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Mohamed Madoui
Dans Sociologies pratiques 2015/1 (n° 30), pages 99 à 113
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1295-9278
ISBN 9782724634303
DOI 10.3917/sopr.030.0099
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Mohamed MADOUI 1
Après l’indépendance, les sciences humaines et sociales ont été considérées partout
au Maghreb et dans le monde arabe comme des « sciences dangereuses » et, par
conséquent, mises sous contrôle. Les pouvoirs publics, dans une perspective de ratio-
nalisme technocratique, ont orienté leurs efforts vers les filières techniques et techno-
logiques en formant des générations d’ingénieurs censées fournir l’expertise nécessaire
pour accompagner la marche vers la modernisation et le progrès. Cela s’est traduit sur
le plan universitaire par la primauté donnée aux disciplines scientifiques jugées en phase
avec l’idéologie développementiste. Le personnel politique et les hauts fonctionnaires
de l’État proviennent des professions techniques (ingénieurs, médecins, chimistes, etc.)
et portent généralement sur les sciences humaines et sociales un regard très négatif,
voire même méfiant (Madoui, 2007). Au Maroc, pendant cette période, les sciences
humaines et sociales apparaissent un peu moins structurées en laboratoires de
recherche que ne le sont les sciences exactes et naturelles. Elles n’ont pas bénéficié
comme les sciences dites « utiles » de la priorité gouvernementale, et reposaient
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1. LISE-CNAM/CNRS.
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Un rappel historique de l’état des sciences sociales à l’époque coloniale nous paraît
nécessaire pour aider à mieux comprendre les enjeux passés et présents de l’instau-
ration de cette discipline dans le champ universitaire marocain. Comme le souligne à
juste titre Georges Balandier (1954) dans un article publié dans les Cahiers internatio-
naux de sociologie sous le titre « Sociologie de la colonisation et relations entre sociétés
globales », le fait colonial « a plus retenu les historiens – sous la forme de l’impérialisme
moderne – et des ethnologues-anthropologues – en tant que créateur de contacts et
conflits culturels – que des sociologues ». Sous l’égide du protectorat français, le corpus
de connaissances accumulé sur plus d’un demi-siècle par la « sociologie musulmane »
répond d’abord à un projet colonial de mettre la sociologie au service de l’encadrement
scientifique de l’expansion coloniale (Rachik et Bourqia, 2011). C’est dans ce contexte
qu’a été créée en 1904 la Mission scientifique au Maroc, qui se transformera en 1920
en « Section sociologique des affaires indigènes ». De nombreuses monographies ont
été réalisées et publiées par la mission scientifique dans ses nombreuses éditions : Villes
et tribus au Maroc, Les archives marocaines, Les archives berbères, ou encore La revue
du monde musulman.
L’ensemble de ces travaux sociologiques conduits pour l’essentiel par des observa-
teurs du monde colonial (militaires et administrateurs), met en évidence la « politique
musulmane du protectorat » attisant les oppositions Arabes/Berbères, sédentaires/
nomades, plaines/montagnes, etc., pour renforcer la domination et l’expansion colo-
niale. La thèse de Robert Montagne 2, chargé par Lyautey 3 d’étudier les tribus berbères
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2. R. Montagne, Les Berbères et le Makhzen dans le Sud du Maroc. Essai sur la transformation politique
des berbères sédentaires, Paris, Alcan, 1930.
3. H. Lyautey, Le rôle social de l’officier, Paris, Julliard, 1891.
4. Né en 1910 à Frenda en Algérie, il a été le premier à avoir introduit dans le monde académique
français l’étude du Maghreb qu’il connaît de façon très intime, ce qui lui a permis d’éviter les pièges de
l’orientalisme.
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5. Né en 1939, il a été souvent persécuté à cause de son engagement politique dans le parti de l’Union
socialiste des forces populaires (USFP) dont il devient l’un des plus fervents défenseurs.
6. A. Ezzine (dir), Les sciences humaines et sociales au Maroc : Études et arguments, Rabat, Institut
universitaire de la recherche scientifique (IURS), 2 volumes (arabe-français), 1998.
7. A soutenu une thèse sur « Le roman maghrébin », ce qui l’a consacré beaucoup plus comme un
homme de la littérature que de la sociologie.
8. Né en 1942 à Fès, son combat lui vaut d’être emprisonné de 1972 à 1980. En 1980, il s’exile en
France ; il reçoit le prix Goncourt de la poésie en 2009 et le grand prix de la francophonie de l’Académie
française en 2011. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels : Le règne de Barbarie, Paris, Seuil,
1980 ; Zone de turbulences, Paris, La Différence, 2012.
9. M. Boughali a étudié les pratiques de guérison traditionnelles. Voir ses ouvrages : La représentation
de l’espace chez le Marocain illettré, Casablanca, Éditions Afrique-Orient et Sociologie des maladies men-
tales au Maroc, Casablanca, Éditions Afrique-Orient, 1988.
