Vous êtes sur la page 1sur 16

La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

Mohamed Madoui
Dans Sociologies pratiques 2015/1 (n° 30), pages 99 à 113
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1295-9278
ISBN 9782724634303
DOI 10.3917/sopr.030.0099
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2015-1-page-99.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Sociologie d’ailleurs

La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation


Mohamed MADOUI, CNAM-LISE/CNRS
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)
La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

Mohamed MADOUI 1

Après l’indépendance, les sciences humaines et sociales ont été considérées partout
au Maghreb et dans le monde arabe comme des « sciences dangereuses » et, par
conséquent, mises sous contrôle. Les pouvoirs publics, dans une perspective de ratio-
nalisme technocratique, ont orienté leurs efforts vers les filières techniques et techno-
logiques en formant des générations d’ingénieurs censées fournir l’expertise nécessaire
pour accompagner la marche vers la modernisation et le progrès. Cela s’est traduit sur
le plan universitaire par la primauté donnée aux disciplines scientifiques jugées en phase
avec l’idéologie développementiste. Le personnel politique et les hauts fonctionnaires
de l’État proviennent des professions techniques (ingénieurs, médecins, chimistes, etc.)
et portent généralement sur les sciences humaines et sociales un regard très négatif,
voire même méfiant (Madoui, 2007). Au Maroc, pendant cette période, les sciences
humaines et sociales apparaissent un peu moins structurées en laboratoires de
recherche que ne le sont les sciences exactes et naturelles. Elles n’ont pas bénéficié
comme les sciences dites « utiles » de la priorité gouvernementale, et reposaient
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


jusque-là sur quelques individus certes brillants mais atomisés et déconnectés du terrain
et des réalités socio-économiques du pays.
Toutefois, la situation est en train de changer depuis les années 2000. Le roi
Mohammed VI semble plus enclin que son père à développer des filières « humanistes »,
à l’université, notamment sous l’impact de l’Initiative nationale pour le développement
humain (INDH) où l’on assiste à la réhabilitation des SHS au Maroc ; sans doute aussi
sous l’effet du contexte politico-social et de la mondialisation. Avec la montée de l’isla-
misme, d’une part, et l’ouverture à l’économie de marché d’autre part, les pouvoirs
publics ressentent le besoin de s’informer des mutations et des transformations sociales,
économiques et culturelles qui travaillent en profondeur la société marocaine. Le besoin
d’expertise est devenu quasiment « une affaire d’État » dans le Maroc du roi Mohammed
VI (Catusse, 2011) où les autorités n’hésitent pas à se tourner vers le monde universitaire
et les chercheurs pour les aider à se saisir de la sociologie afin de faire face à l’urgence
de la question sociale (pauvreté, chômage, exclusion, etc.).
Cet article s’interrogera, dans une perspective historique, sur la manière dont la socio-
logie s’est construite et développée au Maroc de l’époque coloniale à nos jours. Quels
sont les problèmes anciens et nouveaux auxquels elle est confrontée ? Quel état des
lieux peut-on faire de la sociologie marocaine d’aujourd’hui ? Quelle est sa place dans
le monde académique et qu’en est-il de l’autonomisation du champ scientifique par
rapport aux injonctions incessantes du politique ?

1. LISE-CNAM/CNRS.

101
SOCIOLOGIE D’AILLEURS

Un détour par l’histoire : Les sciences sociales


à l’époque coloniale

Un rappel historique de l’état des sciences sociales à l’époque coloniale nous paraît
nécessaire pour aider à mieux comprendre les enjeux passés et présents de l’instau-
ration de cette discipline dans le champ universitaire marocain. Comme le souligne à
juste titre Georges Balandier (1954) dans un article publié dans les Cahiers internatio-
naux de sociologie sous le titre « Sociologie de la colonisation et relations entre sociétés
globales », le fait colonial « a plus retenu les historiens – sous la forme de l’impérialisme
moderne – et des ethnologues-anthropologues – en tant que créateur de contacts et
conflits culturels – que des sociologues ». Sous l’égide du protectorat français, le corpus
de connaissances accumulé sur plus d’un demi-siècle par la « sociologie musulmane »
répond d’abord à un projet colonial de mettre la sociologie au service de l’encadrement
scientifique de l’expansion coloniale (Rachik et Bourqia, 2011). C’est dans ce contexte
qu’a été créée en 1904 la Mission scientifique au Maroc, qui se transformera en 1920
en « Section sociologique des affaires indigènes ». De nombreuses monographies ont
été réalisées et publiées par la mission scientifique dans ses nombreuses éditions : Villes
et tribus au Maroc, Les archives marocaines, Les archives berbères, ou encore La revue
du monde musulman.
L’ensemble de ces travaux sociologiques conduits pour l’essentiel par des observa-
teurs du monde colonial (militaires et administrateurs), met en évidence la « politique
musulmane du protectorat » attisant les oppositions Arabes/Berbères, sédentaires/
nomades, plaines/montagnes, etc., pour renforcer la domination et l’expansion colo-
niale. La thèse de Robert Montagne 2, chargé par Lyautey 3 d’étudier les tribus berbères
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


