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LES MÉSAVENTURES DE LA CRITIQUE.

RÉFLEXIONS À PARTIR DE
JACQUES RANCIÈRE

Franck Fischbach

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2011/1 n° 49 | pages 140 à 147


ISSN 0994-4524
ISBN 9782130572442
Article disponible en ligne à l'adresse :
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travail et domination

f. fischbach, Les mésaventures de la critique. Réflexions à partir de Jacques Rancière

Les mésaventures
de la critique.
Réflexions à partir
de Jacques Rancière
Par Franck Fischbach

Le résultat d’une forme paradoxale (et, peut-être, « postmoderne »)


de critique sociale est d’aboutir au constat que plus aucune critique so-
ciale n’est désormais possible, dans la mesure où le propre du système
critiqué est qu’il parvient constamment à intégrer la critique à son propre
fonctionnement. La critique sociale s’est ainsi mise à tenir un discours
qui insiste d’abord sur la puissance du système social critiqué à tourner à
son avantage tout ce qui pourrait sembler à première vue représenter un
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péril pour lui. On peut alors se demander si ce n’est pas ce type même
140 de critique sociale qui contribue à produire ce qu’il fait mine ensuite de
_ constater, à savoir le désarmement et le découragement de toute critique.
En expliquant que la critique est destinée à être inéluctablement récu-
pérée et intégrée au système, ne dit-on pas en même temps que toute
critique est inutile et qu’il vaut mieux se résigner ? C’est en tout cas très
exactement ce que Jacques Rancière appelle « la version mélancolique du
gauchisme », dont il dit qu’elle « se nourrit de la double dénonciation
du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en croyant la
combattre »1. Je partirai ici des critiques que Rancière adresse, selon moi
légitimement, à ce type de critique sociale paradoxalement transformée
en discours dominant, mais je contesterai son analyse sur un point capi-
tal. J’exposerai les raisons qui font que je ne peux suivre Rancière jusqu’au
stade où il affirme que cette forme de critique sociale désabusée et mélan-
colique est en réalité l’aboutissement logique et inévitable que la tradition
de critique sociale se préparait à elle-même depuis ses commencements,
ce qui veut dire depuis Marx. Une autre forme de tradition critique peut,
selon moi, s’enraciner aussi en Marx, une forme qui, elle, n’est sans doute
pas aujourd’hui épuisée.
Mais commençons par préciser quelques-unes des caractéristiques de
cette forme de la critique sociale, « postmoderne » et tendanciellement

1. J. Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 42.

Actuel Marx / no 49 / 2011 : Travail et domination


présentation DOSSIER interventions entretien livres
G. Duménil, M. Löwy et E. Renault, Sur Marx et les marxismes

dominante, en partant du constat que c’est d’abord une critique sociale


qui met l’accent sur un diagnostic des infinies capacités d’adaptation du
système capitaliste, et donc sur sa puissance, ou sur « le pouvoir de la
bête », comme dit Rancière. En conséquence, c’est une critique sociale
qui aboutit au constat mélancolique de l’inefficacité de toute critique
sociale. C’est ensuite une critique sociale qui met au jour les illusions
dont sont victimes ceux qui croient encore à une efficacité de la critique.
Enfin, c’est une critique sociale qui place le critique lui-même dans une
position privilégiée, puisqu’il est le seul à ne pas être victime de l’illusion
d’une quelconque efficacité de la critique, le seul qui sache se rendre à
l’évidence, le seul qui fasse preuve d’un réalisme clairvoyant.

