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Les 

théories simplifient‐elles l’expérience ?  
 
 
Quelques éléments de correction.  
 
Remarques  préalables.  Les  remarques  qui  font  suivre  ne  constituent  pas  encore  un 
corrigé. Elles sont seulement destinées à faire le point sur les difficultés théoriques que 
l’on a retrouvé dans plusieurs copies, et à produire quelques distinctions utiles.  
 
 
Introduction. 
 
1. Le  point  principal  est  incontestablement  la  difficulté  à  traiter  le  sujet  en  lui‐
même,  c'est‐à‐dire  la  relation  entre  les  théories  et  la  simplification  de 
l’expérience.  
2. Il  aurait  fallu  remarquer  que  le  sujet  n’interroge  pas  sur  les  relations  générales 
entre la théorie et l’expérience, mais la relation de simplification.  
3. Il  aurait  également  été  nécessaire  de  remarquer  le  pluriel  propre  aux  théories, 
par  opposition  avec  le  singulier  de  l’expérience.  De  ce  point  de  vue,  plusieurs 
copies  font  un  traitement  général  sur  la  théoria,  c'est‐à‐dire  sur  la  dialectique 
platonicienne. Or il y a une très grande différence entre la théoria et les théories, 
[au  sens  des  théories  scientifiques,  par  exemple],  différence  que  la  distinction 
entre le singulier et le pluriel exprime très bien : La théoria est une contemplation 
de l’essence, en tant qu’elle échappe aux apparences des phénomènes, et qu’elle 
peut,  selon  Platon,  être  connue  en  soi.  Elle  ne  peut  pas  faire  l’objet  d’une 
déduction  ou  d’une  dianoia,  dans  la  mesure  où  les  Idées  sont  précisément 
premières, données à voir immédiatement à l’esprit, en tant qu’il contemple « au‐
delà de l’essence ». Lorsque l’âme est contemplative, elle participe de la réalité de 
l’essence,  elle  est  cette  essence  qu’elle  contemple  [speculare],  sans  que  jamais 
elle n’ait à déduire le savoir. A l’inverse, dans les sciences dianoétiques – comme 
la  géométrie,  dans  la  mesure  où  ces  connaissances  sont  déduites  d’hypothèses 
premières  qui  sont  seulement  posées,  elles  ne  peuvent  pas  se  donner  d’elles 
mêmes dans leur vérité. On peut donc dire que la théoria appartient au genre du 
savoir anhypothétique, qui est une vue, ou une intuition, ou une  contemplation, 
dans laquelle l’esprit participe de l’essence même de ce qu’il connaît.  
 
4. Dans la théoria, l’esprit ne fait donc plus qu’un avec les essences qu’il contemple, 
et nous ne sommes pas dans la croyance, encore moins dans l’imitation. Il ne peut 
y avoir, en ce sens, qu’une science, la dialectique, science de l’unité de tout ce qui 
est, science elle‐même une de la réalité de l’être par delà l’apparence et l’essence.  
 
5. Le pluriel des « théories » dans le sujet exclut donc clairement leur assimilation 
avec la théoria. Par Théories au pluriel, il faut entendre la démarche théorique au 
sens,  par  exemple,  de  la  science  de  la  nature,  telle  qu’elle  requiert  non  une 
contemplation,  mais  au  contraire  une  certaine  activité  de  l’esprit,  en  tant  qu’il 
produit  des  théories  pour  rendre  raison  de  l’expérience.  Les  théories  sont  donc 
une certaine démarche de la pensée en tant qu’elle est séparée de son objet, en 
tant qu’elle doit fournir une représentation d’un certain genre de l’expérience. 
 

-1-
6. L’activité  de  ces  représentations  que  sont  les  théories  n’est  pas,  pour  autant 
assimilable  à  l’activité  de  l’entendement  dans  son  ensemble,  comme  on  a  pu  le 
lire  dans  certaines  copies  –  une  copie  assimilant,  purement  et  simplement, 
concept et théorie‐ Sur ce point, la notion de simplification, centrale dans le sujet, 
devait  nous  orienter.  Car  simplifier  veut  dire,  rendre  plus  simple,  ce  qui  est 
initialement  complexe.  Si  le  sujet  postule  que  l’expérience  est  complexe  –  alors 
même qu’elle est dite une, premier paradoxe‐ c’est donc que les théories ont une 
triple activité :  
 
‐ si l’expérience – c'est‐à‐dire ici, l’expérience sensible naturelle‐ est complexe, c’est 
d’abord au motif qu’elle est multiple, au sens où elle mêle plusieurs causes, plusieurs 
incidences  entremêlées,  plusieurs  qualités  indistinctes.  La  théorie  va  consister  à 
discerner,  au  cœur  de  cette  contexture  de  relations,  des  éléments  simples,  dont 
l’expérience  naturelle  serait  la  composition  inconsciente.  L’activité  théorique  est 
donc  d’abord  une  décomposition  des  relations  en  éléments  simples,  à  l’image  de  la 
règle de la simplicité chez Descartes, la règle V des Regulae :  
 
