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théories simplifient‐elles l’expérience ?
Quelques éléments de correction.
Remarques préalables. Les remarques qui font suivre ne constituent pas encore un
corrigé. Elles sont seulement destinées à faire le point sur les difficultés théoriques que
l’on a retrouvé dans plusieurs copies, et à produire quelques distinctions utiles.
Introduction.
1. Le point principal est incontestablement la difficulté à traiter le sujet en lui‐
même, c'est‐à‐dire la relation entre les théories et la simplification de
l’expérience.
2. Il aurait fallu remarquer que le sujet n’interroge pas sur les relations générales
entre la théorie et l’expérience, mais la relation de simplification.
3. Il aurait également été nécessaire de remarquer le pluriel propre aux théories,
par opposition avec le singulier de l’expérience. De ce point de vue, plusieurs
copies font un traitement général sur la théoria, c'est‐à‐dire sur la dialectique
platonicienne. Or il y a une très grande différence entre la théoria et les théories,
[au sens des théories scientifiques, par exemple], différence que la distinction
entre le singulier et le pluriel exprime très bien : La théoria est une contemplation
de l’essence, en tant qu’elle échappe aux apparences des phénomènes, et qu’elle
peut, selon Platon, être connue en soi. Elle ne peut pas faire l’objet d’une
déduction ou d’une dianoia, dans la mesure où les Idées sont précisément
premières, données à voir immédiatement à l’esprit, en tant qu’il contemple « au‐
delà de l’essence ». Lorsque l’âme est contemplative, elle participe de la réalité de
l’essence, elle est cette essence qu’elle contemple [speculare], sans que jamais
elle n’ait à déduire le savoir. A l’inverse, dans les sciences dianoétiques – comme
la géométrie, dans la mesure où ces connaissances sont déduites d’hypothèses
premières qui sont seulement posées, elles ne peuvent pas se donner d’elles
mêmes dans leur vérité. On peut donc dire que la théoria appartient au genre du
savoir anhypothétique, qui est une vue, ou une intuition, ou une contemplation,
dans laquelle l’esprit participe de l’essence même de ce qu’il connaît.
4. Dans la théoria, l’esprit ne fait donc plus qu’un avec les essences qu’il contemple,
et nous ne sommes pas dans la croyance, encore moins dans l’imitation. Il ne peut
y avoir, en ce sens, qu’une science, la dialectique, science de l’unité de tout ce qui
est, science elle‐même une de la réalité de l’être par delà l’apparence et l’essence.
5. Le pluriel des « théories » dans le sujet exclut donc clairement leur assimilation
avec la théoria. Par Théories au pluriel, il faut entendre la démarche théorique au
sens, par exemple, de la science de la nature, telle qu’elle requiert non une
contemplation, mais au contraire une certaine activité de l’esprit, en tant qu’il
produit des théories pour rendre raison de l’expérience. Les théories sont donc
une certaine démarche de la pensée en tant qu’elle est séparée de son objet, en
tant qu’elle doit fournir une représentation d’un certain genre de l’expérience.
-1-
6. L’activité de ces représentations que sont les théories n’est pas, pour autant
assimilable à l’activité de l’entendement dans son ensemble, comme on a pu le
lire dans certaines copies – une copie assimilant, purement et simplement,
concept et théorie‐ Sur ce point, la notion de simplification, centrale dans le sujet,
devait nous orienter. Car simplifier veut dire, rendre plus simple, ce qui est
initialement complexe. Si le sujet postule que l’expérience est complexe – alors
même qu’elle est dite une, premier paradoxe‐ c’est donc que les théories ont une
triple activité :
‐ si l’expérience – c'est‐à‐dire ici, l’expérience sensible naturelle‐ est complexe, c’est
d’abord au motif qu’elle est multiple, au sens où elle mêle plusieurs causes, plusieurs
incidences entremêlées, plusieurs qualités indistinctes. La théorie va consister à
discerner, au cœur de cette contexture de relations, des éléments simples, dont
l’expérience naturelle serait la composition inconsciente. L’activité théorique est
donc d’abord une décomposition des relations en éléments simples, à l’image de la
règle de la simplicité chez Descartes, la règle V des Regulae :
« Toute la méthode réside dans la mise en ordre et la disposition des objets vers
lesquels il faut tourner le regard de l’esprit, pour découvrir quelque vérité. Et si
nous l’observons fidèlement, si nous réduisons par degré les propositions
complexes et obscures à des propositions plus simples, et si ensuite, partant de
l’intuition des plus simples de toutes, nous essayons de nous élever par les
mêmes degrés jusqu’à la connaissance de toutes les autres »1
Où nous voyons que la simplification consiste à retrouver les propositions simples au
milieu de la complexité de la déduction, ou de l’expérience – qui est dite
naturellement confuse‐. Nous voyons aussi que les éléments les plus simples sont
aussi ceux qui sont connus par intuition, et qu’ils sont appelés, par Descartes, dans la
règle VI, les éléments les plus absolus.‐ par opposition aux relatifs. On sait par ailleurs
que cette activité théorique de revenir aux choses simples est celle des
mathématiques, voire des premières vérités mathématiques.
