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Revue Philosophique de Louvain

Jean Hyppolite, Etudes sur Marx et Hegel


Alphonse De Waelhens

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De Waelhens Alphonse. Jean Hyppolite, Etudes sur Marx et Hegel. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome
54, n°42, 1956. pp. 310-315;

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transcendance de Dieu. Pour l'interprétation de la pensée du Cusan,


la présente étude du prof. Koch est de première importance.
J. DOPP.

Jean HYPPOLITE, Etudes sur Marx et Hegel. Un vol. 22,5' x 14,5


de 205 pp. Paris, Rivière, 1955 ; 600 fr. fr.
On sait ce que les études hégéliennes doivent à Jean Hyppolite :
une traduction annotée de la Phénoménologie (1) qui rend accessible
au public de langue française l'œuvre la plus importante de la
philosophie moderne et, du même coup — car une traduction de
Hegel, comme celle de tout grand philosophe, est nécessairement
une proposition originale de le comprendre — , une interprétation
de ce livre unique par l'ampleur de la pensée, la densité du texte,
l'immensité du propos et l'obscurité sinon du langage du moins
de l'architecture et du développement ; une thèse monumentale
sur la Genèse et Structure de la Phénoménologie de Hegel (2) qui
s'efforce, en nous éclairant sur les intentions et les allusions du
texte, de nous faire comprendre la place que tient le livre dans
l'ensemble d'une pensée qu'il semble clore en la commençant ; un
volume aussi pénétrant et lucide que Logique et Existence <3) qui,
sans relever immédiatement des études hégéliennes, s'y rapporte
tout de même étroitement puisqu'il pose le problème —
fondamental pour tout hégélianisme — du lien qui, par la vie, unit et
médiatise, en s'efforçant de se surmonter lui-même dans son oeuvre
de médiation, le fait de l'Etre et le tout nécessaire et absolu de
la Pensée ; une Introduction à la Philosophie de l'Histoire de
Hegel (4), où Hyppolite étudie la naissance dans la pensée
hégélienne de l'idée de positivité par laquelle Hegel se sépare décisive-
ment de tout idéalisme logique. Si Hegel a voulu être le philosophe
pour qui l'Absolu est non substance mais sujet, l'idée de positivité
l'a contraint — et cela change tout — à concevoir ce sujet comme
sujet d'une Histoire.
Le présent volume, en tous points digne de ceux qui l'ont
précédé, est centré sur le problème des rapports entre Hegel et Marx.
Tous les articles dont il est composé ne sont pourtant pas relatifs

l1' Paris, Aubier, 1947. 2 volumes. Collection « Philosophie de l'Esprit ».


<2> Paris, Aubier, 1947. Collection « Philosophie de l'Esprit ».
O Paris, P. U. F., 1953. Collection « Epiméthée ».
W Paris, Rivière, 1948.
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à ce sujet. Le recueil s'ouvre, en effet, sur une étude de la notion


