Vous êtes sur la page 1sur 16

SAUVER D'UNE RÉIFICATION DE LA CONSCIENCE LA TÂCHE DE

LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Renaud Barbaras

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2012/1 n° 100 | pages 49 à 63

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130593607
Article disponible en ligne à l'adresse :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2012-1-page-49.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Renaud Barbaras, « Sauver d'une réification de la conscience la tâche de la
phénoménologie », Les Études philosophiques 2012/1 (n° 100), p. 49-63.
DOI 10.3917/leph.121.0049
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 49 / 144

Renaud Barbaras

Sauver d’une réification de la conscience.


La tâche de la phénoménologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

Toute méthode peut être caractérisée par deux traits minimaux : elle est
une voie d’accès à ce qui constitue l’objet propre d’une discipline ; elle est un
principe de clôture, permettant de circonscrire le champ de cette discipline
par rapport à d’autres champs. Pour autant que l’objet de la phénoménologie
n’est autre que l’apparaître comme tel, sa méthode consistera à remonter de
ce qui apparaît en et par cet apparaître, à savoir l’apparaissant, à sa modalité
et sa condition d’apparaître. Or, en vertu de ce que Husserl nomme l’a priori
universel de corrélation, l’apparaître enveloppe au titre de ses moments
constitutifs cela qui apparaît en lui, que nous avons nommé l’apparaissant,
et celui à qui apparaît ce qui apparaît, que nous nommerons le destinataire,
pour autant que, par essence, toute apparition est apparition à… – à ce que
l’on pourrait également appeler, par convention, un sujet. En termes hus-
serliens, la corrélation entre l’étant transcendant et ses modes subjectifs de
donnée est un a priori universel, qui vaut donc pour toute humanité quelle
que soit la manière dont nous l’imaginions modifiée. Cependant, en choisis-
sant le terme de destinataire, on signifie que l’on ne préjuge en rien du statut
exact du sujet de l’apparaître ou, plutôt, on souligne que la référence de
l’apparaître à un sujet ne compromet pas l’autonomie de cet apparaître. Que
l’apparaître soit destiné à un sujet ne signifie pas encore que ce qui apparaît
soit constitué au sein de ce sujet et que sa teneur d’être propre soit finalement
celle de la conscience et de ses vécus. Telle est pourtant la direction dans
laquelle s’engagent la plupart des analyses de Husserl : la réalité transcen-
dante est de part en part relative à une conscience, région d’être absolue, au
sein de laquelle elle est constituée. Il sera aisé de montrer que cette analyse
constitutive demeure comme en deçà ou en porte-à-faux vis-à-vis du
projet central de la phénoménologie, en ce qu’elle subordonne l’apparaître à
un apparaissant d’un type singulier, à savoir la sphère de l’immanence et de
ses vécus, en laquelle l’apparaître se trouve déjà présupposé.
Dans la mesure où, pour Husserl, l’épochè constitue la voie d’accès
au champ phénoménal et à son apparaître propre, c’est-à-dire au fond ce
Les Études philosophiques, n° 1/2012, p. 49-63
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 50 / 144

50 Renaud Barbaras

à quoi la méthode phénoménologique se résume, il faut en conclure que


la limitation dont nous venons de faire état au plan de la description de
l’apparaître renvoie à une difficulté au niveau de l’épochè elle-même, difficulté
proprement méthodologique. Cette difficulté consiste dans une insuffisante
radicalité de l’épochè, autrement dit dans une certaine forme de dépendance
vis-à-vis de l’attitude naturelle – dont l’épochè est la neutralisation – qui doit
alors être comprise à un niveau plus profond. Cette épochè radicalisée consis-
tera en ce que l’on pourrait nommer une déréification, qui portera sur les
deux pôles constitutifs de la corrélation, à savoir la conscience et l’apparais-
sant transcendant ; elle impliquera l’abandon de toute forme de positivisme

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
phénoménologique. En cela, l’extraordinaire formule de Husserl issue d’un
inédit – « qui nous sauve d’une réification de la conscience est le sauveur
de la philosophie, voire son créateur » – résume ce qui constitue à nos yeux
l’unique mot d’ordre méthodologique possible. Cependant, si cette radica-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

lisation de l’épochè permet d’accéder à l’apparaître en son autonomie, elle


ne garantit pas pour autant l’autonomie de la phénoménologie elle-même.
Plus précisément, nous serons conduits à montrer que la mise en œuvre de la
méthode comme accès à l’objet propre de la phénoménologie n’entraîne pas
un principe de clôture mais fonde, au contraire, une sorte d’autodépassement
de la phénoménologie, autodépassement qui est pour ainsi dire à double
détente puisqu’il conduit à la fois à une cosmologie et à une métaphysi-
que. Selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est en se ménageant l’accès à
l’apparaître comme tel qu’on se trouve conduit à brouiller les frontières entre
la phénoménologie et ce qui n’est pas elle ou, plutôt, à ouvrir la voie d’une
phénoménologie qui intègre en elle-même son autre. Ainsi, l’ouverture de la
phénoménologie à la cosmologie et, surtout, à la métaphysique, loin d’être
le signe d’une absence de rigueur méthodologique, en est au contraire la
conséquence la plus nécessaire.
On le sait, dans les Ideen I, la démarche qui est censée conduire à
l’apparaître en son être se déploie selon une triple séquence. Tout d’abord
est mise en œuvre l’époché, comme mise entre parenthèses, neutralisation
ou encore dévitalisation de la thèse d’existence du monde qui caractérise
l’attitude naturelle. En second lieu, à la faveur d’une analyse éidétique de
la région conscience et de la région chose, c’est-à-dire du vécu et du perçu,
cette époché se mue en réduction, c’est-à-dire en une reconduction du monde
phénoménal libéré par l’époché à la région conscience, région originaire et
absolue en ce que nulla re indiget ad existendum. C’est dans cette perspective
que Husserl a pu définir la phénoménologie comme « eidétique de la région
conscience ». Enfin, si la région conscience est bien cet absolu auquel tout
étant transcendant est relatif, il devient possible de constituer le monde au
sein de la conscience, comprise alors comme conscience transcendantale.
Ainsi, la relation essentielle de l’apparaître au destinataire – cela qui apparaît
est nécessairement pour… – se mue en constitution du phénoménal dans la
conscience transcendantale. Comme le souligne Patočka qui, mieux que qui-
conque, a aperçu la limite de la démarche réductive-constitutive, alors que le
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 51 / 144

Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologie 51

subjectif n’avait originellement qu’un sens adjectif, c’est-à-dire renvoyait au


champ phénoménal lui-même en tant qu’il est nécessairement relatif à une
vie (un corps impliquant proximité ou distance, perspectives, etc.), le sub-
jectif se distingue désormais, en tant qu’ensemble des vécus découverts par la
réduction, du phénoménal qui apparaît en ces vécus et est constitué par eux.
On assiste donc bien, à la faveur de la reconduction à cette sphère auto-
suffisante qu’est celle des vécus, à une forme d’intériorisation du phénomé-
nal, dont la transcendance ne peut alors signifier rien d’autre que la simple
transcendance intentionnelle du corrélat noématique. En d’autres termes,
l’être de l’apparaître, au lieu d’être ressaisi à même l’apparaître, est reconduit

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
à un certain étant ; le destinataire de l’apparaître, qui n’en est qu’un moment
n’en compromettant en rien l’autonomie, devient l’élément ou le lieu même
de cet apparaître.
En quoi cette démarche est-elle problématique du point de vue même
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

de l’entreprise phénoménologique ? Parce que, en reconduisant l’apparaî-


tre à des vécus – hélytiques et noétiques – dans le cadre d’une constitu-
tion transcendantale, on subordonne l’apparaître à un certain apparaissant,
à cette catégorie singulière d’étants que sont les vécus, se donnant ainsi
l’apparaître par avance au moment où on prétend en rendre compte. En une
circularité fondamentale, l’apparaître est déjà présupposé dans l’apparaissant
singulier au sein duquel on est censé le constituer. Finalement, la démarche
de l’attitude naïvement réaliste, consistant à tenter de rendre compte de l’ap-
paraître à partir d’un monde reposant en lui-même, c’est-à-dire de ce qui a
été en réalité rendu possible par cet apparaître, se trouve exactement répétée
dans la tentative de rendre compte de l’apparaître cette fois à partir d’un
étant de nature subjective. En effet, comme le dit Patočka, « Il y a un champ
phénoménal, un être du phénomène comme tel, qui ne peut être réduit à
aucun étant qui apparaît en son sein et qu’il est donc impossible d’expliquer
à partir de l’étant, que celui-ci soit d’espèce naturellement objective ou égo-
logiquement subjective. »1 On découvre par là même que la caractérisation
husserlienne de l’attitude naturelle comme neutralisation de la thèse d’exis-
tence du monde est insuffisante et manifeste encore une forme de naïveté
pour autant qu’elle renvoie à une démarche plus profonde et plus générale :
celle consistant à rendre compte de l’apparaître à partir d’un apparaissant
qui en est pourtant tributaire. De ce point de vue, rendre compte des phé-
nomènes sur la base d’une nature « réelle », c’est-à-dire autosuffisante, ou les
constituer à partir d’un jeu entre des vécus immanents relève de la même
démarche circulaire et ressortit donc à une même attitude, naturelle en un
sens plus profond : celle consistant à fabriquer l’apparaître avec de l’appa-
raissant et à s’interdire par là même d’accéder à l’apparaître comme tel. Il va
de soi qu’en identifiant ce sens le plus profond de l’attitude naturelle, on se
donne les moyens de mettre en œuvre une épochè radicalisée, épochè qui ne

1. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, trad. Erika Abrams, Grenoble, J. Millon, 1988,


p. 239.
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 52 / 144

52 Renaud Barbaras

se contentera pas de mettre entre parenthèses la thèse d’existence du monde


mais fera retour à l’apparaître comme tel en cessant de l’adosser sur un appa-
raissant quel qu’il soit. Cela signifie que l’apparaître ne doit pas être fondé
sur son destinataire subjectif, pas plus qu’il ne peut être reconstruit à partir
du monde dont il est l’ostension.
C’est ici qu’une autre composante essentielle de la démarche husserlienne
s’avère contrevenir à son projet fondamental. Il faut en effet se demander
quelle est la raison ultime de ce qu’il faut bien appeler un subjectivisme.
Pourquoi le champ phénoménal libéré par l’épochè voit-il son axe d’emblée
déporté du côté d’une sphère d’immanence dont le transcendant tire toute sa

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
teneur d’être ? La réponse réside dans ce que l’on a pu résumer par l’expres-
sion d’intuitionnisme husserlien. Celui-ci renvoie à l’exigence fondamentale
selon laquelle il n’y a d’apodicticité pensable qu’impliquant la possibilité d’un
voir et, finalement, de position d’existence qu’enveloppant, au moins à titre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

d’horizon, une connaissance adéquate. C’est cette exigence fondamentale qui


est recueillie, au niveau de la phénoménologie de la raison, dans l’affirmation
de l’équivalence entre thèse rationnelle et être, c’est-à-dire du principe de
l’absence de limites de la raison objective : à tout objet qui existe véritable-
ment correspond par principe l’idée d’une conscience possible en laquelle
l’objet peut être saisi de manière parfaitement adéquate. C’est, à l’évidence,
ce principe – intuitionniste et rationaliste1 – qui commande le privilège qui
est conféré au vécu et le déplacement que l’épochè subit sous forme de réduc-
tion. En effet, l’existence du destinataire de l’apparaître, existence qui est la
nôtre, est incontestable et, en vérité, fait l’objet d’une certitude apodictique.
Mais tout se passe comme si Husserl était incapable de comprendre cette
certitude autrement que sous la forme d’une vision, qui prend ici la forme
de la donation immanente du vécu à lui-même, qu’il nomme parfois aussi
perception interne. Cet étant qu’on appelle vécu n’est donc que l’inévitable
corrélat de l’intuition avec laquelle la certitude du sum est confondue, l’ar-
tefact correspondant au voir en lequel se résume, selon Husserl, l’épreuve
de mon existence. Si la thèse de mon existence enveloppe une vision, il faut
bien admettre que je relève d’une certaine catégorie d’étants, celle que cette
vision vient recueillir : « La certitude de soi de l’existence de l’ego, du sum,
est interprétée comme présence, la présence comme autodonation originaire.
Or, l’autodonation originaire requiert un objet correspondant. »2 En vertu
de cette autodonation des vécus, il devient possible, selon Husserl, de parler
d’une absoluité de la conscience. En effet, si le propre et le privilège du vécu
vis-à-vis de la réalité transcendante est qu’il est caractérisé par l’autodonation,
bref, que son être se confond avec son apparaître, alors l’apparaître du vécu,