« Toute la méthode réside dans la mise en ordre et la disposition des objets vers
lesquels il faut tourner le regard de l’esprit, pour découvrir quelque vérité. Et si
nous l’observons fidèlement, si nous réduisons par degré les propositions
complexes et obscures à des propositions plus simples, et si ensuite, partant de
l’intuition des plus simples de toutes, nous essayons de nous élever par les
mêmes degrés jusqu’à la connaissance de toutes les autres »1

Où nous voyons que la simplification consiste à retrouver les propositions simples au 
milieu  de  la  complexité  de  la  déduction,  ou  de  l’expérience  –  qui  est  dite 
naturellement  confuse‐.  Nous  voyons  aussi  que  les  éléments  les  plus  simples  sont 
aussi ceux qui sont connus par intuition, et qu’ils sont appelés, par Descartes, dans la 
règle VI, les éléments les plus absolus.‐ par opposition aux relatifs. On sait par ailleurs 
que  cette  activité  théorique  de  revenir  aux  choses  simples  est  celle  des 
mathématiques, voire des premières vérités mathématiques.  
De là il résulte donc que le premier sens de la simplification est celui de la recherche 
des  éléments  simples  qui  constituent,  selon  l’hypothèse,  toute  la  réalité  qui  pourra 
rendre  raison  de  la  composition.  Ces  éléments  simples  sont  les  causes  réelles  de  la 
complexité  des  phénomènes.  Exemple,  Newton  repère,  dans  sa  physique 
mathématisée,  la  gravitation  universelle  comme  élément  simple,  permettant  de 
rendre raison de tous les mouvements de la mécanique.  
 
‐ la démarche théorique est aussi simplification au sens d’universalisation, alors que 
l’expérience sensible naturelle est jugée particulière et partant multiple. Les théories 
cherchent  donc  à  rendre  raison  de  l’unité  fondamentale  de  la  nature  par  delà  la 
diversité  des  phénomènes.  Simplifier  l’expérience,  c’est  donc  se  débarrasser  des 
apparences  et  de  leur  diversité,  pour  trouver  leur  loi,  c'est‐à‐dire  la  règle  de  leur 
unité, invisible à l’expérience sensible. Duhem, par exemple, donne un exemple très 
heureux de cette démarche théorique dans La théorie physique :  
 
« L’observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la
réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences
sensibles elles-mêmes, prises sous forme particu1ière et concrète. Les lois
expérimentales n’ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent

1
Descartes, Regulae, Règle V.

-2-
de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et
générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie
va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps.
Par exemple, des instruments à cordes ou à vent ont produit des sons que nous
avons écoutés, attentivement, que nous avons entendus se renforcer ou s’affaiblir,
monter ou descendre, se nuancer de mille manières produisant en nous des
sensations auditives, des émotions musicales : voilà des faits acoustiques.
(…)· Cette· réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les
théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que
là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le
son, il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très .rapide ; que
l’intensité et la hauteur ne sont que les aspects extérieurs de l’amplitude et de la
fréquence de ce mouvement ; que le timbre est l’apparente manifestation de la
structure réelle de ce mouvement, la sensation complexe qui résulte des divers
mouvements pendulaires en lesquels on le peut disséquer ; les théories
acoustiques sont donc des explications. »2

Dans ce passage, nous voyons le rôle de la théories acoustique : il ne s’agit pas seulement 
de décrire les qualités sensibles des sons [hauteur, timbre, vitesse], mais de décomposer 
ces sensations entre un élément simple plus réel, ici les mouvements de l’onde sonore, 
qui  vont  rendre  raison,  c'est‐à‐dire  expliquer  les  sensations  dans  leur  complexe 
diversité.  
 
La  simplification  est  donc  autre  chose  qu’une  simple  qu’une  simple  induction.  Il  ne  s’agit 
pas  seulement  de  repérer  des  constantes  sensibles  à  partir  de  leur  répétition,  mais 
d’aller  au‐delà  des  qualités  sensibles  récurrentes  pour  saisir  la  cause  cachée,  l’onde 
propagée  selon  une  certaine  fréquence,  qui  rend  raison  de  l’unité  des  diverses 
expériences, et, par déduction, ou variation, de leur complexité. Ainsi une bonne théorie 
acoustique  doit‐elle  rendre  raison,  non  seulement  de  la  cause  première  et  réelle  des 
phénomènes, mais aussi de la diversité des phénomènes, connus désormais comme des 
variations  dans  la  composition  de  la  ou  des  causes  premières.  On  peut  donc  d’emblée 
faire remarquer que les théories simplifient l’expérience, en vue de rendre raison de leur 
complexité : elles unifient l’expérience par la simplicité des causes.  