De là il résulte donc que le premier sens de la simplification est celui de la recherche
des éléments simples qui constituent, selon l’hypothèse, toute la réalité qui pourra
rendre raison de la composition. Ces éléments simples sont les causes réelles de la
complexité des phénomènes. Exemple, Newton repère, dans sa physique
mathématisée, la gravitation universelle comme élément simple, permettant de
rendre raison de tous les mouvements de la mécanique.
‐ la démarche théorique est aussi simplification au sens d’universalisation, alors que
l’expérience sensible naturelle est jugée particulière et partant multiple. Les théories
cherchent donc à rendre raison de l’unité fondamentale de la nature par delà la
diversité des phénomènes. Simplifier l’expérience, c’est donc se débarrasser des
apparences et de leur diversité, pour trouver leur loi, c'est‐à‐dire la règle de leur
unité, invisible à l’expérience sensible. Duhem, par exemple, donne un exemple très
heureux de cette démarche théorique dans La théorie physique :
« L’observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la
réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences
sensibles elles-mêmes, prises sous forme particu1ière et concrète. Les lois
expérimentales n’ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent
1
Descartes, Regulae, Règle V.
-2-
de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et
générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie
va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps.
Par exemple, des instruments à cordes ou à vent ont produit des sons que nous
avons écoutés, attentivement, que nous avons entendus se renforcer ou s’affaiblir,
monter ou descendre, se nuancer de mille manières produisant en nous des
sensations auditives, des émotions musicales : voilà des faits acoustiques.
(…)· Cette· réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les
théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que
là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le
son, il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très .rapide ; que
l’intensité et la hauteur ne sont que les aspects extérieurs de l’amplitude et de la
fréquence de ce mouvement ; que le timbre est l’apparente manifestation de la
structure réelle de ce mouvement, la sensation complexe qui résulte des divers
mouvements pendulaires en lesquels on le peut disséquer ; les théories
acoustiques sont donc des explications. »2
Dans ce passage, nous voyons le rôle de la théories acoustique : il ne s’agit pas seulement
de décrire les qualités sensibles des sons [hauteur, timbre, vitesse], mais de décomposer
ces sensations entre un élément simple plus réel, ici les mouvements de l’onde sonore,
qui vont rendre raison, c'est‐à‐dire expliquer les sensations dans leur complexe
diversité.
La simplification est donc autre chose qu’une simple qu’une simple induction. Il ne s’agit
pas seulement de repérer des constantes sensibles à partir de leur répétition, mais
d’aller au‐delà des qualités sensibles récurrentes pour saisir la cause cachée, l’onde
propagée selon une certaine fréquence, qui rend raison de l’unité des diverses
expériences, et, par déduction, ou variation, de leur complexité. Ainsi une bonne théorie
acoustique doit‐elle rendre raison, non seulement de la cause première et réelle des
phénomènes, mais aussi de la diversité des phénomènes, connus désormais comme des
variations dans la composition de la ou des causes premières. On peut donc d’emblée
faire remarquer que les théories simplifient l’expérience, en vue de rendre raison de leur
complexité : elles unifient l’expérience par la simplicité des causes.