1. C’est évidemment une question de savoir si ces deux qualificatifs sont équivalents.
Il semble aller de soi qu’un rationalisme non intuitionniste est pensable, mais, quant à
l’intuitionnisme, la question est plus délicate. C’est sans doute du côté de Bergson qu’il fau-
drait rechercher un intuitionnisme pour ainsi dire purifié de l’horizon rationaliste, c’est-à-dire
du principe de l’absence de limites de la raison objective.
2. Jan Patočka, op. cit., p. 243.
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 53 / 144

Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologie 53

c’est-à-dire précisément son être-vécu est la garantie de son être. L’existence


du vécue reflue tout entière vers le voir en lequel il se donne ; en tant que son
être est sa propre vision, il dessine une sphère d’immanence qui pourra être
opposée à celle du perçu transcendant, dont l’existence est toujours suscepti-
ble d’être démentie par une esquisse discordante.
Cette analyse eidétique du vécu va fonder la démarche constitutive pro-
prement dite à la faveur de la fameuse hypothèse de l’anéantissement du
monde. Il est possible, dit Husserl, mettant ainsi en œuvre la variation eidé-
tique, que l’expérience fourmille de conflits irréductibles, que de l’enchaîne-
ment des esquisses disparaisse tout ordre cohérent, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
de monde. Dans ce cas, l’être de la conscience serait assurément modifié, mais
il ne serait pas atteint dans sa propre existence. Un sens nouveau et définitif
de l’absoluité se fait jour ici : « L’être immanent est donc indubitablement un
être absolu, en ce sens que par principe nulla “re” indiget ad existendum. »1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

Dès lors en effet que l’être immanent est un absolu, l’être transcendant
lui sera nécessairement relatif et pourra donc être constitué en lui. Or, si
nous avons vu l’intuitionnisme à l’œuvre dans l’interprétation de l’apodic-
ticité de mon existence en termes d’autodonation, cet intuitionnisme com-
mande à nouveau, cette fois sous la forme d’un objectivisme, l’hypothèse de
l’anéantissement du monde dont procède la démarche constitutive. En effet,
l’inférence qui conduit d’une discordance irréductible du cours des esquisses
à la non-existence du monde n’est possible que depuis un présupposé aussi
massif qu’inaperçu : celui de l’identification du monde à un cours cohérent
d’esquisses, c’est-à-dire finalement à un objet. C’est parce que le monde est
identifié à un cosmos que la conflictualité des esquisses équivant à une absence
de monde. Mais, en vérité, le chaos n’est pas la négation du monde mais
encore un certain monde, monde qui n’est pas nié mais, au contraire révélé par
l’hypothèse de la discordance des esquisses. Afin en effet qu’une anticipation
soit déçue, encore faut-il qu’elle soit possible, et elle ne peut l’être que si celui
qui l’effectue dispose par avance de la garantie de la continuabilité de l’expé-
rience sous la forme d’un cadre ou d’une « scène » préalables. Cette donation
de la continuabilité de l’expérience, qui ne préjuge en rien de sa cohérence
et donc de son aptitude à se cristalliser en objets, n’est autre que le monde
lui-même, en tant que radicalement distinct de l’objet et plus profond que
lui pour autant qu’il en est la condition. C’est précisément cette distinction
que Husserl omet dans son hypothèse de l’anéantissement du monde, ce qui
lui permet de dégager la sphère du vécu en son absoluité. À l’inverse, recon-
naître la thèse originaire du monde comme donation de la continuabilité de
l’expérience et donc condition de la perception, c’est rétablir l’équilibre entre
les deux pôles de la corrélation : l’existence du monde n’est ni plus ni moins
certaine que la mienne, et il devient alors impossible de référer le monde à
la conscience comme un relatif à un absolu. Soulignons que cette thèse du
monde, cette « croyance originaire » échappe nécessairement à l’intuition ;

1. Husserl, Ideen..I, trad. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 162.


17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 54 / 144

54 Renaud Barbaras

elle exclut par principe le remplissement puisqu’un tel remplissement (du


monde) exigerait comme sa condition de mise en œuvre un autre cadre ou
une autre scène originaire, bref un autre monde. Il y a donc une inintuitivité
de la thèse du monde (en quoi le terme de croyance convient) qui répond en
réalité à l’inintuitivté de ma certitude d’existence.
Quoi qu’il en soit, on voit que l’intuitionnisme intervient deux fois dans
la phénoménologie constitutive : dans la caractérisation de mon existence
en termes de vécus accessibles dans une autodonation ; dans la réduction de
l’existence du monde à l’être de l’objet, existence qui peut ainsi être aisément
niée au profit du prétendu absolu qu’est la conscience. En ce sens, on peut

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
dire que le subjectivisme husserlien est commandé par un objectivisme : le
monde est comme par avance soumis aux conditions de l’analyse constitu-
tive, son mode d’être est coulé d’emblée dans le moule de la noèse. Bref, il
faut identifier le monde à l’objet pour être en mesure de le reconduire à une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

existence qui est, quant à elle, réductible à une sphère d’immanence. Mais
on voit mieux en quoi la démarche husserlienne est caractérisée par une cir-
cularité, qui atteste de sa dépendance vis-à-vis de l’attitude naturelle en son
sens le plus profond. L’apparaître est reconduit à cet apparaissant singulier
qu’est le vécu parce qu’il est en même temps rabattu d’emblée sur l’apparais-
sant objectif, et les deux mouvements sont, on l’a vu, absolument solidaires.
Autant dire que l’apparaître comme tel est dépassé, d’abord comme apparaî-
tre originaire d’un monde au profit des objets qui apparaissent en lui, puis
comme apparaître destiné à un sujet au profit d’une sphère positive de vécus
au sein de laquelle il est constitué. On assiste bien à une réification des deux
pôles constitutifs de la corrélation, réification à la faveur de laquelle l’autono-
mie de l’apparaître se trouve compromise : dépassé en aval vers l’objet et en
amont vers le vécu, l’apparaître comme tel est oublié au profit de cela dont il
demeure pourtant la condition. Le mouvement d’ostension des apparaissants
en son dynamisme propre se trouve alors figé et par là même méconnu au
profit d’une relation entre un étant subjectif présent à lui-même et un étant
objectif susceptible d’une donation adéquate. La corrélation vivante devient
objectivation, c’est-à-dire à la fois opposition et identité d’une conscience
qui est noèse et d’un transcendant qui est objet. Loin que les deux pôles de
la corrélation soient ressaisis, en leur sens d’être propre, à partir de celle-ci, la
corrélation se réduit à un face-à-face entre deux étants qui ont en commun
le mode d’être de la res.
Cette analyse critique a une conséquence méthodologique : l’accès à
l’apparaître comme tel exige de sortir de cette circularité, d’endiguer ce mou-
vement de dépassement interne de l’apparaître vers ses deux pôles – mouve-
ment qui est en vérité son œuvre propre – pour le ressaisir tel qu’en lui-même,
comme cela qui conditionne aussi bien mon existence que celle de l’objet.
La fonction de l’épochè radicalisée est de libérer l’apparaître de toute réifica-
tion, de le « déréifier » pour le rendre à sa fluidité et son dynamisme premiers.
Au vu de ce qui a été établi plus haut, il s’ensuit que la méthode phénomé-
nologique doit abandonner la norme intuitive pour autant que c’est bien
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 55 / 144

Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologie 55

elle qui est à la racine de la réification du destinataire et de l’apparaissant.


Le dépassement du positivisme phénoménologique exige ipso facto l’abandon
de l’intuition : la phénoménologie est conduite à reconnaître des réalités qui
se dérobent par principe à l’intuition, dont la donation enveloppe un défaut
ou une absence irréductibles. Autant dire qu’il y a une dimension de négati-
vité constitutive de la phénoménalité et que la tâche de la phénoménologie
consiste pour une part à forger une conception du négatif qui soit fidèle à
l’œuvre de l’apparaître.
La déréification dont nous venons d’esquisser les contours doit suivre
l’ordre qui commande la démarche husserlienne : il s’agit de libérer la trans-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
cendance vis-à-vis de l’objectivité afin de libérer l’existence vis-à-vis de
l’immanence. C’est ici que la doctrine des esquisses s’avère précieuse, dès
lors que, contrairement à Husserl, nous ne la subordonnons plus au telos du
remplissement, à l’horizon d’une donation adéquate. L’apparaissant apparaît
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

dans un flux d’esquisses qui le présentent comme susceptible d’être rempli,


c’est-à-dire comme s’absentant de ce qui le présente, si bien que l’esquisse
n’esquisse qu’en esquivant, n’approche qu’en éloignant. Nous avons affaire
ici à un défaut dans le donation qui n’est plus un défaut de donation, comme
Husserl le voulait, mais sa condition même. Ou encore à une négation pure
qui n’est pas l’envers d’une position – l’esquissé n’est pas l’esquisse mais n’est
pourtant pas autre chose –, à une différence pure qui n’implique aucune
altérité, qui est « différence des identiques » selon la formule de Merleau-
Ponty1. Le principe d’identité se trouve ici contesté : l’esquisse est déjà la
chose, qui n’est pourtant plus l’esquisse. Tout se passe comme si l’esquisse
faisait naître son propre excès qui n’est autre que la chose, comme si elle était
plus vaste ou plus riche qu’elle-même, plus qu’identité et donc en cela dif-
férence, mais différence d’elle-même avec elle-même. Il est clair que, ressaisi
dans cette perspective, cela qui est esquissé en cette esquisse, cela qui apparaît
en cet apparaître échappe absolument à l’ordre de l’objet : l’apparaissant est
non-chose ou non-étant, rien au sens de no-thing, mais une non-chose qui
n’est pas non plus autre chose. Ainsi, l’apparaissant, toujours présenté par
les apparitions (les esquisses) comme ce qui les déborde, s’absentant sans
cesse de ce qui le présente, est un excès sans mesure, une transcendance qui
n’est pas celle d’un transcendant, « transcendance pure, sans masque onti-
que », comme le dit encore Merleau-Ponty2. Cette transcendance n’est autre
que celle du monde, concept qui nomme l’apparaissant de toute apparition.
Le monde n’est pas chose mais, bien plutôt, cela qui, présent en toute appa-
rition, les excède toutes, puisque toutes lui appartiennent, et s’absente donc
en même temps de chacune d’elles. Le monde n’est pas autre que les étants,
puisqu’il n’est justement pas un étant, mais il ne se confond pas avec eux,
car il n’est pas non plus une totalité additive ; il est cet excès ou cette dif-
férence à la fois inassignable et irréductible qui traverse chaque étant, ce

1. Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 316.


2. Idem, p. 282.
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 56 / 144

56 Renaud Barbaras

rien (d’étant) que chaque apparition présente comme cela dont elle procède.
Dès lors, si chaque apparition est bien négation du monde, qui les contient
toutes, il s’agit d’une négation-position puisqu’il ne paraît qu’en elles comme
cela qui les excède : ici la négation fait pour ainsi dire naître cela dont elle
est la négation. Autant dire que monde et apparition dérivent d’une négati-
vité plus originaire qui n’est autre que le mouvement même de l’ostension
phénoménale. Ici se trouvent brouillées les alternatives de la métaphysique
classique. En effet, on peut dire indifféremment que le fini est négation de
l’infini, puisque toute apparition renvoie à un monde qu’elle limite, et que
l’infini est négation du fini pour autant que le monde ne se révèle que dans

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
ses apparitions comme cela qui les excède. En une sorte d’inversion inten-
tionnelle fondamentale, l’apparition fait paraître le monde comme cela dont
elle fait partie, elle éclaire devant elle le monde dont elle provient pourtant.
Le monde ne précède pas plus l’apparition que celle-ci ne le précède : l’un et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

l’autre naissent ensemble du dynamisme originaire de l’apparaître.