‐  enfin,  et  surtout,  la  démarche  théorique  est  une  certaine  démarche  de  l’esprit  qui 
consiste  en  une  systématisation  du  savoir.  Il  s’agit  de  rapporter  la  multiplicité  des  lois 
déjà connues à l’unité de certains principes, dont elles vont produire la déduction. Toute 
théorie contient, en ce sens, la prétention à donner un système du monde, ou, du moins, 
une  certaine  cohérence  de  toutes  connaissances  liées  à  un  certain  domaine  de  réalité. 
Cette  simplification  est  une  systématisation,  qui  consiste  à  postuler  qu’il  y  a  une 
cohérence nécessaire entre toutes les parties de la vérité, et que l’esprit doit chercher à 
simplifier  le  savoir,  c'est‐à‐dire  à  le  ramener  à  ses  principes  les  moins  nombreux.  Par 
exemple,  Newton  fonda  une  théorie  physique  nouvelle  à  partir  de  l’unification,  sous  le 
principe de la gravitation universelle, des trois lois de Kepler concernant les orbites des 
planètes  par  rapport  au  soleil.  La  simplification  de  l’activité  théorique  est  donc  une 
forme d’économie de l’esprit, un acte visant à simplifier la représentation3. Selon Duhem, 
cette simplification de la physique est rendue possible par sa mathématisation, à cause 
du caractère déductif de celle‐ci. La mathématisation théorique se nous apprend rien de 
nouveau  et  ne  prétend  rien  nous  apprendre :  elle  vise  seulement  à  l’économie 
intellectuelle :  

2
Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin, Paris, p. 4
3
C’est aussi un principe appelé principe de parcimonie, signifié parfois comme rasoir d’Ockham.

-3-
« Et d’abord à quoi peut ·servir une telle théorie ? Touchant la nature même des
choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous
faisons l’étude, une théorie conçue sur le plan qui vient d’être tracé ne nous
apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre (…)
Tout d’abord, à un très grand nombre de lois qui s’offrent à nous comme
indépendantes les unes des autres, dont chacune doit être apprise et retenue pour
son propre compte, la théorie substitue un tout petit nombre de propositions, les
hypothèses fondamentales. Les hypothèses une fois connues, une déduction
mathématique de toute sûreté permet de retrouver, sans omission ni répétition,
toutes les lois physiques. Une telle condensation d’une foule de lois en un petit
nombre de principes est un immense soulagement pour la raison humaine qui ne
pourrait, sans un pareil artifice, emmagasiner les richesses nouvelles qu’elle
conquiert chaque jour.
La réduction des lois physiques en théories contribue ainsi à cette économie
intellectuelle en laquelle M. E. Mach voit le but, le principe directeur de la
Science. »4

Nous  voyons  dans  ce  texte  que  la  simplification  de  l’expérience  est  aussi  bien  une 
simplification  de  la  raison,  ou  une  simplification  de  la  pensée,  par  laquelle  l’ensemble 
des données sont représentées comme déductibles d’un très petit nombre de principes, 
formant ainsi système.  

Résumons nous :  
Les  théories  simplifient  l’expérience  par  décomposition,  par  universalisation,  et  par 
systématisation [ou condensation, comme dit Duhem].  
 
7. L’un des enjeux du sujet.  
 
Ce résumé permet naturellement de saisir l’un des enjeux possibles de la question : les 
théories  sont  bien  des  activités  de  l’esprit  dans  lesquelles  se  donne  à  voir  la  tendance 
rationnelle, à savoir la tendance spéculative à unifier sous un même principe la diversité 
et la complexité de l’expérience. 
Or,  il  est  aisé  de  constater  tout  d’abord  qu’il  y  a  une  double  multiplicité  des  théories : 
multiplicité diachronique des théories concernant un même phénomène de l’expérience 
[exemple  les  théories  successivement  corpusculaire  et  ondulatoire  de  la  lumière], 
multiplicité synchronique des théories concernant les différentes parties de l’expérience 
[exemple, la différence entre la théorie physique classique concernant les phénomènes 
macroscopiques  –  mécanique  newtonienne‐,  et  la  théorie  quantique,  concernant  les 
phénomènes microscopiques.] 
Mais à cette difficulté de fait [les théories sont elles‐mêmes complexes en ce que qu’elles 
sont  multiples]  s’ajoute  une  difficulté  de  droit :  la  simplification  théorique  est‐elle 
destinée à rendre raison de l’expérience ou seulement à ordonner les représentations de 
l’esprit ? Les théories sont–elles des explications simplifiant la connaissance objective de 
l’expérience ou ne sont‐elles que des représentations destinées à modéliser le travail de 
l’entendement ? Autrement dit, est‐ce parce que l’être est simple et un que les théories 
simplifient l’expérience [mais, dès lors, pourquoi ne peut‐on pas atteindre à une théorie 
unique des éléments simples ?] ou est‐ce seulement parce que l’esprit est un [ou se veut 
un] ?  La  simplification  de  l’expérience  rend  t‐elle  compte  d’une  simplicité  ontologique, 
ou n’est‐elle qu’une forme de résumé logico‐mathématique de la connaissance ?  

4
Duhem, Ibidem, p. 27.

-4-
1. La simplification est‐elle ontologique ou seulement représentative ? 
 
a. L’éclairage de Duhem : une simplification ontologique est métaphysique. 
 
