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Vincent Giraud
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le problème de la vérité ». C’est que le problème de la vérité,
pensé à partir de la manifestation, n’offre pas seulement le reflet
fidèle des thèses philosophiques henryennes, il permet en outre
de mettre au jour les inflexions et radicalisations critiques que
l’auteur de Phénoménologie matérielle fait subir à la méthode
phénoménologique elle-même. Avec Henry, ce concept, l’un des
principaux et des plus anciens de la métaphysique occidentale,
se trouve refondé à partir d’une attention exclusive portée au
phénomène, et à ce qui en lui apparaît.
À
n° 126 / 3e trimestre 2011
■ 1. La question de la vérité occupe une place privilégiée dans la phénoménologie de Henry. À elle se ratta-
chent les développements sur le corps, le monde, le langage, la science, l’art, la culture, le christianisme,
la politique, l’éthique et la condition de l’homme en général. On peut ainsi dire sans abus qu’elle constitue
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comme une entreprise improbable. Les fondateurs n’ont-ils pas, en effet, à
l’intérieur du cadre strict de la méthode phénoménologique, épuisé diver-
sement la détermination de ce concept ? N’avons-nous pas lieu de penser
qu’une caractérisation supplémentaire de la vérité au sens que lui reconnaît
la phénoménologie ne ferait que renchérir sur des acquis conceptuels dont
la méthode porte à la fois le témoignage et garantit le bien-fondé ?
Ces doutes qui surgissent lorsqu’on se penche sur l’entreprise de
Michel Henry n’ont rien de précautions de pure forme2. Ils portent en
eux la trace d’une inquiétude qui travaille la phénoménologie elle-même.
Cette dernière, dont l’ambition originelle fut de revenir aux « choses
mêmes », de saisir le « monde de la vie » selon toute la rigueur que lui
permettaient l’élaboration et la mise au jour des structures éidétiques de
la conscience, parvient-elle à l’accomplissement de cette tâche ? Autre-
ment dit, la phénoménologie s’acquitte-t-elle de la promesse qui l’anime
de nous restituer le réel dans sa plénitude concrète et vécue ? Si tel est
bien le cas, le concept de vérité qu’elle élabore doit porter la marque et se
faire l’écho de cette promesse et de sa réalisation.
Dès lors, le doute quant à une possible redéfinition de la vérité revêt
une dimension plus profonde. Si la phénoménologie, sous l’une ou l’autre
des formes historiques qu’elle a prises, nous met effectivement, avec son
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concept de vérité, face à cette réalité qu’elle prétend saisir, alors à quoi
bon entreprendre un redoublement de la problématique qui aboutirait
à un résultat semblable ? Il n’y aurait là qu’une laborieuse vérification
dont la fécondité serait au moins contestable. En revanche, si l’examen
critique de la vérité telle que définie dans la phénoménologie avère ce
concept comme insuffisant, ou « faux », ou mal fondé, à quoi bon alors se
tenir encore dans les bornes de la méthode phénoménologique qui aurait VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
ainsi fait preuve de certaines faiblesses rédhibitoires ? Une reprise du
concept phénoménologique de vérité peut-elle s’accomplir sans renverser
un certain nombre de ces procédures qui fondent la phénoménologie elle-
même et par lesquelles elle se définit ? Cette possible refonte du concept
de vérité n’amorce-t-elle pas au contraire une sortie de la phénoménologie
et de son cadre jugé désormais trop étroit ? Enfin, une refondation du
concept phénoménologique de vérité peut-elle encore se dire elle-même,
sans contresens, phénoménologique ? Michel Henry se ferait ainsi l’insti-
gateur d’une sortie de la phénoménologie à partir d’elle-même.
Cette conclusion provisoire a cependant le défaut de laisser à l’écart
une autre issue, celle d’un possible perfectionnement de la phénoméno-
logie. Si cette dernière ne tient pas tout ce qu’elle promet – et tel sera bien
le constat initial d’où partira Michel Henry –, c’est que, se développant à
partir d’un certain nombre d’intuitions justes, s’appuyant sur une méthode
un concept central de cette philosophie et, comme telle, une voie d’accès sûre vers ce qui constitue le cœur
de la pensée henryenne.
■ 2. D’abord parce que Michel Henry les a lui-même éprouvés et leur a donné un écho dans son « Avant-propos »
à Phénoménologie matérielle (Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1990, p. 5) : « Qu’apporte de véritablement
nouveau par rapport à Husserl, Heidegger ou Scheler, et cela en dépit de son immense talent, un penseur
comme Merleau-Ponty ? Et depuis, le mouvement phénoménologique a-t-il su ménager des percées dont les
prémisses ne seraient pas décelables chez les fondateurs ? »
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DOSSIER MICHEL HENRY
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saisie adéquate – en quoi elle n’échoue pas –, reste ainsi nécessairement
aveugle à une donation plus profonde, étrangère à l’intentionnalité, et qui
cependant, à son insu, la fonde : la vie du sujet dans sa plénitude affective
préexistant au phénomène et condition de celui-ci.