Telle serait la modalité d’un apparaître libéré du poids de la chose, d’une
transcendance échappant à l’objectivité. Mais en restituant l’autonomie de
l’apparaître, en redonnant aux apparitions leur fonction ostensive, on se
donne également les moyens d’accéder au sens d’être véritable du destina-
taire en se délivrant du préjugé des vécus. En effet, s’il est vrai que l’esquisse
est son propre dépassement vers cela qu’elle esquisse, si c’est bien le mouve-
ment de l’esquisser, de l’ostension, qui est premier, force est de reconnaître
que les prétendus vécus sont déjà du côté de ce qu’ils laissent voir, qu’ils
sont transcendants parce qu’ils se transcendent eux-mêmes, si bien que la
distinction husserlienne entre donné hylétique et moment noématique cor-
respondant devient purement abstraite. Ce n’est pas la conscience mais le
phénomène qui effectue la parution du monde, et il ne peut le faire que
parce qu’il est déjà situé du côté de ce qu’il fait paraître ou, plutôt, parce
qu’il est lui-même cela qu’il fait paraître en tant qu’il est plus qu’identité,
débordement intérieur, à la fois entrée dans le monde et devenir-monde. Dès
lors, l’être du destinataire ne peut plus se réduire à celui des vécus donnés
dans l’intuition, vécus dont nous avons vu qu’ils ne sont que l’ombre portée
de l’intuition au sein du sujet. Le destinataire est cet étant singulier qui,
au sein du monde, a ceci de propre qu’il peut entrer en rapport avec le
monde comme tel et, dans cette mesure, participer à l’ostension du monde
dans l’apparition. Mais, dès lors que le monde est un excès non positif,
l’ostension du monde dans les apparitions n’est accessible qu’à un sujet exis-
tant lui-même sur un mode qui n’est pas intuitif. Ce rien d’étant qu’est le
monde ne peut se donner à une existence qui s’épuiserait dans un voir et
la question est plutôt de savoir quel est le mode d’être du sujet en tant qu’il
est justement capable de se rapporter à ce rien, de s’ouvrir à une transcen-
dance qui est sans objet et sans mesure.
Les analyses déjà développées permettent de spécifier les conditions du
problème. Il va d’abord de soi que, comme tout étant, le destinataire fait
partie du monde, relève de son omnienglobance. C’est même dans la mesure
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 57 / 144

Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologie 57

où il est du côté du monde qu’il peut contribuer à sa parution et, pourrait-


on ajouter en anticipant sur la suite, il est d’autant plus requis qu’il soit du
côté du monde qu’il est capable de se rapporter au monde comme tel : en
lui le monde paraît comme dans les autres étants, mais il apparaît en tant
que lui-même, à savoir comme indéfectiblement à distance et non plus en
tant que tel ou tel étant. Mais, d’autre part, si le sujet fait partie du monde,
ce ne peut être au sens des autres étants. Comme on l’a vu, la condition
de l’accès à l’apparaître est l’abandon de toute forme de réification de la
conscience ; la différence absolue du destinataire par rapport aux étants cho-
siques est la condition de l’ostension d’un monde. Autant dire que le mode

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
d’être du sujet est celui d’une négativité concrète, négativité répondant à ce
rien d’étant, à cette négation déterminée (autre qu’un pur néant) qu’est le
monde. Le mode d’être du sujet est celui d’une négativité au sein du monde,
négativité concrète ou effective, car si le sujet n’est pas chose il n’est néan-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

moins pas rien. Seul le mouvement peut correspondre à ces exigences, et c’est
donc par un mode d’être dynamique qu’il faut caractériser le sujet. Le sujet
est non-chose, non pas au sens où il ne serait rien mais dans la mesure où il
existe sur le mode de la négation de toute choséité. Autant dire qu’il ne peut
reposer en lui-même, qu’il est ce qu’il est sur le mode du ne pas être, qu’il
est non-coïncidence avec soi ou négation active de soi, bref mouvement.
Le mouvement est exactement cette négativité effective et active qui a besoin
du monde en tant qu’il est négation en lui de toute position finie.
Mais encore faut-il s’entendre sur le sens de ce mouvement et ne pas le
réduire naïvement à un simple déplacement, conformément à l’acception
moderne du terme, car ce serait subrepticement reconduire une forme de
positivité au sein même de la négativité. Il faut en effet se souvenir que c’est
l’être du sujet que nous tentons de caractériser par ce mouvement et que,
à ce titre, il ne saurait se confondre avec un mouvement local qui renvoie
toujours à une chose, au titre de son état. Dire donc que le sujet n’est en aucun
cas une res, c’est reconnaître que son mouvement ne peut être un simple
déplacement. Il s’agit précisément de son mouvement, c’est-à-dire d’un mou-
vement qui est le sien à la fois au sens où le sujet en est la source et où il
s’accomplit comme sujet en ce mouvement : autrement dit d’un mouvement
vivant. Ce mouvement est un procès d’accomplissement du sujet qui passe
par l’ostension ou l’actualisation d’un monde. Il suit en effet de toutes nos
analyses que le sujet ne peut être pensé comme une réalité reposant en elle-
même qui se rapporterait d’autre part au monde : un tel sujet ne serait relié
au monde que sur le mode d’un voir qui maintient la distance, n’affecte et
n’engage en rien celui qui voit. Déréifier la conscience signifie donc recon-
naître qu’elle ne peut exister comme une substance qui demeurerait étrangère
au monde pour n’en recueillir que le sens ou la détermination mais qu’il y va
au contraire du monde en son être, de telle sorte que son accomplissement
est solidaire de la parution du monde. Puisque la substance est cela qui n’a
besoin que de soi-même pour exister, affirmer que la conscience n’est pas
substance revient à reconnaître que son existence dépend d’un autre qu’elle,
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 58 / 144

58 Renaud Barbaras

qu’elle est dépourvue d’autonomie ontologique. Le sens d’être du sujet est


réalisation à la fois au sens d’un accomplissement et d’une venue à la réalité,
qui concerne indistinctement le sujet et son monde.
Le sens d’être du sujet est donc celui d’une autonégation, d’un incessant
dynamisme, d’une inlassable avancée vers le monde qui, si elle ne se réduit
pas à un simple changement de place, implique néanmoins une mobilité
au sein du monde. Or cette mobilité, qui n’est autre que celle de la vie, est
caractérisée par son inachèvement principiel, par le fait qu’elle ne trouve ni
terme, ni repos, de telle sorte que l’immobilité empirique apparaît comme
une dimension du mouvement lui-même plutôt que comme sa négation.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
Si le sujet de l’apparaître existe sur le mode de l’accomplissement, il faut
ajouter qu’une dimension d’inaccomplissement perdure au sein de cet accom­
plissement, dimension qui garantit le caractère essentiellement dynamique
de son être. Si le mouvement renvoie, comme chez Aristote, à un défaut
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