De  ce  point  de  vue,  L’analyse  de  Duhem  apporte  un  éclairage  très  précieux.  On  se 
souvient qu’il distingue deux conceptions de la théorie physique, une théorie explicative, 
ou  une  théorie  seulement  représentative.  La  théorie  explicative  prétend  ramener  la 
complexité  des  phénomènes  à  la  simplicité  de  causes  premières  invisibles,  mais  dites 
réelles.  La  seconde  ne  vise  pas  à  établir  la  réalité  des  phénomènes,  mais  seulement  à 
représenter  les  diverses  connaissances  de  la  façon  la  plus  simple  possible.  Duhem  fait 
remarquer  que  si  la  simplicité  des  théories  est  une  simplification  explicative,  ‐  c'est‐à‐
dire un retour à la simplicité des causes réelles‐ alors la démarche théorique n’échappe 
pas à la nécessité d’être une métaphysique : en posant la question « quelle est la nature 
des  éléments  [simples]  qui  constituent  la  réalité  matérielle ? »,  la  théorie  explicative 
postule qu’il y a une réalité matérielle distincte des apparences sensibles, et cette réalité 
matérielle  distincte  des  apparences  sensibles  exclut  l’apport  de  la  démarche 
expérimentale.  
 
« Or ces deux questions : existe-t-il une réalité matérielle distincte des
apparences sensibles ? De quelle nature est cette réalité ? ne ressortissent point à
la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que les apparences sensibles et ne
saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est
transcendante aux méthodes d’observation dont use la physique ; elle est l’objet
de métaphysique. »5

Duhem  explique  d’ailleurs  que  la  dimension  métaphysique  de  cette  simplification 
explicative est la cause de la diversité – donc de la complexité – des théories physiques.  

« Si la physique théorique est subordonnée à la métaphysique, les divisions qui


séparent les divers systèmes métaphysiques se prolongeront dans le domaine de
la physique ».6

Voilà  pourquoi  Duhem  affirme  avec  force  qu’« une  théorie  physique  n’est  pas  une 
explication »  « C’est  un  système  de  propositions  mathématiques,  déduites  d’un  petit 
nombre  de  principes,  qui  ont  pour  but  de  représenter  aussi  simplement,  aussi 
complètement, et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales ».7 
 La  dimension  représentative  des  théories  est  fondamentale :  on  renonce  par  là  à  la 
vérité  des  théories,  au  sens  de  leur  conformité  à  la  réalité.  La  simplification  qui  est 
résulte est arbitraire. 
 
 On pourrait faire la critique inverse à la précédente, faite aux théories explicatives : si la 
simplification  que  les  théories  opèrent  est  arbitraire,  si  elle  ne  vise  plus  une  réalité 
ontologique  que  l’expérience  masquerait  par  sa  complexité,  ne  devrions  nous  pas 

5
Duhem, Ibidem,p. 6.
6
Ibidem, p.9.
7
Duhem croit même trouver chez Newton une même préoccupation représentative –plus qu’explicative : Cf. Newton, 31ème
question de l’Optique : « expliquez chaque propriété des choses en les douant d’une qualité spécifique occulte par laquelle
seraient engendrés et produits les effets qui se manifestent à nous, c’est ne rien expliquer du tout. Mais tirer des phénomènes
deux ou trois principes généraux de mouvement, expliquer ensuite toutes les propriétés et les actions des corps au moyen de
ces principes clairs, c’est vraiment, en philosophie, un grand progrès, lors même que les causes de ces principes ne seraient
pas découvertes ; c’est pourquoi je n’hésite pas à proposer les principes du mouvement, tout en laissant de côté la recherche
des causes. »

-5-
considérer la théorie comme un simple discours, une simple série de symboles relatifs 
les  uns  aux  autres,  la  simplification  et  la  mathématisation  devenant  alors  une  simple 
symbolisation ?  On  se  souvient  que  Bergson,  dans  L’évolution  créatrice  critiquait 
précisément  cette  démarche  représentative  de  la  science,  qu’il  considérait  comme 
n’étant  rien  d’autre  qu’un  symbole  posé  sur  la  réalité  pour  la  simplifier,  au  sens  de  la 
figer,  de  la  diviser,  de  la  rendre  adéquate  au  mécanisme  discontinuiste  symbolique  de 
l’intelligence.8  De  même  Duhem  insiste  sur  le  fait  que  la  simplification  de  l’expérience 
passe  par  sa  transformation  en  symbole,  c'est‐à‐dire  en  représentation  de 
représentation.  La  symbolisation  est  en  particulier  un  moment  nécessaire  pour  passer 
de  la  simple  induction,  qui  n’est  qu’une  description  des  résultats  a  posteriori  de 
l’expérience à la signification théorique des éléments simples. Les énoncés symboliques 
sont les seuls à être vraiment universels.9 Si la simplification n’est qu’une symbolisation 
– fut‐elle mathématique, si l’expérience est elle‐même réduite à une relation de signe, ne 
perdons  nous  pas  tout  le  sens  de  la  théorie,  sa  capacité  même  à  éclairer  la  nature  de 
l’expérience ?10 La simplification théorique de l’expérience n’est‐elle pas seulement une 
symbolisation [comme on peut le soupçonner en chimie, par exemple] ?  
 
b. Le langage expérimental est en mesure d’augmenter l’expérience. 
 