La critique inversée
Sur le premier point, l’insistance sur la puissance d’adaptation et de
récupération du système, l’argument consiste en gros à démasquer une
illusion. Il pose que l’illusion caractéristique d’aujourd’hui, c’est juste-
ment de croire qu’il y a encore une possibilité de distinction entre le réel
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et l’illusoire (distinction nécessaire à l’exercice de la critique), alors qu’en
fait il n’y a plus de différence entre l’un et l’autre. On peut penser que la 141
critique sociale classique croyait au fond en la possibilité d’un ancrage de _
la critique dans un point fixe qui soit à la fois réel et extérieur au système
critiqué, un point fixe à partir duquel on pouvait identifier les illusions
générées à l’intérieur du système et montrer qu’il est inévitable d’être
victime de ces illusions aussi longtemps qu’on reste à l’intérieur dudit
système. La critique « postmoderne », par exemple celle de Sloterdijk2
mais aussi celle de Baudrillard3, nous explique que ce geste n’est plus
possible aujourd’hui, à la fois parce qu’il n’y a plus rien qui soit fixe et
parce qu’il n’y a plus rien qui soit encore à l’extérieur du système, de
sorte qu’il n’est plus possible de distinguer entre un extérieur qui serait
réel et un intérieur qui serait illusoire. L. Boltanski et E. Chiapèllo met-
taient en œuvre une démarche du même ordre dans Le nouvel esprit du
capitalisme : le capitalisme aurait intégré à son propre fonctionnement
interne les revendications d’autonomie, de créativité et d’authenticité que
faisaient valoir contre lui la « critique artiste » et les révoltes des années
soixante4. Les concepts de la critique sont ainsi devenus les outils mêmes
de la reproduction du système : il n’y a donc plus d’extériorité à celui-ci et
la critique est définitivement désarmée.
Mais que fait un discours qui dit cela, sinon reproduire le type même
de discours qu’il critique et dont il prétend qu’il serait épuisé et dépassé ?

2. Voir, par exemple, P. Sloterdjik, Écumes, Paris, Maren Sell, 2005.


3. Voir, par exemple, J. Baudrillard, L’Illusion de la fin ou la grève des événements, Paris, Galilée, 1992.
4. L. Boltanski, E. Chiapèllo, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
travail et domination

f. fischbach, Les mésaventures de la critique. Réflexions à partir de Jacques Rancière

Comment ne pas voir que le critique s’attribue à lui-même, quant au


fonctionnement du système, une lucidité dont il prétend par ailleurs que
le même système la rend désormais impossible, puisqu’il brouille toute
distinction du réel et de l’illusoire, condition même de la lucidité cri-
tique ? Autrement dit, il s’agit d’un discours qui a les apparences de la
critique sociale traditionnelle ou classique, notamment en ce qu’il fait
porter la critique sur les illusions des agents, mais avec cette différence
de taille que l’illusion qu’il critique chez les agents, c’est leur croyance
même en l’efficacité de la critique. La critique traditionnelle portait sur
des illusions en ayant pour but de permettre qu’on s’en « délivre » : ainsi,
chez Marx, la critique des mystifications du monde marchand devait per-
mettre qu’on s’en libère et qu’on conquière une lucidité quant à la nature
réelle des marchandises et de ce qui rend leur échange possible. Mais la
critique n’a plus aucune fonction émancipatrice, dès lors que l’illusion
dont elle « délivre » n’est autre que l’illusion même de la critique : cela
ne peut aboutir à rien d’autre qu’au renoncement, à la soumission ou à
la mélancolie. Que fait le « critique » ici, sinon convertir l’impuissance
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de la critique, établie par lui-même, « en impuissance généralisée, et se
142 réserver la position de l’esprit lucide qui jette un regard désenchanté sur
_ un monde où l’interprétation critique du système est devenue un élément
du système lui-même ? »5
En ce sens, J. Rancière n’a pas tort de dire de cette nouvelle critique
qu’elle est « l’inversion du modèle critique »6, de sorte que ce serait une
erreur de penser que « la tradition de la critique sociale et culturelle est
épuisée » : au contraire, « elle se porte très bien », mais « sous sa forme
inversée qui structure maintenant le discours dominant »7. L’inversion de
la forme se marque au fait que cette nouvelle critique ne poursuit plus
aucun objectif émancipatoire : à la différence de la critique marxienne,
par exemple, qui « révélait la loi de la marchandise comme vérité ultime
des belles apparences afin d’armer les combattants de la lutte sociale »,
cette nouvelle « critique », au contraire, « n’est plus censée fournir aucune
arme contre l’empire qu’elle dénonce »8 : bien plutôt, elle dénonce l’illu-
sion consistant à croire qu’il pourrait encore exister une telle arme. Mais
J. Rancière ne s’en tient pas à ce seul constat de l’inversion actuelle de
la critique sociale dont la visée émancipatrice se serait retournée en un
constat d’impuissance et une soumission à l’existant – une inversion qui
explique aussi la transformation paradoxale de la critique en « discours
dominant ». Il ajoute que ce renversement était en germe dès le départ,

5. J. Rancière, Le spectateur émancipé, op. cit., p. 43.


6. Ibid., p. 46.
7. Ibid., p. 47.
8. Ibid., p. 46.
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dès les premières formes de critique sociale, en gros : dès Marx. « L’actuelle
déconnection entre la critique du marché et du spectacle et toute visée
émancipatrice est la forme ultime d’une tension qui a habité dès son
origine le mouvement de l’émancipation sociale »9.