‐ enfin, et surtout, la démarche théorique est une certaine démarche de l’esprit qui
consiste en une systématisation du savoir. Il s’agit de rapporter la multiplicité des lois
déjà connues à l’unité de certains principes, dont elles vont produire la déduction. Toute
théorie contient, en ce sens, la prétention à donner un système du monde, ou, du moins,
une certaine cohérence de toutes connaissances liées à un certain domaine de réalité.
Cette simplification est une systématisation, qui consiste à postuler qu’il y a une
cohérence nécessaire entre toutes les parties de la vérité, et que l’esprit doit chercher à
simplifier le savoir, c'est‐à‐dire à le ramener à ses principes les moins nombreux. Par
exemple, Newton fonda une théorie physique nouvelle à partir de l’unification, sous le
principe de la gravitation universelle, des trois lois de Kepler concernant les orbites des
planètes par rapport au soleil. La simplification de l’activité théorique est donc une
forme d’économie de l’esprit, un acte visant à simplifier la représentation3. Selon Duhem,
cette simplification de la physique est rendue possible par sa mathématisation, à cause
du caractère déductif de celle‐ci. La mathématisation théorique se nous apprend rien de
nouveau et ne prétend rien nous apprendre : elle vise seulement à l’économie
intellectuelle :
2
Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin, Paris, p. 4
3
C’est aussi un principe appelé principe de parcimonie, signifié parfois comme rasoir d’Ockham.
-3-
« Et d’abord à quoi peut ·servir une telle théorie ? Touchant la nature même des
choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous
faisons l’étude, une théorie conçue sur le plan qui vient d’être tracé ne nous
apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre (…)
Tout d’abord, à un très grand nombre de lois qui s’offrent à nous comme
indépendantes les unes des autres, dont chacune doit être apprise et retenue pour
son propre compte, la théorie substitue un tout petit nombre de propositions, les
hypothèses fondamentales. Les hypothèses une fois connues, une déduction
mathématique de toute sûreté permet de retrouver, sans omission ni répétition,
toutes les lois physiques. Une telle condensation d’une foule de lois en un petit
nombre de principes est un immense soulagement pour la raison humaine qui ne
pourrait, sans un pareil artifice, emmagasiner les richesses nouvelles qu’elle
conquiert chaque jour.
La réduction des lois physiques en théories contribue ainsi à cette économie
intellectuelle en laquelle M. E. Mach voit le but, le principe directeur de la
Science. »4
Nous voyons dans ce texte que la simplification de l’expérience est aussi bien une
simplification de la raison, ou une simplification de la pensée, par laquelle l’ensemble
des données sont représentées comme déductibles d’un très petit nombre de principes,
formant ainsi système.
Résumons nous :
Les théories simplifient l’expérience par décomposition, par universalisation, et par
systématisation [ou condensation, comme dit Duhem].
7. L’un des enjeux du sujet.
Ce résumé permet naturellement de saisir l’un des enjeux possibles de la question : les
théories sont bien des activités de l’esprit dans lesquelles se donne à voir la tendance
rationnelle, à savoir la tendance spéculative à unifier sous un même principe la diversité
et la complexité de l’expérience.
Or, il est aisé de constater tout d’abord qu’il y a une double multiplicité des théories :
multiplicité diachronique des théories concernant un même phénomène de l’expérience
[exemple les théories successivement corpusculaire et ondulatoire de la lumière],
multiplicité synchronique des théories concernant les différentes parties de l’expérience
[exemple, la différence entre la théorie physique classique concernant les phénomènes
macroscopiques – mécanique newtonienne‐, et la théorie quantique, concernant les
phénomènes microscopiques.]
Mais à cette difficulté de fait [les théories sont elles‐mêmes complexes en ce que qu’elles
sont multiples] s’ajoute une difficulté de droit : la simplification théorique est‐elle
destinée à rendre raison de l’expérience ou seulement à ordonner les représentations de
l’esprit ? Les théories sont–elles des explications simplifiant la connaissance objective de
l’expérience ou ne sont‐elles que des représentations destinées à modéliser le travail de
l’entendement ? Autrement dit, est‐ce parce que l’être est simple et un que les théories
simplifient l’expérience [mais, dès lors, pourquoi ne peut‐on pas atteindre à une théorie
unique des éléments simples ?] ou est‐ce seulement parce que l’esprit est un [ou se veut
un] ? La simplification de l’expérience rend t‐elle compte d’une simplicité ontologique,
ou n’est‐elle qu’une forme de résumé logico‐mathématique de la connaissance ?