En  réalité,  ce  langage  théorique  est  lui‐même  un  langage  expérimental :  il  faut  que  ce 
« vocabulaire  des  propriétés  physiques »  soit,  à  son  tour,  comparé  aux  lois  que 
l’expérimentation  va  ou  non  valider ;  la  seule  contrainte,  son  seul  critère,  c’est  leur 
conformité  avec  l’expérience.  Une  théorie  représentative  n’est  donc  pas  destinée  à 
simplifier  l’expérience  pour  la  faire  disparaître  comme  expérience,  mais  au  contraire, 
pour  faire  de  l’expérience  le  seul  critère  de  la  connaissance.  On  ne  simplifie  pas 
l’expérience,  on  simplifie  pour  expérimenter.  La  simplification,  qui,  en  physique,  passe 
par  la  mathématisation,  est  la  condition  de  possibilité  du  caractère  hypothétique  et 
provisoire  des  théories.  Toute  la  démarche  de  Duhem  va  consister,  à  partir  de  cette 
vision strictement opératoire de la simplification, à montrer la complexité fondamentale 
de  la  démarche  expérimentale.  Si  les  théories  simplifient  les  éléments  de  l’expérience 
naturelle  sensible,  elles  complexifient  volontairement  le  rapport  à  l’expérience.  Elles 
rendent la simplicité rationnelle hypothétique et problématique. Elles ne simplifient pas 
les  expériences,  au  sens  où  elles  rationaliseraient  les  phénomènes,  oubliant  leur 
diversité. Il ne s’agit pas de réduire l’expérience à une expérience de pensée. Il s’agit de 

8
Cf. Bergson, Evolution Créatrice, Puf, Paris, 2011, p. 328 : « Il est de l'essence de la science, en effet, de manipuler des
signes qu'elle substitue aux objets eux-mêmes. Ces signes diffèrent sans doute de ceux du langage par leur précision plus
grande et leur efficacité plus haute ; ils n'en sont pas moins astreints à la condition générale du signe, qui est de noter sous
une forme arrêtée un aspect fixe de la réalité. Pour penser le mouvement, il faut un effort sans cesse renouvelé de l'esprit. Les
signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant à la continuité mouvante des choses une recomposition
artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l'avantage de se manipuler sans peine. Mais laissons de côté les
procédés et ne considérons que le résultat. Quel est l'objet essentiel de la science ? C'est d'accroître notre influence sur les
choses. »
9
Duhem signale ce passage obligé de l’inductif au symbolique à propos des concepts de masse et de force dans la mécanique
newtonienne, cf. Duhem, opus cité, p. 295 : « Cette nouvelle forme des lois de Kepler est une forme symbolique ; seule la
dynamique donne un sens aux mots force et masse qui servent à l’énoncer ; seule la dynamique permet de substituer les
nouvelles formules symboliques aux anciennes formules réalistes. »
10
Le texte de Duhem est remarquable en ce qu’il produit une équivalence entre la simplification des propriétés matérielles –
exemple, la vitesse prise isolément- et la mathématisation, c'est-à-dire une certaine grandeur ; Cf. Ibidem, p. 24 : « Parmi les
propriétés physiques que nous nous proposons de représenter, nous choisissons celles que nous regardons comme des
propriétés simples et dont les autres seront censées des groupements et des combinaisons. Nous leur faisons correspondre, par
des méthodes de mesures appropriées, autant de symboles mathématiques, de nombres, de grandeurs ; ces symboles
mathématiques n’ont, avec les propriétés qu’ils représentent, aucune relation de nature ; ils ont seulement avec elles une
relation de signe à la chose signifiée. »

-6-
construire  une  représentation  provisoire  de  l’unité  possible  de  l’ensemble  des  lois 
expérimentales.  Les  théories  cherchent  à  faire  de  l’expérience  un  texte  que  la  raison 
puisse  lire,  y  compris  pour  découvrir  son  erreur.  Il  ne  s’agit  pas  de  simplifier 
l’expérience déjà faite, mais d’ordonner l’expérience à faire.11  
 
c. Les représentations théoriques visent à produire de nouveaux phénomènes. 
 