10. A. Hammoudi a enseigné de 1972 à 1989 au Maroc. Il est depuis 1990, professeur d’anthropologie
à l’université de Princeton (États-Unis) et directeur de l’Institut des études transrégionales (1994-2004)
dans la même université. Il est notamment l’auteur de La Victime et ses masques, Seuil, 1988 ; Maitres
et disciples. Genèses et fondements du pouvoir autoritaire dans les pays arabes. Essai d’anthropologie
politique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001.
11. H. Rachik, né en 1954, est professeur à l’université Hassan II de Casablanca. Il a conduit de nom-
breux travaux, notamment sur l’interprétation des rituels sacrificiels et les transformations sociales de la
paysannerie. Parmi ses nombreux ouvrages, l’on citera : Sacré et sacrifice dans le Haut Atlas marocain,
Casablanca, Afrique Orient, 1990 ; Le Sultan des autres, rituel et politique dans le Haut Atlas, Casablanca,
Afrique Orient, 1992 ; et plus récemment son dernier ouvrage Le Proche et le lointain Un siècle d’anthro-
pologie au Maroc, Marseille, Parenthèses, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2012.
12. R. Bourqia est une sociologue formée à l’université de Rabat avant de poursuivre ses études en
Angleterre où elle a soutenu son doctorat à l’université de Manchester sur la question de l’État et de la
société rurale au Maroc. Ses travaux sur l’État, le pouvoir politique, les jeunes, les femmes et le rôle des
sciences sociales au Maroc font autorité dans le monde arabe. Elle fut la première femme marocaine à
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être nommée présidente d’une université, en l’occurrence l’université Hassan II de Mohammedia. Elle est
par ailleurs très engagée dans les débats sociaux et politiques au Maroc, jouant un rôle de premier plan
dans la réforme de l’enseignement supérieur et du Code de la famille au Maroc. Rahma Bouqia a été
également très active au sein des associations de sociologie arabes et internationale, elle a été à l’initiative
de l’organisation du 19e congrès de l’AISLF à Rabat en 2012 sur le thème « penser l’incertain ».
13. R. Bourqia, M. El Ayadi, M. Harras et H. Rachik, Jeunes et valeurs religieuses, Casablanca, Eddif,
2000.
14. Après avoir terminé ses études à l’Institut de sociologie de Rabat, elle a obtenu une bourse d’études
aux USA. À son retour au Maroc, elle a été nommée professeur de sociologie à la Faculté de lettres et
sciences humaines de Rabat où elle enseignait la psychologie sociale et la méthodologie. Elle a publié de
nombreux ouvrages parmi lesquels : Sexe, idéologie, Islam, Rabat, Le Fennec, 1985 ; Le Monde n’est pas
un harem, édition révisée, Paris, Albin Michel, 1991 ; Le Harem et l’Occident, Paris, Albin Michel, 2001 ;
L’Amour dans les pays musulmans, Rabat, Le Fennec, 2007.
nombreuses recherches ont concerné dans les années 1980-1990 la sociologie reli-
gieuse et les mouvements islamistes. Les travaux du sociologue politologue Mohamed
Tozy 15 sont justement centrés sur l’analyse des mouvements religieux marocains et sur
l’étude de l’État et du système politique au Maroc. Dans son ouvrage Monarchie et
islam politique au Maroc, Mohamed Tozy analyse dans une perspective sociohistorique
comment la société marocaine construit son univers politique et appréhende son rap-
port au pouvoir dans un pays où la monarchie n’a pas d’autre projet que de durer et
d’instrumentaliser les luttes et les contestations politiques, qu’elles viennent des mou-
vements gauchistes ou de l’islam politique.
15. Né en 1956 à Casablanca, originaire du Sousse, Mohamed Tozy a fait ses études de sciences
politiques à l’université Hassan II de Casablanca et soutenu une thèse de doctorat sous la direction de
Bruno Étienne à l’université d’Aix-en-Provence. Il est actuellement professeur des universités à l’université
de Casablanca et à l’IEP d’Aix-en-Provence. Parmi ses nombreuses publications, l’on citera : Monarchie
et islam politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1999 ; La Méditerranée des anthropologues : fractures,
filiations, contiguïtés, Paris, Maisonneuve&Larose, 2006 (en collaboration avec Dionigi).
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quelques ouvrages occidentaux traduits en arabe montre bien cet attachement à l’héri-
tage intellectuel français et anglo-saxon. Malgré l’arabisation de l’enseignement des SHS
et la percée de l’anglais, le français résiste encore, voire même domine et continue de
la sorte à jouer un rôle dans la formation et la structuration des communautés scienti-
fiques locales. En dépit du peu de moyens financiers dont disposent les chercheurs
marocains en SHS, il n’en demeure pas moins qu’une communauté scientifique, certes
éparpillée, s’est maintenue tant bien que mal et continue de se battre pour une recherche
autonome et critique en tentant de résister autant aux pressions politiques qu’à celles
du marché de l’expertise.