de vie dans la Realphilosophie d'Iena, qui permet d'éclairer les
fameux passages de la Phénoménologie sur la vie et la conscience
de soi, qu'Hyppolite a toujours tenus pour une des clefs du livre
(avec la dialectique du maître et de l'esclave, la conscience
malheureuse et la dialectique de la Liberté devenue dans la Révolution
Française sa propre fin). Ces passages seuls permettent de
comprendre au niveau convenable la thèse, apparemment simple et
contestable, que la philosophie de Hegel « veut être une pensée de la
vie humaine » (p. 13). C'est que les rapports de la vie et de la
conscience de soi présentent une première fois, mais en soi et
pour toujours, tous les thèmes fondamentaux de la problématique
hégélienne : les rapports de l'universel et du particulier, de la totalité
et de la partie, de l'immanence et de la transcendance, du genre
et de l'individu, du pour-soi et de l'en-soi, du positif et du négatif,
de la négation et de la négation de la négation, de l'infini et du fini.
On voit bien cette importance décisive de la problématique de
la vie chez Hegel, si l'on songe que la Politique et l'Economie ne
font pour lui que reproduire, au niveau des relations interhumaines
ou des relations de l' homme-sujet à la nature (et donc autrement),
les problèmes des rapports de la conscience à l'organisme. On s'en
avise en se laissant guider par le fameux aphorisme de Saint-Just :
« La force des choses nous conduit peut-être à des résultats
auxquels nous n'avions point pensé », qui prépare le non moins
fameux : a nul ne règne innocemment ».
Ces vérités difficiles et dangereuses, l'économie politique
anglaise (que Hegel, là encore précurseur de Marx, avait longuement
étudiée) tente à la fois de les reconnaître et de les rendre inoffen-
sives. Adam Smith montre que « la division du travail, le jeu des
échanges sont d'abord des projets individuels » mais « qui
s'actualisent dans un ensemble et deviennent un projet nouveau, plein
de sens, et pourtant non voulu comme tel par les individus » (p. 89).
Il espère toutefois nous persuader que ce nouveau projet, loin de
receler aucune menace ou aliénation pour aucun de nous, favorise,
au contraire, son véritable « intérêt ». C'est ce que Hegel — avant
Marx mais pour d'autres raisons — ne croit nullement. Il voit bien
que l'économique et le politique sont pour l'individu un moment
où il prend « congé de lui-même », et ainsi « grandit pour soi comme
universalité et se purifie de la singularité » (p. 91). Ce qui permet
à cet individu — et avec lui au philosophe — de surmonter l'idéa-
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lisme moral de Kant et de Fichte, de se transformer lui-même mais


non sans objectivation ou aliénation. Hegel refuse l'optimisme utili-
tarlste mais il refuse tout autant l'aveugle et sotte révolte des
Romantiques contre le Monde. Il accepte que l'humanisation de la
nature par l'économie moderne entraîne — provisoirement mais
certainement — la déshumanisation du travailleur. Il attend de cette
nécessaire aventure un bénéfice mais il ne l'attend pas
immédiatement. Et on doit douter qu'à la fin ce bénéfice sera pour Hegel
aussi total qu'il le sera plus tard pour Marx.
Car l'un des reproches fondamentaux que l'auteur du Capital
fera à celui de la Phénoménologie sera d'avoir confondu une
objectivation tenue par Hegel pour fatale et insurmontable (s> avec une
aliénation que Marx rapporte à un état défini de la société et que
celle-ci vaincra dans le communisme. Ainsi Marx prétend-il que
la philosophie hégélienne, puisqu'elle s'est laissé abuser par le
fait, par un moment de l'histoire, est elle-même un événement de
cette histoire et non l'avènement du Sage et la fin de toute
histoire <6) comme Hegel l'imagine de sa propre pensée. Un
événement historique — et l'aliénation n'est qu'un événement historique
— ne peut être supprimé que par une révolution historique.
Jean Hyppolite défend Hegel contre cette accusation. Il y a —
nous dit- il — des « raisons valables » (p. 101) qui poussent Hegel
à croire l'aliénation effectivement insurmontable. Ces raisons se
ramènent, nous semble-t-il, à ce qu'on nomme dans le langage
philosophique contemporain le « pour-autrui » de l'existence, qui, de
fait, ne pourra jamais être aboli. « Dans l'amour, dans les relations
humaines, dans la reconnaissance de l'homme par l'homme, dans
la technique au moyen de laquelle l'homme édifie et crée son monde,
dans l'administration politique de la cité, fût-elle socialiste, n'y
a-t-il pas une représentation de soi hors de soi, une reconnaissance
de soi dans l'autre qui implique une sorte de séparation, d'aliénation
qu'on peut toujours tenter de déplacer, mais qui subsiste toujours,
et qui, par conséquent, fait partie de la notion même que nous,

