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Le Vocabulaire

de Knsserî
Vocabulaire de...
Collection dirigée par Jean-Pierre Zarader

Le Vocabulaire
de Husserl
Nouvelle édition
Revue et corrigée

Jacques English
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure
Agrégé de philosophie
Maître de conférences à l’université de Rennes
ISBN 978-2-7298-5188-0 DANGER
© Ellipses Édition Marketing S.A ., 2009 PHOTOCOPIUAGE
TUE LE LIVRE
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15
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Sommaire

Apparition {Erscheinung}...................................................................15
A priori..............................................................................................24
Crise (Krisis) ...................................................................................... 35
Ego .................................................................................................... 44
Empathie (.Einfühlung).....................................................................54
Espace (Raum) .................................................................................. 66
Esquisse (Abschattung) ...................................................................... 75
Imagination (Phantasie, Einbildung) ..............................................84
Noèse, Noème (Noesis, Noema) ......................................................100
Réduction (Reduktion) ....................................................................114
Signification (Bedeutung) ............................................................... 123
Temps (Zeit) .................................................................................... 159
Transcendantal (transzendental).....................................................171

Liste des abréviations...................................................................... 183


Index.......................................................................... ...................... 185
Dans la même collection................................................................ 187
A Paul Ricœur

H usserl a une réputation d ’auteur difficile, et il la mérite


pleinement. N on seulement parce que le vocabulaire souvent
technique qu ’il emploie, fondé sur les m ultiples possibilités
de préfixations et de suffixations qui sont propres à l’allemand,
et rendu très riche aussi par les nombreuses variétés étymo­
logiques auxquelles il recourt, germ aniques, m ais, presque
autant, grecques, latines, et m êm e françaises, est, dans la
plupart des cas, im possible à rendre tel quel, avec toutes ses
diverses nuances, dans une autre langue. M ais aussi parce
que ce vocabulaire a beaucoup évolué au f i l des années, car le
fondateur de la phénom énologie n ’a jam ais renoncé, tout
au long de sa carrière, à employer des termes nouveaux pour
m ieux exprimer sa pensée à chaque fois qu’il lui faisait fran­
chir un seuil, de sorte q u ’il ne faut jam ais oublier de prendre
en considération, pour bien la comprendre, l’émergence de
chacun de ces différents registres de vocables qui ont m arqué
à tant de reprises, dans sa manière même de s’exprimer, un
réapprofondissement essentiel.

9
Aussi a-t-il fallu commencer ici par fournir des explications
détaillées sur ces divers groupes de termes q u ’il a successive­
m ent fait intervenir pour déployer de plus en plus largement
sa problématique générale du fonctionnement de l ’intentionnalité,
mais en les faisant cependant tous coexister ensuite, puisqu’en
fait, à chaque fois q u ’il en a ainsi introduit d ’autres que ceux
auxquels il avait déjà fait appel, ce ne fut nullem ent pour
abandonner les anciens, la différence entre les uns et les autres
continuant toujours à réapparaître dans ce q u ’il devait écrire
plus tard. U n accord sans doute s’est établi, avec le temps,
entre les traducteurs sur la meilleure manière de rendre toutes
ces strates d ’écriture superposées, ou plus exactement entrelacées,
afin de faciliter la compréhension des lecteurs lorsqu’ils avaient
à passer d ’une traduction à une autre. M ais cela ne pouvait
nullem ent nous dispenser, néanm oins, d ’avoir à expliquer
pourquoi, chez lui, de pareils écarts sont apparus, puisque
chacun a été, à sa façon, ém inem m ent significatif du sens
de sa pensée dans son effort pour en déplacer sans cesse, de
l’intérieur, les limites.
Cette évolution de Husserl s’est manifestée en effet beaucoup
moins par une suite saccadée de réalignements inattendus sur
des types d ’attitude qu ’il aurait d ’abord entièrement rejetés
que par des cycles réguliers de réinvolution dans les intervalles
mêmes de ses propres séries d’analyses antérieures, trop peu
ouvertes encore lorsqu’il les avait amorcées, et redistendues
ainsi dep uis, du dedans, po u r être soum ises à au tan t de
réexamens, mais pour continuer aussi à mieux mettre par là
en place un même modèle général d ’ordonnance entre les deux
groupes de facteurs, phénoménologiques et ontologiques, entrant
ensemble, sur ses versants opposés, dans le fonctionnement de la

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corrélation que constitue l ’intentionnalité, ainsi que la tâche
lui en avait été léguée par ces deux œuvres exemplaires que
furent pour lui, dès le départ, et que restèrent ju sq u ’à la fin,
la Psychologie du po in t de vue empirique de Brentano et la
Théorie de la science de Bolzano, même si ni l’une ni l’autre,
avec leurs vocabulaires si peu variés, par com paraison, et si
peu évolutifs, n’avaient réussi à la mener à bien.
« La conscience est, selon son essence, conscience de, selon son essence,
"fonction ", et la fonction a des connexionsfonctionnelles, qui ont leur
téléologie immanente ordonnée. Voir la conscience commefonction et
faire pénétrer ce voir dans le fonctionnement, séparer les différentes
lignes de direction d ’une réflexion pure possible, et intuitionner les
données noétiques et noématiques qui se trouvent dans ces directions
et leurs entrelacements mutuels — c 'est là ce que Von doit, je le répète,
s’efforcer d ’apprendre, et ce n ’est que quand on l ’a fa it que l ’on peut
comprendre et vérifier les résultats de la phénoménologie. »
H U SSER L, Phénoménologie et théorie de la connaissance, 1917,
§ 3 1 , H ua XXV, p. 188.
Apparition
(.Erscheinung)

h Plus que le « phénomène » (.Phânomen), notion inévitablement


équivoque par la dualité des orientations qu’elle implique et entre
lesquelles elle ne semble pas vouloir choisir, c’est le couple formé
par le dédoublement explicite, établi à partir du verbe erschei-
nen, « apparaître », entre /<< apparition » {die Erscheinung), et
/<< apparaissant » (das Erscheinendes), qui doit être placé au point
de départ de toute la phénoménologie, ainsi que Husserl a tenu
à s’en expliquer lui-même dans un texte bref, mais capital, écrit
en 1907 (IP1, p. 111-117), à l’époque charnière où il est passé du
niveau encore assez simple de la psychologie intentionnelle, héritée
de Brentano, à celui beaucoup plus élaboré de la phénoménologie
transcendantale. Car il a voulu y résumer les Leçons sur l ’idée de la
phénoménologie qu’il venait de prononcer, pour mieux préciser quel
« chemin de pensée » il y avait suivi, et il y distingue trois stades
où doit s’engager la réflexion phénoménologique, pour conclure
l’exposé du troisième par une série de considérations qui portent
sur le participe présent grecphainomenon, et qui sont évidemment
amenées à prendre une importance décisive pour la définition
de cette nouvelle discipline qu’il veut fonder, en lui permettant
précisément d’éviter à l’avenir une telle confusion.
La présupposition fondamentale du phénoménologue, ce n’est pas
en effet seulement qu’il ne parviendra jamais à rendre compte de
la possibilité d’une connaissance quelconque s’il ne l’a pas d’abord
reconduite aux conditions dans lesquelles l’objet sur lequel elle
porte maintenant a du commencer par apparaître au sujet auquel

1. On trouvera une liste des abréviations p. 183.

15
il est apparu, mais c’est aussi qu'en apparaissant, cet objet, ou
plutôt ce qu’il allait devenir, puisqu’il n’était pas encore constitué
en tant que tel, s’est aussitôt manifesté à cette instance subjective à
qui il apparaissait comme quelque chose de transcendant, même
si son sens ne faisait encore que se profiler à travers les séries plus
ou moins déjà indéfiniment démultipliables d’apparitions suivant
lesquelles il s’imposait ainsi déjà à elle, à elle qui se situait donc,
corrélativement, par rapport à lui dans une position de retrait.
C ’est bien en effet le décalage, inscrit à l ’intérieur même de l ’unité
de l ’apparaître, entre ces deux pôles distincts, qui risquerait de ne pas
être pris en considération si l’on se contentait de dire, sans plus,
« phénomène », en suscitant immanquablement un malentendu ;
car il serait alors impossible de savoir de façon exacte quel est
celui des deux auquel on se rapporte, et, dès lors, très vite, par le
recul qu’il doit commencer par prendre pour rejoindre les appa­
ritions, le phénoménologue se verrait accusé de vouloir ramener
le phénomène au sens objectif au phénomène au sens subjectif,
pour ne plus en faire qu’une « apparence » (Schein), dépourvue
de toute consistance intrinsèque, alors que son projet est bien
plutôt de faire ressortir le caractère essentiellement intentionnel
de la conscience, c’est-à-dire son mouvementprojectifsm quelque
chose d’autre qu’elle qui lui est apparu, et sur lequel il a donc
fallu qu’elle procède à une « donation de sens » (Sinngebung) pour
pouvoir ensuite le reconvertir en un « étant » (Seiendes), en lui
attribuant toutes les déterminations ontiques et ontologiques
qui lui conviennent selon l’ordre des « parties » ( Teile) dont il se
trouve composé dans l’unité du « tout » (Ganze) qu’il délimite,
et en le plaçant désormais comme en dehors des conditions où il
a pu d’abord lui apparaître ainsi subjectivement.

16
Ce n’est pas que Husserl n’ait pas continué à employer très sou­
vent encore, après 1907, le terme de phénomène, en particulier
dans un groupe de textes datant de dix ans plus tard et trop peu
connus jusqu’ici, alors qu’ils constituent, pour des débutants,
l’une des meilleures introductions à la phénoménologie qu’il ait
écrites, en partant de cette notion telle qu’on la rencontre déjà
avant la réduction. Il s’agit de sa Leçon inaugurale à Fribourg : La
phénoménologie pure, son domaine de recherche et sa méthode et de
deux articles : Phénoménologie et Psychologie (PP) et Phénoménologie
et Théorie de la connaissance (PT) qu’il comptait publier dans les
Kant-Studien, mais qui ne sont pas parus à l’époque, ni même
ensuite de son vivant, puisque ce n’est qu’en 1987 qu’ils ont été
publiés dans le volume X X V des Husserliana (p. 68-225). Mais
si ces trois textes possèdent en fait un tel intérêt, c’est bien parce
qu’ils font aussi peu à peu intervenir, en chaîne, tous les termes
principaux de son vocabulaire, en les renvoyant au couple d’op­
position entre l’apparition et l’apparaissant comme à l’origine
nécessairement dédoublée d’où ils sont issus (PT, Appendice V,
p. 219-225). Car il était assurément impossible à Husserl d’aller
d’emblée contre l’usage qui prévalait dans la langue courante, en
donnant par exemple à cette « science des phénomènes purs de
la conscience » un autre nom que celui de phénoménologie pour
qu’elle ne se heurte plus désormais à une telle incompréhension.
Mais ce ne pouvait guère être là cependant pour lui un m otif
valable de ne pas préférer le langage plus précis fondé sur ce
dédoublement, puisqu’à chaque, fois qu’il en a eu la possibilité,
il a voulu lui-même y avoir recours, d’autant plus qu’il l’avait
déjà fait intervenir dès le tome II des Recherches logiques, dans la

17
Recherche II, en reprochant alors très vivement à Hume d’avoir
commis une telle confusion entre « l’apparition et l’apparaissant »
(RL II*, § 3 6 , p. 231-232).

he Tout doit bien dépendre en effet de la reconnaissance préala­


ble de cette distinction entre deux milieux, celui des apparitions,
définies également comme « données » (Gegebenheiten) dont la
« valeur » ( Geltung) indubitable vient de ce qu’elles sont pour moi
absolument évidentes dans Ximmanence « réelle » (reell) de mes vécus
(.Erlebnisse) (IP, II, p. 53-55, III, p. 67-72), et celui des objets de
connaissance qui relèvent du domaine de la transcendance et qui
se situent donc au-delà des actes à travers lesquels je les vise. Une
telle séparation deprincipe, certes, ne veut pas dire que, sous l’effet
de la réflexion par laquelle je dois commencer par me détacher
de l’intérêt que j ’ai porté jusqu’alors à de pareils objets transcen­
dants, je devrais faire comme si plus rien ne m ’apparaissait ni ne
m’était jamais apparu ; car, en fait, « même après la réduction
phénoménologique, l’apparition et l’apparaissant s’opposent au
sein de la donnée pure », de sorte que nous avons là bien plutôt
« deux présences absolues ». Mais toutefois il faut bien redistri­
buer sur deux immenses registrationsfondamentalement différentes,
même si elles n’ont jamais cessé d’entrer en rapport, les séries de
modifications respectives qui ont dû s’y produire pour que j ’aie
pu finir par me placer, comme je le fais normalement désormais,
dans une situation où mon ouverture sur cette transcendance me
paraît aller d ’elle-même {selbstverstàndlich), alors qu’elle devrait
me conduire à m ’interroger (IP, p. 112-114).
Sur un premier registre doivent s’inscrire, en effet, toutes les
« modifications » ( Verwandlungen) qui ont affecté les apparitions
elles-mêmes, puisqu’il y a bien là « certains vécus de structure
spécifique et changeante », ordonnés selon une série où se sont

18
succédé « la perception, l’imagination, la prédication », et qui
est donc partie généalogiquement de l’ouverture sur des appa­
raissants tels qu’ils se présentaient à travers des esquisses dans
le temps et dans l’espace aux niveaux esthétiques inférieurs du
développement intentionnel (PP, § 5, p. 90-93), mais pour s’élever
ensuite aux couples de noèses et de noèmes qui devaient assu­
rer, à ses niveaux logiques supérieurs, le relais de l’accouplement
primitif (§ 6, p. 90-93), en ayant eu, entre-temps, à y rencontrer
aussi par empathie d’autres Je, d’autres Ego que le mien (PT,
§ 29, p. 178-181). Ce devra donc être la première moitié du
programme de phénoménologie que de chercher à reconstituer
les divers « enchaînements » (Zusammenhànge) selon lesquels ces
modifications se sont produites, en s’unissant téléologiquement
les unes aux autres, car il y a bien là un « système » où s’ordon-
nent tous les vécus de conscience conformément à une certaine
« configuration » ( Gestaltung) dont elle aura à dégager a priori les
« lois eidétiques » ( Wesensgesetze) invariantes (LI, p. 80, PP, § 13,
p. 110-117, § 15, p. 121-124).
Et sur un second registre devront être reportées toutes les trans­
formations corrélatives qui ont pris effet dans les dimensions du
milieu opposé, avec la formation d’abord des diverses régions
ontologiques matérielles entre lesquelles les « étants », selon leurs
types de sens d’être, ont dû se répartir (PT, § 4, p. 132-133),
mais avec la mise en place ensuite (PP, § 9, 97-100), là encore
parallèlement aux déplacements opérés par l’intentionnalité (PT,
§ 13, p. 145-147), d’une ontologieformelle, selon le modèle de la
mathesis universalis proposé par Leibniz (PT, § 3, p. 130-132),
et repris par Bolzano (PT, § 2, p. 126-130), puisque ce qu’il doit
s’agir de rejoindre une fois que la réduction transcendantale aura
été accomplie (IP, III, p. 67-78, PP, § 12, p. 104-110, PT, § 23,

19
p. 164-169), c’est bien l’ensemble des objets tels qu’ils étaient
déjà donnés auparavant, mais dont les couches de sens auront été
désormais clarifiées, puisque tous les différents types de rapport à
une objectivité transcendante auront été explicités désormais, en
étant réintégrés dans le développement de l ’intentionnalité qui a dû
finir par les poser (PT, § 27, p. 174-175), de façon à satisfaire ainsi
pleinement les exigences de la raison (PT, § 35, p. 195-197).
Ainsi la phénoménologie, comme science visant à expliciter les
conditions de fonctionnement des trois modalités canoniques de
Vintentionnalité, c’est-à-dire la perception, l’imagination et la
signification, reliées selon l’ordre d’une fondation transcendan-
tale, et l’ontologie, comme discipline qui doit chercher à dégager
l’ensemble des lois qui régissent, elles, les rapports entre tous les
typespossibles d ’objets, réaux et idéaux, appartenant à un fondement
transcendant, ne peuvent être que complémentaires, en continuant
toujours à correspondre ainsi au partage originaire lui-même entre
l’apparition et l’apparaissant, mais à travers cependant toutes les
séries de transformations auxquelles leurs démultiplications respec­
tives ont dû nécessairement donner lieu ensuite.
Il est certain toutefois que l’œuvre de Husserl n’a pas pu se
développer en coïncidant purement et simplement avec le déve­
loppement même de cet ordre double, puisqu’elle devait partir
de la situation générale inextricablement emmêlée où ces deux
genres de facteurs constitutifs de la corrélation intentionnelle ne
pouvaient pas être distingués encore, même quand le rapport avec
l ’origine phénoménale des connaissances était pourtant déjà rétabli
à titre de programme préalable, ainsi que ce fut bien le cas dès la
Philosophie de l ’arithmétique (p. 26), dans la mesure où ce fut le
rôle historique majeur de la psychologie intentionnelle de Brentano
de ne pas définir seulement tout état de conscience développé par

20
un certain rapport avec un objet, mais également d’indiquer que
ce rapport était un « phénomène », un « phénomène psychique »,
lui-même fondé sur une transformation accomplie à partir de
« phénomènes physiques » (PA, p. 83-86) ; mais, comme cette
notion de « phénomène » avait été très vite laissée par Brentano
dans un état de « généralité vide » (PP, § 11, p. 102-104), faute
d’avoir reçu de lui ensuite un traitement technique approprié,
Husserl n’a pu que reconstituer peu à peu, et très péniblement,
tous les éléments de cet immense puzzle, en rouvrant sans cesse
de l’intérieur, comme dans ce que les mathématiciens appellent
un endomorphisme, les écarts verticaux et transversaux qui se
sont creusés respectivement dans chacune de ces deux séries de
facteurs et entre elles, et c’est pourquoi son vocabulaire s’est, avec
les années, autant enrichi.

i ü Mais la réflexion sur les « apparitions » ne peut pas cependant


s’arrêter là, puisque ce serait supposer que 1efonctionnement général
de rintentionnalitéaurait pu continuer à s’en donner toujours, ne
fût-ce qu’à titre de possibilité latente, une représentation immédia­
tement exacte, en conservant donc fidèlement le souvenir de tous
les seuils qu’il a dû commencer par franchir pour pouvoir passer
peu à peu de ce dédoublement initial à la thèse générale du monde
où désormais il s’enveloppe constamment (CR, § 59, p. 236-238).
Car, en fait, il a refermé derrière lui tous ces intervalles, à chaque
fois qu’il a réussi à faire basculer à nouveau son centre de gravité
du côté de la transcendance, puisqu’il s’est donné alors les moyens
d’identifier instantanément tout « apparaissant » à un « étant »,
sauf dans le cas paradoxal des objets purement intentionnels (CR,
§ 70, p. 271-274) ; et il a donc été porté ainsi à se représenter ses
propres « apparitions » en fonction d’une « cause inconnue » qui
se serait exercée sur lui de l’extérieur à partir de ce fondement

21
transcendant auquel maintenant il se référait sans cesse comme
à la seule instance absolue selon laquelle il devait prendre posi­
tion, ainsi que l’avait déjà montré le § 52 du Livre I des Idées
(p. 170-178) et ainsi que le montre à nouveau encore le § 31 de
Phénoménologie et Psychologie (Hua XXV, p. 182-189).
Aussi ce « retournement » ( Verkehrung) a-t-il plongé la phénomé­
nologie, dès les premières étapes de sa formation, dans un état
de crise, puisque l’intentionnalité est tentée aussitôt de reporter,
dans l’attitude qu’elle prend naturellement, le découpage entre
ses deux modalités supérieures, rimagination et la signification,
sur sa modalité inférieure, la perception ; car elle croit que celle-ci
ne serait que la représentation déformée d’une certaine « cause
cachée » qui lui resterait inaccessible, et elle pense donc défendre
par là, contre ce que le phénoménologue appellera, lui, s’il arrive
à surmonter cet obstacle, un idéalisme transcendantal, un certain
réalisme, interprété comme un « physicalisme », alors qu’en fait,
elle ne peut qu’obstruer ainsi de façon fictive Vaccès direct de la
conscience intentionnelle à la transcendance que lui ouvrent aussitôt
ses « apparitions ».
C ’est pourquoi Husserl a tellement voulu insister à partir de
1903 sur la différence qu’il faut faire entre la phénoménologie
et la psychologie, entendue du moins au sens courant du terme
(PP, § 12, p. 104-110), puisque, même chez Brentano, celle-ci a
continué à se mouvoir dans les présuppositions du naturalisme,
ainsi que La Crise devait le redire en 1936 (§ 68, p. 262-264) ;
et, plus tard, il a toujours considéré que sa phénoménologie
n’avait été vraiment fondée que depuis qu’elle avait remis en cause
systématiquement ces présuppositions (PP, § 3-4, p. 88-90), en
voulant se définir, entre 1905 et 1907 comme transcendantale
(PT, § 32, p. 189-192). Mais, loin que l’idéalisme qu’il s’est mis

22
alors à professer ait été cependant, en quoi que ce soit, un rejet
de tout genre de transcendance objective pour s’identifier à un
« idéalisme subjectif » (ID I, § 55, p. 183-186) sous prétexte qu’il
n’aurait pu que privilégier alors le traitement des « apparitions »
sur celui des « apparaissants », il a contribué en fait à renforcer
tout au contraire la charge de réalisme dont sa phénoménologie
s’était trouvée investie depuis le début, en l’obligeant à démultiplier
sans cesse les descriptions de tous ces différents états intermédiaires
par où l’intentionnalité a dû passer pour modifier ses rapports
primitifs à ses « apparitions » et pour faire par là même apparaître,
à chaque fois, autant d’« ensembles concrets prodigieux » (LFLT,
§ 97, p. 327). Et il ne condamnera même pas dès lors sans appel la
psychologie, car elle demeurera une voie d ’accès privilégiée à toute
prise d’attitude authentiquement phénoménologique (CR, § 57,
p. 224-230), en lui permettant seule en effet de prendre appui sur
les innombrables expériences de la vie intentionnelle, pour pouvoir
redistribuer de plus en plus clairement, de part et d’autre de la ligne
de démarcation centrale de la corrélation, mais à l’aide toutefois
désormais du vocabulaire spécifique de la phénoménologie, tous
ces différents types de facteurs qui relèvent des « apparitions »
(l’apparition de la chose, celle de l’image, celle du signe, etc.),
et tous ceux qui sont du ressort, eux, des « apparaissants » (CR,
§ 4 6 , p. 180-192).

23
A priori

a Ce n’est pas tant ce terme lui-même, usuel en philosophie


depuis qu’il a été employé de façon systématique par Kant, qui
pose problème, que les deux champs d'application successifs que
Husserl lui a donnés, mais sans qu’aucun d ’eux ne coïncide
vraiment avec celui que Kant lui avait fait correspondre, comme
suffit à l’indiquer déjà, chez lui, l’absence, ou l’extrême rareté,
de son opposé : a posteriori. Car les lecteurs de Kant ne peuvent
manquer d’être surpris, quand ils se mettent à lire Husserl, en
s’apercevant qu’il a commencé par parler, lui, d’une apriorité
objective, comme si l’objectivité était donc le lieu d’exercice par
excellence de cette notion, dans la mesure où, pour lui, tout objet
qui apparaît ne peut lefaire qu ’enfonction de certaines lois d'essence
qui commandent aprioriquement l'ensemble des rapports qui relient les
différents types de parties au tout qu 'ilforme, alors que ce n’est que
beaucoup plus tard qu’il s’est mis à parler d’un a priori subjectif,
au sens où il y aurait également des lois invariantes qui, du côté des
« apparitions », et non plus alors des « apparaissants », auraient donc
régi les rapports qui ont dû s'établir entre les différents types de vécus
intentionnels, selon l'ordre de la fondation transcendantale où ils se
seraient intégrés, en deçà des deux modèles d'objectivité transcendante,
correspondant respectivement à l’a priori synthétique matériel et à
Va priori analytiqueformel dont il avait d’abord voulu reconstituer
le processus de différenciation à partir du développement même
de l’intentionnalité.
@a Pour comprendre le sens qu’il faut donner à cette notion
à'a priori objectif il faut partir en effet de la théorie des touts et des
parties, telle que Husserl l’avait héritée de Brentano et de Stumpf,
puisqu’il y a fait aussitôt référence au chapitre I de sa Philosophie

24
de l ’arithmétique (p. 24, n° 1). Car le premier problème qu’il s’est
posé fut de savoir comment l’intentionnalité, en se généalogissant
et en se téléologisant, a pu passer d’une ouverture sur des champs
d’objets dont les parties constitutives étaient données d’abord
dans un état de « liaison continue », pour celles d’entre elles qui
sont « physiques », et de « pénétration réciproque », pour celles
d’entre elles qui sont « métaphysiques » comme l’étendue et la
couleur (cf. aussi PA, II, p. 70, III, p. 83-84, VIII, p. 197-198),
à une ouverture sur des collectiva, c’est-à-dire des ensembles dont
les éléments peuvent être formés par n’importe quel « contenu »
(Inhali), considéré uniquement en tant que chacun d’eux est un
« quelconque quelque chose », un « un quelconque » (III, p. 97),
puisqu’il y a bien là « une seconde classe principale de relations,
caractérisée par le fait qu’alors le phénomène de relation est un
phénomène psychique » (II, p. 85), chacun des contenus mis en
rapport n’étant lié aux autres que par l’activité d’une « liaison
collective » (III, p. 88-93).
Sans doute Husserl ne parle-t-il pas encore en 1891 d’a priori
objectif pour désigner chacun de ces types de rapports de parties
à touts, puisque son intérêt principal, pour ne pas dire exclusif,
c’est de reconstituer les étapes du processusp ar lequel l ’intentionnalité
s ’est déplacée ainsi verticalement d ’une de ses deux extrémités objec­
tives à l ’autre, et en passant non seulement du niveau inférieur
de ses concreta à celui, supérieur, de ses abstracta (I, p. 20), mais
aussi, en même temps, transversalement, d’abstracta continuant à
prendre appui directement sur les déterminations de ces concreta
« physiques et métaphysiques » à des abstracta ayant dû subir, eux,
cette « transformation de contenu » qui a eu alors pour « teneur
(Gehalt) logique » de les placer désormais uniquement sous « le
moment de la liaison collective » (p. 94-96).

25
Toutefois, le dédoublement entre les modèles d’ordonnance cor­
respondant aux contenus que doit poser l’intentionnalité restera
bien toujours pour Husserl celui-là, même s’il ne s’énonce pas
encore, dans la Philosophie de l ’arithmétique, à travers l’opposition
du « synthétique » et de l’« analytique ». Car si Husserl a déjà très
bien compris, à cette date, qu’il y a un décalage fondamental entre
« le phénomène en tant que tel » et « ce qu’il nous signifie » (II,
p. 38-39), il ne parle jamais alors cependant d’essence ni moins
encore de lois d’essence, et la description qu’il amorce du fonc­
tionnement de l’intentionnalité, pris à ses niveaux verticaux et
transversaux supérieurs, ne peut donc que demeurer encore très
insuffisante, ce qui explique que les deux premières Recherches
logiques de 1901 seront essentiellement consacrées à la compléter,
en ce qui concerne d’abord la signification et en ce qui concerne
ensuite l’idéation.
Mais ce qui montre bien qu’il subsistait là pour lui une double
problématique fondamentale à laquelle il savait qu’il devrait de
toute façon revenir pour pouvoir traiter correctement de tout
le versant objectif du fonctionnement intentionnel, c’est qu’il
en a repris l’étude systématique dans la Troisième Recherche,
après l’avoir déjà fait en 1894 dans la première des deux Etudes
psychologiques pour la logique élémentaire, et pour commencer
même alors à s’interroger sur la « nécessité évidente » qui régit les
rapports entre les « contenus autonomes » et « non autonomes »,
eux-mêmes rééchelonnés selon la « distinction de l’abstrait et du
concret » (AL, p. 123-134).
C ’est en effet dans la Troisième Recherche, intitulée De la théo­
rie des touts et des parties, que Husserl recourt pour la première
fois, dès l’introduction, pour la définir, à la notion à ’a priori
(RL II**, p. 5), et pour préciser très vite qu’il s’agit là d’étudier

26
« les modes de relation fondés a priori sur l’idée d ’objet » (§ 1,
p. 7), dans une perspective qui cherche à dégager, à chaque fois
qu’il est question de « séparabilité » ou d’« inséparablité » entre
les parties, une « essence idéale » (§ 5, p. 17), sans qu’il puisse
donc s’agir, en l’occurrence, de « nécessité subjective », puisque
c’est bien une « légalité objective » qui s’impose là en fait à toute
conscience (§ 7, p. 21-24).
Et dès lors que l’orientation éminemment « ontologique » de cette
étude se trouve ainsi énoncée en toute clarté avec la mise en place
du couple d’opposition : « pouvoir ou ne pas pouvoir exister pour
soi » des différents « genres purs » de parties, il devient possible aussi
d’établir très nettement « la différence entre les “lois matérielles”
et les “lois formelles” ou “analytiques” qui séparent les deux types
de sphère ontologique auxquelles les objets peuvent appartenir »,
comme on le voit sur les deux séries d’exemples : « maison, arbre,
couleur, son, espace, sensation, sentiment » et « quelque chose ou
une chose quelconque, objet, qualité, relation, connexion, plura­
lité, nombre, ordre, tout, partie, grandeur » (§ 11, p. 35-38). Car,
dans une proposition analytique, il doit être possible de remplacer
chaque matière concrète, en maintenant intégralement l’ordre
logique de la proposition, par la forme vide du quelque chose,
alors que, dans une proposition synthétique, cela n’est pas possible
salva veritate (§ 12, p. 38-40), ce qui amplifie donc évidemment
dans des proportions considérables la découverte centrale déjà
faite dans la Philosophie de l ’arithmétique.
Et de même il devient dès lors possible de procéder à « la consti­
tution d’un système théorique déductif », en ce qui concerne le
rapport de « fondation » qu’entretiennent les parties dans un
cas comme dans l’autre, et d’énoncer des « théorèmes » (§ 14,
p. 45-48) selon qu’elles sont « médiates ou immédiates » (§ 18,

27
p. 53-54), « plus proches ou plus éloignées » (§ 19, p. 54-58), ainsi
que Bolzano et, à sa suite, Twardowski s’y étaient déjà essayés,
en annonçant la « théorie a priori » exposée dans cette Troisième
Recherche. Car il ne faut nullement se laisser arrêter par le fait
qu’elle ne pourrait plus être a priori sous prétexte qu’elle devrait
être valable aussi comme « une ontologie de la nature », puisque
de telles lois peuvent être également établies pour n’importe
quelle « sphère d’essence matérielle » avec ses « moments spatiaux
et temporels » (§ 25, p. 75-81), de même qu’elles peuvent l’être
encore, à l’extrémité verticale opposée, dans un tout autre domaine,
avec les rapports entre significations dépendantes et indépendantes,
tels qu’ils sont régis par les lois a priori d’une grammaire, comme
va chercher aussitôt après à le montrer la Quatrième Recherche
(§ 10, p. 110-115).

s u Serait-ce alors que le seul domaine qui pourrait relever d’une


organisation a priori serait celui de l’objectivité, pour ne recouvrir
ainsi qu’un seul des deux versants de la corrélation intentionnelle ?
Le lecteur du tome II des Recherches logiques, à la suite du combat
mené contre le psychologisme dans le tome I, pouvait sans doute
être tenté de le croire, puisqu’en effet la Cinquième Recherche, qui
traite enfin explicitement pour la première fois Des vécus inten­
tionnels et de leur contenu, n’envisage jamais systématiquement
une telle possibilité, se contentant de fournir une « caractérisation
descriptive » de ces vécus, et même si elle ne tarde pas pourtant
à préciser sans aucune réticence qu’il existe plusieurs « variétés
spécifiques » de cette « relation intentionnelle » (RL II**, § 10,
p. 169-172). Ce qui implique déjà, certes, comme l’ajoutera
une phrase intercalée avec une note dans la seconde édition de
1913, qu’il pourrait bien y avoir ici à entreprendre une « idéation
sur des cas singuliers exemplaires de tels vécus », pour dégager

28
l’ensemble des structures où ils s’intégrent (p. 171 et p. 351)
selon l’ordre d’une « fondation » parallèle à celle décrite dans la
Troisième Recherche (§ 18, p. 208-210). Mais enfin, ni pour ce
qui concerne la série des doubles variations de la « qualité » et
de la « matière » pouvant affecter les actes dans cette Cinquième
Recherche (§ 22, p. 232-233), ni non plus pour ce qui concerne
celle des « variétés essentielles » des « intentions objectivantes »
selon le genre de « synthèses de remplissement » qu’elles peuvent
présenter dans la Sixième (RL III, § 13-15, p. 66-83), Husserl
ne cherche à proposer une théorie a priori qui soit comparable à
celle qu’il avait ébauchée pour l’autre versant dans la Troisième ;
et c’est manifestement à ce déséquilibre, ou à cette insuffisance,
qu’il faut attribuer le m otif essentiel qui l’a poussé à s’engager sur
la voie qui devait le conduire à formuler en 1913 sa problématique
transcendantale.
Il est en effet révélateur que le Livre I des Idées commence par résu­
mer à gros traits, au chapitre I de la Section I, le résultat essentiel
de la Troisième Recherche, en ce qui concerne donc l’opposition
entre l’« ontologie matérielle » (§ 9, p. 36) et l’« ontologie for­
melle » (§ 10, p. 40), et sans oublier de la réarticuler sur celle, plus
ancienne encore, de la « généralisation » et de la « formalisation »,
mise en place déjà dans la Philosophie de l ’arithmétique ; mais c’est
pour conclure toutefois en indiquant qu’avec ces « analyses logi­
ques », nous nous situons dans un état où « nous ne savons rien
encore de la phénoménologie » (§ 17, p. 59), car la perspective
centrale où Husserl maintenant entend se placer s’est sensiblement
modifiée par rapport à celle de la Troisième Recherche, puisque
c’est désormais avant tout en fonction du passage des « faits »
aux « essences » que de telles analyses sont développées, ce qui
explique pourquoi ensuite il va s’agir davantage de définir « l’idée