4
Duhem, Ibidem, p. 27.
-4-
1. La simplification est‐elle ontologique ou seulement représentative ?
a. L’éclairage de Duhem : une simplification ontologique est métaphysique.
De ce point de vue, L’analyse de Duhem apporte un éclairage très précieux. On se
souvient qu’il distingue deux conceptions de la théorie physique, une théorie explicative,
ou une théorie seulement représentative. La théorie explicative prétend ramener la
complexité des phénomènes à la simplicité de causes premières invisibles, mais dites
réelles. La seconde ne vise pas à établir la réalité des phénomènes, mais seulement à
représenter les diverses connaissances de la façon la plus simple possible. Duhem fait
remarquer que si la simplicité des théories est une simplification explicative, ‐ c'est‐à‐
dire un retour à la simplicité des causes réelles‐ alors la démarche théorique n’échappe
pas à la nécessité d’être une métaphysique : en posant la question « quelle est la nature
des éléments [simples] qui constituent la réalité matérielle ? », la théorie explicative
postule qu’il y a une réalité matérielle distincte des apparences sensibles, et cette réalité
matérielle distincte des apparences sensibles exclut l’apport de la démarche
expérimentale.
« Or ces deux questions : existe-t-il une réalité matérielle distincte des
apparences sensibles ? De quelle nature est cette réalité ? ne ressortissent point à
la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que les apparences sensibles et ne
saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est
transcendante aux méthodes d’observation dont use la physique ; elle est l’objet
de métaphysique. »5
Duhem explique d’ailleurs que la dimension métaphysique de cette simplification
explicative est la cause de la diversité – donc de la complexité – des théories physiques.
Voilà pourquoi Duhem affirme avec force qu’« une théorie physique n’est pas une
explication » « C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit
nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi
complètement, et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales ».7
La dimension représentative des théories est fondamentale : on renonce par là à la
vérité des théories, au sens de leur conformité à la réalité. La simplification qui est
résulte est arbitraire.
On pourrait faire la critique inverse à la précédente, faite aux théories explicatives : si la
simplification que les théories opèrent est arbitraire, si elle ne vise plus une réalité
ontologique que l’expérience masquerait par sa complexité, ne devrions nous pas
5
Duhem, Ibidem,p. 6.
6
Ibidem, p.9.
7
Duhem croit même trouver chez Newton une même préoccupation représentative –plus qu’explicative : Cf. Newton, 31ème
question de l’Optique : « expliquez chaque propriété des choses en les douant d’une qualité spécifique occulte par laquelle
seraient engendrés et produits les effets qui se manifestent à nous, c’est ne rien expliquer du tout. Mais tirer des phénomènes
deux ou trois principes généraux de mouvement, expliquer ensuite toutes les propriétés et les actions des corps au moyen de
ces principes clairs, c’est vraiment, en philosophie, un grand progrès, lors même que les causes de ces principes ne seraient
pas découvertes ; c’est pourquoi je n’hésite pas à proposer les principes du mouvement, tout en laissant de côté la recherche
des causes. »
-5-
considérer la théorie comme un simple discours, une simple série de symboles relatifs
les uns aux autres, la simplification et la mathématisation devenant alors une simple
symbolisation ? On se souvient que Bergson, dans L’évolution créatrice critiquait
précisément cette démarche représentative de la science, qu’il considérait comme
n’étant rien d’autre qu’un symbole posé sur la réalité pour la simplifier, au sens de la
figer, de la diviser, de la rendre adéquate au mécanisme discontinuiste symbolique de
l’intelligence.8 De même Duhem insiste sur le fait que la simplification de l’expérience
passe par sa transformation en symbole, c'est‐à‐dire en représentation de
représentation. La symbolisation est en particulier un moment nécessaire pour passer
de la simple induction, qui n’est qu’une description des résultats a posteriori de
l’expérience à la signification théorique des éléments simples. Les énoncés symboliques
sont les seuls à être vraiment universels.9 Si la simplification n’est qu’une symbolisation
– fut‐elle mathématique, si l’expérience est elle‐même réduite à une relation de signe, ne
perdons nous pas tout le sens de la théorie, sa capacité même à éclairer la nature de
l’expérience ?10 La simplification théorique de l’expérience n’est‐elle pas seulement une
symbolisation [comme on peut le soupçonner en chimie, par exemple] ?
b. Le langage expérimental est en mesure d’augmenter l’expérience.
