’autres acteurs publics (agences et administrations régionales et natio-
nales, instances intercommunales) et privés (entreprises de travaux publics,
bureaux d’étude et cabinets de consultants, organisations représentatives
d’employeurs, syndicats, associations). Cette concertation doit déboucher sur
l’élaboration et la conduite de programmes d’action opérationnels compor-
tant des objectifs réalistes, un budget détaillé, un strict échelonnement dans
le temps des tâches à accomplir, des arguments justifiant l’intérêt des choix
retenus et la mise en place d’outils de suivi des résultats obtenus 36. Enfin, les
municipalités doivent être en mesure de respecter le calendrier prévu pour
l’utilisation des fonds européens et de se plier à de lourdes procédures for-
melles de contrôle de gestion et d’évaluation des résultats.
La nécessité d’adapter leurs formes d’organisation et leurs procédures de
travail pour accroître leurs chances de bénéficier de la politique régionale
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européenne, mais aussi pour s’adapter aux mécanismes de contrôle de
l’utilisation des fonds a poussé les administrations locales à opérer des
apprentissages et à rationaliser leurs modes de fonctionnement 37. Cet
effet d’apprentissage a été plus fort dans les communes moyennes, qui,
n’ayant pas les moyens de s’offrir les services d’un cabinet de conseil pour
assurer le montage et le suivi de leurs projets, ont davantage investi dans
la formation de leur propre personnel. Ayant ainsi acquis les compétences
nécessaires à la conduite de projets complexes, elles ont ensuite fait

35. Les recommandations de l’UE à la Bulgarie concernant la politique régionale ont été réduites à un petit nombre
d’exigences : créer un cadre juridique approprié à la mise en œuvre des programmes de pré-adhésion, puis des fonds
structurels, ce qui a contraint le pays à modifier son organisation administrative pour la rendre compatible avec la
classification NUTS ; développer au niveau national des dispositifs de programmation, de gestion financière et de
contrôle de la mise en œuvre qui soient conformes au « principe de partenariat », c’est-à-dire qui prévoient une par-
ticipation des autorités infra-étatique et de la « société civile » aux différentes étapes des projets de développement
local ; planifier les orientations de sa politique de développement régionale pour plusieurs années, les aides euro-
péennes étant versées en complément des budgets programmés par les différents contributeurs bulgares (État, com-
munes, entreprises) à la réalisation des projets.
36. Michael J. Steffen, « La réforme de la stratégie d’élargissement de l’Union européenne », Revue d’études compa-
ratives Est-Ouest, 34 (3), 2003, p. 54-55.
37. Marcin Dabrowski, « La mise en œuvre des fonds structurels en Pologne. Influences européennes, poids du passé
et apprentissages collectifs », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 39 (3), 2008, p. 146.
44 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

preuve d’une capacité d’adaptation et d’innovation parfois supérieure à


celle des grandes villes 38.
Certaines initiatives de coopération décentralisées jumelant une commune
bulgare avec une commune occidentale ont également offert un cadre propice
à la réalisation d’apprentissages pratiques, s’inscrivant dans la mise en œuvre
de projets concrets, avec des résultats positifs en termes de diffusion de savoir-
faire professionnels. Depuis 2003 par exemple, la ville de Bayonne et l’Asso-
ciation française des villes et pays d’art et d’histoire aident la ville de Veliko
Tarnovo à mettre en valeur son patrimoine historique bâti. Les savoirs trans-
férés dans le cadre de ce jumelage ont porté sur la réalisation d’un inventaire
des bâtiments dignes d’intérêt, sur la conception d’un plan d’urbanisme patri-
monial à des fins de protection et de restauration du patrimoine culturel non
classé, et sur l’élaboration d’une stratégie de développement touristique patri-
monial. Les personnels concernés ont ainsi appris à établir une fiche par édi-
fice analysant son architecture, ses dysfonctionnements et proposant des pistes
pour sa restauration 39. Par la suite, les ingénieurs de Veliko Tarnovo qui
avaient participé au jumelage ont aidé leurs collègues d’autres villes bulgares à
conduire des projets similaires : les compétences professionnelles transmises
par les conseillers français ont été ainsi transmises horizontalement.
Cependant, les acteurs les plus engagés dans cette approche « orientée vers la
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base » des transferts ont été les opérateurs américains, présents en Bulgarie
depuis le début des années 1990 jusqu’à l’entrée du pays dans l’Union euro-
péenne en 2007. Ainsi l’USAID a-t-elle fourni à un réseau de « communes
modèles » une assistance décentralisée qui avait pour but d’expérimenter
in situ différentes innovations en matière de gestion du développement
urbain. Ces « communes modèles » ont été ensuite jumelées avec des
« communes partenaires » de manière à favoriser la diffusion par les Bulgares
eux-mêmes des innovations testées et des savoir-faire acquis au contact des
Américains. Cette stratégie s’accompagne d’une démarche de certification
des communes adoptant les « bonnes pratiques » : la Fondation pour la
réforme du gouvernement local, financée par l’USAID, attribue des prix aux
« municipalités innovatrices » faisant des efforts en matière de transparence
de leurs procédures d’attribution des marchés publics et de soutien aux entre-
prises locales.