La critique comme dispositif inégalitaire


Quelle est cette tension ? Pour le dire vite, c’est la tension entre la po-
sition occupée par le critique et la position de ceux auxquels il s’adresse et
destine son discours critique. Implicitement, et dès le départ, il n’y aurait
pas seulement eu un écart entre ces deux positions, mais une véritable
hiérarchie – et là est tout le problème, selon J. Rancière : le discours de
la critique sociale est un discours qui vise l’émancipation, mais dont le
dispositif reconduit ce qui est l’obstacle par excellence à toute émancipa-
tion possible, à savoir la hiérarchie, en l’occurrence sous la forme de la
hiérarchie entre celui qui sait et ceux qui ne savent pas, entre le critique
lucide et la masse de ceux qui vivent dans l’illusion, qui sont aveuglés et
se complaisent dans leur aveuglement.
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Dans la critique à laquelle il soumet les discours de critique sociale,
J. Rancière présuppose une forme de critique sociale dont la caractéristi- 143
que est qu’elle n’attribue aucune compétence critique aux acteurs sociaux _
eux-mêmes, voire une critique sociale qui dénie explicitement aux acteurs
toute compétence critique. Ce qu’il critique, c’est la figure du critique
social qui sait mieux qu’eux ce que doivent faire ceux auxquels il s’adresse
parce qu’il s’est quant à lui – on se sait trop comment – libéré des illusions
et des mystifications dans lesquelles ceux-là restent pris. Que cette figure-
là de la critique sociale ait hanté son histoire, J. Rancière a raison de le
rappeler, et, en ce sens, il n’a pas non plus tort de soumettre à la critique
cette stratégie critique indéfiniment recyclable en vertu de laquelle le
critique social est celui qui perce à jour des illusions dont il montre qu’il
est inévitable que les agents en soient les victimes dans la société telle
qu’elle est : le critique social pose ainsi que « le processus social global
est en lui-même un processus d’autodissimulation », en vertu duquel il
est inévitable et nécessaire que les agents soient victimes d’illusions et
d’aliénations et, surtout, que les victimes d’illusions et d’aliénations ne
sachent pas qu’elles le sont.
Tout se passe comme si le critique social, dans le portrait que J.
Rancière en fait, était en quelque sorte spontanément platonicien : il voit
la société dans son ensemble comme une caverne où sont attachés des pri-
sonniers qui prennent « les images pour des réalités, l’ignorance pour un

9. Ibid., p. 48.
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f. fischbach, Les mésaventures de la critique. Réflexions à partir de Jacques Rancière

savoir et la pauvreté pour une richesse »10. Certes, entre les années 1960
et aujourd’hui, on est passé d’une critique qui s’employait à déchiffrer les
images trompeuses de la société du spectacle11 à une critique désabusée et
mélancolique qui pose qu’il n’y a même plus lieu de distinguer entre les
images et la réalité, et que l’illusion consiste justement à croire qu’il serait
encore possible de les distinguer. Mais le dispositif d’ensemble reste le
même, que J. Rancière résume en ces termes : « Les procédures de la criti-
que sociale ont pour fin de soigner les incapables, ceux qui ne savent pas
voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu’ils voient. Et les médecins
ont besoin de ces malades à soigner ; pour soigner les incapacités, ils ont
besoin de les reproduire indéfiniment ». C’est ainsi que, « il y a quarante
ans, la science critique nous faisait rire des imbéciles qui prenaient les
images pour des réalités », tandis que, « maintenant, la science critique
recyclée nous fait sourire des imbéciles qui croient encore qu’il y a des
messages cachés dans les images et une réalité distincte de l’apparence », tel
John Nada, ce chômeur qui, dans Invasion Los Angeles de John Carpenter,
débarque de Denver à Los Angeles et qui parvient, grâce à des lunettes
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spéciales, à lire les véritables messages – « Consommez ! » « Obéissez ! » –
144 qui sont cachés derrière les slogans publicitaires. « La machine, conclut J.
_ Rancière, peut marcher ainsi jusqu’à la fin des temps, en capitalisant sur
l’impuissance de la critique qui dévoile l’impuissance des imbéciles »12.

