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La communication, un enjeu scientifique et politique

majeur du XXIe siècle


Dominique Wolton
Dans L'Année sociologique 2001/2 (Vol.51), pages 309 à 326
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0066-2399
ISBN 9782130522171
DOI 10.3917/anso.012.0309
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LA COMMUNICATION,
UN ENJEU SCIENTIFIQUE
ET POLITIQUE MAJEUR
DU XXIe SIÈCLE

Dominique WOLTON
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Plus de vingt années de recherches personnelles1, et de responsa-
bilités scientifiques2 me permettent de confirmer cette hypothèse si
rarement partagée : la communication est un enjeu scientifique et
politique majeur du XXIe siècle. Le triomphe des techniques, en
rapprochant les hommes et les sociétés, oblige en effet à un redou-
table effort de connaissance car ce rapprochement, en rendant plus
visible les différences culturelles, sociales et religieuses, augmente les
difficultés de l’intercompréhension. La fin des distances géographi-
ques accentue le poids des différences culturelles, donc la nécessité
d’une réelle volonté pour se tolérer mutuellement. Les machines
peuvent être « on line », les individus et les sociétés ne le sont
jamais.
Ce renversement dans l’ordre de l’importance, entre fin des dis-
tances géographiques et croissance des distances culturelles est aussi
un enjeu politique, car l’information et la communication ne sont
pas seulement des processus techniques, elles sont également des
valeurs fondamentales de l’émancipation individuelle et collective
depuis le XVIIIe siècle. Elles sont, par exemple, au cœur du modèle

1. Voir notamment, Les réseaux pensant : télécommunication et société (1978) ;


L’information demain. De la presse aux nouveaux médias (1979) ; Éloge du grand public. Une
théorie critique de la télévision (1991) ; Naissance de l’Europe démocratique (1993) ; Penser la
communication (1997) ; Internet et après (1999).
2. Au CNRS : directeur du programme Science, technique et société (1980-1985) ;
directeur du programme Sciences de la communication (1985-1997) ; directeur du
Laboratoire communication et politique (1988-2000) ; directeur de la revue Hermès
(CNRS-Éd.), depuis sa création en 1988.

L’Année sociologique, 2001, 51, n° 2, p. 309 à 326


310 Dominique Wolton

occidental actuel que j’appelle la « société individualiste de masse »


et qui doit gérer simultanément deux héritages contradictoires de
notre philosophie politique : la liberté du XVIIIe siècle et l’égalité du
XIXe siècle. L’information et la communication sont donc à la fois
des valeurs centrales de l’Occident, et l’objet d’un progrès tech-
nique, doublé d’enjeux économiques. Quel rapport subsiste-t-il
aujourd’hui entre les rêves d’intercompréhension et la formidable
réorganisation de l’économie capitaliste sous le nom « de société de
l’information » ?
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1. Théorie de la communication et théorie de la société

Par communication, il faut entendre cinq phénomènes. La


communication interpersonnelle ; la communication médiatisée par
les techniques classiques ou nouvelles ; la communication poli-
tique ; la communication interculturelle, mais aussi les modèles
d’organisation de la société, au travers les valeurs, les symboles et les
représentations. C’est-à-dire ce qui permet aux individus et aux
collectivités de se représenter, d’entrer en relation les uns avec les
autres, et d’agir sur le monde.
Au travers de la communication se joue en définitive le rapport
au monde de chacun d’entre nous. C’est en cela qu’il n’y a pas de
société, sans communication, a fortiori dans le modèle démocratique
qui pose le principe de la liberté et de l’égalité de ses sujets dans
leurs relations mutuelles. La communication devient donc l’horizon
de toute société démocratique. Avec la nécessité de résoudre ces
objectifs contradictoires : assurer la communication entre les indivi-
dus libres et assumer néanmoins l’aspiration à l’égalité qui est
l’horizon des sociétés démocratiques. Assurer aussi un minimum de
coopération respectueuse des différences culturelles et politiques au
sein de la communauté internationale au moment où les plus gran-
des industries du monde, les industries de la communication, voient
la terre comme un seul marché.
Entre les valeurs de la communication, les techniques de la com-
munication et l’économie de la communication, tout se mêle et
s’enchevêtre. D’autant qu’entre valeur et économie les techniques
semblent faire « naturellement » le lien. Du téléphone à la radio, de
la télévision à Internet, elles « incarnent » le double idéal de liberté
et d’égalité de l’information et de la communication. La technique
semble être devenue le bras armé de l’idéal occidental, même si ces
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 311