Ce sont bien alors deux écueils, ou plutôt deux lacunes de la phéno-
ménologie que pointe Michel Henry : d’une part, celle-ci reste aveugle à
un certain type de donation, de manifestation, qui n’est pas de l’ordre du
phénomène, échouant en cela dans son projet de saisie et de description
adéquate du réel. D’autre part, elle est incapable de se donner un fonde-
ment véritable, pour autant que sa méthode, ordonnée à l’apparaître du
phénomène, ne peut rendre compte de cet apparaître lui-même en ce
qu’il apparaît. Mais, nous le devinons aussitôt, ces deux manques – ou
manquements – n’en font qu’un : le type spécifique de donation, étranger
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Vérité et phénomène
« Le problème de la philosophie est le problème de la vérité. Celle-ci
n’est rien d’autre que ce qui, en général, rend possible quelque chose
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la vérité7. » La vérité ne réside donc pas en dernière instance dans la
proposition. Dirons-nous alors qu’« est vrai ce qui se montre8 » ? Ce ne
serait là encore qu’assigner la vérité à l’étant, sans rendre compte de l’ins-
tance dernière qui le fait être ce qu’il est, à savoir un étant. Il faut aller
encore plus loin dans la détermination pour accéder à la définition phéno-
ménologique de la vérité : ni proposition, ni étant manifeste, la vérité est
manifestation : « Le fait de se montrer, considéré en lui-même et en tant VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
que tel, c’est là l’essence de la vérité. Pour autant que celle-ci consiste
dans le pur fait de se montrer ou encore d’apparaître, de se manifester,
de se révéler, nous pouvons aussi bien appeler la vérité “monstration”,
“apparition”, “manifestation”, “révélation”9. »
Ainsi se trouve atteinte une définition phénoménologique générale de
la vérité. Donnée de la sorte, elle ne contredit pas aux énoncés classi-
ques de la phénoménologie. Elle se présente comme une base commune
à toute pensée phénoménologique, et n’attendant que sa détermination
éidétique. Or c’est précisément sur ce terrain de l’éidétique, ou plutôt en
en subvertissant les catégories afin d’atteindre à l’acte ou à la structure
même rendant possible une telle manifestation, que va se situer l’effort de
Michel Henry pour faire valoir, en même temps qu’une autre modalité de
l’être – c’est-à-dire, en phénoménologie, un autre type de donation –, un
nouveau concept de vérité.
■ 6. Ibid., p. 50 : « Le thème de l’ontologie phénoménologique porte sur le “comment” de toute manifestation en général,
sur ce qui, dans un phénomène, fait précisément de lui quelque chose qui est susceptible d’apparaître. »
■ 7. Michel Henry, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 21.
■ 8. Ibid., p. 22.
■ 9. Ibid.
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fonde cette manifestation, ce qui la provoque et d’où elle procède. Et, une
fois découvert ce fondement, n’est-ce pas à lui que devra revenir le nom
de vérité, en tant qu’il suscite tout ce qui est, en tant que source de toute
vérité d’ordre ontique ? Or, il apparaît déjà que c’est de ce qui constitue
le cadre de la problématique que viendra sa résolution. Les questions de
la méthode, de l’être et du statut phénoménologique de la vérité conçue
comme manifestation fondatrice pré-phénoménale trouvent en effet leur
lieu d’ancrage et leur contenu dans celle de l’ego.
Car c’est à partir de l’ego et en vue de sa pleine élucidation10 que procède
Henry. Le problème de la vérité se pose à partir de l’ego et y revient pour
y trouver finalement sa solution. En tant que la vérité est manifestation, et
qu’il n’y a d’apparaître que pour un Soi, l’ego est d’emblée au cœur de la
problématique. Afin de mener à bien son programme, la phénoménologie
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Vérité et ego
Penser la vérité, c’est penser l’ego. Et, dès L’Essence de la manifesta-
tion, la corrélation apparaît, bien plus que comme une simple homogénéité
de fait, comme une nécessité d’essence qu’il reste à dévoiler. Il s’agit de
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■ 10. Ce terme prend ici toute sa mesure phénoménologique en tant qu’il caractérise l’ensemble de la démarche.
Cf. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 165 : « Le travail méthodologique de la phéno-
ménologie est compris comme celui d’une élucidation. Élucider signifie montrer, faire parvenir dans la lumière
ce qui ne se trouve pas primitivement dans le rayon de celle-ci. »
28
vérité à celui de l’ego11 ». Car la vérité ne peut être pensée en dehors d’un
Soi concret, pour qui seul existe quelque chose comme une manifestation,
ou encore comme de l’être. Ce contenu concret, toutefois, reste entière-
ment à définir. S’il doit finalement apparaître que vérité et ego ne font
qu’un, ou du moins ne peuvent être pensés l’un sans l’autre, le fil conduc-
teur de la recherche nous sera fourni par l’ego et la thématisation originale
qu’en donne Michel Henry.
Il importe pour cela de jeter un rapide regard rétrospectif sur le fondateur
de la phénoménologie, afin de voir en quoi le geste henryen prétend s’en
distinguer tout en le prolongeant. Husserl – et c’est là son immense mérite
selon Michel Henry – est en effet le premier à avoir thématisé l’apparaître
comme tel, c’est-à-dire à avoir établi une distinction nette entre ce qui apparaît
d’une part, et l’apparaître comme tel d’autre part. Orientant ainsi la philoso-
phie vers ce qui rend possible toute présence, Husserl dévoile les conditions
du phénomène. Ce qui fait l’objet de l’approche phénoménologique, ce n’est
plus le phénomène comme fait, mais bien comme produit, comme venue, la
phénoménalité elle-même. Car le phénomène considéré comme fait ne donne
pas la raison de son être : « Ni la table, ni la tasse n’ont par elles-mêmes la
capacité de s’apporter dans la condition de “phénomènes” – en sorte que,
au sein même du phénomène, son contenu d’une part, le fait qu’il apparaît
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d’autre part, diffèrent dans le principe. C’est Husserl qui a introduit cette
distinction essentielle sur laquelle va reposer la phénoménologie12. »
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le jugement vrai. Une vérité ontique, concernant la manifestation propre
de l’étant19. Enfin, une vérité ontologique, renvoyant à l’ouverture même
du milieu qui rend possible toute représentation ou intuition20. Ces trois
concepts de la vérité ont ceci de commun qu’ils renvoient tous en dernière
instance, chacun à son degré propre, à la représentation conçue alors comme
plan ontologique pur. L’être est toujours pensé à partir de sa présentation
dans l’horizon pur ouvert par l’intentionnalité. C’est donc celle-ci qu’il faut
questionner pour savoir si elle s’avère apte à rendre compte de la réalité
qu’elle prétend élucider et soutenir.
Le virage que prend Michel Henry par rapport à la phénoménologie qu’il
nomme « historique » concerne d’abord la notion d’intentionnalité. À partir
d’elle s’ordonne une critique systématique de la représentation comme
milieu ontologique pur, et cela par le dévoilement d’une lacune profonde
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dans l’étant intramondain lui-même des “éloignements” et des distances par rapport à autre chose » (Martin
Heidegger, Sein und Zeit, § 23, p. 105 ; trad. fr. E. Martineau, Être et Temps, Authentica, p. 94).
■ 15. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 81.
■ 16. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. fr. G. Peiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, 2001, p. 43.