du sud marocain, représente le « summum de la théorie coloniale » (Rachik et Bourqia,
2011). La promulgation du dahir berbère en 1930, en faisant de l’opposition Arabes/
Berbères un moyen d’asseoir durablement l’emprise coloniale est une illustration de la
mission civilisatrice du protectorat. L’Institut des hautes études marocaines (IHEM) qui a
succédé à la Mission scientifique au Maroc en 1925 va mettre en chantier deux atlas ;
le premier portant sur la géographie des saints, des marabouts et des confréries ; le
second centré sur les parlers et dialectes marocains (Roussillon, 2001). Certains auteurs
comme Lucette Valensi (1984) ont souligné la marginalité de ces travaux, par rapport
à la sociologie métropolitaine, structurée à cette époque par le durkheimisme.
Si les meilleurs observateurs du monde colonial, militaires comme administrateurs,
étaient en gros des agents de la colonisation, d’autres ont pris leurs distances vis-à-vis
du système colonial. Ce fut le cas de Jacques Berque qui a eu un parcours singulier
qui l’a mené du poste d’administrateur colonial à celui de professeur au collège de
France de 1956 à 1982 4. Influencés tout à la fois par Émile Durkheim et Max Weber,
ses travaux sur les structures sociales du Haut Atlas (1955) et sur les représentations
et les interprétations de l’islam (zawia, confréries, tombeaux des saints, etc.) font encore

2. R. Montagne, Les Berbères et le Makhzen dans le Sud du Maroc. Essai sur la transformation politique
des berbères sédentaires, Paris, Alcan, 1930.
3. H. Lyautey, Le rôle social de l’officier, Paris, Julliard, 1891.
4. Né en 1910 à Frenda en Algérie, il a été le premier à avoir introduit dans le monde académique
français l’étude du Maghreb qu’il connaît de façon très intime, ce qui lui a permis d’éviter les pièges de
l’orientalisme.

102 Sociologies Pratiques no 30/2015


La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

aujourd’hui autorité sur le plan académique. Certains le considèrent comme le pionnier


d’une « anthropologie de la décolonisation » (Roussillon, 2001, p.199). Avec son article
« Qu’est-ce qu’une tribu nord-africaine ? », Jacques Berque inaugure, dans une pers-
pective durkheimienne, un nouveau paradigme, « la théorie segmentaire », dont l’anthro-
pologie sociale anglo-saxonne s’emparera dans les années 1960 (Gelnner, 1969 ;
Geertz, 1979).
Ce que l’on retient de cette période coloniale c’est que la sociologie « musulmane »
n’a jamais pris le soin de s’adresser à l’indigène et était destinée exclusivement à fournir
aux administrateurs coloniaux les connaissances nécessaires à la légitimation et à la
consolidation de la domination coloniale. Les conditions de non réception de cette
sociologie dans la société marocaine ont eu pour conséquence de reporter sur les
premières générations de sociologues marocains la question de savoir que faire de tout
ce savoir accumulé. Fallait-il l’intégrer, le mettre à distance ou le rejeter ?

L’indépendance ou le projet de « décolonisation »


de la sociologie marocaine

La fin du protectorat dans des conditions pacifiques et la proclamation de l’indépen-


dance du Royaume en 1956 marque le début de ce qu’il convient d’appeler la sociologie
marocaine, dont la genèse est fortement associée au nom de Paul Pascon qui prendra
en 1964 la nationalité marocaine (Rachik, Bourqia, 2011). Ce dernier a milité activement,
aux côtés d’autres figures progressistes, pour l’indépendance du Maroc et sera rejoint
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


par toute une génération d’intellectuels marocains et de coopérants très engagés qui
poseront les premiers jalons d’un champ scientifique autochtone. Né à Fès en 1932
juste après la promulgation du dahir (loi) Berbère, Paul Pascon se ralliera très vite à la
cause anticolonialiste. Il se dit lui-même « marxiste épistémologue » et fut un temps
partisan du Parti communiste en militant activement au sein de l’Union marocaine des
travailleurs (UMT) où il avait mis en place et animé un réseau de jeunes chercheurs
travaillant sur les problématiques du travail et du mouvement ouvrier (Tozy, 2013).
Les frontières disciplinaires étant poreuses à cette époque, les objectifs assignés à
la sociologie marocaine étaient en gros de construire une science sociale à la fois cri-
tique, engagée, empirique et appliquée. Critique vis-à-vis à la fois du système colonial
et de la survivance des traditions et régulations traditionnelles (caïdats, patriarcat, conflits
autour des terres collectives, tribalisme...), Paul Pascon considère, dans la lignée de
Jacques Berque et des théoriciens de la segmentarité, que c’est à partir des campagnes
et de la paysannerie que devrait se faire le processus de transformation et de moder-
nisation de la société marocaine en articulant en cela les différents ordres politique,
social, culturel, symbolique... Une sociologie engagée en faveur des luttes sociales et
du mouvement ouvrier ne peut qu’être autonome tout à la fois de l’État et des intérêts
privés. Enfin, une sociologie appliquée dans le sens où il fallait prendre part, impulser
et orienter l’action publique tout en gardant la distance nécessaire avec les appareils
politiques. Dans un article intitulé « La sociologie, pourquoi faire ? », Paul Pascon (1986)
considère qu’une sociologie en marge des transformations et des mouvements sociaux
ne peut être que stérile. C’est dans ce contexte qu’il a créé au début des années 1960