38. Entretiens avec les responsables des politiques de développement économique local à l’ANMRB et à la
Fondation pour la réforme du gouvernement local, Sofia, 2009.
39. Entretien avec un expert détaché par l’ambassade de France auprès de l’ANMRB pour la coopération dans le
domaine du développement régional, Sofia, 2009.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 45

Les voies horizontales d’apprentissage

La plupart des recherches académiques consacrées aux formes verticales, by


discourse et bureaucratiques d’assistance technique internationale dans le
domaine des réformes administratives ont conclu à la faible capacité des ces
différentes formules à transformer les pratiques de travail dans les organisa-
tions destinataires, à plus forte raison quand les savoirs transmis sont en
dissonance avec les cultures politico-administratives locales. Nos observa-
tions ont montré qu’il en va de même pour les politiques nationales
« descendantes ». Certaines des villes que nous avons étudiées sont pourtant
parvenues à moderniser sensiblement leur action en matière de DEL. Dans
chacun de ces sites, une telle rationalisation est en grande partie le résultat de
trois formes horizontales de transferts : les leçons tirées de l’expérience des
communes voisines ; l’assimilation de compétences transmises depuis les
entreprises privées, et un accès de plus en plus aisé aux savoir-faire détenus
par les professionnels du développement local.

La diffusion de proche en proche des leçons de l’expérience


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Dans le domaine des politiques de DEL, les phénomènes de suivisme et
d’imitation entre villes d’une même région sont importants, les localités étant
en concurrence les unes avec les autres pour attirer et retenir les entreprises,
ainsi que pour afficher les meilleurs résultats en matière de développement
territorial. Pour ne pas paraître inactifs dans ce domaine qui préoccupe une
grande partie de leur électorat, les responsables municipaux ont tendance à
s’inspirer de l’expérience des communes voisines en copiant les solutions qui
semblent bien fonctionner ou, au contraire, en faisant l’inverse de ce qu’elles
ont fait pour éviter de reproduire leurs erreurs. C’est ce que nous avons
observé à Bansko, une station de sports d’hiver de la vallée de la Mesta.
Dans cette ville, le développement touristique n’a pas été planifié de façon
rationnelle. Alors qu’elle était incapable de mettre en place les infrastructures
nécessaires à l’accueil d’un afflux massif de touristes, la mairie a laissé libre
cours à la spéculation immobilière. Faisant fi des avertissements des profes-
sionnels dépêchés par l’État, elle a accordé des permis de construire sans
avoir vérifié préalablement les possibilités de raccordement aux réseaux de
distribution et d’évacuation des eaux. L’expansion du parc hôtelier n’ayant
pas été freinée, en dépit d’un excédent de lits manifeste, la plupart des hôtels
et des résidences ont dû fermer peu de temps après leur ouverture.
46 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

Les mairies des communes environnantes ont soigneusement évité de repro-


duire les erreurs commises à Bansko. La municipalité de Razlog notamment
a préféré prendre les devants vis-à-vis des investisseurs en mettant en place
des zones d’accueil destinées aux équipements touristiques. Ces zones sont
situées à la périphérie de la ville – pour éviter d’en défigurer le centre – et
sont munies des infrastructures adéquates. Si Bansko a fait office de contre-
exemple, Razlog sert désormais de modèle aux communes voisines 40.