Dans ce renouveau des sciences sociales, une diaspora scientifique marocaine rési-
dant en Europe, et plus particulièrement en France, commence elle aussi à s’organiser,
à circuler entre « ici et là-bas », à collaborer avec les universités de son pays d’origine
et à s’établir parfois définitivement au Maroc. Elle est surtout porteuse de nouvelles
traditions de recherche et d’excellence qui peuvent être mises au service de l’ensei-
gnement et de la recherche marocains pour une meilleure production scientifique. Une
génération de jeunes chercheurs marocains ayant fait leurs études en France ou en
Europe contribue activement à la production des connaissances et au paysage de la
recherche scientifique au Maroc. C’est le cas notamment de Brahim Labari, jeune socio-
logue marocain qui, après avoir soutenu sa thèse de doctorat à l’université de Paris
10-Nanterre, décide de rentrer au Maroc où il occupe actuellement un poste de pro-
fesseur de sociologie à l’université Ibn Zohr d’Agadir. Dans son ouvrage Le Sud face
aux délocalisations. La France et le Maroc à l’ère de la mondialisation (Houliard, 2007)
il analyse dans une perspective socio-anthropologique, la manière dont les patrons
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16. Professeur au département de géographie de la faculté des sciences et lettres humaines de l’uni-
versité Ibn Zohr d’Agadir. Ses travaux de recherche portent sur les migrations internationales et maghré-
bines et leurs effets sur l’homme et la société. Parmi ses nombreuses publications, l’on citera : Les
Migrations au féminin, Agadir, Sud contact, 2002 ; La Circulation migratoire marocaine. Un pont entre
deux rives, Agadir, Sud contact.
17. Ses travaux ont fait l’objet de plusieurs ouvrages : Les Aït Ayad : la circulation migratoire entre la
France et le Maroc, Rennes, PUR, 2009 ; « Le Hrague ou comment les Marocains brûlent les frontières »,
Hommes et migrations, 1 266, 2007, p. 82-94.
l’insertion socioculturelle des Marocains résidant à l’étranger dans les pays d’accueil,
et aux conditions de travail dans les centres d’appel appartenant à de grandes entre-
prises européennes délocalisées au Maroc 18
18. Y. Sadik et B. Labari, « Les centres d’appel délocalisés. Ébauche d’interrogations sur les nouvelles
formes de travail et d’aliénation », communication aux 11es Journées internationales de sociologie du travail,
Londres, 20-22 juin 2007.
19. La recherche scientifique marocaine se fait essentiellement dans les universités, selon les statisti-
ques récentes du ministère de l’Enseignement supérieur, avec la répartition suivante : lettres (20 %), droit
et économie (16 %), sciences (15 %), technologie, sciences et techniques, sciences de l’ingénieur (30 %),
pharmacie et médecine (8 %), commerce et gestion (4 %). Cf. Kleiche-Dray Karima et al. (dir.), « La
recherche scientifique au Maroc. » Rapport de synthèse, IRD-CJB, 2007, 57 p.
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Traduction 73 73 16
Néanmoins les choses bougent et, fait nouveau, de nouvelles filières voient le jour à
l’université comme par exemple à la faculté des sciences juridiques, économiques et
sociales de l’université Hassan II (Casablanca) où l’on a créé récemment un master de
sociologie politique et dynamique sociale. Il a pour objectif de mettre à disposition des
étudiants « les outils théoriques pour l’analyse du phénomène politique, dans la pers-
pective d’une bonne compréhension de l’évolution des institutions sociales et politiques
du pays ». Il en est ainsi de l’université Hassan II de Mohammedia qui a créé un diplôme
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supérieur en travail social sans doute pour répondre aux besoins de formation et de
professionnalisation de jeunes éducateurs et de travailleurs sociaux à l’heure où le pays
est confronté à un processus de paupérisation des classes moyennes et à la désagré-
gation des liens sociaux traditionnels. À l’université d’Agadir, un master en migrations
et développement durable a été mis en place pour appréhender la dynamique migra-
toire, les espaces urbains et processus de mutation.
Mais nous n’allons pas poursuivre ici l’exercice de recension de toutes les formations
en sciences humaines et sociales qui sont ouvertes ou en train de se faire dans les
universités marocaines. Disons pour conclure ce bref état des lieux que le principal
enjeu des SHS au Maroc réside aujourd’hui dans leur renaissance et leur refondation sur
de nouvelles bases permettant de donner une nouvelle dynamique tant au renouvelle-
ment des enseignements qu’à la production de la connaissance scientifique. Dans le
contexte de la mondialisation, ce repositionnement et cette ouverture à l’international
sont le signe d’une véritable mutation et maturation des SHS marocaines.
Conclusion
Références bibliographiques
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