techniques sont simultanément inséparables de la croissance mon-


diale. Quand on parle du village global, s’agit-il de l’idéal de commu-
nication sur le plan mondial, ou de l’infrastructure de la première
industrie au monde celle de l’information et de la communication ?
La société de l’information est-elle l’idéal d’une société démocratique à
l’échelle du monde ou l’habillage idéologique de l’économie mon-
diale de l’information ? Autrement dit, l’omniprésence de l’infor-
mation et de la communication au niveau mondial ne suffisent pas à
assurer une société juste, égalitaire, et communicative. Le E-liberté
est une formidable caution au E-Business, et les grands groupes de
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communication mondiale doivent être les premiers à vanter les
mérites de la E-démocratie ou du E-training dont ils seront, par ail-
leurs, les grands bénéficiaires économiques. On nage en pleine
confusion. L’alliance croissante entre l’idéal de la communication, la
performance des techniques, et la réalité de l’économie oblige à un
formidable travail de connaissance pour distinguer les enjeux, créer
des connaissances.
C’est ce double statut de la communication, à la fois valeur fon-
damentale et instrument de la croissance économique, qui en fait un
des enjeux majeurs de l’avenir. Ceci requiert un travail critique fon-
damental pour séparer dans ce flot de techniques, de discours, de ser-
vices, d’idéologies, ce qui renvoie à l’idéal de communication et
d’intercompréhension de ce qui renvoie à la réalité d’une nouvelle
étape de l’histoire de l’économie, « l’économie de l’information ».
L’enjeu scientifique et de connaissance est même préalable à l’enjeu
politique, car les connaissances aident à faire le tri entre les discours
et les promesses.
Avec quel outil opérer ce tri ? Peut-être avec le plus simple,
celui qui vient de l’étymologie. La communication a deux racines. La
première, lie communication et partage, compréhension et respect
d’autrui. C’est l’idéal de la communication au niveau individuel ou
collectif. Ce que j’appelle la dimension normative qui sert de référence
aussi bien sur le plan de la communication intersubjectible qu’à
celui des techniques, ou des sociétés. La deuxième, plus récente, et
renforcée par les techniques de communication, dont la première
d’entre elles l’imprimerie, insiste sur l’idée de transmission. Avec
l’hypothèse, longtemps vraie, que plus il y avait d’informations, plus
il y avait de communication. Aujourd’hui, l’omniprésence des tech-
niques et le volume des flux d’informations obligent, à réaliser qu’il
ne suffit plus de diffuser, un grand nombre d’informations, ni même
d’assurer l’interaction pour accroître la communication entre indi-
312 Dominique Wolton

vidus ou collectivités. Cette deuxième dimension, que j’appelle


fonctionnelle, insiste évidemment sur les performances, sans pour
autant assurer forcément une intercompréhension.
Diffuser un grand nombre d’informations, et organiser leur
interaction ne signifie plus à communiquer. La communication
bute sur le technicisme, voire sur l’idéologie technique, qui
confond performance et communication humaine et sociale. Le
technicisme c’est l’idée simple, relayée par les industries de
l’information et de la communication, selon laquelle plus les indivi-
dus et les sociétés sont « équipés », « appareillés », plus la communi-
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cation normative est assurée. Le technicisme consiste tout simple-
ment à établir une continuité entre système technique et réalité
sociale. C’est pourquoi toute réflexion théorique sur la communi-
cation passe aujourd’hui par une réflexion critique sur les techni-
ques, non pour critiquer leur rôle, mais pour relativiser leur place.
Autrement dit, socialiser la technique pour éviter de techniciser la
société. Faire des humanistes internautes, et non des internautes schizo-
phrènes. Éviter la fuite en avant dans les techniques fussent-elles
interactives. Éviter les « solitudes interactives ». Cette démarche
renoue d’ailleurs avec la tradition de la philosophie et de l’histoire
des sciences et des techniques qui a toujours insisté sur la disconti-
nuité entre système technique et société. Certes, les techniques
influencent les sociétés, mais dans une interactivité compliquée, le
rôle des modèles culturels et sociaux étant souvent au moins aussi
fort. Et ce rôle des modèles culturels et sociaux est encore plus
grand quand il s’agit de techniques de communication !