■ 17. Edmund Husserl, Recherches logiques, t. III : Recherche VI, trad. fr. H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 1963, p. 151 (souligné par l’auteur).
■ 18. Ibid., p. 151-152 (souligné par l’auteur).
■ 19. Ces deux premiers types se laissent aisément reconnaître dans le texte husserlien. Ainsi, dans Expérience
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
et Jugement, on peut lire que le jugement de vérité « a pour sujet la proposition-objet et en juge en la prenant
comme idée d’une position possible, la proposition étant prise comme sens. Nous disons d’elle qu’elle est
“vraie” [c’est la « vérité prédicative »], qu’elle est en concordance avec l’objet, avec l’état de choses lui-
même ». Cette concordance se fait avec « l’original de la proposition, c’est-à-dire à sa vérité qui est donnée
dans une conscience de l’original [que Michel Henry nomme « vérité ontique »] qui s’appelle conscience
évidente. Alors, la concordance est, elle aussi évidente […] ; la proposition est vraie, elle concorde avec sa
vérité, avec son soi original » (E. Husserl, Expérience et Jugement, trad. fr. D. Souche-Dagues, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1970, p. 360-361, souligné par l’auteur).
■ 20. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 24-25.
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pro-jet, position d’un horizon intentionnel – en tant qu’elle est susceptible
d’être « remplie », une intention est aussi fondamentalement réceptive. La
question que Michel Henry ne cessera dès lors d’adresser à la phénoméno-
logie est la suivante : comment la conscience peut-elle recevoir ce qu’elle
projette21 ? « L’intentionnalité qui révèle toute chose, comment se révèle-
t-elle à elle-même22 ? » Une telle question peut paraître au premier abord
stupéfiante, voire hors de propos. L’intentionnalité n’est-elle pas précisé-
ment ce par quoi l’on vient de rendre compte de la phénoménalité comme
telle ? À quoi bon poser à nouveau, et sur un plan encore plus profond, le
problème de sa révélation ? Ne s’agit-il pas là d’un problème factice, pure-
ment spéculatif et formel, et ne reposant sur aucune base réelle ?
Tout repose en fait sur cette réceptivité qu’il faut bien nous reconnaître
en tant que des phénomènes s’offrent à nous. La phénoménologie ayant
ramené l’être à un voir initial, et ayant thématisé ce voir au travers d’une
éidétique qui se veut exhaustive description des essences, est-elle cepen-
dant capable de rendre compréhensible – c’est-à-dire, en toute rigueur
philosophique, possible – ce voir lui-même ? La conscience, n’étant que
mouvement-vers, intention, s’avère, ainsi décrite, incapable de restituer à
cet acte même toute sa teneur concrète en tant qu’il revêt à chaque fois un
contenu phénoménal déterminé. En un mot, la conscience court le risque,
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réduite à un pur pro-jet, de se présenter à l’œil du philosophe comme une
structure certes efficace et riche dans son procès, mais néanmoins vide, et
laissant échapper ce qu’il s’agissait précisément de penser : la façon dont
le monde se livre en permanence à nous dans son caractère concret d’états
vécus, c’est-à-dire éprouvés et sentis. C’est de la sorte le projet même de
la phénoménologie qui vacille, tant que n’est pas élucidé ce pouvoir de
rendre visible que l’intentionnalité présuppose sans le mettre réellement en VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
œuvre dans l’acte qui l’anime et la constitue : « C’est la possibilité même
de la phénoménalité en général qui fait problème si l’intentionnalité est
incapable d’assurer elle-même sa propre promotion dans la condition de
phénomène, si le principe de la phénoménalité échappe à celle-ci. Ce qui
est vu peut-il encore être vu si la vision elle-même sombre dans la nuit et
n’est plus rien23 ? »
L’auteur procède ainsi à une reprise fondamen-
tale des conditions de la phénoménalité. Celles-ci
Henry procède trouvent chez Husserl leur nom dans l’intention-
à une reprise nalité. Or, cette dernière, pur acte sans matière,
fondamentale d’où tirerait-elle son contenu ? Faut-il postuler une
des conditions de « intentionnalité de l’intentionnalité », capable de
la phénoménalité la ramener à elle-même – mais ce ne serait là que
l’amorce d’une régression sans fin24 ? Ou bien
est-il nécessaire de recentrer la problématique sur
■ 21. Ibid. p. 293 : « C’est parce que la représentation pro-jette essentiellement devant elle ce qu’elle se repré-
sente que le problème se pose de savoir comment elle peut recevoir le contenu ainsi projeté. »
■ 22. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 54.
■ 23. Ibid., p. 55.
■ 24. Ibid., p. 54.
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n’en retiendrons ici que le caractère de « présupposé29 » que Michel Henry
lui reconnaît dans la phénoménologie. Celle-ci présuppose en permanence
ce qui fonde la possibilité d’une manifestation de l’horizon et de ce qu’il
recèle. Tout le réel est ainsi suspendu à une réalité autre que celle de la
conscience intentionnelle et qui la rend possible, pensé sous la condition
inavouée parce que non reconnue d’une manifestation plus originaire sans
laquelle le phénomène ne peut tout simplement pas être. Et cela parce que,
comme l’écrit Henry dans ce qui est à comprendre, cette fois, comme une
réplique à Heidegger : « L’horizon de l’être ne peut accomplir son œuvre et
permettre à l’étant de se manifester que s’il est lui-même perceptible30. »
Cette présupposition fait la fragilité de la phénoménologie31. Par elle,
la philosophie court le risque de n’être plus qu’un formalisme vide, « un
jeu de mot et de concepts qui ne correspondent strictement à rien32 ». Ce
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■ 25. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 27 : « Il ne sert à rien de dire que […] la conscience
est “tout entière” ce “mouvement vers”, cette esquisse du monde, […] que c’est la transcendance enfin qui
fait la substance même, la subjectivité du sujet : tant que l’être de celui-ci n’a pas été élucidé, on ne sort point
du paradoxe qui fait reposer la condition sur le conditionné. Car d’où le sujet peut-il tenir sa substantialité,
même si celle-ci n’est rien d’autre que le pur acte de transcender, si ce n’est de l’être lui-même ? »
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de se montrer et ainsi d’“être” – pour autant qu’être, c’est se montrer »37, si
enfin il y a une « dépendance foncière de ce qui apparaît à l’égard de l’acte
d’apparaître », alors une telle situation « exige que celui-ci fasse désormais
le thème de la problématique »38. Ce qui reste à préciser néanmoins, c’est le
statut propre à cet apparaître et les rapports qu’il entretient avec celui du
phénomène. Pour pouvoir parler d’une « vérité originaire » qui s’opposerait
à une « vérité de la transcendance »39 reconnue chez Husserl à ses différents VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
niveaux prédicatif, ontique et ontologique, il est nécessaire de produire, sur
le plan phénoménologique – et pour ne pas surseoir au principe « Autant
d’apparaître, autant d’être40 » – la différence entre deux modes d’apparaître,
et d’abord ce que l’oubli d’une telle différence occulte.