En réalité, ce langage théorique est lui‐même un langage expérimental : il faut que ce
« vocabulaire des propriétés physiques » soit, à son tour, comparé aux lois que
l’expérimentation va ou non valider ; la seule contrainte, son seul critère, c’est leur
conformité avec l’expérience. Une théorie représentative n’est donc pas destinée à
simplifier l’expérience pour la faire disparaître comme expérience, mais au contraire,
pour faire de l’expérience le seul critère de la connaissance. On ne simplifie pas
l’expérience, on simplifie pour expérimenter. La simplification, qui, en physique, passe
par la mathématisation, est la condition de possibilité du caractère hypothétique et
provisoire des théories. Toute la démarche de Duhem va consister, à partir de cette
vision strictement opératoire de la simplification, à montrer la complexité fondamentale
de la démarche expérimentale. Si les théories simplifient les éléments de l’expérience
naturelle sensible, elles complexifient volontairement le rapport à l’expérience. Elles
rendent la simplicité rationnelle hypothétique et problématique. Elles ne simplifient pas
les expériences, au sens où elles rationaliseraient les phénomènes, oubliant leur
diversité. Il ne s’agit pas de réduire l’expérience à une expérience de pensée. Il s’agit de
8
Cf. Bergson, Evolution Créatrice, Puf, Paris, 2011, p. 328 : « Il est de l'essence de la science, en effet, de manipuler des
signes qu'elle substitue aux objets eux-mêmes. Ces signes diffèrent sans doute de ceux du langage par leur précision plus
grande et leur efficacité plus haute ; ils n'en sont pas moins astreints à la condition générale du signe, qui est de noter sous
une forme arrêtée un aspect fixe de la réalité. Pour penser le mouvement, il faut un effort sans cesse renouvelé de l'esprit. Les
signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant à la continuité mouvante des choses une recomposition
artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l'avantage de se manipuler sans peine. Mais laissons de côté les
procédés et ne considérons que le résultat. Quel est l'objet essentiel de la science ? C'est d'accroître notre influence sur les
choses. »
9
Duhem signale ce passage obligé de l’inductif au symbolique à propos des concepts de masse et de force dans la mécanique
newtonienne, cf. Duhem, opus cité, p. 295 : « Cette nouvelle forme des lois de Kepler est une forme symbolique ; seule la
dynamique donne un sens aux mots force et masse qui servent à l’énoncer ; seule la dynamique permet de substituer les
nouvelles formules symboliques aux anciennes formules réalistes. »
10
Le texte de Duhem est remarquable en ce qu’il produit une équivalence entre la simplification des propriétés matérielles –
exemple, la vitesse prise isolément- et la mathématisation, c'est-à-dire une certaine grandeur ; Cf. Ibidem, p. 24 : « Parmi les
propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous choisissons celles que nous regardons comme des
propriétés simples et dont les autres seront censées des groupements et des combinaisons. Nous leur faisons correspondre, par
des méthodes de mesures appropriées, autant de symboles mathématiques, de nombres, de grandeurs ; ces symboles
mathématiques n’ont, avec les propriétés qu’ils représentent, aucune relation de nature ; ils ont seulement avec elles une
relation de signe à la chose signifiée. »
-6-
construire une représentation provisoire de l’unité possible de l’ensemble des lois
expérimentales. Les théories cherchent à faire de l’expérience un texte que la raison
puisse lire, y compris pour découvrir son erreur. Il ne s’agit pas de simplifier
l’expérience déjà faite, mais d’ordonner l’expérience à faire.11
c. Les représentations théoriques visent à produire de nouveaux phénomènes.