2. Communication normative ou fonctionnelle :


2. Partager ou transmettre ?

L’enjeu scientifique de la communication consiste donc à la fois


à distinguer dans chaque activité de communication le normatif du
fonctionnel, et à socialiser les techniques pour éviter de techniciser
la communication.
Socialiser, c’est voir le lien existant à chaque époque, entre un
modèle social et culturel de la communication et les systèmes tech-
niques. C’est en faisant ce travail que l’on peut situer à chaque fois
les enjeux de communication par rapport aux modèles sociaux,
politiques et culturels dominants. D’ailleurs à ce propos, il ne faut
pas opposer la communication humaine qui serait normative et la
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 313

communication technique qui serait fonctionnelle. Il ne peut y


avoir autant de communication normative par l’intermédiaire de la
technique, comme depuis longtemps la presse, la librairie, la radio,
la télévision le prouvent ; qu’il ne peut y avoir de communication
fonctionnelle dans des rapports humains directs, comme on le voit
dans maintes situations sociales d’entreprises, ou de famille, ou de
vie, en ville ou à la campagne.
L’opposition, fondamentale à maintenir à chaque époque, entre
le normatif et le fonctionnel ne recoupe pas nécessairement
l’opposition entre communication humaine et communication
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technique. Cela reviendrait à isoler la problématique technique,
alors que l’intérêt, de mon point de vue, d’une réflexion théorique
sur le statut de la communication dans la société, est de voir, depuis
le XVIe siècle, comment s’est noué à chaque époque un projet cultu-
rel et social, la communication et les techniques.
Les grandes techniques de communication n’ont pris leurs sens
que parce qu’elles retrouvaient en écho, un projet culturel et social
de la communication. Et c’est ce lien entre système technique et
modèle de la communication qui fait, selon moi, l’intérêt d’une
réflexion sur la communication depuis trois siècles. Toute la
réflexion sur l’idéal de la communication depuis le XVIIe siècle, liée
à la liberté de conscience, puis à la liberté individuelle, puis à la
liberté politique et enfin à l’idée d’égalité s’est accompagnée d’une
bataille sur le sens à donner aux systèmes techniques de communica-
tion. Autrement dit, si les techniques de communication ont joué
un rôle essentiel dans la librairie, la presse et le téléphone, puis la
radio et la télévision, c’est parce que, à chaque fois, elles se sont
insérées dans un des chapitres de cette longue bataille culturelle et
politique de la communication.
La librairie et la presse sont inséparables des modèles de la
démocratie libérale, comme la radio et la télévision le sont de la
démocratie de masse. L’enjeu des techniques actuelles de commu-
nication est de savoir comment elles s’inscrivent dans le double
idéal, de nos sociétés contemporaines, « la société individualiste de
masse » avec ses doubles références à la liberté individuelle, et à
l’égalité sociale. Chacune des techniques existantes est plus ou
moins appropriée à l’une des deux échelles de la communication. Et
tout l’intérêt, et la difficulté d’internet, progrès technique décisif,
est de savoir s’il déplace ou non cette problématique du lien entre
ces deux échelles de la communication. Pour le moment, internet
renforce plus les possibilités de communication individuelle qu’il
314 Dominique Wolton

n’apporte un changement par rapport à l’autre dimension de la


communication, mieux prise en charge par la radio et la télévision,
et qui est liée au modèle de la démocratie de masse, c’est-à-dire à la
gestion de l’hétérogénéité sociale et culturelle.
C’est pourquoi, d’un point de vue de la théorie de la commu-
nication, je dis que le système technique d’internet, actuellement,
ne présente pas un dépassement de la problématique actuelle de la
communication : relier les individus sur une base d’intérêt com-
mun et assurer néanmoins un minimum de cohésion sociale. Car
telle est bien l’espoir de notre théorie démocratique de la commu-
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nication : permettre, à la fois, la communication intersubjective et
la communication sociale. C’est pour cela que l’enjeu de la com-
munication, comme je le dis souvent, est moins la gestion des ressem-
blances que la gestion des différences. Moins la mise en rapport
d’individus et de communautés qui ont des intérêts communs que
la capacité à organiser la cohabitation entre communautés et socié-
tés hétérogènes. Moins la performance des outils que la philo-
sophie de la communication qui les sous-tend. Après tout ce sont
les Hommes qui inventent les modèles de communication, d’abord
situés dans leurs têtes avant de l’être dans des outils. Et d’ailleurs
l’histoire des techniques, y compris de communication, fourmille
d’outils qui n’ont finalement jamais eu de vie sociale durable, tout
simplement parce qu’ils ne correspondaient pas à un enjeu social et
culturel.
Rappeler la prééminence de la dimension culturelle et sociale
dans la communication est fondamental, aujourd’hui où le progrès
technique, considérable dans ce secteur, peut faire croire que la per-
formance technique est à l’origine de la mutation des modèles cultu-
rels de la communication. Les techniques ont évidemment un
impact réel sur les modèles culturels, comme sur l’organisation
sociale de la communication, mais dans l’ordre de l’analyse elles ne
sont pas premières. Ou plutôt, dans l’interaction technique, culture,
société, concernant la communication, ce sont les modèles culturels
qui jouent les rôles essentiels. Ce sont des utopies de la communica-
tion qui donnent leur sens aux outils, même si ceux-ci, au travers
les changements qu’ils induisent, ont évidemment un impact sur les
modèles culturels et sociaux de la communication.
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 315