La réduction de tout apparaître à celui du monde est inévitable dès
lors qu’on s’en tient aux outils de la phénoménologie husserlienne41. Il
faut ainsi constater une certaine faillite de la phénoménologie, dont le
projet fondateur était, rappelons-le, celui d’une « description, antérieure
à toute théorie et indépendante de toute présupposition, de tout ce qui
se propose à nous, en qualité d’existant, dans quelque ordre ou quelque
■ 33. Ibid.
■ 34. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éd. de L’Éclat, coll.
« Combats », 1990, p. 59.
■ 35. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 52 (souligné par l’auteur).
■ 36. Ibid., p. 65.
■ 37. Michel Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 26.
■ 38. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 64.
■ 39. Ibid., p. 48.
■ 40. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 41.
■ 41. Cette lacune ne tient d’ailleurs pas, soulignons-le, à l’éidétique propre à Husserl, mais au milieu ontologique
de la représentation comme tel, à une pensée de l’être ordonnée au mode de l’extériorité. Ainsi, Heidegger, pas
davantage que Husserl, ne sera capable, selon Michel Henry, de saisir la vie dans ce qu’elle a d’irréductible à
l’espace ouvert par la phénoménalité. Sur Heidegger, voir par exemple, C’est moi la vérité, op. cit., p. 60 sq.
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Michel Henry. Car la mise en cause de l’intentionnalité ne saurait en aucun
cas représenter comme telle une condition suffisante à l’élucidation de
ce qu’elle laisse inexpliqué. Revenant aux sources mêmes de la position
phénoménologique, c’est-à-dire à la « mise hors circuit » (Ausschaltung)
de tout contenu transcendant, Michel Henry en décèle l’insuffisance, et en
propose la reprise radicale. Cette répétition de l’épochè prend appui sur
une relecture serrée de Descartes48 à qui Husserl empruntait son point de
départ49. Ce que Husserl découvre à partir de l’expérience du cogito conçue
comme « “mise entre parenthèses” (Einklammerung) du monde objectif »,
terait-elle pas à ressusciter les Méditations cartésiennes, non certes pour les adopter de toutes pièces, mais pour
dévoiler tout d’abord la signification profonde d’un retour radical à l’ego cogito pur, et faire revivre ensuite les
valeurs éternelles qui en jaillissent ? C’est du moins le chemin qui a conduit à la phénoménologie transcendantale. »
Cf. aussi, E. Husserl, Philosophie première, II, Théorie de la réduction phénoménologique, trad. A. Kelkel, Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 1990, Leçon 38, p. 111 : « Mais la subjectivité transcendantale ne fut réellement révélée
dans sa pureté qu’avec la méthode de la réduction phénoménologique bien connue de tout phénoménologue.
[…] Elle mérite d’être appelée méthode cartésienne de la réduction transcendantale en ce sens aussi qu’elle n’est
rien de plus qu’une élaboration et une élucidation du sens profond – caché à Descartes lui-même – que cèlent les
premières Méditations cartésiennes en apparence pourtant si banales » (souligné par l’auteur).
34
n’est pas, nous le savons, « un pur néant », mais « ma vie pure avec l’en-
semble de ses états vécus purs et de ses objets intentionnels »50. Ce que
Husserl découvre par cette voie de la réduction phénoménologique érigée
en « méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi
pur51 », c’est l’intentionnalité de la conscience52.
Or les insuffisances d’une phénoménologie qui s’en tiendrait à l’inten-
tionnalité nous sont apparues dans les analyses qui précèdent. Elles tien-
nent au fait que Husserl, victime en cela du « monisme ontologique » qui
oriente la problématique philosophique depuis ses débuts, « se trompe
complètement […] dans son interprétation du cogito53. » Un tel reproche
peut sembler d’autant plus sévère et paradoxal que Michel Henry loue,
quelques lignes plus haut, le « génie » du fondateur de la phénoménologie.
Que lui est-il exactement reproché ? Une lecture erronée des Méditations
dont il s’agit alors de reprendre le texte.
Loin de l’effort de l’historien de la philosophie d’abord soucieux de
restituer son sens originel au texte de Descartes, la lecture que propose
Henry est tout entière tendue vers l’expérience à l’œuvre dans le cogito
cartésien et vers le parti que peut et doit en tirer la phénoménologie.
L’erreur que commet Husserl lecteur de Descartes est la suivante : « L’exis-
tence de la cogitatio, selon lui, est établie pour autant que, entrant dans
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la vue du voir de la réflexion phénoménologique et ainsi dans l’évidence
de cette vue pure, elle est devenue une donnée absolue et comme telle
indubitable54. » Mais précisément, note Henry, au moment où se révèle
à Descartes, dans le « cogito ergo sum », quelque chose comme un sum,
l’évidence a, elle aussi, et au même titre que le monde, été mise « hors
circuit » par l’hypothèse dite du « malin génie », lequel pourrait bien faire
« que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose
encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela55 ».