d’être, ce défaut d’être qualifie l’être même du sujet et c’est pourquoi la


mobilité correspond à son mode d’être même et non à une faiblesse ontolo-
gique provisoire susceptible d’être dépassée. C’est cette situation originaire
et complexe que nous nous proposons de résumer sous le concept de désir.
Dire que le sujet est autonégation active, qu’il est caractérisé par une inces-
sante mobilité ayant pour terme la parution du monde et se nourrissant de
ses propres accomplissements, de telle sorte que, par principe, elle ne peut
cesser, c’est dire que le sujet est désir. Le désir a en effet ceci de propre que si
quelque chose peut le satisfaire rien ne peut le combler, de sorte qu’il renaît
dans ce qui l’apaise, que le désiré l’exacerbe dans la mesure même où il le
satisfait. Tout se passe comme s’il y allait de l’être du sujet dans l’avènement
du monde, comme si la vie du sujet se confondait avec une aspiration à la
venue du monde. Le sujet existe comme désir du monde, c’est-à-dire comme
une aspiration qui, à la fois, est susceptible de se réaliser, précisément sous la
forme de l’apparition des étants finis, mais ne peut par principe être comblée
pour autant que le monde se retire toujours des apparitions en lesquelles il
se présente.
En vérité, si nous avons été conduits à cette description du mode d’être du
sujet dans le cadre d’une démarche de déréification qui a permis de le ressaisir
comme une forme de négativité concrète, cette description s’avère par ailleurs
absolument conforme au mode d’être non positif du transcendant. Alors que
l’objet ne peut se donner qu’à une intuition, dans un face-à-face dont tout
véritable dynamisme est absent, la transcendance pure du monde, son excès
sans mesure, n’est accessible qu’au désir. Le désir n’est désir de rien, car rien ne
peut le combler mais, pour cette raison même, il peut ouvrir à ce rien d’étant
qu’est le monde. La portée de son insatisfaction foncière égale la profondeur
même du monde. Parce que le désir ne sait pas le désiré mais le découvre en s’en
approchant indéfiniment, il peut conditionner le surgissement d’un monde
qui est irréductible à l’objet parce qu’il est l’excès de l’apparition vis-à-vis
d’elle-même. Bref, à un monde qui recule sans cesse derrière ses ostensions ne
peut correspondre qu’un sujet qui n’est pas clôture dans l’immanence mais
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 59 / 144

Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologie 59

pure avancée ; à l’excès indéfini du monde ne peut répondre que l’insatiabi-


lité du désir. À une corrélation entre deux positivités qui compromettait leur
relation, nous avons donc substitué une corrélation entre deux négativités :
celle d’un monde qui est débordement de l’apparition sur elle-même et d’un
sujet qui est autodépasssement. Seule est conforme à la loi de l’apparaître
une corrélation dont les pôles sont la non-étantité d’un apparaissant qui est
monde et la non-plénitude d’une existence qui est désir.
C’est en ce point que, après avoir écarté l’intuitionnisme au nom même
de l’exigence de radicalité de l’épochè, nous allons être conduits à mettre en
question la possibilité même d’une clôture de la phénoménologie. En effet,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
il est désormais impossible d’en rester au niveau de l’apparaître, de s’en tenir
à la corrélation entre le destinataire et l’apparaissant. En dépassant le positi-
visme phénoménologique au profit d’une corrélation entre des négativités,
nous assistons à la transformation de ce que l’on pourrait appeler une stati-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

que phénoménologique en une dynamique qui, en toute rigueur, relèvera de


la cosmologie. Il faut en effet revenir à la question de l’appartenance du des-
tinataire, que nous avons affirmée sans en interroger véritablement le statut.
Dans la mesure où le sujet n’est pas étant mais existe sur le mode de l’auto-
négation, il ne peut faire partie du monde comme les autres étants, c’est-
à-dire être inclus en lui en y occupant une place. Cela ne signifie en aucun
cas qu’il soit étranger au monde, comme l’était la conscience absolue husser-
lienne : au contraire, en tant que mouvement, il suppose le sol du monde, en
tant que négativité il exige sa positivité. Simplement, dans la mesure où il est
mouvement, le sujet que nous sommes diffère radicalement des autres étants,
ce qui signifie aussi que son mode d’appartenance doit être tout autre que le
leur. En vérité, cette appartenance est plus profonde que celle des autres
étants pour autant qu’elle ne relève pas de la simple inscription : elle ne peut
renvoyer qu’à une parenté ontologique. Le sujet n’est susceptible d’apparte-
nir au monde sans être en lui que dans la mesure où il est du monde, fait de la
même texture ontologique que lui. La différence de mode d’être du sujet vis-
à-vis du monde et son exclusion du règne des étants mondains ne signifient
pas une extériorité au monde mais, au contraire, une appartenance plus radi-
cale que celle des simples étants : nous la nommons hyperappartenance. Mais
le sens que nous conférons à l’appartenance retentit sur le statut du monde
lui-même : il nous initie à l’être véritable du monde. Dans la mesure où le
sujet que nous sommes est mouvement, le monde auquel il hyperappartient
doit lui-même être pensé comme une réalité processuelle : seul un monde
qui est en son fond devenir peut contenir dans sa profondeur, comme l’une
de ses modalités possibles, notre mouvement vivant. C’est ce qu’aperçoit
Patočka dans quelques textes décisifs et notamment dans une lettre inédite
à Robert Campbell datée du 20 mars 1964 : « Le devenir et le mouvement
qui est à l’origine de toutes nos expériences est lui-même impossible sans
un devenir plus profond et plus élémentaire qui est, non pas mouvement
dans l’expérience et dans le monde, mais devenir et mouvement du monde
comme tel ; devenir ontologique. »
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 60 / 144