103
SOCIOLOGIE D’AILLEURS

le cabinet d’études coopératif dont l’objectif était de répondre à la commande publique


désireuse de comprendre le social. Il sera intégré, avec son équipe, dans la préparation
du plan quinquennal 1960-1965 et profitera de sa position de directeur de l’Office
régional de mise en valeur agricole du Haouz de Marrakech et des enseignements qu’il
a dispensés à l’Institut agronomique et vétérinaire de Rabat, pour apporter sa clé de
voûte à la « nationalisation » de la sociologie marocaine (Roussillon, 2001, p. 208).
Dans le sillage de Paul Pascon, d’autres figures de l’intelligentsia marocaine ont par-
ticipé à la genèse de cette sociologie critique et engagée marocaine. Ce fut le cas de
Mohammed Guessous 5, le « maître formateur », pour reprendre l’expression d’Abdel-
fattah Ezzine 6, qui a formé à la faculté de lettres et sciences humaines à Rabat toute
une génération de sociologues marocains. La création en 1960 de l’Institut de sociologie
de Rabat constitue une étape décisive dans le processus d’institutionnalisation de la
sociologie dans l’univers académique marocain. C’est Abdelkebir Khatibi 7 qui prendra
la direction de cet institut de sociologie qui accueille 266 étudiants en 1965-1966 et
auquel il donne pour mission de poursuivre la tâche de la critique sociale. Dans un
article qui fait date, « la décolonisation de la sociologie », Khatibi (1981, p. 113) consi-
dère que « du point de vue de ce que l’on appelle encore le tiers-monde, nous ne
pouvons prétendre que la décolonisation a pu promouvoir une pensée radicalement
critique vis-à-vis de la machine idéologique de l’impérialisme et de l’ethnocentrisme,
une décolonisation qui serait en même temps une déconstruction des discours qui
participent, de manières variées et plus ou moins dissimulées, à la domination impé-
riale... ». Cela doit passer selon lui par la dissolution de l’ethnologie au profit de l’histoire
et de la réappropriation de la langue arabe, condition sine qua non pour décoloniser
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


l’appareil conceptuel colonial et lui substituer un appareil conceptuel conçu selon les
codes de la langue arabe.
Dans ce vaste programme de recherche, il insiste sur l’importance pour les sociolo-
gues arabes de mener un double travail critique : « D’abord une déconstruction des
concepts issus du savoir et des discours sociologiques qui ont parlé à la place du
monde arabe, et qui sont marqués par une prédominance occidentale et une idéologie
ethnocentriste ; ensuite, voire en même temps, adopter une critique du savoir et des
discours élaborés par les différentes sociétés arabes sur elles-mêmes. » (Khatibi, 1975,
p. 9) Le marxisme était très présent à cette époque dans les rangs de l’université maro-
caine et la recherche était focalisée, dans une perspective holiste, sur des problémati-
ques liées à l’urbanisation, à la langue arabe, aux stratifications sociales, au mouvement
ouvrier, etc. Il s’agit d’un marxisme davantage idéologique et politique qu’épistémolo-
gique qui tente tant bien que mal d’articuler sociologie et mouvements sociaux (luttes
ouvrières, syndicats et mouvements étudiants des années 1967-1968, la popularité et
l’influence du parti communiste...).

5. Né en 1939, il a été souvent persécuté à cause de son engagement politique dans le parti de l’Union
socialiste des forces populaires (USFP) dont il devient l’un des plus fervents défenseurs.
6. A. Ezzine (dir), Les sciences humaines et sociales au Maroc : Études et arguments, Rabat, Institut
universitaire de la recherche scientifique (IURS), 2 volumes (arabe-français), 1998.
7. A soutenu une thèse sur « Le roman maghrébin », ce qui l’a consacré beaucoup plus comme un
homme de la littérature que de la sociologie.

104 Sociologies Pratiques no 30/2015


La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

La fermeture de l’Institut de sociologie de Rabat

Cette orientation à gauche de l’enseignement de la sociologie et la politisation du


mouvement étudiant ont conduit, sur ordre du roi Hassan II, à la fermeture en 1970 de
l’Institut de sociologie. La sociologie en tant que discipline se trouve ainsi marginalisée
et ne dispose plus de départements autonomes. Les enseignements de sociologie se
poursuivent certes, mais dans des départements de facultés voisines (philosophie, droit,
économie, histoire, etc.) et le « métier de sociologue » ne peut être acquis que dans les
universités hors des frontières marocaines. La sociologie a fait les frais des luttes poli-
tiques entre le courant progressiste marxisant et la frange de l’élite traditionnaliste, roya-
liste et veillant jalousement au maintien de l’ordre social établi. Deux ans après la
disparition de l’Institut de sociologie, ce fut autour de la revue Souffles, fondée par
l’écrivain et poète francophone Aldelatif Laâbi 8 et qui regroupait une grande partie des
intellectuels de gauche, d’être interdite de publication. Le Bulletin économique et social
du Maroc, l’unique espace de publication en sciences sociales, a quant à lui échappé
à l’interdiction. Il sera rebaptisé revue Signes par A. Khatibi en 1988. C’est à ce
moment-là aussi que l’on assiste au Maroc au retour de l’anthropologie qui, pendant
très longtemps, était soupçonnée avec l’ethnologie d’être une « science » au service du
colonialisme. Elle revient en force grâce à l’intérêt que lui portent les anthropologues
américains. D’Ernest Gellner à John Waterbury en passant par Clifford Geertz, William
Zartmann et David Hart, tous ont fait du Maroc leur objet et terrain de recherche pour
revisiter la théorie segmentaire et attirer vers les États-Unis les meilleurs doctorants et
jeunes chercheurs marocains. Après la fermeture de l’Institut de sociologie, les jeunes
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


sociologues et politologues marocains ne pouvaient rester indifférents au savoir produit
par l’anthropologie anglo-saxonne avec laquelle ils vont instaurer peu à peu un véritable
dialogue. De nombreuses recherches s’inspirant de l’anthropologie sociale et politique
ont été conduites par des chercheurs tels que Mohamed Boughali 9, Abdallah Ham-
moudi 10, Hassan Rachik 11 et Rahma Bourqia 12.