Les transferts du privé vers le public

En Bulgarie, comme dans les autres pays en transition, la rationalisation et


la professionnalisation des activités ont été plus rapides dans les entreprises
privées que dans les administrations publiques. Les firmes privées sont en
effet soumises à la concurrence, ce qui les pousse à faire évoluer leurs
pratiques vers une plus grande efficacité. Elles ont par ailleurs des contacts –
donc des occasions d’apprentissage – plus fréquents avec des professionnels
étrangers maîtrisant les techniques modernes de gestion, à travers les rela-
tions commerciales, le crédit bancaire, la sous-traitance, les joint-ventures,
les fusions et les acquisitions. Les liens de natures diverses qui s’établissent
entre les entreprises privées et les communes constituent donc pour ces der-
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nières un vecteur d’apprentissage non seulement de nouveaux modes de
fonctionnement, mais aussi d’idées et de valeurs en affinité avec une
« rationalité managériale » 41.
Au début des années 1990, les cultures organisationnelles qui avaient cours
dans le secteur privé en voie de formation ne différaient guère de celles qui
existaient dans les appareils municipaux. C’est la raison pour laquelle le point
de départ de la modernisation des pratiques administratives a été, dans beau-
coup de sites, l’arrivée soit d’investisseurs étrangers, soit de grandes firmes
bulgares qui avaient déjà adopté des modes de fonctionnement alignés sur les
standards internationaux. Ces entreprises ont apporté avec elles de nouveaux
modèles de gestion jouissant d’un capital de légitimité élevé et que certains
acteurs municipaux ont adoptés pour essayer d’infléchir les manières de
penser et d’agir héritées du passé. Il convient néanmoins de préciser que
durant les années 1990 les transferts et les apprentissages suscités par les rela-
tions avec des firmes internationalisées sont restés limités dans la plupart des

40. Entretiens avec les maires, les responsables du DEL, des dirigeants d’entreprise et des associations d’entrepre-
neurs dans les villes de Bansko, Razlog, Bélitsa, Yakorouda, Gotsé Deltchev et Garmène de la vallée de la Mesta,
2008-2009.
41. Michael Keating, « Local Economic Development: Policy or Politics », dans Norman Walzer (ed.) Local Eco-
nomic Development, Boulder, Colorado, Westview Press, 1995, p. 20.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 47

villes, à l’exception de quelques grandes métropoles régionales, en raison de


la lenteur des privatisations et du flux réduit d’investissements étrangers vers
la Bulgarie 42.
Deux grands types de relations public-privé ont constitué des occasions de
transferts : le recours aux entreprises en tant que fournisseurs, prestataires ou
délégataires dans le cadre de la mise en œuvre des services publics confiés aux
communes, d’une part, la participation d’élites économiques locales aux
conseils municipaux et aux scènes de négociation consacrées à l’élaboration
des politiques de DEL, d’autre part.

Les transferts par relations commerciales entre public et privé

Dans beaucoup de cas, c’est via les relations marchandes nouées avec des
firmes modernisées que les responsables municipaux ont découvert des prin-
cipes de fonctionnement tels que l’anticipation, la définition de priorités et de
stratégies d’action, la programmation budgétaire et opérationnelle, la coopé-
ration partenariale, le contrôle de la réalisation des objectifs, l’évaluation de
l’efficience 43. Ce type de transferts est devenu courant à partir de la fin des
années 1990, surtout dans les grandes villes, de plus en plus fréquemment
amenées à négocier et à coopérer avec des sociétés multinationales.
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Plusieurs facteurs expliquent cette multiplication des collaborations entre
métropoles bulgares et grandes firmes occidentales. Tout d’abord, l’amélio-
ration de la situation économique et l’augmentation des aides européennes –
en lien avec le processus d’adhésion – ont permis aux centres régionaux les
plus dynamiques d’entreprendre de grands travaux de rénovation de leurs
infrastructures. La réalisation de ces projets a nécessité différentes formes de
participation étrangère : apport de capitaux, transfert de connaissances tech-
niques, constitution de consortiums internationaux, entre autres. Ensuite, la
Bulgarie a commencé à devenir un pays attractif pour les investisseurs inter-
nationaux, qui ont été de plus en plus nombreux à développer des activités
dans diverses métropoles régionales.
Plusieurs dirigeants municipaux nous ont dit s’être familiarisés avec la « boîte
à outils » des politiques de DEL en observant la manière dont les entreprises
étrangères présentaient leurs projets d’investissements et leurs offres de ser-
vices. C’est ainsi que des instruments tels que les études prévisionnelles