Mais, à partir de ce texte qui donne sens à l’ensemble des connaissances – donnant 
sens  y  compris  à  l’expérience  invalidante‐  la  théorie  devient  créatrice  de 
l’expérience. Comme le montre la chimie, et la classification périodique des éléments, 
la théorie n’est pas une simplification des phénomènes déjà donnés : elle prévoit des 
phénomènes  nouveaux,  augmentant  les  possibilités  de  l’expérience.  La  théorie 
chimique  simplifie  les  apparences,  mais  augmente  et  complexifie  la  matière.  De 
même,  la  théorie  permet  d’inventer  des  expérimentations  qui  n’ont  pas  encore  été 
produites,  ni  dans  les  instruments  existants,  ni  dans  l’expérience  naturelle.  Les 
théories  ne  sont  pas  des  représentations  a  posteriori  qui  viseraient  simplement  à 
ordonner des données complexes. Elles sont des représentations a priori qui visent à 
produire  de  nouveaux  phénomènes  et  à  augmenter  l’expérience.  En  ce  sens,  les 
théories  ne  simplifient  pas  l’expérience  au  sens  de  l’abstraction,  mais  au  sens  du 
plan, d’un plan qui rend les théories elles‐mêmes fécondes, c'est‐à‐dire productrice 
d’expériences nouvelles. Elles sont bien une symbolisation de l’expérience, mais non 
pas comme le croquis que le dessinateur fait d’un paysage contemplé, mais comme le 
plan  d’un  voyage  qu’il  va  y  inventer.  La  simplification  est  une  simplification 
prospective, et non descriptive.12  
 
 En ce sens, on ne doit pas poser que l’expérience est, en soi simple –ou qu’on pourrait 
en  révéler  la  simplicité  cachée.  On  doit  plutôt  dire  que  la  science  doit  simplifier 
l’expérience pour en faire un signe lisible par la théorie. On ne peut pas simplement voir 
une expérience ; il faut pouvoir la lire, c'est‐à‐dire la traduire en langage théorique, seul 
susceptible de lui donner du sens.13 C’est déjà le cas dans la constitution préalable des 
matières soumises à l’expérimentation. Par exemple, Bachelard rappelle, dans le Nouvel 
esprit  scientifique,  que  l’expérimentation  consiste  au  préalable  à  fournir  une  véritable 
purification  des  matériaux.  On  ne  prend  pas  la  cire  telle  qu’elle  a  été  tirée  de  la  ruche 
pour  faire  une  expérience,  mais  une  cire  qui  a  d’abord  été  purifiée  –  c'est‐à‐dire 
simplifiée  de  toutes  ses  incidences  extérieures  au  concept‐  par  un  processus  de 
laboratoire. Les phénomènes de l’expérience scientifique sont donc des simplifications. 
Cela ne signifie pas qu’ils sont, en soi, simples. 14 

11
Duhem emploie d’ailleurs à plusieurs reprises la métaphore du livre pour qualifier l’acte de la théorie : « elle donne, pour
ainsi dire, la table et les titres des chapitres entre lesquels se partagera méthodiquement la science à étudier ». Ibidem, p. 30.
12
Cf. Duhem, opus cité, p. 328 : « L’objet de ces théories est de représenter les lois expérimentales ; ce sont des schémas
essentiellement destinés à être comparés aux faits. »
13
Cf. Duhem, opus cité, p. 303 : « C’est que deux écueils inévitables rendent au physicien impraticables la voie purement
inductive. En premier lieu, nulle loi expérimentale ne peut servir au théoricien avant d’avoir subi une interprétation qui la
transforme en loi symbolique ; et cette interprétation suppose l’adhésion à tout un ensemble de théories. En second lieu,
aucune loi expérimentale n’est exacte : elle est seulement approchée ; elle est donc susceptible d’une infinité de traductions
symboliques distinctes. Et parmi toutes ces traductions, le physicien doit choisir celle qui fournira à la théorie une
hypothèse féconde, sans que l’expérience guide aucunement ses choix ».
14
Cf. Le nouvel esprit scientifique, opus cité, p.16-17 : « Alors il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le
moule des instruments, produit sur le plan des instruments. Or les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en
sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique. (…) La véritable phénoménologie scientifique est donc
bien essentiellement une phénoménotechnique. (…) Elle s’instruit parce qu’elle construit ».

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« Le physicien ne prend point la cire qu’on vient d’apporter du rucher, mais une
cire aussi pure que possible, chimiquement bien définie, isolée au terme de
longues manipulations méthodiques. La cire choisie est donc un moment précis
de la méthode d’objectivation. (…) Sans l’expérience factice, une telle cire- sous
la forme pure qui n’est pas sa forme naturelle- ne serait pas venue à
l’existence. »15

Les théories ne sont donc pas des simplifications ontologiques de l’expérience, mais des 
objectivations  simplifiantes  des  hypothèses  rationnelles.  Simplifier  ici,  ce  n’est  pas 
dévoiler  l’être,  c’est  dévoiler  le  plan  de  la  raison.  Ne  devons‐  nous  pas  dés  lors  penser 
l’usage théorique de la simplification comme le schéma de l’action expérimentale, et non 
comme  la  recherche  de  la  réalité  simple ?  La  simplification  n’est‐elle  pas  plutôt  une 
rationalisation plutôt qu’une recherche de la simplicité du réel ?  

2. L’expérimentation elle‐même est la rupture avec le principe de l’élémentaire.  
 
a. Le  phénomène  expérimental  n’est  pas  un  élément  simple  mais  une 
relation.  
 