8. Né en 1942 à Fès, son combat lui vaut d’être emprisonné de 1972 à 1980. En 1980, il s’exile en
France ; il reçoit le prix Goncourt de la poésie en 2009 et le grand prix de la francophonie de l’Académie
française en 2011. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels : Le règne de Barbarie, Paris, Seuil,
1980 ; Zone de turbulences, Paris, La Différence, 2012.
9. M. Boughali a étudié les pratiques de guérison traditionnelles. Voir ses ouvrages : La représentation
de l’espace chez le Marocain illettré, Casablanca, Éditions Afrique-Orient et Sociologie des maladies men-
tales au Maroc, Casablanca, Éditions Afrique-Orient, 1988.
10. A. Hammoudi a enseigné de 1972 à 1989 au Maroc. Il est depuis 1990, professeur d’anthropologie
à l’université de Princeton (États-Unis) et directeur de l’Institut des études transrégionales (1994-2004)
dans la même université. Il est notamment l’auteur de La Victime et ses masques, Seuil, 1988 ; Maitres
et disciples. Genèses et fondements du pouvoir autoritaire dans les pays arabes. Essai d’anthropologie
politique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001.
11. H. Rachik, né en 1954, est professeur à l’université Hassan II de Casablanca. Il a conduit de nom-
breux travaux, notamment sur l’interprétation des rituels sacrificiels et les transformations sociales de la
paysannerie. Parmi ses nombreux ouvrages, l’on citera : Sacré et sacrifice dans le Haut Atlas marocain,
Casablanca, Afrique Orient, 1990 ; Le Sultan des autres, rituel et politique dans le Haut Atlas, Casablanca,
Afrique Orient, 1992 ; et plus récemment son dernier ouvrage Le Proche et le lointain Un siècle d’anthro-
pologie au Maroc, Marseille, Parenthèses, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2012.
12. R. Bourqia est une sociologue formée à l’université de Rabat avant de poursuivre ses études en
Angleterre où elle a soutenu son doctorat à l’université de Manchester sur la question de l’État et de la
société rurale au Maroc. Ses travaux sur l’État, le pouvoir politique, les jeunes, les femmes et le rôle des
sciences sociales au Maroc font autorité dans le monde arabe. Elle fut la première femme marocaine à

105
SOCIOLOGIE D’AILLEURS

En 1996, Rahma Bourqia, l’une des figures importantes de la sociologie marocaine,


publie l’ouvrage Femmes et fécondité (Éditions Afrique Orient, Rabat) où elle rend
compte des représentations qu’ont les femmes de la fécondité et de la maternité, per-
ceptions qu’elle décrit comme « la résultante culturelle d’un environnement socioéco-
nomique précaire ». « Procréation, reproduction, fécondité et maternité ne sont pas
seulement des phénomènes biologiques, mais aussi des faits signifiants dont le sens
est produit et reproduit au sein d’un contexte socioculturel et économique donné. »
Avec Mokhtar El Harras et Mohamed El Ayadi, elle réalise une autre enquête d’envergure
sur les pratiques et les valeurs religieuses auprès de 800 étudiants et lycéens de la ville
de Rabat. Cette étude était centrée sur l’expression religieuse des jeunes et les rapports
qu’ils entretiennent avec la famille, l’école ou les valeurs telles que l’ouverture vers autrui
et la tolérance 13.
Les études prenant pour objet la femme marocaine ont été nombreuses et stimu-
lantes. La première à avoir travaillé aux côtés de Paul Pascon est Malika Belghiti (1969,
1978) qui a conduit à la fin des années 1960, une vaste étude sociologique sur les
conditions et le statut de la femme rurale. Elle a fourni de précieuses informations sur
la manière dont les femmes se représentaient et concevaient leur activité paysanne.
Dans le prolongement des travaux de Belghiti, d’autres femmes ont pris le relais, à
l’instar de Fatima Mernissi 14qui a fait de l’émancipation de la femme maghrébine une
véritable « question sociale ». Dans une perspective à la fois sociologique et militante,
elle a fondé en 1981 le collectif « Femmes, familles, enfants » pour dénoncer, comme
elle l’a fait dans ses nombreux écrits, le patriarcat qui continue de structurer les rapports
sociaux au Maghreb et dans le monde arabe. Depuis les années 1980 et grâce au
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


soutien des organismes internationaux qui encouragent et accompagnent le mouve-
ment féministe, de nombreuses manifestations scientifiques (séminaires, colloques, jour-
nées d’études..) prenant la femme ou la sexualité pour objet ont donné lieu à un grand
nombre de publications (Naamane-Guessous, 1988 ; Bélarbi, 1993 ; Bourqia, Charrad
et Gallagher, 1996).
À côté des études sur la paysannerie, l’exode rural et les questions féministes d’autres
travaux certes peu nombreux, ont pris pour objet la sociologie urbaine et plus particu-
lièrement les modes d’habitat en milieu urbain (Navez-Bouchanine, 1997), ou encore la
sociologie des mouvements sociaux axée sur l’étude des émeutes, des violences
urbaines et de contestation sociale dans les grandes villes marocaines (Rachik, 1994,
2002). Avec la montée de l’islamisme au Maghreb et dans le monde arabe, de

