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VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE

Vincent Giraud

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2011/3 n° 126 | pages 24 à 48


ISSN 0241-2799
DOI 10.3917/caph.126.0024
Article disponible en ligne à l'adresse :
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DOSSIER
Michel Henry

VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA


PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
Vincent Giraud

L’étude du concept de vérité constitue une voie d’entrée privilé-


giée dans la pensée de Michel Henry. Dès les premières pages de
L’Essence de la manifestation, en 1963, le philosophe déclarait
en effet massivement que « le problème de la philosophie est
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le problème de la vérité ». C’est que le problème de la vérité,
pensé à partir de la manifestation, n’offre pas seulement le reflet
fidèle des thèses philosophiques henryennes, il permet en outre
de mettre au jour les inflexions et radicalisations critiques que
l’auteur de Phénoménologie matérielle fait subir à la méthode
phénoménologique elle-même. Avec Henry, ce concept, l’un des
principaux et des plus anciens de la métaphysique occidentale,
se trouve refondé à partir d’une attention exclusive portée au
phénomène, et à ce qui en lui apparaît.

À
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bien des égards, le problème de la vérité peut apparaître à un


lecteur phénoménologue comme un problème résolu. Que
ce soit dans sa détermination husserlienne, c’est-à-dire conçue à partir
de l’intentionnalité de la conscience ou, selon la posture de Heidegger,
pensée comme alétheia, ouverture, par-delà l’étant, du Dasein à l’être et
qui constitue son essence, la question de la vérité a fait l’objet, au sein
de la pensée phénoménologique, d’un traitement approfondi, d’une quali-
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

fication rigoureuse, allant jusqu’à constituer un thème central de cette


philosophie. La reprise à nouveaux frais du concept de vérité par Michel
Henry1 peut alors apparaître, sinon comme une vaine prétention, du moins

■ 1. La question de la vérité occupe une place privilégiée dans la phénoménologie de Henry. À elle se ratta-
chent les développements sur le corps, le monde, le langage, la science, l’art, la culture, le christianisme,
la politique, l’éthique et la condition de l’homme en général. On peut ainsi dire sans abus qu’elle constitue
24
comme une entreprise improbable. Les fondateurs n’ont-ils pas, en effet, à
l’intérieur du cadre strict de la méthode phénoménologique, épuisé diver-
sement la détermination de ce concept ? N’avons-nous pas lieu de penser
qu’une caractérisation supplémentaire de la vérité au sens que lui reconnaît
la phénoménologie ne ferait que renchérir sur des acquis conceptuels dont
la méthode porte à la fois le témoignage et garantit le bien-fondé ?
Ces doutes qui surgissent lorsqu’on se penche sur l’entreprise de
Michel Henry n’ont rien de précautions de pure forme2. Ils portent en
eux la trace d’une inquiétude qui travaille la phénoménologie elle-même.
Cette dernière, dont l’ambition originelle fut de revenir aux « choses
mêmes », de saisir le « monde de la vie » selon toute la rigueur que lui
permettaient l’élaboration et la mise au jour des structures éidétiques de
la conscience, parvient-elle à l’accomplissement de cette tâche ? Autre-
ment dit, la phénoménologie s’acquitte-t-elle de la promesse qui l’anime
de nous restituer le réel dans sa plénitude concrète et vécue ? Si tel est
bien le cas, le concept de vérité qu’elle élabore doit porter la marque et se
faire l’écho de cette promesse et de sa réalisation.
Dès lors, le doute quant à une possible redéfinition de la vérité revêt
une dimension plus profonde. Si la phénoménologie, sous l’une ou l’autre
des formes historiques qu’elle a prises, nous met effectivement, avec son
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concept de vérité, face à cette réalité qu’elle prétend saisir, alors à quoi
bon entreprendre un redoublement de la problématique qui aboutirait
à un résultat semblable ? Il n’y aurait là qu’une laborieuse vérification
dont la fécondité serait au moins contestable. En revanche, si l’examen
critique de la vérité telle que définie dans la phénoménologie avère ce
concept comme insuffisant, ou « faux », ou mal fondé, à quoi bon alors se
tenir encore dans les bornes de la méthode phénoménologique qui aurait VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
ainsi fait preuve de certaines faiblesses rédhibitoires ? Une reprise du
concept phénoménologique de vérité peut-elle s’accomplir sans renverser
un certain nombre de ces procédures qui fondent la phénoménologie elle-
même et par lesquelles elle se définit ? Cette possible refonte du concept
de vérité n’amorce-t-elle pas au contraire une sortie de la phénoménologie
et de son cadre jugé désormais trop étroit ? Enfin, une refondation du
concept phénoménologique de vérité peut-elle encore se dire elle-même,
sans contresens, phénoménologique ? Michel Henry se ferait ainsi l’insti-
gateur d’une sortie de la phénoménologie à partir d’elle-même.
Cette conclusion provisoire a cependant le défaut de laisser à l’écart
une autre issue, celle d’un possible perfectionnement de la phénoméno-
logie. Si cette dernière ne tient pas tout ce qu’elle promet – et tel sera bien
le constat initial d’où partira Michel Henry –, c’est que, se développant à
partir d’un certain nombre d’intuitions justes, s’appuyant sur une méthode

un concept central de cette philosophie et, comme telle, une voie d’accès sûre vers ce qui constitue le cœur
de la pensée henryenne.
■ 2. D’abord parce que Michel Henry les a lui-même éprouvés et leur a donné un écho dans son « Avant-propos »
à Phénoménologie matérielle (Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1990, p. 5) : « Qu’apporte de véritablement
nouveau par rapport à Husserl, Heidegger ou Scheler, et cela en dépit de son immense talent, un penseur
comme Merleau-Ponty ? Et depuis, le mouvement phénoménologique a-t-il su ménager des percées dont les
prémisses ne seraient pas décelables chez les fondateurs ? »
25
DOSSIER MICHEL HENRY

rigoureuse et féconde, elle laisse cependant de côté l’essentiel. Et cela, non


par inadvertance, mais de façon principielle. Cet « oubli3 » vient grever
l’approche phénoménologique elle-même. Il s’avère comme la reconduc-
tion et la radicalisation d’une conception presque aussi ancienne que la
philosophie elle-même concernant ce qui est en général et, à travers lui,
l’être comme tel.
Nommons d’emblée cet obstacle. La phénoménologie reste prison-
nière de ce que Henry repère sous le nom de « monisme ontologique4 »,
et qui désigne la réduction de l’être au phénomène dans sa conception
grecque, réduction qui, selon notre auteur, parcourt et domine la pensée
occidentale depuis ses origines. Or, la phénoménologie qui se meut dans
ce milieu ontologique – et qui va même jusqu’à lui emprunter son nom –,
faisant du phénomène le thème de sa problématique propre – en tant que,
pour la première fois, elle est un questionnement sur le comment, c’est-à-
dire sur l’apparaître comme tel et ses modalités –, demeure captive d’une
détermination ontologique restreinte qui lui fournit à la fois son assise
conceptuelle et sa démarche. Le vice fondamental qui fragilise la phéno-
ménologie et lui assigne ses limites au point de disqualifier une partie de
son projet, est de nature ontologique. La méthode phénoménologique,
rivée à la conception grecque du phénomène, et constituée en vue de sa
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saisie adéquate – en quoi elle n’échoue pas –, reste ainsi nécessairement
aveugle à une donation plus profonde, étrangère à l’intentionnalité, et qui
cependant, à son insu, la fonde : la vie du sujet dans sa plénitude affective
préexistant au phénomène et condition de celui-ci.
Ce sont bien alors deux écueils, ou plutôt deux lacunes de la phéno-
ménologie que pointe Michel Henry : d’une part, celle-ci reste aveugle à
un certain type de donation, de manifestation, qui n’est pas de l’ordre du
phénomène, échouant en cela dans son projet de saisie et de description
adéquate du réel. D’autre part, elle est incapable de se donner un fonde-
ment véritable, pour autant que sa méthode, ordonnée à l’apparaître du
phénomène, ne peut rendre compte de cet apparaître lui-même en ce
qu’il apparaît. Mais, nous le devinons aussitôt, ces deux manques – ou
manquements – n’en font qu’un : le type spécifique de donation, étranger
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à la lumière du phénomène, et que la phénoménologie occulte, n’est autre


que ce qui peut lui fournir un fondement, en tant que condition de tout
phénomène possible. Or, c’est précisément cela que Michel Henry nomme
« vérité ».

Vérité et phénomène
« Le problème de la philosophie est le problème de la vérité. Celle-ci
n’est rien d’autre que ce qui, en général, rend possible quelque chose
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

comme des phénomènes5. » Ainsi se trouvent liés d’emblée les concepts


■ 3. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », rééd. 1990 [1963], § 45,
p. 477 sq.
■ 4. Ibid., p. 91 : « Les présuppositions ontologiques qui ont été exposées et pensées comme la condition de
la phénoménalité, et comme constituant à ce titre l’essence du phénomène, seront désignées dans la suite
de cet ouvrage sous le titre de “monisme ontologique”. »
■ 5. Ibid., p. 47.
26
de vérité et de phénomène, ou plutôt, et la nuance est de taille, ce qui rend
possible le phénomène. La vérité s’annonce donc comme une condition
de possibilité, et condition ultime, parce que d’elle dépend l’être conçu
comme manifestation. En effet, dans la vaste reprise dont elle fait l’objet
à partir de L’Essence de la manifestation (1963), et jusqu’à C’est moi la
vérité (1996), la vérité est dans tous les cas pensée en rapport avec l’être
et reste soumise à la question de savoir ce qui est, à la façon dont cela
est, au mode de manifestation propre à l’être. En ceci, notons-le d’em-
blée, Michel Henry reste strictement phénoménologue en ce qu’il prend
toujours pour guide et fil conducteur la question phénoménologique du
comment6. Jamais sa démarche, par ailleurs originale et conduisant à
contester certains des plus puissants acquis husserliens notamment, ne
s’affranchit de la question de la donation en laquelle elle trouve bien
plutôt son centre.
La vérité désigne ce qui est. Est vrai ce qui est. Or, que signifie ici
« être » ? Se montrer, apparaître, se manifester : « C’est parce que le ciel
se montre avec son caractère menaçant que nous pouvons dire : “le ciel
est menaçant”. La vérité de la proposition renvoie à la vérité préalable
d’un état de choses, à l’apparition du ciel avec sa couleur sombre. C’est
cette apparition en tant que telle, c’est le fait de se montrer qui constitue
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la vérité7. » La vérité ne réside donc pas en dernière instance dans la
proposition. Dirons-nous alors qu’« est vrai ce qui se montre8 » ? Ce ne
serait là encore qu’assigner la vérité à l’étant, sans rendre compte de l’ins-
tance dernière qui le fait être ce qu’il est, à savoir un étant. Il faut aller
encore plus loin dans la détermination pour accéder à la définition phéno-
ménologique de la vérité : ni proposition, ni étant manifeste, la vérité est
manifestation : « Le fait de se montrer, considéré en lui-même et en tant VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
que tel, c’est là l’essence de la vérité. Pour autant que celle-ci consiste
dans le pur fait de se montrer ou encore d’apparaître, de se manifester,
de se révéler, nous pouvons aussi bien appeler la vérité “monstration”,
“apparition”, “manifestation”, “révélation”9. »
Ainsi se trouve atteinte une définition phénoménologique générale de
la vérité. Donnée de la sorte, elle ne contredit pas aux énoncés classi-
ques de la phénoménologie. Elle se présente comme une base commune
à toute pensée phénoménologique, et n’attendant que sa détermination
éidétique. Or c’est précisément sur ce terrain de l’éidétique, ou plutôt en
en subvertissant les catégories afin d’atteindre à l’acte ou à la structure
même rendant possible une telle manifestation, que va se situer l’effort de
Michel Henry pour faire valoir, en même temps qu’une autre modalité de
l’être – c’est-à-dire, en phénoménologie, un autre type de donation –, un
nouveau concept de vérité.