Il importe tout d’abord de rappeler que l’expérimentation ne soumet pas à l’expérience 
des  phénomènes  simples –  fussent‐ils  purifiés  et  simplifiés‐,  mas  des  relations,  c'est‐à‐
dire  des  constantes  ou  des  lois.  Quand  bien  même  on  veuille  réduire  l’expérience 
scientifique  à  la  simplicité  de  certaines  qualités  premières  de  la  matière,  comme  par 
exemple  Descartes  le  faisait  avec  l’étendue,  ces  qualités  premières  ne  sont  pas  plus 
simples  ni  élémentaires  que  les  jugements  qui  portent  sur  eux.  Car  ces  qualités 
premières [grandeur, masse, figure mouvement] ne sont pas des attributs simples, mais 
déjà  des  contextures  d’attributs.  La  démarche  expérimentale,  comme  le  montrait  déjà 
Kant  dans  la  Critique  de  la  raison  pure  requiert  toujours  un  jugement  synthétique  a 
priori, ce qui signifie que son objet n’est pas un phénomène, ou une intuition, mais une 
relation. Cette dimension fondamentalement synthétique des objets de l’expérience est 
d’ailleurs renforcée par l’usage omniprésent de la simplification mathématique, qui est 
une  manière  de  traduire  toutes  les  qualités  physiques  en  mesure  et  en  quantité.  La 
quantification est bien une simplification du phénomène, mais elle détruit la dimension 
qualitative de l’élément. Comme le dit Bachelard dans le nouvel esprit scientifique :  
 
« En effet, on peut déjà se rendre compte que le rôle des entités prime leur nature
et que l’essence est contemporaine de la relation. (…) Ainsi la simplicité ne sera
plus, comme le pose l’épistémologie cartésienne la qualité intrinsèque d’une
notion, mais seulement une propriété extrinsèque et relative, contemporaine de
l’application, saisie dans une relation particulière.(…) Autrement dit, il s’agit de
qualités uniquement relationnelles et nullement substantielles. »16

15
Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Puf, Paris, 1978, p. 173.
16
Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, opus cité, p. 26-33. Voir aussi Le matérialisme rationnel, Puf, Paris, 1983, p.
132 : « Dans le processus expérimental, la pensée scientifique n’est pas définitivement engagée par une désignation préalable
des matières. Elle vise, au delà, la matière. Elle commence en quelque sorte par une négation : elle nie l’objet pour découvrir
la matière. Et on ne gagnera rien en laissant à la notion philosophique d’objet son sens vague, général, s’appliquant anti-
thétiquement à tout ce qui porte à marque du sujet. Il faut donner tout de suite attention à la différence entre objet et matière,
et solliciter une conscience spécifiquement matérialiste. La spécificité de la phénoménologie matérialiste en découle. En

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Autrement  dit,  la  simplification  théorique  ne  débouche  ni  sur  les  atomes  de  réalité,  ni 
sur  des  atomes  de  pensée :  c’est  la  relation  quantitative  qui  est  mesurable.  Par  delà, 
toutes  les  propriétés  physiques  sont  liées  entre  elles  selon  des  relations  énergétiques, 
dont la physique montrera qu’elle oblige les savants du 20ème siècle à nier l’idée même 
de substance. Les propriétés les plus simples, premières au sens de principes de toute la 
matière,  ces  propriétés  ne  sont  jamais  premières  que  faute  d’une  nouvelle  théorie 
capable,  à  son  tour,  de  les  décomposer  en  éléments  plus  simples.  Mais  on  ne  peut 
atteindre à la simplicité ultime, pas plus qu’à la substantialité. De ce point de vue, Duhem 
cite  dans  son  texte  un  propos  de  Lavoisier,  qui  semble  avoir  pressenti  qu’il  n’y  aurait 
pas, en chimie, de qualités simples ultimes, ni d’éléments premiers. 

« Nous ne pouvons assurer que ce que nous regardons comme simple


aujourd’hui, le soit en effet. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que telle
substance est le terme actuelle auquel arrive l’analyse chimique, et qu’elle ne
peut plus se subdiviser au-delà dans l’état actuel de nos Duhem ajoute : « Non
moins provisoire est le titre de qualité première ; la qualité qu’il nous est
aujourd’hui impossible de réduire à aucune autre propriété physique cessera peut-
être demain d’être indépendante. Demain, peut-être, les progrès de la physique
nous feront reconnaître en elle une combinaison de propriétés, que des effets,
forts différents en apparence nous avaient révélés depuis longtemps. »17

Ainsi,  la  simplification  de  l’expérience  n’est  pas  une  réduction  de  la  matière  à  des 
éléments  simples,  mais  plutôt  le  progrès  continue  de  la  science  vers  la  complexité  des 
relations.  Non  seulement  la  matière  devient  une  contexture  d’attributs,  mais  en  outre 
ses simplifications ne sont que des simplifications approchées. 

b. On  ne  soumet  pas  une  hypothèse  simple  à  l’expérimentation,  mais  un 
système complexe d’hypothèses.  
 