être nommée présidente d’une université, en l’occurrence l’université Hassan II de Mohammedia. Elle est
par ailleurs très engagée dans les débats sociaux et politiques au Maroc, jouant un rôle de premier plan
dans la réforme de l’enseignement supérieur et du Code de la famille au Maroc. Rahma Bouqia a été
également très active au sein des associations de sociologie arabes et internationale, elle a été à l’initiative
de l’organisation du 19e congrès de l’AISLF à Rabat en 2012 sur le thème « penser l’incertain ».
13. R. Bourqia, M. El Ayadi, M. Harras et H. Rachik, Jeunes et valeurs religieuses, Casablanca, Eddif,
2000.
14. Après avoir terminé ses études à l’Institut de sociologie de Rabat, elle a obtenu une bourse d’études
aux USA. À son retour au Maroc, elle a été nommée professeur de sociologie à la Faculté de lettres et
sciences humaines de Rabat où elle enseignait la psychologie sociale et la méthodologie. Elle a publié de
nombreux ouvrages parmi lesquels : Sexe, idéologie, Islam, Rabat, Le Fennec, 1985 ; Le Monde n’est pas
un harem, édition révisée, Paris, Albin Michel, 1991 ; Le Harem et l’Occident, Paris, Albin Michel, 2001 ;
L’Amour dans les pays musulmans, Rabat, Le Fennec, 2007.

106 Sociologies Pratiques no 30/2015


La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

nombreuses recherches ont concerné dans les années 1980-1990 la sociologie reli-
gieuse et les mouvements islamistes. Les travaux du sociologue politologue Mohamed
Tozy 15 sont justement centrés sur l’analyse des mouvements religieux marocains et sur
l’étude de l’État et du système politique au Maroc. Dans son ouvrage Monarchie et
islam politique au Maroc, Mohamed Tozy analyse dans une perspective sociohistorique
comment la société marocaine construit son univers politique et appréhende son rap-
port au pouvoir dans un pays où la monarchie n’a pas d’autre projet que de durer et
d’instrumentaliser les luttes et les contestations politiques, qu’elles viennent des mou-
vements gauchistes ou de l’islam politique.

La réhabilitation des sciences sociales et le rôle


de l’expertise sociologique

À la fin des années 1980 va s’amorcer un processus de réhabilitation des sciences


sociales et, en particulier, de la sociologie et de la science politique, les deux disciplines
qui ont payé un lourd tribut, lors de la vague de répression des années 1970. Il ne
s’agissait pas encore à ce stade pour ces deux disciplines de reconquérir une entière
autonomie, mais tout simplement de se faire accepter dans les facultés de droit, d’éco-
nomie ou de lettres et sciences humaines en créant des cursus de formation suscep-
tibles d’être sanctionnés par des diplômes de deuxième, troisième cycle ou de doctorat
(Roussillon, 2001). Dans cet élan de réhabilitation et avec la création de l’Institut uni-
versitaire de la recherche scientifique (IURS), l’on assiste à la « réémergence » de la figure
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


du sociologue professionnel, cette nouvelle figure du chercheur consultant ou expert,
qui a pris son essor avec la libéralisation économique et la mondialisation. Plusieurs
sociologues marocains sont impliqués en tant que consultants dans des projets de
développement soutenus et financés par des organismes internationaux (aménage-
ments agricoles, hydraulique, eau potable, électrification, etc.). Ce n’est pas une nou-
veauté en soi puisqu’au Maroc, contrairement à l’Algérie, la sociologie a dès le départ
fait le choix de l’engagement et de l’expertise sociale. Du coup, ces chercheurs consul-
tants jouent un rôle d’intermédiaire entre la commande publique et la production-accu-
mulation de connaissances et d’expertise sociale et sociologique. Il faut souligner le rôle
que joue la commande formulée par les institutions internationales (Banque mondiale,
OIT, BIT, PNUD, etc.) qui proposent des contrats de recherche à partir d’objets, de terrains
et de problématiques qu’elles définissent elles-mêmes (Madoui, 2007, 2012).
Mais ce qui caractérise le mieux la situation des SHS au Maroc tient à la proximité
intellectuelle des méthodes, des problématiques et des références mobilisées qui sont
pour l’essentiel anglo-saxonnes et françaises. Il en va ainsi des disciplines comme le
droit, la philosophie, l’histoire, la sociologie et l’économie. Un tour d’horizon des

15. Né en 1956 à Casablanca, originaire du Sousse, Mohamed Tozy a fait ses études de sciences
politiques à l’université Hassan II de Casablanca et soutenu une thèse de doctorat sous la direction de
Bruno Étienne à l’université d’Aix-en-Provence. Il est actuellement professeur des universités à l’université
de Casablanca et à l’IEP d’Aix-en-Provence. Parmi ses nombreuses publications, l’on citera : Monarchie
et islam politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1999 ; La Méditerranée des anthropologues : fractures,
filiations, contiguïtés, Paris, Maisonneuve&Larose, 2006 (en collaboration avec Dionigi).