■ 6. Ibid., p. 50 : « Le thème de l’ontologie phénoménologique porte sur le “comment” de toute manifestation en général,
sur ce qui, dans un phénomène, fait précisément de lui quelque chose qui est susceptible d’apparaître. »
■ 7. Michel Henry, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 21.
■ 8. Ibid., p. 22.
■ 9. Ibid.
27
DOSSIER MICHEL HENRY

La refonte du concept de vérité place de la sorte la réflexion à la croisée


de la question de l’ontologie et de celle de la méthode. Si la méthode phéno-
ménologique se caractérise par une homogénéité
de principe avec son objet, cet impératif ne doit-il
pas être rompu afin d’assurer la promotion d’un
nouveau mode d’être qui, pour se laisser saisir La réflexion
comme donation, n’en est pas moins réfractaire à se trouve
la sphère de la phénoménalité ? Si la vérité est à la croisée
manifestation – et davantage encore, fondement de la question
de la manifestation, son essence, manifestation de de l’ontologie
la manifestation –, ne faut-il pas poser fermement et de celle
la question du statut phénoménologique, et du de la méthode
même coup ontologique, de cette vérité, dès lors
qu’on prétend encore saisir celle-ci à l’intérieur
d’une phénoménologie ? Quel sera, en définitive,
ce statut, si ce n’est pas celui du phénomène ?
Nous pourrions multiplier encore ces questions qui sont autant de diffi-
cultés sérieuses que la démarche de Henry suscite lors de son avancée.
Elles définissent pour l’instant le cadre à l’intérieur duquel va être pensée
la vérité. Cette dernière définie comme manifestation, reste à saisir ce qui
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fonde cette manifestation, ce qui la provoque et d’où elle procède. Et, une
fois découvert ce fondement, n’est-ce pas à lui que devra revenir le nom
de vérité, en tant qu’il suscite tout ce qui est, en tant que source de toute
vérité d’ordre ontique ? Or, il apparaît déjà que c’est de ce qui constitue
le cadre de la problématique que viendra sa résolution. Les questions de
la méthode, de l’être et du statut phénoménologique de la vérité conçue
comme manifestation fondatrice pré-phénoménale trouvent en effet leur
lieu d’ancrage et leur contenu dans celle de l’ego.
Car c’est à partir de l’ego et en vue de sa pleine élucidation10 que procède
Henry. Le problème de la vérité se pose à partir de l’ego et y revient pour
y trouver finalement sa solution. En tant que la vérité est manifestation, et
qu’il n’y a d’apparaître que pour un Soi, l’ego est d’emblée au cœur de la
problématique. Afin de mener à bien son programme, la phénoménologie
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devra détailler le contenu de cet ego, mettre au jour sa structure propre en


tant que celle-ci constitue la condition de toute donation phénoménale en
général.

Vérité et ego
Penser la vérité, c’est penser l’ego. Et, dès L’Essence de la manifesta-
tion, la corrélation apparaît, bien plus que comme une simple homogénéité
de fait, comme une nécessité d’essence qu’il reste à dévoiler. Il s’agit de
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

« mettre finalement au jour le lien qui unit dans l’origine le problème de la

■ 10. Ce terme prend ici toute sa mesure phénoménologique en tant qu’il caractérise l’ensemble de la démarche.
Cf. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 165 : « Le travail méthodologique de la phéno-
ménologie est compris comme celui d’une élucidation. Élucider signifie montrer, faire parvenir dans la lumière
ce qui ne se trouve pas primitivement dans le rayon de celle-ci. »
28
vérité à celui de l’ego11 ». Car la vérité ne peut être pensée en dehors d’un
Soi concret, pour qui seul existe quelque chose comme une manifestation,
ou encore comme de l’être. Ce contenu concret, toutefois, reste entière-
ment à définir. S’il doit finalement apparaître que vérité et ego ne font
qu’un, ou du moins ne peuvent être pensés l’un sans l’autre, le fil conduc-
teur de la recherche nous sera fourni par l’ego et la thématisation originale
qu’en donne Michel Henry.
Il importe pour cela de jeter un rapide regard rétrospectif sur le fondateur
de la phénoménologie, afin de voir en quoi le geste henryen prétend s’en
distinguer tout en le prolongeant. Husserl – et c’est là son immense mérite
selon Michel Henry – est en effet le premier à avoir thématisé l’apparaître
comme tel, c’est-à-dire à avoir établi une distinction nette entre ce qui apparaît
d’une part, et l’apparaître comme tel d’autre part. Orientant ainsi la philoso-
phie vers ce qui rend possible toute présence, Husserl dévoile les conditions
du phénomène. Ce qui fait l’objet de l’approche phénoménologique, ce n’est
plus le phénomène comme fait, mais bien comme produit, comme venue, la
phénoménalité elle-même. Car le phénomène considéré comme fait ne donne
pas la raison de son être : « Ni la table, ni la tasse n’ont par elles-mêmes la
capacité de s’apporter dans la condition de “phénomènes” – en sorte que,
au sein même du phénomène, son contenu d’une part, le fait qu’il apparaît
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d’autre part, diffèrent dans le principe. C’est Husserl qui a introduit cette
distinction essentielle sur laquelle va reposer la phénoménologie12. »

Husserl part donc du phénomène au sens où l’entend la philosophie


depuis son origine grecque, mais pour en dévoiler la possibilité, le comment.
Comment se produit pour nous quelque chose comme un phénomène ?
La réponse husserlienne est bien connue de nous, cette possibilité réside VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
dans la conscience pensée comme intentionnalité. C’est l’intentionnalité, le
pouvoir propre à la conscience, et qui la constitue, de s’opposer un horizon
où pourront prendre place des objets, qui rend raison de l’être du phéno-
mène. Il n’y a de phénomène que pour une conscience, parce qu’il n’y a
de phénomène que sur le fond d’un éloignement originaire qui lui permet
justement de s’offrir à moi : « L’essence du phénomène est l’éloignement
lui-même en tant qu’éloignement transcendantal. C’est cet éloignement qui
est la condition de toute présence13. »
Mais cet éloignement lui-même ne saurait être imputé à l’étant intra-
mondain comme tel, puisque ce dernier ne contient pas en soi la raison de
son apparaître. Il faut alors en venir à cette affirmation fondamentale que
« le concept de distance reçoit, par opposition à toute idée d’une distance
spatiale, la signification originaire d’un pouvoir », elle est « ce qui éloigne14 ».
■ 11. Ibid., p. 8.
■ 12. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 36.
■ 13. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 77.
■ 14. Ibid., p. 76. Chez Heidegger, c’est un caractère propre du Dasein que d’établir cette distance qui, en retour,
fait venir à lui l’étant dans son apparaître : « Le Dasein est essentiellement é-loignant, c’est-à-dire qu’il laisse
à chaque fois, comme l’étant qu’il est, de l’étant venir à l’encontre dans la proximité. L’é-loignement découvre
l’éloignement. Celui-ci, tout comme la distance, est une détermination catégoriale de l’étant qui n’est pas à la
mesure du Dasein. L’é-loignement, au contraire, doit être établi comme existential. C’est seulement dans la
mesure où de l’étant est en général découvert pour le Dasein en son être-éloigné que deviennent accessibles
29
DOSSIER MICHEL HENRY

Ce pouvoir est celui de la conscience. La conscience, intentionnelle en son


essence, est ce pouvoir de creuser une distance, « d’instituer l’intervalle
grâce auquel l’être pourra s’apparaître à lui-même15 ». C’est bien pourquoi
un phénomène, en tant que perçu par moi, peut être dit « mien », et que,
comme tel, et quelle que soit par ailleurs la réalité de ce à quoi il renvoie, il
« n’est pas un pur néant16 ».
Ainsi se trouve posée une théorie de l’intuition qui est une théorie de la
vérité. Qu’est-ce alors que la vérité ? Rien d’autre que l’apparaître des choses
« en chair et en os » à l’intérieur de l’horizon que projette la conscience.
La vérité est conçue à partir de l’intentionnalité de la conscience comme
« remplissement » d’une intention dans l’« évidence » : « La vérité est […]
la pleine concordance entre le visé et le donné comme tel. Cette concor-
dance est vécue dans l’évidence17. » Et cette conception de la vérité ne va
pas sans l’esquisse, dès les Recherches logiques, d’une ontologie : « Si l’on
considère l’acte qui donne la plénitude, dans l’évidence nous vivons l’objet
donné dans le mode de l’objet visé : il est la plénitude elle-même. Lui aussi
peut être appelé l’être, la vérité, le vrai18. » Être et vérité renvoient tous
deux à la conscience et à son intentionnalité. C’est ce qui permet alors à
Michel Henry de dégager trois niveaux de vérité à partir de la phénoméno-
logie élaborée par Husserl. Une vérité prédicative, qui trouve son lieu dans
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le jugement vrai. Une vérité ontique, concernant la manifestation propre
de l’étant19. Enfin, une vérité ontologique, renvoyant à l’ouverture même
du milieu qui rend possible toute représentation ou intuition20. Ces trois
concepts de la vérité ont ceci de commun qu’ils renvoient tous en dernière
instance, chacun à son degré propre, à la représentation conçue alors comme
plan ontologique pur. L’être est toujours pensé à partir de sa présentation
dans l’horizon pur ouvert par l’intentionnalité. C’est donc celle-ci qu’il faut
questionner pour savoir si elle s’avère apte à rendre compte de la réalité
qu’elle prétend élucider et soutenir.
Le virage que prend Michel Henry par rapport à la phénoménologie qu’il
nomme « historique » concerne d’abord la notion d’intentionnalité. À partir
d’elle s’ordonne une critique systématique de la représentation comme
milieu ontologique pur, et cela par le dévoilement d’une lacune profonde
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qui grève le dispositif husserlien. En effet, l’intuition n’est pas seulement