60 Renaud Barbaras

Il faut désormais reconnaître que le mouvement qui nous porte vers le


monde est l’envers d’un mouvement plus profond dont nous faisons nous-
mêmes partie : celui par lequel le monde vient au paraître. Notre mou-
vement propre, que nous avons caractérisé comme désir, prend en réalité
sa source dans une physis. Autant dire que le véritable sujet et, pour ainsi
dire, l’acteur de la manifestation n’est pas tant nous-mêmes que le monde ;
autant dire que le mouvement par lequel nous participons à l’apparaître est
l’envers d’un mouvement plus profond par lequel le monde lui-même vient
au paraître. En ce sens, nous ne sommes bien que les destinataires d’une
manifestation dont nous ne prenons jamais l’initiative. Même si c’est notre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
propre mouvement qui, en vertu de l’hyperappartenance, nous a initiés au
caractère processuel du monde, en vérité, la prise en considération des coor-
données mêmes de l’apparaître aboutit au même résultat. Comment com-
prendre en effet un apparaître qui est tel que l’apparaissant ne se présente
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

dans l’apparition qu’en s’en absentant irrémédiablement, sinon sur le mode


dynamique ? Dire que monde paraît, c’est dire qu’il passe dans ses appari­tions
sans se confondre avec elles puisqu’il peut toujours donner lieu à de nouvelles
apparitions ; c’est reconnaître qu’à la fois il est et n’est pas ses propres appa-
ritions. Mais une telle situation demeure incompréhensible tant que l’on
s’en tient à une idée du monde comme totalité pour ainsi dire statique. Elle
devient au contraire absolument claire dès l’instant où on pense le monde
comme une physis, c’est-à-dire comme un certain procès d’accomplissement
passant par l’apparition des étants comme tels, c’est-à-dire par leur indivi-
duation. Le monde se réalise comme monde, devient ce qu’il est (mais il n’est
à proprement parler que ce devenir même) en constituant une multiplicité
dont il est alors l’unité ou la totalité : le monde n’inclut tous les étants que
parce qu’il les totalise, et il ne les totalise qu’en tant qu’il est la source même
de leur multiplicité. Il n’est leur forme que parce qu’il est leur fond, et il n’est
leur fond que parce qu’il est leur source. Or, penser un fond qui est source,
c’est découvrir une physis. La coappartenance du multiple et de l’un doit donc
être comprise dynamiquement ; la totalité peut ne pas être autre que cela
qu’elle totalise à la condition d’exister d’abord sous la forme du procès qui
donne naissance au multiple. Bref, il n’y a de monde que comme procès de
mondification.
Le monde est ce dynamisme incessant qui donne lieu à des étants sans
jamais s’épuiser en eux, dont la réserve de puissance est comme augmentée
par ses actualisations. Il est absolument non identique à lui-même, toujours
au-delà de lui-même, sous la forme d’une pluralité infinie d’étants, parce
qu’il est fondamentalement plus que lui-même, plus riche que lui-même.
Cet excès sur soi originaire, ce débordement intérieur, ou encore cette mul-
tiplication de lui-même au sein de lui-même dessinent un type de réalité qui
est fondamentalement dynamique et qui, en vérité, est le devenir même. De
sorte que non seulement il n’y a de monde pensable que comme réalité dyna-
mique, mais il n’y a sans doute de dynamisme pensable que comme mondi-
fication. En ce sens, si la phénoménologie renvoie à une dynamique, il n’y
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 61 / 144

Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologie 61

a sans doute de dynamique que phénoménologique et leur coappartenance


dessine l’espace de ce qu’il faut bien nommer une cosmologie. On voit clai-
rement ici qu’une description rigoureuse de l’apparaître débouche sur la mise
en évidence d’un champ qui transcende la phénoménologie elle-même ou,
plutôt, dont il devient par principe impossible de dire s’il en relève ou non. En
d’autres termes, la phénoménologie est conduite par ses propres exigences
à se dépasser elle-même, à se faire elle aussi plus vaste qu’elle-même, c’est-
à-dire à intégrer cet autre qu’est la cosmologie et qui, ainsi, n’est déjà plus
son autre. La situation de la phénoménologie serait donc par essence une
situation de porte-à-faux, entre elle-même, au sens technique d’une théorie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
de l’apparaître comme tel, et ce qui n’est pas elle.
Nous avons caractérisé l’être même du destinataire par un mouvement
que résumait le concept de désir, et c’est ce mouvement même qui nous a
d’abord initiés au caractère processuel du monde sur la base de son hyperap-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

partenance. Autant dire alors qu’il y a un mouvement originaire qui intègre


comme ses moments constitutifs à la fois le procès de mondification, comme
individuation des étants, et notre propre mouvement, qui prend la forme du
désir : nous le nommons archimouvement. L’objet de la cosmologie phéno-
ménologique (mais la formule est redondante) est précisément de décrire cet
archimouvement qui est évidemment l’œuvre du monde ou plutôt le monde
lui-même. Ceci requiert de rendre compte à la fois de l’advenue des étants
dans l’individuation – qui correspond à un sens originaire de la manifestation
comme venue à la lumière, sortie du fond ou de la nuit de l’indifférencié –
et de leur apparition proprement dite, apparition à un destinataire qui est
désir. Quoi qu’il en soit, on aperçoit qu’en accédant au niveau cosmologique
de l’archimouvement, on passe pour ainsi dire par-dessus la corrélation pour
accéder à son être : on dépasse ses deux pôles au profit de ce qu’ils ont en
commun, du tissu ontologique dont l’un et l’autre proviennent et qui n’est
autre que l’archimouvement du monde.
C’est cette dernière considération qui nous contraint à briser, une seconde
fois, la clôture de la phénoménologie. En effet, même s’il est nécessaire d’ac-
céder au plan de l’archimouvement, on ne peut pour autant sacrifier la corré­
lation à son être et ignorer la différence du sujet, différence sans laquelle il
n’y a plus de corrélation, faute de termes à relier. L’analyse de l’apparaître
nous a permis de découvrir un mode d’être commun au monde et au sujet,
celui de l’archimouvement, mais il ne s’agit pas pour autant de dissoudre le
sujet dans le monde ; cela reviendrait à abandonner la vérité de la cosmologie
phénoménologique au profit d’une cosmologie physique, dont nous avons
suggéré qu’elle ne serait pas une véritable cosmologie. La difficulté est de
comprendre pourquoi, parmi les étants individués par le monde, il y en a
un qui se détache pour ainsi dire du procès général du monde, reprend ce
procès à son compte pour se tourner vers son origine. Le mouvement qui
va du monde comme source vers les étants qui naissent en lui voit son sens
s’inverser dans un certain étant : en nous, le mouvement ne va plus vers
l’étant mais se tourne vers sa source ; il ne produit plus rien mais fait paraître,
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 62 / 144

62 Renaud Barbaras

c’est-à-dire n’engendre plus l’étant mais son apparition. Tout se passe donc
comme si l’archimouvement du monde se détachait de lui-même et, coupé
ainsi du monde et privé de sa puissance propre, ne pouvait plus que tenter de
renouer avec son origine et de rejoindre l’étant, le faisant ainsi paraître faute
de pouvoir le faire être.
Il faut ici se souvenir que nous avons défini le sujet de l’apparaître comme
désir. Or, en son fond, le désir est toujours désir de soi : il renvoie à un défaut
d’être, exprime une lacune ontologique et c’est précisément la raison pour
laquelle il ne peut être comblé. Le désir est le propre d’un être qui possède
son être hors de lui-même, qui est exilé de son site ontologique. Dès lors,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
il faut admettre que si le sujet aspire au monde, c’est parce qu’en lui réside
son être véritable, parce qu’il y va du monde en son être : le mouvement vers
le monde n’a de sens que sous-tendu par une visée de réconciliation, qui
concentre le sens le plus profond de l’intentionnalité. Cependant, il n’y a pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

d’aspiration qui ne renvoie à une perte, pas de réconciliation sans scission.