107
SOCIOLOGIE D’AILLEURS

quelques ouvrages occidentaux traduits en arabe montre bien cet attachement à l’héri-
tage intellectuel français et anglo-saxon. Malgré l’arabisation de l’enseignement des SHS
et la percée de l’anglais, le français résiste encore, voire même domine et continue de
la sorte à jouer un rôle dans la formation et la structuration des communautés scienti-
fiques locales. En dépit du peu de moyens financiers dont disposent les chercheurs
marocains en SHS, il n’en demeure pas moins qu’une communauté scientifique, certes
éparpillée, s’est maintenue tant bien que mal et continue de se battre pour une recherche
autonome et critique en tentant de résister autant aux pressions politiques qu’à celles
du marché de l’expertise.
Dans ce renouveau des sciences sociales, une diaspora scientifique marocaine rési-
dant en Europe, et plus particulièrement en France, commence elle aussi à s’organiser,
à circuler entre « ici et là-bas », à collaborer avec les universités de son pays d’origine
et à s’établir parfois définitivement au Maroc. Elle est surtout porteuse de nouvelles
traditions de recherche et d’excellence qui peuvent être mises au service de l’ensei-
gnement et de la recherche marocains pour une meilleure production scientifique. Une
génération de jeunes chercheurs marocains ayant fait leurs études en France ou en
Europe contribue activement à la production des connaissances et au paysage de la
recherche scientifique au Maroc. C’est le cas notamment de Brahim Labari, jeune socio-
logue marocain qui, après avoir soutenu sa thèse de doctorat à l’université de Paris
10-Nanterre, décide de rentrer au Maroc où il occupe actuellement un poste de pro-
fesseur de sociologie à l’université Ibn Zohr d’Agadir. Dans son ouvrage Le Sud face
aux délocalisations. La France et le Maroc à l’ère de la mondialisation (Houliard, 2007)
il analyse dans une perspective socio-anthropologique, la manière dont les patrons
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


français relatent et rendent compte de leur expérience de délocalisation, mais aussi la
façon dont ils se confrontent à l’autre, dont l’altérité est souvent essentialisée. En 2011,
Brahim Labari publie un autre ouvrage, Armée française et populations d’origine mag-
hrébine. Une socialisation inachevée (Edilivre, 2011), où il met en évidence l’échec de
la mission socialisatrice de l’institution militaire qui ne fait que renforcer, d’après lui, les
clivages et le fossé social entre des personnes issues de divers milieux sociaux et
ethniques.
L’université Ibn Zohr d’Agadir rassemble une équipe d’enseignants-chercheurs dyna-
miques, à l’instar de Mohamed Charef 16, travaillant sur les problématiques migratoires,
les nouvelles formes de circulation migratoires entre l’Europe et le Maghreb et les liens
au pays d’origine. Dans cette même veine, on peut citer les travaux de Chadia Arab,
géographe de formation, dont les recherches portent sur les nouvelles formes de cir-
culation migratoire entre le Maroc, l’Espagne et la France 17 ; et ceux de Youssef Sadik
sur les politiques de modernisation des entreprises publiques au Maroc, qui a récem-
ment créé l’Observatoire des transformations sociales. Il s’est également intéressé à

16. Professeur au département de géographie de la faculté des sciences et lettres humaines de l’uni-
versité Ibn Zohr d’Agadir. Ses travaux de recherche portent sur les migrations internationales et maghré-
bines et leurs effets sur l’homme et la société. Parmi ses nombreuses publications, l’on citera : Les
Migrations au féminin, Agadir, Sud contact, 2002 ; La Circulation migratoire marocaine. Un pont entre
deux rives, Agadir, Sud contact.
17. Ses travaux ont fait l’objet de plusieurs ouvrages : Les Aït Ayad : la circulation migratoire entre la
France et le Maroc, Rennes, PUR, 2009 ; « Le Hrague ou comment les Marocains brûlent les frontières »,
Hommes et migrations, 1 266, 2007, p. 82-94.

108 Sociologies Pratiques no 30/2015


La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

l’insertion socioculturelle des Marocains résidant à l’étranger dans les pays d’accueil,
et aux conditions de travail dans les centres d’appel appartenant à de grandes entre-
prises européennes délocalisées au Maroc 18

Le renouveau des sciences humaines et sociales au Maroc


ne s’est pas accompagné d’une véritable politique
de recrutement

Un rapport réalisé en 1999 par l’Institut de recherches pour le développement et


commandé par la Commission européenne DGXII (science, recherche et développement)
montre que le Maroc se situe sur le plan de la production scientifique (publications
scientifiques) au troisième rang africain après l’Afrique du Sud et l’Égypte, avec une
production moyenne annuelle de 400 articles et publications pour la période 1991-1997.
Les laboratoires et les unités de recherche constituent les structures de base de la
recherche scientifique marocaine 19. Toutefois, ce renouveau des SHS au Maroc ne s’est
pas accompagné d’une véritable politique de recrutement, au risque de compromettre
sérieusement la relève. Il y a quelques années, le pourcentage d’assistants et maîtres
assistants s’élevait à 94 % contre 6 % pour le corps des maitres de conférences et de
professeurs. À présent, les premiers ne constituent plus que 36 % du corps enseignant,
contre 64 % pour les MCF et professeurs d’université, ce qui fait dire à Mohamed Cher-
kaoui, directeur de recherches au CNRS que « l’université marocaine risque de devenir
à l’image de l’armée mexicaine, une institution où il n’y aurait que des généraux ».
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