29
de la phénoménologie pure » comme une « science des essences »
(§ 18, p. 60) que comme une science véritablement apriorique,
ce qui n’est pas tout à fait équivalent.
Le Livre I des Idées va manifestement répugner en effet à soutenir
la thèse, et à en tirer toutes les conséquences, que c’est bien à la
prise en considération d’un véritable a priori subjectif que doit
conduire le recours à la méthode de la réduction exposée à la
Section II, même si, à intervalles réguliers, la référence à une telle
apriorité réapparaît, étant liée inévitablement à toute attention
portée aux « essences », comme par exemple au § 36, qui affirme
que « ce qui est en jeu » pour le phénoménologue, à la différence
du psychologue, « ce sont des vécus considérés purement en
fonction de leur essence, des essences pures, ainsi que ce qui est
inclus “a priori” àa.ns l’essence selon un rapport de nécessité incon­
ditionnée » (p. 116). Car l’unique préoccupation fondamentale
de Husserl, c’est alors de montrer qu’il est possible de procéder
en général à la mise hors circuit de toute objectivité transcendante,
ou de « l’être en tant que réalité » (§ 42, p. 135-138), à partir
des diverses situations de fait « contingentes » où peut se trouver
« l’être en tant que conscience » (§ 46, p. 148-153). Mais une
autre problématique, au moins aussi plus complexe, sinon même
beaucoup plus, et où il faudra nécessairement faire appel à une
organisation apriorique, commence pourtant à se profiler à l ’horizon
futur de cettephénoménologie naissante, en semblant même devoir
s’imposer dès qu’elle en aura fini avec ses questions de méthode qui
ne sont que des préalables, puisqu’à partir d’un certain moment,
il faudra bien qu’elle se mette à traiter de l ’ensemble des rapports de
fondation qui ont dû s’établir « entre la perception d’un côté et la
représentation symbolique par image et par signe de l’autre », dans
la mesure en effet où « il existe entre elles une différence eidétique

30
fondamentale » (§ 43, p. 139), ainsi que les Leçons de 1905 sur le
temps l’avaient déjà relevé à propos des « vécus modifiés », dont
ici il est question aussi (§ 44, p. 143), et sans hésiter non plus à
faire intervenir, elles, explicitement, pour rendre compte d’un tel
décalage, ce qu’elles avaient appelé « quelques lois “a priori ’ du
temps » (LCIT, § 33, p. 92-94).
Or, la Section IV des Idées envisagera certes à nouveau la possibilité
de faire franchir à la phénoménologie ce seuil qui doit la conduire
du stade inférieur de la simple saisie dispersée de tous les genres
de couples de noèses et de noèmes, auxquels ont été identifiés, à la
Section III, les « vécus intentionnels » de la Cinquième Recherche,
ainsi que leurs « contenus », à celui, plus satisfaisant, d’une présen­
tation systématique, située donc à la hauteur même de « Xa priori
de la généralité inconditionnée des essences » (§ 142, p. 478),
puisque le Section III n’avait pas déjà manqué de faire état des
« lois eidétiques concernant les constructions hiérarchiques » où
« les intentionnalités de la noèse et du noème s’étagent p ar degrés
et s ’emboîtent les unes dans les autres de façon originale » (§ 100,
p. 349), de sorte qu’il n’y avait rien d’excessif à soutenir que « tout
cela est prescrit a priori » ; car en repassant, selon l’ordre cette
fois de la constitution, de « l’intuition adéquate et immanente » à
« l’intuition donatrice » qui « transcende », en s’ouvrant, elle, sur un
« élément objectif » dont elle ne pourra jamais faire une « donnée
adéquate », il y a là du moins « donnée l ’idée de cet objet » et, avec
elle, « une règle a priori qui commande les infinités ordonnées de
ces expériences inadéquates », c’est-à-dire encore une « régulation
a priori », très « riche de contenu » (§ 144, p. 481-482).
Cependant cette théorie purem ent apriorique de l’ensemble
des transformations par où doit passer nécessairement, en se
développant, la subjectivité intentionnelle pour rejoindre ses

•31
deux a priori objectifs, demeura toujours plus, pour Husserl, un
programme à remplir, comme la fin des Leçons sur les problèmes
fondamentaux de la phénoménologie l’avait déjà fait entrevoir en
1910 (§ 41-42, p. 212-215), qu’un exposé systématique pleine­
ment réalisé à la manière de la Théorie de la science de Bolzano,
que les Prolégomènes s’étaient pourtant donné en 1900 comme
modèle (RL I, § 6, p. 12-17, § 10, p. 26-27) et que, trente ans
plus tard, le début de la Section II de Logique formelle et logique
transcendantale évoquera à nouveau (LFLT, § 55, p. 203-205).
Car si la formulation de la problématique sera devenue depuis,
techniquement, beaucoup plus précise, puisqu’un peu plus loin
le § 72 n’hésitera pas à parler de « structures subjectives en tant
qu'a priori corrélatif de Va priori objectif » (p. 246-247), il faut
bien constater toutefois que la référence à un tel programme, en
tant qu’il devrait donc viser à faire apparaître « la téléologie totale
des intentionnalités » (§ 67, p. 235) ne constituera encore qu’un
« aperçu sur les tâches ultérieures » que la phénoménologie aura
à accomplir, sans donc pouvoir faire l’objet déjà d’un traitement
direct comme celui qu’avaient reçu les deux a priori objectifs dans
la Troisième Recherche.
Ce n’est nullement que la revendication d’un caractèrefondamen­
talement apriorique pour ce programme serait dès lors abandonnée,
puisqu’au contraire Husserl ne manquera jamais une occasion de la
formuler à nouveau en termes exprès, en soutenant notamment que
toutes les « recherches constitutives » qui auront à intervenir après
la réduction ne pourront être que des « recherches aprioriques »,
dans la mesure où « tout a priori conçu “immédiatement” doit
renvoyer à Va priori de sa constitution », ce qui fait que le « style »
du nouveau genre de philosophie qui sera ainsi inauguré ne pourra
qu’entrer « en opposition avec la philosophie kantienne » ; car « tout

32
fait subjectif a sa genèse dont la temporalité est immanente », de
sorte qu’« il faut s’attendre à ce que cette genèse, elle aussi, ait son
a priori » (LFLT, § 98, p. 329-334), sans qu’il soit donc possible
d’en rester aux « constructions mythiques de Kant » (CR, § 30,
p. 130-132). Et Husserl s’avancera même beaucoup plus loin encore
dans sa Conclusion de Logiqueformelle et logique transcendantale,
puisqu’il y parlera carrément de « Va priori du phénomène qui
apparaît dans un mode d’apparition réel ou possible », en liaison
avec « Xa priori esthétique de la spatio-temporalité » sans lequel
« ne pourrait se constituer, comme unité synthétique passive,
l’unité d’une nature, d’un monde » (p. 385-388).
Mais c’est précisément cette obligation même où se trouve le phéno­
ménologue commençant de prendre d’abord appui sur les niveaux
inférieurs d’une « esthétique transcendantale » pour amorcer le
traitement de cet « a priori universel » qui ne peut manquer de lui
poser rapidement une difficulté très grave, puisqu’il devra alors
partir de la seule « subjectivité » singulière qui lui est « propre »
(LFLT, § 95, p. 316-318), et puisqu’il devra également ensuite,
pour procéder au « dévoilement véritable de l’intentionnalité
constituante », commencer par traiter de la « forme temporelle »
de toute cette « genèse » (Appendice II, § 2, p. 408-413). Or
c’est précisément là que, comme n’hésiteront pas à l’avouer les
Méditations cartésiennes, au § 20, « la possibilité d’une phéno­
ménologie de la conscience pure paraît fort problématique »,
puisque « c’est a priori que les vécus de conscience sont dépourvus
de relations et d’éléments ultimes qui pourraient obéir à l’idée de
détermination conceptuelle fixe », de sorte qu’il semble bien qu’il
faille en conclure que toute théorie transcendantale des éléments
à la manière kantienne est impossible (M C, p. 95).

33
Il est certain que Husserl concluait ses Méditations cartésiennes
en soutenant que « l’idée d’une analyse intentionnelle » devait
conserver néanmoins sa « légitimité » ; car, « dans le flux de la
synthèse intentionnelle qui procure à toute conscience son unité
et constitue noétiquement ainsi que noématiquement l’unité
du sens de ce qui est objet, ce qui règne, c’est une typique de
nature essentielle, saisissable au moyen de concepts rigoureux »,
« l’association » étant ainsi, par exemple, « une rubrique très
vaste » qui désigne « un domaine a priori inné sans lequel un ego
serait inconcevable », de sorte que la « genèse passive constante
et tout à fait universelle » où il s’est « développé et édifié » ne
peut s’interpréter que comme « un système de formes » relevant
de Va priori -(M C, § 39, p. 128-129). Et La crise réaffirmera à
son tour l’obligation d’une référence, au point de départ de toute
prise d’attitude phénoménologique, à l’existence de « Va priori
universel de la corrélation » (§ 46, p. 180-182). Mais ce sera bien
en fin de compte pour revenir sur cette question primordiale de
la genèse temporelle de toute vie intentionnelle sans qu’ait pu être
apportée entre-temps une réponse qui soit beaucoup plus précise
au problème de la fondation de ses différents « modes de donnée »
à partir du flux du présent vivant, entouré de ses rétentions et de
ses protentions, tel qu’il avait été décrit en 1905 dans le sillage de
Brentano (§ 68, p. 262-264), et tel que Va priori subjectif qui y
avait été découvert demeurait donc en 1936 presqu’entièrement
encore à établir.

34
Crise (Krisis)

a Ce n’est que dans le dernier ouvrage qu’il a lui-même fait


paraître que Husserl a voulu recourir systématiquement à ce
terme pour qualifier la situation où se trouvent, depuis le début
des Temps modernes, les « sciences européennes » ; mais il n’y
a rien d’absurde toutefois à considérer qu’il aurait pu tout aussi
bien l’employer déjà plus tôt, dans trois au moins de ses publi­
cations, dont la problématique en effet avait été très proche, car
elle concernait bien, sans plus attendre, le rapport qu 'entretient
immédiatement l ’intentionnalité avec sespropres productions scienti­
fiques, sans penser alors à prendre en considération le mouvement
fondateur lui-même qui l’a pourtant conduit, elle, primitivement
à les produire. Il a fallu attendre sans doute que paraissent en
1936 les § 1-27 de cet ouvrage (dont la publication complète
n’eut lieu qu’en 1954) pour qu’il devienne possible de découvrir
la filiation qui avait ainsi relié virtuellement déjà ces prises de
position successives de Husserl en face d’attitudes réflexives qui,
en prenant appui sur un tel oubli spontané, se caractérisent avant
tout par leur indifférence envers les phénomènes, sinon même par
leur agressivité envers toute tentative qui pourrait chercher à les
reconvertir en un thème de réflexion transcendantal. Husserl avait
beaucoup évolué en effet depuis qu’il avait abordé pour la première
fois, dans les Prolégomènes à la logique pure, cette problématique
indirecte de l’intentionnalité qui ne s’appréhende plus elle-même
qu’à travers le prisme déformant de ses propres objectivations.
Mais, entre ces Prolégomènes de 1900 et l’article paru en 1911
dans la Revue Logos et très vite devenu célèbre : La philosophie
comme science rigoureuse, comme ensuite entre cet article et la Post
face à mes Idées de 1930, et comme enfin entre cette Postface et

35
l’ouvrage de 1936, il s’était bien établi déjà un immense réseau
d ’affinités souterraines qu’il est donc possible aujourd’hui de faire
pleinement apparaître, mais à condition toutefois de se garder de
croire, trop simplement, comme on s’y est si souvent laissé aller
jusqu’ici, qu’il n’aurait jamais été orienté que dans un seul sens,
car cette difficulté affecte en réalité, par contrecoup, tout autant
que les sciences positives, cette phénoménologie transcendantale
elle-même qui est supposée pourtant devoir, par son intervention,
mettre fin à leur situation critique.

s a En se trouvant si gravement méconnue par toutes les variétés


possibles de psychologisme, la logique, en effet, telle qu’elle est
décrite dans les Prolégomènes, est bien déjà considérée par Husserl
comme traversant une crise. Non pas du tout qu’intrinsèquement,
elle ne posséderait pas les moyens de se définir par une « pureté »
qui puisse l’élever à l’état d’une « théorie de la science » ( Wissens-
chaftslebre), semblable à celle de Bolzano (R L I, § 6, p. 12-17, § 8,
p. 20-23), et la soustraire par conséquent, de plein droit, à toutes
les dénégations absurdes dont elle a fait ainsi l’objet. Mais parce
que l’absence qui en a résulté de toute prise en considération des
véritables problèmes qu’elle pose, et donc des tâches qu’elle devrait
prescrire au philosophe, distinct en cela du mathématicien (§71,
p. 278-281), n’a pu que bloquer l’accès à toute réflexion sur ses
enjeux effectifs, car elle a obligé à commencer désormais par un
effort pour les redégager péniblement sous lesfalsifications abusives
dont ils ont ainsi été recouverts et dont Husserl reconnaît lui-
même que sa Philosophie de l ’arithmétique n’avait pas été exempte
(§ 45, p. 187, n° 1), quand il y avait attaqué la possibilité de toute
définition purement logique du concept de nombre, fondée sur
la correspondance biunivoque ou sur les classes d’équivalence, en
s’en prenant alors à Leibniz et à Frege (PA, VI, p. 116-117, VII,

36
p. 144-148) d’une façon violente et injustifiée, comme il doit bien
le reconnaître maintenant (RL I, § 45, p. 187, n° 1).
Aussi n’est-ce pas seulement la logique qui a à affronter une telle
situation critique, en voyant dénié son droit absolu à valoir comme
une « fondation du savoir », en tant qu’« enchaînement systéma­
tique au sens théorique » (RL I, p. 15) ; mais c’est tout autant la
tentative même menée par Husserl pour essayer de l’en faire sortir,
comme Natorp, dans sa recension, l’avait aussitôt diagnostiqué
avec tant de pertinence, en signalant que le lecteur des Prolégomènes
ne pouvait qu’éprouver continuellement un malaise, et comme
Husserl dut à son tour en convenir en 1913 dans son Esquisse
d ’une Préface, en allant même alors jusqu’à prétendre avoir voulu
délibérément le provoquer ; car il y expliquera que « l’être en soi
de la sphère idéale dans son rapport à la conscience comporte une
dimension d’énigmes que toutes ces argumentations [à savoir :
celles développées contre le psychologisme] laissent intacte » et
qui ne pourront donc s’éclaircir que « dans des recherches phéno­
ménologiques » que, de toute évidence, les Prolégomènes avaient
été encore très loin de pouvoir fournir, même dans leur dernier
chapitre (AL, p. 359-363).
Mais Husserl ne cessera jamais cependant d’affirmer plus tard
qu’il devait d’abord passer par ce détour de la réaffirmation des
droits de la logique, en s’opposant à leur dénégation par le psy­
chologisme qui les avait placés dans une situation aussi litigieuse,
si du moins il voulait pouvoir fonder ensuite la phénoménologie
dans des conditions définitivement satisfaisantes, ainsi que devait
le montrer avec tant d’éclat, en 1911, La philosophie comme science
rigoureuse, en s’en prenant à des attitudes réflexives d’un genre
comparable, et même si, à nouveau, tout s’y passe comme si cette
crise qu’elles suscitaient, en commençant par occuper à elles seules

37
le terrain de la réflexion, était davantage soulignée avec insistance
que franchement résolue, en renvoyant à plus tard l ’avènement,
pour l ’intentionnalité, d ’un régime defonctionnement positif où elle
puisse se donner, sur le registre de la réflexivité, une représentation
qui corresponde avec exactitude à ses conditions mêmes d ’exercice sur
le registre de la spontanéité.
Car c’est bien toujours l’immense distance séparant les vécus
intentionnels, pris dans leur exercice direct sur ce registre de la
spontanéité, des images caricaturales qu’ils se donnent d’eux-
mêmes sur le registre de la réflexivité, sans paraître s’apercevoir de
leurs propres dimensions phénoménales, qui fut le m otif majeur
qui conduisit Husserl à prendre publiquement position ici et à
définir l’idée qu’il se faisait, lui, de la philosophie, puisqu’il pouvait
prendre désormais fermement appui sur la « vision des essences »
(Wesensschauung), elle-même issue de l’« idéation » (PC SR ,
p. 48-49) dont il avait décrit le fonctionnement dans la Recherche
//e n s’en prenant alors à l’empirisme et au scepticisme, (RL II*,
§ 37, p. 232-238), mais pour repousser maintenant les deux fausses
représentations qui l’encadrent encore une fois en miroir, d’une
part avec le naturalisme défendu par Wundt et d’autre part avec
Xhistoricisme illustré par Dilthey ; car l’un comme l’autre pèchent
par un excès de « naïveté », mais le premier toutefois beaucoup plus
gravement que le second, puisqu’il accepte purement et simplement
la nature comme une « donnée » (PCSR, p. 26), sans s’interroger
sur les conditions de formation des sciences de la nature et donc
de la psychologie (p. 20-22), alors que l’historicisme a au moins,
lui, le mérite de prendre en considération la très grande diversité
des multiples « visions du monde » ( Weltanschauungen) qui se sont
succédé dans l’histoire de l’humanité (p. 73-75).

38
Mais si Husserl oppose à leur méthode, essentiellement, sinon
exclusivement, positiviste, celle de la « phénoménologie » (p. 29),
et s’il veut donc fonder déjà toute possibilité d’explicitation du sens
des événements de la « sphère psychique » en ne les considérant
plus que comme des « phénomènes » (p. 44-47) qui doivent être
soumis à des analyses dans le cadre d’une « recherche des essences »
(p. 49-50), il peut néanmoins difficilement prétendre mettre par
là en même temps un terme « à la détresse intellectuelle de notre
époque qui n’épargne aucun aspect de notre existence » (p. 75),
car il ne peut que laisser encore sans aucune réponse les multiples
questions que pose la possibilité même de l ’expérience de la nature
(p. 26-27), quelle que soit l’assurance de rigueur dont sa propre
théorie de la connaissance pourra, par principe, se prévaloir.
Car, s’il est vrai qu’« un flot de vie philosophique » le submerge
sous l’effet même de la démultiplication de tous ces problèmes,
il doit bien pourtant finir par avouer que cette science des « vrais
commencements » en est encore à chercher à se donner des « points
de départ » qui soient « absolument clairs » (p. 84-86).
S’il reste ici en effet tant d’« énigmes pour la réflexion » à résoudre
malgré les nets progrès marqués depuis les Prolégomènes, c’est
bien parce que la série des intervalles médiateurs qui auraient dû
être réintercalés, dans la reconstitution complète du développement
de l ’intentionnalité, entre son point de départ, fourni par les
phénomènes, et le point d’arrivée qui est formé désormais pour
elle par l’ensemble des sciences positives, est encore en grande
partie défaillante ; et ce qui va montrer encore une fois qu’il
s’agit là d’un état critique nullement passager, mais durable, non
pas accidentel, mais inévitable, c’est que, même si un progrès très
important aura été accompli avec la parution du Livre I des Idées
en 1913, la situation restera bien pourtant, vingt ans plus tard,

39
toujours la même, comme l’atteste la publication en 1930, dans
le tome XI de la Revue annuelle de phénoménologie {Jahrbuch),
de la Postface écrite par Husserl à l’occasion de la traduction de
l’ouvrage en anglais (ID III, p. 179-210) ; car le relevé qui y est
très minutieusement établi des « malentendus » (.Missverstàndnisse)
dont la phénoménologie transcendantale s’est trouvée depuis lors
victime, s’opère dans des conditions exactement semblables à celles
dans lesquelles, en 1913, YEsquisse d ’une Préface aux Recherches
logiques avait établi celui des « incompréhensions » auxquelles
s’était précisément déjà heurté, dans les années qui avaient suivi
sa publication, le grand ouvrage de 1900-1901.
Q uand Husserl affirme en effet en 1930 qu’il avait cherché à
fonder, lui, dès 1913, par des « réflexions radicales », une « science
du commencement », pour éviter de partir « naïvement des pré­
supposés de la positivité » et manquer ainsi « irrémédiablement
le vrai commencement philosophique » (ID III, p. 209), il atteste
bien par là qu’en dépit de tous les efforts qu’il avait donc menés,
d’abord pour rendre nécessaire la « conversion transcendantale »
(p. 193), ensuite pour amorcer la description de « toute expérience
réelle ou possible par laquelle le monde objectif m ’est présent », et
enfin pour déboucher sur « le champ ouvert, illimité, des données
phénoménologiques pures » (p. 194), il n’était pas parvenu toutefois
à présenter alors un tableau suffisamment ordonné de toutes les
« médiatetés d’implication intentionnelle » pour qu’elles forment
« un système clos d’une infinité de propriétés essentielles ». Car ce
Livre I des Idées avait incontestablement souffert d’un manque de
radicalité en excluant « la problématique de la temporalisation de
la sphère immanente du temps » (p. 184-185) ; et donc le lecteur
de cette Post-Face ne peut qu’éprouver lui aussi un malaise, en
constatant la disproportion, que Husserl lui-même met si bien en

40
relief, entre les dimensions si vastes du programme qu’il s’était fixé,
et la situation d’éternel commençant qu’il continue à revendiquer
en voyant toujours « s’étendre devant lui l’immense territoire de
la vraie philosophie, terre promise que lui-même de son vivant
ne verra pas cultivée », quand bien même il atteindrait « l’âge de
Mathusalem » (p. 209).
i ü La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcen­
dantale est assurément un ouvrage aux dimensions beaucoup plus
vastes que La philosophie comme science rigoureuse et la Postface
à mes Idées. Mais toutefois, si elle en amplifie considérablement
les thèmes majeurs, c’est pour y suivre le même modèle d’orga­
nisation, fondé sur le dédoublement des registres defonctionnement
de l ’intentionnalité spontanée et de l ’intentionnalité réflexive, en ne
faisant qu’en accentuer les écarts, puisqu’elle présente à la fois,
dans un contraste saisissant, un exposé beaucoup plus détaillé du
programme positif que la phénoménologie aura à remplir (§ 34,
p. 140-153), en lui assignant désormais comme tâche fonda­
mentale de décrire le « monde de la vie » (.Lebenswelt), tel qu’il
est aussitôt vécu par n’importe quelle subjectivité intentionnelle,
et un portrait très noir de toute la philosophie moderne, en lui
reprochant d’avoir oublié les exigences inhérentes à cette théma­
tique primordiale (CR, § 56, p. 216-223), pour ne s’y rapporter
qu’à travers des présuppositions objectivistes.
Aussi tout se passe-t-il alors comme si Husserl comprenait enfin
explicitement que son effort pour arracher l’intentionnalité à cet
anonymat de son fonctionnement ne peut aller qu’à l’encontre
de ce fonctionnement même, tel qu’il devra toujours continuer
à s’exercer spontanément, parce qu’en effet l ’intentionnalité ne
peut pas ne pas être tentée, même après la réduction, de procéder,
sur les résultats qu ’elle a déjà établis, à une « inversion de sens »

41
(Sinnverkehrungj, en leurfaisant subir un « report» (Übertragung)
où ils sont retranscrits dans les termes de « l’ancienne psychologie »
(§ 71, p. 281). Et c’est pourquoi « le philosophe peut bien parler
d’un contresens dans le principe : il n’a aucune chance contre
la force de la tradition » (§ 65, p. 253) ; car, s’il doit « faire voir
jusque dans ses dernières racines », par la critique qu’il en fera, « le
préjugé naturaliste ou plus exactement physiciste qui est celui de
toute la psychologie moderne » (§ 64, p. 251), il faut bien aussi
qu’il admette que la réflexion qu’il doit commencer par opérer
dans la « naïveté », au contact de Vattitude naturelle qui seule peut
lui fournir ses thèmes, « est l’accomplissement d’une aperception
du monde qui est, transcendantalement, une affaire close, où
le corrélat transcendantal — l’intentionnalité fonctionnante
(actuellement ou par sédimentation) — demeure entièrement
fermée » (§ 59, p. 236-238).
Ce qui ne signifie pas sans doute que « tout cela qui était aupara­
vant fermé et indicible » ne puisse pas être « aperçu désormais »
comme « l’arrière-fond » lui-même de la vie intentionnelle, pour
être appréhendé comme relevant de ses « prestations constituti­
ves », puisqu’en fait « le “je” qui a été le “je” naïf n’était que le “je”
transcendantal sur le mode de la clôture naïve ». Mais toutefois cela
fait bien apparaître l’extrême tension qui ne peut pas alors ne pas
s’établir entre le maintien continuel d’un rapport immédiat avec
cette « concrétion muette » qu’est le « je », rejoint aussitôt « dans
la systématique de ses couches constitutives et l’indicible gouffre
de ses fondations de validité » (§ 55, p. 213), puisque « l’immé-
diatement éprouvable précède toujours » (§ 69, p. 268-269), et
l’exposition d’« un puissant système de vérités aprioriques d ’un
genre nouveau et suprêmement étonnant » (§ 48, p. 189), auquel
la phénoménologie devrait donc finir par conduire pour pouvoir

42
rééquilibrer les « vérités positives » en fonction de l’apport de ses
propres « vérités phénoménologiques », dont un Appendice aux
Leçons sur les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie de
1910, mais datant, lui, de 1924, avait déjà parlé, en s’efforçant de
définir leur statut, mais sans pouvoir toutefois encore le préciser
clairement (PFP, Appendice XXIII, p. 226-245).
Car, en fait, « il n’est pas vrai qu’aussitôt s’étende », devant le
phénoménologue, « un champ de travail transcendantal, formé
d’avance dans une typique évidente », puisque « c’est le monde
qui est l’unique universum des évidences données d’avance », de
sorte qu’il doit bien plutôt vivre d’emblée « dans le paradoxe de
devoir considérer une pareille sorte d’évidence comme suspecte,
comme énigmatique » (CR, § 53, p. 205). Et c’est pourquoi il ne
devra pas se laisser « déconcerter » en constatant que « la subjec­
tivité transcendantale qui vit de cette façon “là-bas” [c’est-à-dire
dans le monde, à l’extérieur de Xépoqué\ n’a pas pris conscience et
ne pourra jamais prendre conscience des horizons constituants »
(§ 52, p. 200) ; et il devra même aller jusqu’à admettre comme
normale « l’émergence des incompréhensibilités paradoxales »
auxquelles il aura à se heurter, puisque cet envers constitutif de
la vie intentionnelle que forme l ’oubli où elle doit laisser ses propres
opérations, pour ne se référer immédiatement qu ’à ce qui lui apparaît,
définit à la fois, p ar essence, la situation éminemment critique des
efforts qu ’elle peut mener ensuite pour s y soustraire et le motifmême
de leur intervention.

43
Ego

s Ce n’est évidemment pas le pronom latin ego, je, qui peut poser
par lui-même une difficulté de compréhension, ni non plus son
correspondant allemand ich, que Husserl emploie aussi, mais
moins souvent : c’est l’adjectif rein, pur, dont il l’a accompagné
à partir de 1913 dans de nombreux passages caractéristiques du
Livre I de ses Idées (§ 37, p. 118-121, § 57, p. 188-190, § 80,
p. 269-272, etc.), alors qu’en 1901, au § 8 de la première édition
de la Recherche V, il avait exclu la possibilité même d’une telle
qualification en déclarant, contre Natorp, qu’il ne pouvait « abso­
lument pas arriver à découvrir ce moi primitif en tant que centre
de référence nécessaire » (RL II**, p. 159-163), ce qui l’avait donc
amené à ajouter, dans un Addendum à la deuxième édition, qu’il
n’approuvait plus la prise de position qu’il avait d’abord adoptée,
même s’il considérait que la « question du moi » n’avait pas, de
toute manière, à être soulevée dans « des sphères extrêmement
vastes de problèmes de la phénoménologie » touchant « le contenu
réel des vécus intentionnels et leur relation d’essence à des objets
intentionnels » (p. 163-164).
C ’est bien en effet l’introduction, dans sa phénoménologie, à partir
de 1905, de la double méthode réversible de la réduction et de la
constitution qui a obligé Husserl à aborder enfin de front cette
problématique de l’ego, jusque-là absente chez lui, et même rejetée,
en le qualifiant maintenant de pur, mais en le faisant toutefois
aussi dans des conditions telles que la référence explicite à cet
ego pur n’a été alors, pour lui, comme l’indiquait cet Addendum,
qu’zm moyen de recentrer autour d ’un certain pôle une multiplicité
d ’analyses fonctionnelles qu’il avait déjà établies, mais sans lequel
elles seraient restées très gravement incomplètes. Aussi ne faut-il

44
nullement voir dans cette évolution un changement radical de
point de vue, où Husserl aurait transformé de fond en comble
toutes ses séries de descriptions antérieures, pour les déplacer
soudain, comme par enchantement, dans un lieu situé hors de
portée des vécus effectifs et de leurs rapports à leurs objets ; car
la résurgence constante de toutes les distinctions centrales de la
Recherche V a l’intérieur de celles qui sont supposées maintenant
devoir correspondre aux structures noético-noém atiques de
tout ego, à la Section III du Livre I des Idées, montre déjà en
fait, à elle seule, le contraire ; et c’est même, en fin de compte,
cette affirmation si tranchée de l’existence d’un moi pur qui aura
permis paradoxalement à Husserl de réintroduire ensuite, dans le
Livre II, un moi réel, s’étendant depuis la nature, à ses niveaux de
développement intentionnels inférieurs, jusqu’à l’histoire, à ses
niveaux les plus élevés, à travers toute une « pluralité de couches »,
comme l’indiqueront, un peu plus tard, les Leçons sur la synthèse
passive (SP, § 4, p. 60).

sa Que le moi soit aussitôt donné comme « homme, tel qu’il vit
naturellement », entouré d’un « environnement » ( Umgebung),
formé par un « monde de choses » (Sachenwelt) et un « monde de
valeurs » ( Wertewelt), c’est bien là en effet la situation d’où part
Husserl avant de procéder à la réduction au début de la Section II
du Livre I des Idées (§ 27, p. 87-90) ; mais évidemment ce moi
se définit aussi par la possibilité qu’il a d’exercer une cogitatio
en rapport avec tel ou tel cogitatum (§ 35, p. 111-115), n’étant
constitué, au centre de tout cet environnement, comme l’avaient
montré dès 1910 les Leçons sur les problèmes fondamentaux de
la phénoménologie (§ 1-3, p. 88-95), que par un « flux de vécus
intentionnels ». De sorte que, s’il faut se mettre ensuite à parler
d’un moi pur, c’est uniquement pour comprendre qu’il ne peut

45
plus être « question ici d’une relation entre quelque événement
psychologique, qu’on appellerait le vécu, et un autre existant
réel (realen) du nom d’objet », car « ce qui est en jeu, ce sont
au contraire des vécus considérés purement en fonction de leur
essence... ainsi que ce qui y est inclus “apriori ’... selon un rapport
de nécessité inconditionnée ». (§ 36, p. 115-118), mais sans que
cela implique pour autant, en quoi que ce soit, qu’il faille séparer
ce « moi pur du cogito » de son « être-dirigé-sur... », même s’il va
falloir distinguer désormais « entre la “chose” pure et simple et
l’objet intentionnel complet » (§ 37, p. 118-121), pour ne plus
se comporter en « homme naïf » (§ 39, p. 124-127).
Husserl ne nie donc pas qu’il peut y avoir et qu’il y a un autre
moi que le moi pur : seulement, il ne s’y intéresse pas alors, ou
plutôt il ne s’y intéresse plus, puisque sa seule préoccupation,
à ce stade de sa démarche qui est celui de la réduction, c’est de
poser la question : « Le moi pur est-il mis hors circuit ? », et il y
répond par la négative, en disant qu’« il semble être un élément
nécessaire », parce que « l’identité absolue qu’il conserve à travers
tous les changements réels et possibles des vécus ne permet de le
considérer en aucun sens comme une partie ou un moment réel
{reell) des vécus eux-mêmes ». Le moi pur ne relève donc ni du
domaine du real, au sens de la réalité matérielle extérieure, ni du
domaine du reell, au sens de l'existence des différentes cogitationes
qui se succèdent dans chaque flux temporel, si bien q u ’il fa u t lui
attribuer le statut d ’« une transcendance originale », celui d ’une
« transcendance au sein de l ’immanence » (§ 57, p. 188-190).
Ceci a une conséquence : c’est que « bien quoiqu’il soit entrelacé
avec tous “ses” vécus, le moi qui les vit n’est pourtant pas quelque
chose qui puisse être considéré pour soi et traité comme un objet
propre d’étude » ; car, étant « absolument dépourvu de composan­