3. Les sciences de la communication ;


3. entre technique et politique

L’enjeu, on l’aura compris, en matière de théorie de la commu-


nication est son lien avec une théorie politique. Ce lien est radicale-
ment différent selon que l’on opte finalement pour une philosophie
humaniste de la communication ou une philosophie technique.
Tout pousse, aujourd’hui à faire prévaloir la seconde. C’est en cela
que finalement les enjeux de connaissance et de politique sont liés,
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concernant une réflexion sur le statut de la communication dans nos
sociétés. Réflexion qui depuis un peu plus d’un demi-siècle donne
naissance aux sciences de la communication.
Il n’y a pas une science de la communication, puisque la com-
munication fait appel à plusieurs disciplines. La communication est un
objet de connaissance interdisciplinaire, au carrefour des disciplines tradition-
nelles et des savoirs récents liés à l’expansion de la communication et des
techniques du même nom. Dix disciplines la structurent :
Philosophie - Anthropologie - Sociologie - Science politique -
Linguistique - Droit - Économie - Histoire - Psychologie - Géogra-
phie. D’ailleurs, la preuve que ce domaine a encore du mal à être légi-
time se voit dans le fait que l’histoire des recherches sur la communica-
tion en France n’est pas connue, contrairement à ce qui existe dans
d’autres pays. On peut néanmoins distinguer quatre étapes :
1) La première va jusqu’aux années 1960. Elle est principalement
consacrée à l’étude de la presse écrite, autour de quelques centres
universitaires, comme l’Institut français de Presse à Paris, qui est le
plus vieux centre de recherche universitaire sur la communication,
fondé en 1938 par J. Stoetzel et le Centre de R. Escarpit à Bor-
deaux à la fin des années 1950. La radio ne fait, hélas, pas l’objet
d’une grande curiosité théorique. La communication, pourtant
constituante majeure de la modernité, est absente de cette interro-
gation sur la forme de société d’après-guerre, en dehors de quelques
travaux sur la publicité naissante. Les études littéraires l’ignorent. La
linguistique également.
2) La deuxième période, va des années 1960 à 1975. C’est le vrai
début des études non pas sur la communication, qui n’intéresse pas,
mais sur les médias principalement. L’absence de traditions françai-
ses dans ces domaines pousse les universitaires à se tourner vers les
pays anglo-saxons où existent des travaux de recherche. Il faut, ici,
citer les noms de G. Friedmann, J. Cazeneuve, E. Morin, R. Bar-
316 Dominique Wolton

thes, O. Burgelin et Paul-Henri Chombart de Lauwe. G. Fried-


mann qui avait déjà beaucoup œuvré pour développer la sociologie
industrielle, introduisit la tradition américaine des recherches sur les
médias de masse. La plupart des questions d’aujourd’hui sur
l’influence des médias, la société de communication, le problème
du niveau culturel, la culture d’élite, la fin du livre, l’idéologie amé-
ricaine, l’image..., sont déjà posées.
Mai 68 va brutalement mettre fin à ce début d’étude des médias
et de la communication. Le rôle essentiel qu’a joué le CECMAS (créé
en 1960), grâce à G. Friedmann, E. Morin et R. Barthes, à l’École
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des Hautes Études est rétrospectivement remarquable. Même la
problématique de la réception et du public, est déjà présente. En
revanche, la radio, dans une quasi-indifférence intellectuelle, vit son
apogée... Cette technique, simple, souple, peu onéreuse, apparaîtra,
d’ailleurs, à la fin du siècle comme la grande révolution du
XXe siècle.
3) La décennie suivante (1975-1985) est finalement celle des con-
tresens. Concernant la question lancinante de l’influence des médias,
la cause semble définitivement entendue. Mai 68 étant passé par là,
il n’est plus question que de domination, aliénation, idéologie
dominante. L’École de Francfort triomphe avec les figures emblémati-
ques de H. Marcuse et T. Adorno. Sur le plan économique, les thè-
ses sur l’impérialisme culturel américain confirment définitivement
le fait que les médias appartiennent aux « appareils idéologiques ».
Le débat, passionné, violent, empreint de mauvaise foi de part et
d’autre, « autour du nouvel ordre mondial de l’information » a lieu,
par l’Unesco interposé, à partir du rapport Mac Bride (1980).
L’information plus que la communication d’ailleurs, illustre depuis
trente ans l’une des formes essentielles du réel déséquilibre Nord/
Sud. Simultanément apparaît un autre discours, lié aux nouvelles techni-
ques de communication. Ici tout est positif ! On attend beaucoup des
promesses de la télévision par câble au Canada et aux États-Unis,
qui doit permettre de corriger les dégâts de la télévision de masse.
Les perspectives d’individualisation avec le câble, puis l’infor-
matique, confirment l’ouverture d’une autre histoire de la commu-
nication. Paradoxalement, ces innovations, inséparables des logiques
industrielles sont autant louées qu’est condamnée la télévision de
masse. On retrouve le vieil affrontement entre l’attrait, pour la
logique individuelle et la méfiance à l’égard du collectif. C’est à
cette époque, sans doute, que naît l’idéologie technique liée aux
services individualisés. Oubliés les intérêts, les logiques économi-
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 317