<5> Dans les faits tout au moins. Car il y a pour Hegel un dépassement de
l'objectivation dans le savoir absolu du (philo)sophe, et seulement en lui. Marx,
on de sait, tient cette forme de dépassement pour une mystification.
'*' La fin de l'histoire n'est donc pas constituée pour Hegel par le
dépassement de fait de l'aliénation, mais par l'apparition du Sage qui, ayant tout pensé
absolument, empêche que désormais il y ait, non des aliénations effectives, mais
des aliénations susceptibles de comporter un sens nouveau.
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hommes, pouvons nous faire de l'Absolu ?» (p. 101). Peut-être


Hyp polite va-t-il ici trop loin, du moins comme commentateur de
Hegel. Car justement ce dernier nous persuade que le savoir du
« pour-autrui » peut arriver à annuler celui-ci pour la pensée du
(philosophe, mais seulement pour elle. Ainsi se trouverait purgée,
mais seulement elle, « la notion même que nous, hommes, pouvons
nous faire de l'Absolu ».
Cependant les reproches de Marx conduisent à d'autres
conséquences. Pour lui — qui suit le mouvement du hégélianisme et ne
l'attaque jamais sur son terrain mais seulement sur celui de l'erTec-
tivité — la crise de l'hégélianisme va devenir la crise de la
philosophie (p. 111), que Hegel — Marx l'admet avec celui-ci — termine.
Aller philosophiquement au delà de Hegel ne peut revenir qu'à
réaliser la philosophie — c'est-4-dire la réconciliation — dans la
destruction de la philosophie. Et cette « destruction » ne peut donc
consister en un retour à un objectivisme scientiste préphilosophique,
comme un certain « marxisme », qui a oublié Marx aussi bien que
Hegel, tente de nous le faire admettre aujourd'hui. C'est ce qu'on
constate sans peine en lisant les critiques de Marx contre la
philosophie du droit et la philosophie de l'Etat de Hegel.
Hegel, que le temps a rendu conservateur, a fini par renoncer
à toute réconciliation totale entre la société bourgeoise (qui est pour
lui la société) et l'Etat. La société bourgeoise est à ses yeux le
phénomène de l'Idée-pour-soi de cette même société, qui est l'Etat
— mais c'est un phénomène qui ne s'égalera jamais à son idée.
Or cette « carence » est un cas unique dans l'hégélianisme : elle
signifie concrètement qu'il faut refuser définitivement toute
identification de Yhomme privé et du citoyen. Hegel a tiré cette leçon
de l'échec de la Révolution française. Il faut, pense-t-il, amèrement
ou non, « que l'Etat moderne se montre assez puissant pour laisser
' *
subsister son propre phénomène dans son sein » (p. 125). Il est
vrai qu'entre l'Etat et son phénomène (la société bourgeoise) des
tentatives de médiation, toujours à répéter, peuvent s'entreprendre :
c'est à quoi servent, on ne sait trop comment, « l'opinion publique,
la représentation des groupes civils dans l'Etat politique, la
bureaucratie, etc. » (p. 125).
Naturellement Marx n'a aucune peine à montrer que ces «
médiations » ne traduisent que la bonne conscience du bourgeois Hegel.
Hyppolite demande cependant si la suppression de la lutte des
classes par la communauté des moyens de production suffira à.
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assurer cette médiation, à effacer l'antagonisme de l'homme privé


et du citoyen. Marx conçoit une identification de l'homme à sa
nature sociale ; simplement, cette identification n'est pas réalisée
encore parce que la division de la société en classes (elle-même
causée par les nécessités essentielles provisoires du développement
de la production) s'y oppose. Reste à voir, se demande à maintes
reprises Hyppolite, si la volonté de puissance, que le marxisme est
contraint de supposer en l'homme pour avancer sa théorie de la
disparition des classes dans la conquête du pouvoir par le
prolétariat, s'évanouira avec cette conquête elle-même. Ce qui est revenir
au point central : peut-on penser que l'existence de l'homme
s'identifie effectivement et pour tous à sa socialite ?
* * *