Mais, à partir de ce texte qui donne sens à l’ensemble des connaissances – donnant
sens y compris à l’expérience invalidante‐ la théorie devient créatrice de
l’expérience. Comme le montre la chimie, et la classification périodique des éléments,
la théorie n’est pas une simplification des phénomènes déjà donnés : elle prévoit des
phénomènes nouveaux, augmentant les possibilités de l’expérience. La théorie
chimique simplifie les apparences, mais augmente et complexifie la matière. De
même, la théorie permet d’inventer des expérimentations qui n’ont pas encore été
produites, ni dans les instruments existants, ni dans l’expérience naturelle. Les
théories ne sont pas des représentations a posteriori qui viseraient simplement à
ordonner des données complexes. Elles sont des représentations a priori qui visent à
produire de nouveaux phénomènes et à augmenter l’expérience. En ce sens, les
théories ne simplifient pas l’expérience au sens de l’abstraction, mais au sens du
plan, d’un plan qui rend les théories elles‐mêmes fécondes, c'est‐à‐dire productrice
d’expériences nouvelles. Elles sont bien une symbolisation de l’expérience, mais non
pas comme le croquis que le dessinateur fait d’un paysage contemplé, mais comme le
plan d’un voyage qu’il va y inventer. La simplification est une simplification
prospective, et non descriptive.12
En ce sens, on ne doit pas poser que l’expérience est, en soi simple –ou qu’on pourrait
en révéler la simplicité cachée. On doit plutôt dire que la science doit simplifier
l’expérience pour en faire un signe lisible par la théorie. On ne peut pas simplement voir
une expérience ; il faut pouvoir la lire, c'est‐à‐dire la traduire en langage théorique, seul
susceptible de lui donner du sens.13 C’est déjà le cas dans la constitution préalable des
matières soumises à l’expérimentation. Par exemple, Bachelard rappelle, dans le Nouvel
esprit scientifique, que l’expérimentation consiste au préalable à fournir une véritable
purification des matériaux. On ne prend pas la cire telle qu’elle a été tirée de la ruche
pour faire une expérience, mais une cire qui a d’abord été purifiée – c'est‐à‐dire
simplifiée de toutes ses incidences extérieures au concept‐ par un processus de
laboratoire. Les phénomènes de l’expérience scientifique sont donc des simplifications.
Cela ne signifie pas qu’ils sont, en soi, simples. 14
11
Duhem emploie d’ailleurs à plusieurs reprises la métaphore du livre pour qualifier l’acte de la théorie : « elle donne, pour
ainsi dire, la table et les titres des chapitres entre lesquels se partagera méthodiquement la science à étudier ». Ibidem, p. 30.
12
Cf. Duhem, opus cité, p. 328 : « L’objet de ces théories est de représenter les lois expérimentales ; ce sont des schémas
essentiellement destinés à être comparés aux faits. »
13
Cf. Duhem, opus cité, p. 303 : « C’est que deux écueils inévitables rendent au physicien impraticables la voie purement
inductive. En premier lieu, nulle loi expérimentale ne peut servir au théoricien avant d’avoir subi une interprétation qui la
transforme en loi symbolique ; et cette interprétation suppose l’adhésion à tout un ensemble de théories. En second lieu,
aucune loi expérimentale n’est exacte : elle est seulement approchée ; elle est donc susceptible d’une infinité de traductions
symboliques distinctes. Et parmi toutes ces traductions, le physicien doit choisir celle qui fournira à la théorie une
hypothèse féconde, sans que l’expérience guide aucunement ses choix ».
14
Cf. Le nouvel esprit scientifique, opus cité, p.16-17 : « Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le
moule des instruments, produit sur le plan des instruments. Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en
sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique. (…) La véritable phénoménologie scientifique est donc
bien essentiellement une phénoménotechnique. (…) Elle s’instruit parce qu’elle construit ».
