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REPRÉSENTATIONS « IMAGINAIRES »
Franck Fischbach
2008/1 n° 43 | pages 12 à 28
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130568087
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2008-1-page-12.htm
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avec la vie pratique des hommes, en tant que cette vie, essentiellement rela-
tionnelle et productive, est elle-même faite de rapports pratiques.
Si, pour le concept d’aliénation, les Manuscrits de 1844 sont le texte
majeur, concernant le concept d’idéologie, en revanche, le texte central
est incontestablement L’idéologie allemande, par lequel il est tentant de
commencer aussitôt. Pourtant, ce qui prendra le nom d’idéologie dans
L’idéologie allemande désigne un problème que Marx a déjà rencontré
auparavant et qui a reçu une première élaboration avant L’idéologie alle-
mande. L’origine du concept d’idéologie chez Marx me semble devoir
être cherchée du côté d’une théorie de la conscience, dont il jette les bases
dès les Manuscrits de 44, sous la forme d’une critique de toute théorie de
la conscience qui commencerait par la « conscience de soi ». Ce refus
marxien de commencer par ou de partir du sujet conscient de soi nous
conduit vers des terres philosophiques dont on peut dire qu’elles sont de
nature spinoziste, et il me paraît en effet à peu près inévitable de devoir
penser, notamment avec Althusser, que c’est bien dans une telle atmo-
sphère spinoziste que s’est constitué et que se laisse comprendre le
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1. Voir L. Althusser, « Les ‘limites absolues’ de Marx sur l’idéologie », in Marx dans ses limites (1978) (L. Althusser, Écrits philosophiques et
politiques, tome 1, Paris, Stock, 1994, pp. 508-513). Voir aussi les travaux d’Étienne Balibar, notamment La crainte des masses (Paris, Galilée,
1997) et La philosophie de Marx (Paris, La Découverte, 1993, pp. 35-66). Sur les apories du concept d’idéologie, on lira aussi avec profit
Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie, Paris, Le Seuil, 2000, Chapitre II, pp. 57-96.
2. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Franck Fischbach, Paris, Vrin,2007, p. 148.
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ce sociale marquée par leur opposition entre eux, par leur division, par leur
concurrence mutuelle, par la domination que les uns exercent sur les
autres, et, en même temps, théoriquement, ils ont conscience de leur unité,
de leur appartenance à un même genre ; du coup, ils vivent un rapport de
contradiction entre leur existence sociale et leur conscience d’eux-mêmes,
et ils ne peuvent réaliser le contenu de leur conscience théorique d’eux-
mêmes que contre leur existence sociale réelle. C’est ce que Marx veut dire
en écrivant que, « aujourd’hui, la conscience universelle est une abstraction
de la vie réelle qui se présente à cette dernière comme son ennemie ». Les
conditions de la vie réelle sont telles que les hommes ne peuvent prendre
théoriquement conscience d’eux-mêmes, c’est-à-dire de l’unité de leur
genre, que comme d’une dimension opposée à leur vie sociale réelle où il
leur faut, pour vivre et survivre, ne songer et ne se consacrer qu’à leur vie
individuelle et égoïste. La vie sociale réelle s’accomplit contre la conscien-
ce théorique, et celle-ci ne peut à son tour se faire valoir comme conscien-
ce universelle que contre la première.
On a donc une situation où la « conscience universelle » apparaît comme
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5. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, trad. Henri Auger, Gilbert Badia, Jean Baudrillard, Renée Cartelle, Paris, Editions
sociales, 1968, p. 59 ; c’est nous qui soulignons.
6. Passage biffé par Marx (id), correspondant au passage précédemment cité.
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au contraire, que c’est le Soi qui a chaque homme et chaque côté ou aspect
de l’être de l’homme, ou encore que chaque homme et chaque aspect de
l’être d’un homme relèvent en même temps du Soi, c’est-à-dire de l’idéali-
té, au sens où il n’y a aucun aspect de la réalité sensible humaine qui ne se
répète et ne se réaffirme dans l’idéalité : tout en l’homme existe à la fois
comme réalité sensible (œil, oreille, forces physiques) et comme idéalité
(vue consciente, ouïe consciente, force physique consciente).