46
tes eidétiques », « il est en soi et pour soi indescriptible, moi pur
et rien de plus », ne pouvant se prêter qu’à « une multiplicité de
descriptions qui concernent précisément les manières particulières
dont il est en chaque espèce ou mode du vécu le moi qui les vit »
(§ 80, p. 269-272). Et il y a bien là, effectivement, quelque chose
de nouveau qui est introduit par rapport à la phénoménologie des
vécus intentionnels présentée dans les Recherches logiques, puisque
c’est désormais autour de cette instance centrale que toutes les
descriptions des vécus devront s’ordonner.
Mais Husserl ne renonce pas pour autant à considérer qu’en
franchissant cette étape qui l’a conduit à faire intervenir dès lors
constamment le « moi pur » à l’origine de toutes les thèses que
l’intentionnalité peut poser « sous le mode de spontanéité, de ce
qu’on peut appeler un commencement créateur », il est néanmoins
resté fidèle à ses premières séries d’analyses ; car il ne manque pas
l’occasion d’en donner pour exemple cette activité consistant à
réunir plusieurs éléments dans une « collection », qu’il avait décrite
dès la Philosophie de l ’arithmétique, pour soutenir que c’est bien le
« moi pur » qui l’accomplit au moyen d’un « changement modal » ;
et il justifie donc sa nouvelle prise de position sur le moi de 1913
en disant que cette modification qu’il avait aussitôt analysée en
1887, en la plaçant au milieu du fonctionnement intentionnel
(PA, III, p. 80-81), ne pouvait s’expliquer en dernier recours que
comme « le.fiat», que comme « l’initiative du vouloir et de l’agir »
d’un ego, supposé ainsi déjà implicitement présent, au moins du
point de vue opératoire, dès sa première œuvre, mais dont il avait
dû mettre plus de vingt ans à déceler l’intervention, et pour tenter
dès lors d’en définir le statut (§ 122, p. 413-416).
Ceci veut-il dire toutefois qu’en déplaçant ainsi le centre de gravité
de la vie intentionnelle vers le haut, vers ce qu’il avait vite appelé « le

47
moi “vigilant”, le moi qui réalise continuellement la conscience à
l’intérieur de son flux de vécu sous la forme spécifique du cogito »,
à la hauteur donc des structures noético-noématiques, Husserl
ait réussi à résoudre définitivement tous les problèmes liés à ce
qu’il devait appeler un peu plus tard l’« égologie » ? Certainement
pas, et cela non seulement parce que « l’essence du flux du vécu
chez un moi vigilant implique que la chaîne ininterrompue des
cogitationes soit constamment cernée par une zone d’inactualité,
toujours prête à se reconvertir dans le mode de l’actualité, comme
à l’inverse l’actualité en inactualité » (§ 35, p. 115), mais aussi
et surtout parce qu’au-delà de ses dimensions temporelles, le moi
doit prendre d ’autres qualifications, entrant dans la composition de
l ’« ego -homme », que la réduction avait dû d ’abord mettre hors circuit,
mais que la phénoménologie devra faire repasser dans les dimensions
de sa problématique de la constitution, si du moins elle veutpouvoir
rejoindre son thème fondamental, celui du développement même de
l ’intentionnalité, pris dans l ’ensemble de ses composantes. Et c’est ce
qui explique que, dès la Section II du Livre I des Idées, Husserl
ait déclaré que c’est dans un chapitre spécial du Livre II qu’il
comptait aborder « les difficiles questions du moi pur », mettant
ainsi lui-même en perspective les étapes de son évolution sur ce
problème, puisqu’il renvoie aussi en note au passage cité de la
Recherche V (§ 57, p. 190).
Le chapitre I de la Section II du Livre II des Idées est en effet
entièrement consacré à l’« ego pur », mais dans une perspective
totalement inversée par rapport à celle du Livre I, puisque ce qui y
avait été aussitôt désigné, mais beaucoup trop vite, comme relevant
d’une « attitude naturelle » (ID I, § 1, p. 13-16), a déjà été soumis
alors, à la Section I, à un traitement détaillé et fondamentalement
positif, celui de la « constitution de la nature matérielle », en liaison

48
avec les « animalia » (ID II, § 14, p. 62-63) et les « aistheta »
(§ 18, p. 91-113) à travers lesquels nous avons dû commencer
par percevoir les « choses matérielles ». Aussi l’« f^o-homme »
qui apparaît dans l’introduction de la Section II n’est-il plus
un repoussoir par rapport auquel l’« ego pur » devrait se définir,
mais il s’impose d’emblée en englobant l’homme « total, corps
et âme », à titre de support nécessaire de « l’ego pur comme pôle
égologique » (§21, p. 141-145). Car s’il faut maintenir plusieurs
« concepts de Yego, pris en divers sens », il faut aussi admettre
que « l’unité de Yego pur » est immanquablement entrelacée à un
« ego psychique réal », parce que les vécus, dans leur flux, « ne
nous sont pas donnés dans l’expérience en tant qu’annexes, en soi
sans connexion, des corps propres matériels », mais « ne sont unis
les uns aux autres que par leur commune liaison phénoménale à
l’un de ceux-ci ». L ’unité temporelle des vécus qui relèvent de l ’« ego
pur » doit donc être considérée désormais comme ne faisant q u ’un
avec « / ego psychique réal », dont la réalité est elle-même « liée à la
réalité charnelle » (§ 20, p. 139-140).
Et c’est pourquoi il n’y a rien d’absurde à prétendre, dans le cadre
de cetteproblématique de la constitution, que c’est à la « nature ani­
male » que l’« ego pur » est associé, puisque la « réalité psychique »
à laquelle se trouve liée cette « nature animale » est bien « ce qui
est déterminant, quant à l’essence, pour le concept de Yego » (§ 21,
p. 142). Ce qui ne veut pas dire qu’il ne serait plus possible « de
saisir Yego pur » (§ 23, p. 152-155), toujours maintenu en effet
dans sa « mutabilité », quoiqu’il n’apparaisse à travers « aucune
esquisse », tout en étant donné dans une « ipséité absolue » (§ 24,
p. 156-157). Mais ce qui signifie bien toutefois qu’il sera désormais
possible de réintercaler toute une série de degrés intermédiaires
non seulement, temporellement, entre la « conscience éveillée »

49
et la « conscience assoupie » (§ 26, p. 160-161), mais aussi, plus
largement, entre tous les facteurs constitutifs de l’« f^-hom m e »,
en tant que « partie intégrante de l’environnement de Yego pur »
(§ 27, p. 161-164), en les rééchelonnant entre les deux extrémi­
tés de l ’immanence et de la transcendance (§ 28, p. 164) avec la
sédimentation des « visées persistantes », transformées en habitus
(§ 29, p. 164-175), et en les faisant également déboucher aussitôt
par empathie sur des « animalia étrangers » (§ 43, p. 229-230)
qui devront finir par être posés comme d’autres « ^ -h o m m e s »,
donnés ainsi d’abord sur fond de nature (§ 46-47, p. 235-241).
Il faut donc considérer que, de même que Yego existe déjà effec­
tivement comme tel dans les dimensions d’un monde naturel
par l’extrémité inférieure de son développement, il appartient
de même, par son extrémité opposée, à un « monde de l’esprit »,
mais cette fois en tant qu’il est une « personne » (§ 50, p. 261-
267), située dans une collectivité d’autres personnes qui l’oblige
à avoir par là même, dans son environnement, une « expérience
sociale» (§ 51, p. 267-281). Ce qui, ici non plus, ne fait toutefois
nullement disparaître la référence centrale, « au titre de subjectif
originaire et spécifique », à « Yego au sens propre du terme, c’est-à-
dire Yego de la liberté... Yego actif » (§ 54, p. 295-299), mais ce qui
conduit bien alors à réinsérer cet ego comme « ego spirituel » dans
un second monde, fondé sur le premier, et dont la loi fondamentale
est la « motivation », s’exerçant à la fois « sous un aspect noétique
et un aspect noématique », parce que des « objets investis d’es­
prit », ainsi « un livre, un signe d’écriture qui apparaît », ou « un
verre, une maison, une cuillère, un théâtre », objets « en partie
réaux, en partie idéaux », y sont disposés, demandant à ce que
leur « signification » soit réactualisée par une « appréhension »
conforme au type qui y correspond (§ 56, p. 305-338) ; et cet « ego

50
personnel » peut alors devenir « sujet des actes de raison » (§ 60,
p. 349-371), mais sans que « la couche de l’intellectus agens » où
il se place puisse cependant jamais être tout à fait coupée de son
« soubassement obscur » dans la « sphère sensible », avec toutes
les pulsions qui y sont attachées (§ 61, p. 371-377).

bbsi Le Livre II des Idées, où Husserl a donc développé plus que


nulle part ailleurs ses analyses de l’ego, en voulant en réencastrer la
sphère transcendantale centrale entre une sphère naturelle et une sphère
spirituelle, s’achève cependant sur une affirmation qui renverse
à nouveau la perspective, mais sans revenir pourtant à celle du
Livre I, puisqu’elle consiste à opposer la « relativité de la nature »
à l’« absoluité de l’esprit » (§ 64, p. 399-405), pour définir ainsi
le dernier stade de l’évolution de Husserl sur cette question, si
souvent mal compris, mais à cause d’un malentendu qu’il a, dans
une certaine mesure, provoqué lui-même, en écrivant si vite l a
Crise sans prendre le temps d’expliciter systématiquement toutes
les présuppositions inhérentes à la nouvelle notion fondamentale
qu’il faisait désormais continuellement intervenir et qu’il appelait
le « monde de la vie » (.Lebenswelt).
Cette nouvelle thématique, essentiellement téléologique, appa­
raissait déjà, mais d’une manière seulement fugitive, à la fin de
la Quatrième Méditation cartésienne, où étaient en effet abordés
« les problèmes constitutifs de l’ego transcendantal lui-même »,
puisque Husserl tendait plutôt à y recentrer seulement les ana­
lyses à la fois du Livre I et du Livre II des Idées — ce que ni l’un
ni l’autre n’avaient encore osé faire — autour de Yaxe central
du temps, considéré comme « forme universelle de toute genèse
égologique » (§ 37, p. 123-125), se décomposant elle-même à
son tour en une « genèse active » et une « genèse passive » (§ 38,
p. 125-128) ; et c’est pourquoi la phénoménologie semblait tou­

51
jours se définir, dans le prolongement de Yépoqué accomplie pour
la première fois par Descartes, comme « l’auto-explicitation de
Yego cogito ». Aussi n’était-ce alors qu’au passage que se trouvait
évoqué le problème de la réarticulation de cet effort d’explicita-
tion « sur tout type d’étant chaque fois concevable par moi, Yego,
et spécialement sur la transcendance de la nature, de la culture,
du monde en général », alors que cette tâche était pourtant déjà
considérée comme « exactement la même » que celle qui doit viser
au « dévoilement systématique de l’intentionnalité constituante
elle-même » (§ 41, p. 131-136).
Ce n’est en effet que dans un groupe de textes datant des années
1930, postérieurs donc aux Méditations cartésiennes, et souvent
contemporains de La Crise, mais orientés positivement, eux, sans
plus se préoccuper de dénoncer les effets désastreux du « natura­
lisme physiciste moderne » (CR, § 12, p. 75-78), que Husserl a
tiré jusqu’au bout les conséquences de cet effort pour réenvelopper
lefonctionnementpurement transcendantal de / ego dans les dimen­
sions de deux milieux extrêmes, le limitant à sa bordure inférieure
et à sa bordure supérieure, mais en le traversant d ’une seule et même
téléologie, refermée en boucle sur elle-même, et sans laquelle il ne
pourrait rester finalement qu’incompréhensible : c’est-à-dire la
téléologie universelle d’une nature (Hua XV, n° 34, p. 593-612),
se transformant en celle d’une histoire (n° 23, p. 387-415), après
avoir transité par toutes les « modifications intentionnelles » d’un
« Je humain » qui coïncide dès lors pleinement avec Yego trans­
cendantal (n° 31, p. 526-573),’ à l’intérieur, à chaque fois, d’une
communauté de monades (n° 21, p. 362-377), ce qui certes ne
peut qu’entraîner une « mondanisation de Yego », mais sans qu’elle
puisse porter atteinte cependant à sa prérogative essentielle, celle
d ’avoir à constituer le sens du monde qui lui apparaît.

52
Et si beaucoup de ces textes étaient déjà connus depuis 1973,
ayant été publiés dans le dernier des trois volumes des Husserliana
portant Sur la phénoménologie de l'intersubjectivité, une autre série
en a confirmé l’orientation, en 1993, avec la publication d’un
volume de Textes complémentaires à La Crise (Hua XXIX), puisque
certains vont même encore beaucoup plus loin dans ce sens, en
décrivant complètement cette immense arcature d'une téléologie de
l'instinct, se recourbant sur une téléologie de l'appel, selon l’ordre
d’une « institution originaire » ( Urstiftung) qui doit servir de modèle
à la téléologie même de la philosophie, pour redistendre ainsi
toute la problématique du « monde de la vie », si fréquemment
interprété à tort comme l’adhérence à une immédiateté pleinement
évidente, alors qu’elle doit conduire bien plutôt à redijférencier tous
les points de vue topologiques possibles selon lesquels l’ego peut être
appréhendé, sans qu’ils puissent se restreindre par conséquent à
un unique point de vue transcendantal, si centrale qu’en soit la
position (Hua XXIX, n° 32, p. 362-420).

53
Empathie (Einfühlung

s Einfühlung désigne le fait Réprouver un sentiment (fühlen) qui


vous fait pénétrer dans (ein) la compréhension même de ce à quoi
il se rapporte, et ce terme a été rendu par les traducteurs tantôt
par intropathie, tantôt par empathie, mais sans qu’il soit possible
de départager véritablement ces deux solutions, puisqu’elles ont
le mérite, l’une comme l’autre, de maintenir la référence à la
double composition étymologique du mot, en faisant intervenir la
même racine grecque qui apparaît dans le substantif pathos, état
ressenti, et pour l’accoler à deux préfixes latins qui ont des sens à
peu près équivalents.
Cependant, si ce terme est d’usage courant en allemand, en expri­
mant quelque chose comme une compréhension p ar le sentiment, et
en pouvant donc s’appliquer aux domaines les plus divers, mais plus
particulièrement à celui de l’art (ainsi que l’avait fait par exemple
Meinong en 1902 dans son ouvrage Sur les suppositions), Husserl a
décidé, lui, de s’en servir, à partir de 1905 et de sa rencontre avec
Lipps, pour désigner dans des conditions caractéristiques le genre
de vécu intentionnel qui concerne la constitution du sens d ’a utrui
p ar chaque ego individuel, par opposition à toutes celles qui peu­
vent porter sur d’autres types d’objet : donc l ’ouverture de chaque
milieu intentionnel sur un champ intersubjectifoù existent d ’autres
ego, puisque ces autres ego ne pourraient jamais être appréhendés
selon le sens qui est véritablement le leur s’ils étaient simplement
rangés dans le domaine de l’objectivité en général.
C ’est dire assez à quel point l’introduction de ce terme dans le
vocabulaire de Husserl a marqué l’émergence chez lui d’une
problématique spécifique où autrui s’est mis à jouer un rôle de
plus en plus fondamental, et cela donc en accord avec ce qui

54
est communément ressenti, comme ce mot lui-même, si usuel,
le suggérait en renvoyant à un type d ’attitude dont chacun peut
faire quotidiennement l ’expérience, de sorte que Husserl pouvait
être amené à croire qu’il serait, sur ce point, facilement compris.
Et pourtant tout s’est passé comme si, en s’engageant dans cet
effort pour éclaircir ce qu’il devait appeler si joliment, au § 95
de Logique formelle et logique transcendantale, « le coin sombre
où reviennent, pour les enfants philosophiques, les fantômes du
solipsisme » (p. 318), il s’était risqué dans une position où le
caractère radical de sa méthode réductrice, prise à son stade ultime
de formulation monadique, devait immanquablement se heurter
à une incompréhension durable, alors même que ce recours à la
notion à ’Einfühlung, dans ce qu’elle a de plus immédiatement
manifeste, aurait dû pourtant permettre à ses lecteurs de la sur­
monter sans mal.

s a C ’est assez tard en effet que Husserl a commencé à comprendre


qu’il devait réserver un domaine spécial, et donc un vocabulaire
approprié, au problème de la constitution des autres Je par mon
propre Je personnel ; car il est impossible d’en trouver trace dans
la Philosophie de 1;'arithmétique, ni même encore dans les Recher­
ches logiques. Ce n’est qu’en 1905 dans une série de réflexions
qui portaient sur l’individuation (.Manuscrits de Seefeld, Hua X,
p. 237-268) qu’il devait se poser ce problème, à la suite d’une
discussion avec Pfànder et Daubert, élèves de Lipps. Lipps venait
en effet d ’écrire un article intitulé Encore sur l ’empathie qu’il
découvrit alors, et qui dut certainement beaucoup l’impres­
sionner, puisqu’il voulut s’emparer à son tour aussitôt de cette
problématique qui était entièrement neuve pour lui, mais dont
il pouvait s’apercevoir maintenant qu’elle était liée de très près à
toute la série de celles dont il venait de comprendre également,

55
à la même époque, au début des années 1900, qu’elles devaient
relayer désormais celles dont il avait surtout traité jusque-là, et qui
étaient essentiellement & ordre logique ; car elles étaient, elles, au
contraire, & ordre esthétique, en portant sur le temps, le corps, et
l’espace, et en renvoyant toutes, d’une manière ou d’une autre,
aux premières étapes du développement intentionnel que seule donc
une réduction transcendantale allait pouvoir rejoindre, mais en
devant prendre cependant une forme tout à fait spécifique, dès
lors que la constitution du sens d’autrui devait précisément s’y
rattacher elle aussi, en ayant exercé, au cours de ces étapes, mais
comme elle devait le faire encore ensuite, unt fonction centrale
essentielle.
On le voit par exemple de façon aveuglante dans le premier texte
où il a amorcé le traitement de cette problématique : Individualité
du fe et des vécus du Je , (H ua XIII, n° 1, p. 1-3), avec les très
importants Appendices qu’il y a ajoutés en 1908 et en 1909 ; car
déjà la constitution des autres ego par mon propre ego apparaît
comme un passage rigoureusement obligé pour que je puisse parvenir
à former une thèse générale du monde, ainsi que l’exprime le titre
si pertinent qu’a donné l’éditeur à l’Appendice VI : L ’indéfinité
spatio-temporelle du monde exige l ’infinité des consciences absolues
se tenant en communication (p. 14-17).
Il suffit en effet de prendre connaissance des textes publiés dans le
premier des trois tomes des Husserliana intitulés Sur la phénomé­
nologie de l ’intersubjectivité, et qui s’échelonnent de 1905 à 1920,
pour s’apercevoir que cette question est devenue très vite celle à
laquelle toutes les autres devaient venir tôt ou tard se rattacher,
par un biais ou par un autre, puisqu’elle faisait conjointement
intervenir tous les niveaux du développement intentionnel, infé­
rieurs et supérieurs, et qu’elle se situait ainsi au carrefour même

56
de toutes ses ouvertures sur ses différents champs d’objectivité
possibles.
Car autrui m ’apparaît certes d’abord dans la perception à travers
son corps, mais précisément pas comme n’importe quel « appa­
raissant » que je n’aurais donc qu ’à reconvertir en un objet,
puisque je ne peux l ’appréhender comme une subjectivité semblable
à la mienne que si je lui attribue des vécus qui pourtant ne me seront
jam ais donnés, eux, dans une «présentation » directe, mais seulement
dans une « comprésentation » ou bien encore une « apprésentation »
(Hua XIII, n° 2 et Appendice VIII, p. 21-35). Et c’est pourquoi
Husserl a été conduit à s’interroger si longtemps d’abord sur le
sens à donner au combat mené par Lipps contre la théorie d’une
« appréhension par analogie », car il reprendra à son compte cette
discussion en 1913 (Appendice XVI, p. 70-76), puis encore en
1922 (Hua XIV, n° 12, p. 243), pour la faire même resurgir une
dernière fois, de façon voilée, mais facilement reconnaissable, en
1931, au milieu de la Cinquième Méditation cartésienne (§ 50-52,
p. 157-165). D ’autant qu’ensuite, au-delà de cette première diffi­
culté, soulevée par la rencontre d’autres ego intentionnels par mon
propre ego, ce type de constitution oblige aussi à réintercaler, entre
chaque sujet individuel et le monde, les dimensions de ce que
Husserl appellera, dès 1910, une « ontologie sociale » (Hua XIII,
Appendice XVIII, p. 102-104), avec tous les genres de question
possibles qui peuvent s’y rattacher, comme le montreront encore
plus tard deux manuscrits de 1918 et 1920 qui portent le même
titre caractéristique : Esprit commun (Hua XIV, n° 9 et n° 10, et
Appendices XXIII-XIX, p. 165-232).
Mais il est certain que ni la surabondance des thèmes qui se trou­
vaient ainsi abordés dans un état continuel d’enchevêtrement,
ni la complexité de plus en plus poussée de leur formulation ne

57
pouvaient aussitôt passer, telles quelles, dans les textes rendus
publics alors par Husserl, ce qui n’allait donc pas manquer de
faire croire, quand il allait enfin en parler, que cette question de
l’Einfühlung n’aurait été pour lui qu’une rencontre inattendue à
laquelle il ne pouvait être que mal préparé, alors qu’en fait, les
1 500 pages d’analyses si inlassablement développées dans les
tomes XIII, X IV et X V des Husserliana prouvent aujourd’hui
qu’une telle façon de se représenter le développement de sa pen­
sée est foncièrement fausse, même si pendant longtemps elle ne
pouvait pas ne pas faire illusion.
Le Livre I des Idées ne pourra en effet encore que relever très
lacunairement, en 1913, les si nombreux points d’impact marqués
pourtant déjà par la découverte de 1905 ; car si le § 1 aura le
mérite d’indiquer d’emblée que « l’aperception par empathie est
bien un acte intuitif et donateur », ce qui suffit à disculper Husserl
de toute accusation de solipsisme, mais que cet acte, toutefois,
n’a plus la qualité d’un acte « donateur originaire » (ID I, p. 15),
ce qui suffit donc déjà également à cerner de la manière la plus
nette la difficulté que pose la constitution du sens d’autrui, cette
sorte d ’interrogation ne réinterviendra plus ensuite en tant qu ’elle
occuperait une position véritablement déterminante dans l ’ensemble
de la philosophie phénoménologique, puisque le § 151 le placera
seulement en effet parmi les « considérations complémentaires »
à la Section IV, en se contentant d’indiquer au passage que « le
monde intersubjectif est le corrélat de l’expérience intersubjective,
c’est-à-dire médiatisé par l’intropathie » (p. 508-510), même si,
aussitôt après, le § 152 ne pourra pas en rester à une caractérisa­
tion aussi vague et dira que « les communautés intersubjectives,
essentiellement fondées dans des réalités psychiques naturelles,
qui sont à leur tour fondées dans des réalités physiques, se révèlent

58
être de nouvelles objectivités d’ordre plus élevé (p. 510-512),
si bien que c’est donc indiscutablement la problématique de la
fondation transcendantale dans l’intégralité de ses dimensions
qui se trouve par là mise en cause.
Que l’émergence, à l’intérieur de la phénoménologie naissante, de
la question de la constitution du sens d’autrui en ait vite atteint
le centre de gravité même, et non pas seulement la périphérie,
même si rien n’en transparaissait encore nettement dans le Livre I
des Idées, c’est bien ce qu’avaient fait voir les Leçons sur les pro­
blèmes fondamentaux de la phénoménologie dès 1910, et cela non
seulement de façon directe au premier degré, en ce qui concernait
donc d’abord le franchissement du seuil qui doit me conduire de
la relation immédiate que j’ai avec mes vécus à la relation médiate
que je dois apprendre à entretenir avec ceux des autres (PF, § 4,
p. 95-96), mais aussi par contrecoup, au second degré, en ce qui
concernait le seuil qu’allait avoir lui-même à franchir ensuite le
phénoménologue dans son effort pour reconstituer l’itinéraire déjà
suivi ainsi spontanément par tout Je intentionnel avant qu’il ne
se mette, lui, à intervenir sur le registre de la réflexion, puisqu’il
allait bien devoir se poser la question de savoir de quel droit il
pourrait alors prétendre se référer à d’autres « Je phénoménolo­
giques » (§ 39, p. 207-210).
Car, si Husserl y indiquait déjà qu’une réponse positive devrait
pouvoir être apportée à cette question, ainsi qu’il tiendrait encore
à le rappeler, vingt ans après, dans une note de Logique formelle
et logique transcendantale, en renvoyant précisément à ces Leçons
de Gôttingen, pour dire qu’il y avait « développé déjà les points
principaux qui permettent de résoudre le problème de l’inter-
subjectivité et de surmonter le solipsisme transcendantal », et en
renvoyant aussi à ses prochaines Méditations cartésiennes, pour

59
préciser que, comme il s’était agi là de « recherches spéciales
difficiles », elles n’avaient pu « arriver que beaucoup plus tard à
une conclusion » dont cette nouvelle œuvre allait présenter « un
court exposé » (LFLT, § 96, d, p. 326), il reconnaissait bien par
là que ses Idées de 1913 n’avaient pu que rester très en retrait
par rapport à ces nouvelles étapes du traitement de la problé­
matique de l’intersubjectivité où il était déjà parvenu dans son
enseignement aussi bien que dans ses manuscrits de recherche, et
que, depuis, il avait continuellement repris, ainsi que le montre
par exemple de façon lumineuse un inédit de 1922, intitulé : La
transcendance de Valter ego en face de la transcendance de la chose.
Monadologie absolue comme élargissement de l ’égologie transcendan­
tale. Interprétation absolue du monde, et où il déclare : « Que la
nature qui est constituée pour le Je solitaire puisse être constituée
et soit même effectivement constituée de diverses façons comme
la même, cela n’est rendu possible que par la connexion de l’em­
pathie » (Hua XIV, n° 13, p. 259).

a m II allait donc falloir attendre la Cinquième Méditation car­


tésienne : Dévoilement de la sphère d ’être transcendantale comme
intersubjectivité monadique pour qu’enfin cette immense pro­
blématique soit traitée publiquement par Husserl ; mais si la
constitution transcendantale d’un alter ego par Yego que je suis
qui s’y trouve longuement exposée a été toutefois si souvent mal
comprise, c’est parce que Husserl a paru ne vouloir en aborder le
traitement au premier degré qu’à,travers celui du second, pour ne
faire de l’empathie qu’une réponse inespérée à la difficulté que lui
posait le passage à la réduction monadique, comme s’il était donc
impossible autrement d’en sortir, parce qu’elle aurait condamné,
une fois pour toutes, celui qui s’y serait engagé au solipsisme, alors
que c’est bien plutôt dans l’ordre inverse qu’il faut se placer, car

60
« la connexion de l’empathie » établie spontanément par l’in-
tentionnalité n’a nullement à être remise en cause sous prétexte
qu’ensuite, pour décrire ma propre vie intentionnelle, je devrais
commencer par ne tenir compte que de mes propres vécus, parce
qu’eux seuls me sont donnés « originairement », ainsi que l’avait
déjà indiqué le § 1 des Idées, mais sans soutenir pour cela que je
ne pourrais pas avoir de rapport avec d’autres vécus que les miens,
dans la mesure où ils ne me seraient donnés que médiatement,
c’est-à-dire de manière non directement intuitive.
Si la Cinquième Méditation cartésienne avait été étudiée avec toute
l’attention qu’elle méritait et si la différenciation de registres qui
s’y trouve inscrite avait été respectée, il aurait donc été possible
de comprendre pourquoi Husserl avait voulu s’adresser aussitôt
à lui-même cette objection (§ 42, p. 137-139), mais soutenir
qu’elle devait être rejetée, puisqu’en fait il ne s’agissait par là que
de « prendre en vue l’intentionnalité implicite et explicite au sein
de laquelle, sur le sol de notre ego transcendantal, s’annonce et se
confirme Yalterego », afin de décrire ainsi « dans quelles synthèses,
dans quelles motivations, le sens “autre ego” se forme en moi, et
comment, sous le titre expérience étrangère concordante, il se
confirme comme existant, voire comme étant, à sa manière, lui-
même là », ce qui relève donc bien d’une donation.
C ’est ce registre spontané de la formation du sens de tous les autres
ego qui m ’entourent, en m ’étant immédiatement donnés quand
ils m ’apparaissent, qu’il doit s’agir de faire thématiquement
réapparaître sous l’oubli actuel qui le recouvre, et c’est pourquoi
il faut passer par un détour : celui de la réduction monadique,
qui revient ainsi, sur le registre réflexif qui lui est propre, à l’état
originaire où je n’avais pas encore constitué le sens de tous ces
autres ego ; mais le recours inévitable à cette méthode ne signifie

61
évidemment pas que tout aurait pu aussi bien se passer comme
si autrui ne m ’était jamais apparu.
Et ce qui le montre assez, c’est que Husserl va encore beaucoup
plus loin, puisqu’il fait de cette étape médiate de la constitution
du sens d’un milieu intersubjectif non pas une excroissance qui
n’apparaîtrait qu’aux confins extrêmes de la vie intentionnelle,
mais une médiation obligéepour la constitution même du sens de tout
monde objectif : « Le problème est donc d’abord posé comme un
problème spécial, précisément celui du là-pour-moi des autres, donc
en tant que thème d’une théorie transcendantale d ’une expérience
étrangère, ce qu’on appelle empathie. Mais il ressort aussitôt que
la portée d’une telle théorie est beaucoup plus grande qu’il n’y
paraissait d’abord puisqu’elle contribue à fonder également une
théorie transcendantale du monde objectif et, ce, exhaustivement,
mais surtout dans la perspective de la nature objective » (§ 43,
p. 140).
Ce qui a provoqué une telle erreur d ’interprétation, c’est le dou­
ble sens qui s’attache au solus ipse que je suis, puisqu’il doit sans
doute, du point de vue de la réduction phénoménologique ainsi
radicalisée à l’extrême, me reconduire d’abord circulairement
à ma sphère d ’appartenance primordiale où aucun autre moi n’a
de rapport intuitif imm édiat avec mes propres vécus (§ 44,
p. 141-147). Mais P« ego transcendantal » que je rejoins alors
est toutefois absolument indissociable d’une « auto-aperception
mondanisante », du fait même qu’il est lié dans l’espace, et non pas
seulement dans le temps, à un « corps propre » (Leib) qui coexiste
avec des « corps physiques » (Kôrper), de sorte que cette « première
strate » ne peut pas ne pas s’accompagner de « quelque chose de
transcendantalement secondaire », en tant que « sphère de ce qui
est étranger », mais dont je dois néanmoins assurer la constitution

62
(§ 45, p. 148-149) ; et c’est pourquoi^'? ne peux certainement pas
prétendre être seul à exister dans ce monde, puisque je ne peux pas
ne pas faire qu’au-delà de la « sphère des actualités et potentiali­
tés » qui entoure le flux temporel de mes vécus et qui est « la plus
originaire q u ’on puisse concevoir » (§ 46, p. 149-152), je débouche
spatialement sur un « monde transcendant » qui se situe donc
sans doute avant « les opérations intentionnelles de Xempathie »
(§ 47, p. 152-153), puisqu’il n’y a là encore qu’une « transcen­
dance primordiale », mais pour y être happé aussitôt même par
un mouvement qui me propulse à un « niveau supérieur », en
me faisant alors faire « l’expérience de l’étranger (le non-je) » ;
car mon ego doit « former sans cesse des intentionnalités de ce
nouveau type dotées d’un sens d’être qui transcende absolument
son propre être » (§ 48, p. 154-155).
Au § 54 de la Crise, Husserl reprendra la mise en parallèle de ces
deux genres de déplacements étroitement liés où doit s’engager tout
ego pour assurer pleinement le déploiement téléologique de sa propre
vie intentionnelle, en étant en effet immanquablement amené à
la fois à s’arracher à son présent pour procéder sur lui-même à sa
propre « déprésentation » {Ent-gegenwàrtigung) et à s’arracher à son
ipséité pour procéder à sa propre « étrangisation » (.Ent-fremdung)
(CR, p. 211), tels qu’il en avait mis déjà en place tous les éléments
dans ses Leçons de 1910.
Le contresens qui a été commis ici sur la prétendue impossibilité
de Yego transcendantal à sortir de son solipsisme est donc, de
toute évidence, le symétrique de celui commis sur sa prétendue
inhérence à une actualité qui l’engluerait dans un excédent de
présence, alors que tout l’effort de Husserl a consisté à montrer
que c ’est le sens même de la téléologie axiale qui traverse de part en
part le fonctionnement de l ’intentionnalité que de la projeter sans

63
cesse vers des formes de transcendance de plus en plus complexes sans
lesquelles elle ne pourrait pas poser une thèse générale du monde ;
et autrui n’est donc jamais que la seconde forme canonique que
doit prendre ce genre de déplacement, en obligeant chaque ego à
doubler ses « présentations » par des « apprésentations », puisque
ce n’est pas « l’autre Je lui-même, ni ses vécus ni ses apparitions
propres, ni rien de ce qui appartient à son essence propre elle-
même » qui me sont donnés originairement, quoique je doive
m ’y rapporter comme si c’était là quelque chose qui m ’était
présent, dans la mesure où il s’y manifeste « une sorte de coprê-
sentification » (M C, § 50, p. 157-160). Car je ne peux pas ne pas
être « apparié » à autrui, p\ï\sc\\i autrui m \'apparaît dès les synthèses
passives des niveaux esthétiques les plus bas de ma vie intentionnelle
(§ 51, p. 161-162) ; et donc, « de même que mon passé remé­
moré transcende mon présent vivant en tant que sa modification,
de même l’être étranger apprésenté transcende l’être propre (au
sens désormais pur et fondateur de la spécificité primordiale) »
(§ 52, p. 163-165).
Or, sur la trajectoire ainsi dessinée par la constitution du sens
d’autrui, et qui tend donc d’abord à instituer une « communauté
de monades » au niveau de « la première forme de l’objectivité » :
celle de « la nature intersubjective » (§ 55, p. 169-177), mais pour
s’élever ensuite à des « degrés supérieurs », en s’ouvrant alors sur
« un espace infini » peuplé de « sujets d’une possible communauté
réciproque » (§ 56, p. 178-180), les trois modalités intentionnelles
doivent certes intervenir, mais sans qu’aucune d’elles ne puisse
cependant, à elle seule, expliquer cette expérience de l’empathie,
comme pour attester cet excès même de transcendance dont elle
est lestée.