dans l’étant intramondain lui-même des “éloignements” et des distances par rapport à autre chose » (Martin
Heidegger, Sein und Zeit, § 23, p. 105 ; trad. fr. E. Martineau, Être et Temps, Authentica, p. 94).
■ 15. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 81.
■ 16. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad. fr. G. Peiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, 2001, p. 43.
■ 17. Edmund Husserl, Recherches logiques, t. III : Recherche VI, trad. fr. H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 1963, p. 151 (souligné par l’auteur).
■ 18. Ibid., p. 151-152 (souligné par l’auteur).
■ 19. Ces deux premiers types se laissent aisément reconnaître dans le texte husserlien. Ainsi, dans Expérience
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

et Jugement, on peut lire que le jugement de vérité « a pour sujet la proposition-objet et en juge en la prenant
comme idée d’une position possible, la proposition étant prise comme sens. Nous disons d’elle qu’elle est
“vraie” [c’est la « vérité prédicative »], qu’elle est en concordance avec l’objet, avec l’état de choses lui-
même ». Cette concordance se fait avec « l’original de la proposition, c’est-à-dire à sa vérité qui est donnée
dans une conscience de l’original [que Michel Henry nomme « vérité ontique »] qui s’appelle conscience
évidente. Alors, la concordance est, elle aussi évidente […] ; la proposition est vraie, elle concorde avec sa
vérité, avec son soi original » (E. Husserl, Expérience et Jugement, trad. fr. D. Souche-Dagues, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1970, p. 360-361, souligné par l’auteur).
■ 20. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 24-25.
30
pro-jet, position d’un horizon intentionnel – en tant qu’elle est susceptible
d’être « remplie », une intention est aussi fondamentalement réceptive. La
question que Michel Henry ne cessera dès lors d’adresser à la phénoméno-
logie est la suivante : comment la conscience peut-elle recevoir ce qu’elle
projette21 ? « L’intentionnalité qui révèle toute chose, comment se révèle-
t-elle à elle-même22 ? » Une telle question peut paraître au premier abord
stupéfiante, voire hors de propos. L’intentionnalité n’est-elle pas précisé-
ment ce par quoi l’on vient de rendre compte de la phénoménalité comme
telle ? À quoi bon poser à nouveau, et sur un plan encore plus profond, le
problème de sa révélation ? Ne s’agit-il pas là d’un problème factice, pure-
ment spéculatif et formel, et ne reposant sur aucune base réelle ?
Tout repose en fait sur cette réceptivité qu’il faut bien nous reconnaître
en tant que des phénomènes s’offrent à nous. La phénoménologie ayant
ramené l’être à un voir initial, et ayant thématisé ce voir au travers d’une
éidétique qui se veut exhaustive description des essences, est-elle cepen-
dant capable de rendre compréhensible – c’est-à-dire, en toute rigueur
philosophique, possible – ce voir lui-même ? La conscience, n’étant que
mouvement-vers, intention, s’avère, ainsi décrite, incapable de restituer à
cet acte même toute sa teneur concrète en tant qu’il revêt à chaque fois un
contenu phénoménal déterminé. En un mot, la conscience court le risque,
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réduite à un pur pro-jet, de se présenter à l’œil du philosophe comme une
structure certes efficace et riche dans son procès, mais néanmoins vide, et
laissant échapper ce qu’il s’agissait précisément de penser : la façon dont
le monde se livre en permanence à nous dans son caractère concret d’états
vécus, c’est-à-dire éprouvés et sentis. C’est de la sorte le projet même de
la phénoménologie qui vacille, tant que n’est pas élucidé ce pouvoir de
rendre visible que l’intentionnalité présuppose sans le mettre réellement en VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
œuvre dans l’acte qui l’anime et la constitue : « C’est la possibilité même
de la phénoménalité en général qui fait problème si l’intentionnalité est
incapable d’assurer elle-même sa propre promotion dans la condition de
phénomène, si le principe de la phénoménalité échappe à celle-ci. Ce qui
est vu peut-il encore être vu si la vision elle-même sombre dans la nuit et
n’est plus rien23 ? »
L’auteur procède ainsi à une reprise fondamen-
tale des conditions de la phénoménalité. Celles-ci
Henry procède trouvent chez Husserl leur nom dans l’intention-
à une reprise nalité. Or, cette dernière, pur acte sans matière,
fondamentale d’où tirerait-elle son contenu ? Faut-il postuler une
des conditions de « intentionnalité de l’intentionnalité », capable de
la phénoménalité la ramener à elle-même – mais ce ne serait là que
l’amorce d’une régression sans fin24 ? Ou bien
est-il nécessaire de recentrer la problématique sur

■ 21. Ibid. p. 293 : « C’est parce que la représentation pro-jette essentiellement devant elle ce qu’elle se repré-
sente que le problème se pose de savoir comment elle peut recevoir le contenu ainsi projeté. »
■ 22. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 54.
■ 23. Ibid., p. 55.
■ 24. Ibid., p. 54.
31
DOSSIER MICHEL HENRY

l’objet, en faisant de lui la source de tout contenu réel ? Mais qu’est-ce


qu’un contenu s’il n’est pas reçu par une instance capable de le recevoir,
qu’est-ce que le « rouge » s’il n’est pas reçu par ce qui est seul capable de
le voir ? Revenir à l’objet, c’est fonder la condition sur le conditionné25,
inverser l’ordre de priorité des instances fondatrices de la phénoménalité,
mais c’est aussi, nous le voyons, reconduire au problème dans sa position
initiale et qu’il faut bien alors qualifier d’aporie26 de la phénoménologie.
L’intentionnalité ne peut rendre adéquatement compte de la phéno-
ménalité, et cela parce qu’elle n’est pas une substance, dépourvue qu’elle
est de toute « matière impressionnelle27 ». Michel Henry ne fait ainsi que
démontrer l’absurdité d’une conscience sans fondement phénoméno-
logique réel. Et ce substrat phénoménologique doit évidemment être de
l’ordre de l’apparaître. Là est le point décisif : apparaître comme un étant
opposé dans l’horizon n’est possible que pour un sujet qui s’apparaît déjà à
lui-même : « Ce qui se montre présuppose une “monstration”, une manifes-
tation préalable sans laquelle rien ne se manifesterait jamais à nous, aucun
phénomène d’aucune sorte. […] Avant de rendre manifeste quoi que ce
soit en effet et pour pouvoir le faire, la manifestation doit se manifester
elle-même dans sa pureté, en tant que telle28. » Laissant de côté pour le
moment le problème de cette manifestation fondamentale et pure, nous
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n’en retiendrons ici que le caractère de « présupposé29 » que Michel Henry
lui reconnaît dans la phénoménologie. Celle-ci présuppose en permanence
ce qui fonde la possibilité d’une manifestation de l’horizon et de ce qu’il
recèle. Tout le réel est ainsi suspendu à une réalité autre que celle de la
conscience intentionnelle et qui la rend possible, pensé sous la condition
inavouée parce que non reconnue d’une manifestation plus originaire sans
laquelle le phénomène ne peut tout simplement pas être. Et cela parce que,
comme l’écrit Henry dans ce qui est à comprendre, cette fois, comme une
réplique à Heidegger : « L’horizon de l’être ne peut accomplir son œuvre et
permettre à l’étant de se manifester que s’il est lui-même perceptible30. »
Cette présupposition fait la fragilité de la phénoménologie31. Par elle,
la philosophie court le risque de n’être plus qu’un formalisme vide, « un
jeu de mot et de concepts qui ne correspondent strictement à rien32 ». Ce
n° 126 / 3e trimestre 2011

formalisme des structures auquel s’expose la description husserlienne, c’est


celui d’une pensée qui n’est pas entrée en possession de son fondement.
Il s’agira donc pour Michel Henry de révéler ce fondement que la pensée

■ 25. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 27 : « Il ne sert à rien de dire que […] la conscience
est “tout entière” ce “mouvement vers”, cette esquisse du monde, […] que c’est la transcendance enfin qui
fait la substance même, la subjectivité du sujet : tant que l’être de celui-ci n’a pas été élucidé, on ne sort point
du paradoxe qui fait reposer la condition sur le conditionné. Car d’où le sujet peut-il tenir sa substantialité,
même si celle-ci n’est rien d’autre que le pur acte de transcender, si ce n’est de l’être lui-même ? »
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 26. Michel Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 41.