Or cette hypothèse tient toujours dans la Deuxième méditation, où s’exerce
encore le pouvoir de ce « je ne sais quel trompeur très puissant et très
rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours56 ». L’évidence,
comprise comme perception claire et distincte, ne saurait donc constituer
un critère pour juger de l’être ; elle ne le deviendra que bien plus tard57. Le
ergo du cogito, débouchant sur la certitude d’être, échappe donc à la sphère
du jugement et du critère d’évidence. Nous pouvons ainsi proposer une
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une évidence qui « se révèle en même temps à la réflexion critique comme
inconcevabilité absolue de [la] non-existence61 » de la chose visée – alors,
« l’expérience transcendantale du moi62 » relève bien de la seule intention-
nalité et ne révèle qu’elle.
L’erreur de lecture commise par Husserl revient à confondre deux plans
que Descartes distingue63, ainsi que le montre Henry dans son commen-
taire de la formule célèbre : « At certe videre videor. À tout le moins, il est
certain qu’il me semble que je vois. » Le videre, c’est le voir du monde, le
voir de l’œil considérant l’objet vu – ce qui est mis entre parenthèses par la
réduction. Mais le videor, lui, est d’un autre ordre, il est sentiment de voir,
certitude intime de la vision, quelle que soit la réalité effective de l’objet
qu’elle pose devant elle. Cette certitude n’est pas elle-même fondée sur le
voir du videre, elle n’en est pas le résultat. Elle en diffère radicalement. Et
n° 126 / 3e trimestre 2011
parce qu’elle n’est pas une connaissance vécue dans l’évidence de la visée
intentionnelle adéquate, elle échappe, chez Descartes, à sa disqualifica-
tion par l’hypothèse du dieu trompeur : « La cogitatio est donc totalement
■ 58. Cf. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 130 : « C’est seulement dans cette
certitude du voir d’être un voir et ainsi de voir ce qu’il voit que l’évidence est possible. La certitude qui ne
doit rien à l’évidence et qui lui est étrangère, c’est elle qui la fonde. »
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
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de parvenir à une « épochè du monde67 » dans sa structure eidétique, qui
est suspension de l’intentionnalité elle-même. Cette réduction phénomé-
nologique radicale n’a cependant rien d’arbitraire en tant qu’elle repose
sur une expérience transcendantale rigoureuse, celle du Descartes de la
Première Méditation. Cette expérience, qui est celle du doute méthodique,
doit en effet être pensée jusqu’au bout. Si quelque chose résiste au doute
qui frappe tout voir et jusqu’à l’évidence elle-même qui en est le principe, VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
c’est qu’il nous est donné par un autre biais que celui d’un tel voir. Ce qui
peut aussi bien se formuler par la réciproque : « C’est seulement parce que
l’apparaître en lequel le voir se révèle à lui-même diffère dans le principe de
■ 64. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », in Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 82. La
parenthèse est de l’auteur. Outre sa présence dans les Méditations cartésiennes, on peut lire semblable
« soumission » par Husserl de la cogitatio à l’évidence dans L’idée de la phénoménologie (trad. fr. A. Lowit,
Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1990, Troisième leçon, p. 74-75) : « Descartes, vous vous en souvenez, après
avoir établi l’évidence de la cogitatio (ou plutôt le cogito ergo sum, ce que nous avons repris), s’est demandé :
qu’est-ce donc qui m’assure de ces données fondamentales ? Eh bien, la clara et distincta perceptio. Nous
pouvons partir de là. […] La vue, la saisie de ce qui est donné en personne, dans la mesure où il s’agit
précisément d’une véritable vue, d’une véritable présence-en-personne (au sens le plus rigoureux du mot),
et non d’une autre sorte de présence ou donnée, qui vise quelque chose qui n’est pas donné, c’est là ce qu’il
y a d’ultime. C’est l’absolue évidence. » Ce fait est encore confirmé même par les textes tardifs, qui, dans
la lecture du cogito cartésien, en appellent encore à l’évidence comme échappant au doute. Parlant dans la
Krisis de l’« épochè cartésienne », Husserl écrit ceci : « Aussi loin que je puisse en effet pousser mon doute,
aussi loin que j’essaie moi-même de le faire en imaginant que tout est douteux, ou même en vérité que rien
n’est, il est absolument évident que moi cependant je serais, en tant que celui qui doute et qui nie tout.
Un doute universel se supprime soi-même. Ainsi tout au long de l’épochè universelle reste pour moi offerte
l’évidence absolument apodictique du ”je suis“. » (La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel », rééd. 1989, § 17, p. 88-90).
■ 65. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 493.
■ 66. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 64.
■ 67. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 687.
37
DOSSIER MICHEL HENRY
l’apparaître en lequel le voir voit tout ce qu’il voit que le premier peut être
certain quand le second est douteux68. »
L’épochè radicale a ainsi rendu possible une remontée à ce qui précède
toute intentionnalité, et son caractère radical tient précisément à la suspen-
sion de cette dernière elle-même. Cela nous met-il pour autant en face du
fondement recherché ? Le problème était celui de la réceptivité que l’inten-
tionnalité ne suffisait pas à comprendre. Cette réceptivité originelle nous est-
elle ici donnée ? Le videor cartésien semble bien renvoyer à une réceptivité
qui n’est pas celle d’une altérité, il est un se sentir, le « se-sentir-voyant » du
voir lui-même. Et un tel se sentir-soi-même est intérieur au sujet qui voit, il
est intériorité : « Parce que, dans son se sentir soi-même, la pensée exclut
l’extériorité de l’ekstasis, elle s’essencifie comme une intériorité radicale69. »
Mais ne s’agit-il pas là d’un type particulier de phénomène, dont il
faudrait alors reconnaître l’existence, en marge de la phénoménologie
« classique », mais qui n’aurait en aucune façon vocation à jouer le rôle de
fondement ? Cette nouvelle objection doit, elle aussi, être écartée. D’abord
parce que, s’il s’agit d’une classe de phénomènes, il faut reconnaître qu’ils
en représentent un nouveau type, « absolument original70 », et qu’en somme
ils n’ont de commun avec les phénomènes que l’apparaître. Ensuite, parce
que se situant en deçà de toute donation dans l’intuition, seuls ils la rendent
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possible, dans la mesure où l’intuition doit être réceptive, et où il n’y a de
réceptivité que pour un se sentir originaire. Le videor est ainsi la condition
du videre, car seul est capable de voir ce qui se sent voir71. Et, par là même,
le videor, le se-sentir originaire et étranger à toute intentionnalité s’affirme
comme condition ultime de la phénoménalité : « La réalité qu’elle [c’est-à-
dire la réduction phénoménologique en son sens radical] dégage comme un
fondement irréductible, n’est pas un phénomène privilégié, c’est l’essence
omniprésente et universelle de tout phénomène comme tel. Pour cette
raison, la réduction phénoménologique est une avec la réduction eidétique
comprise en un sens ultime. La réduction est la libération de l’essence qui
ne saurait être réduite et qui subsiste seule, à titre de condition72. »
n° 126 / 3e trimestre 2011
■ 68. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 101.