Le livre se termine sur un retour à Hegel et, comme ces


considérations le font comprendre, à une réflexion sur « la situation de
l'homme dans la phénoménologie hégélienne ».
On résumerait sans doute justement le commentaire de Jean
Hyppolite en disant que selon Hegel la reconnaissance de l'homme
par l'homme neutralise l'opposition du maître et de l'esclave (et
ainsi supprime le maître comme maître et l'esclave comme esclave)
mais ne détruit pas la négation de l'autre dans le désir de cet
autre — qui est désir de soi. Il se fait seulement que la
reconnaissance aperçoit la réciprocité de cette négation et ainsi la suspend.
« Je suis essentiellement désir. Ce que je dois donc trouver (r) dans
cet autre c'est le désir de mon désir. C'est l'animal seulement qui
s'assouvit dans la négation abstraite ou la jouissance qui est comme
une mort. Mais mon désir doit se perpétuer, il doit se réfléchir
comme désir, et il ne le peut que si son objet est aussi désir, désir
à la fois identique au mien et pourtant étranger. Ainsi je m'apparais
dans l'autre et l'autre m'apparaît comme moi-même. Nous
n'existons que dans cette reconnaissance réciproque... » (p. 182).
Marx avait donc tort de prétendre que la dialectique du maître
et de l'esclave ne tenait pas dans la Phénoménologie la place qui
lui convient. Elle en tient une plus grande que Marx ne pourrait
même l'admettre lui-même, puisqu'elle marque jusqu'à la moelle
tout rapport de l'homme à l'homme.

(7> Au cours du processus de reconnaissance, ajoutons-nous.


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Le livre se clôt par un essai sur la logique de Hegel. L'auteur


nous montre pourquoi elle commence là où la Phénoménologie
finit : la philosophie, nous dit-il, ne peut être simplement le savoir
d'un sujet humain mais elle ne peut non plus être simplement
dogmatique. Il faut donc, avant qu'elle ne débute véritablement, qu'elle
nous mène elle-même à nous dépasser comme sujet individuel,
particulier, humain et historique. C'est à quoi nous parvenons avec le
Sage dont l'apparition conclut la Phénoménologie. Dès lors, la
philosophie peut commencer au sens absolu.
C'est pourquoi aussi la phénoménologie au sens contemporain,
puisqu'elle renonce à surmonter le sujet fini, n'est qu'« humanisme »
ou « anthropologie ». C'est ce que Husserl comprit à la fin de sa
carrière, lorsqu'il s'avisa que son long effort le contraignait à
désavouer l'idée de la philosophie comme science rigoureuse. Sans
doute. A moins que le savoir absolu ne soit qu'une pseudo-idée.
Et que la phénoménologie au sens contemporain ne soit qu'un
effort de comprendre toutes les conséquences de cette constatation.
Mais cela, bien sûr, nous éloigne infiniment de Hegel.
Alphonse De Waelhens.

René Le SENNE, La découverte de Dieu (Coll. Philosophie de


l'Esprit). Un vol. 18,5 x 12 de 287 pp. Paris, Aubier, Editions
Montaigne, 1955 ; prix : 690 fr. fr.
Ce livre posthume n'est pas entièrement inédit. M. Morot-Sir
y a réuni des articles publiés par Le Senne dans diverses Revues
hors de France {Giornale di Metafisica, Die Tatwelt, Tijdschrift
voor Philosophie, etc.) et tournant autour d'un thème principal,
l'axiologie. Le Senne avait songé à éditer lui-même les plus
importants et les plus récents d'entre eux sous le titre : « Signification
métaphysique de la valeur ». Trois écrits inédits complètent le
volume. Un article constituant une « Introduction à la description
de l'espérance » ; le Giornale di Metafisica l'avait de son côté publié
dans son numéro de mai-juin 1955. Des « Pensées sur l'idée et
l'existence de Dieu », extraites de Cahiers intimes rédigés par Le Senne
en 1931 et 1932. Enfin, le plan et quelques pages d'un livre projeté
par l'éminent philosophe en 1952, « La découverte de Dieu ».
L'éditeur a donné le même titre à la collection ici rassemblée : la
réflexion philosophique a été constamment et de plus en plus, aux
yeux de Le Senne, une promotion de la confiance en Dieu, une
recherche de la Valeur absolue et personnelle.

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