64
L’empathie doit en effet partir de la modalité perceptive, mais
sans pouvoir y rester, traverser ensuite la modalité imaginaire puis
la modalité signitive, mais sans pouvoir davantage y demeurer,
autrui est bien un « être » et non pas un simple corrélat
noématique : « Ce que je vois effectivement, ce n’est pas un signe
ni un simple analogon, une copie en un quelconque sens naturel,
mais bel et bien l’autre » (p. 173).
Et ainsi sont bien remplies à égalité les deux exigences respective­
ment inhérentes à ma position constituante d’ego transcendantal
et à mon insertion dans une communauté de monades, comme
l’avait fait déjà comprendre le § 96 de Logiqueformelle et logique
transcendantale, en éclairant définitivement ce « coin sombre » :
« Le monde est là constamment pour nous, mais pourtant il est là
tout d’abord pour moi » (p. 324). Les Méditations cartésiennes ne
feront que le redire avec un vocabulaire plus technique, mais pour
mieux souligner cette expérience prégnante des autres ego dont je
ne peux pas ne pas faire la rencontre : « Si chaque monade forme
une unité absolument close, l’irruption réelle et intentionnelle
des autres au sein de ma primordialité n’est pas irréelle au sens de
ce qui serait visé en rêve, de ce qui serait représenté à la manière
d’un simple phantasme. Ce qui est existant entre en communauté
intentionnelle avec ce qui existe. C’est une liaison par principe
unique en son genre, une communauté effective, et précisément
celle qui rend transcendentalement possible l’être d’un monde, d’un
monde d’hommes et de choses » (p. 178). Aussi est-il difficile de
comprendre pourquoi on a pu accuser si souvent de solipsisme le
philosophe qui avait déclaré au § 50 de la Crise : « La subjectivité
n’est ce qu’elle est : un ego constitutivement fonctionnant, que
dans l’intersubjectivité » (p. 196).

65
Espace (Raum)

es La problématique de la constitution de l’espace est, après celle


du temps, la seconde dont doit traiter Yesthétique transcendantale,
puisqu'elle correspond aux niveaux les plus bas où se développe
l’intentionnalité, mais là où, au-delà de ses vécus qui se succè­
dent dans le flux qui lui est purement immanent, elle voit se
profiler en face d’elle, à l’extérieur, des « apparaissants », qu’elle
ne sait pas encore reconvertir à l’origine en autant d’« étants ».
Toutefois, si les textes où Husserl a traité cette problématique
sont depuis toujours beaucoup moins connus que ceux où il a
analysé le mouvement primordial de la temporalisation, ce n’est
pas uniquement parce qu’ils sont moins nombreux dans les livres
qu’il a publiés, alors qu’ils occupent, dans ses inédits, une place au
moins aussi importante : c’est aussi, c’est peut-être même surtout,
parce qu’ils sont beaucoup plus complexes, renvoyant à des épisodes
mixtes du fonctionnement intentionnel, situés déjà précisément à
l’articulation même de cette pure immanence transcendantale
et du milieu transcendant de la nature dont Yego, en tant quego
réel, relève immédiatement, avant même de pouvoir en prendre
conscience, par sa « corporéitépropre » (.Leiblichkeit), et même s’il
faut pourtant qu’il procède également à sa constitution de l’in­
térieur, en la différenciant, en particulier, des « corpsphysiques »
(Kôrper) qui ne lui apparaissent, eux, que du dehors.
Aussi n’est-ce nullement un hasard si ce n’est qu’en 1907, avec
donc un retard de deux ans sur ses Leçons qui avaient porté sur
le temps, que Husserl a voulu aborder dans des conditions elles
aussi systématiques cette seconde moitié de son esthétique trans­
cendantale ; et si celle-ci s’est aussitôt marquée par l’introduc­
tion, dans son vocabulaire, d’un nouveau terme caractéristique,

66
celui de kinesthèse (sensation de mouvement), le Livre I des Idées
ne le reprendra pas, toutefois, en 1913, lorsqu’il sera amené, à
deux reprises, à s’exprimer sur les rapports de la chose à l’espace
(§ 40, p. 128-130, § 150, p. 503-507) ; et c’est là ce qui explique
pourquoi ses lecteurs, à l’époque, comme ceux des générations
qui ont suivi jusqu’au milieu des années 1970 où ont publiées
ces Leçons de 1907, n’ont pu qu’ignorer l’étendue de ces recher­
ches qu’il avait pourtant menées pendant si longtemps sur cette
zone defonctionnement elle aussi primordiale, puisque, s’il a ainsi
autant hésité à en parler publiquement, c’est sans doute à cause
des difficultés que lui posait son degré extrême de complexité, en se
situant à l’intersection même des deux milieux de la corrélation
intentionnelle.

mmEn fait, c’est beaucoup plus tôt, même, que Husserl a commencé
à s’engager dans cette voie qui, par analogie avec celle à laquelle
il a donné le nom de Recherches logiques en 1900-1901, pourrait
s’appeler celle de ses Recherches esthétiques, mais en remontant,
elle, considérablement plus loin en arrière encore dans la recons­
titution des étapes primitivement suivies par le développement
de l’intentionnalité. Car le chapitre II de la Philosophie de l ’arith­
métique avait déjà traversé longuement cette zone (p. 43-58), en
montrant que la « synthèse collective » ne peut en aucune façon
se ramener à une « synthèse spatiale », devant se situer en effet à
un niveau très supérieur ; et ainsi Husserl avait déjà reconnu qu’il
intervenait, aux niveaux inférieurs, des « relations de position et
d’ordre » qui méritaient donc d’être décrites elles aussi pour elles-
mêmes, en tant qu’on ne peut pas y remarquer « la moindre trace
d’une activité de composition qui produirait l’état de liaison » qui
pourtant s’y manifeste à « l’intérieur des contenus ». Or c’était
là réserver un immense emplacement pour ce que les Leçons sur la

67
logique génétique n’appelleront sans doute qu’en 1920 des « syn­
thèses passives », mais dont cependant les facteurs caractéristiques
essentiels se trouvaient déjà mis en place, en comprenant aussi
bien « les relations de distance et de direction » (p. 43) que celles
qui, au chapitre XI, allaient être, en plus d’elles (mentionnées
à nouveau p. 254), analysées beaucoup plus minutieusement
encore, avec les différents types de « moments figuraux » et les
« qualités de forme » qui immédiatement s’y trouvent inscrites,
comme dans le cas si exemplaire de l’échiquier qui fait fusionner
aussitôt en lui plusieurs configurations (p. 262).
Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant si Husserl a voulu écrire, dès 1893,
un livre où il projetait de reconstituer Xitinéraireprim itifqui a dû
conduire l’intentionnalité à s’élever peu à peu de l’espace de la
perception à celui de la géométrie, en parallèle donc à ce qu’il s’était
déjà efforcé de faire, de 1886 à 1891, pour l’arithmétique, avec le
mouvement qui a dû la faire passer de l’appréhension immédiate
des « multiplicités sensibles » à la formation des différents genres
de concept de nombre, d’autant que Stumpf, son directeur de
thèse à Halle, s’était déjà affronté à cette question dans son ouvrage
de 1873 Sur l ’origine de la représentation de l ’espace, tant elle était
inhérente à la problématique générale de l’intentionnalité, laissée
en héritage par Brentano, dont Stumpf lui aussi, avant Husserl,
avait été l’élève. Mais si Husserl renonça assez vite toutefois à ce
projet, après avoir pourtant écrit plus de cent pages, désormais
éditées dans la seconde partie du tome XXI des Husserliana sous
le titre Essaisphilosophiques sur l ’espace (p. 261-389) à la suite de
textes qu’il avait rédigés en vue du tome II de la Philosophie de
l’arithmétique, lui aussi abandonné, et intitulés, eux, Essais sur la
philosophie du calcul (p. 3-260), c’est selon toute vraisemblance
parce que, à cette époque, il ne s’y sentait pas encore prêt métho-

68
dologiquement, faute d’avoir établi sa théorie de la réduction,
qui seule lui aurait permis en effet de remonter d ’un seul coup
jusqu aux apparitions à travers lesquelles commence à se manifester
à la conscience ce qui va devenir ensuitepour elle un espace, et pour
réintercaler, à partir de là, sur ce même itinéraire, mais reparcouru
dans son sens effectif, toutes les séries de médiations qui ont fini
par déboucher sur les « idéalisations de la géométrie », de même
qu’elle seule lui aurait aussi permis d’aller plus loin dans les études
qu’il ébauchait à la même période à propos du temps et qui, elles
non plus, n’aboutirent pas (OI, p. 215-222).
Ce n’est donc qu’en 1907, après avoir réexploré entre-temps, de
1896 à 1901, dans ses six Recherches logiques, tous les niveaux
supérieurs du fonctionnement intentionnel en liaison avec
l’exercice de la modalité signifieationnelle, mais après avoir repris
ensuite assez rapidement ses Recherches esthétiques en 1905 avec
ses Leçons sur le temps, que Husserl se remit à l’étude de cette
problématique qui l’avait tellement préoccupé en 1893 et 1894,
en donnant comme titre à ses Leçons de 1907 : Chose et espace. Et
ce qui prouve bien l’importance qu’il leur accordait, c’est qu’il
les fit précéder de Cinq leçons sur Vidée de la phénoménologie où il
voulut précisément commencer par s’exprimer en termes définitifs
sur la réduction, ce qui ne peut surprendre un lecteur attentif de
la Philosophie de l ’arithmétique où elle se trouve bien en effet déjà
à l’œuvre quand Husserl y remonte jusqu’aux rapports originaires
de la conscience au temps et à l’espace, mais en procédant alors
dans des conditions extrêmement naïves, sans savoir s’en expli­
quer, et surtout sans y introduire la dimension fondamentale de
la corporéité avec ses « sensations de mouvements », dimension
qu’il n’entreverra en effet qu’en 1894 (OI, p. 269-273), mais
pour la laisser encore, à cette date, inexploitée, alors qu’elle va

69
devenir la découverte majeure de ces Leçons de 1907, et pour ne
plus jamais cesser donc ensuite d’être réinterrogée.
La Section I ne fait que prolonger l’enseignement qui résulte de
l’introduction de la méthode de la réduction (§ 2, p. 29-32), mais
en lui donnant toutefois une application extrêmement précise, où
l’opposition entre le «propre » (eigentlich) et l’« impropre » de 1891
se change en celle de la «présence en chair et en os » {Leibhaftigkeit)
et la «présence en créance » (Glaubhaftigkeit) (§ 5, p. 37-38), puisque
l'écart entre l ’espace tel qu ’i l apparaît à l'origine et l'espace comme
lieu des aperceptions objectives est aussitôt associé au passage modal
de l’intentionnalité de la perception à l ’imagination, dans les mêmes
conditions où il l’était dans les Leçons de 1905 à propos du temps
(LCIT, § 19, p. 62-65), mais pour mettre alors thématiquement
en relief, à l’extérieur donc cette fois du fonctionnement de la
fondation transcendantale, la distance qui s’intercale entre les
« composantes réelles » et les « composantes intentionnelles » de
la perception (CE, § 6, p. 38-40), dont traitera à nouveau le § 41
du Livre I des Idées (p. 131-134).
Mais, si c’est un « corps-Je» (.ïchleib) qui a été pris en considération
dès le départ (CE, p. 31), et s’il est donc supposé pouvoir tourner
autour des différentes parties de la chose en articulant ses mouve­
ments (§ 13, p. 60-64), la Section II ne s’en tient encore toutefois
qu’à l’« analyse de la perception externe inchangée », dans son effort
pour reconstituer les étapes de l’itinéraire qui a conduit peu à peu
l’intentionnalité de ses simples « contenus exposants » (darstellende
Inhalte) aux « appréhensions » (Auffassungen) qui lui ont ensuite
permis d’identifier des choses objectives ; et c’est l’occasion pour
Husserl de reconnaître sa dette envers la « géniale psychologie »
de son maître Brentano qui était parti, lui, de ce qu’il avait appelé
les « phénomènes physiques » (§ 15, p. 68-73), dont la Philosophie

70
de l ’arithmétique avait déjà parlé à de nombreuses reprises sous le
nom de « contenus primaires », mais qui sont désormais traités
en fonction essentiellement de l’« extension » qui s’y manifeste
sur la frontière du « plein » et du « vide » en démultipliant alors
plusieurs « rayons intentionnels » (§ 18, p. 79-83). Donc là où
l’ouverture sur un espace qui commence à se remplir à travers
les « synthèses d’identification et de différenciation » qui y sont
amorcées doit s’appuyer sur une « temporalité préempirique
ou préphénoménale » (§ 19, p. 85-91), en retrait de toutes les
déterminations objectives, mais en ayant toujours néanmoins à s’y
projeter téléologiquement pour procéder à la fondation, à partir
de la materia prima, d’une materia secunda, afin que ce ne soit
pas seulement la « face présente de la chose », mais aussi toutes
ses autres « faces possibles » qui soient visées (§ 20, p. 89-92), car
autrement elle resterait à l’état de « fantôme » ; et cela oblige donc
aussi l’intentionnalité à se rapporter à chaque fois à l’environnement
(§ 24, p. 106-109), pour établir, entre tous les « champs » qui lui
apparaissent en fonction de ses différents registres sensibles, un
« enchaînement systématique » (§ 25, p. 109-111).
Cependant, les « perceptions inchangées » n’étant que des « cas-
limites » (§ 26, p. 113-116), il faut les réintégrer, avec la Section III,
dans l’« analyse de la synthèse perceptive cinétique » et, par consé­
quent, suivre à la fois l’« altération » (.Anderung) des « contenus
exposants » aux niveaux généalogiques les plus bas et celle de
l’« appréhension » à des niveaux téléologiques fondés (§ 28, p. 119-
122), donc là où l’ordre de l’espace commence déjà à diverger de
plus en plus par rapport à celui du temps (§ 31, p. 133-134), en
suivant les variations de « l’accroissement » et de la « diminution
du plein du donné » (§ 32, p. 134-140), pour se rapporter à un
« idéal de perception adéquate » (§ 33, p. 140-147), mais sans

71
jamais pouvoir l’atteindre (§ 35, p. 152-156), même si la « direc­
tion d’intérêt » vers une « donnée optimale » (§ 36, p. 156-160)
permet d’obtenir, dans chaque « multiplicité d’apparition » (§ 37,
p. 161-164), des degrés de clarté et de distinction satisfaisants
(§ 38, p. 164-165).
Aussi devient-il possible de comprendre, dans la Section IV,
« l’importance des systèmes kinesthésiques pour la constitution
de l’objet de perception » en fonction des phases de repos et de
mouvement du «Je percevant » (§ 45, p. 192-194), mais sans qu’ils
puissent jamais toutefois s’exposer directement eux-mêmes (§ 46,
p. 195-197), comme le montre l’analyse détaillée du mouvement
des yeux et de la tête (§ 48-49, p. 200-212), pour ouvrir l’accès, là
encore à la jonction du temps et de l’espace (§ 56, p. 236-240), à un
« champ oculomoteur », et là aussi en commençant déjà à montrer
comment s’établit peu à peu « un halo de quasi-intentions » avec
des déroulements possibles d’images (§ 54, p. 225-228).
L’étape ultime est franchie à la Section V avec le passage à l’es­
pace objectif et donc, par là, avec « la constitution de la corporéité
(.Kôrperlichkeit) spatiale tridimensionnelle », puisque de nouveaux
« types de variations d’apparitions » sont possibles (§ 58, p. 245-
250), dans la mesure où une objectivation peut être opérée « sur
la base de moyens d’exposition incomplets » par la fondation de
« complexes d’images » (§ 60, p. 254-257) grâce auxquels une
« connexion d’ordre entre les choses » finit par s’imposer (§61,
p. 257-261), ce qui cependant n’interdit pas de « nouvelles entrées
d’images », ainsi que le montre l’analyse de la perception d’une
allée (§ 62, p. 261-265), amorcée dès la Philosophie de l'arithmé­
tique (p. 241), mais considérablement enrichie depuis, puisqu’elle
semblait bloquée sur elle-même en 1891, alors que, désormais, avec
les « kinesthèses », elle est devenue fondamentalement mobile.

72
Il ne reste donc plus qu’à ajouter, avec la Section VI, « la consti­
tution du monde objectif » pour pouvoir ainsi s’arracher défini­
tivement à l’emprise de l’hypothèse initiale, méthodologiquement
nécessaire, mais néanmoins fictive, d’« un monde de choses en
repos absolu », et donc rejoindre « la mutabilité des colorations »
se manifestant dans le maintien de la figure (§ 78, p. 311-313),
en faisant de chaque chose une « unité dans la multiplicité »
(§ 79, p. 313-317), comme l’avait si bien entrevu, là encore, la
Philosophie de l ’arithmétique {p. 199-198) ; mais c’est maintenant
une véritable « légalité » dans les « variations d’apparitions » qui
peut être dégagée avec la corrélation des rapports qui se sont alors
établis entre les « changements kinesthésiques » et les « multiplicités
d’esquisses de figure et de couleur possibles » (§ 80, p. 317-320),
qu’il s’agisse d’un mouvement du corps propre, actif ou passif
(§ 83, p. 328-333). Et une dernière transition peut ainsi conduire
des « enchaînements d’apparitions » qui s’écoulent aux « unités de
remplissement » qui « permettent de maintenir des choséités posées
intentionnellement comme étant et ayant été continuellement »
(p. 338), là où l’intentionnalité doit basculer, en pivotant autour
de la fondation transcendantale qu’elle ne cesse phénoménalement
de traverser, pour pouvoir polariser désormais définitivement ses
visées sur unfondement doublement transcendant, par son caractère
ontique commepar son caractère ontologique.

a eib II suffit cependant de lire les Notes pour la constitution de


l ’espace, écrites en 1934, en complément au fragment fameux :
L ’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherchesfondamentales
sur l ’origine phénoménologique de la spatialité de la nature, pour
s’apercevoir que ses Leçons de 1907 ne furent pour Husserl que
le début d’une immense problématisation qu’il entendait bien
réexplorer ensuite plus systématiquement encore dans toutes ses

73
directions possibles, puisque tous les types de constitution qu’il
allait avoir ensuite à traiter, notamment celui de l’alter ego et
celui des communautés monadiques, ne pouvaient manquer de
se situer eux aussi à Ventrecroisement des deux types d'organisation
qui correspondent respectivementà cettefondation et à cefondement,
au milieu même dufonctionnement de la corrélation intentionnelle,
prise à son degré de complexité maximal, ainsi qu’on peut aussitôt
le voir dans tant de manuscrits de recherche édités, par exemple,
dans les tomes XIII (n° 8, p. 250-257), XIV (n° 36, p. 534-545)
et XV (n° 18, p. 314-328) des Husserliana.
C’est donc en fait sur une période de quarante ans que Husserl s’est
affronté à ce problème primordial de l’intersection des deuxsystèmes
complémentaires qui interviennent dans la formation du sens de
l’espace, tel qu’il apparaît par exemple de façon si concrète dans le
cas de la « kinesthèse de la marche » dont, en 1931, un manuscrit :
Le monde du présent vivant et la constitution du monde ambiant
extérieur à la chair, avait proposé une analyse (TNSMP, p. 69-93)
avec les deux séries conjointes de « modifications intentionnelles »
qui s’y trouvent impliquées phénoménalement et ontologiquement,
et comme l’indiquera encore une dernière fois, en 1936, le titre
du § 47 de La Crise, en présentant alors en effet des « indications
vers d’autres directions de recherche : les phénomènes subjectifs
fondamentaux des kinesthèses, de la modification dans la validité
et de la communisation de l’expérience » (p. 183-187).

74
Esquisse (Abschattung)

s Ce terme qui renvoie étymologiquement à l’idée de l’action


(-ung) d’une ombre {Schatten) qui sedétache (ab-), d’une silhouette
qui seprofile, a été généralement traduit, plutôt que par le vieux
mot emprunté à la technique du dessin : adombration, qui lui
correspond très exactement, mais qui serait trop recherché, par
esquisse, au sens d’une ébauche qui se dessine déjà plus ou moins
à l ’horizon, mais à condition toutefois de comprendre qu’il ne
s’agit pas là de quelque chose qui s’inscrirait sur le registre de la
signification, comme si c’était un brouillon {Entwurf}, puisque
ce terme définit le caractère qui s’attache à l ’émergence d ’un « appa­
raissant » spatial dans le domaine originaire de la perception, et,
plus spécialement, de la perception visuelle, au sens où il ne peut
jamais être donné en effet que d ’un certain côté, en perspective,
à travers tels et tels contours, sans que jamais son endroit et son
envers puissent apparaître en même temps. C’est dire que ce
terme exprime la caractéristique eidétique fondamentale de tout
ce qui surgit à titre d’objet ultérieurement constituable au niveau
généalogique le plus bas du fonctionnement intentionnel, donc là
où intervient sapremière modalité, la modalitéperceptive, en tant
que chacun de ses donations actuelles ne peut être, par définition
même, qu’incomplète, à cause précisément de la démultiplication
infinie des renvois à d ’autres donations possibles qu’à tout instant
elle implique.

«s Cette notion, qui devait devenir extrêmement célèbre quand


la phénoménologie a commencé à être connue en France au
milieu du siècle, comme le montre sa continuelle réapparition
dans la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, avec en

75
particulier l’exemple du cube, n’est pourtant pas apparue aussitôt
dans l’œuvre de Husserl, puisqu’il n’y en a aucune trace dans la
Philosophie de l ’arithmétique, cet ouvrage se contenant d’opposer
de manière assez brutale la «propriété » (.Eigentlichkeit) attachée aux
objets directement intuitionnables de la perception à Yimpropriété
des objets visés seulement à travers des représentations substitutives,
imaginaires ou signitives (PA, I, p. 19, II, p. 37, V, p. 110-111, XI,
p. 236-240). Ce n’est en effet que dans les années qui ont suivi
1891 qu’elle s’est mise à affleurer chez lui dans une série de textes
qui montrent qu’au cours de cette période, il n’a pas seulement
approfondi le traitement qu’il avait apporté jusqu’alors à la moda­
lité signitive, mais qu’il a réexaminé au moins autant aussi, sinon
plus, celui de la modalité perceptive, en commençant sans doute
par prolonger l’étude déjà amorcée de l’audition d’une mélodie au
cours du temps, en tant qu’elle forme un « mélange complexe »
où éléments propres et éléments impropres se trouvent sans cesse
associés dans une même unité par certains « moments figuraux »
(PA, XI, p. 257), mais en finissant toutefois par déboucher sur
un genre d’analyse portant dans des conditions caractéristiques
sur l’espace, où doit s’inscrire, plus originairement encore, un
semblable entrelacement d ’impropriété et de propriété, au centre
même donc du fonctionnement de la perception.
Dès 1893, en effet, un assez long fragment inédit, publié excep­
tionnellement deux fois dans les Husserliana, d’abord dans une
version incomplète en 1966 dans le tome X consacré au temps
(p. 137-151), puis intégralement en 1979 dans le tome XXII,
Articles et Recensions (p. 260-302), et dont la traduction figure
dans Objets intentionnels sous le titre que lui a donné la seconde
fois l’éditeur : Intuition et représentation, intention et remplissement
(p. 214-254), commence à entériner les effets de cet effondrement,

76
par l’intérieur, de la prétendue propriété absolument pleine des
objets qui se présentent à la modalité perceptive, en introduisant
une délimitation entre ce qui en apparaît actuellement et ce qui
pourrait en apparaître, mais qui n’apparaît pas : « Le vis-à-vis
{Gegenstand), tel qu’il est pensé en tant qu’il est pensé objective­
ment (objektiv), est une intuition globale supposée, représentée
d’une manière impropre, qui comprend en soi tout ce que les
intuitions prises des différents côtés offrent, les unes vis-à-vis des
autres, de nouveau » (OI, p. 220-221). Et la seconde des deux
Etudespsychologiquespour la logique élémentaire, rédigées la même
année, mais publiées en 1894, reprend ce thème, en affirmant
d’emblée que « ce n’est pas tout ce que nous croyons percevoir, à
y regarder sans réfléchir, qui est perçu effectivement » ; car si « la
conscience naturelle croit qu’elle saisit la chose elle-même, cette
multiplicité unitaire, telle qu’elle est et qu’elle est intentionnée,
d’un seul coup d’œil, dans un acte d’intuition simple », il n’en
reste pas moins que « nous savons que ce n’est là qu’une illusion »
(AL, p. 137). Mais il faudra attendre la Section I de la Sixième
Recherche logique, en 1901, pour que cette immense problématique,
rouverte par la remise en cause des conditions d’exercice actuelles
de la perception, apparemment immédiates, mais qui reposent en
fait sur l’échelonnement de toute unt fondation intentionnelle que
l’attitude naturelle oublie, soit systématiquement développée, en
réamorçant ainsi alors l’étude du fonctionnement complet des trois
modalités intentionnelles, décaléespar rapport à toute prise d ’appui
objectifqui pourrait être aussitôt donnée, et qui doivent donc être
resituées très loin en arrière, là où il n’y a encore que des « appa­
raissants » en cours de constitution qui viennent incomplètement
à se donner à travers certains groupes seulement de leurs parties
physiques.

77
C’est en effet au cours du § 14 de la Sixième Recherche que la notion
d’« esquisse perceptive de l’objet », par opposition à son « esquisse
imaginaire », se trouve pour la première fois introduite (RL III,
p. 74-78) dans le cadre de la problématique d ’ensemble des rapports
entre les différents genres de « visée » et de « remplissements » qui
scandent à tout instant la vie intentionnelle elle-même à des niveaux
de modalisation verticalement décalés, mais en partant de cette
affirmation catégorique de l’incomplétude foncière de la donation
perceptive : « L’objet n’est pas donné effectivement, c’est-à-dire
qu’il n’est pas donné pleinement et intégralement tel qu’il est en
lui-même » : globalement, il ne peut jamais être appréhendé que
« sur le mode de l’esquisse » ; car, « si la perception était partout,
comme elle le prétend, une présentation véritable et authentique
de l’objet lui-même {Selbstdarstellung), il n’y aurait qu’une seule
perception pour chaque objet »; or ce n’est assurément pas le cas,
puisqu’il y en a toujours, en vertu d’une loi eidétique intransgres-
sible, une multiplicité infinie.
Cela ne retire rien, certes, à la fonction fondatrice de la modalité
perceptive, telle qu’elle avait été reconnue par exemple au § 27
de la Cinquième Recherche, qui avait déclaré que « dans la per­
ception, l’objet paraît être présent proprement en personne »
(RL II**, p. 249), ce à quoi les représentations symboliques d’ordre
imaginaire ou signitifnepourrontjamais prétendre, étant marquées
par leur discontinuité par rapport à l ’apparaître originaire. Et ce
qui le montre bien, c’est que les différentes esquisses à travers la
succession desquelles c’est le même objet qui est perçu « appa­
raissent comme étant en relation d’appartenance réciproque », en
portant ainsi chacune, dans son rapport aux autres, « le caractère
d’une unité cohérente » (RL II***, § 15, p. 81), comme les Leçons
de 1907 : Chose et espace y insisteront à leur tour longuement,

78
en reprenant de façon beaucoup plus détaillée ces analyses, ainsi
au § 30 : « La surface du carré a donc, en un certain sens, elle
aussi ses “faces”, et n’est donnée ni susceptible de saisie que sous
la forme de “faces”, à savoir d’esquisses. Elle est unité dans la
multiplicité, c’est-à-dire identité dans la continuité ; elle est ce
qui s’expose dans la continuité d’apparition comme continuité
d’esquisses de l’objet, et qui ne se légitime, n’accède à la donation
comme ce qu’il est, que dans cette exposition... » Mais il n’en
reste pas moins qu’il faut en conclure, une fois encore, comme
l’avait déjà dit la Seconde Etudepsychologique de 1894, que, même
si l’on peut ici « parler de coïncidence identifiante continue, et,
comme cela s’entend, coïncidence de sens », « l’identification
effective n’a pas lieu cependant, mais seulement une certaine
unité de flux homogène, qui, en vertu de son essence, enferme
en soi la possibilité de multiples focalisations et d’identifications
des éléments sur lesquels on focalise » (CE, p. 131).
La Section II du Livre I des Idées ira, elle, beaucoup plus loin
encore dans la description de ce régime defonctionnement typi­
quement caractéristique de la modalité perceptive, puisqu’après
avoir réaffirmé au § 41 qu’« en vertu d’une nécessité eidétique,
une conscience empirique de la même chose perçue “sous toutes
ses faces”, et qui se confirme continuellement en elle-même de
manière à ne former qu’une unique perception, comporte un
système complexe formé par un divers ininterrompu d’apparen­
ces et d’esquisses » (ID I, p. 132), elle se fondera sur ce caractère
lui-même de la première des modalités intentionnelles, qui fait
aussitôt déboucher la conscience sur des « objets transcendants »,
pour établir au § 42 que, par opposition, « un vécu ne se donne
pas par esquisses », puisque, « là où l’être n’est plus d’ordre spatial,
il est dénué de sens de dire qu’on le voit de différents points de

79
vue » (p. 137). Et l’esquisse marque ainsi la frontière qui sépare
ces deux régionsfondamentalement différentes qui correspondent,
en deçà, « à l’être comme conscience », et, au-delà, « à l’être
en tant que réalité », non pas du tout que ces deux régions ne
communiqueraient pas, puisqu’elles s’articulent sans cesse l’une
sur l’autre à travers l’apriorité elle-même de la corrélation inten­
tionnelle, mais parce que, comme le dira le § 44, il y a une totale
dissymétrie entre « l ’êtrepurementphénoménal du transcendant » et
« l ’être absolu de l ’immanent », puisqu’en effet « la perception du
vécu est la simple vision de quelque chose qui dans la perception
est donné ou peut se donner en tant qu’absolu, et non en tant que
l’aspect identique constant qui se dégage des modes d’apparaître
par esquisses » (p. 143).

s a i Aussi est-il surprenant que l’on ait pu reprocher si souvent


à Husserl, depuis le début des années 1970, d’en être resté à ce
qu’on a appelé avec beaucoup de dédain une métaphysique naïve
de la présence, alors que, des années 1930 aux années 1950, c’est le
contraire qui avait été mis en avant, à savoir le caractère lacunaire,
défectueux, parprincipe même ainsi inachevable dufonctionnement
de la modalitéperceptive. Mais il faut sans doute imputer ce ren­
versement dans la manière d’interpréter le sens de la perception
dans l’œuvre de Husserl à l’absence de prise en considération du
rapport d’imbrication entre deux thèmes qu’il n’avait, lui, jamais
voulu séparer, et dont l’entrelacement pouvait donc seule conduire
à une théorie de l ’intentionnalité qui soit véritablement complète,
comme l’avaient assez suggéré pourtant les Méditations cartésiennes,
parues directement en traduction française en 1931.
Le § 43 du Livre I des Idées l’avait déjà affirmé en effet en toute
netteté quand il avait procédé à ce qu’il avait appelé « l’éluci-
dation » de l’« erreur de principe » qui consiste à croire qu’il

80
serait possible de saisir dans une « intuition simple et adéquate »
l’« ipséité corporelle » de la chose sans avoir à « passer par la
médiation des apparitions », de telle sorte que « la transcendance
de la chose » serait celle « d’une image ou d’un signe », alors qu’il
faut voir bien plutôt le sens même du caractère irréductiblement
transcendant de son existence dans le fait qu’elle se situera toujours
au-delà de chacune de ses apparitions partielles. Car chacune des
perceptions que j’en prends est bien alors certes une saisie intui­
tive immédiate de ce que cette chose est en elle-même « dans sa
corporéité », puisqu’elle se situe au palier généalogique le plus bas
de l’intentionnalité, en dessous de toutes les « appréhensions de
degré supérieur » qui peuvent ensuite s’y édifier ; et c’est pourquoi
« entre la perception d’un côté et la représentation symbolique et
par signe de l’autre », il existera toujours « une différence eidétique
infranchissable ».
Aucune des deux modalitésfondées ne pourra donc jamais ainsi
permuter l’emplacement qu’elle occupe, dans l’ensemble du dis­
positif trimodal où s’exerce la vie intentionnelle, avec la modalité
fondatrice elle-même : « la perception d’une chose ne présentifie
pas {vergegenwàrtigt), comme si la perception était un souvenir ou
une image, elle présente {gegenwàrtigi), elle saisit la chose même,
et cela en vertu de son senspropre : on ferait violence à son sens si
on supposait d’elle autre chose » (ID I, § 43, p. 138-139). Mais,
si « le vécu se prête également à des reproductions et à des actes
d’intuition reproductive à la façon d’une présentification », c’est
bien toutefois pour un motifessentiel, inscrit déjà dans les soubas­
sements de ce dispositiftrimodal : c’est en raison même, en effet,
d’une pareille « imperfection indéfinie » qui « tient à l’essence
insuppressible de la corrélation entre chose et perception de chose »
(§ 44, p. 140-146), parce qu’elle ne peut pas ne pas conduire le

81
fonctionnement intentionnel, pour la compenser, à se déplacer
vers des paliers téléologiques supérieurs en se modalisant, donc en
s’engageant dans toute une série de « modifications reproductri­
ces » où je peux me représenter comme présent quelque chose
qui est absent, et, pour commencer, les aspects mêmes que je ne
vois pas de cette chose qui se présente actuellement à moi, et qui
sont cachés derrière ceux qui m’apparaissent, alors qu’ils font
pourtant partie eux aussi de cette chose, en formant un horizon
de « co-données » (Mitgegebenheit) situées à la frontière même du
propre et de l’impropre, comme Husserl l’avait dit dès 1893 et
comme il le redit ici. C’est donc parce que la modalité perceptive,
en ne pouvant procéder que « par esquisses », souffre à la fois,
paradoxalement, par en bas, d’un certain défaut de présentation
et d’un certain excès de présentabilité que l’ensemble de la vie
intentionnelle doit déplacer son centre de gravité vers le haut,
mais pour suivre ainsi, tout au long de son développement modal,
« un style impérieusement tracé ».
La Deuxième Méditation cartésienne associera beaucoup plus clai­
rement encore au thème de l’intentionnalité celui d’un horizon
renvoyant chacune des actualités qui s’y manifestent à des séries
de potentialités correspondantes, mais nécessairement modifiées
(MC, § 19, p. 89-90), en partant de l’exemple du « cube, un et
identique » qui « se révèle tantôt dans des apparitions de proximité,
tantôt dans des apparitions d’éloignement », pour former dans la
conscience « un objet à chaque fois intentionnel en elle, et qui,
en tant que tel, est conscient sous la forme d’une unité identique
des modes de conscience, tantôt noétique, tantôt noématique,
qu’ils soient ou non d’ordre intuitif » (§ 17, p. 84-86). Si donc
« le cube n’est pas dans la conscience à titre d’élément constitutif
réel, mais y est présent sur le mode idéel et intentionnel de ce qui

82
y apparaît ou, ce qui veut dire la même chose, y est présent comme
son sens objectif immanent », cela signifie bien alors que ce n’est
que quand « l’ensemble de la vie de la conscience », en tant qu’elle
est « synthétiquement unifiée », sera prise en considération, avec
la modalité perceptive, telle qu’elle doit d’abord s’exercer certes,
mais au sens où elle doit aussi se transformer ensuite en modalité
imaginaire et en modalité signitive, qu’il deviendra possible de
procéder à l’élucidation de cette immense problématique, même
si elle ne pourra que réserver « des difficultés extraordinaires »
(§18, p. 87-89).
Mélange continuellement instable de présence et d ’absence par les
innombrables halos depotentialités qui l ’entourent, chaque esquisse
actuelle commence doncpar n ’être liée sans doute, généalogiquement,
qu ’à la modalité perceptive, en faisant déboucher immédiatement
l ’intentionnalité sur un champ d ’apparaissants transcendants, mais
pouryprofiler toutefois aussi, téléologiquement, sansplus attendre, et
comme en avant d’elle-même, tous sesautres types de relationpossibles
avec eux, tels qu ’elle doit lesfonder si elle veutpouvoir résorberpeu
à peu les effets mêmes induits par ce déséquilibre initial, en recon­
vertissant l ’absence en quasi-présence et la présence en quasi-absence
selon un système de lois eidétiques qui couvrira ainsi tous les différents
genrespossibles de modifications intentionnelles : « Nous dévoilons le
sens objectif visé dans le cogito actuel, sens qui est implicite et ne
va jamais sans un certain aspect allusif. Ce sens objectif, le cogito
qua cogitatum ne peut jamais être représenté comme un donné
achevé : il ne s’éclaire que par cette explicitation de l’horizon et
des horizons sans cesse à nouveau convoqués. L’esquisse de ce
sens objectif est, certes, toujours imparfaite, mais elle possède
pourtant, dans son indétermination, une structure déterminée »
(§ 19, p. 91).