■ 69. Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1985, « Videre videor », p. 31. Le terme d’ekstasis, dont se sert couramment Henry pour désigner la sphère
de la représentation, a d’abord certainement été emprunté à Heidegger qui l’emploie dans la Lettre sur
l’humanisme. Mais il est important de noter que les considérations qu’il implique ne sont pas absentes des
textes husserliens eux-mêmes, ainsi que le rappelle J. Benoist : « Il y a bien une pensée de l’ek-stasis dans les
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
textes sur le temps et l’ego de la série C que Husserl a pu écrire dans les années trente » (Autour de Husserl.
L’ego et la raison, Paris, Vrin, 1994, p. 77).
■ 70. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 51.
■ 71. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », in Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 110 : « Le voir
n’est pas un phénomène en et par lui-même. Un voir qui ne serait que voir, serait phénoménologiquement
nul, ne verrait rien. Il n’y a voir que si, de façon inaperçue, le voir est plus que lui-même. Toujours agit en
lui une puissance autre que la sienne, puissance en laquelle il s’auto-affecte de telle façon qu’il se sent voir,
se sent voyant. »
■ 72. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 65 (souligné par l’auteur).
38
Le problème de la vérité reçoit par là un éclairage nouveau. La vérité
n’étant autre que « l’acte d’apparaître considéré en et pour lui-même73 », et
cet acte lui-même renvoyant en dernière instance à un se-sentir originaire,
la vérité est ainsi arrachée à la sphère de l’extériorité pour trouver son lieu
dans l’intériorité radicale du sujet éprouvant. La radicalisation de l’épochè,
en dévoilant la condition interne de la représentation, désigne du même
coup cette dernière comme le conditionné par rapport à une instance primi-
tive qui est pure réceptivité et que l’on peut dès lors reconnaître comme
ipséité affective et éprouvante. Le recours à Descartes permet ainsi à Michel
Henry de surmonter le vide qui menaçait l’ego
husserlien de l’intérieur, et le piège conceptuel que
représente une intentionnalité prompte à rendre
La vérité est
compte des phénomènes, mais inapte à assurer la
désormais conçue
venue de la phénoménalité elle-même. On peut
sur le fond de
donc dire que le Descartes de Henry, soucieux de
l’apparaître
« chercher la vérité dans les sciences74 » l’a, en
à soi-même
chemin, découverte dans la cogitatio. Celle-ci,
rigoureusement pensée, et même si Descartes l’a
finalement laissée se perdre en ne lui réservant
nulle place dans sa philosophie postérieure, est conçue par le phénoméno-
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logue français comme la vie immanente elle-même, comme auto-affection.
Pivot d’une nouvelle compréhension phénoménologique de la vérité à
partir de l’apparaître à soi-même, la lecture de Descartes s’est imposée à
Henry comme lieu d’affirmation de ses propres options philosophiques.
Car c’est finalement à ce que Henry conçoit comme une véritable refonda-
tion de la phénoménologie que sont employées les Méditations, devenues
du même coup le terrain privilégié d’une explication avec Husserl, lequel VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
avait trouvé en elles tout ensemble un point de départ philosophique et un
principe méthodologique.
■ 73. Ibid.
■ 74. Il s’agit, rappelons-le, du sous-titre du Discours de la méthode.
■ 75. Michel Henry, « La critique du sujet », Phénoménologie de la vie, t. II, De la subjectivité, op. cit., p. 22-23.
La parenthèse est de Henry.
39
DOSSIER MICHEL HENRY
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deux connaissances distinctes : « La compréhension ontologique diffère
de la compréhension existentielle en ceci que l’être qu’elle comprend
n’est pas compris dans un acte de saisie de la conscience mais précède
au contraire tout acte de saisie comme ce qui le rend possible78. » Michel
Henry désigne ici par « existentiel » l’ordre propre de la représentation
au sens large, la saisie d’un étant dans l’extériorité de l’horizon. Cette
première connaissance « diffère » de la compréhension « ontologique »
qui, elle, est intérieure à l’ego dont elle constitue la réalité. Ainsi se trou-
vent dissociés radicalement les concepts d’être et d’existence à partir de
leur mode de saisie. On ne saurait se tenir plus loin des positions d’un
Heidegger à partir de prémisses phénoménologiques pourtant communes.
Il s’ensuit une rupture entre l’être et la pensée, toujours conçue, quant à
elle, comme ouverture à l’étant. À la parole parménidienne proclamant
n° 126 / 3e trimestre 2011
■ 76. Michel Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 38 (nous soulignons).
■ 77. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 213.
■ 78. Ibid., p. 183.
■ 79. Cf. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. fr. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
1999 [1959], p. 222-226.
■ 80. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 507.
40
chez Henry, pour qui la connaissance ontologique est le fait de la réalité
de l’ego et lui est livrée dans l’acte intime de son auto-donation.
On peut ainsi parler d’une « opposition structurelle de la réalité et du
savoir81 », ce dernier caractérisé comme l’œuvre et le résultat de la pensée inten-
tionnelle et représentative. Opposition phénoménologiquement structurelle
parce qu’elle repose sur deux modes radicalement distincts d’apparaître, dont
le plus profond, « le s’apparaître de l’apparaître, la manifestation de soi de la
manifestation pure ne se produit pas dans la “représentation”82 ».