-7-
« Le physicien ne prend point la cire qu’on vient d’apporter du rucher, mais une
cire aussi pure que possible, chimiquement bien définie, isolée au terme de
longues manipulations méthodiques. La cire choisie est donc un moment précis
de la méthode d’objectivation. (…) Sans l’expérience factice, une telle cire- sous
la forme pure qui n’est pas sa forme naturelle- ne serait pas venue à
l’existence. »15
Les théories ne sont donc pas des simplifications ontologiques de l’expérience, mais des
objectivations simplifiantes des hypothèses rationnelles. Simplifier ici, ce n’est pas
dévoiler l’être, c’est dévoiler le plan de la raison. Ne devons‐ nous pas dés lors penser
l’usage théorique de la simplification comme le schéma de l’action expérimentale, et non
comme la recherche de la réalité simple ? La simplification n’est‐elle pas plutôt une
rationalisation plutôt qu’une recherche de la simplicité du réel ?
2. L’expérimentation elle‐même est la rupture avec le principe de l’élémentaire.
a. Le phénomène expérimental n’est pas un élément simple mais une
relation.
Il importe tout d’abord de rappeler que l’expérimentation ne soumet pas à l’expérience
des phénomènes simples – fussent‐ils purifiés et simplifiés‐, mas des relations, c'est‐à‐
dire des constantes ou des lois. Quand bien même on veuille réduire l’expérience
scientifique à la simplicité de certaines qualités premières de la matière, comme par
exemple Descartes le faisait avec l’étendue, ces qualités premières ne sont pas plus
simples ni élémentaires que les jugements qui portent sur eux. Car ces qualités
premières [grandeur, masse, figure mouvement] ne sont pas des attributs simples, mais
déjà des contextures d’attributs. La démarche expérimentale, comme le montrait déjà
Kant dans la Critique de la raison pure requiert toujours un jugement synthétique a
priori, ce qui signifie que son objet n’est pas un phénomène, ou une intuition, mais une
relation. Cette dimension fondamentalement synthétique des objets de l’expérience est
d’ailleurs renforcée par l’usage omniprésent de la simplification mathématique, qui est
une manière de traduire toutes les qualités physiques en mesure et en quantité. La
quantification est bien une simplification du phénomène, mais elle détruit la dimension
qualitative de l’élément. Comme le dit Bachelard dans le nouvel esprit scientifique :
« En effet, on peut déjà se rendre compte que le rôle des entités prime leur nature
et que l’essence est contemporaine de la relation. (…) Ainsi la simplicité ne sera
plus, comme le pose l’épistémologie cartésienne la qualité intrinsèque d’une
notion, mais seulement une propriété extrinsèque et relative, contemporaine de
l’application, saisie dans une relation particulière.(…) Autrement dit, il s’agit de
qualités uniquement relationnelles et nullement substantielles. »16
15
Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Puf, Paris, 1978, p. 173.
16
Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, opus cité, p. 26-33. Voir aussi Le matérialisme rationnel, Puf, Paris, 1983, p.
132 : « Dans le processus expérimental, la pensée scientifique n’est pas définitivement engagée par une désignation préalable
des matières. Elle vise, au delà, la matière. Elle commence en quelque sorte par une négation : elle nie l’objet pour découvrir
la matière. Et on ne gagnera rien en laissant à la notion philosophique d’objet son sens vague, général, s’appliquant anti-
thétiquement à tout ce qui porte à marque du sujet. Il faut donner tout de suite attention à la différence entre objet et matière,
et solliciter une conscience spécifiquement matérialiste. La spécificité de la phénoménologie matérialiste en découle. En
-8-
Autrement dit, la simplification théorique ne débouche ni sur les atomes de réalité, ni
sur des atomes de pensée : c’est la relation quantitative qui est mesurable. Par delà,
toutes les propriétés physiques sont liées entre elles selon des relations énergétiques,
dont la physique montrera qu’elle oblige les savants du 20ème siècle à nier l’idée même
de substance. Les propriétés les plus simples, premières au sens de principes de toute la
matière, ces propriétés ne sont jamais premières que faute d’une nouvelle théorie
capable, à son tour, de les décomposer en éléments plus simples. Mais on ne peut
atteindre à la simplicité ultime, pas plus qu’à la substantialité. De ce point de vue, Duhem
cite dans son texte un propos de Lavoisier, qui semble avoir pressenti qu’il n’y aurait
pas, en chimie, de qualités simples ultimes, ni d’éléments premiers.