La critique comme « clarification »


Pour sortir de ce cycle indéfini et, en même temps, de l’impuissance
de la critique, on sait que J. Rancière convoque le critique à sortir du
partage entre lui-même – le seul lucide, l’unique clairvoyant – et la masse
des imbéciles auxquels il s’adresse, c’est-à-dire à sortir du partage des com-
pétents et des incompétents, et à poser l’hypothèse de la compétence de
n’importe qui, c’est-à-dire à compter avec la compétence et la capacité de
ceux qui, habituellement, comptent pour rien ou pour pas grand-chose,
y compris donc au regard du théoricien critique. Les implications de cette
position posent cependant un problème. J. Rancière me paraît en effet
adopter une posture contre laquelle Max Horkheimer mettait en garde
dès son texte fondateur de 1937, « Théorie traditionnelle et théorie criti-
que ». Horkheimer écrivait ceci : « L’intellectuel qui se borne à proclamer
dans une attitude de vénération religieuse la créativité du prolétariat et
se satisfait de s’adapter à lui et de l’idéaliser, ne se rend pas compte que
toute fuite devant l’effort de pensée théorique […] rend les masses plus

10. Ibid., p. 50.


11. Voir G. Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.
12. J. Rancière, Le spectateur émancipé, op. cit., p. 54.
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aveugles et plus faibles qu’elles ne le sont [déjà] par la force des choses »13.
Que la théorie, et particulièrement une théorie critique, soit un effort de
« clarification » visant à produire une « auto-compréhension de l’époque
quant à ses luttes et à ses souhaits », c’est ce que Marx disait en ces termes
mêmes dès 1843 dans sa correspondance avec Ruge14 : or, le risque que
court la position de J. Rancière, me semble-t-il, c’est celui de renoncer à
cet effort proprement théorique de clarification que produisent notam-
ment la philosophie et les sciences sociales.
Tout se joue dans l’ambiguïté du terme que Marx utilise ici : erklären.
Si erklären veut dire « expliquer » un fonctionnement social à des agents
considérés comme incompétents et inévitablement victimes, voire comme
victimes consentantes des illusions produites par ce même fonctionne-
ment, alors on tombe en effet sous le coup de la critique de J. Rancière.
Mais si le même erklären veut dire « clarifier » ou « rendre clair »15, alors
on peut, me semble-t-il, maintenir en état de marche une théorie cri-
tique qui vise précisément à clarifier un fonctionnement social opaque
ou obscur, et qui éclaire, non pas seulement pour mais avec les acteurs,
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les conditions, le sens et la portée de leurs luttes et de leurs aspirations
sociales. Contre J. Rancière, je dirais qu’on peut faire de la théorie, et 145
particulièrement de la théorie sociale critique, non seulement sans nier _
les compétences et les capacités de ceux auxquels on adresse cette théo-
rie, mais en visant, au contraire, à renforcer, à accroître et à développer
ces compétences et ces capacités : selon la proposition d’Horkheimer,
on comprend alors la théorie critique, ou plutôt la théorie critique se
comprend elle-même comme étant « un facteur dynamique et critique »16
à l’intérieur d’un processus émancipateur qui l’englobe, qui la dépasse,
mais qui ne l’annule pas pour autant en tant que théorie.
La théorie critique se conçoit alors elle-même comme « l’aspect intellec-
tuel du processus historique d’émancipation »17 : la pensée ou la théorie peut
ainsi être comprise comme un facteur parmi d’autres des luttes orientées vers
l’émancipation, sans que cela suppose ou implique aucune hiérarchie entre
ce facteur qu’est la théorie et les autres facteurs. De sorte qu’il faut en effet
maintenir avec J. Rancière l’idée qu’un processus émancipateur ne peut pas
en être vraiment un s’il ne met pas déjà en œuvre en lui-même cet élément
décisif de l’émancipation qu’est l’égalité : pas de supériorité donc du facteur
13. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr C. Maillard & S. Muller, Paris, Gallimard, 1974, p. 47.
14. K. Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 46 : « La réforme de la conscience consiste seulement en ceci que l’on rende
intérieure au monde sa propre conscience, qu’on le réveille de ses rêves qu’il fait sur lui-même et qu’on lui clarifie (erklärt) ses
propres actions » (traduction modifiée, voir la note suivante).
15. Selon la juste traduction de la Lettre de Marx à Ruge proposée par E. Renault dans son Marx et l’idée de critique (Paris, PUF,
1995, pp. 44-45). Ce qui indique et justifie que erklären soit traduit par « clarifier » et non pas par « expliquer », c’est l’usage que
Marx fait à peine quelques lignes plus haut du verbe klarmachen (« rendre clair »), ainsi que son emploi, dans le même texte
quelques lignes plus bas, de l’expression de unklares Bewusstsein (« conscience non claire »).
16. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 47.
17. Ibid., p. 48.
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« théorie » sur les autres facteurs, pas de supériorité du théoricien critique