83
Imagination (Phantasie, Einbildung)

s Le vocabulaire allemand qui correspond à la seconde modalité


intentionnelle, c’est-à-dire celle que nous désignons, nous, en
français, par le seul terme imagination, n’a pu que poser d’énormes
difficultés aux traducteurs, puisque Husserl, à chaque fois qu’il en
a traité, a utilisé toutes les ressources que pouvaient lui offrir les
deux séries de termes formées à partir d’une étymologie grecque,
avec Phantasie, et d’une étymologie germanique, avec Bild, pour
ne rien dire d’une troisième, d’origine latine, avec Imagination,
mais beaucoup moins caractéristique cependant que les deux
premières. Car celles-ci renvoient aussitôt, de manière trèsfacilement
reconnaissable, à desphases distinctes de l'immenseparcours en anneau
que doit suivre transversalement cesecond mode de l'intentionnalité,
du fait de sa situation verticalementfondée, et non plus fondatrice
(comme celle qu'occupe le premier, le mode perceptif, en étant
nécessairement déporté, lui, au-delà de lui-même, vers des corrélats
transintentionnels, qui ne sont pas et qui ne pourront jamais être
purement etsimplement des choses. Et, comme le français n’a pas les
moyens de bien marquer ces décalages dans les étapes du périple
où doit alors s’engager l’intentionnalité, le mieux sera donc que
nous en reconstituions ici les différents moments circulaires, pour
resituer ainsi chacun des termes précis employés par Husserl dans
le système topologique où il intervient, d’autant que les nombreuses
possibilités de préfixations et suffixations offertes aussi en allemand
en rendent la traduction plus malaisée encore.

b®C’est très tôt que la question s’est posée à Husserl de reconstituer


le passage reliant la modalité perceptive à la modalité imaginaire,
puisqu’il correspond au franchissement même du seuil qui a conduit

84
l’intentionnalité, au cours de son développement généalogique
et téléologique, de ses représentationspropres à ses représentations
impropres. Les Développements critiques du chapitre II de la Phi­
losophie de l'arithmétique n’avaient pas manqué de signaler déjà,
en effet, ce premier genre de modification intentionnelle, lorsqu’ils
avaient dû montrer comment tout ensemble se forme, à l’origine,
à partir de plusieurs objets différents, appréhendés sans doute
d’abord chacun perceptivement à titre de « phénomènes », mais
pour être retenus ensuite en tant qu’ils ont chacun, désormais,
pour unique « signification » d’être tous réunis dans un seul et
même collectivum à titre d’objets visés intentionnellement, même
s’ils ne sont plus immédiatement présents, ce qui exige donc leur
reconversion à l’état de corrélats de simples représentations ima­
ginaires ; et toutes les séries d’analyses que Husserl développera
plus tard continueront à se situer dans ce même cadre, celui d’une
fondation, impliquant à la fois une modification du rapport originaire
au temps, comme temps du présent vivant, dans l’ordre de ce qu’il
devait appeler en 1913 les « noèses » (ID I, § 81, p. 272-277), et
une modification corrélative du contenu objectifqui se trouve dégagé
dans l’ordre de ce qu’il appellera parallèlement les « noèmes »
(ID I, § 92, p. 317-322) : « S’il y a dans notre représentation
un ensemble d’objets A, B, C, D, alors, par rapport au processus
successif par lequel se forme le tout, seul n’est peut-être donné
finalement que D en tant que représentation sensible, tandis que
les autres contenus le sont simplement en tant que représentations
imaginaires d’une façon qui est modifiée en ce qui concerne le
temps et aussi d’ailleurs en ce qui concerne le contenu » (PA,
p. 38-39). Pour se mettre à traiter ce programme, immense, des
« modifications noétiques et noématiques qui se correspondent »
en recouvrant toute la partie supérieure du fonctionnement de

85
l’intentionnalité, Husserl n’avait donc pas attendu de savoir le
formuler méthodologiquement comme tel : il a aussitôt compris
que « l’investigation eidétique systématique de ces modifications »
devait faire partie « des tâches fondamentales de la phénoménologie
générale » (ID I, p. 321).
Mais à cette époque, toutefois, il s’intéressait beaucoup plus au
second genre de modification intentionnelle, celui qui conduit à
la modalité signitive, qu’au premier, celui qui conduit à la moda­
lité imaginaire, et qui se trouvait donc ainsi simplement traversé
au cours de ses analyses ; car c’était bien l’immense écart vertical
franchi par l’intentionnalité entre son niveau le plus bas, avec le
« phénomène », et son niveau le plus élevé, avec la « signification »,
qu’il considérait avoir d’abord à rouvrir sur toute sa hauteur, à
titre deprogramme completà remplir, ainsi qu’à nouveau cherchera
par exemple à le faire comprendre le § 118 du Livre I des Idées
(p. 402-405), qui renvoie précisément dans une note à ce passage
de la Philosophie de l ’arithmétique, pour faire réapparaître toute
la distance qui sépare les « synthèses articulées » qui, comme la
« collection » et la « distinction », se trouvent au même niveau que
« les formes apophantiques de signification de la logiqueformelle »,
et les « synthèses continues » qui, elles au contraire, « se rattachent
essentiellement à toute conscience constitutive de la chose spatiale »,
en correspondant à des représentations perceptives, mais dont
toutefois les représentations imaginaires semblent bien demeurer
encore, par leur quasi-intuitivité, verticalement proches.
Il n’en reste pas moins que l’emplacement réservé ainsi d’emblée à
laposition intercalaire de la modalité imaginaire demandait à être
comblé tôt ou tard par des séries d’analyses qui soient plus précises.
Et c’est ce que fit Husserl dès 1898 dans un manuscrit (KI, p. 67)
d’une quarantaine de pages publié en Appendice I (p. 108-137)

86
dans le tome XXIII des Husserliana où ont été regroupés les textes
qu’il a écrits sur la seconde modalité depuis cette date jusqu’en
1924. Or on y voit apparaître, avec les deux séries étymologiques
indiquées, tous les termes par lesquels se trouve déjà entièrement
reconstitué le circuit transversal de l’imagination, parfois même
en les entrecroisant, comme dans le cas des Phantasiebilder, ima­
gesproduites par cette sorte de création fantasmatique, où tel vécu
peut intentionnellement s’engager en prenant de la distance par
rapport à ce qu’il perçoit à travers ses impressions, pour ne plus
s’intéresser alors qu’à ce qu’il se représente lui-même, mais à quoi
il peut cependant aussi donner ensuite une existence, comme objet
doublement extérieur, par rapport aux images internespar lesquelles
il se l ’est d ’abord représenté comme par rapport à l ’objet lui-même
qui s’y est trouvé représenté, ainsi que le montre assez le couple que
forment Bildobjekt, qui correspond à l’objet que constitue Yimage
physique, ainsi par exemple un tableau de Raphaël ou la gravure
qui représente à son tour ce tableau, et Bildsubjet, qui renvoie à
Yobjetpeint sur ce tableau et qui peut donc exister réellement en
dehors du fait qu’il a été peint ou non (§ 6, p. 120-123).
Cette première série d’analyses, déjà très approfondie, de la seconde
modalité ne pouvait pas pourtant passer telle quelle dans les six
Recherches logiques, car celles-ci continuaient à se préoccuper avant
tout de la troisième, la signification, même si elles devaient bien,
à maintes reprises, repasser cependant par l’imagination, comme
dans la Philosophie de l ’arithmétique, ainsi que c’est déjà le cas
dans la Recherche I, mais pour bien montrer toutefois précisément
que cette troisième modalité ne peut nullement être remplacée
par la seconde, puisque, si des « images fictives » peuvent plus ou
moins toujours accompagner la signification, elles n’appartien­
nent en fait qu’à « la composante inessentielle de l’expression »

87
(RL II*, § 10, p. 51), de sorte que ce serait une erreur de vouloir
« déplacer dans les images intuitives d’accompagnement la valeur
significative des expressions en général » (§ 15, p. 66), et ainsi
que c’est à nouveau le cas dans le Recherche II, qui, elle aussi, met
en garde contre toute tentation pouvant conduire à « prendre les
images intérieures données avec les noms pour les significations
de noms » (§ 15, b, p. 173), pour opposer donc toujours aussi
brutalement le niveau inférieur de « l’objet apparaissant, tel qu’il
apparaît là de façon sensible » (§ 10, p. 156) et le niveau supérieur
des « formes logiques » qui s’attachent, elles, à « l’intention de
signification », en étant « elles-mêmes objectivisées en espèces
idéales » (§ 17, p. 180).
C’est qu’en effet Husserl continuait à refuser jusqu’à cette époque
— ou, plus exactement, à prétendre qu’il refusait, puisque le § 6
cité du manuscrit de 1898 impliquait déjà le contraire — une
distinction extrêmement importante, introduite par Twardowski,
son ancien condisciple aux cours de Brentano à Vienne, où
Brentano avait justement traité des « représentations impropres »
(PA, p. 236, n° 1), et qui consistait à séparer le « contenu » ilnhalt)
de l’« objet », au sens où une représentation, et en particulier une
représentation imaginaire, peut se rapporter à quelque chose
qu’elle vise, mais qui ne correspond pourtant à rien qui existe
effectivement, le Bildobjekt ne renvoyant en effet alors à aucun
Bildsujet qui pourrait être, où que ce soit, perçu.
Husserl, en 1894, dans l’article où il avait immédiatement projeté
de répondre à Twardowski, et auquel il avait donné pour titre
Objets intentionnels, mais qu’il renonça en définitive à publier,
avait d’abord refusé en effet, en termes catégoriques, de reprendre
à son compte cette distinction, en reprochant alors à Twardowski
d’avoir confondu sans cesse les « images mentales » et les « objets
représentés », sous prétexte que nos représentations des « objets
sensibles » en sont « d’habitude accompagnées » (OI, § 11, p. 313).
Si donc Twardowski avait distingué « l’existence intentionnelle »
de l’objet de son « existence vraie », c’était seulement parce qu’il
avait commis une confusion entre la perception et l’imagination
en voulant faire de celle-ci la mesure de celle-là (§ 2, p. 284), alors
qu’en fait, « les expressions : “un objet” et “un objet existant, vrai,
effectif et propre” sont complètement équivalentes » (§ 6, p. 293).
Et c’est pourquoi il semblait à Husserl, à cette date, impossible
de trancher la question posée par un tel dédoublement, aussi
longtemps du moins que l’on ne faisait pas intervenir « certaines
connexions de vérité à l’intérieur desquelles la signification vient
à s’articuler » dans des conditions irréductiblement logiques, et
cela évidemment pour prouver que le régime de fonctionnement
qui est propre à la troisième modalité possède quelque chose
d’absolument spécifique (§ 12, p. 314).
Il est certain que Husserl commençait en même temps à reconnaître
la fonction fondamentale qui est exercée par ce que Twardowski,
dans son analyse du « représenté », avait appelé, par opposition
aux « déterminations attributives », des « déterminations modi­
ficatrices » (OI, p. 97-104), car il n’avait pas hésité à se les réap­
proprier, en leur donnant seulement la dénomination différente
d’« assomptions » (OI, p. 301-306). Mais sa volonté affirmée de
faire de la perception un mode par lequel l ’intentionnalité s\ouvre
directement sur ce qui lui apparaît, sans donc être seulement une
image déficitaire, à titre de « contenu », par comparaison avec ceque
l’« objet »pourrait être en soi, continuait toujours à lui bloquer l’accès
à toute reconnaissance d ’un statut spécifique dontpourrait bénéficier
le « contenu » de l ’« objet » imaginé, en tant qu’il est simplement
imaginé, ainsi que devait le montrer l’Appendice aux paragraphes

89
11 et 20 de la Cinquième Recherche logique, intitulé Contribution
à la critique de la « théorie des images » et de la théorie des objets
« immaments » des actes (RL II**, p. 228-231). Car ce n’est bien
qu’ainsi qu’il semble possible d’expliquer qu’il ait pu soutenir au
§ 11 : «Je ne me représente pasJupiter autrement que Bismark, la
tour de Babel autrement que la cathédrale de Cologne, un chiliogone
régulier autrement qu’un millièdre régulier » (p. 176), même s’il
devait pourtant soutenir également, un peu plus loin, qu’il y a
deux types d'appréhension distincts selon que je perçois un man­
nequin ou selon que je crois qu’il s’agit d’une personne vivante
(§ 27, p. 250-252).
Mais dès lors que le privilège téléologique vertical de la modalité
signitive avait été établi une fois pour toutes dans les Prolégomènes,
Husserl ne pouvait pas en rester toutefois à ce blocage transversal,
avec des affirmations aussi unilatérales, ou plutôt aussi contra­
dictoires. Et tel est bien le sens du mouvement où il va s’engager
dans ses Leçons de 1904 : Fantaisie et conscience d’image (.Phantasie
und Bildbewusstsein), qui vont, elles, entériner implicitement
par deux fois la distinction de Twardowski, avant même qu’il
ne revienne de manière expresse, en 1908, sur sa condamnation,
mais à propos alors de la troisième modalité, la signification, en
reconnaissant qu’il n’avait fait jusque-là qu’aligner contre elle « de
la grosse artillerie » (TS, Appendice XIV, p. 236).
Car, si la Cinquième Recherche logique avait eu le mérite de soute­
nir qu’il existe des « variétés spécifiques essentielles de la relation
intentionnelle » (RL II**, § 10, p. 169), elle avait été cependant
impuissante à en rendre compte, puisqu’elle n’avait pas encore su
reconduire cette immenseproblématique verticale des modifications
intentionnelles jusqu’au mouvement originaire de temporalisation
de la conscience, afin de montrer dans quelles conditions se forme

90
la « représentation de fantaisie » à partir de la « représentation de
perception », selon un rapport defondation pourtant déjà iden­
tifié en 1901 (RL II**, § 18, Actes simples et actes complexes,
actes fondateurs et actes fondés, p. 208-210), et qui va donc être
systématiquement rapporté désormais à ses origines généalogiques et
téléologiques dans le développement complet de la vie intentionnelle,
pour creuser par là même une différence irréductible entre ces deux
types de visée que Brentano, dans ses leçons, n’avait pas su bien
voir, alors qu’elle conditionne tous les caractères qui s’attachent
soit verticalement à l ’acte d ’imaginer, soit transversalement aux
termes quasi-objectifs et objectifs sur lesquels il porte (Hua XXIII,
n° 1, § 4-5, p. 8-12, et § 45-46, p. 92-96).
Husserl définit en effet, au début de ses Leçons de 1904, l’ensemble
de son vocabulaire, en faisant de la « représentation de fantaisie »
ce qui fait passer la vie intentionnelle à un stade vertical de fonc­
tionnement qui ne peut qu’être très nettement décalé par rapport
à celui qui a correspondu d’abord à la « représentation de percep­
tion », à cause du nouveau genre même d’« appréhension » qui
commence à s’y exercer (§ 2, p. 5-6), le « fantasme » se détachant
alors irréversiblement de la « sensation » (§ 5, p. 10-12). Mais
en tant cependant qu’^z cette différence dans l ’ordre des genres de
« vécus » nepeutpas nonplus nepas s’en attacher déjà une autre, qui
lui estsans doute corrélative, mais qui se manifeste, elle, dans l ’ordre
des « contenus » ; car la « présentifcation » ( Vergegenwàrtigung),
qui s’oppose ainsi verticalement à la «présence » (Gegenwart) des
contenus aussitôt donnés à la perception avec la chose même qui
est apparue, conduit aussi à poser transversalement ce double du
« fantasme » qu’est l’image au sens de Bild, comme image qui peut
avoir également une existencephysique dans le monde extérieur de la
perception comme n’importe quelle chose (§ 10, p. 21-23), par un

91
déplacement consistant en une « imaginification » (Verbildlichung) ;
et c’est là précisément que doit alors s’accomplir, à travers les
« images defantaisie » {Phantasiebilder), cette articulation entre les
deux types de statut que peut prendre l’imagination au sens latin
dans l’anneau qui, dans un sens, peut amener ce type de vécu à
redoubler le genre d’existence de son corrélat, d’abord simplement
interne ou immanent (§ 16, p. 35-36), en le rendant externe et
transcendant, et qui, dans l’autre sens, doit nécessairement recon­
duire ce corrélat extériorisé, pour qu’il soit appréhendé sur le mode
qui est le sien en tant qu’« objet-image » (Bildobjekt), distinct du
« sujet-image » (.Bildsubjet) qu’il ne fait que représenter, à ce type
d’appréhension fondé d’où intentionnellement il provient et sans
référence auquel il ne pourrait que perdre son sens spécifique
dans cette forme d’existence transintentionnelle que, depuis, il a
pu atteindre (§ 18-19, p. 38-41).
Mais ce qui toutefois, dans ces Leçons de 1904, est le plus caracté­
ristique, c’est que si Husserl commence à y décrire avec beaucoup
de précision la circularité transversale de cet anneau qui permet
aux vécus intentionnels de sortir du premier secteur lui-même où
ils s’exercent à titre de purs éléments subjectifs, pour déborder
d’abord sur un second où ils produisent des « contenus de repré­
sentation » à titre de corrélats quasi-objectif, mais qui n’ont pas
encore d’autre existence que l’« inexistence intentionnelle » au
sens de Brentano, puis sur un troisième où ils deviennent dès lors
de véritables objets appartenant à l’existence transcendante du
monde, mais pour obliger ensuite l’intentionnalité à reparcourir
cette même trajectoire en sens inverse, puisqu’^ son tour le mode
lui-même d ’« apparaître » de cesimages objectivisées doit sedistinguer
irréductiblement, par son « irréalité », des objets qui, eux, ne sont
pas des images (§ 22, p. 45-46), en portant donc toujours aussi

92
sur lui la marque de sa fondation avec le caractère « fictif » qui
s’y attache (§ 26, p. 55-56), Husserl continue cependant à faire
dépendre d’une manière très étroite ces deux séries transversales
inversées, et donc complémentaires, du traitement de la problémati­
que du temps immanent de la conscience (§ 44, p. 89-92), parce
que c’est elle qui conditionne, au départ, la compréhension de
ces déplacements verticaux où l’intentionnalité doit s’engager, en
commandant ces deux genres de modification essentiels qu’il avait
rapidement signalés dès le § 11 (p. 23-24), celui qui conduit à
l’image et celui qui conduit au mot.
Husserl n’avait pas manqué de souligner, en effet, le caractère
« protéiforme » de l’« apparition de fantaisie » (§ 28, p. 58-60),
comme si l’aspect de « schèmes vides » que prennent d’abord les
« objets » qu’elle fait surgir à l’intérieur même du fonctionnement
intentionnel de la temporalité immanente devait s’opposer à la
plénitude des « apparitions de la perception » ; et il fournissait
donc déjà ainsi un tableau d ’ensemble des trois modes canoniques de
la vie intentionnelle,fondé à lafois sur la continuité et la discontinuité
(§ 29, p. 60-63), quifaisait thématiquement apparaître autant de
distorsions qu’il s’était produit de décalages entre des niveaux ver­
ticalement différents et des secteurs transversalement disjoints, mais
où le mode imaginaire cependant semblait s’être beaucoup rapproché
du mode signitif, son émergence s’étant déjà marquée en effetpar
un vide dont les Leçons de 1908 sur la signification parleront elles
aussi, à leur tour, dans d’assez nombreux passages (cf. TS, Index
rerum, p. 346).

mmmCe ne sont pas toutefois ces séries d’analyses, déjà longuement


développées en 1904, que Husserl devait reprendre, fût-ce pour
les résumer, dans le Livre I des Idées en 1913, pas plus qu’il n’avait
repris en 1901 celles de 1898, mais il leur fit subir un changement

93
de registre qui leur donna une tout autre orientation ; car ce qui
alors le préoccupa avant tout, ce ne fut pas de les approfondir
à l’aide des nouveaux résultats où il était parvenu, l’année qui
suivit, dans ses Leçons sur le temps, pour mieux dégager encore les
effets induits, dans l ’ordre de laformation d’un « monde de l ’esprit »,
par l ’établissement de cet anneau transversal de corrélats internes et
externes, mais ce fut de revenir à un type de traitement exclusi­
vement vertical, pour montrer quelle fonction, et quelle fonction
absolument irremplaçable, la modalité imaginaire doit exercer, à titre
de moyen, dans la mise en œuvre de la méthode de la réduction que
doit se donner réflexivement la phénoménologie, à partir certes des
conditions de fonctionnement de l’intentionnalité telles qu’elles
commencent par s’exercer spontanément, mais en devant les
réorienter ensuite, toutefois, pour qu’elles puissent apprendre
à s’élever au degré de réflexivité ultime qui doit correspondre, au
delà même de la réduction, à celui d’une phénoménologie de la
phénoménologie.
Il est vrai que les deux régimes de la spontanéité et de la réflexivité
s’entrelacent iciplus ou moins ; car Husserl veut maintenant combler
aussi une lacune très grave dont avaient jusque-là souffert toutes
ses séries d’analyses précédentes, puisque le problème du passage,
sans cesse évoqué dans la SecondeRecherche logique, de « l’apparition
de cette complexion individuelle d’attributs que nous nommons
l’objet phénoménal », sur le mode de la perception (RL II*, § 18,
p. 181), à la « visée du général », qui seule nous permet de saisir
« l’attribut identiquement un, l’espèce en tant qu’unité dans la
diversité » (§ 19, p. 183-186), sur le mode de la signification, n’avait
jamais fait intervenir encore, dans des conditions essentiellement
positives, la médiation verticale du mode de l ’imagination, alors
qu’il fallait bien supposer pourtant que c’était elle qui, en étant

94
franchie d’abord, avait par là même rendu possible également la
modification qui l’avait, à son tour, verticalement relayée.
Or c’est bien d’abord la fonction médiatrice centrale exercée
canoniquement par la modalité imaginaire entre ces deux types
extrêmes d’objectivité que le Livre I des Idées fait thématiquement
apparaître pour la première fois, en considérant l’imagination, dès
les § 3 et 4, comme l’unique moyen pour la subjectivité inten­
tionnelle d’accéder à « l’intuition de l’essence », parce qu’elle seule
peut substituer aux intuitions des choses individuelles qui ne se
donnent que dans de « simples esquisses » cette saisie d’un « objet
d’un type nouveau » qu’est l’eidos, qui ne peut s’intuitionner
qu’au moyen d’une « fiction libre », se détachant de toute donnée
réelle (ID I, p. 19-24).
Husserl reprend donc ici la question posée par la transition qui a
conduit l’intentionnalité de son modeperceptif, qui ne s’ouvrait à
l’origine que sur des complexes synthétiques matériels, « ultimes
substrats » (§ 11, p. 45) donnés à chaque fois par un « ceci-là »
(§ 14, p. 51), à son mode imaginaire, tel qu’en formant librement
« l’image de figures spatiales quelconques, de mélodies, de proces­
sus sociaux » (§ 4, p. 24), il enclenche par là même un processus
d’« idéation » qui dégage, dans un premier temps, « la généralité
illimitée des lois de la nature » (§ 6, p. 30) avec les « différentes
ontologies régionales matérielles » (§ 9, p. 35-38), puis, dans
un second, « ce qui n’est pas à proprement parler une région,
mais la forme vide de région en général », c’est-à-dire l’ontologie
analytique formelle (§ 10, p. 38-43), comme la Philosophie de
l ’arithmétique s’y était déjà exercée, en cherchant à montrer par
quel processus le concept de numération s’était formé (p. 41), et
comme, à sa suite, la Troisième Recherche logique avait voulu faire
voir quelle différence il fallait établir entre le « synthétique » et

95
l’« analytique », mais sans conférer alors à l’imagination un tel
rôle (p. 40, note a, et p. 42, note a).
Or c’est bien le rétablissement explicite de cette médiation posi­
tive accomplie par la modalisation imaginaire dans l’ordre de la
fondation transcendantale, mais telle qu’elle s’est exercée d’abord
spontanément à différencier les deux modèles d’ordonnance onto­
logique sur le versant objectif de la corrélation intentionnelle, qui
permet maintenant à Husserl de mieux définir le statut qui doit
être conféré, à un second degré, à la phénoménologie, dans son
effort pour procéder réflexivement a. la reconstitution des étapes de
cette fondation, inattentive par essence à elle-même sous l’effet du
mouvement qui la projette sans cesse sur ce qui se situe au-delà
d’elle, et ainsi reconduite circulairement, par la réduction, à sa
propre prise en considération thématique.
Car, au début de la Section III, Husserl reprend ce thème du
début de la Section I, mais pour montrer qu’« en phénoménolo­
gie, les images libres ont une position privilégiée par rapport aux
perceptions », si bien que « la fiction constitue l’élément vital de la
phénoménologie comme de toutes les autres sciences eidétiques »,
puisque « ici aussi la liberté dans l’investigation des essences exige
nécessairement que l’on opère sur le plan de l’imagination » (§ 70,
p. 223-227).
Et en même temps Husserl ne manque pas non plus d’associer
de près cet usage privilégié que doit faire la phénoménologie du
caractèrefictifde la modalité imaginaire à ce qui définit, dans son
régime d’intervention spontané, son « attitude doxique », mais
qui peut ici repasser encore dans ce qu’il appellera plus tard « l’in-
tentionnalité phénoménologisante » ; car la « forme-mère » de
la « certitude de croyance » qui porte sur « l’être pur et simple »
(§ 104-105, p. 357-360) peut varier ensuite pour prendre alors

96
la forme d’« une modalité quelconque de la croyance » (§ 106,
p. 281-283), et, en particulier, celle de la « modification de neu­
tralité » (§ 109, p. 366-369), telle qu’elle apparaît, par exemple,
dans le simple fait d’« admettre » (§ 110, p. 369-370), ainsi que
l’article de 1894 Objets intentionnels l’avait déjà compris, avec
tant de clairvoyance et de perspicacité, en parlant d’« assomption
générale » (OI, § 8, p. 301-306), mais sans savoir encore exploiter
cette découverte.
Il est certain qu’une « équivoque dangereuse » risque ici d’ap­
paraître si l’on confond « la modification de neutralité et la
croyance » (§ 111, p. 370-374) ; car « la modification imageante
peut être redoublée, mais non la modification neutralisante »
(§ 112, p. 374-375), puisqu’il s’agit là d’un changement définitif
d’attitude doxique, lié au franchissement même d’un certain seuil
qui implique une « modification qualitative », ainsi que le § 39
de la Cinquième Recherche logique (RL II**, p. 298-303), citée un
peu plus loin en note (ID I, § 112, p. 375, note a), l’avait déjà
bien vu, même si cette modification était alors supposée pouvoir
démultiplier ses effets sur les objets auxquels elles s’appliquait
sous la forme d’« objectivation représentative ». Mais la dénon­
ciation de ce danger n’empêche nullement toutefois Husserl
d’établir ici que « l’essence de tout vécu intentionnel comporte
la possibilité que le regard se pose sur des noèses tout autant que
sur des noèmes » (§ 114, p. 382-387), pour attester ainsi que
l’intentionnalité dispose bien des moyens d’opérer la réduction
phénoménologique, telle qu’elle avait été décrite dans la Section II
comme une « altération radicale de la thèse naturelle », comme
sa « mise hors circuit, entre parenthèses » (§ 31, p. 96-101), et
cela afin de différencier précisément toutes les « thèses fondées »
(§ 117, p. 395-401), dans la mesure où elles se trouvent toujours

97
plus ou moins immédiatement emboîtées les unes dans les autres
sous l’effet d’une pareille « objectivation », pour intervenir alors
toutes ensemble dans chacune des thèses générales du monde qui
sont posées dans l’attitude naturelle (§ 30, p. 94-95).
Husserl clarifiera cetteprésentation mixte de la modalité imaginaire,
sur le registre de la spontanéité et sur celui de la réflexivité, qu’il
avait donc ébauchée en 1913, plus tard encore par deux fois,
pour mieux dégager lafonction canonique qu’elle exerce au centre
même de la vie intentionnelle, en procédant à des variations sans
lesquelles elle ne pourrait jamais s’ouvrir la voie au domaine des
essences ni par conséquent non plus à celui des différents a priori
qu’elle doit pourtant téléologiquement atteindre. Dès le début
de ses Leçons de 1925 sur la psychologiephénoménologique, aussi­
tôt après avoir fait apparaître une nouvelle fois le rapport entre
la « pure fantaisie » et l’accès à tout a priori par le passage des
«facta » aux «ficta » (Hua IX, § 8, p. 69-72), il décrit en effet le
processus de la variation imaginaire comme « vision des essences »,
en tant qu’elle correspond à une « idéation » qui doit partir de
l’expérience, mais qui ensuite, en un certain sens, doit en sortir ;
et là aussi le rapport defondation complexe entre les deux types de
régistration intentionnelle est conservé, puisqu’il s’agit alors ici de
montrer que, grâce à cette méthode eidétique, une « psychologie
descriptive interne » est possible et peut se définir comme phé­
noménologique (§ 9, p. 70-87). Et, dans Expérience etjugement,
où ont été rassemblés par Langrebe des manuscrits datant de la
fin des années 1920, cette description de la « méthode de l’intui­
tion des essences » par la « variation libre » sera reprise, mais en
insistant davantage encore sur la « structure d’arbitraire » qu’elle
comporte pour pouvoir paradoxalement dégager les invariants
eidétiques qui demeurent par congruence dans « le recouvrement
par glissement des multiplicités de variation », ce qui ne peut que
disqualifier définitivement toute « théorie de l’abstraction », prise
au sens normal du mot, et redonner tout son sens à « l’activité
productrice » de la seconde modalité intentionnelle (EJ, § 87,
p. 413-423).
Noèse, Noème (.Noesis, Noema)

a Le couple d’origine grecque formé par la noèse (noésis, action


de penser) et le noème (noêma, corrélat objectifsur lequelporte
cette action de penser) est soudain apparu dans le vocabulaire de
Husserl au milieu du Livre I des Idées en 1913, et pour y jouer
un rôle absolument essentiel, puisqu’il recouvre, à la Section III,
le centre même de la problématique de l’intentionnalité sous la
dénomination de « structures noético-noématiques » (§ 87-127,
p. 300-430). Et le surgissement de cette nouvelle terminologie
a d’autant plus surpris les lecteurs des Recherches logiques qu’elle
semblait n’avoir été préparée par rien, ce qui a aussitôt suscité
contre elle, et plus encore contre la nouvelle formulation trans­
cendantale de la phénoménologie à laquelle elle était associée, une
vive opposition, à laquelle Husserl, près de vingt ans plus tard,
en 1930, s’est encore senti obligé de répondre lorsqu’il écrivit sa
fameuse Postface à mes Idées (ID III, p. 179-210). Les lecteurs
des Idées étaient sans doute, en cela, victimes d’une illusion,
puisque Husserl, en introduisant ce vocabulaire, n’avait fait que
répondre à une difficulté qu’il avait rencontrée depuis longtemps
déjà, car elle était inhérente à la notion même d’intentionnalité ;
et ils avaient aussi oublié un peu trop vite que les Prolégomènes
s’étaient déjà référé, en fait, au dernier chapitre, à des conditions
« noétiques » de la connaissance, sans les doubler alors assurément
par des « noèmes », mais en soulevant bien cependant par là, sans
plus attendre, la question de savoir si, dès lors qu’il était donc ainsi
admis que « les sujets pensants en général doivent être en mesure
d’accomplir toutes les espèces d’actes par lesquels se réalise une
connaissance théorique », il ne fallait pas en conclure qu’il devait
également y avoir, à leur correspondre, « des conditions qui sont

100
fondées purement dans le “contenu” de la connaissance », mais
sans qu’il puisse s’agir là toutefois uniquement de quelque chose
d’objectif, s’il est vrai que de tels « actes » ont bien dû exercer
aussi, d’une manière ou d’une autre, une fonction décisive dans
la formation d’un tel « contenu » (RL I, § 65, p. 262-263). Or
comment départager, dès lors, lesproportions exactes où ilfautfaire
entrer ce qui a dû relever, au départ, de l ’activité noétique et du
contenu noématique dont elle s’est doublée en se développant, et ce
qui, ensuite, a dû être mis au compte exclusivement de l ’objet et de
ses déterminations intrinsèques ? Telle était bien, sous sa forme
indifférenciée, la difficulté que ne pouvait manquer de rencontrer
tôt ou tard une attitude philosophique qui prétendait réinvestir la
subjectivité d’un certainpouvoirfondateur de sens. Et cette difficulté
ne pouvait que se redoubler, en se précisant, dès lors que c’était
aussi entre deux genres d ’objectivité extrêmes qu’il fallait replacer
tout ce développement intentionnel.