Ainsi se dégage une intelligibilité nouvelle qui n’est plus celle de la pensée,
mais qui mérite cependant d’être encore appelée intelligibilité puisqu’elle
désigne un mode de l’apparaître. Michel Henry, dans son œuvre plus tardive,
a nommé archi-intelligibilité cet apparaître à soi-même de l’essence : « Archi-
intelligibilité désigne une Intelligibilité d’un autre ordre, foncièrement étran-
gère à celle dont il vient d’être question [c’est-à-dire celle de la pensée], et
qui s’accomplit avant elle en effet : avant la vision des choses, avant celle des
Archétypes d’après lesquels les choses sont construites, avant toute vision,
avant l’événement transcendantal dont toute vision retire sa possibilité,
avant la venue au-dehors du “hors de soi”, de l’horizon de visibilisation de
tout visible concevable, avant l’apparaître du monde – avant sa création83. »
Dans cet « avant » maintes fois réitéré, il ne saurait bien entendu être ques-
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tion d’une préséance temporelle – le temps n’étant autre que l’ekstase elle-
même – mais bien ontologique. L’apparaître à soi fondant tout apparaître
extatique, en tant qu’il est un savoir de soi précédant toute position d’objet,
trouve ainsi sa formulation adéquate comme savoir. Mais ce savoir n’est pas
n’importe quel savoir. Il est à lui-même son propre contenu, et son contenu
est un se-savoir-soi-même. Comparé au savoir traditionnellement conçu
comme rapport à l’étant, il est un non-savoir, puisqu’il n’est saisie de rien VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
d’extérieur à soi. Mais il est un non-savoir qui se sait soi-même et, comme tel,
savoir d’un autre ordre, condition de possibilité de tout savoir ontique qui en
présuppose l’effectivité originaire84.
L’opposition de la vérité et de l’erreur, du réel et de l’illusion, qui régit
la sphère de l’étant doit alors être dépassée. Qu’appelle-t-on faux, sinon ce
qui ne se présente pas tel qu’on l’avait envisagé, autrement dit ce qui, au
sein de l’apparaître extatique et en lui, s’avère incapable de remplir une
visée intentionnelle dans l’évidence ? Une telle « défaillance » de l’étant
n’est cependant elle-même possible que sur le fond de l’ekstasis qui est le
milieu de tout étant, elle ne saurait y échapper. Or, celle-ci suppose le savoir
plus profond et premier de la donation originaire. Ce que nous appelons
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et, ainsi, à la pensée, toujours intentionnelle. La
vérité se passe de la pensée parce qu’elle la fonde. Acte de l’être qui se
reçoit dans l’immanence comme l’essence, la vérité est l’immédiateté sur
laquelle repose toute médiation par laquelle opère la pensée. « Le problème
de la vérité est plus originaire que celui de la raison89. »
tant qu’il fonde ce voir lui-même. Ainsi se trouve achevée la remontée aux
conditions ultimes de toute phénoménalité.
La vérité, avons-nous vu, cesse d’être définie comme rapport de concor-
dance avec l’objet91 pour se présenter comme une réalité qui est celle du
■ 88. Cf. Edmund Husserl, Recherches logiques III, op. cit., Recherche VI, p. 146 : « Et là où l’intention de repré-
sentation s’est procuré un dernier remplissement au moyen de cette perception idéale parfaite, se trouve
réalisée la véritable adaequatio rei et intellectus : l’objet est véritablement présent ou donné exactement
tel qu’il est visé ; il n’y a plus aucune implication d’intention partielle qui n’ait trouvé son remplissement »
(nous soulignons). Bien plus tard, dans Expérience et Jugement (p. 360), Husserl parle toujours de la vérité
de la proposition en termes de « concordance avec l’objet ».
■ 89. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 47.
■ 90. Ibid., p. 48.
■ 91. Ibid., p. 122.
42
fondement : « La vérité originaire est le vrai fondement92. » Par vérité, il faut
désormais entendre l’acte effectif de la réceptivité originaire qui se trouve à
la source de toute réalité d’ordre ontique, autrement dit, « une réalité onto-
logique pure93 » qui est « la réalité phénoménologique de la transcendance
elle-même94 » en tant que cette dernière est possible. Or, « la réalité de la
transcendance réside dans le pouvoir qui assure sa manifestation, dans l’es-
sence qui la reçoit », c’est-à-dire dans « l’immanence »95. La vérité est l’imma-
nence conçue comme réalité. Et cette caractérisation doit certes être pensée
jusqu’au bout pour ne plus apparaître comme aussi pleine de « surprises96 »
qu’on a pu parfois le croire.
Si la vérité est réalité, en toute rigueur phénoménologique, il lui faut
apparaître. Comme le rappelle Michel Henry : pour qu’une « phénoméno-
logie du fondement » soit possible, il faut « que l’acte d’apparaître appa-
raisse »97. L’acte d’apparaître est l’essence. Or, nous le savons, « l’idée d’une
manifestation de l’essence dans le monde est par principe absurde98 ». Écar-
tons donc d’emblée l’idée d’une expérience de cet apparaître comme tel qui
se produirait dans une durée – c’est-à-dire dans un monde. La question
qui se pose alors est « celle de savoir ce qui constitue, au sein même de
l’acte par lequel elle se dissimule, le contenu phénoménologique positif,
l’effectivité de cette révélation99 ». Cette difficulté, qui est celle à laquelle
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s’est arrêté Dominique Janicaud, avait pourtant nettement été posée par
Michel Henry lui-même : « Ici, […] ce sont les fondements mêmes d’une
ontologie phénoménologique qui peuvent sembler être mis en question.
La possibilité de l’édification d’une ontologie phénoménologique repose,
en effet, sur l’identité de la réalité ontologique et de l’apparence comme
telle. Que devient cette identité si la manifestation d’un contenu radica-
lement autre par rapport à l’essence est cependant interprétée comme la VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
manifestation de l’essence elle-même ? Que ce soit l’essence elle-même qui
se manifeste dans l’horizon de l’altérité, c’est là une présupposition vide si
l’aspect de cet horizon est précisément le seul élément phénoménologique
dont dispose la problématique100. »
On ne saurait être plus clair pour décrire l’obstacle auquel est confrontée
la démarche. La vérité une fois pensée comme réalité ontologique pure, la
question qui se pose avec urgence est ainsi celle du statut phénoménolo-
gique de la vérité. Pour demeurer dans le champ de la phénoménologie, il
faut trouver à cette vérité hors-monde « quelque appui dans la réalité101 »,
« il faut dire, s’il n’est pas rien du tout, ce qu’est phénoménologiquement
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nelle105 ». L’affectivité vient nommer, chez Henry, le travail de l’essence,
sous-jacent à toute genèse phénoménologique du monde.