■ 27. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 90.
■ 28. Michel Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 46.
■ 29. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 245.
■ 30. Ibid., p. 216.
■ 31. Ibid., p. 70 : « Parce qu’il demeure subordonné à une essence non élucidée, le projet même d’une éluci-
dation de l’essence, qui définit d’abord le travail méthodologique de la phénoménologie, demeure incertain
à l’égard de lui-même, de son sens et de son fondement. »
■ 32. Ibid., p. 16.
32
de Husserl appelle sans pouvoir le nommer, sans tomber pour autant lui-
même sous le coup du reproche qu’il adresse au fondateur. Et, de fait, toute
l’œuvre de Henry se fait l’écho d’une telle hantise. Cette crainte est justi-
fiée dès lors qu’on se tient à l’orée d’une pensée qui s’annonce elle-même
d’emblée comme un « dépassement radical de l’intuitionnisme33 ». Sortant
du cadre strict de l’investigation husserlienne caractérisée par l’homogé-
néité de principe de la méthode et de son objet, le risque est certes grand
de « remonter à une réceptivité si fondamentale qu’elle échappe à toute
saisie phénoménale34 ». Cette crainte est cependant prévenue dès le départ.
S’il s’agit de chercher un fondement, qu’est-ce d’abord qu’un fondement ?
« Ce qui permet à quelque chose d’être en se manifestant, c’est ce que nous
appelons un fondement35. » La quête du fondement est ainsi immédiate-
ment ordonnée à la question de l’apparaître. Et c’est bien à l’apparaître
qu’il faut revenir, puisque « le fait d’apparaître est ce qui confère à toute
chose l’être et que la vérité, comprise en un sens premier, n’est elle-même
rien d’autre que cet acte d’apparaître considéré en et pour lui-même36 ».
Si la réalité est suspendue à un fondement que la phénoménologie n’a
pas encore su élucider, si la « vérité du monde » – comprise comme la mise
de l’étant en condition d’« ob-jet » ou d’« en-face », et ainsi de phénomène –
« ne contient jamais la justification ou la raison de ce à quoi elle permet
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de se montrer et ainsi d’“être” – pour autant qu’être, c’est se montrer »37, si
enfin il y a une « dépendance foncière de ce qui apparaît à l’égard de l’acte
d’apparaître », alors une telle situation « exige que celui-ci fasse désormais
le thème de la problématique »38. Ce qui reste à préciser néanmoins, c’est le
statut propre à cet apparaître et les rapports qu’il entretient avec celui du
phénomène. Pour pouvoir parler d’une « vérité originaire » qui s’opposerait
à une « vérité de la transcendance »39 reconnue chez Husserl à ses différents VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
niveaux prédicatif, ontique et ontologique, il est nécessaire de produire, sur
le plan phénoménologique – et pour ne pas surseoir au principe « Autant
d’apparaître, autant d’être40 » – la différence entre deux modes d’apparaître,
et d’abord ce que l’oubli d’une telle différence occulte.
La réduction de tout apparaître à celui du monde est inévitable dès
lors qu’on s’en tient aux outils de la phénoménologie husserlienne41. Il
faut ainsi constater une certaine faillite de la phénoménologie, dont le
projet fondateur était, rappelons-le, celui d’une « description, antérieure
à toute théorie et indépendante de toute présupposition, de tout ce qui
se propose à nous, en qualité d’existant, dans quelque ordre ou quelque
■ 33. Ibid.
■ 34. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, Éd. de L’Éclat, coll.
« Combats », 1990, p. 59.
■ 35. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 52 (souligné par l’auteur).
■ 36. Ibid., p. 65.
■ 37. Michel Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 26.
■ 38. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 64.
■ 39. Ibid., p. 48.
■ 40. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 41.
■ 41. Cette lacune ne tient d’ailleurs pas, soulignons-le, à l’éidétique propre à Husserl, mais au milieu ontologique
de la représentation comme tel, à une pensée de l’être ordonnée au mode de l’extériorité. Ainsi, Heidegger, pas
davantage que Husserl, ne sera capable, selon Michel Henry, de saisir la vie dans ce qu’elle a d’irréductible à
l’espace ouvert par la phénoménalité. Sur Heidegger, voir par exemple, C’est moi la vérité, op. cit., p. 60 sq.
33
DOSSIER MICHEL HENRY

domaine que ce soit42 ». À ce qu’il va jusqu’à qualifier d’« échec massif de


la méthode phénoménologique43 », Michel Henry répond par un renverse-
ment44 de cette méthode elle-même. La question en effet se pose désormais
de savoir comment ménager un accès à cette vie impressionnelle qui est
celle à laquelle le projet phénoménologique est secrètement suspendu, et
qu’il conduit finalement à perdre. Cette question de l’accès à la vie45 ne
peut trouver sa réponse que dans la critique « d’une conception inexplicitée
du phénomène46 ». Une telle critique, qui est celle de la représentation
comme milieu de l’être et de la vérité, sera cependant menée sur le mode
positif d’une recherche pouvant aboutir à l’identification d’une donation
d’un autre ordre. Si l’épochè husserlienne a conduit à la mise au jour de
l’intentionnalité de la conscience, si d’autre part cette intentionnalité, prise
comme telle, s’avère incapable de mener à bien le projet qui est celui de
la phénoménologie, il est alors besoin de reproduire ce geste fondateur
– quoiqu’à un autre niveau – de façon à élucider le caractère effectif de
l’intentionnalité elle-même – il est besoin d’une radicalisation de l’épochè.

L’épochè au sens radical


et la découverte du cogito matériel47
Ici commence la dimension proprement positive de la démarche de
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Michel Henry. Car la mise en cause de l’intentionnalité ne saurait en aucun
cas représenter comme telle une condition suffisante à l’élucidation de
ce qu’elle laisse inexpliqué. Revenant aux sources mêmes de la position
phénoménologique, c’est-à-dire à la « mise hors circuit » (Ausschaltung)
de tout contenu transcendant, Michel Henry en décèle l’insuffisance, et en
propose la reprise radicale. Cette répétition de l’épochè prend appui sur
une relecture serrée de Descartes48 à qui Husserl empruntait son point de
départ49. Ce que Husserl découvre à partir de l’expérience du cogito conçue
comme « “mise entre parenthèses” (Einklammerung) du monde objectif »,

■ 42. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 59.


■ 43. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 106.
■ 44. Ibid., p. 33.
■ 45. Ibid., p. 122-123.

n° 126 / 3e trimestre 2011

46. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 72.


■ 47. Nous forgeons ici l’expression de « cogito matériel », qui nous semble refléter fidèlement ce à quoi parvient
l’auteur de Phénoménologie matérielle lors de sa relecture de Descartes.
■ 48. Notons que l’impératif de la radicalisation de la réduction n’a pas toujours coïncidé avec une compréhension
de ce qui est en jeu dans le cogito cartésien. Ainsi, dans L’Essence de la manifestation, Henry pouvait encore
d’un même mouvement en appeler à une « réduction » qui est « libération de l’essence » parce qu’elle
« nous introduit dans la sphère de l’absolu » (p. 65) et inviter à « renoncer au thématisme de la conscience
cartésienne qui poursuit partout la réalisation d’une évidence et l’avènement de la vérité qui lui est propre »
(p. 687). L’auteur, quoique déjà conscient des limites de l’intentionnalité husserlienne, semble dans son
premier ouvrage rester encore fidèle à la lecture que Husserl donne de Descartes.
■ 49. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 24 : « La seule renaissance vraiment féconde ne consis-
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

terait-elle pas à ressusciter les Méditations cartésiennes, non certes pour les adopter de toutes pièces, mais pour
dévoiler tout d’abord la signification profonde d’un retour radical à l’ego cogito pur, et faire revivre ensuite les
valeurs éternelles qui en jaillissent ? C’est du moins le chemin qui a conduit à la phénoménologie transcendantale. »
Cf. aussi, E. Husserl, Philosophie première, II, Théorie de la réduction phénoménologique, trad. A. Kelkel, Paris,
PUF, coll. « Épiméthée », 1990, Leçon 38, p. 111 : « Mais la subjectivité transcendantale ne fut réellement révélée
dans sa pureté qu’avec la méthode de la réduction phénoménologique bien connue de tout phénoménologue.
[…] Elle mérite d’être appelée méthode cartésienne de la réduction transcendantale en ce sens aussi qu’elle n’est
rien de plus qu’une élaboration et une élucidation du sens profond – caché à Descartes lui-même – que cèlent les
premières Méditations cartésiennes en apparence pourtant si banales » (souligné par l’auteur).
34
n’est pas, nous le savons, « un pur néant », mais « ma vie pure avec l’en-
semble de ses états vécus purs et de ses objets intentionnels »50. Ce que
Husserl découvre par cette voie de la réduction phénoménologique érigée
en « méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi
pur51 », c’est l’intentionnalité de la conscience52.
Or les insuffisances d’une phénoménologie qui s’en tiendrait à l’inten-
tionnalité nous sont apparues dans les analyses qui précèdent. Elles tien-
nent au fait que Husserl, victime en cela du « monisme ontologique » qui
oriente la problématique philosophique depuis ses débuts, « se trompe
complètement […] dans son interprétation du cogito53. » Un tel reproche
peut sembler d’autant plus sévère et paradoxal que Michel Henry loue,
quelques lignes plus haut, le « génie » du fondateur de la phénoménologie.
Que lui est-il exactement reproché ? Une lecture erronée des Méditations
dont il s’agit alors de reprendre le texte.
Loin de l’effort de l’historien de la philosophie d’abord soucieux de
restituer son sens originel au texte de Descartes, la lecture que propose
Henry est tout entière tendue vers l’expérience à l’œuvre dans le cogito
cartésien et vers le parti que peut et doit en tirer la phénoménologie.
L’erreur que commet Husserl lecteur de Descartes est la suivante : « L’exis-
tence de la cogitatio, selon lui, est établie pour autant que, entrant dans
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la vue du voir de la réflexion phénoménologique et ainsi dans l’évidence
de cette vue pure, elle est devenue une donnée absolue et comme telle
indubitable54. » Mais précisément, note Henry, au moment où se révèle
à Descartes, dans le « cogito ergo sum », quelque chose comme un sum,
l’évidence a, elle aussi, et au même titre que le monde, été mise « hors
circuit » par l’hypothèse dite du « malin génie », lequel pourrait bien faire
« que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose
encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela55 ».
Or cette hypothèse tient toujours dans la Deuxième méditation, où s’exerce
encore le pouvoir de ce « je ne sais quel trompeur très puissant et très
rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours56 ». L’évidence,
comprise comme perception claire et distincte, ne saurait donc constituer
un critère pour juger de l’être ; elle ne le deviendra que bien plus tard57. Le
ergo du cogito, débouchant sur la certitude d’être, échappe donc à la sphère
du jugement et du critère d’évidence. Nous pouvons ainsi proposer une

■ 50. Ibid., p. 46.


■ 51. Ibid.
■ 52. Ibid., p. 65.
■ 53. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », in Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 81.
■ 54. Ibid. (Nous soulignons).
■ 55. Descartes, Méditations métaphysiques, « Première méditation », édition par F. Alquié, Classiques Garnier,
Paris, 1996, p. 409 (éd. Adam & Tannery, vol. VII, p. 21, pour le texte latin ; vol. IX, p. 16, pour la traduction
française du Duc de Luynes.)
■ 56. Ibid., « Méditation seconde », op. cit., p. 415 (A. T., VII, p. 25 ; IX, p. 19).
■ 57. Lors de la Troisième Méditation, où est pour la première fois énoncée cette « règle générale, que toutes
les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies », ibid., op. cit.,
p. 431 (A. T., VII, 35 ; IX, 27) ; et surtout dans la Quatrième en laquelle un tel critère trouvera finalement sa
caution divine, mettant ainsi un terme définitif et tardif à l’hypothèse du dieu trompeur : « il est impossible
que jamais il me trompe. », op. cit., p. 456 (A. T., VII, p. 53 ; IX, p. 42-43).
35
DOSSIER MICHEL HENRY