ques, les modèles culturels, l’aliénation. Tout, devient « libre » grâce


aux nouvelles techniques. On retrouve aujourd’hui, vingt ans après,
avec les autoroutes de l’information, internet, la démocratie électro-
nique, le télé-enseignement, les mêmes arguments.
4) La quatrième période commence dans les années 1985. C’est la
période de l’ouverture intellectuelle. Dans le domaine des recherches, on
assiste à un certain rapprochement entre des positions opposées. Les
tenants d’une approche critique de type marxiste reconnaissent pro-
gressivement que le public est plus intelligent qu’il n’y paraît, et
qu’en dépit des dominations culturelles et idéologiques, les médias
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n’ont pas cette influence tant redoutée. Le public a appris à « jouer »
avec les médias. Des travaux sur l’histoire de la presse, du télé-
phone, de la radio et de la télévision, confortent le changement
d’attitude, au sens où ces travaux mettent en valeur l’existence, à
chaque époque, d’une autonomie relative des comportements
sociaux et culturels par rapport à ces techniques. On redécouvre
l’importance du contexte socioculturel, symbolisé par les cultural stu-
dies qui insiste davantage sur l’interaction entre techniques, modèle
et identités culturelles. À l’inverse, les tenants d’une approche
empirique critique, auxquels les événements ont plutôt donné rai-
son, sont obligés de reconnaître que l’extraordinaire expansion des
industries de la communication obscurcit la compréhension des
rapports entre communication et société.
La philosophie politique, retrouvant enfin un intérêt pour la
démocratie pluraliste, découvre les concepts d’espace public et la
problématique de l’argumentation, donc la question de l’inter-
compréhension. On réalise, enfin, qu’il n’y a pas que les messages et
les tuyaux. Au-delà, il y a des individus et des sociétés qui construi-
sent des échanges très compliqués. Bref, la communication com-
mence tout doucement à devenir une question théorique « digne ».
Les intellectuels réalisent lentement qu’il y a des récepteurs qui
jouent un rôle central, et que plus il y a de messages plus ceux-ci fil-
trent et jouent un rôle actif bien éloigné de la « passivité » dont on a
longtemps parlé. Très lentement, trop lentement eu égard aux
enjeux politiques, la communication commence à devenir une
question théorique et pratique essentielle.
318 Dominique Wolton

4. De deux à quatre courants de recherche

En réalité, en trente ans, le champ de la recherche s’est diversifié,


passant de deux à quatre courants. Les deux premiers opposaient les
empiristes-critiques aux critiques, à propos d’une analyse divergente
sur la place de la communication dans la société, et sur la capacité
critique des individus. Deux nouvelles approches sont apparues,
l’une hypostasiant les nouvelles techniques, l’autre méfiante à
l’égard des problématiques de communication, ces deux dernières
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trouvant un écho très favorable auprès des élites culturelles.
En revanche, un mouvement d’intérêt réel est parti « de la
base », c’est-à-dire des étudiants. Cette décennie 1980-1990 voit se
multiplier les DEA et 3e cycles en sociologie, anthropologie, histoire,
science politique, science de l’information et de la communication.
La naissance de ce public académique donnera naissance, à terme, à
des travaux de recherche. Une première structuration s’est faite
avec la création de l’ASFIC (Association française des sciences de
l’information) en 1986. À l’inverse, un paramètre n’a pratiquement
pas changé en trente ans : la demande sociale reste faible. Il existe une
demande d’études, liée à l’expansion des industries, mais pas une
demande de recherche. Enfin, après un vide d’information dans la
presse, jusqu’aux années 1980 concernant la communication, on
assiste au contraire depuis, à une pléthore d’informations, ainsi qu’à
la création d’émissions de radio et de télévision, plus ou moins nar-
cissiques, prenant les médias, la publicité et la communication
comme objet. Il en a résulté un accroissement du niveau d’infor-
mation du public. Avec même, d’ailleurs, une disproportion. Les
multimédias, internet... sont l’objet d’une exploitation incessante,
sans aucune approche critique, celle-ci viendra probablement d’une
extension au public étudiant.
Pour résumer cette évocation rapide d’une histoire des sciences de la
communication en France on pourrait distinguer cinq facteurs.