42. Une partie de ces investissements provenait de pays culturellement proches de la Bulgarie tels que la Grèce et la
Turquie, qui délocalisaient en Bulgarie la production de marchandises de basse qualité et n’avaient donc qu’un
impact limité en termes de modernisation. V. Monastiriotis, The Emergence of Regional Policy in Bulgaria: Regional
Problem, EU Influence and Domestic Constraints, op. cit., p. 25.
43. F. Bafoil, Europe centrale et orientale. Mondialisation, européanisation et changement social, op. cit., p. 310.
48 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

(d’impact, de risques, de besoins) ou la planification du développement


urbain ont fait leur entrée dans les services techniques de certaines mairies 44.
La négociation de contrats avec des firmes multinationales a également
appris aux autorités communales à faire preuve de davantage de souplesse, de
diplomatie et de transparence dans leurs relations avec les acteurs privés. Ces
entreprises étant des interlocuteurs puissants, les responsables politico-
administratifs locaux ne pouvaient pas se comporter avec elles suivant leur
autoritarisme et leur patrimonialisme coutumier, et ont dû se plier à des
règles du jeu conformes aux standards internationaux en matière de
« partenariats public-privé ».
L’entrée en lice d’une firme étrangère dans un territoire économique a sou-
vent eu des effets d’apprentissages en cascade, car ce sont tous les acteurs qui
ont été obligés d’adopter des pratiques de gestion plus rigoureuses pour
éviter les pénalités de retard, les procès pour factures impayées ou pour non-
conformité des prestations fournies au cahier des charges, et autres sanctions.
Dans une ville de Dobroudja où l’entreprise locale de production d’électricité
avait été rachetée par une société allemande, la firme publique de distribution
d’eau, désormais obligée de payer dans un délai raisonnable l’énergie néces-
saire au fonctionnement des pompes, a décidé de couper l’eau aux usagers qui
n’acquittaient pas leurs factures et les a poursuivis en justice pour obtenir le
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remboursement des impayés. Les anciennes habitudes de tolérance à l’égard
des mauvais payeurs et d’accumulation de mauvaises dettes ont ainsi décliné.

Les transferts par participation des acteurs privés aux arènes de négociation des
politiques de DEL

Ce type de transferts semble plus répandu dans les villes moyennes où les
PME dépendent fortement des investissements réalisés par la mairie pour
créer un environnement humain et matériel propice à leur croissance. Il est
donc dans l’intérêt de ces entreprises de s’impliquer activement dans les
affaires municipales 45. Les communes de taille moyenne offrent par ailleurs
des conditions particulièrement favorables aux échanges d’idées entre élites
économiques et politiques : le tissu économique y est suffisamment déve-
loppé pour qu’existe un milieu entrepreneurial et, en même temps, dirigeants

44. Entretiens avec le maire d’un arrondissement de la capitale où a été construit le quartier d’affaires « Business
Park Sofia », 2008, et avec la présidente de l’ANMRB, Sofia, 2008.
45. I. Stanev, Y. Burer-Tanavie, Are We Prepared for European Union Funds? Challenges and Opportunities for Local
Development Actors, op. cit., p. 46.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 49

ou cadres d’entreprises et responsables politico-administratifs y partagent


une grande proximité au sein des mêmes réseaux d’interconnaissances.
La plupart du temps, l’entrée d’entrepreneurs locaux dans l’arène politique
communale est essentiellement motivée par l’appât du gain. Nouer des rela-
tions amicales avec les élus, décrocher un siège au conseil municipal, briguer
le mandat de maire, toutes ces démarches ou initiatives sont bien souvent
pensées comme autant de moyens de faire prospérer ses propres affaires grâce
aux faveurs, protections et passe-droits obtenus de la part du pouvoir local.
Toutefois, une fois en place, les élus locaux issus du secteur privé peuvent
intégrer l’intérêt de la commune dans le champ de leurs préoccupations, ne
serait-ce qu’en raison de la réprobation manifestée par une partie de leurs
électeurs quand ils prennent des décisions ostensiblement guidées par leur
intérêt personnel 46. L’ANMRB organise d’ailleurs à l’intention de ces édiles
des formations ayant pour but de leur inculquer le sens de l’intérêt public par
une présentation du code d’éthique des élus locaux.
La participation des entreprises locales aux politiques de DEL peut se faire
par le biais d’organisations représentatives telles que des associations d’entre-
preneurs, des parcs d’activités économiques, des chambres d’industrie et de
commerce, des agences régionales de développement. Ces groupements sont
généralement membres d’unions nationales, elles-mêmes connectées à des
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associations internationales, et peuvent donc jouer le rôle d’importateur de
solutions exogènes.