Ainsi se trouve fondée, à partir d’une attention extrême portée à l’ex-
périence et à ce qui en elle apparaît, la libération de l’invisible dans le
visible, la donnée de l’essence comme phénomène, la saisie de l’affectivité
à l’intérieur de l’intentionnalité. Ce qui caractérise le fondement et fait de
lui quelque chose de saisissable dans le phénomène, c’est le caractère de
l’immanence d’être immanence dans la transcendance, au sens de ce qui
est présent en elle. Et c’est aussi pourquoi l’immanence se présente, chez
Henry, comme « immanence radicale ». Radicale, elle l’est en effet en un
double sens : comme ce qui se tient « dans la différence absolue106 » à l’égard
de toute donnée dans la transcendance bien sûr, mais aussi, en un sens non
moins essentiel, comme ce qui s’y trouve toujours déjà incluse, comme l’ef-
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la problématique qui l’avait préalablement écartée. Elle aussi est présence de
l’absolu à soi-même : « L’idée [et il faut comprendre sous cette désignation
l’idée en tant qu’elle peut être indifféremment vraie ou fausse] ne devient
réelle que pour autant qu’elle est reçue. L’être reçu de l’idée, c’est là sa forme,
identique à la pensée elle-même. L’affectivité est cette forme110. » La vérité en
son sens ultime ne réside pas dans le caractère vrai de l’idée, mais dans sa
réalité. La vérité phénoménologique tient en effet dans les conditions origi- VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
naires de l’être-reçu. L’idée, vraie ou fausse au regard du savoir, est de toute
façon manifestation, en tant qu’idée, de la vérité absolue qui fonde son être-
reçu. Dire que toute idée est vraie en ce sens phénoménologique ne revient
pas à dire que toutes les pensées se valent, mais à comprendre que « le
comprendre assurément est affectif111 », et cela parce que « la structure de la
raison est la structure de la phénoménalité112 ».
Sous ce rapport, « la raison pure elle-même »,
conçue phénoménologiquement comme structure
L’immanence et condition ultime de l’apparaître, est « identique
bien comprise à l’affectivité »113. D’une façon générale, donc, si
est immanence à voir une chose, c’est la recevoir, alors, en tout voir
la transcendance est aussi donnée la réception qui le rend possible.
elle-même L’immanence bien comprise est immanence à la
transcendance elle-même. L’immanence considérée
sous ce biais nouveau, Michel Henry la nomme
■ 108. Ibid., p. 605 (nous soulignons).
■ 109. Ibid., p. 667-668 (nous soulignons).
■ 110. Ibid., p. 644 (nous soulignons).
■ 111. Ibid., p. 750.
■ 112. Ibid., p. 313.
■ 113. Ibid., p. 660.
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s’apporte soi-même dans l’apparaître du monde. En tant qu’elle est par
principe réfractaire à toute apparition phénoménale au sens classique, la
vie est l’invisible. Mais elle est aussi du même coup, parce que l’invisible
est l’effectivité de l’acte qui pose l’horizon en le recevant, « l’essence la
plus originelle de la vérité119 ».
« Husserl a cherché le phénomène premier de la vérité et de la raison,
et il l’a trouvé dans l’intuition, comprise comme intentionnalité qui atteint
l’être, il l’a trouvé dans la “vision”, dernière source de toute assertion
raisonnable120. » Par cette phrase, Lévinas rendait compte du point d’abou-
tissement auquel parvenait l’effort husserlien : la position de la vérité dans
l’intuition, c’est-à-dire dans un voir. L’entreprise de Michel Henry, si toute-
fois on veut bien lui reconnaître le statut d’« assertion raisonnable » que
d’aucuns lui contesteront, a conduit à remonter, par-delà toute vision et
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c’est celle de l’immanence dont le sujet humain est le porteur – et qu’il ne
porte pas, à vrai dire, comme une substance ses accidents, mais comme la
réalité même qu’il est, immédiatement liée à elle-même dans le caractère
absolu de son jouir et de son pâtir.
Car dire qu’il n’y a de manifestation que pour un ego vivant revient
enfin à reconnaître que l’essence n’accomplit son œuvre que comme
ipséité : « L’ipséité de l’essence, son auto-affection dans l’immanence de VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
l’affectivité pure, c’est là l’être-soi du sujet comme Soi effectif et concret,
le Soi originel de l’affection qui, comme tel, rend possible toute affection,
même sensible123. » L’ipséité est l’ego considéré comme œuvre en soi de
l’essence se condensant en un Soi éprouvant. L’ego est un Soi, parce qu’il
se donne et se reçoit dans l’immanence qui fait sa vie. Et le Soi ne tient ainsi
son caractère concret que de l’œuvre même qui le pose. C’est dans cette
« révélation immanente [que] s’enracine l’ipséité de l’ego124 ». Il s’ensuit de
là qu’il n’y a d’Ipséité que vivante et vraie. L’ego est l’acte effectif et vivant
en soi de la vérité.
La reprise du concept phénoménologique de vérité par Michel Henry
aboutit à faire de l’homme le porteur et le gardien de la vérité plutôt
que le berger de l’être. « L’homme n’est plus quelque chose, quelque
chose qui apparaît, mais l’apparaître lui-même [parce que] la matière
dont l’homme est fait est l’affectivité pure125. » Or l’affectivité pure, qui
s’oppose l’horizon en le recevant, est la vérité en tant qu’identique à l’être
comme apparaître. La vérité est ainsi rétablie en l’homme même, non pas
Vincent Giraud
chercheur postdoctoral, université de Kyoto, Japon
© Réseau Canopé | Téléchargé le 08/12/2021 sur www.cairn.info par Noël Pécout (IP: 78.202.78.51)
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n° 126 / 3e trimestre 2011
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
■ 126. Martin Heidegger, Sein und Zeit, § 44, p. 221 ; trad. fr., op. cit., p. 164.
■ 127. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 251 (souligné par l’auteur).
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