1. D’abord, un changement radical de contexte en vingt ans


Dans les années 1960, il n’y avait pas de milieu intellectuel tra-
vaillant sur la communication, et la France était en retard par rap-
port aux États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne. Trente ans
après, cette communauté existe, même si elle est encore faible, nécessi-
tant en permanence un travail interdisciplinaire, toujours difficile.
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 319

Prenons l’exemple des revues. Dans les années 1960, seules Commu-
nications et Communication et langage existaient réellement et pendant
trente ans, il n’y eut quasiment pas de création de revues. Or depuis
les années 1990, on assiste au contraire en France, à une quasi-
explosion comme en Europe d’ailleurs, avec notamment la nais-
sance d’Hermès, Réseaux, Quaderni, MEI, European Journal of Com-
munication, Les Cahiers de médiologie, etc.

2. Un intérêt croissant, mais accompagné de vraies difficultés,


2. concernant la question de la communication
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La communication n’est ni une discipline, ni une théorie, c’est
un carrefour théorique. On a vu qu’elle se construit à la croisée d’une
dizaine de disciplines, ce qui explique une difficulté intellectuelle
certaine de conceptualisation. C’est en créant des outils théoriques,
des concepts, par exemple autour de l’espace public, la communica-
tion politique, l’argumentation, l’opinion publique, la réception, les
usages, l’interactionisme, la communication interculturelle.. que
l’on arrivera à échapper à cette « tyrannie de la communication ».

3. L’approche idéologique a changé de forme en trente ans


Les adversaires de la communication étaient hier, pour l’essen-
tiel, des marxistes qui menaient une double lutte : idéologique
contre les mécanismes de domination à l’œuvre dans la communi-
cation internationale audiovisuelle, et économique pour dénoncer
le poids des industries culturelles.
Aujourd’hui le courant dominant est autre c’est l’idéologie
technicienne, celle des industries, qui vante « la société de
l’information et de la communication », qui émergerait au bout des
téléviseurs et des ordinateurs. Demain « tout va changer » avec la
communication interactive. Même si cela avait déjà été promis, il y
a trente ans, avec l’arrivée de la télévision communautaire câblée,
puis des ordinateurs, et des premiers réseaux...

4. L’explosion du marché de la communication


La démesure est partout : 30 chaînes à domicile paraît un mini-
mum, 50 quelque chose de raisonnable, 100 à 120, le signe du pro-
grès... Sans parler des promesses de l’interconnexion avec les
réseaux. La communication est devenue l’un des symboles les plus forts de
320 Dominique Wolton

la modernité. C’est d’ailleurs le succès de ces techniques qui explique


l’ampleur de cette idéologie de la communication qui s’appuie,
certes, sur les performances techniques, mais probablement autant
sur la crise des trois autres grandes valeurs qui ont dominé le
XXe siècle : la science ; la religion ; la politique.

5. La différence entre études et recherches


Hier, les recherches du monde académique étaient le seul mode
d’accès à la connaissance d’un secteur vital, mais ignoré. Aujour-
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d’hui la demande de connaissance est toujours aussi faible, mais le
phénomène est masqué par la surabondance d’informations existant
sur les marchés, les stratégies d’acteur, les restructurations économi-
ques, les prospectives techniques, les nouveaux services et leur
expérimentation. Les études commandées par les acteurs et les pou-
voirs publics suffisent.

5. Les domaines de connaissances

Du point de vue des recherches, on peut néanmoins, sur vingt


ans, nommer les domaines sur lesquels des progrès ont été faits.
1. Communication et société
Communication institutionnelle ; histoire de la presse et des
techniques de communication ; sciences, cultures et communica-
tion ; mémoire collective et histoire de la communication ; droit et
économie de l’information et de la communication ; histoire et
mémoire sociales ; le statut de l’image ; la publicité.

2. Médias et démocratie
Les discours politiques et leurs expressions ; médiation et média-
tisation ; médias, crises et conflits ; évolution des systèmes audiovi-
suels et des institutions de régulation ; l’émergence des nouvelles
techniques de communication.

3. Communication et politique
Caractéristiques et fonctionnement de l’espace public ; opinion
publique et communication politique ; discours et pratiques des
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 321

acteurs ; contextes d’émission et de réception des messages politi-


ques dans l’espace public ; information et action ; les nouveaux rap-
ports entre l’espace public et l’espace privé.

4. Stratégies de communication
La modification des espaces-temps ; construction et expression
des opinions ; réception des messages et comportements des
publics ; stratégies argumentatives et construction de la réalité ; co-
construction, interaction et interprétations ; représentations indivi-
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duelles et collectives ; communication interpersonnelle et commu-
nication à distance ; les différentes formes de communication inter-
culturelles ; paroles, gestes, images : la diversité des modes de
communication.