Nous sommes donc contraints de reconnaître que, pour autant que l’appa-
raître implique un sujet qui est désir, il est impossible de penser cet apparaî-
tre sans postuler une scission au cœur de l’archimouvement. C’est en vertu
de cette scission originaire que le mouvement de mondification se sépare de
lui-même pour venir habiter un étant qui devient par là même sujet ; c’est en
raison de cette scission que l’être du sujet se réalise comme désir, c’est-à-dire
comme tentative de revenir au lieu de son origine, de se retrouver dans le
monde. L’essence du sujet, qui conditionne aussi la spécificité de son mou-
vement, consiste dans un exil ontologique qui est lui-même l’envers d’une
séparation. C’est parce que le sujet est séparé du monde, lieu où réside son
être, qu’il le désire, aspire à le rejoindre et le fait paraître par cette aspiration
même. La venue au paraître est comme le corrélat du défaut de puissance
inhérent à l’exil ontologique : si l’archimouvement du monde fait être, le
mouvement d’un étant qui est séparé du monde et privé ainsi de sa puissance
ne peut que faire paraître. Ce moindre-être qu’est l’apparaître est le corrélat
de ce mouvement impuissant qu’est le désir.
Cette scission peut être décrite comme un infléchissement au cœur de
l’archimouvement du monde : elle est un mouvement au sein de ce mouve-
ment, c’est-à-dire un événement. Dans la mesure où cet événement affecte
l’archimouvement lui-même et commande tout ce qui peut nous advenir,
nous le nommons archiévénement. Dès lors, à la question de savoir pourquoi,
parmi les étants individués par le monde, il y en a un qui se détache du procès
du monde, il n’y a aucune réponse. Rien dans l’archimouvement ne permet
de comprendre cet événement de la scission : ce n’est pas en lui, ni d’ailleurs
en quoi que ce soit que repose sa possibilité. L’archiévénement affecte l’archi-
mouvement, mais n’est pas produit par lui. Il nous conduit donc à dépasser
le plan cosmologique au profit d’une dimension transcendant la physis qui
lui donnait sens : à ce titre, l’archimouvement relève d’une métaphysique.
Celle-ci se distingue de l’ontologie comme la postulation d’un événement
au titre d’hypothèse nécessaire se distingue d’une description de l’être en ses
17 janvier 2012 - La méthode phénoménologique aujourd’hui - Reboul - Études philosophiques - 155 x 240 - page 63 / 144

Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologie 63

structures essentielles. De cet archiévénement, nous ne pouvons rien dire


sinon qu’il doit avoir eu lieu ou plutôt que tout se passe comme s’il avait eu
lieu : il est exactement ce qu’il faut postuler pour que, dans le cadre cosmo-
logique de l’archimouvement unitaire, une différence surgisse, une distance
se creuse et une relation, sans laquelle il n’y a pas d’apparaître, devienne pen-
sable. Avec cet archiévénement, nous accédons à un sens ultime du négatif,
qui n’est plus autodépassement, non-coïncidence, c’est-à-dire transcendance,
mais scission, séparation. Cette négativité, pure pour ainsi dire, qui n’a pas
d’autre contenu que cela qu’elle sépare, est la condition de la négativité du
sujet : l’autodépassement qu’impulse son désir procède en droite ligne de la

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France
scission où s’origine son exil.
Pour autant qu’elle prend la mesure de l’insuffisance du niveau cosmo-
logique, c’est-à-dire de la nécessité d’une séparation dont l’archimouvement
n’est pas capable, la phénoménologie se dépasse, une seconde fois, vers ce
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 173.177.110.40 - 03/11/2017 15h16. © Presses Universitaires de France

qui pourrait être compris cette fois comme son autre absolu, à savoir vers
une métaphysique, métaphysique qui doit certes être comprise en un sens
précis, précisément phénoménologique. De la même façon qu’avec la cos-
mologie, la phénoménologie implique son propre empiétement vers une
métaphysique qui, par là même, passe de son côté. La question est alors
de savoir dans quelle mesure on peut réduire la métaphysique à son sens
phénoménologique esquissé ici, comme on avait cru pouvoir réduire la cos-
mologie à sa version phénoménologique. Quoi qu’il en soit, en nous en
tenant à la visée d’une description de l’apparaître comme tel, visée profon-
dément phénoménologique, nous avons été conduits à renoncer radicale-
ment à l’intuition et à ce qui la sous-tend. En mettant au jour, au cœur de
la phénoménologie, au titre de ce qu’elle intègre en se dépassant elle-même,
une dimension à la fois cosmologique et métaphysique, nous nous retrou-
vons aux antipodes d’un certain Husserl, et ce au nom même des exigences
qu’il a fait valoir. Le sujet n’est plus le lieu ou la source de la raison mais ce
qui, par excellence, est sans raison puisque son être procède d’une impensa-
ble scission métaphysique. Loin d’être habité par la positivité des vécus, le
sujet est le lieu même d’une négativité qui est double : négativité de l’archi-
mouvement ; négativité, au sein même de cette première négativité, de
l’archiévénement qui vient le briser. Ainsi, l’existence du sujet n’atteste pas
du triomphe de l’intuition mais plutôt de son impossibilité, pour autant
que l’archiévénement, sans lequel il n’y a ni corrélation ni apparaître, est
cela que nous ne pouvons voir d’aucune façon.
Renaud Barbaras
Professeur de philosophie contemporaine à
l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne
Membre de l’Institut universitaire de France

Vous aimerez peut-être aussi