M. Cherkaoui a remis au ministre de l’enseignement supérieur un rapport sur la
recherche scientifique au Maroc dans lequel il pose, contrairement aux conclusions du
rapport de l’IRD de 1999, un constat alarmant sur la stérilité de la production scientifique
(2009). Ce rapport indique ainsi que 55 % des enseignants-chercheurs marocains n’ont
jamais publié depuis leur thèse. Cela touche aussi bien les universités les plus anciennes
(Rabat, Casablanca, Agadir, Fès, Oujda) que les plus récentes d’entre elles. La baisse
des publications touche surtout la production en langue française tandis que celle en
langue arabe poursuit sa croissance. Selon le rapport Cherkaoui, ce sont les ensei-
gnants, majoritairement francophones et possédant des compétences monnayables
sur le marché du travail, qui quittent massivement l’université. La répartition géogra-
phique montre que les enseignants-chercheurs sont concentrés essentiellement sur
l’axe Casablanca-Rabat et Fès-Marrakech, qui accapare 70 % du corps enseignant en
SHS (voir Tableau 1). En termes d’effectifs, les facultés de sciences juridiques, écono-
miques et de lettres et sciences humaines regroupent à elles seules plus de 70 % des
effectifs étudiants (voir Tableau 2).

18. Y. Sadik et B. Labari, « Les centres d’appel délocalisés. Ébauche d’interrogations sur les nouvelles
formes de travail et d’aliénation », communication aux 11es Journées internationales de sociologie du travail,
Londres, 20-22 juin 2007.
19. La recherche scientifique marocaine se fait essentiellement dans les universités, selon les statisti-
ques récentes du ministère de l’Enseignement supérieur, avec la répartition suivante : lettres (20 %), droit
et économie (16 %), sciences (15 %), technologie, sciences et techniques, sciences de l’ingénieur (30 %),
pharmacie et médecine (8 %), commerce et gestion (4 %). Cf. Kleiche-Dray Karima et al. (dir.), « La
recherche scientifique au Maroc. » Rapport de synthèse, IRD-CJB, 2007, 57 p.

109
SOCIOLOGIE D’AILLEURS

Tableau 1 –Construction de l’enseignement supérieur au Maroc. Les


universités (1956-1999)

Année Nom Ville Nombre Nombre Disciplines


de de d’étudiants d’enseignants-
création l’université chercheurs

1956 Université Rabat 43 721 2 271 Médecine,


Mohammed V sciences
naturelles,
sciences de
l’ingénieur, SHS

1974 Université Casablanca, 46 349 1 916 idem


Hassan II Mohammedia

1975 Université Sidi Fès 34 788 1 078 idem


Mohamed
ben Abdallah

1978 Université Marrakech, 32 684 1 269 idem


Cadi Ayad Safi,
Beni-Mellal,
Errachidia

1978 Université Oujda 19 535 587 Idem sauf


Mohamed 1er médecine
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


1978 Université Ibn Kenitra 8 707 405 Idem sauf
Tofail médecine

1978 Université El Jadida 8 374 438 Idem sauf


Chouaib médecine
Doukkali

1978 Université Meknès 24 879 663 Idem sauf


Moulay Ismail médecine

1982 Université Tanger 13 133 565 Idem sauf


Abdelmalek Tétouan médecine
Saadi

1985 Université Ibn Agadir 12 590 476 Idem sauf


Zohr médecine et
sciences naturelles

1985 Université Settat 4 491 189 Idem sauf médecine


Hassan 1er et sciences
naturelles

Chiffres 249 253 9 867


en 1999
Source : Kleiche-Dray M., La recherche scientifique au Maroc. Rapport de synthèse, IRD, 2007,
p.48.

110 Sociologies Pratiques no 30/2015


La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

Tableau 2 – Effectifs étudiants par domaine en 2003-2004

Domaine Effectifs Effectifs Total tous Effectifs


étudiants 1er étudiants cycles enseignants
et 2e cycles 3e cycle

Enseignement 5 648 27 6 075 129


originel

Sciences 110 468 4 810 115 278 1 191


juridiques,
économiques
et sociales

Lettres et 87 468 5 080 92 548 2 383


sciences
humaines

Sciences 33 603 5 353 38 956 3 313

Sciences 7 179 431 7 610 1 026


et techniques

Médecine 6 803 139 6 942 1 120


et pharmacie

Médecine 977 58 1 035 88


dentaire
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


Sciences 2 654 703 3 357 406
de l’ingénieur

Commerce et 2 005 24 2 029 103


gestion

Technologie 3 026 3 026 369

Sciences 100 399 499 105


de l’éducation

Traduction 73 73 16

Total 260 004 17 024 277 428 10 249


Source : Kleiche-Dray M., « La recherche scientifique au Maroc. » Rapport de synthèse, IRD, 2007,
p.51.

Néanmoins les choses bougent et, fait nouveau, de nouvelles filières voient le jour à
l’université comme par exemple à la faculté des sciences juridiques, économiques et
sociales de l’université Hassan II (Casablanca) où l’on a créé récemment un master de
sociologie politique et dynamique sociale. Il a pour objectif de mettre à disposition des
étudiants « les outils théoriques pour l’analyse du phénomène politique, dans la pers-
pective d’une bonne compréhension de l’évolution des institutions sociales et politiques
du pays ». Il en est ainsi de l’université Hassan II de Mohammedia qui a créé un diplôme

111
SOCIOLOGIE D’AILLEURS

supérieur en travail social sans doute pour répondre aux besoins de formation et de
professionnalisation de jeunes éducateurs et de travailleurs sociaux à l’heure où le pays
est confronté à un processus de paupérisation des classes moyennes et à la désagré-
gation des liens sociaux traditionnels. À l’université d’Agadir, un master en migrations
et développement durable a été mis en place pour appréhender la dynamique migra-
toire, les espaces urbains et processus de mutation.
Mais nous n’allons pas poursuivre ici l’exercice de recension de toutes les formations
en sciences humaines et sociales qui sont ouvertes ou en train de se faire dans les
universités marocaines. Disons pour conclure ce bref état des lieux que le principal
enjeu des SHS au Maroc réside aujourd’hui dans leur renaissance et leur refondation sur
de nouvelles bases permettant de donner une nouvelle dynamique tant au renouvelle-
ment des enseignements qu’à la production de la connaissance scientifique. Dans le
contexte de la mondialisation, ce repositionnement et cette ouverture à l’international
sont le signe d’une véritable mutation et maturation des SHS marocaines.