5. L’Europe et la communication interculturelle


Stéréotypes et représentations ; identité et communication ;
médias et espaces nationaux ; internationalisation de la communica-
tion : enjeux politiques, économiques, institutionnels et culturels ;
l’Union européenne et les frontières de l’Europe du Sud et de l’Est ;
les difficultés de la communication interculturelle : inégalités socia-
les et heurt des cultures ; le conflit entre les industries de la commu-
nication et l’enjeu de la diversité culturelle.

6. Quatre positions théoriques

Il me semble que les positions théoriques, souvent contradictoi-


res, qui structurent le champ de recherche, peuvent êtres regrou-
pées en quatre positions qui résultent du croisement de deux axes. Le
premier concerne le lien entre technique et valeur dans le domaine
de la communication. Le second concerne le degré d’ouverture et de
fermeture que l’on se fait de la société.
Concernant la communication, l’opposition est entre les travaux qui
privilégient une approche technique de la communication, par rap-
port à ceux qui privilégient une approche en termes de valeurs.
Concernant la société, l’opposition est entre les travaux qui
privilégient une vision ouverte de la société, par rapport à ceux
qui insistent plutôt sur le thème du contrôle social et de la
domination.
322 Dominique Wolton

C’est finalement, d’une part, le lien entre technique et valeur


dans la communication et, d’autre part, la vision plus ou moins
fermée de la société, qui sont les deux axes par rapport auxquels se
distribuent les travaux sur la communication. C’est donc le rapport
communication-société qui est le facteur discriminant. Une vision de
l’information et de la communication révèle toujours une théorie implicite,
ou explicite de la société. Il n’y a pas de position « naturelle » sur la
communication, aussi bien pour l’image, que la réception, la télévi-
sion, les nouvelles techniques, la communication interculturelle...
Et chacune de ces visions renvoie finalement à une conception de la
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communication et de la société. On peut donc poser les questions
suivantes à tout discours technique, académique, politique, à propos
de la communication : Quels sont les présupposés ? D’où parle celui
qui parle si « naturellement » de la communication ? Quelle est sa
vision implicite de la société ? Comment celle-ci influence-t-elle sa
conception de la communication ?
Ces quatre positions se retrouvent au-delà de la recherche, dans
la presse, chez les acteurs ou les hommes politiques. En lisant des
articles de presse, ou en écoutant tel acteur économique ou
politique, intervenant sur le champ de la communication, on
peut comprendre à laquelle de ces positions, un discours se
rattache.

1. Le premier courant : les thuriféraires


Ce courant, très optimiste sur la société comme sur les techni-
ques, regroupe ceux qui voient dans les ruptures techniques
l’émergence d’une nouvelle société, plus démocratique, plus rela-
tionnelle et interactive. Il s’agit presque, ici, d’une « croyance ».
Cette posture est omniprésente dans les médias, les journaux, les
travaux de prospective. Ici tout, ou presque, est « positif ». Les
« résistances » des sociétés, sont identifiées à une « peur du change-
ment », et à des archaïsmes.
La logique économique est le bras armé de cette révolution
mondiale qui permettra de « redessiner » les rapports Nord/Sud.
L’éducation étant un des compléments de cette révolution de la
communication, elle permettra à ces pays de sauter l’étape de la
société industrielle pour arriver directement dans « la société de
l’information ».
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 323

2. Le deuxième courant : les critiques


Ils dénoncent les dérives des industries de la communication au
niveau mondial et l’impact général des techniques sur les rapports
sociaux. Les nouveaux services ne changent rien et constituent les
« camisoles de demain ». Toutefois une lutte peut être menée pour
libérer les sociétés de cette emprise finalement idéologique, autant
qu’économique, technique et politique. Sur le plan international,
les idéologies de la société de l’information ne sont que les alibis
d’une nouvelle division internationale du travail qui renforce la
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domination du Nord sur le Sud.

3. Le troisième courant : les empiristes-critiques


C’est l’idée d’une marge de manœuvre dans les rapports entre
communication et société qui prédomine ici. La communication est
une valeur avant d’être une technique, et c’est au nom de cette
référence normative qu’il est possible, au jour le jour, de soulever
les contradictions entre les idéaux de la communication et la réalité
des industries de la communication. L’intelligence du public est le
gardien de cette dualité de la communication ; elle est le symétrique
de l’intelligence du citoyen dans le modèle démocratique. Ici l’idée
de réglementation est capitale, comme celui de l’analyse critique.