clarification terminologique qui opposera la certi-


tude à l’évidence58. Par le cogito, il est certain que
je suis, et cela en dépit de l’action du dieu trom- La certitude
peur, qui pourrait bien faire que tout ce qui est n’agit pas sur
pour moi évident ne soit en réalité qu’erreur et le même plan
fausseté. La certitude n’agit pas sur le même plan que l’évidence
que l’évidence, elle ne se réduit pas à elle et s’en
distingue radicalement.
Husserl, quant à lui, commet d’emblée la
confusion de la certitude et de l’évidence. Vérifions ce point en suivant
le texte des Méditations cartésiennes. Dès le départ, l’évidence est posée
comme critère et comme « principe méthodique [qui] doit régir toutes nos
démarches59 », à savoir la saisie transcendantale du moi pur. Cette confu-
sion ne porterait pas à conséquence s’il ne s’agissait de parvenir par là à
la réalité phénoménologique ultime. Husserl est ainsi amené à situer cette
dernière dans l’intentionnalité de la conscience. En effet, si « le sens de la
certitude dans laquelle, grâce à la réduction transcendantale, l’ego parvient
à se révéler à nous, correspond réellement au concept d’apodicticité60 »,
et si d’autre part cette apodicticité a été définie comme « évidence apodic-
tique », c’est-à-dire comme remplissement d’une visée intentionnelle dans
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une évidence qui « se révèle en même temps à la réflexion critique comme
inconcevabilité absolue de [la] non-existence61 » de la chose visée – alors,
« l’expérience transcendantale du moi62 » relève bien de la seule intention-
nalité et ne révèle qu’elle.
L’erreur de lecture commise par Husserl revient à confondre deux plans
que Descartes distingue63, ainsi que le montre Henry dans son commen-
taire de la formule célèbre : « At certe videre videor. À tout le moins, il est
certain qu’il me semble que je vois. » Le videre, c’est le voir du monde, le
voir de l’œil considérant l’objet vu – ce qui est mis entre parenthèses par la
réduction. Mais le videor, lui, est d’un autre ordre, il est sentiment de voir,
certitude intime de la vision, quelle que soit la réalité effective de l’objet
qu’elle pose devant elle. Cette certitude n’est pas elle-même fondée sur le
voir du videre, elle n’en est pas le résultat. Elle en diffère radicalement. Et
n° 126 / 3e trimestre 2011

parce qu’elle n’est pas une connaissance vécue dans l’évidence de la visée
intentionnelle adéquate, elle échappe, chez Descartes, à sa disqualifica-
tion par l’hypothèse du dieu trompeur : « La cogitatio est donc totalement

■ 58. Cf. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 130 : « C’est seulement dans cette
certitude du voir d’être un voir et ainsi de voir ce qu’il voit que l’évidence est possible. La certitude qui ne
doit rien à l’évidence et qui lui est étrangère, c’est elle qui la fonde. »
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 59. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 35-36.


■ 60. Ibid., p. 48.
■ 61. Ibid., p. 38-39.
■ 62. Ibid., p. 59.
■ 63. Et c’est bien la réduction husserlienne elle-même qui est visée, et qui tombe sous le coup de la critique
de Henry lecteur de Descartes : « La réduction cartésienne, si l’on veut désigner ainsi le doute, n’a donc
rien à voir avec la réduction husserlienne, celle-ci n’en est ni l’élargissement ni l’approfondissement, mais
une mésinterprétation ruineuse. » (« Philosophie et subjectivité », in Phénoménologie de la vie, t. II, De la
subjectivité, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2003, p. 49).
36
indépendante de l’évidence [douteuse] de la connaissance, tandis que
Husserl prétend la soumettre à celle-ci64. »
Au fil de sa lecture de Descartes, qu’il oppose à celle donnée par
Husserl, Michel Henry dégage donc un apparaître fondamental, plus ancien
que l’intentionnalité et qui n’en relève pas. Cette lecture est en réalité une
radicalisation de l’épochè. Celle-ci revêt une « signification radicale65 »
en ce sens que dans le videor cartésien s’affirme une donation qui n’est
pas celle du phénomène pro-posé dans une distance transcendantale, une
donation qui n’est pas celle du monde. Mais, rétorquera-t-on, il en est de
même chez Husserl, pour qui le monde objectif et tout son contenu sont
« mis entre parenthèses ». Précisément non, parce que ce à quoi aboutit
l’épochè husserlienne – et ce point est capital –, c’est encore à la position
du monde, mais cette fois dans sa pure légalité eidétique. Relevons cette
phrase décisive, qui est à mettre au crédit de la lecture produite par Henry :
« Il est une chose que l’épochè concernant l’existence du monde ne saurait
changer : c’est que les multiples cogitationes qui se rapportent au “monde”
portent en elles-mêmes ce rapport66. » Mais le videor, justement, ne porte
en lui aucun rapport à une extériorité pro-jetée : il se donne à lui-même,
en lui-même, sans distance avec lui-même. Il n’est pas l’objet d’une visée
de la conscience. La radicalisation de l’épochè permet ainsi à Michel Henry
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de parvenir à une « épochè du monde67 » dans sa structure eidétique, qui
est suspension de l’intentionnalité elle-même. Cette réduction phénomé-
nologique radicale n’a cependant rien d’arbitraire en tant qu’elle repose
sur une expérience transcendantale rigoureuse, celle du Descartes de la
Première Méditation. Cette expérience, qui est celle du doute méthodique,
doit en effet être pensée jusqu’au bout. Si quelque chose résiste au doute
qui frappe tout voir et jusqu’à l’évidence elle-même qui en est le principe, VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
c’est qu’il nous est donné par un autre biais que celui d’un tel voir. Ce qui
peut aussi bien se formuler par la réciproque : « C’est seulement parce que
l’apparaître en lequel le voir se révèle à lui-même diffère dans le principe de

■ 64. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », in Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 82. La
parenthèse est de l’auteur. Outre sa présence dans les Méditations cartésiennes, on peut lire semblable
« soumission » par Husserl de la cogitatio à l’évidence dans L’idée de la phénoménologie (trad. fr. A. Lowit,
Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1990, Troisième leçon, p. 74-75) : « Descartes, vous vous en souvenez, après
avoir établi l’évidence de la cogitatio (ou plutôt le cogito ergo sum, ce que nous avons repris), s’est demandé :
qu’est-ce donc qui m’assure de ces données fondamentales ? Eh bien, la clara et distincta perceptio. Nous
pouvons partir de là. […] La vue, la saisie de ce qui est donné en personne, dans la mesure où il s’agit
précisément d’une véritable vue, d’une véritable présence-en-personne (au sens le plus rigoureux du mot),
et non d’une autre sorte de présence ou donnée, qui vise quelque chose qui n’est pas donné, c’est là ce qu’il
y a d’ultime. C’est l’absolue évidence. » Ce fait est encore confirmé même par les textes tardifs, qui, dans
la lecture du cogito cartésien, en appellent encore à l’évidence comme échappant au doute. Parlant dans la
Krisis de l’« épochè cartésienne », Husserl écrit ceci : « Aussi loin que je puisse en effet pousser mon doute,
aussi loin que j’essaie moi-même de le faire en imaginant que tout est douteux, ou même en vérité que rien
n’est, il est absolument évident que moi cependant je serais, en tant que celui qui doute et qui nie tout.
Un doute universel se supprime soi-même. Ainsi tout au long de l’épochè universelle reste pour moi offerte
l’évidence absolument apodictique du ”je suis“. » (La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel », rééd. 1989, § 17, p. 88-90).
■ 65. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 493.
■ 66. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 64.
■ 67. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 687.
37
DOSSIER MICHEL HENRY

l’apparaître en lequel le voir voit tout ce qu’il voit que le premier peut être
certain quand le second est douteux68. »
L’épochè radicale a ainsi rendu possible une remontée à ce qui précède
toute intentionnalité, et son caractère radical tient précisément à la suspen-
sion de cette dernière elle-même. Cela nous met-il pour autant en face du
fondement recherché ? Le problème était celui de la réceptivité que l’inten-
tionnalité ne suffisait pas à comprendre. Cette réceptivité originelle nous est-
elle ici donnée ? Le videor cartésien semble bien renvoyer à une réceptivité
qui n’est pas celle d’une altérité, il est un se sentir, le « se-sentir-voyant » du
voir lui-même. Et un tel se sentir-soi-même est intérieur au sujet qui voit, il
est intériorité : « Parce que, dans son se sentir soi-même, la pensée exclut
l’extériorité de l’ekstasis, elle s’essencifie comme une intériorité radicale69. »
Mais ne s’agit-il pas là d’un type particulier de phénomène, dont il
faudrait alors reconnaître l’existence, en marge de la phénoménologie
« classique », mais qui n’aurait en aucune façon vocation à jouer le rôle de
fondement ? Cette nouvelle objection doit, elle aussi, être écartée. D’abord
parce que, s’il s’agit d’une classe de phénomènes, il faut reconnaître qu’ils
en représentent un nouveau type, « absolument original70 », et qu’en somme
ils n’ont de commun avec les phénomènes que l’apparaître. Ensuite, parce
que se situant en deçà de toute donation dans l’intuition, seuls ils la rendent
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possible, dans la mesure où l’intuition doit être réceptive, et où il n’y a de
réceptivité que pour un se sentir originaire. Le videor est ainsi la condition
du videre, car seul est capable de voir ce qui se sent voir71. Et, par là même,
le videor, le se-sentir originaire et étranger à toute intentionnalité s’affirme
comme condition ultime de la phénoménalité : « La réalité qu’elle [c’est-à-
dire la réduction phénoménologique en son sens radical] dégage comme un
fondement irréductible, n’est pas un phénomène privilégié, c’est l’essence
omniprésente et universelle de tout phénomène comme tel. Pour cette
raison, la réduction phénoménologique est une avec la réduction eidétique
comprise en un sens ultime. La réduction est la libération de l’essence qui
ne saurait être réduite et qui subsiste seule, à titre de condition72. »
n° 126 / 3e trimestre 2011