18. Id.
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19. Id.
20. Notons au passage que cette conception ne suppose aucune « coupure » à l’égard de la critique de la religion telle que Marx a
pu la mener en 1843, donc bien avant de disposer du concept d’idéologie, notamment lorsqu’il écrivait que « la religion est la
conscience de soi et le sentiment de soi de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore conquis, ou bien s’est déjà de nouveau perdu »,
de sorte que la religion n’est la « réalisation chimérique », c’est-à-dire (dans le langage de L’idéologie allemande) « imaginaire » de l’es-
sence de l’homme que dans la mesure où cette essence n’est précisément pas réalisée ici et maintenant (voir Marx, « Introduction à
la critique du droit politique hégélien », in: Marx, Œuvres III, Philosophie, Paris, Gallimard, « La pléiade », pp. 382-383). La modification,
entre 43 et L’idéologie allemande, concerne le concept d’essence: à sa place, Marx parle maintenant des conditions réelles de l’accom-
plissement ou, au contraire, de la non-réalisation d’une vie; ce n’est donc plus une essence non réalisée, mais une vie inaccomplie
qui s’accompagne nécessairement d’une connaissance imaginaire.
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détermine la conscience »22. Mais cette fameuse thèse ne doit pas être sépa-
rée de la proposition qui la précède immédiatement, dans laquelle Marx
affirme que « ce sont les hommes qui, en développant leur production
matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui
leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée »23 : la trans-
formation de la réalité humaine et la transformation de la pensée humaine
sont deux processus strictement concomitants et se déroulant en parallèle,
le second n’étant pas autre chose que le premier, mais la même chose expri-
mée idéellement ou dans l’élément de l’idéalité. Mais, quitte à dire les
choses un peu approximativement, il vaut toujours mieux dire que c’est la
vie qui détermine la conscience, ou que ce sont les transformations de la
réalité humaine qui déterminent les transformations de la pensée humai-
ne, plutôt que l’inverse : dire les choses ainsi possède en effet au moins le
grand mérite de permettre de lutter directement contre la plus fondamen-
tale des illusions, à savoir la conception imaginaire en vertu de laquelle la
conscience et le développement des idées sont premiers, autonomes par
rapport à la vie réelle et déterminants eu égard à la transformation de la réa-
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pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants,
elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées »26.
C’est le même rapport de domination qui s’exprime, d’un côté, comme
domination sociale et matérielle dans la pratique et, de l’autre, mais en
même temps, comme domination idéelle dans la théorie.
des formes de pensée qui ont une validité sociale, et donc une objectivité,
pour les rapports de production de ce mode de production social historique-
ment déterminé qu’est la production marchande »32. Ce sont donc des caté-
gories vraies puisqu’elles ont une objectivité, et pourtant elles sont idéolo-
giques. On se tromperait assurément en pensant que de telles catégories sont
vraies et que seul l’usage qu’en font les économistes bourgeois est faux. Vraies
et objectives, elles le sont bien dans la mesure où elles ne sont pas autre chose
que l’expression, dans l’idéalité, du processus réel de la production marchan-
de: ce processus les confirme à chaque instant, et elles le confirment dans
l’idéalité. Mais elles restent des catégories idéologiques parce que ceux qui les
forment ne produisent pas en même temps l’effort critique qui seul autorise
à comprendre le rapport de nécessité entre un processus social réel et l’expres-
sion de ce même processus dans l’idéalité. Ce qu’il s’agit de comprendre à
chaque fois, c’est en vertu de quelles causes un processus réel ne peut pas ne
pas apparaître idéellement dans telles représentations et telles formes de
conscience. Ainsi du fétichisme de la marchandise, à propos duquel Marx
écrit: « Les relations sociales qu’entretiennent leurs travaux privés apparais-
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