4. Le quatrième courant : les nihilistes


Ils manifestent une double méfiance, à propos de la société et de
l’Homme. Les nihilistes, plus ou moins sceptiques selon les auteurs,
partagent en revanche avec les thuriféraires, une croyance forte en
la puissance des techniques, mais de manière symétrique. Pour eux, les
acteurs sont par ailleurs dupes. Seule une minorité est à même, par sa
culture, de dénoncer les pièges et les illusions de cette communica-
tion. La perspective est souvent élitiste.

Conclusion : les deux philosophies, politique


et technique, de la communication

Développer des connaissances, donc des recherches, dans le


domaine de la communication est un enjeu central pour cinq
raisons :
324 Dominique Wolton

1) La communication est probablement un des secteurs de la


réalité où il y a eu le plus de bouleversements en cinquante ans. Il suf-
fit de réfléchir « à l’avant » téléphone, radio, télévision, informa-
tique et à la réalité d’aujourd’hui. Mais il s’agit de bouleversements
qui se sont produits sans l’existence d’une grande culture scienti-
fique puisque l’information et la communication n’étaient pas, hier,
un domaine légitime et valorisé. Le « retard » est donc plus du côté
de la théorie et de la réflexion que de celui des techniques et de
l’économie !
2) La communication devient un enjeu majeur du XXIe siècle aussi
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important que la science, la défense, l’éducation, la santé. L’effort
de production de connaissances doit donc être à la mesure de cette
importance économique, sociale et culturelle. Aussi bien au plan
des nations qu’à celui, essentiel demain, du respect de la diversité
culturelle. Avec l’information et la communication, on touche aux
infrastructures mentales des individus et des collectivités.
3) Développer des connaissances est aussi le moyen de préserver
la communication comme valeur caractéristique de la culture occi-
dentale et de la démocratie, au moment où celle-ci est saisie, et avec
quel succès, par tous les intérêts. Rien ne garantit, au moment où la
communication devient une industrie mondiale en pleine expan-
sion, qu’elle restera liée aux valeurs qui la soutiennent. Elle peut
même devenir un facteur de domination et d’inégalité, entre le
Nord et le Sud, loin des idéaux de partage et d’émancipation qui
l’ont vu naître en Occident.
4) Développer des connaissances, c’est agir dans la durée ; pour
relativiser les promesses des « nouvelles » techniques ; ne pas réduire
la communication à des techniques ; développer des travaux théori-
ques ; favoriser la naissance d’une communauté scientifique. À terme,
celle-ci est un des moyens pour garder un peu de distance, à l’égard
de la séduction des techniques et de la pression des acteurs.
5) Le risque demain ? La marginalisation des chercheurs et uni-
versitaires, au profit des « experts » et « conseillers » en tout genre,
dont les discours seront toujours plus séduisants, car directement liés
aux réalités. Dès lors que la communication devient une industrie,
la logique des intérêts domine celle des valeurs. Tant qu’il n’y a pas
de crise de la communication, la demande de connaissance risque de
rester faible. Raison de plus pour la développer au sein de
l’Université et du CNRS.
Laissera-t-on ouvert le débat, à peine ébauché, sur deux philo-
sophies de la communication : partager ou transmettre ? La philo-
Un enjeu scientifique et politique majeur du XXIe siècle 325

sophie politique insiste sur l’idéal d’intercompréhension entre les


hommes et les sociétés. La philosophie technique est sensible aux
progrès qui permettent la transmission et l’interactivité de plus en
plus rapide d’informations et de communications de toutes natures.
D’un côté, la lenteur et les difficultés à se comprendre. De l’autre, la
vitesse technique. Avec, au milieu, les promesses de l’économie,
plus prompte à basculer du côté d’une logique technique que d’une
logique humaniste.
Quel sera le rôle des connaissances ? Il faudra distinguer dans les
promesses, discours, réalisations, ce qui renvoie à cette philosophie
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politique de la communication de ce qui renvoie à cette philosophie
technique. Ces deux philosophies ne recoupent pas forcément comme
je l’ai expliqué précédemment, l’opposition entre communication
normative et communication fonctionnelle, ce qui montre la com-
plexité des rapports entre communication et société. Il peut, en effet,
y avoir une communication normative aussi bien dans la philosophie
politique que dans la philosophie technique de la communication. À
l’inverse, la dimension fonctionnelle peut se retrouver aussi bien
dans l’approche politique, ou technique, de la communication. En
tout cas distinguer deux visions, technique et politique de la com-
munication, permet de mettre en perspective les enjeux liés à
l’économie de la communication et aux projets sociaux culturels et
éducatifs qui en sont le prolongement. Dans tous les cas, distinguer et
différencier les problèmes de nature différente, n’est-ce pas finale-
ment, ce qui caractérise l’acte de connaissance ?
Dominique WOLTON
CNRS/Laboratoire Communication et Politique

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