■ 68. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 101.
■ 69. Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1985, « Videre videor », p. 31. Le terme d’ekstasis, dont se sert couramment Henry pour désigner la sphère
de la représentation, a d’abord certainement été emprunté à Heidegger qui l’emploie dans la Lettre sur
l’humanisme. Mais il est important de noter que les considérations qu’il implique ne sont pas absentes des
textes husserliens eux-mêmes, ainsi que le rappelle J. Benoist : « Il y a bien une pensée de l’ek-stasis dans les
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

textes sur le temps et l’ego de la série C que Husserl a pu écrire dans les années trente » (Autour de Husserl.
L’ego et la raison, Paris, Vrin, 1994, p. 77).
■ 70. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 51.
■ 71. Michel Henry, « La méthode phénoménologique », in Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 110 : « Le voir
n’est pas un phénomène en et par lui-même. Un voir qui ne serait que voir, serait phénoménologiquement
nul, ne verrait rien. Il n’y a voir que si, de façon inaperçue, le voir est plus que lui-même. Toujours agit en
lui une puissance autre que la sienne, puissance en laquelle il s’auto-affecte de telle façon qu’il se sent voir,
se sent voyant. »
■ 72. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 65 (souligné par l’auteur).
38
Le problème de la vérité reçoit par là un éclairage nouveau. La vérité
n’étant autre que « l’acte d’apparaître considéré en et pour lui-même73 », et
cet acte lui-même renvoyant en dernière instance à un se-sentir originaire,
la vérité est ainsi arrachée à la sphère de l’extériorité pour trouver son lieu
dans l’intériorité radicale du sujet éprouvant. La radicalisation de l’épochè,
en dévoilant la condition interne de la représentation, désigne du même
coup cette dernière comme le conditionné par rapport à une instance primi-
tive qui est pure réceptivité et que l’on peut dès lors reconnaître comme
ipséité affective et éprouvante. Le recours à Descartes permet ainsi à Michel
Henry de surmonter le vide qui menaçait l’ego
husserlien de l’intérieur, et le piège conceptuel que
représente une intentionnalité prompte à rendre
La vérité est
compte des phénomènes, mais inapte à assurer la
désormais conçue
venue de la phénoménalité elle-même. On peut
sur le fond de
donc dire que le Descartes de Henry, soucieux de
l’apparaître
« chercher la vérité dans les sciences74 » l’a, en
à soi-même
chemin, découverte dans la cogitatio. Celle-ci,
rigoureusement pensée, et même si Descartes l’a
finalement laissée se perdre en ne lui réservant
nulle place dans sa philosophie postérieure, est conçue par le phénoméno-
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logue français comme la vie immanente elle-même, comme auto-affection.
Pivot d’une nouvelle compréhension phénoménologique de la vérité à
partir de l’apparaître à soi-même, la lecture de Descartes s’est imposée à
Henry comme lieu d’affirmation de ses propres options philosophiques.
Car c’est finalement à ce que Henry conçoit comme une véritable refonda-
tion de la phénoménologie que sont employées les Méditations, devenues
du même coup le terrain privilégié d’une explication avec Husserl, lequel VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
avait trouvé en elles tout ensemble un point de départ philosophique et un
principe méthodologique.

La vérité sans la pensée


Le paradoxe est que l’accent que Michel Henry fait porter à la cogi-
tatio dans sa lecture de Descartes correspond chez lui au congé donné à
la pensée dans la détermination de la vérité : « Cogito veut tout dire sauf
“je pense”. Cogito désigne en tout ce qui apparaît, ou plutôt dans l’appa-
raître pur (apparaître pur que Descartes appelle la pensée) ce qui s’apparaît
immédiatement à soi75. » Si toute connaissance a pu être jusqu’ici consi-
dérée comme l’œuvre de l’intentionnalité et du remplissement adéquat de
ses visées, une telle connaissance doit être à présent, sinon disqualifiée,
du moins relativisée. Avec la découverte d’une certitude antérieure à l’évi-
dence, c’est l’idée même qu’il n’y a de connaissance que pour une pensée
qui se trouve mise en cause. Car qu’est-ce, en définitive, que penser ?

■ 73. Ibid.
■ 74. Il s’agit, rappelons-le, du sous-titre du Discours de la méthode.
■ 75. Michel Henry, « La critique du sujet », Phénoménologie de la vie, t. II, De la subjectivité, op. cit., p. 22-23.
La parenthèse est de Henry.
39
DOSSIER MICHEL HENRY

« Penser c’est toujours penser quelque chose à quoi la pensée se rapporte


dans un voir sensible ou intelligible, et ainsi, sous la condition du monde.
Toute forme de connaissance et notamment la méthode scientifique de
recherche, y compris la méthode phénoménologique, procède selon un jeu
d’implications intentionnelles déployées chaque fois de manière à aboutir à
une évidence dans un voir. C’est dans ce voir et grâce à lui que se constitue
tout acquis de connaissance76. »

Or, à cet égard, la radicalisation de l’épochè, dont nous venons d’exa-


miner les conséquences ontologiques, a permis de libérer un contenu qui
ne se laisse pas appréhender sous les espèces du « monde » et de l’ex-
tériorité qui le constitue. Et « de ce contenu on ne peut dire […] qu’il
n’est pas “connu” que si on réserve le nom de connaissance à la saisie de
l’étant77 ». En tant que la proto-donation, telle qu’elle s’effectue dans l’es-
sence, a un contenu – qui est elle-même comme se donnant à elle-même –,
il s’avère nécessaire d’étendre le concept de connaissance, en lui confé-
rant une extension qui ne le réduise pas à la seule donation extatique.
Or étendre le concept de connaissance c’est, comme dans le cas de celui
de réceptivité, le scinder. Si la connaissance repose sur une compréhen-
sion, il faut bien, en même temps que deux compréhensions, reconnaître
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deux connaissances distinctes : « La compréhension ontologique diffère
de la compréhension existentielle en ceci que l’être qu’elle comprend
n’est pas compris dans un acte de saisie de la conscience mais précède
au contraire tout acte de saisie comme ce qui le rend possible78. » Michel
Henry désigne ici par « existentiel » l’ordre propre de la représentation
au sens large, la saisie d’un étant dans l’extériorité de l’horizon. Cette
première connaissance « diffère » de la compréhension « ontologique »
qui, elle, est intérieure à l’ego dont elle constitue la réalité. Ainsi se trou-
vent dissociés radicalement les concepts d’être et d’existence à partir de
leur mode de saisie. On ne saurait se tenir plus loin des positions d’un
Heidegger à partir de prémisses phénoménologiques pourtant communes.
Il s’ensuit une rupture entre l’être et la pensée, toujours conçue, quant à
elle, comme ouverture à l’étant. À la parole parménidienne proclamant
n° 126 / 3e trimestre 2011

l’unité de la pensée et de l’être – et que Heidegger traduisait ainsi de


façon lapidaire : « Être et penser : le même79 » –, Henry oppose « l’incom-
patibilité eidétique de l’être et de la connaissance80 ». Et il ne s’agit pas
d’une reprise masquée de la critique heideggérienne du savoir (ontique)
opposé à la pensée (ontologique). Ou plutôt, s’il s’agit d’une reprise de
cette critique, elle se traduit par une scission parcourant le champ ontolo-
gique lui-même. Pour Heidegger en effet, la connaissance ontologique est
toujours approche d’une extériorité, même pure. Il n’en va pas de même
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 76. Michel Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 38 (nous soulignons).
■ 77. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 213.
■ 78. Ibid., p. 183.
■ 79. Cf. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. fr. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
1999 [1959], p. 222-226.
■ 80. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 507.
40
chez Henry, pour qui la connaissance ontologique est le fait de la réalité
de l’ego et lui est livrée dans l’acte intime de son auto-donation.
On peut ainsi parler d’une « opposition structurelle de la réalité et du
savoir81 », ce dernier caractérisé comme l’œuvre et le résultat de la pensée inten-
tionnelle et représentative. Opposition phénoménologiquement structurelle
parce qu’elle repose sur deux modes radicalement distincts d’apparaître, dont
le plus profond, « le s’apparaître de l’apparaître, la manifestation de soi de la
manifestation pure ne se produit pas dans la “représentation”82 ».
Ainsi se dégage une intelligibilité nouvelle qui n’est plus celle de la pensée,
mais qui mérite cependant d’être encore appelée intelligibilité puisqu’elle
désigne un mode de l’apparaître. Michel Henry, dans son œuvre plus tardive,
a nommé archi-intelligibilité cet apparaître à soi-même de l’essence : « Archi-
intelligibilité désigne une Intelligibilité d’un autre ordre, foncièrement étran-
gère à celle dont il vient d’être question [c’est-à-dire celle de la pensée], et
qui s’accomplit avant elle en effet : avant la vision des choses, avant celle des
Archétypes d’après lesquels les choses sont construites, avant toute vision,
avant l’événement transcendantal dont toute vision retire sa possibilité,
avant la venue au-dehors du “hors de soi”, de l’horizon de visibilisation de
tout visible concevable, avant l’apparaître du monde – avant sa création83. »
Dans cet « avant » maintes fois réitéré, il ne saurait bien entendu être ques-
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tion d’une préséance temporelle – le temps n’étant autre que l’ekstase elle-
même – mais bien ontologique. L’apparaître à soi fondant tout apparaître
extatique, en tant qu’il est un savoir de soi précédant toute position d’objet,
trouve ainsi sa formulation adéquate comme savoir. Mais ce savoir n’est pas
n’importe quel savoir. Il est à lui-même son propre contenu, et son contenu
est un se-savoir-soi-même. Comparé au savoir traditionnellement conçu
comme rapport à l’étant, il est un non-savoir, puisqu’il n’est saisie de rien VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
d’extérieur à soi. Mais il est un non-savoir qui se sait soi-même et, comme tel,
savoir d’un autre ordre, condition de possibilité de tout savoir ontique qui en
présuppose l’effectivité originaire84.
L’opposition de la vérité et de l’erreur, du réel et de l’illusion, qui régit
la sphère de l’étant doit alors être dépassée. Qu’appelle-t-on faux, sinon ce
qui ne se présente pas tel qu’on l’avait envisagé, autrement dit ce qui, au
sein de l’apparaître extatique et en lui, s’avère incapable de remplir une
visée intentionnelle dans l’évidence ? Une telle « défaillance » de l’étant
n’est cependant elle-même possible que sur le fond de l’ekstasis qui est le
milieu de tout étant, elle ne saurait y échapper. Or, celle-ci suppose le savoir
plus profond et premier de la donation originaire. Ce que nous appelons

■ 81. Ibid., p. 548.


