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par
UGO E. M. FABIETTI
Moderne
Si, dans la réflexion de Lévi-Strauss, quelque chose peut être vu
comme un début fondateur, il est par trop facile de le situer dans
ses années américaines (ou plutôt newyorkaises), où la rencontre
avec la linguistique structurale marque l’ouverture et aussi, d’une
certaine façon, le finale de son œuvre.
Pour entrer dans le détail de ce début qui semble, comme nous
le disions, contenir déjà en soi sa conclusion, on peut commencer
par la thèse suivante : la rencontre avec la linguistique structurale
constitue la condition de réalisation du programme moderne de
Lévi-Strauss et, en même temps, l’amorce de son aboutissement
ultramoderne. À l’instar d’autres penseurs du passé, Lévi-Strauss
tente d’imaginer dès le début des années cinquante une reconstruc-
tion de sa propre science, voire, à partir de celle-ci, de l’ensemble
des sciences humaines. L’idée selon laquelle l’ethnologie (ou
l’anthropologie) serait une science qui, infatigablement, fouille et
réorganise l’expérience humaine ne pourrait aboutir si elle se ré-
duisait à une simple collecte de données, aussi consciencieuse soit-
elle, et au classement méthodique de ces données. L’idée que se fait
Lévi-Strauss de l’ethnologie ne correspond à celle d’une anthropo-
logie générale que parce qu’il « s’agit » – écrit-il dans Diogène –
« d’atteindre à l’homme total » (Lévi-Strauss 1953 : 97). Tel est le
but de l’anthropologie, tel est le programme moderne de Lévi-
Strauss, celui-là même qui le place dans une ligne de continuité
avec la tradition et qui, depuis l’humanisme, s’est constitué sous le
signe d’une totale connaissance de l’homme. Lévi-Strauss semble
donc s’aligner sur l’inspiration comparative de l’anthropologie clas-
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Ultramoderne
Au moment où le projet scientifique de Lévi-Strauss semble ré-
aliser son objectif et atteindre l’homme « total », celui-ci disparaît,
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Qu’il parle donc, ce sol, à défaut des hommes qui se refusent. […]
qu’il me réponde enfin et me livre la formule de sa virginité. Où gît-elle,
derrière ces confuses apparences qui sont tout et qui ne sont rien ? Je
prélève des scènes, je les découpe ; est-ce cet arbre, cette fleur ? Ils
pourraient être ailleurs. […] Je récuse l’immense paysage, je le cerne,
je le restreins jusqu’à cette plage d’argile et ce brin d’herbe : rien ne
prouve que mon œil, élargissant son spectacle, ne reconnaîtrait pas le
bois de Meudon autour de cette insignifiante parcelle journellement
piétinée par les plus véridiques sauvages, mais où manque pourtant
l’empreinte de Vendredi (ibid.).
Et c’est ainsi que les Indiens, inaccessibles, disparaissent. Ils
disparaissent en tant qu’êtres de chair et d’os, à la façon dont dis-
paraît le paysage naturel : eux aussi sont décomposés en éléments
circonscrits, dans les traits de leur culture que le regard ethnogra-
phique peut plus facilement enregistrer et qui peuvent ensuite être
élaborés par l’intelligence anthropologique. Ils disparaissent tout
simplement en tant que sujets.
Ce n’est donc pas un hasard si les « sociétés primitives », comme
les appelle souvent Lévi-Strauss, forment un volet rhétorique et
épistémologique majeur dans son œuvre. Dans un passage capital
de sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France (1960), il pose
une question rhétorique : « Quelles sont, alors, les raisons de la
prédilection que nous éprouvons pour ces sociétés que, faute d’un
meilleur terme, nous appelons primitives, bien qu’elles ne le soient
certainement pas ? » (Lévi-Strauss 1973 : 37).
Des humanités inaccessibles, des sociétés primitives, « bien
qu’elles ne le soient certainement pas », mais grâce auxquelles il
est possible de construire une ethnologie qui soit, à son tour, la clé
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Antimoderne
Que peut-il bien rester après ce rien prononcé sans appel dans
le « finale » de L’Homme nu, si ce n’est le sentiment d’avoir perdu
cette condition où les hommes, bien qu’étant beaucoup plus dépen-
LÉVI-STRAUSS MODERNE, ULTRAMODERNE, ANTIMODERNE 41
Actualité de l’antimodernité ?
L’issue paradoxale de la trajectoire de Lévi-Strauss (de la mo-
dernité à l’antimodernité, en passant par l’ultramoderne), semble
coïncider avec le repliement sur soi d’un projet qu’il avait poursuivi
sous le signe d’un désir d’universalité. Cet aboutissement « antimo-
derne » (déjà inscrit dans la marque initiale de sa pensée) rejoint
des comportements et des styles de raisonnement propres à notre
ère contemporaine.
L’un d’eux, en particulier, permet de comprendre le relativisme,
l’hésitation et la perplexité de Lévi-Strauss face à l’intensité crois-
sante des échanges culturels dans un monde menacé par la bombe
démographique. Rétablissant une vision simpliste de la culture, ce
style de raisonnement a transformé le thème du contact culturel en
un problème de « contamination culturelle. » Cette façon de penser
qui est allée jusqu’à justifier une lecture politique de Lévi-Strauss
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Références