Duhem  explique,  dans  un  extrait  célèbre,  que  lorsqu’une  expérience  invalide  une 
hypothèse  théorique,  la  réponse  de  l’expérience  censée  discriminer  plusieurs 
propositions,  cette  réponse  n’est  jamais  simple.  C’est  qu’en  effet,  on  ne  peut  jamais 
soumettre à l’expérimentation une hypothèse isolée sans lui soumettre en même temps 
tout le système, tout l’échafaudage théorique qui l’a rendu possible. Et c’est pourquoi la 
réponse de l’expérience ne peut être simple. Elle dit bien, si elle est invalidante, que la 
théorie est fausse, mais elle ne dit pas quelle proposition est fausse, et c’est pourquoi il 
faut, à chaque fois, reconstruire une autre théorie.  

« Un physicien se propose de démontrer l’inexactitude d’une proposition ; pour


déduire de cette proposition la prévision d’un phénomène, pour instituer
l’expérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas,
pour interpréter les résultats de cette expérience. Et constater que le phénomène
prévu ne s’est pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en
litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises par lui sans
conteste ; la prévision du phénomène dont la non production doit trancher le
débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la
proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène
prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en

effet, comme elle doit se dévoiler dans des propriétés inter-matérielles, , comme l’action inter-matérialiste n’est jamais finie,
qu’elle est toujours renouvelable dans de nouveaux rapports inter-matérialistes, il semble que tout complément de
connaissance se répercute en rectifications sans fin des principes ? »
17
Duhem, opus cité, p. 192-193.

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défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule
chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions
qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y
a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit
pas. »18

Autrement dit, la force de l’activité théorique dont nous parlions au commencement, sa 
capacité à produire un système à partir d’éléments simples ou de principes est en même 
temps  sa  faiblesse,  dés  lors  que  ce  système  est  lui‐même  soumis  à  l’épreuve 
expérimentale : toute expérience invalidante, dans sa simplicité apparente, nous renvoie 
à  la  complexité  de  l’organisme  théorique,  complexité  qui,  à  son  tour,  rend 
l’interprétation de l’expérience confuse. Et c’est pour la même raison que Duhem récuse 
la  possibilité,  en  physique,  d’une  experimentum  cruxis,  expérience  cruciale,  capable  de 
discriminer  en  une  simple  fois,  deux  hypothèses  concurrentes.  Pas  plus  qu’on  ne  peut 
soumettre une hypothèse isolée dans sa simplicité, ou ne peut soumettre la simplicité de 
deux hypothèses contraires.  

Conclusion :  
 
Ces  dernières  considérations  nous  amènent  à  voir  dans  les  simplifications  théoriques 
une représentation qui ne suppose pas de découvrir des réalités simples –fussent‐elles 
intelligibles  ou  invisibles‐  ou  des  nature  simples  ou  des  êtres  simples,  par  delà  la 
complexité et la confusion de l’expérience sensible naturelle. Ces simplifications ne sont 
pas  des  croyances  en  la  simplicité  de  la  matière,  même  si  les  théories,  par  principe 
d’économie,  tendent  à  simplifier  leurs  représentations  de  la  matière.  Mais  ces 
simplifications  sont  en  même  temps  des  réductions  à  des  relations,  relations 
mathématiques,  énergétiques,  symboliques,  intermatérielles,  relations  qui  montrent 
qu’il  n’y  a  pas  d’éléments  premiers  dans  la  nature,  qu’une  théorie  ultime  pourrait 
découvrir.  Si  tous  les  phénomènes  de  l’expérience  sont  des  contexture  de  relations,  le 
simple  n’est  pas  l’élémentaire,  ni  l’ultime,  ni  le  principe  premier  [et  encore  moins  la 
substance, comme le pensait Descartes]. Et c’est aussi pourquoi les théories scientifiques 
poursuivent  leur  progrès  vers  une  complexification  croissante,  c'est‐à‐dire  une 
complexion croissante de la matière. Les théories sont, pour reprendre le mot de Husserl 
dans  la  Krisis,  « hypothèses  à  l’infini ».  Pour  rendre  raison  de  l’expérience,  il  faut 
toujours plus de théories, et jamais l’une d’entre elles ne saurait parvenir à la simplicité 
ultime.  
 
 
 
 
 
Bibliographie :  
 
Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Éditions Vrin, Paris 1993. 
Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Éditions Puf, Paris, 1978. 
Bergson, L’évolution Créatrice, Éditions Puf, Paris, 2011. 
Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Éditions Garnier, Paris, 1963. Tome I.  

18
Duhem, Ibidem, p. 280 281.Voir aussi plus loin, p. 285 la célèbre formule : « La physique n’est pas une machine qui se
laisse démonter ; on ne peut pas isoler chaque pièce isolément et attendre, pour l’ajuster, que la solidité en ait été
minutieusement contrôlée. La science physique, c’est un système que l’on doit prendre tout entier. C’est un organisme…. »

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