relativement à ceux auxquels il destine son discours théorique. Mais ce qu’il
faut objecter à J. Rancière, c’est que l’intervention du théoricien critique
n’engendre pas inévitablement la hiérarchie et l’inégalité, notamment
quand ce sont les acteurs eux-mêmes qui font appel à lui pour développer
leurs luttes, renforcer leurs compétences et, aussi, contrer les effets de dé-
légitimation et de disqualification produits par le discours des experts qui,
eux, nient bel et bien les compétences des acteurs. Contrairement à ce que
J. Rancière semble admettre comme un présupposé, il n’y a pas, d’un côté,
la compétence absolue des experts et, de l’autre, l’incompétence radicale
des agents, qu’il faudrait retourner en son contraire : la compétence absolue
de n’importe qui. Entre les deux, il y a la compétence spécifique du théori-
cien critique auquel les acteurs peuvent faire appel à la fois pour renforcer
leurs propres compétences et pour contester la prétention des experts au
monopole de la compétence.
Ce que je conteste ici, dans le modèle de J. Rancière, c’est qu’il ne
conçoit de compétence qu’absolue, de sorte que toute affirmation d’une
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compétence ou plutôt de LA compétence de quelques-uns est de façon
146 inévitable absolument disqualifiante pour les autres. Or, la réalité sociale
_ n’est faite ni de compétence absolue ni d’incompétence radicale, elle est
faite de compétences spécifiques, relatives et particulières. De sorte que
contester le partage établi entre compétents et incompétents ne revient pas
nécessairement à affirmer une compétence égale et absolue ou également
absolue de n’importe qui, mais à dire que n’importe qui peut avoir certaines
compétences tandis que d’autres compétences lui font défaut, et que, dans
tel ou tel contexte, sur telle ou telle question, il peut s’avérer utile d’en
appeler à celui qui, dans un domaine spécifique ou sur un champ parti-
culier, a développé un petit peu plus de compétences que le premier venu,
c’est-à-dire que n’importe qui. Et ce n’est pas forcément faire entrer là le
renard dans le poulailler égalitaire, étant entendu par ailleurs que ce dernier
sait fort bien introduire de lui-même l’inégalité en son sein sans qu’il soit
besoin pour cela de l’intervention du théoricien critique.
Je pense donc qu’il convient de prendre garde à ne pas produire une
hiérarchie inverse, tout en prêchant l’égalité : en se bornant, comme le
disait Horkheimer, « à proclamer dans une attitude de vénération reli-
gieuse la créativité du prolétariat »18, ou bien, pour le dire autrement,
en se laissant fasciner par les compétences et les capacités de ceux qui
sont habituellement tenus pour incompétents et incapables, le théoricien
critique leur rend un mauvais service dans l’exacte mesure où il renonce
à être lui-même un facteur à part entière de l’émancipation et dans la

18. M. Horkheimer, Ibid., p. 47.


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mesure aussi où il échoue à préserver ce qu’Horkheimer appelait « la


possibilité toujours présente d’une tension entre le théoricien et la classe
à laquelle il s’adresse »19. Une tension de ce genre n’est pas nécessairement
hiérarchique et n’est pas condamnée à le devenir : elle est d’abord fonda-
mentalement dynamique. Le fond du problème me paraît se trouver du
côté d’une difficulté, évidente chez J. Rancière, à articuler le social et la
politique : la déclaration de la compétence de n’importe qui nomme chez
lui la politique comme telle, c’est-à-dire la démocratie et, en ce sens, la
politique est le nom même du dissensus au sujet de la répartition établie
des compétences et du partage même entre compétents et incompétents.
Je pense qu’il faut maintenir cette conception de la politique comme
dissensus, mais qu’il faut aussi se rendre capable d’articuler le dissensus
politique avec la conflictualité sociale. n

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19. Ibid., p. 48.

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