■ 82. Ibid., p. 175.
■ 83. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 124-125.
■ 84. Henry est ici très proche de thèmes propres à la pensée mystique, envers laquelle il reconnaît sa dette à
travers de nombreuses et profondes références à Maître Eckhart (L’Essence de la manifestation, paragraphes 40
et 49, notamment). Cette position d’une Archi-intelligibilité n’est pas sans rappeler les vers magnifiques de
Jean de la Croix qui, dans les COUPLETS faits sur une extase de très haute contemplation, la décrit en ces
termes : « Il est ce non-savoir sachant / chargé d’un si puissant pouvoir / que les sages argumentant / n’en
tireront jamais victoire / car il ne peut tout leur savoir / ne point comprendre en comprenant / toute science
dépassant. » Le dernier « couplet » nous apprend aussi que « cette souveraine science / consiste en un très
haut sentir » (Nuit obscure – Cantique spirituel, trad. fr. J. Ancet, Gallimard, Paris, 1997, p. 103-104).
41
DOSSIER MICHEL HENRY

faux, ou vrai, en tant qu’ordonné à la manifestation de l’essence, n’est ainsi


tel qu’en un sens second. Même l’illusion n’est pas un néant en tant qu’elle
se donne. Il y a donc « égalité du savoir vrai et du savoir non vrai au regard
du savoir absolu85 », et cela parce qu’il y a « immanence du savoir absolu
au sein du savoir non vrai86 ». Ni l’« erreur » longuement méditée par le
rationalisme classique, ni l’« illusion » à laquelle s’est affrontée la pensée
critique ne sauraient constituer une brèche dans l’auto-donation de
l’essence. C’est ainsi la vérité elle-même qui se trouve désormais rattachée
à l’essence – la vérité est l’essence elle-même comme essence de la manifes-
tation : « C’est la vérité absolue qui permet à l’illusion de se manifester et
la fonde ainsi dans son être. L’erreur n’est pas un instant séparée de
l’absolu. […] Le savoir est la manifestation et, comme tel, l’essence87. »
Il nous faut en conséquence distinguer deux
niveaux de vérité. L’une, selon son concept courant
et préalablement éclairci par la phénoménologie, La vérité se passe
définie comme adéquation88. L’autre, essentielle, de la pensée
apparaître à soi-même, fondant toute manifesta- parce qu’elle
tion possible. De ces deux niveaux, l’un est essen- la fonde
tiel, l’autre intentionnel. La vérité, en sa détermi-
nation fondamentale, échappe à l’intentionnalité
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et, ainsi, à la pensée, toujours intentionnelle. La
vérité se passe de la pensée parce qu’elle la fonde. Acte de l’être qui se
reçoit dans l’immanence comme l’essence, la vérité est l’immédiateté sur
laquelle repose toute médiation par laquelle opère la pensée. « Le problème
de la vérité est plus originaire que celui de la raison89. »

La vérité comme fondement : affectivité et vie


« L’être de l’ego est la vérité90. » Cette formule prend désormais à nos
yeux tout son sens. Concentrant en lui-même l’œuvre de l’essence, se posant
à la fois comme matière, être, acte, et enfin vérité, l’ego est le fondement
de la manifestation en tant que son essence, fondement dont la problé-
matique menée par Michel Henry traçait et poursuivait la quête. Si l’ego
échappe au phénomène, s’il ne saurait être produit dans un voir, c’est en
n° 126 / 3e trimestre 2011

tant qu’il fonde ce voir lui-même. Ainsi se trouve achevée la remontée aux
conditions ultimes de toute phénoménalité.
La vérité, avons-nous vu, cesse d’être définie comme rapport de concor-
dance avec l’objet91 pour se présenter comme une réalité qui est celle du

■ 85. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 66.


■ 86. Ibid.
■ 87. Ibid. (souligné par l’auteur).
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 88. Cf. Edmund Husserl, Recherches logiques III, op. cit., Recherche VI, p. 146 : « Et là où l’intention de repré-
sentation s’est procuré un dernier remplissement au moyen de cette perception idéale parfaite, se trouve
réalisée la véritable adaequatio rei et intellectus : l’objet est véritablement présent ou donné exactement
tel qu’il est visé ; il n’y a plus aucune implication d’intention partielle qui n’ait trouvé son remplissement »
(nous soulignons). Bien plus tard, dans Expérience et Jugement (p. 360), Husserl parle toujours de la vérité
de la proposition en termes de « concordance avec l’objet ».
■ 89. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 47.
■ 90. Ibid., p. 48.
■ 91. Ibid., p. 122.
42
fondement : « La vérité originaire est le vrai fondement92. » Par vérité, il faut
désormais entendre l’acte effectif de la réceptivité originaire qui se trouve à
la source de toute réalité d’ordre ontique, autrement dit, « une réalité onto-
logique pure93 » qui est « la réalité phénoménologique de la transcendance
elle-même94 » en tant que cette dernière est possible. Or, « la réalité de la
transcendance réside dans le pouvoir qui assure sa manifestation, dans l’es-
sence qui la reçoit », c’est-à-dire dans « l’immanence »95. La vérité est l’imma-
nence conçue comme réalité. Et cette caractérisation doit certes être pensée
jusqu’au bout pour ne plus apparaître comme aussi pleine de « surprises96 »
qu’on a pu parfois le croire.
Si la vérité est réalité, en toute rigueur phénoménologique, il lui faut
apparaître. Comme le rappelle Michel Henry : pour qu’une « phénoméno-
logie du fondement » soit possible, il faut « que l’acte d’apparaître appa-
raisse »97. L’acte d’apparaître est l’essence. Or, nous le savons, « l’idée d’une
manifestation de l’essence dans le monde est par principe absurde98 ». Écar-
tons donc d’emblée l’idée d’une expérience de cet apparaître comme tel qui
se produirait dans une durée – c’est-à-dire dans un monde. La question
qui se pose alors est « celle de savoir ce qui constitue, au sein même de
l’acte par lequel elle se dissimule, le contenu phénoménologique positif,
l’effectivité de cette révélation99 ». Cette difficulté, qui est celle à laquelle
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s’est arrêté Dominique Janicaud, avait pourtant nettement été posée par
Michel Henry lui-même : « Ici, […] ce sont les fondements mêmes d’une
ontologie phénoménologique qui peuvent sembler être mis en question.
La possibilité de l’édification d’une ontologie phénoménologique repose,
en effet, sur l’identité de la réalité ontologique et de l’apparence comme
telle. Que devient cette identité si la manifestation d’un contenu radica-
lement autre par rapport à l’essence est cependant interprétée comme la VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
manifestation de l’essence elle-même ? Que ce soit l’essence elle-même qui
se manifeste dans l’horizon de l’altérité, c’est là une présupposition vide si
l’aspect de cet horizon est précisément le seul élément phénoménologique
dont dispose la problématique100. »

On ne saurait être plus clair pour décrire l’obstacle auquel est confrontée
la démarche. La vérité une fois pensée comme réalité ontologique pure, la
question qui se pose avec urgence est ainsi celle du statut phénoménolo-
gique de la vérité. Pour demeurer dans le champ de la phénoménologie, il
faut trouver à cette vérité hors-monde « quelque appui dans la réalité101 »,
« il faut dire, s’il n’est pas rien du tout, ce qu’est phénoménologiquement

■ 92. Ibid., p. 52.


■ 93. Ibid., p. 306.
■ 94. Ibid., p. 311.
■ 95. Ibid., p. 279.
■ 96. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, op. cit., p. 57 : « Les
surprises de l’immanence ».
■ 97. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 270.
■ 98. Ibid., p. 480.
■ 99. Ibid., p. 571 (nous soulignons).
■ 100. Ibid., p. 295-296 (souligné par l’auteur).
■ 101. Ibid., p. 521.
43
DOSSIER MICHEL HENRY

ce non-être identique à l’être absolu102 ». Tâche certainement paradoxale,


ontologiquement ambiguë, et dont deux formulations permettent de rendre
compte avec rigueur : « Comment se manifeste à la connaissance la réalité
de ce qui lui demeure foncièrement étranger ? […] Comment se manifeste,
dans le milieu ontologique de la représentation, ce qui se refuse par prin-
cipe à la phénoménalité de celui-ci et “nécessairement lui échappe”103 ? »
La réponse de Henry passe par la prise en compte de la spécificité phéno-
ménologique de l’apparaître affectif. Les développements que L’Essence de
la manifestation consacre au statut phénoménologique du sentiment n’ont
pas d’autre but. Il ne s’agit pas de constituer une quelconque « philosophie
du sentiment », mais bien de prendre ce dernier comme critère et révéla-
teur d’un apparaître qui concerne la phénoménalité tout entière dans la
mesure où tout phénomène quel qu’il soit doit être reçu et, donc, senti. Or
que nous apprend une attention portée à ce phénomène spécifique qu’est
le sentiment ? Ce fait que l’épreuve du sentiment n’est jamais le terme
adéquat d’une visée de la conscience, et sa présence n’est pas celle d’une
perception vécue dans l’évidence. Le videor cartésien, ou « sentiment de
voir », nous a instruits sur ce point. Or, si « l’affectivité du sentiment ne
[peut] trouver son fondement dans le milieu de la représentation104 », c’est
pour la raison que « l’affectivité est irréductible à la relation intention-
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nelle105 ». L’affectivité vient nommer, chez Henry, le travail de l’essence,
sous-jacent à toute genèse phénoménologique du monde.
Ainsi se trouve fondée, à partir d’une attention extrême portée à l’ex-
périence et à ce qui en elle apparaît, la libération de l’invisible dans le
visible, la donnée de l’essence comme phénomène, la saisie de l’affectivité
à l’intérieur de l’intentionnalité. Ce qui caractérise le fondement et fait de
lui quelque chose de saisissable dans le phénomène, c’est le caractère de
l’immanence d’être immanence dans la transcendance, au sens de ce qui
est présent en elle. Et c’est aussi pourquoi l’immanence se présente, chez
Henry, comme « immanence radicale ». Radicale, elle l’est en effet en un
double sens : comme ce qui se tient « dans la différence absolue106 » à l’égard
de toute donnée dans la transcendance bien sûr, mais aussi, en un sens non
moins essentiel, comme ce qui s’y trouve toujours déjà incluse, comme l’ef-
n° 126 / 3e trimestre 2011

fectivité de son paraître-en-soi-même sans lequel il n’est point de transcen-


dance. Car ce rapport, s’il n’est pas celui d’une exclusion réciproque faisant
de la transcendance et de l’immanence des instances séparées, n’est pas
non plus celui d’une juxtaposition : « La révélation de l’essence dans l’unité
ne se juxtapose pas simplement, toutefois, à la manifestation de l’horizon,
elle la fonde107. » Ce rapport est un rapport de fondation en lequel le fonde-
ment apparaît comme tel dans le fondé. Il ne s’agit donc pas non plus d’une
synthèse en laquelle fusionneraient les deux donations précédemment
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