ü Cette difficulté centrale avait déjà reçu en fait depuis longtemps,


au Moyen Age, sa dénomination, avec un terme que Brentano
avait repris dans saPsychologie, en le replaçant à la limite située entre
la représentation et lejugement : celui d’inexistence, où le préfixe
latin in- doit être entendu au sens non pas privatif, mais locatif,
comme existence dans... Car, si toute conscience est conscience de
quelque chose, ce quelque chose doit commencerpar être représenté
par la conscience qui s’y rapporte à travers son acte comme Lecorrélat
qui lui est lié, peu importe donc qu. ’i l existe ou non effectivement à
l ’extérieur, puisqu’il s’agit bien là d’un type d’attitude qui se situe
manifestement au dessus des niveaux inférieurs de la conscience
où elle ne fait que se placer au contact de ce qui lui apparaît, donc
à des niveaux supérieurs où elle a pu commencer à intercaler,
entre elle et l’extérieur, les résultats des représentations qu’en

101
assurant son propre développement, et en passant ainsi de ses
intentions premières à ses intentions secondes, elle s’en est peu à
peu données.
Or, dès le chapitre III de la Philosophie de l ’arithmétique, Husserl
a lui aussi réemployé ce terme d’« inexistence », en le resituant,
comme dans la Psychologie de son maître, précisément là où il ne
peut plus d’agir de « phénomènes physiques » ni des « contenus
primaires » qui s’y joignent, la conscience étant encore trop peu
développée pour pouvoir viser quoi que ce soit d’objectivement
déterminé au-delà d’elle-même, mais de « phénomènes psychi­
ques », où alors, en effet, « les contenus ne sont précisément unifiés
que par l’acte » même qui a conduit à se les représenter, si bien
que « ce n’est que par la médiation de cet acte que la représenta­
tion porte sur des fondements » (PA, p. 83-86, et en particulier
la note a de la p. 84).
Ainsi était déjà introduit un intervalle transversal, dans le fonc­
tionnement de l’intentionnalité, à l’intérieur du mouvement par
lequel elle avait dû s’élever verticalement de son ouverture sur les
choses qui lui apparaissaient immédiatement avec leurs « relations
primaires », telles que les liaisons entre leurs propriétés sensibles,
à sa réouverture médiate sur des objets « en soi », mais désormais
idéaux, comme les nombres. Et les vécus intentionnels avaient dû
alors y transiter immanquablement par une zone mixte, et donc
trouble, déconnectée de tout rapport direct avec l ’ontologie matérielle,
mais non encore réinterconnectée à l ’ontologieformelle, pourflotter
ainsi entre l ’être et le non-être, sans donc pouvoir s’accompagner
d’une autre garantie objective que celle que, dès lors, les transfor­
mations modales de l ’intentionnalité, en s’élevant de la perception à
l’imagination, puis de l’imagination à la signification, avaient pu
conférer aux termes qu’ainsi elles visaient au-delà d’elles-mêmes,
mais en tant seulement toutefois qu’elles les visaient, de sorte
qu’il pouvait très bien ne s’agir là en fait, à la limite, que de leurs
simples corrélats, et de rien d’autre qui aurait pu prendre appui
sur une existence véritable.
Or la solution que Husserl apporta en 1891 au problème de
l’origine des concepts de nombre fut de rabattre le plan qu’il
supposait alors inaccessible, du moins au-delà d’une certaine
limite, des concepts de nombre, pris « en soi », sur le plan des
représentations purement signitives que l’intentionnalité, par des
moyens détournés, avait pu néanmoins réussir à s’en faire ; car
c’est en cela qu’a consisté le « psychologisme » de cette première
étape de son évolution. Mais il devait cependant en remettre en
cause assez vite les présuppositions et prendre parti pour la possi­
bilité d’un accès direct aux éléments fondamentaux de l’ontologie
formelle, au moyen d’une intuition catégoriale, dans la Section II
de la Recherche VI, qui ne faisait ainsi que confirmer les prises de
position antipsychologistes des Prolégomènes, mais en commençant
déjà à mieux expliciter le sens qu’il fallait donner à l’intervention
de Yactivité noétique qui y avait été déjà reconnue.
Or c’est au cours de cette période où il changea d’attitude en ce qui
concernait les rapports qu’il faut établir entre l’intentionnalité et
l’ontologie formelle qu’il rencontra vraiment pour la première fois
la difficulté posée par ce dédoublement entre l ’inexistence des objets
intentionnels et la transcendance des objets effectifs, aussi bien idéaux
que réaux, en lisant en 1894 l’opuscule d’un de ses condisciples
aux cours de Brentano à Vienne, qui avait procédé lui aussi en
effet au traitement thématique d’un tel décalage (OI, p. 84-200),
alors que, si Husserl l’avait déjà fait intervenir en 1891, il n’avait
pas paru soupçonner le paradoxe qui s’y attachait, de sorte qu’il

103
lui avait apporté une solution purement substitutive, qu’il savait
bien cependant, désormais, ne plus pouvoir maintenir.
Mais si la première réaction de Husserl fut de rejeter de façon
extrêmement brutale la distinction entre le « contenu » et l’« objet »
des représentations proposée par Twardowski dans l’article où
il voulut alors lui répondre et qu’il intitula Objets intentionnels
(OI, p. 279-316), c’est parce qu’il ne pouvait pas admettre qu’il
soit possible de partir d’une situation où toutes les parties consti­
tutives des objets auraient été déjà données aussitôt, aussi bien
matériellement queformellement, de telle sorte qu’il n’y aurait eu
qu’à en défalquer celles-là seulement qui seraient passées dans les
contenus correspondants, et cela sans qu’à aucun moment n’aient
été décrits les « actes » que Twardowski avait pourtant bien dû
lui-même faire intervenir au début dans l’énoncé de sa triade :
« acte, contenu et objet de la représentations » (OI, p. 87-89).
Reconnaître que le « contenu » puisse être ainsi séparé de l’« objet »,
cela aurait été en effet, pour le Husserl de 1894, revenir, pour le
statut qu’il fallait donner aux objets idéauxformels, à la thèse de
leur absorption dans des représentants qui s’y seraient substitués
en n’en fournissant que des images, et de même, symétrique­
ment, pour celui à donner aux objets matériels, faire comme si la
perception n’avait pas eu, d’abord, à exercer sa fonction à travers
l’« acte » par lequel elle avait dû se rapporter au-delà d’elle-même
à ce qui lui apparaissait. Car, dans les deux cas, les « contenus »
n’auraient été que des doubles défectueux des « objets », en se
montrant à jamais incapables de les rejoindre là même où ils
devaient être posés ontiquement et ontologiquement ; et c’est
pour cela qu’alors Husserl affirmait que l’activité de représentation
ne se déplaçait pas « dans une double direction » et qu’il y avait
donc par là une « impropriété » à parler d’« objets immanents »

104
(OI, p. 288-290), car « c’est le même Berlin que celui que je me
représente qui existe aussi » et « c’est le même centaure Chiron
que celui dont je parle à présent et que par là je me représente
qui n’existe pas » (p. 282-283).
Mais, pour expliquer le paradoxe des représentations sans objet
(p. 279-288), Husserl devait bien admettre déjà, implicitement,
à l’intérieur même du fonctionnement intentionnel, la possibilité
d ’une certaineprise d ’écartpar rapporta cequi doit êtreposé comme
existant objectivement, matériellement ou formellement, puisqu’il
faisait appel à des « assomptions » (OI, p. 301-306), en renvoyant
aux modifications qui ont dû se produire quand des objets posés
d’abord dans le jugement sont passés à l’état d’objets simplement
représentés, comme c’est souvent le cas par exemple dans « l’univers
du discours » (p. 306-307), de sorte que cet emploi « impropre »
d’objet, au sens subjectif d’objet « simplement intentionnel », ne
pouvait manquer de resurgir devant lui pour l’inciter à reprendre
la description du développement de l’intentionnalité (p. 311-313),
lequel ne peut s’épuiser à venir seulement s’encastrer entre les
deux fondements objectifs transcendants. Et cela même d’autant
moins que, comme cepassage médiatpar des représentations avait
dû déjà s’entremettre pour assurer l’appréhension du sens objectif
de tout ce qui pouvait apparaître perceptivement, en obligeant
l’intentionnalité à procéder au traitement thématique des rapports
entre les touts et les parties qui immanquablement s’y présentaient,
ainsi qu’en effet les deux Etudespsychologiquespour la logique élé­
mentaire, parues la même année, l’avaient redit à la suite donc de
la Philosophie de l ’arithmétique, et ainsi que devait le dire encore,
deux ans plus tard, la recension du livre de Cornélius intitulé :
Essai d ’une théorie desjugements d ’existence (OI, p. 357-379), il ne
pouvait nullement s’agir là d’un type de trajectoire exceptionnel

105
où se serait engagée l’intentionnalité, mais bien plutôt de ce qui
avait constitué, lorsqu’elle avait dû rencontrer d’abord ses « objets
sensibles », ses « représentations les plus originaires et les plus
répandues » (p. 313). Car ce n’est pas parce que Husserl enten­
dait faire respecter désormais la « valeur de la légalité formelle »
qui s’attache téléologiquement à tout jugement dans l’ordre de la
prédication (p. 298-299), là où l’intentionnalité fonctionne sur
son mode significationnel, qu’il renonçait à prendre en compte ce
qui avait dû se passer généalogiquement quand elle ne faisait encore
que s’exercer sur son modeperceptif, et quand ensuite elle avait dû
transiter par son mode imaginaire, sans l’aide duquel, en effet, de
toute manière, aucune « assomption » n’eût été possible.
Or cette même ambiguïté devait réapparaître dans tous les passa­
ges des Recherches Logiques où Husserl allait à nouveau affronter
cette question du statut à attribuer aux représentations et à leurs
contenus (cf. OI, p. 417-421). Car il ne manque pas sans doute
d’y condamner toujours Twardowski, mais en montrant aussi
en même temps à quel point sa distinction va devoir s’avérer
nécessaire dès lors qu’il faudra faire intervenir, pour rejoindre la
vie intentionnelle dans toutes sesdimensions, la double variabilité de
la qualité (celle des « actes ») et de la matière (celle donc des « conte­
nus » sur lesquelsportent ces « actes ») qui doit s intercaler modale-
ment entre les « contenus primaires » et les «jugements », comme
le font bien voir les analyses très détaillées de la Recherche V, qui
préfiguraient déjà, même si, à l’époque, les lecteurs ne pouvaient
guère le pressentir, ce qui devait devenir la théorie des structures
noético-noématiques de 1913.
Car Husserl avait beaucoup trop redistendu désormais les séries
d’intervalles par où avait dû passer primitivement l’intentionnalité,
par opposition aux descriptions très étroites auxquelles il s’en était

106
tenu jusque-là, pour ne pas se sentir obligé dans les années qui
suivirent la publication des Recherches logiques de revenir alors
sur la condamnation qu’il avait commencé par porter de façon si
péremptoire contre Twardowski, comme c’est le cas dès 1905 dans
ses Leçons sur le temps où il reproche maintenant à Brentano de
ne pas avoir compris qu’il fallait avoir recours à la triade : « acte,
contenu d’appréhension et objet appréhendé » (LCIT, § 5, p. 27),
mais plus encore en 1908 dans un Appendice à ses Leçons sur la
signification où il dit que, « contre l’opposition habituelle », il n’a
fait jusque-là qu’aligner « de la grosse artillerie » (TS, p. 236).
Il se montrera certes encore ironique en 1913 lorsqu’il réhabilitera
la triade de Twardowski au début de la Section IV des Idées, en
écrivant que ces trois mots sont aujourd’hui devenus de « véritables
expressions magiques » (ID I, § 129, p. 436) ; mais, derrière cet
hommage un peu narquois, c’est bien pourtant à une réappro­
priation pleine et entière de la problématique développée en 1894
par Twardowski que s’était en fait livré Husserl tout au long de la
Section III, avant donc qu’il ne se décide à s’y référer tout de même
en termes explicites, et en tant qu’elle ne provenait pas seulement
de la Psychologie du point de vue empirique de Brentano, mais au
moins autant de la Théorie de la Science de Bolzano, mentionnée
en effet à de nombreuses reprises par Twardowski (cf. OI, p. 402),
puisqu’elle y avait occupé une position centrale au § 67 qui avait
pour titre : « Il y a aussi des représentations sans objets ».

s ia En 1913, en effet, cetteproblématique des noèses et des noèmes


apparaît comme le centre même de toute la théorie de l ’intentionnalité
qui est alors présentée, dans la mesure où elle tend à répondre à la
difficulté que soulève, au chapitre III de la Section III où ce couple
est introduit, le constat très simple suivant : « Ainsi l’expression
“conscience de quelque chose” se comprend très bien de soi et

107
pourtant elle est en même temps suprêmement incompréhensible »
(ID I, § 87, p. 302). On pourrait donc croire que Husserl avait
surmonté par là, de façon définitive, l’obstacle auquel il s’était
heurté, en prenant d’abord parti pour ce qu’il appelait désormais
le noème contre l’objet, ainsi qu’il avait pu sembler commencer
par le faire de 1887 à 1893, puis en sens inverse, ainsi que ce fut
le cas de 1894 à 1904 ; et il est certain qu’il a fait atteindre en
1913 à ses nouvelles analyses du fonctionnement intentionnel
un degré d’élaboration manifestement très supérieur à ceux par où
il avait dû ainsi commencer à les faire passer alternativement, en
les formulant cette fois d’une façon beaucoup plus homogène
grâce à l’emploi systématique de la méthode de la réduction. Et
pourtant, ce qui est très surprenant, c’est qu’ensuite il ait si peu
cherché à exploiter les ressources que lui offrait cette nouvelle
formulation, car jamais il n’a tenu à la réélaborer dans toute son
ampleur, en essayant d’en réexpliciter plus radicalement les pré­
suppositions, dans les trois grands ouvrages qu’il devait finir par
faire paraître après s’être tu pendant quinze ans. Car il y fait sans
doute encore allusion assez régulièrement dans Logiqueformelle
et logique transcendantale, dans les Méditations cartésiennes et dans
La Crise ; mais tout s’y passe pourtant comme s’il s’agissait là plus
d’une sorte de rituel auquel il sacrifie que du prolongement effectif
d’une découverte qui ne lui aurait pas encore livré tous ses secrets ;
et il est difficile de ne pas voir, dans ce repli marqué par quoi il
s’est effectivement, en un certain sens, jugé lui-même, comme
l’aveu voilé d’une faiblesse,' parce qu’il n’avait peut-être pas osé
encore tirer de manière systématique toutes les conséquences qui
auraient dû résulter de la reconnaissance de lafonction primordiale
exercée par les couples de noèses et de noèmes, dans la mesure où
il n’avait jamais renoncé, paradoxalement, à soutenir, comme il le

108
dira en 1929 dans le titre lui-même du § 64 de Logiqueformelle
et logique transcendantale, que « les objets réels ont un privilège
d’existence sur les objets irréels » (LFLT, p. 228-229).
Car c’est bien plutôt de la présupposition exactement contraire
que semblait partir la théorie des noèses et des noèmes qu’il
avait exposée en 1913, puisque d’emblée elle se fondait sur
la distinction qu’il fallait établir entre énoncé noématique et
énoncé concernant la réalité (ID I, § 89, p. 308-309), pour
se placer par là dans une position de retrait où « l’arbre pur et
simple, la chose dans la nature » ne pouvait plus s’identifier au
« perçu d’arbre comme tel qui, en tant que sens de la perception,
appartient au sens de la perception et en est inséparable » ; car
« l’arbre pur et simple peut flamber, se résoudre en ses éléments
chimiques, etc., mais le sens — le sens de cette perception, lequel
appartient nécessairement à son essence — ne peut pas brûler,
il n’a pas d’éléments chimiques, pas de force, pas de propriétés
réelles ». Husserl revenait bien en effet complètement, ainsi, sur
l’argumentation qu’il avait développée dans la longue note de la
première page de sa recension de l’opuscule de Twardoski qu’il
avait écrite en 1896, sans toutefois alors la publier, et où il s’était
déjà servi de ce même exemple, mais pour y suivre une orien­
tation en tout point opposée, puisqu’en voulant y établir une
séparation très nette entre « la teneur réelle, psychologique », qui
s’attache à l’« acte représentant » et au « contenu représentant »,
et « la teneur idéale, logique », liée, elle, à la « signification » et à
l’« objet », il rejetait hors du champ de ses considérations tout ce
qui concernait les séries de modifications qui avaient pu affecter les
diverses manières suivant lesquelles la conscience s’était rapportée
au « contenu » qui lui était non seulement donc apparu à travers
tel ou tel côté, perceptivement, mais aussi à travers telle ou telle

109
image ou encore à travers tel ou tel signe ; car il ne pouvait s’agir
là que de représentations soumises à une « variation constante »,
alors qu’il ne voulait s’occuper que du fait consistant à « viser un
identiquement le même “dans” des actes différents », en délaissant
ainsi toute variabilité d’ordre noétique etdonc, corrélativement, toute
variabilité d ’ordre noématique, pour parler alors son langage de
1913(01, p. 349-351).
Or cesont bien pourtant ces deux séries variables, situées en deçà de
toute prise de position objective transcendante, qui seules peuvent
servir d ’assises à la double problématique des noèses et des noèmes,
ainsi que le montrent aussitôt les développements où Husserl l’in­
troduit en 1913, non seulement en affirmant qu’« il faut instituer
une distinction entre l’objet de la représentation et l’existence
de cet objet », mais aussi et surtout en mettant déjà en place les
soubassements de l’immense échafaudage sur lequel allait avoir
à reposer l’édifice formé par l’ensemble de toutes ces activités
noétiques et de leurs corrélats noématiques, selon l’ordre même
en effet de leurs « constructions hiérarchiques », telles qu’elles
allaient être décrites un peu plus loin au § 100 (ID I, p. 349-
350). Car Husserl ne manque pas de signaler que « le noème
complet consiste en un complexe de moments noématiques »
et que « le moment spécifique du sens n’y forme qu’une sorte
de couche nucléaire nécessaire sur laquelle sont essentiellement
fondés d’autres moments », de sorte que, s’il est vrai qu’il faut
maintenir dans tous les cas la référence à quelque chose qui est
visé par la conscience au-delà d’elle-même et qui demeure un, il
n’en reste pas moins que ce qui doit compter plus que tout, c’est
la description des diverses séries de transformations par lesquelles
cette conscience intentionnelle a dû passer pour pouvoir procéder
précisément à cette fondation des différents moments variables

110
qu’elle a déposés sur le noyau initial. Et Husserl désigne ici lui-
même cet ordre comme ce qui a dû correspondre au passage d’une
« première intentionnalité » à une « seconde intentionnalité », en
l’identifiant donc, et à nouveau sur l’exemple de l’arbre, à celui
qui a conduit de la modalité perceptive à la modalité imaginaire,
c’est-à-dire à ce qu’il appelle encore une « conscience de portrait »,
et pour bien préciser qu’elle a, par opposition au premier mode
de conscience, « une constitution radicalement différente » (§ 90,
p. 310-315).
Mais toutefois, si cet ordre va bien constamment retransparaître
à l’arrière-fond des longues séries d’analyses auxquelles Husserl
procède ici, et pour occuper même soudain, au § 99, le premier
plan, avec la distinction établie entre la sphère des « présenta­
tions » (Gegenwàrtigungen) et la sphère des « présentifications »
('Vergegenwàrtigungen) (p. 345-349), qui ne fait jamais que repren­
dre elle-même celle découverte dès la Philosophie de l ’arithmétique
entre les représentations propres et les représentations impropres,
il mentionne seulement au passage, sans s’attarder, qu’il s’exerce
là des « lois eidétiques » selon lesquelles il faudrait chercher
désormais à reconstituer l’ensemble de toutes les « constructions
hiérarchiques » où sont venues se placer ainsi les « représenta­
tions dans la noèse et dans le noème » (§ 100, p. 349-350) ; et il
n’oublie pas non plus d’indiquer que dans la seconde sphère, celle
des présentifications, il faudra établir à nouveau une distinction
entre les « types complexes de représentation » qui se font « par
portrait » et ceux qui se font « par signe », ajoutant ainsi au pas­
sage de la modalité perceptive à la modalité imaginaire celui de la
modalité imaginaire à la modalitésignitive, celle qui ouvre l’accès à
« la couche noético-noématique du logos », ainsi que le précisera
encore, un peu plus loin, le § 124 (p. 417-422). Mais il ne semble

111
pas vouloir cependant s’engager plus à fond dans le traitement
thématique direct de cesdifférenciations d’ordre essentiellement modal
dont il avait brièvement évoqué déjà l’intervention dès le § 92,
en les désignant comme autant de « mutations attentionnelles »
(p. 317-322) ; car s’il avait alors reconnu qu’à la suite de ces
transformations qui ne peuvent être que d’origine noétique, « les
noèmes concrets changent de part en part » et qu’« il s’agit donc
de modes nécessaires qui affectent la façon même dont le noyau
identique se donne », il avait toutefois ajouté, aussitôt après, que
« le fonds noématique comporte un noyau central qui s’impose
d’abord de façon prédominante », en formant ainsi en effet « l’ob­
jectivité visée comme telle », c’est-à-dire encore « l’objectivité
entre guillemets », telle qu’elle est donc alors supposée avoir été
déjà soumise certes à la « réduction phénoménologique » (§ 93,
p. 322-323), mais sans que la radicalisation d’une telle méthode
réductrice ait cependant été appliquée suffisamment à fond pour
conduire celui qui s’était embarqué pour un « voyage » au pays
des « configurations phénoménologiques » au delà du stade d’une
simple approche, d’un repérage assez grossier de cette « partie
inconnue du monde » (§ 96, p. 332-334).
S ’ily a donc un reprocheà adresserà la théorie des noèses et des noèmes
de Husserl, ce n ’estpas d ’avoir été trop loin dans son effortpourpro­
céderà un relevé complet des différents types de structuration distincts
selon lesquels la conscience intentionnelle peut fonctionner quand
elle s’exerce selon les lois d ’essence irréductiblement inhérentes à son
développement, pris lui-même dans sesdeux dimensionsgénéalogique
et téléologique, mais c’estd ’avoir toujoursplus ou moins reculédevant
l ’ampleur même d ’une telle tâche, comme si le changement radical de
registre que nepouvait manquer d’imposer sa réalisation s’éloignait
trop des « effectivités réales et idéales »pour nepas apparaître comme

112
déraisonnablepar un excèsde distanceprispar rapporta l ’objectivité,
ainsi que le laisse entendre, au moins par prétérition, l’emploi
que fera toujours régulièrement Husserl, à partir de 1913, de ce
qu’il appellera, à la Section IV des Idées, par contraste, « la phéno­
ménologie de la raison », et même si ce sera pour y rappeler une
fois encore que « la sphère du vécu est rigoureusement soumise
à des lois quant à sa structure eidétique transcendantale » et que
« toute configuration eidétique possible, selon noèse et noème, n’y
est pas moins impérieusement déterminée que n’est déterminée
par l’essence de l’espace toute figure possible susceptible d’y être
tracée », puisque « ce sont là des lois d’une validité inconditionnée
qui commandent » (§ 135, p. 452-457).

113
Réduction (.Reduktion)

a Husserl dira lui-même en 1936, dans La Crise des sciences euro­


péennes, que ce n’est en fait que « quatre ans après la conclusion des
Recherches logiques », par conséquent en 1905, qu’il est « parvenu
à la conscience de soi expresse, et cependant encore imparfaite de
sa méthode », c’est-à-dire « l’époqué, la réduction », parce que « ce
ne pouvait être que l’affaire d’une réflexion tardive », et qu’il y
avait été alors pour ainsi dire « entraîné », s’étant déjà approprié,
plus tôt, avant d’y avoir réfléchi, « un morceau de ce nouveau
“monde du dedans”, en quelque sorte un champ de proximité
prélevé sur lui, où un horizon lointain se trouve obscurément
préindiqué » (CR, § 70, p. 273-274).
Une pareille déclaration suffirait déjà à prouver à elle seule que,
contrairement à ce que l’on a si souvent soutenu, Husserl tenait
pour certain qu’il avait déjà opéré la réduction pendant toute la
première période de son évolution, ce qui atténue considérablement
les effets de la prétendue rupture qui l’aurait fait passer ensuite
des Recherches logiques aux Idées ; mais surtout elle conduit à s’in­
terroger sur les motifs pour lesquels il a hésité longtemps, pour
la désigner, entre plusieurs dénominations, sans jamais trancher
entre elles de façon définitive, même s’il y en a eu une, la réduc­
tion., qui est vite devenue la plus célèbre et qui est donc passée à
la postérité, alors que, par son caractère excessif, elle n’est sans
doute pas la meilleure, pouvant même « paraître choquante »,
comme Husserl l’avait avoué plus haut dans le même passage
de La Crise (p. 272), tout au moins dans la formulation qu’il lui
avait donnée en 1913.
Vépoqué, terme emprunté aux sceptiques grecs, et que Husserl
a très souvent employé aussi, définit, elle, de façon plus simple

114
en effet, et sans présupposition supplémentaire, l ’attitude par
laquelle le sujetsuspendsonjugement, en ne continuantplus à prendre
position, pour libérer par là son regard « non seulement pour les
intentions, mais aussi pour ce que ces intentions posent à chaque
fois de valide en elles-mêmes dans leur propre teneur de sens »,
donc comme leur « objectivité intentionnelle », prise aussi bien
en tant que telle que dans le « comment de ses modes de donnée »
(p. 271), ce qui montre que la relation n 'estnullement interrompue,
comme l ’expression de réduction pourrait lefaire croire, avec ce qui
a dû être d ’abord « suspendu », ainsi que l’attestent également, à
leur tour, deux autres dénominations, extrêmement significatives,
auxquelles Husserl eut recours aussi en 1913, et où le maintien
de cette référence à tout ce qui avait pu être posé jusqu’alors dans
l’attitude naturelle comme faisant partie de la thèse générale du
monde (ID I, § 30, p. 94-95) se trouve indiscutablement préservé,
n’étant soumis qu’à une « mise hors circuit » {Ausschaltung) ou
bien encore à une « mise entre parenthèse » (Einklammerung), ce
qui implique assurément, en face de la « réalité existante », une
« altération radicale » d’attitude, mais certainement pas, en tout
cas, sa « négation » (§ 31, p. 96).

sa C’est qu’en effet, sous la variété de ces expressions, il y a bien


à se trouver impliquée une multiplicité de « problèmes extra­
ordinairement difficiles » (CR, § 70, p. 274) qui ne peuvent se
comprendre qu’en étant rééchelonnés les uns par rapport aux
autres selon l’ordre lui-même des différents degrés d ’élaboration
où Husserl les a fait successivement passer, pour correspondre à
trois types de réduction distincts, qui s’articulent sans doute entre
eux, mais sans coïncider.
S’il est en effet possible d’affirmer que laforme de réduction la plus
élémentaire, c’est-à-dire la réduction phénoménologique, est déjà

115
opérée defacto dès le chapitre II de la Philosophie de 1!'arithmétique
avec la remontée jusqu’à l’état originaire où la conscience n’a rien
appris encore à distinguer, là où, pour elle, « il n’y a pas déjà du
multiple et du différent », mais seulement une « unité inanalysée »,
donc aucun objet (PA, Supplément critique, p. 75-78), il n’en
reste pas moins que ce n’est qu’en 1903 que Husserl a pour la
première fois formulé ce qui allait devenir désormais la méthode
canonique de sa phénoménologie à l’occasion d’une simple recen­
sion, celle d’un livre d’Elsenhans, puisqu’il commence alors à y
prendre ses distances par rapport à la « psychologie descriptive »,
dans la mesure où celle-ci ne peut manquer en effet de s’appuyer
sur certaines « objectivations précritiques », alors qu’il ne faut
prendre en compte que « ce qui est donné au sens le plus strict,
le vécu tel qu’il est en lui-même » (AL, p. 278-281).
Et cette première formulation est radicalisée d’abord en 1905, dans
l’introduction aux Leçonssur le temps (LCIT, p. 6-13), puis en 1906,
dans les Leçons sur la logique et la théorie de la connaissance (ILTC,
§ 35, p. 245-259), et enfin en 1907, dans les Cinq Leçons sur l ’Ldée
de la Phénoménologie, où elle prend enfin toute son ampleur, pour
faire l’objet d’une présentation systématique séparée, en dehors de
ses applications à tel ou tel secteur d’analyse local. Il devra donc
s’agir dorénavant de mettre horsjeu toute transcendance, non pas
parce que « le fait de se rapporter à l’objet transcendant » ne serait
pas « un caractère interne du phénomène », car il ne peut que l’être,
« manifestement », mais parce que je dois commencer par « biffer
la présence de cet objet transcendant » pour pouvoir précisément
étudier « le sens de cette visée dirigée au-delà d’elle-même », et,
avec ce sens, celui de sa « validité » (Leçon III, p. 70-71), et ne
considérer ainsi comme « seules données immanentes absolues »
que « les cogitationes » (p. 67).

116
Mais cette première étape dans le mouvement de reculprispar rapport
à la « thèsegénérale de l ’attitude naturelle » (ID I, § 30, p. 94-95)
ne peut que conduire très vite à une seconde, celle qui va être
marquée par une réduction eidétique. Car ces cogitationes ne sont
pas « des faits isolés et sans liaison entre eux », mais « montrent
des ensembles téléologiques », régis par des « enchaînements », dans
l’unité d’un « processus ascendant », dont il va donc falloir décrire
l’organisation (IP, Leçon V, p. 101). Or ceci ne sera possible que
si, lorsque je ferai attention aux « phénomènes singuliers qui vont
et qui viennent dans le courant de la conscience », je laisse « leur
existence et leur spécificité individuelle indéterminées », pour ne
m’intéresser qu’aux seules « essences générales saisissables d’une
façon immanente » (ILTC, § 37, p. 269). Car, s’il va bien s’agir
alors de procéder à « l’analyse de la conscience elle-même », comme
le dira en 1911 La philosophie comme science rigoureuse, et si tout
« élément psychique » peut faire l’objet d’une première investiga­
tion, en étant reconnu comme ayant pour caractère fondamental
d’être une « conscience intentionnelle plus ou moins complexe »,
ce qui apparaît toutefois aussitôt, c’est que « cette conscience
intentionnelle a une foule de structurations différentes, ce qui
peut égarer l’analyse » (PCSR, p. 33-34), de sorte qu’il faut faire
intervenir nécessairement ici une « analyse phénoménologique
des essences » (p. 36), pour dégager peu à peu « les connexions
essentielles des formes de la conscience ». Et il deviendra ainsi
possible de s’appuyer sur une « phénoménologie systématique »,
dès lors en effet que « les configurations essentielles de la conscience
et de ses corrélats immanents » auront été « analysées et fixées
de façon purement intuitive sur un registre d’articulation » qui
recouvrira « tout ordre de phénomènes » (p. 56).