Conclusion

Ce tour d’horizon de la sociologie marocaine, de sa genèse, de ses enjeux et de ses


défis nous amène à penser que les sociologues marocains se donnaient pour ambition
un double objectif : « décoloniser la sociologie » d’une part, et opposer aux sciences
sociales coloniales le paradigme de la réappropriation identitaire, de la modernité et du
développement économique, d’autre part. Comme nous venons de le voir, critiquer la
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


sociologie coloniale « musulmane » en s’éloignant de son appareillage conceptuel et
idéologique était le fer de lance de la première génération de sociologues marocains
qui voulaient par là, rompre avec l’héritage orientaliste des écrits sur le Maroc qui étaient
pour l’essentiel un moyen d’attiser les tensions entre les populations autochtones et de
renforcer la domination coloniale. L’autre combat portait, au lendemain de l’indépen-
dance, sur l’autonomisation du champ scientifique et la pratique d’une sociologie tout
à la fois critique et appliquée, en phase avec les préoccupations économique, sociale
et identitaire de la nation marocaine. Cette orientation critique de la sociologie lui a valu
son interdiction dans les années 1970-1980 et son isolement au sein des facultés de
lettres et sciences humaines où elle était à peine acceptée. Il aura fallu attendre la fin
des années 1990 pour assister à la réhabilitation des sciences sociales en général, et
de la sociologie en particulier. Les pouvoirs publics les associent désormais au pro-
cessus de libéralisation et de modernisation de la société marocaine où sociologues,
experts et consultants semblent à nouveau s’engager sur le terrain en vue d’explorer
de nouveaux objets et de nouvelles problématiques sociales (pauvreté, exclusion, immi-
gration, famille, religion, etc.)
mohamed.madoui@cnam.fr

112 Sociologies Pratiques no 30/2015


La sociologie marocaine : du déni à la réhabilitation

Références bibliographiques

BELARBI A. (1993), Le Salaire de Madame, Casablanca, Le Fennec.


BELGHITI M. (1978)[1969], « Les relations féminines et le statut de la femme dans
la famille rurale dans trois villages de la Tessaout. Études sociologiques sur
le Maroc », Bulletin économique et social du Maroc, p. 289-361.
BOURQIA R., CHARRAD M. et GALLAGHER N. (dir) (1996), Femmes, culture et société
au Maghreb, Casablanca, Afrique-Orient.
CATUSSE M. (2011), « Le social » : une affaire d’État dans le Maroc de
Mohammed VI », Confluences Méditerranée, 78, p. 63-76.
KHATIBI A. (1975), « Sociologie du monde arabe : Positions », BESM (126),
p. 13-26.
KHATIBI A. (2002) [1981], « Décolonisation de la sociologie », dans A. Khatibi,
Chemins de traverse : essais de sociologie, textes réunis et revus par Nejjar
S., Rabat, Okad, p. 113-125.
LEVEAU R. (1973), Le Fellah marocain, défenseur du trône, Paris, Presses de
Sciences Po.
MADOUI M. (2007), « Les sciences sociales en Algérie. Regards sur les usages
de la sociologie », Sociologies pratiques, 2 (15), p. 149-160.
MADOUI M. (2012), Entreprises et entrepreneurs en Algérie et dans l’immigration.
Essai de sociologie économique, Paris, Karthala.
NAAMANE-GUESSOUS S. (1988), Au-delà de toute pudeur : la sexualité féminine
au Maroc, Casablanca, Eddif.
NAVEZ-BOUCHANINE F. (1997), Habiter la ville marocaine, Paris, L’Harmattan.
PASCON P. (1979), « Segmentation et stratification sociale dans la société rurale
marocaine », BESM, (138-139), p. 105-119.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.253.37)


PASCON P. (1986) [1979], « La sociologie, pourquoi faire ? », dans Pascon P.,
Trente ans de sociologie au Maroc (textes anciens et inédits), Rabat, Bulletin
économique et social du Maroc, (155-156), p. 59-70.
RACHIK H. et BOURQIA R. (2011), « La sociologie au Maroc : grandes étapes et
jalons thématiques », SociologieS [En ligne], http://sociologies.
revues.org/3719.
ROUSSILLON A. (2002), « Sociologie et identité en Égypte et au Maroc. Le travail
de deuil de la colonisation », Revue d’histoire des sciences humaines (7),
p. 193-221.
SADIK Y. et LABARI B. (2007), « Les centres d’appel délocalisés. Ébauche d’inter-
rogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation », communication
aux 11es Journées internationales de sociologie du travail, Londres, 20-22 juin.
TOZY M. (2013), « Paul Pascon, un pionnier de la sociologie marocaine », Socio-
logieS (en ligne), http://sociologies.revues.org/4322.

113

Vous aimerez peut-être aussi