distinguées, mais bien d’un lien : « Précisément le lien de l’affectivité et


■ 102. Ibid.
■ 103. Ibid., p. 520 (sous soulignons).
■ 104. Ibid., p. 761-762.
■ 105. Ibid., p. 819.
■ 106. Ibid., p. 561.
■ 107. Ibid., p. 413 (nous soulignons).
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de la représentation n’est pas un lien synthétique et comme tel contingent.
Parce que ce lien est au contraire un lien de fondation, le rapport qui existe
chaque fois entre l’acte positionnel et la tonalité qui l’affecte inévitable-
ment se laisse comprendre108. » Qu’est-ce qu’un lien de fondation ? La
référence à la tonalité le laisse bien voir : le lien de fondation est la présence
du fondement comme tel dans ce qu’il fonde. Et cela parce que le fonde-
ment est précisément l’essence de la présence : « La matière de l’affectivité,
sa substance, est la phénoménalité elle-même, le surgissement de celle-ci,
son surgissement originel, […] est la présence comme présence effective,
en tant qu’elle existe, est l’existence […], l’acte d’apparaître considéré en
tant que tel dans l’effectivité de son apparence et de sa fulguration109. »
La présence (invisible, affective, immanente) est elle-même présente dans
toute présence (visible, représentative, transcendante).
L’absolu – c’est-à-dire aussi bien : l’essence, l’affectivité, la vérité ; tous
ces concepts, nous le savons à présent, désignant la même réalité sous divers
rapports – se livre en effet tout entier dans la manifestation représentante. Et
s’il a été question jusqu’ici essentiellement de la sensibilité, notons au passage
qu’il n’en va pas différemment en ce qui concerne ce recevoir dans une repré-
sentation intelligible que constitue la pensée. La pensée, en tant qu’elle pense,
c’est-à-dire reçoit des contenus qu’elle articule, se trouve ainsi récupérée par
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la problématique qui l’avait préalablement écartée. Elle aussi est présence de
l’absolu à soi-même : « L’idée [et il faut comprendre sous cette désignation
l’idée en tant qu’elle peut être indifféremment vraie ou fausse] ne devient
réelle que pour autant qu’elle est reçue. L’être reçu de l’idée, c’est là sa forme,
identique à la pensée elle-même. L’affectivité est cette forme110. » La vérité en
son sens ultime ne réside pas dans le caractère vrai de l’idée, mais dans sa
réalité. La vérité phénoménologique tient en effet dans les conditions origi- VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
naires de l’être-reçu. L’idée, vraie ou fausse au regard du savoir, est de toute
façon manifestation, en tant qu’idée, de la vérité absolue qui fonde son être-
reçu. Dire que toute idée est vraie en ce sens phénoménologique ne revient
pas à dire que toutes les pensées se valent, mais à comprendre que « le
comprendre assurément est affectif111 », et cela parce que « la structure de la
raison est la structure de la phénoménalité112 ».
Sous ce rapport, « la raison pure elle-même »,
conçue phénoménologiquement comme structure
L’immanence et condition ultime de l’apparaître, est « identique
bien comprise à l’affectivité »113. D’une façon générale, donc, si
est immanence à voir une chose, c’est la recevoir, alors, en tout voir
la transcendance est aussi donnée la réception qui le rend possible.
elle-même L’immanence bien comprise est immanence à la
transcendance elle-même. L’immanence considérée
sous ce biais nouveau, Michel Henry la nomme
■ 108. Ibid., p. 605 (nous soulignons).
■ 109. Ibid., p. 667-668 (nous soulignons).
■ 110. Ibid., p. 644 (nous soulignons).
■ 111. Ibid., p. 750.
■ 112. Ibid., p. 313.
■ 113. Ibid., p. 660.
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DOSSIER MICHEL HENRY

affectivité. Affectivité, immanence, essence, invisible, ces concepts, dont la


liste n’est pas close, désignent tous la même chose : le milieu originaire de
la vérité comme auto-affection. Ainsi peut désormais se lire et se délier sans
difficulté l’apparente contradiction d’un invisible qui « est de part en part
phénomène114 », et d’une affectivité – autre nom de l’invisible – qui « n’est
pas un phénomène115 ».
Cette réalité, à la fois insaisissable et toujours déjà saisie en tant
qu’elle est le principe même de tout apparaître, a un nom : c’est elle
que Michel Henry appelle la vie. En tant qu’elle est le procès même de
la phénoménalité effective en chacun de ses moments, elle est aussi bien
la vérité. Contrairement à la situation husserlienne, « l’ego dont il s’agit
maintenant n’est rien d’autre en réalité que cette vie transcendantale elle-
même116 ». Par l’effectivité qui est la sienne, l’ego cesse d’être simple struc-
ture formelle, « condition de possibilité ». Ou plutôt, c’est cette effectivité
elle-même qui fait de lui la véritable condition de possibilité, celle dont
s’était mis en quête le raisonnement117 – véritable parce que réelle. L’ego
est réalité parce qu’il est l’effectuation de l’apparaître, et ainsi la vérité.
Réciproquement, la vérité est vivante. Non pas cependant au sens de ce
qui se réalise dialectiquement dans le temps118, mais comme vie essen-
tielle et toujours actuelle de ce qui se retient en soi en même temps qu’il
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s’apporte soi-même dans l’apparaître du monde. En tant qu’elle est par
principe réfractaire à toute apparition phénoménale au sens classique, la
vie est l’invisible. Mais elle est aussi du même coup, parce que l’invisible
est l’effectivité de l’acte qui pose l’horizon en le recevant, « l’essence la
plus originelle de la vérité119 ».
« Husserl a cherché le phénomène premier de la vérité et de la raison,
et il l’a trouvé dans l’intuition, comprise comme intentionnalité qui atteint
l’être, il l’a trouvé dans la “vision”, dernière source de toute assertion
raisonnable120. » Par cette phrase, Lévinas rendait compte du point d’abou-
tissement auquel parvenait l’effort husserlien : la position de la vérité dans
l’intuition, c’est-à-dire dans un voir. L’entreprise de Michel Henry, si toute-
fois on veut bien lui reconnaître le statut d’« assertion raisonnable » que
d’aucuns lui contesteront, a conduit à remonter, par-delà toute vision et
n° 126 / 3e trimestre 2011

comme ce qui la fonde de façon immanente en chacun de ses moments, à


une vérité tout autre – qui est celle de la vie : « Ce n’est plus la représen-
tation de la conscience, c’est l’immanence radicale de la vie qui constitue
maintenant l’essence de la vérité121. »
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 114. Ibid., p. 550.


■ 115. Ibid., p. 667.
■ 116. Ibid., p. 34.
■ 117. Cf. supra, § I.
■ 118. Cf., en cela, l’« Appendice » de L’Essence de la manifestation, consacré à Hegel.
■ 119. L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 567.
■ 120. Emmanuel Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, rééd. 2001
[1963], p. 134-135.
■ 121. Michel Henry, Marx, 2 vol., Paris, Gallimard, 1991 [1976], t. I. : Une Philosophie de la réalité, p. 478.
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Conclusion – L’homme-vérité
Une pensée de la vérité comme analytique phénoménologique de la vie,
tel est l’ancrage conceptuel de toute la philosophie henryenne. Ainsi prend à
nos yeux tout son sens et toute sa mesure l’affirmation à première vue polé-
mique et péremptoire sur laquelle s’ouvre L’Essence de la manifestation :
« Plus originaire que la vérité de l’être est la vérité de l’homme122. » C’est en
réponse directe à Heidegger et au fondement laissé par lui inexplicité que
doit être lue cette phrase. L’être ne désigne pas ici, bien sûr, l’acte effectif de
l’essence, mais l’être-étendu-devant heideggerien, le dimensional extatique
de l’être par la transcendance duquel le sujet humain est requis à lui-même.
En contrepartie, ce qui est désigné comme « l’homme » fait déjà signe vers
l’ego et son effectivité phénoménologique dans l’auto-donation fondant
toute réceptivité ontique. De sorte qu’il nous est possible d’en donner une
« traduction » dans le langage qui est celui de Henry : plus originaire que la
vérité de la transcendance est la vérité de l’immanence. Il n’y a d’être que
comme être-reçu, et ainsi de sentir que comme se-sentir-soi-même antécé-
dent à toute donnée transcendante. On assiste ici à un contournement et à
une subversion de la question de l’être telle que l’avait posée Heidegger, au
nom de la réceptivité même de l’être qui fait défaut au Dasein conçu comme
ouverture. La vérité originaire, celle du fondement de toute manifestation,
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c’est celle de l’immanence dont le sujet humain est le porteur – et qu’il ne
porte pas, à vrai dire, comme une substance ses accidents, mais comme la
réalité même qu’il est, immédiatement liée à elle-même dans le caractère
absolu de son jouir et de son pâtir.
Car dire qu’il n’y a de manifestation que pour un ego vivant revient
enfin à reconnaître que l’essence n’accomplit son œuvre que comme
ipséité : « L’ipséité de l’essence, son auto-affection dans l’immanence de VÉRITÉ ET AFFECTIVITÉ DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE MATÉRIELLE
l’affectivité pure, c’est là l’être-soi du sujet comme Soi effectif et concret,
le Soi originel de l’affection qui, comme tel, rend possible toute affection,
même sensible123. » L’ipséité est l’ego considéré comme œuvre en soi de
l’essence se condensant en un Soi éprouvant. L’ego est un Soi, parce qu’il
se donne et se reçoit dans l’immanence qui fait sa vie. Et le Soi ne tient ainsi
son caractère concret que de l’œuvre même qui le pose. C’est dans cette
« révélation immanente [que] s’enracine l’ipséité de l’ego124 ». Il s’ensuit de
là qu’il n’y a d’Ipséité que vivante et vraie. L’ego est l’acte effectif et vivant
en soi de la vérité.
La reprise du concept phénoménologique de vérité par Michel Henry
aboutit à faire de l’homme le porteur et le gardien de la vérité plutôt
que le berger de l’être. « L’homme n’est plus quelque chose, quelque
chose qui apparaît, mais l’apparaître lui-même [parce que] la matière
dont l’homme est fait est l’affectivité pure125. » Or l’affectivité pure, qui
s’oppose l’horizon en le recevant, est la vérité en tant qu’identique à l’être
comme apparaître. La vérité est ainsi rétablie en l’homme même, non pas

■ 122. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 53.


■ 123. Ibid., p. 584.
■ 124. Ibid., p. 53.
■ 125. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 95-96.
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DOSSIER MICHEL HENRY

comme une possibilité qui incomberait à la pensée, pas davantage comme


une ouverture à l’être, mais comme sa définition ultime et comme son
essence affective et matérielle. Henry, prenant Heidegger à revers, oppose
donc à la déclaration selon laquelle « le Dasein est dans la vérité126 » une
proposition rigoureusement inverse. C’est dans l’homme même que se
trouve la vérité : « En tant que l’essence de l’homme est reliée à la vérité
de l’être d’une manière privilégiée, elle n’est rien d’autre que ce qui est
capable de recevoir la lumière de cette vérité, d’entrer en elle, de parvenir
jusqu’à elle et de devenir ainsi elle-même cette vérité. […] Ainsi l’essence
de la vérité ne peut-elle être réalisée hors de l’homme sans que ne se pose
immédiatement le problème de sa réception par l’homme, c’est-à-dire en
fait, celui de la présence en lui de cette vérité127. »

Vincent Giraud
chercheur postdoctoral, université de Kyoto, Japon
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n° 126 / 3e trimestre 2011
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 126. Martin Heidegger, Sein und Zeit, § 44, p. 221 ; trad. fr., op. cit., p. 164.
■ 127. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, op. cit., p. 251 (souligné par l’auteur).
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