117
Or c’était tracer là un très vaste programme, mais dont les diffi­
cultés, toutefois, tenaient beaucoup moins à l’exercice même de
cette réduction eidétique, évoquée dès l’introduction aux Idées
en 1913, qu’à la mise en place du modèle général d ’intégration
auquel elle allait devoir recourir pour ne pas se perdre ensuite
dans le labyrinthe des innombrables analyses locales qu’à terme elle
aurait à entreprendre, comme n’allaient pas tarder à le montrer les
immenses perspectives qu’ouvrait la problématique généralisée des
« structures noético-noématiques » à la Section III de l’ouvrage.
D ’autant plus même qu’il restait encore une troisième réduction à
effectuer, comme Husserl l’avait compris très tôt, dès 1910, dans
ses Leçonssur lesproblèmesfondamentaux de la phénoménologie, mais
que, paradoxalement, il allait passer sous silence en 1913, sans
doute pour ne pas apparaître trop gêné par le surcroît de difficultés
auquel le conduisait donc cet « enchaînement systématique des
réductions », signalé tout de même au § 61 des Idées (p. 198-202),
et pour faire déboucher ainsi, dès à présent, le phénoménologue,
non pas sur un domaine limité, mais bien sur « le champ infini
des vécus absolus » (§ 50, p. 157).
Husserl s’était aperçu en effet, dès 1910, que le mouvement où
il s’était engagé depuis 1903 aurait cependant manqué encore de
radicalité si la réduction eidétique ne s’accompagnait pas d’une
troisième réduction, la réduction monadique, puisque je ne puis
avoir accès directement qu’à mes seuls vécus, de sorte queje dois
mettre hors circuit alors les vécus de tous lesJe étrangers, ce qui ne
peut donc manquer de susciter, contre la possibilité même de
la phénoménologie, une objection absolument essentielle, celle du
solipsisme (PF, § 18, p. 152-153), puisqu’il faudra bien répondre
nécessairement à la question de savoir comment mon propre Je
phénoménologique pourra ensuite rétablir la communication

118
avec tous ces autres Je qu’il a donc dû auparavant réduire (§ 39,
p. 207-210). Mais, dès 1910, Husserl montrait déjà aussi qu’il
fallait résoudre cette difficulté en allant délibérément dans le sens
d’une réextension considérable des dimensions du champ accessible
au traitement phénoménologique, et non pas dans celui de leur
rétrécissement, puisque, par la théorie de la réduction double (§ 34,
p. 189-190) qu’il devait réexposer en 1921 (Appendice XXVIII,
p. 266-268), il considérait en effet que, de plein droit, « tout Je
étranger a le pouvoir d’exercer la réduction phénoménologique »
et qu’« elle donnerait par principe pour lui le même résultat que
celui qu’elle a donné pour moi », dans la mesure où, « chaque
monade-Je » étant mise en rapport par l’empathie « avec cha­
que autre », leur expérience sera toujours un « index pour une
coordination légale déterminée », dans un « reflet en miroir »
attestant la possibilité de la « constitution concordante » d’une
seule et même « nature spatio-temporelle », ce qui revenait donc
à associer la réduction eidétique et La réduction monadique dans une
téléologie commune à l ’intérieur de laquelle, en combinant leurs efforts,
elles allaient pouvoir recouvrir la totalité du champ de l ’expérience
transcendantale.

bsb Mais si cette réarticulation des deux dernières réductions sur


la première n’a pas aussitôt abouti, cependant, puisqu’il faudra
attendre la Cinquième Méditation cartésienne pour que la réduction
monadique soit enfin présentée publiquement avec la remontée
à la seule « sphère propre » de mon expérience primordiale (MC,
§ 44, p. 141-147) — mais sans qu’y soit toutefois reprise alors
la théorie de la réduction double, ce qui a donc contribué pour
beaucoup à maintenir l’image essentiellement restrictive de
l’époqué — , c’est parce que cette convergence entre l ’orientation
en apparence exclusivement universelle de la réduction eidétique et

119
l ’orientation en apparence exclusivement singulière de la réduction
monadique n ’auraitpu définitivement s’imposer que si elles avaient
pu basculer en même temps dans un exposéd ’ensemble de la solution
qu \'appelaitlaproblématique inverse de la constitution, pour résorber
ainsi leurs distorsions respectives dans une théorie systématique des lois
d ’essenceautour desquelles s’estordonné lefonctionnementgénéralde
1’intentionnalité. Or, Husserl a toujours différé jusqu’au début des
années 1930 le moment où il pensait pouvoir enfin la formuler,
pour rassembler, dans un seul et même grand ouvrage, tous les
résultats de ses analyses dans une présentation méthodologique
complète.
Ce n’est pas qu’il n’ait pas déjà réfléchi longuement aux condi­
tions intentionnelles qui devaient rendre possible la réduction
transcendantale, puisqu’il s’est aussi engagé, dès 1913, sur la
voie d’une phénoménologie de la phénoménologie, pour expliquer
notamment en quoi la « modification de la neutralité » (ID I,
§ 109, p. 366-369), en suspendant toute « croyance » permet à
l’intentionnalité d’échapper désormais au mouvement « objec­
tivant » qui l’a inévitablement conduit jusqu’alors à poser des
étants (§ 105, p. 359-360), mais sans qu’elle ait besoin pour cela
de se redoubler (§ 112, p. 374-376), de sorte que la possibilité de
faire ressortir par ce moyen l’ensemble des « positions actuelles
et potentielles » qui sous-tendent sans cesse son fonctionnement
(§ 113, p. 376-381) est inscrite structuralement tn elle à travers
la gamme complète des « différents types de réflexion » auxquels
elle peut procéder, et pour les exercer alors précisément, ce qui
doit avoir pour la phénoménologie un intérêt majeur, sur « la
multiplicité des intentionnalités rapportées les unes aux autres et
fondées les unes sur les autres » (§ 101, p. 350-352).

120
Mais la manière si abrupte avec laquelle le § 49 avait affirmé
que « l’être de la conscience serait certes modifié si le monde des
choses venait à s’anéantir, mais ne serait pas atteint dans sa propre
existence » (p. 161), avait creusé alors un tel « abîme de sens »
entre ce « système d’être fermé sur soi » qu’était la « conscience
pure » et la réalité (p. 163) que plus aucune communication
ne semblait pouvoir s’établir entre ce qui avait eu lieu avant la
réduction et ce qui devait avoir lieu après, ce qui explique que
les Leçons de 1910 aient pu déjà soutenir qu’il ne fallait prêter à
la réduction phénoménologique aucune espèce de « motif » (PF,
§21, p. 155-156).
Husserl toutefois devait se montrer par la suite beaucoup moins
tranchant et expliquer, dans la Deuxième Partie de ses Leçons
de 1923-1924 sur la philosophie première, intitulée Théorie de la
réductionphénoménologique, comment ce sont bien les conditions
mêmes d’exercice de l’intentionnalité spontanée qui peuvent
justifier leur reconversion réflexive, ultérieurement, et au moyen
de l’époqué, en un traitement thématique qui leur soit approprié,
parce que ce qui est toujours premier pour elles, c’est la « perte
d’elles-mêmes » {Selbstverlorenheit), c’est « l ’oubli d’elles-mêmes »
{Selbstvergessenheit), si bien que je ne puis apprendre à m’y inté­
resser que par une activité de « rétroception » (Zurückgreifen), en
procédant à une « scission du moi » (.Ichspaltung) (PP II, 40eLeçon,
p. 123-130).
Et comme le décalage de niveau entre les visées singulières et les
visées eidétiques (33e Leçon, p. 61-70), de même qu’entre ma
vie propre et celle des autres (35e Leçon, p. 81-88), est inscrit
dans les « lois d’essence invariables » du fonctionnement de
l’intentionnalité spontanée, il n’y a aucun motif pour qu’il ne
s’y trouve pas réinscrit à nouveau encore quand je cherche à

121
l’arracher à cet état d’« autodissimulation » (Selbstverhüllung) où
je l’ai rencontré avant de le reconvertir plus tard en un « champ
d’expérience transcendantale » (38eLeçon, p. 105-113), puisque
cesecond registre de l ’intentionnalité, réflexif, nepeut nécessairement
que se trouver déjà enveloppé dans le premier, pour en être peu à
peu ensuite « désimpliqué » (50eLeçon, p. 211-218).
« Ainsi nous sommes initialement dans une situation analogue à
celle de l’aveugle de naissance qu’on vient d’opérer de la cataracte
et qui, littéralement, doit maintenant commencer par apprendre à
voir » (45eLeçon, p. 168-176). Et donc il ne faut pas s’étonner si,
au départ, « il peut y avoir une naïveté transcendantale », analogue
à celle où se trouvait le jeune Husserl avant qu’il ne comprenne
pourquoi il fallait qu’il procède à la réduction, puisqu’il ne pouvait
le faire qu’à travers toute une série de « degrés d’immédiateté et
de médiateté relatives » avant d’avoir les moyens de dresser un
tableau systématique de tous les « types eidétiques purs d’actes
possibles » (53eLeçon, p. 234-249). Or comme, « par-delà ma vie
immédiatement présente maintenant, ma vie elle-même... est une
idée Limite située dans un lointain à jamais inaccessible, une idée
qui implique à son tour elle-même une infinité de figures-limites
et de points infiniment éloignés » (51eLeçon, p. 218-226), cette
réouverture sur elle que lui a permis d’accomplir la réduction, mais
toujours circulairement et en plusieursfois, en un nombre même de
fois infini, n ’apu que lui rajouter sans cessede nouvelles dimensions,
mais sansjamais rien y retrancher, avant de pouvoir ainsi en faire
retransparaître, d’après «■l’idée téléologique suprême » qui la
guide « apodictiquement », mais bien sur le modèle cependant
d’une authentique « archéologie » (31eLeçon, p. 36-49), toutes les
« structures universelles », selon ses « différents modes subjectifs »
(54eLeçon, p. 249-261).

122
Signification (Bedeutung)

b II s’agit là du terme qui renvoie à la troisième modalité intention­


nelle,, celle qui s’exerce à travers les dimensions d’un langage, mais
à ceci près que l’allemand a la possibilité d’établir directement une
distinction entre le registre inférieur du « signe » (.Zeichen) ou de la
« désignation » (Bezeichnung), en tant que support extérieur rendant
possible ce genre de visée qui se situe téléologiquement au-dessus
de la perception et de l’imagination, en fournissant la médiation
d’un matériau qui arrache l’intentionnalité à toute adhérence à ses
intuitions sensibles, et le registre supérieur de ce qui, au-delà du
signe, est visé comme la « signification » (.Bedeutung) à laquelle elle
se rapporte, sans qu’il ne puisse donc plus encore s’agir là d’une
simple affaire de signe, puisque c’est cequi compte, cequi importe,
cequi a donc de la valeur pour elle, comme l’indique couramment
le verbe bedeuten, qui est maintenant en cause, alors que, dans le
mot signification en français, la référence au signe demeure, elle,
toujours directement présente.
Bedeuten est en effet un verbe formé à partir de deuten qui veut
dire d’abord montrer du doigt, faire allusion à, renvoyer à, mais
dont le sens toutefois peut s’élargir considérablement, car le subs­
tantif Deutung qui lui correspond est proche, en fait, de l’idée
d’une explication ou d’une interprétation comme transposition
d'un plan de référence à un autre, seul le second atteint devant
être vraiment retenu ; et ce sens est évidemment renforcé par le
préfixe be-, marque de verbes transitifs, pour ouvrir un champ
spécifique à l’exercice de ces opérations intentionnelles qui ont
déplacé les limites originaires de leurs applications à des objets réels
pour s’élever plus haut en rejoignant alors des objetsporteurs d ’un
caractère idéal, fût-ce en devant passer, pour cela, à travers des

123
réseaux de signes sans lesquels ces autres types de corrélats objectifs
que ceux aussitôt rencontrés dans la perception n’auraient jamais
pu être atteints.

mm Or c’est bien précisément autour du décalage sémantique


entre ces deux registres, que le français est toujours plus ou
moins amené à confondre, que se sont développées les premières
séries d’analyses intentionnelles de Husserl dans la Philosophie
de l ’arithmétique, et pour ne plus jamais cesser ensuite, jusqu’à
Logiqueformelle et logique transcendantale, d’occuper une position
absolument essentielle dans l’élaboration de sa théorie générale
de l ’intentionnalité, malgré la différence des points de vue qu’il
a pu tour à tour soutenir au cours de la première période de son
évolution, puisqu’elle résultait de ce décalage lui-même. Et c’est
pourquoi aucune compréhension approfondie des étapes qu’il a
été amené alors à traverser ne serait possible si l’on ne commençait
pas par faire état de ces différentsgenres deposition qu’il a successi­
vement adoptés pour définir le statut de cette troisième modalité
intentionnelle, en tant, certes, qu’elle est donc ainsi située, dans
l’ordre de la fondation verticale, au-dessus des deux premières,
mais en tant aussi et surtout qu’elle seule a pu faire déboucher
l’intentionnalité, transversalement, sur le champ des objectivités
idéales qui relèvent d’une ontologie analytique formelle.
Les deux premières parties de la Philosophie de l ’arithmétique le
font voir déjà nettement, en effet, en oscillant entre deuxfaçons
possibles de concevoir la fonction qu’il faut assigner à la significa­
tion. Car la Première Partie attribue bien, très vite, aux concepts
de numération un rôle canonique dans l’ensemble même de la
vie intentionnelle, puisqu’ils ne peuvent s’expliquer qu’en tant
qu’elle a pu passer de son état primitif d’adhérence aux choses qui
lui apparaissaient dans le temps et dans l’espace avec toutes les

124
« relations primaires » qui y étaient liées (PA, II, p. 68-70), à des
niveaux de développement supérieurs, où elle a réuni, au moyen
d’une « liaison collective », n’importe lesquels des éléments qu’elle
avait appris depuis à distinguer (p. 70-71), pour les faire entrer
ainsi dans un ensemble (III, p. 79-81), et ce n’est plus que cela,
alors, qui a compté pour elle (II, p. 38-39, note a), le « phénomène
en tant que tel » devant donc être distingué, selon une perspec­
tive verticale, de « ce qu’il nous signifie » ; car « la signification
logique dépasse toutes les différences » que l’intentionnalité a pu
rencontrer lorsqu’elle a franchi les seuils qui lui ont permis de
s’élever au-dessus de l’« unité inanalysée » que formait pour elle
chacun des champs d’objets sur lesquels l’ouvrait immédiatement
sa modalitéperceptive.
C’est dire assez que toute cette première série de descriptions
que proposait Husserl dès sa thèse d’habilitation Sur le concept
de nombre (PA, p. 355-384) était déjà essentiellement consacrée
à dégager la spécificité de la Bedeutung, en la faisant correspondre
non seulement à un genre de vécus rigoureusement introuvable
aux niveaux inférieurs, correspondant, eux, à ce qu’il appellera
plus tard l’esthétique transcendantale, aucun caractère temporel ou
spatial ne devant plus affecter en effet les divers éléments entrant
dans la composition d’un ensemble, mais aussi à une bifurcation
du « processus abstractif » qui y a primitivement conduit, puisque
chacun de ces éléments ne doit plus y être considéré que comme
« un quelconque quelque chose », au-delà donc de toute « limi­
tation de contenu » (PA, IV, p. 96 99), de sorte que la référence
t

à ce qu’il appellera, là encore plus tard, des régions ontologiques


matérielles s’y trouve supprimée, pour ne plus faire intervenir
que des facteurs entretenant entre eux des rapports de « partie
logique » et de « tout logique » (IV, p. 100-101).

125
Husserl ne parle jamais encore explicitement, toutefois, deprocessus
deformalisation ni d’ontologieformelle ; car, dès qu’est franchi, à
cette hauteur, le nouveau seuil qui doit conduire l’intentionna-
lité à basculer transversalement de la simple composition de ces
ensembles à la détermination des « relations plus ou moins » où
peuvent entrer tels ou tels d’entre eux, c’est-à-dire dès qu’il s’agit
de définir la « numération » (.Anzahl), ou nombre cardinal, qui
doit être attribué à chacun (V, p. 108-113), il semble soudain
changer totalement d’attitude, puisqu’il refuse toute définition du
nombre par la correspondance biunivoque (VI, p. 117-133) ou
par une équivalence de classe (VII, p. 134-137), en s’en prenant
alors avec virulence à Frege, et en repoussant de façon catégori­
que sa « tentative » pour fonder l’arithmétique, comme science,
uniquement sur la logique, en dehors de toute référence à une
« analyse psychologique » (VII, p. 144-148).
Ce brusque arrêt donné à la reconnaissance de tout droit impres­
criptible que pourraient pourtant avoir les nombres, de par leur
signification intrinsèque, à être considérés, à partir d’un certain
moment, en fonction seulement des systèmes de relations logiques
où ils s’intégrent, implique donc alors un renversement complet de
perspective, qui avait sans doute été déjà annoncé, dès la Première
Partie de l’ouvrage, au chapitre V, mais qui n’apparaîtra en toute
clarté qu’au début de la Seconde Partie, au chapitre X (p. 221-235) ;
et Husserl l’attribue alors à la résurgence d'un obstacle inhérent
aux conditions mêmes defonctionnement de la modalitéperceptive,
telles qu:elles sont donc supposées devoir se reporter verticalement,
d’une manière identique, sur celles de la modalité signitive : l ’obstacle
de la distinguabilité. Car, au-delà d’une certaine limite, nous ne
pouvons plus appréhender, dans l’« intuition immédiate », les
distinctions entre les nombres : il faut que nous ayons recours

126
à « certaines opérations pour ainsi dire mécaniques », dont « le
fondement propre repose sur les relations élémentaires entre les
nombres » (V, p. 108-109), certes, mais qui requièrent néanmoins
nécessairement l’aide de moyens extérieurs, empruntés à certains
types de « désignation », pour qu’ils puissent, par leur impropriété
même, s’y substituer.
Aussi Husserl va-t-il être amené à soutenir que les « nombres en
arithmétique ne sont pas des abstracta » (X, p. 221-228), n’étant
en effet que les « signes généraux formés sur la base des concepts
de nombre », de sorte que, si l’arithmétique peut sembler devoir
d’abord se définir comme « la science des rapports entre les
nombres », elle doit toutefois apparaître finalement comme un
simple « art du calcul », portant sur « tout genre réglé de déduc­
tion de signes à partir de signes à l’intérieur de n’importe quel
système algorithmique de signes, d’après les “lois”, ou mieux :
les conventions, de jonction, de séparation et de conversion,
qui sont particulières à ce système » (XIII, p. 316-320), comme
l’illustre l’exemple des « méthodes avec abaque et en colonnes »
du calcul de chiffres hindou (p. 337-341), qui se fonde sur l’em­
ploi de certains « moments figuraux », longuement étudiés au
chapitre XI (p. 249-260), et instantanément fournis, à titre de
« signes indicatifs » (Anzeichen), « de signes de repère » (Merkzeichen)
ou de « signes de reconnaissance » {Kennzeichen), par la modalité
perceptive elle-même.
Dans une certaine mesure, donc, en 1891, la signification au sens
de la Bedeutung finissait par se trouver résorbée dans la signification
au sens alors de la Bezeichnung, pour bloquer ainsi toute possibilité
de reprise du fonctionnement spécifique de la troisième modalité, dans
son mouvement defondation de sens de nouveaux types d ’objectivités
formelles, h des niveaux plus élevés encore. Et c’est manifestement

127
pour cela que Husserl a vite renoncé à publier le tome II de sa
Philosophie de l ’arithmétique, pourtant prévu, sous l’effet de cette
retombée de tout le dispositif suivant lequel l’intentionnalité était
donc supposée devoir continuer à se développer dans un simple
état de dépendance unilatérale par rapport à ses niveaux d’inter­
vention les plus bas. Mais cependant les conditions mêmes dans
lesquelles il avait ainsi déjà décrit l’émergence de la Bedeutung,
à partir d’un état où elle n’avait pas pu être fondée encore, suf­
fisaient à garantir, à elles seules, à cette première série d’analyses
la possibilité de réintervenir par la suite comme une référence
fondamentale, ainsi que Husserl l’affirmera lui-même en 1929
lorsqu’il reparlera de son premier ouvrage dans Logique formelle
et logique transcendantale (§ 27 a, p. 119-120).
Le volume XXI des Husserliana où ont été publiés tous les textes
rédigés par Husserl de 1887 à 1895 en vue de la publication de
ce tome II de la Philosophie de l ’arithmétique (Première Partie :
Essais sur la philosophie du calcul, p. 1-260) montre en effet qu’il
a vite compris que toutes les questions purement logiques de
composition formelle inhérentes au processus de formation des
divers types de nombre par l’extension des opérations inverses
(la soustraction en plus de l’addition, la division en plus de la
multiplication, etc.), telles qu’il avait commencé à les décrire dans
le tome I (XIII, p. 333-337), ne devaient pas renvoyer seulement
à un processus opératoire de désignation extérieure, mais aussi à
certaines structures a priori qui ne pouvaient pas ne pas s’imposer
dans le cadre d’une « réflexion ultérieure » (.Nachdenken) portant
sur les différents genres logiques d’ensemble, ainsi celle menée par
Cantor, souvent cité dans ces textes, et que Husserl connaissait
bien, puisqu’il avait siégé à son jury de thèse en 1887.

128
Il est certain que le long fragment de 1890 Sur la logique des signes
(,Sémiotique) continue à situer l’analyse de la signification dans la
perspective psychologique d’une simple substitution symbolique
(AL, p. 415-444). Mais il suffit de lire aussitôt après un fragment
datant de 1891, intitulé par l’éditeur L \'arithmétique comme science
apriori, pour comprendre que la véritable difficulté à laquelle était
affronté Husserl à ce moment-là était bien de savoir comment
décrire le passage d ’un tel conditionnement psychologique à la
découverte consécutive inévitable d’un certain réseau de « pures
déterminations conceptuelles », correspondant, elles, à chaque fois
à des « lois », ou encore, selon ses propres termes, « comment vient
à apparaître la science a priori dans le domaine des numérations »
(AL, p. 450-453). Car il n’avait pu d’abord fonder cet « art »,
qui consistait à établir des systèmes algorithmiques au moyen de
« représentations impropres », qu’en tant qu’il s’agissait là seule­
ment de « remplaçants de nombres en soi » (PA, XIII, p. 321), ce
qui impliquait donc une prise d’appui préalable sur un fondement
ontologique transcendant, où l’activité subjective du bedeuten avait
dû avoir pour support une Bedeutung possédant ainsi, en elle-
même, une existence objective absolument indiscutable, quelles
que soient les différentes manières dont, ensuite, elle avait pu se
faire représenter par tel ou tel symbole.
O r c’est pour s’arracher aux effets limitatifs induits par la pré­
supposition majeure sur laquelle il avait donc voulu se fonder
depuis le départ, celle de la résurgence des conditions d’exercice
de l’intuition sensible aux niveaux de développement supérieurs
de l’intentionnalité, que Husserl a considéré, à partir des années
1893-1894, qu’il ne pourrait redonner toute sa consistance logique
à la Bedeutung que s’il faisait rebasculer le centre de gravité de sa
problématique de l’autre côté du seuil séparant les deux versants

129
de la corrélation, donc du côté de « l’objectivité du contenu de la
connaissance », distinct de celui de la « subjectivité du connaître »,
comme il devait le dire dans la Préface de la première édition de
ses Prolégomènes à la logique pure, tome I des Recherches logiques,
publié en 1900 (RL I, p. IX), lesquels n ’étaient toutefois alors
eux-mêmes que la « simple mise au point » d’un cours qu’il avait
prononcé en 1896, comme il devait le préciser dans la Préface de
la seconde édition en 1913 (p. XV).
Sans doute ne faisait-il ainsi que renouer avec l’idée d’une légalité
a priori à laquelle il s’était donc déjà référé depuis longtemps. Mais
dès lors toutefois que la question essentielle qu’il se posait était celle
de savoir quel statut il fallait donner à la logique pour qu’elle soit
« pure », c’est-à-dire indépendante de toute activité subjective, en se
fondant « sur de nouvelles bases », la « percée » qu’il accomplissait
ainsi, selon l’expression qu’il emploiera lui-même plus tard (AL,
p. 373-383), ne pouvait que s’éloigner de tout traitement direct
qui aurait porté sur la signification, prise dans l’un comme dans
l’autre de ses deux sens, puisque ce n’était plus désormais que d’une
«fondation » (.Begründung) conceptuelle, d’ordre exclusivement
« théorique », qu’il devait s’agir, et puisque, dans de telles condi­
tions, les « méthodes algorithmiques » ne pouvaient intervenir au
mieux qu’à titre de « dispositifs auxiliaires » (RL I, § 9, p. 24-26),
sans donc avoir le droit de faire partie intégrante d’une « théorie
de la science » (§ 10, p. 26-27), du fait qu’elles ne pouvaient que
renvoyer ainsi à une fondation subjective, et même si celle-ci ne
s’exprimait pas, en fait, uniquement à travers un processus signitif,
mais également à travers un processus abstractif
Et en effet ce n ’est pas seulement la Bezeichnung qui disparais­
sait des préoccupations centrales des Prolégomènes, mais aussi la
Bedeutung (cf. Index des termes, RL I, p. 291), en tout cas jusqu’au

130
chapitre final, puisque, d’une certaine façon, même s’il n’avait
jamais partagé « les interprétations psychologiques des principes
logiques » d’un Mill ou d’un Spencer (V, p. 87-113), Husserl
était tout de même bien obligé de se condamner lui-même. Car
s’il avait été alors amené à accorder finalement, en logique, un
rôle aussi déterminant au « principe d’économie de la pensée »,
c’est parce qu’il avait depuis le début situé toute sa problématique
dans un milieu essentiellement centré sur la subjectivité, comme
l’avait si bien relevé Frege dans sa recension, et peu importe
donc qu’elle y ait d’abord exercé ses opérations sur des concepts
et ensuite sur de simples désignations de concepts, alors qu’il fallait
supposer désormais que cette « logique pure » devait bien se situer
ailleurs que dans des « processus psychiques », dans un domaine
qui correspondait donc à celui des « représentations en soi » de
Bolzano, dont la figure tutélaire se substituait dès lors à celle de
Brentano et du psychologisme dont sa psychologie s’était trouvée
inévitablement entachée (X, Appendice, p. 247-250).
Ce renversement de situation qui tend à donner entièrement raison
à « l’absolutisme logique » contre tout « relativisme sceptique »
(VII, § 40, p. 153) implique-t-il toutefois un éloignement définitif
par rapport à la relation entre le bedeuten et la Bedeutung, en tant
que ce serait le seul moyen d’éliminer du domaine de la « logique
pure » toutes les scories de la Bezeichnung ? Certainement pas, car
Husserl amorce de manière paradoxale, dans le dernier chapitre
des Prolégomènes, qui porte précisément sur ce qu’il appelle « l’idée
de la logique pure », un nouveau' retournement de point de vue,
puisque, s’il y insiste plus que jamais sur « l’unité de la théorie
systématiquement achevée », reposant sur « une seule légalité
fondamentale » dont toutes les lois doivent découler « par une
déduction systématique », et il ne manque pas d’en donner pour

131
premier exemple « l’arithmétique générale » comme pour mieux
faire apparaître son changement d’attitude par rapport à celui
de 1891 (§ 63, p. 256), il n’en reste pas moins que lorsqu’il est
amené à réfléchir un peu plus loin sur « la question des conditions
idéales de possibilité d’une théorie en général », il commence
bien, assurément, par en exclure les « conditions réelles » qu’il
assimile aux « conditions psychologiques », mais il ne tarde pas
cependant à y inclure aussi, à côté des « conditions purement
logiques », des « conditions noétiques », « fondées dans l’idée de
la connaissance comme telle, et cela a priori » ; et s’il tient à redire
que ces conditions peuvent être considérées « indépendamment
de toute relation avec le sujet pensant et avec l’idée de la subjec­
tivité en général » (§ 65, p. 261-264), il est néanmoins obligé de
réintroduire un emplacement spécifique pour les « catégories de
significations pures », en tant qu’elles doivent être transversalement
distinguées des « catégories objectives formelles », pour y ranger
précisément les « formes élémentaires de connexion », telles que la
conjonction et la disjonction, ce qui ne peut manquer de renvoyer
au « et » de la liaison collective décrite en 1891 (PA, III, p. 93),
ou telles encore que les « formes de composition d’éléments de
signification inférieures en propositions simples », les « formes
de sujets et de prédicats », la « forme plurielle » (§ 67, p. 267-
269), bref desformes d'assemblage grammaticales, en tant qu’elles
peuvent se définir comme les différentes « formes possibles de la
complication et de la transformation des unités théoriques qu’elles
embrassent », et en tant que les significations qui y interviennent
peuvent par conséquent y avoir une « vérité » ou une « fausseté »
intrinsèques, « purement en raison de leur configuration catégo-
riale » (§ 68, p. 270-272).