La professionnalisation du développement local

Dans les deux grandes formes de transferts que nous avons examinées,
l’acquisition et la transmission des nouveaux savoirs et pratiques reposent
en premier lieu sur des mécanismes spontanés de socialisation. Les trans-
ferts horizontaux de connaissances sont le produit d’interactions sociales
non programmées entre des individus participant au même système
d’action local. Toutefois, l’adoption et la propagation des innovations en
matière de politiques de DEL ne reposent pas uniquement, loin s’en faut,
sur l’expérience directe de « ce qui fonctionne ou pas » et sur la circula-
tion d’informations entre proches voisins, par le biais de contacts person-
nels propices à la confiance. Les politiques de DEL existent également en
tant que savoir professionnel. Au niveau international, le développement
local est un objet d’étude classique pour les sciences de gouvernement et

46. Entretien avec le président de l’ANMRB, Sofia, 2008.


50 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

le métier « d’expert en développement local » est une spécialisation pro-


fessionnelle tout à fait reconnue 47.
La littérature sur le policy learning voit dans ces « experts sectoriels »,
situés à l’interface entre les milieux politiques, administratifs et intellec-
tuels, les principaux agents de diffusion horizontale de compétences
professionnelles 48. L’émergence des politiques de DEL en Bulgarie est
allée de pair avec l’apparition de tels experts. Les municipalités ont com-
mencé à les solliciter au moment où ont été mises en place les politiques
de pré-adhésion. Elles avaient besoin d’eux pour effectuer les études préa-
lables à la rédaction de projets, pour monter les dossiers de demandes de
subventions et pour effectuer un travail de lobbying auprès des instances
chargées de distribuer les aides. Dans beaucoup de cas, l’initiative des
projets de développement n’est pas venue des communes mais de ces
experts, qui faisaient office de courtiers entre les programmes d’assistance
internationaux et les municipalités susceptibles de recevoir des fonds.
Deux types d’experts, entre lesquels les différences sont parfois ténues, se
partagent le marché du conseil en matière de DEL : les organisations non
gouvernementales et les consultants.
Les ONG bulgares spécialisées dans le DEL ont acquis leur savoir-faire grâce
à leurs relations avec les ONG internationales, à leur aptitude à utiliser les
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outils d’information électroniques mis en place par les associations profession-
nelles, les centres de recherche et les think tanks étrangers, et à leur
participation aux programmes internationaux d’aide au développement. Ces
organisations, qui sont plus connectées à leurs bailleurs de fonds internatio-
naux et aux structures de coopération technique internationale des pays occi-
dentaux qu’à la « société civile » bulgare qu’elles prétendent représenter, dif-
fusent essentiellement les solutions en vogue dans les communautés
internationales d’experts. Principalement implantées dans la capitale et les
métropoles régionales, elles ont pour la plupart d’entre elles un mode de fonc-
tionnement qui s’apparente plus à celui d’un cabinet de conseil qu’à celui
d’une association à but non lucratif ou d’un mouvement citoyen. Cela explique
que de nombreuses communes mettent en doute leur caractère représentatif
et refusent de les intégrer dans les comités locaux de concertation 49.

47. Frank Moulaert, Christophe Demazière, « Local Economic Development in post-Fordist Europe: Survey and
Strategy Reflections », dans Christophe Demazière, Patricia A. Wilson (eds) Local Economic Development in Europe
and the Americas, New York, Mansell, 1996, p. 3-28.
48. Olivier Nay, Andy Smith (dir.), Le gouvernement du compromis : courtiers et généralistes dans l'action politique, Paris,
Économica, 2002.
49. I. Stanev, Y. Burer-Tanavie, Are We Prepared for European Union Funds? Challenges and Opportunities for Local
Development Actors, op. cit., p. 68-69.
Une nouvelle gestion du développement économique local en Bulgarie — 51