Ainsi, la simplification de l’expérience n’est pas une réduction de la matière à des
éléments simples, mais plutôt le progrès continue de la science vers la complexité des
relations. Non seulement la matière devient une contexture d’attributs, mais en outre
ses simplifications ne sont que des simplifications approchées.
b. On ne soumet pas une hypothèse simple à l’expérimentation, mais un
système complexe d’hypothèses.
Duhem explique, dans un extrait célèbre, que lorsqu’une expérience invalide une
hypothèse théorique, la réponse de l’expérience censée discriminer plusieurs
propositions, cette réponse n’est jamais simple. C’est qu’en effet, on ne peut jamais
soumettre à l’expérimentation une hypothèse isolée sans lui soumettre en même temps
tout le système, tout l’échafaudage théorique qui l’a rendu possible. Et c’est pourquoi la
réponse de l’expérience ne peut être simple. Elle dit bien, si elle est invalidante, que la
théorie est fausse, mais elle ne dit pas quelle proposition est fausse, et c’est pourquoi il
faut, à chaque fois, reconstruire une autre théorie.
effet, comme elle doit se dévoiler dans des propriétés inter-matérielles, , comme l’action inter-matérialiste n’est jamais finie,
qu’elle est toujours renouvelable dans de nouveaux rapports inter-matérialistes, il semble que tout complément de
connaissance se répercute en rectifications sans fin des principes ? »
17
Duhem, opus cité, p. 192-193.
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défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule
chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions
qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y
a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit
pas. »18
Autrement dit, la force de l’activité théorique dont nous parlions au commencement, sa
capacité à produire un système à partir d’éléments simples ou de principes est en même
temps sa faiblesse, dés lors que ce système est lui‐même soumis à l’épreuve
expérimentale : toute expérience invalidante, dans sa simplicité apparente, nous renvoie
à la complexité de l’organisme théorique, complexité qui, à son tour, rend
l’interprétation de l’expérience confuse. Et c’est pour la même raison que Duhem récuse
la possibilité, en physique, d’une experimentum cruxis, expérience cruciale, capable de
discriminer en une simple fois, deux hypothèses concurrentes. Pas plus qu’on ne peut
soumettre une hypothèse isolée dans sa simplicité, ou ne peut soumettre la simplicité de
deux hypothèses contraires.
Conclusion :
Ces dernières considérations nous amènent à voir dans les simplifications théoriques
une représentation qui ne suppose pas de découvrir des réalités simples –fussent‐elles
intelligibles ou invisibles‐ ou des nature simples ou des êtres simples, par delà la
complexité et la confusion de l’expérience sensible naturelle. Ces simplifications ne sont
pas des croyances en la simplicité de la matière, même si les théories, par principe
d’économie, tendent à simplifier leurs représentations de la matière. Mais ces
simplifications sont en même temps des réductions à des relations, relations
mathématiques, énergétiques, symboliques, intermatérielles, relations qui montrent
qu’il n’y a pas d’éléments premiers dans la nature, qu’une théorie ultime pourrait
découvrir. Si tous les phénomènes de l’expérience sont des contexture de relations, le
simple n’est pas l’élémentaire, ni l’ultime, ni le principe premier [et encore moins la
substance, comme le pensait Descartes]. Et c’est aussi pourquoi les théories scientifiques
poursuivent leur progrès vers une complexification croissante, c'est‐à‐dire une
complexion croissante de la matière. Les théories sont, pour reprendre le mot de Husserl
dans la Krisis, « hypothèses à l’infini ». Pour rendre raison de l’expérience, il faut
toujours plus de théories, et jamais l’une d’entre elles ne saurait parvenir à la simplicité
ultime.
Bibliographie :
Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Éditions Vrin, Paris 1993.
Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Éditions Puf, Paris, 1978.
Bergson, L’évolution Créatrice, Éditions Puf, Paris, 2011.
Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Éditions Garnier, Paris, 1963. Tome I.
18
Duhem, Ibidem, p. 280 281.Voir aussi plus loin, p. 285 la célèbre formule : « La physique n’est pas une machine qui se
laisse démonter ; on ne peut pas isoler chaque pièce isolément et attendre, pour l’ajuster, que la solidité en ait été
minutieusement contrôlée. La science physique, c’est un système que l’on doit prendre tout entier. C’est un organisme…. »
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