L’ANMRB a toutefois joué un rôle de tout premier plan dans la généralisa-


tion de compétences et d’innovations dans le domaine des politiques de
DEL. Lors de sa création en 1996, cette ONG a bénéficié d’un très fort sou-
tien de la part des organismes de coopération technique tant américains
qu’européens, qui ont vu en elle un moyen de faciliter leur travail d’exporta-
tion de modèles et de techniques de DEL dans les communes bulgares. Tout
en se prêtant à ce rôle de plate-forme de diffusion de savoir-faire occidentaux,
l’ANMRB a développé ses propres activités de conseil dans le domaine de
l’orientation et de l’accueil des investissements étrangers.
L’essor du marché de la consultance en DEL a été favorisé par la multiplication
des aides européennes à partir de 1997. Si les cabinets de conseil qui ont pris
leur essor à cette époque fournissaient des prestations de qualité très médiocre,
cette activité s’est progressivement professionnalisée sous l’effet de la concur-
rence entre consultants et de la très grande technicité des procédures d’attribu-
tion des aides européennes. Il s’est ensuivi que les communes ont eu de moins
en moins de difficultés à trouver des conseillers bulgares capables de leur
apporter l’expertise technique dont elles avaient besoin pour impulser leurs
projets. Les grands cabinets d’audit et de conseil internationaux ont des filiales
en Bulgarie et leur transmettent leur savoir-faire. Parallèlement, les municipa-
lités ont appris à gérer leurs relations avec les consultants en matière de
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contractualisation et d’obligation de résultats notamment.

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette présentation des relations exis-
tant entre processus de transferts de politiques publiques et processus d’apprentis-
sage, présentation dont le but était de poser quelques jalons pour la construction
d’une sociologie compréhensive de la circulation des solutions d’action publique :
tout d’abord, il s’avère que les modes programmatiques, descendants, bureaucrati-
ques et by discourse de transferts – à savoir les politiques nationales et certaines
formes top-down de coopération technique internationale – ont de faibles chances
d’aboutir aux transformations voulues par les entrepreneurs de transferts. En
revanche, ont une portée supérieure les modes de transfert qui véhiculent des ins-
truments d’action ou des compétences politiques, ceux qui permettent aux bénéfi-
ciaires d’apprendre à utiliser la solution transmise en la mettant immédiatement en
œuvre, ceux qui empruntent des canaux de propagation horizontaux tels les réseaux
d’élus locaux et de professionnels du développement local ou encore les relations
marchandes entre communes et entreprises privées. Ensuite, il ressort que les
acteurs les plus réceptifs aux apports exogènes sont des élites de second rang 50, qui

50. Sur cette notion, voir Shmuel Eisenstadt, Power, Trust, and Meaning: Essays in Sociological Theory and Analysis,
Chicago, University of Chicago Press, 1995.
52 — Critique internationale no 48 - juillet-septembre 2010

voient dans les éléments importés des ressources qu’elles peuvent opposer aux
acteurs dominants afin d’accéder à des positions de pouvoir. L’un des ressorts les
plus importants de l’apprentissage collectif des solutions transférées est la montée
de ces contre-élites sous l’effet de logiques liées à la démocratie locale et à l’institu-
tionnalisation des partenariats public-privé. ■

Thierry Delpeuch est sociologue, chercheur CNRS au pôle Cachan de l'Institut des sciences
sociales du politique (ISP, CNRS, École normale supérieure de Cachan, Université
Paris Ouest-Nanterre-La Défense). Ses travaux portent sur la circulation internatio-
nale des modèles institutionnels et des solutions d'action publique, en particulier
dans les domaines du droit, de la justice et de la police. Il a publié entre autres
« L’analyse des transferts internationaux de politiques publiques : un état de l’art »,
Questions de recherche/Research in Question (27, Paris, CERI, 2008).
Adresse électronique : delpeuch@isp.ens-cachan.fr

Margarita Vassileva est docteure en études slaves, chercheure associée au pôle Cachan de
l'Institut des sciences sociales du politique (ISP, CNRS, École normale supérieure de
Cachan, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense). Ses travaux portent sur les chan-
gements de l'action publique en Bulgarie. Elle a publié avec Thierry Delpeuch « Quelle
portée des réformes judiciaires en Bulgarie ? Comment les acteurs domestiques
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s’arrangent des prescriptions internationales », dans Jacques Commaille, Martine
Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice (Paris, La Découverte, 2007, p. 69-
94), et « Contribution à une sociologie politique des entrepreneurs internationaux de
transferts de réformes judiciaires », L’Année sociologique (59 (2), 2009, p. 371-402).
Adresse électronique : margarita.vassileva@wanadoo.fr

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