132
La réinscription d’un tel décalage transversal des « significations »
par rapport aux « objets » ou encore aux « états-de-chose », qui sont
seulement visés à travers elles, à l’intérieur de la problématique
d’ensemble des « tâches de la logique pure » conduisait donc déjà
à poser la question de savoir quelle avait été « l’origine » de tous
ces concepts de « formes de composition ». Car, même s’il fallait
entendre par « origine », pour éviter toute « confusion », la « vision
qui fait pénétrer dans l’essence » de ces concepts, à l’exclusion de
la « question psychologique de la genèse des représentations », il
allait bien falloir à terme resituer ce lieu d ’ancrage quelque part ;
et si la première édition des Prolégomènes en 1900 se contentait
de lui accoler l’adjectif « logique », la seconde en 1913 n’hésitera
pas à le qualifier de « phénoménologique » (p. 269 et p. 287),
comme pour mieux préparer le lecteur à découvrir le nouveau
type de traitement qu’il allait recevoir dans les deux premières
recherches du tome II.
La Recherche /, intitulée Expression et signification, renoue en effet
avec la série d’analyses de la Seconde Partie de la Philosophie de
l ’arithmétique, mais pour la corriger en la complétant ; car elle
commence par reprendre l’étude des différents types de signes
qui y avait été amorcée, et notamment celle des « signes indica­
tifs », mais à ceci près qu’au lieu de s’en servir pour suppléer les
« représentations propres », impossibles pour tous les concepts
de nombre, elle va au contraire dissocier définitivement les deux
fonctions de la Bezeichnung et de la Bedeutung, comme jamais
encore Husserl ne l’avait fait, dès le § 1 : « Tout signe (Zeichen)
est signe de quelque chose, mais tout signe n’a pas une “significa­
tion” ^Bedeutung ), un “sens” qui soit “exprimé” avec le signe » ;
car « le signifier {das bedeuten) n ’est pas un mode de l’être signe
au sens de l’indication » (RL II*, p. 29-30) ; et la voie est ainsi

133
ouverte à l’établissement de toutes les « distinctions essentielles »
qui permettent de resituer le centre de gravité du fonctionnement de
la troisième modalité intentionnelle à la distance verticale qui convient
pour qu ’elle ne risque plus de se laisser résorber dans les niveaux infé­
rieurs de la modalité perceptive. Non pas qu’il ne doive pas y avoir
d’intermédiaire entre ces deux extrémités de la vie intentionnelle,
car « l’expression » va bien plutôt exercer cette fonction, mais dans
des conditions telles toutefois que, si elle prend un sens, c’est parce
qu’elle communique d’abord par le haut avec la Bedeutung, pour
en répercuter ensuite les effets vers le bas.
Aussi Husserl n ’hésite-t-il pas à introduire dès le § 5 (p. 37-38)
la notion composée de « signes significatifs » (bedeutsame Zeichen)
pour définir les « expressions », en tant qu’elles doivent toujours
avoir « une face physique (le signe sensible, le complexe phoni­
que articulé, le signe écrit sur le papier, etc.) » (§ 6, p. 33-39) et
qu’elles peuvent aussi exercer une « fonction communicative »
(§ 7, p. 37-42). Mais si cette fonction reste cependant à peu près
la même « dans la vie psychique solitaire », au point qu’alors « la
non existence du mot ne nous gêne pas » (§ 8, p. 42-44), c’est bien
parce que, si « des relations multiples sont ici enchevêtrées », ce qui
est essentiel ne se situepas toutefois à ces niveaux intermédiaires, mais
à des niveaux supérieurs où, à la limite, la distinction entre « l’acte
donateur de sens » de celui qui exprime en partant d’une « inten­
tion de signification tout d’abord vide » et « l’acte remplissant le
sens » qui normalement le suit (§ 9, p. 44-47) ne doit pas être prise
pour l’instance déterminante, malgré « l’unité phénoménologique
de ces actes » qui forment une « unité intimement homogène »
(§ 10, p. 47-50), puisqu’ils ne font que correspondre à chaque
fois à « un vécu concret », alors que « le point de vue subjectif »
doit en fait ici « céder la place au point de vue objectif », dans la

134
mesure où « l’état-de-chose lui-même demeure ce qu’il est, que
nous affirmions sa valeur ou non », étant « une unité de valeur
en soi » (§ 11, p. 50-54).
Ce n ’est pas une raison pour en conclure que, le domaine de
l’objectivité se trouvant alors rejoint, tous les écarts traversés
s’effaceraient pour refermer ainsi sur elle-même cette immense
problématique de la signification ; car « jamais l’objet ne coïncide
avec la signification », puisque tous ces intervalles qui ont étéparcourus
à lafois verticalement et transversalement par l ’intentionnalité sont
venus se réencastrer de biais entre les choses, telles qu ’ellespeuvent être
directement perçues avant d ’être nommées, et les « unités idéales »
qui sont visées dans un jugement, en renvoyant à une signification
qui reste identiquement la même, quelle que soit la personne qui la
formule (§ 11, p. 50-55) ; et c’est pourquoi il faut introduire ici
la distinction entre le « contenu » et l’« objet » et par conséquent
ne pas confondre « l’absence d’objectivité » avec « l’absence de
signification », les expressions par exemple de « montagne d’or »,
de « cercle carré » et de « décaèdre régulier » ayant manifestement
un sens (§ 15, p. 61-66). Mais s’il y a toutefois ici une situation
essentiellement différente de celle où fonctionne l’imagination
(§ 17, p. 72-74), c’est parce que « l’essence de la valeur signi­
ficative » réside en fait, elle, dans une « compréhension » qui
peut très bien intervenir « sans intuition » (§ 19, p. 78-79) ; car
l’appréhension inférieure liée aux représentations perceptives ou
imaginaires peut conduire à en fonder « une seconde qui dépasse
totalement le matériel de sensations vécu et qui ne trouve plus
en lui son matériel de construction analogique pour l’objectivité
entièrement nouvelle désormais visée » (§ 23, p. 87-90).
Il est donc encore possible de réintercaler à ces niveaux intermé­
diaires « la fluctuation des significations de mots » qui sont liées

135
aux « expressions essentiellement occasionnelles » où figurent
des pronoms personnels ou des adjectifs démonstratifs (§ 26,
p. 93-101) ; car la « fonction indicative », même là, ne serait pas
possible si elle ne se doublait pas d’une « fonction de signification
universelle », de sorte que « les fluctuations des significations »
ne sont proprement que des fluctuations de l’acte du signifier
(§ 28, p. 106) ; et c’est pourquoi la thèse fondamentale des
Prolégomènes peut être rejointe, celle qui affirmait l’existence d’une
« logique pure », à cette seule différence près qu’il vaut mieux la
définir maintenant comme « la science des significations comme
telles » (§ 23, p. 108). Mais, dès lors aussi, toute cette nouvelle
série d’analyses doit finir par se réordonner autour de l’extrémité
opposée à celle d’où elle était partie, ayant ainsi récrit toute la
Seconde Partie de la Philosophie de l ’arithmétique à l’envers, puis­
que désormais il ne faut plus voir « l’essence de la signification
dans le vécu qui confère la signification, mais dans son “contenu”
qui présente une unité intentionnelle identique par opposition
à la multiplicité dispersée des vécus réels ou possibles de sujets
parlants et pensants » (§ 30, p. 113). En effet, « en soi, il n’y a
pas de relation nécessaire entre les unités idéales qui exercent en
fait la fonction de signification et les signes auxquels elles sont
liées, c’est-à-dire au moyen desquels elles se réalisent dans la vie
psychique des hommes » (§ 35, p. 122), ainsi que le confirmera
toute la série des analyses de la Recherche II, en montrant que la
saisie de l’« unité idéale de l’espèce » doit être fondamentalement
séparée, aux niveaux supérieurs de la signification où elle se situe,
des « êtres singuliers et multiples » où elle peut aussi apparaître
intuitivement (RL II*, § 4, p. 138). Et c’est de cette façon toute la
Première Partie de la Philosophie de l ’arithmétique qui va se trou­
ver, à son tour, entièrement récrite, pour amplifier les effets de la

136
reconnaissance de ce fait fondamental que « l’acte de comprendre,
de signifier, de réaliser un sens n ’est pas le fait d’entendre le com­
plexe phonique ou d’avoir simultanément l’expérience vécue de
quelque image » (§ 31, p. 218), sans qu’il s’agisse toutefois, aussi
directement que dans la Recherche I, des rapports entre le signifier
et la signification, puisque ce qui doit compter alors avant tout,
c’est de reconnaître la spécificité de la « conscience de généralité »
qui s’exerce « dans le cadre de l’ontologie formelle a priori » (§ 41,
p. 256), en liaison avec l’« abstraction idéatrice » et les concepts
généraux qui en découlent (§ 42, p. 261).
Est-ce alors à dire que Husserl aurait oublié la distinction trans­
versale entre les « catégories de la signification » et les « catégories
objectives formelles » qu’il avait introduite à la fin des Prolégomènes,
pour ne plus faire intervenir qu’une série de distances vertica­
les ? Assurément non, et la Recherche I V va le montrer de façon
exemplaire, en en reprenant l’analyse, et pour lui donner même
toute son ampleur, en thématisant dans des conditions expli­
cites la différence qu’il faut établir alors entre le domaine de la
« grammaire pure » qui doit correspondre aux premières et celui
de la « logique pure » qui doit coïncider avec les secondes. Mais
si cette redistanciation longitudinale ne va pas manquer elle non
plus de réserver un emplacement spécialpour l ’intervention de cette
activité éminemment subjective qui consiste à signifier, comme
c’était donc déjà le cas dans les Recherches I e t I I qui rejoignaient
en cela l’orientation des recherches suivie dans la Philosophie de
l ’arithmétique, elle ne va cependant y procéder alors, elle, qu’en
insistant sur le caractère irréductiblement apriorique des « lois »
qui s’exercent ainsi en deçà ou au-delà de toute référence aux
« objectivités réelles ou formelles » (RL II**, Introduction, p. 85),
donc « dans le complexe des significations » (§ 10, p. 110-115),

137
mais sans trancher encore toutefois définitivement la question de
savoir si c’est sur le versant intentionnel, comme en 1891, ou sur le
versant transcendant, comme en 1900, qu’il faut situer l’instance
décisive, puisque ce n’est que dans la Recherche V Iqu’une réponse
nette sera apportée à cette question, et en ne pouvant même pas
alors la résoudre d’une façon véritablement satisfaisante.
Que ce soit à nouveau avec la Philosophie de l ’arithmétique que cette
Recherche I V commence par renouer, c’est bien ce qui apparaît
aussitôt en effet, et même deux fois (§ 1, p. 87), quand Husserl
donne pour « exemple incontestable » du fait que « la complexité
des significations » ne saurait être « le simple reflet de la complexité
des objets » la « valeur » qui s’attache à « des noms tels que quelque
chose (.Etwas) et un {Eins) » (§ 2, p. 88). Car, même s’il ne s’était
jamais posé alors directement une telle question, il avait bien déjà
dégagé, avec le « quelque chose en général », l ’archétype même de
toute signification possible, en tant que ce ne peut être que la plus
simple, celle sur laquelle doivent venir se fonder toutes celles qui
sont complexes ; et cette complexité ne peut certes elle-même
résulter que du déploiement à chaque fois d’un « acte concret du
signifier », sans que « la diversité des échelons » qu’il peut ensuite y
introduire n’empêche donc ainsi « leur unité »,. Mais à condition
toutefois de comprendre qu’il s’agit là d’un type de rapport entre
simplicité et complexité qui relève exclusivement de la signification,
même s’il peut s’entrecroiser « avec un fonds variable de caractè­
res déterminants » qui appartient à un autre registre, comme le
montrent les noms de personne (§ 3, p. 89-94).
Aussi la perspective se déplace-t-elle très vite, pour ne plus
s’occuper du rôle que jouent ces « vécus (concrets) conférant la
signification », même considérés essentiellement désormais, à
la différence de ce qui s’était passé dans la Recherche I, comme

138
doués du pouvoir de procéder à des « formations compliquant
la conscience de signification primitive ». Car c’est « la question
de la signification des composantes “syncatégorématiques” d’ex­
pression complexes » qui dès lors s’impose immédiatement ici
comme la question fondamentale, au sens où, pour expliquer la
possibilité de toutes les « complexions de mots articulés », il ne
peut plus suffire de parler de « signe catégorématique », mais il
faut introduire le « signe syncatégorématique », comme Bolzano
l’avait déjà entrevu, et comme surtout Marty, élève lui aussi de
Brentano, l’avait déjà bien montré. Et il est certain que Husserl,
pour chercher à éclaircir la relation entre ces deux types de signes,
va faire intervenir l’idée d’une. fondation, puisqu’il va se référer
à des « contenus fondés », sans manquer l’occasion d’indiquer
au passage qu’elle serait aussi bien applicable aux domaines des
« concreta de l’intuition sensible » et « des vécus d’actes et de
leurs contenus abstraits » (RL II**, p. 103-106), de sorte qu’il lui
réserve également un emploi subjectiftrès exactement identique à
celui qu’il lui avait donné à plusieurs reprises dans la Philosophie
de l ’arithmétique (PA, Index rerum, p. 431). Mais il n’en reste pas
moins que ce n’est pas alors à ce côté-là de la corrélation inten­
tionnelle, pris à son niveau de son fonctionnement le plus élevé,
qu’il va s’attacher : c’est à nouveau, comme au chapitre XI des
Prolégomènes, et comme au § 14 de la Recherche I I I qui avait déjà
proposé « la constitution d’un système théorique déductif » selon
l’ordre « d’une démonstration a priori » (RL II**, p. 44-48), au
côté opposé, et là aussi pour dégager « l’existence de lois a priori »
(§ 10, p. 110-115).
Ce n’est assurément pas que la fonction ainsi réservée, en retrait,
à l’intervention de certaines activités intentionnelles consistant
à signifier se trouve sous-traitée ; car, comme tout dépend ici

139
d’un processus de complexification où aucune signification simple
ne peut à elle seule suffire et où elle doit donc toujours finir par
entrer dans certaines formes de composition marquées par de
tels syncatégorèmes afin précisément de s’unir alors à d’autres
significations, elles aussi simples, cettefondation ne peut donc pas
ne pas avoir son assise dans les « vécus » eux-mêmes, seuls capables
en effet d'accomplir les opérations par lesquelles elle pourra toujours
continuer à s’élever. Et Husserl va même plus loin, puisqu’il ne se
contente pas de parler de « formes primitives de complication »,
au sens où l’intentionnalité ne ferait donc qu’entrelacer davantage
« de matières et de formes » de signification, en continuant à se
projeter au-delà d’elle-même : il indique qu’il faut faire intervenir
également des « formes primitives de modification », car l’inten-
tionnalité peut aussi procéder à des changements de signification
sur « chaque mot et chaque expression en général », en mettant
ainsi par exemple une forme syncatégorématique « comme et »
en position de sujet, selon une orientation où l’intentionnalité ne
se rapporte donc plus à « sa signification normale », mais à « une
représentation de cette signification », qui s’offre dès lors comme
« son propre nom », ainsi que les scolastiques l’avaient déjà noté
quand ils avaient parlé de la suppositio matérialis. Et il ne faut
pas voir là une situation plus ou moins exceptionnelle, mais bien
une possibilité inhérente au « signifier verbal », où se manifeste
« un mode de changement de la forme syntaxique par rapport à
la matière syntaxique » qui est fondé « dans l’essence même des
significations », comme l’atteste toute « nominalisation » qui sou­
dain peut transformer « des propositions entières » précisément
en « significations nominales » (§ 11, p. 115-120).
Cependant, même là, ou plutôt surtout là, il y a des lois a priori
qui s’exercent pour obliger ces activités à se conformer à tout un

140
groupe d ’exigences sans lesquelles elles cesseraient aussitôt d’avoir
quelque signification que ce soit, fondée ou non, pour tomber dans
l’absurdité. Car si cette Recherche I V tend à établir une distinction,
c’est beaucoup moins celle qui consisterait à opposer l’apport des
facteurs subjectifs de la connaissance, dans le déploiement des
opérations par lesquelles l’intentionnalité peut établir des signifi­
cations et ensuite les modifier, et ce qui relèverait d’un ensemble
indifférencié de déterminations objectives auxquelles elle devrait
se soumettre là encore dans l’exercice général de sa troisième
modalité, que celle qui consiste, elle, à introduire précisément
une division à l’intérieur d’un tel ensemble, pour y séparer les
« lois a priori concernant la constitution des formes de significa­
tion essentielles », et qui sont d’ordre analytique, afin d’exclure,
avec le non-sens, « toute incompatibilité purem ent formelle,
c’est-à-dire fondée dans l’essence des catégories de signification,
indépendamment de toute matière de connaissance concrète », et
celles qui doivent viser à interdire, avec le contresens, « l’absurdité
matérielle » et qui sont d’ordre synthétique (§ 14, p. 129-136),
comme c’est le cas par exemple dans la proposition : « un carré
est rond », par opposition à cette autre : « quand le ou verdit, un
arbre est et », une « suite de mots de ce genre » n’étant pas en
effet « intelligible en tant que signification une » (§ 10, p. 114).
Bref, Husserl réinvestit moins ici l’intentionnalité d’un certain
pouvoir fondateur de sens sous prétexte qu’elle pourrait réagencer
les différentes significations primitives simples selon de nouvelles
combinaisons syncatégorématiques qu’il n’insiste sur le fait qu’en
tout état de cause elle ne peut pas procéder n’importe comment à
ces compositions de phrases, parce qu’elle est assujettie à l’aprio-
rité d’un groupe de lois grammaticales qui, pour se distinguer de
celles qui sont simplement logiques, en renvoyant à des catégories

141
exclusivement objectives, n’en possèdent pas moins une charge de
validité inentamable que Husserl compare à celle à laquelle sont
soumises les opérations arithmétiques (§ 13, p. 123), telle que,
même s’il l’avait déjà décrite dans la Philosophie de l ’arithmétique,
il n’était parvenu à en dégager cependant la pure légalité que dans
les Prolégomènes, en dénonçant alors les « préjugés psychologistes »
dont elle avait été victime (RL I, § 46, p. 188-192).
Husserl, toutefois, n’a pas définitivement renoncé pour autant à
prendre en considération ce qui, dans le fonctionnement même
de cette modalité par laquelle l’intention signifie, doit bien être
mis au compte de conditions spécifiquement subjectives, comme
le montre déjà un passage de la Recherche V où il revient sur le
pouvoir qu’a l’intentionnalité de transformer un énoncé en un
nom sur le modèle de la suppositio materialis de la Recherche TV a
laquelle il renvoie en note — et même s’il ne manque pas non plus
d’y indiquer que les transformations de ce genre sont soumises à
une légalité a priori (RL II**, § 36, p. 283-288) — , mais comme
va surtout le montrer la Première Partie de la Recherche VI, qui
reprend l’étude de cette troisième modalité, en la replaçant cepen­
dant alors dans le cadre d’un traitement considérablement élargi
où les deux premières vont être prises en compte elles aussi, en
tant qu’à leur point de départ, elles possèdent déjà intrinsèque­
ment un certain caractère signitif, de sorte que Husserl va se sentir
obligé de modifier son vocabulaire, en recourant maintenant aux
termes d’origine latine : Signifikation, signitiv, pour désigner ce
nouvel aspect de la signification dont il avait commencé à parler
dans la seconde de ses deux Etudes psychologiques pour la logique
élémentaire en 1894. Mais si toutefois cette réorientation vers un
traitement systématique des trois modes de l’intentionnalité va
investir plus que jamais la troisième d’une supériorité téléologique

142
sur les deux autres, en permettant de surmonter vraiment pour la
première fois, avec la théorie de Xintuition catégorielle, les obstacles
sur lesquels la Philosophie de l ’arithmétique avait buté, cela va être
néanmoins pour revenir à la position initiale des Prolégomènes, en
finissant par faire rebasculer dans l’autre sens le centre de gravité
de cette problématique pourtant entièrement reformulée, et pour
revenir paradoxalement à l’opposition du propre et de l’impro­
pre de 1891, puisqu’elle se trouve alors simplement inversée et
puisque la Bedeutung va sembler même à la limite posséder, en
1901, en tout cas dans ses dimensions intentionnelles, un statut
comparable, sinon évidemment tout à fait identique, à celui
attribué alors à la Bezeichnung.
Dès l’introduction de cette Recherche VI (RL III, p. 14-15),
Husserl déclare en effet qu’il va chercher à y caractériser « du
point de vue phénoménologique les concepts tout à fait généraux
de signification (.Signifikation) et d’intuition {Intuition) », ce qui
l’amènera donc à approfondir dès lors « l’analyse des différentes
espèces d ’intuition {Anschauung), en commençant par l’intuition
sensible », pour pénétrer « ensuite dans la phénoménologie des
degrés de la connaissance ». Et il se produit donc bien là pour la
première fois, dans l’ensemble de l’œuvre publiée de Husserl,
un traitement méthodique du système complet que forment les trois
modes canoniques de l ’intentionnalité, tel qu’il avait été sans doute
déjà esquissé auparavant, mais plus en fonction toutefois alors des
écarts verticaux qui séparent la modalité téléologique supérieure,
c’est-à-dire la signification au sens de la Bedeutung, de la modalité
inférieure qu’est la perception que par rapport à n’importe quel
autre critère, tandis que, désormais, le caractère essentiellement
signitifqui s \'attache à l ’exercice de tout mode intentionnel, quel qu ’il
soit, pris à son point de départ, vient de la distance même où il se

143
trouve placé relativement à ce qu ’i l vise au-delà de lui-même comme
le terme objectif dont il doit se donner peu à peu un intuition en
remplissant précisément sa visée initiale. Et c’est donc ce réespace­
ment des « écarts » (Abstànde) (§ 24, p. 108) intermédiaires que
l’intentionnalité doit franchir dans le sens de la longueur de ses
opérations qui éloigne définitivement Husserl du modèle encore
beaucoup trop simple auquel il s’en était tenu dans la Philosophie
de l ’arithmétique, en faisant alors de la propriété une caractéristique
univoque et absolument inentamable de la première modalité,
alors qu’en fait elle est déjà de part en part traversée par des renvois
qui attestent son impuissance à atteindre immédiatement une
« plénitude complète ». Et c’est pourquoi il faut déjà commencer
aussi à se poser la question de savoir si ce n’est pas précisément
cette « unité dynamique » à travers laquelle elle doit s’exercer pour
se rapprocher de plus en plus de ce qu’elle vise (§ 8, p. 47-52)
qui l’oblige à amorcer cette sorte de conversion modale qui doit
l’amener à changer son type de visée ou encore son genre d’acte,
puisque, dans toute synthèse de remplissement complexe, « l’acte
tout entier est ou imagination ou signification ou perception, »
(§ 15, p. 82), ou même plutôt les trois à la fois.
En ordonnant ainsi toute sa problématique autour de la question
des rapports de fondation des trois modes de l ’intentionnalité, mais
caractérisés d’abord, désormais, par cette distance signitive qui les
éloigne de l’intuition qui pourtant devra venir finalement les remplir
(§ 14, p. 71-78), Husserl ne renonce pas à maintenir toutefois, dans
l’intégralité de ses dimensions, le dénivellement vertical qui place la
modalité signifiante, prise au sens de la Bedeutung, à une hauteur
à laquelle ni la modalité imaginaire ni la modalité perceptive ne
pourront, elles, jamais s’élever, si bien qu’il peut considérer qu’il
ne fait que récrire la Recherche I (p. 13), dans le mesure où il va

144
centrer alors en effet toutes ses perspectives sur la question de savoir
si ce sont « toutes les espèces d’actes, ou certaines seulement », qui
peuvent « remplir la fonction de porteurs de signification » (§ 1,
p. 21-23), et pour en exclure évidemment les modes inférieurs.
Mais non seulement, désormais, la Bedeutung apparaît, dans la
composante inévitablement « symbolique » qu’elle comporte aussi
(p. 48), et qui en était trop violemment distinguée en 1891 en
tant que Bezeichnung, comme préparée par la Signifikation qui se
manifestait donc déjà dans les deux premières, comme l’indique
une note (p. 49), ce qui rétablit déjà la continuité entre les deux
processus, abstractif et signitif ; mais surtout cet effort pour mieux
redifférencier les genres de signitivité respectivement attribuables aux
trois types d ’activité modalespermetpar là même aussi de mieux com­
prendre qu ’i l doit correspondre corrélativement au troisième mode un
genre de recouvrement intuitif avec ses objets qui, par son caractère
« catégorial », doit être reconnu comme irréductiblement différent de
celui que prend l ’« intuition sensible », ainsi que va s’employer à le
faire comprendre le chapitre VI par lequel s’ouvre la Deuxième
Section de cette Recherche VI, même si le chapitre VII qui le suit
rétablit la différence établie en 1891 entre les deux processus, en
étudiant la « représentation », au sens de la Repràsentation, dont
doivent symboliquement s’accompagner également ces activités
catégo riales.
Aussi le lecteur pouvait-il s’attendre à ce que Husserl finisse par
réinvestir, au terme de cette Recherche VI, les opérations subjectives
qui s’accomplissent à l’intérieur même du développement inten­
tionnel d’une fonction véritablement fondatrice, pour limiter ainsi
la portée excessive, ou du moins unilatérale, des thèses soutenues
dans les Prolégomènes, puisque, notamment, l’absence de distinc­
tion verticale entre l’intuition sensible et l’intuition catégoriale

145
dont avait tant souffert la Philosophie de l ’arithmétique ne pouvait
plus désormais servir d’argument pour combattre les effets d’un
psychologisme latent. Et pourtant ce n’est nullement là ce qui
va se passer ; car, par un ultime retournement, le chapitre VIII
va reprendre à son compte la différence centrale entre le propre
et l’impropre sur laquelle avait reposé la Deuxième Partie de la
Philosophie de l ’arithmétique, mais pour la faire fonctionner dans
le sens inverse de celui qu’elle y avait pris alors, puisque ce qui
va être mis au compte de ce que Husserl appelle maintenant « la
pensée proprement dite », ce sont « les lois a priori » qui com­
mandent les rapports intervenant dans « la logique pure dans sa
totalité, l’arithmétique pure dans sa totalité, la théorie pure des
multiplicités » (§ 60, p. 222), en tant qu’elles correspondent à
« un entendement pur » qui doit être considéré comme « tota­
lement isolé de toute faculté de la sensibilité », conformément
au titre même de cette Seconde Section, d’allure très kantienne,
puisqu’« une analyse élémentaire de la connaissance dans ses
composantes irréductibles » s’y trouve même expressément men­
tionnée : Sensibilité et Entendement.
Ce n ’est pas que Husserl nie la possibilité qu’a « la liberté »
de se manifester « dans la formation catégoriale de matériaux
prédonnés » ; car, dans un passage qui rappelle étrangement le
chapitre XI de la Philosophie de l’arithmétique sur les variations que
les appréhensions de « multiplicités sensibles » (PA, p. 249-258)
peuvent subir, il réinsère cette dernière série d’analyses dans les
dimensions d’un dispositif qui ne peut être que celui de la fondation
intentionnelle (RL III, § 62, p. 224-229) ; mais c’est aussi pour y
introduire quelque chose qui manquait à ses descriptions de 1891,
c’est-à-dire l’assujettissement de cette « liberté dans l’unification et
la formation catégoriale » à des « lois » fixant des « limites » à tous

146
ces « actes fondés », qui par conséquent, d’avance, « déterminent
quelles variations de formes catégoriales prédonnées quelconques
sont possibles sur la base de l’identité d’une manière déterminée
mais arbitraire ». Et, en reprenant la distinction du chapitre final
des Prolégomènes, ce sont bien les « conditions idéales » « purement
logiques » qui finissent ici par prévaloir ainsi sur celles, non moins
« idéales », mais qui ne sont, elles, que « noétiques » (RL I, § 65,
p. 262) ; car, là encore dans un style très kantien, Husserl n’hésite
pas à affirmer que « les conditions idéales de la possibilité d’une
intuition catégoriale en général sont les conditions de la possibilité
des objets d’une intuition catégoriale, et de la possibilité d’objets
catégoriaux absolument parlant ».
Ce n’est pas qu’il ne faille pas parler aussi de « lois de la pensée
au sens impropre » pour ces « actes » eux-mêmes que sont, sur le
versant « noétique » de la corrélation, « les intentions de signifi­
cation (.Bedeutung) des énoncés et, naturellement, par extension,
les actes significatifs (.signifikativen) qui peuvent éventuellement
servir de parties de ces intentions prédicatives » ; et par là même,
donc, la Recherche VI doit bien renouer ici avec « les lois de la
grammaire pure » de la Recherche IV, en repassant par le décalage
transversal qui y avait été introduit comme une étape médiatrice
absolument nécessaire pour que les significations au sens de la
Bedeutung puissent s’unir les unes aux autres. Mais si Husserl le fait,
ce n’est nullement pour réinvestir l’activité subjective qui alors s’y
déploie d’une fonction qu’elle seule serait en mesure d’accomplir :
c’est au contraire, bien plutôt, pour reprendre l’argumentation
antipsychologiste des Prolégomènes (§ 65, p. 240) qui avait défendu
les droits de la logique pure afin d’en faire aussi bénéficier main­
tenant cette grammaire, qualifiée à son tour de pure, au sens où
elle doit valoir pour « tout entendement », et non seulement pour

147
« l’entendement humain en général » (§ 64, p. 235-238), ce qui
conduit Husserl à dire alors qu’il s’éloigne par là de « la théorie
de la connaissance de Kant » (§ 66, p. 241-243), lequel n ’était
pas parvenu en effet « à une extension fondamentale des concepts
de perception et d’intuition au domaine catégorial », puisqu’il
n’a fait que « se débarrasser du domaine purement logique » qui
impose ses lois à ces activités. Et la ligne frontière fondamentale
qui se trouve dès lors tracée entre ce qui est propre et impropre
est moins celle qui sépare la signification de la perception et de
l’imagination, même s’il est vrai que « l’objet catégorial se constitue
perceptivement ou imaginativement », que celle qui sépare « les
lois qui règlent la combinaison ou la transformation des formes
catégoriales » de tout ce qui se passe ou peut se passer « dans la
sph ère de la signification pure et simple », où « n’importe quoi
peut se constituer en unité » par un « acte », mais par un « acte »
qui ne pourra pas toujours trouver un remplissement intuitif, se
trouvant « mêlé de signitif » (§ 63, p. 229-235) à cause des effets
induits par cette signitivité inhérente à la Bezeichnunga l’intérieur
du domaine lui-même de la Bedeutung, puisqu’il s’agit là de « for­
mes de jugements symboliques ». E t s’i l y a donc un parallélisme
entre les lois pures de la grammaire et celles de la logique, les appli­
cations des premières à travers des actes risquent cependant toujours
d ’être plus ou moins entachées d ’un caractère signitif q u ’i l ne leur
sera possible de faire disparaître que si elles restreignent leur propre
apriorité à celle des secondes, de sorte qu’il faut finir par conclure
que « tout signifier n’inclut pas un acte de connaissance » (§ 67,
p. 247-250).

hsb Husserl ne pouvait donc pas être définitivement satisfait de


cette présentation qu’il avait donnée de la problématique de la
signification dans les Recherches logiques, en la fractionnant en plu­
sieurs moments et en y marquant toujours une série d'écarts qui ne
faisait que reproduire, fût-ce pour en inverser le sens et l’orienter
aussi en direction transversale et non plus seulement verticale, la
séparation entre la Bedeutung t 1la Bezeichnung introduite dans la
Philosophie de l ’arithmétique. Aussi voulut-il en reprendre l’étude
en 1908 dans ses Leçons sur la théorie de la signification, et pour
commencer par y dire précisément de ses Recherches logiques qu’il
avait pu à peine y explorer « les côtes » du « continent obscur » qui
s’était mis alors à émerger devant lui, sans donc réussir à y « faire
valoir de façon décisive » une « abondance de distinctions », de
sorte qu’en s’efforçant de « simplifier les descriptions » pour aller
« le plus loin possible », il n’avait pu qu’y commettre beaucoup
de « bévues sous le contre-effet des préjugés » qui lui avaient
été « inculqués » (TS, § 2, p. 25-27). Mais il faut attribuer en
fait ces « préjugés », autant qu’au psychologisme auquel il avait
commencé par succomber du fait de sa dépendance trop étroite
par rapport à Brentano, à l’antipsychologisme lui-même auquel
il s’était rallié ensuite, en se plaçant sous le patronage de Bolzano,
mais sans pouvoir parvenir encore à exposer, dans une seule et même
présentation synthétique, une réponse qui sache respecter à la fois les
exigences d ’un traitement centré sur lafonction fondatrice exercéepar
l ’intentionnalité et celles d ’un alignement des corrélats produits par
cette fondation sur les lois d ’une grammaire et d ’une logique pures,
elles-mêmes liées au modèle analytique d ’une ontologie formelle.
Tel est bien en effet l’équilibre qu’il va chercher à atteindre en
1908, sans s’éloigner cependant pour cela de toutes les séries de
distinctions sur lesquelles il avait déjà pris appui, puisqu’il va
seulement chercher à mieux assurer leurs diverses articulations
sur cette zone supérieure centrale du fonctionnement intentionnel,
en échappant ainsi pour la première fois aux effets déstabilisateurs

149
qu’avait provoqués chez lui le décalage entre l’époque où il avait
découvert les droits imprescriptibles qu’il fallait réserver, dans
l ’ordre d ’une fondation transcendantale, aux facteurs subjectifs de
la connaissance, et celle où il avait compris que ce n ’était pas là
un m otif pour en conclure qu’il n’y aurait aucun type de légalité
auquel l’intentionnalité aurait à se soumettre, dans l ’ordre d ’un
fondement transcendant, dès lors qu’elle se serait hissée au-dessus
de son fonctionnement perceptif ou imaginaire, comme si elle
n ’était donc bordée, à ses niveaux de développement les plus
élevés, par aucune espèce de milieu différent d’elle.
Husserl va donc commencer par unifier enfin ici, dans les dimen­
sions d’une unique fondation intentionnelle, les fonctions respec­
tives de la Bezeichnung et à la Bedeutung, car c’était bien parce
qu’il ne s’était d’abord occupé que des concept de nombre en
1886 qu’il avait été conduit à ne les aborder l’une et l’autre que
séparément, alors qu’en s’occupant désormais indistinctement
de tout ce qui peut concerner le langage, il va faire d’emblée de
la « conscience du son de mot » le lieu même où doit venir se
fonder la « conscience de signification », ce qui l’amène donc ainsi
à reprendre, certes, l’opposition entre les « signes indicatifs » et
les « signes significatifs » de la Recherche I, qui déjà renvoyaient
eux-mêmes à la Philosophie de l ’arithmétique, mais pour investir
toutefois ce qu’il appelle désormais « le côté physique de l’ex­
pression » d’un sens éminemment phénoménologique, puisqu’il
faut le considérer en effet comme une « apparition », c’est-à-dire
comme « l’apparition sensible du son de mot, le phénomène du
signe sensible sur le papier » (§ 3, a, p. 29-32). Ce n’est pas que le
« côté psychique » puisse se réduire à ce « côté physique » auquel
il doit inévitablement s’associer, puisqu’il implique, lui, « certains
vécus », qui peuvent seuls « conférer » à ces « apparitions » une

150
signification au sens de la Bedeutung. Mais c’est qu’il semble bien
désormais impossible, cependant, de ne pas avoir à passer d’abord,
dans le fonctionnement même de la fondation intentionnelle, par
ce moment dont Husserl ne dit plus qu’il ne ferait que désigner
d’une façon extérieure, au sens d’une Bezeichnung, quelque chose
dont nous saurions déjà ce qu’il signifie, puisqu’il se contente de
dire dans des termes qui sont cette fois exclusivement phénomé­
nologiques : « ceci apparaît », et pour ajouter que c’est là que se
passe « l’acte de phénomène du son de mot ».
Les « actes » qui consistent à « viser ceci ou cela », au niveau téléo-
logique supérieur de cette troisième modalité, se fondent donc
ainsi, généalogiquement, sur le « son du mot » lui-même, sans
qu’il n’y ait plus dès lors à distinguer encore entre un processus
interne, qui relèverait de l’abstraction, et un autre, externe, qui
relèverait, lui, de la désignation. Car tout prend place à l ’intérieur
d ’un dispositif vertical unique qui ne cesse de faire réintervenir la
phénoménalité de son point de départ lorsqu’i l s’élève, en la faisant
repasser à travers les étapes de la fondation même qu ’il est en train
d ’édifier et où elle se retrouve par conséquent à son point d ’arrivée,
mais évidemment modifiée. Et c’est ce qui explique pourquoi il est
impossible d’aligner le statut que doit prendre un signe oral ou écrit
sur celui d’un « objet de la nature » (Appendice I, p. 171-174),
puisqu’il s’agit là d’un terme qui correspond déjà à un « idéer »,
mais à un « idéer » dont Husserl ne dit plus du tout, comme à
la fin de la Recherche I, que s’il peut se rapporter à des « objets »
qui forment une « totalité idéalement fermée », c’est, unilatéra­
lement, parce que le fait « d’être pensés et exprimés » serait pour
eux contingent (RL II*, p. 123), de même que cela explique, à
l’inverse, pourquoi cette dimension de l’« idéation » n ’est nulle­
ment absente de la signification qui doit être attribuée à ces signes,

151
sous prétexte qu’ils seraient liés ainsi à un « apparaître physique ».
Car il doit seulement s 'agir de chercher à reconstituer toutes les étapes
au cours desquelles le genre de visée propre à la troisième modalité
s ’est constitué à partir de ces modifications phénoménales, toujours
rattachées aux niveaux généalogiques inférieurs du fonctionnement
intentionnel, mais téléologiquement déportées vers ses niveaux supé­
rieurs, sans qu \elles aient pu rejoindre alors, d ’une seule traite, des
« significations en soi » qui auraient été depuis toujours présentes et
qui pourraient donc rendre compte à elles seules des effortsfaits ainsi
par les vécus de signification pour les atteindre.
Et, du même coup, ce réalignement des séries de distinctions
verticales sur les seules exigences du développement d’une fon­
dation intentionnelle qui doit d’abord s’assurer des moyens qui
lui perm ettront de s’élever précisément à ce troisième niveau
modal, sans pouvoir prendre appui déjà sur quoi que ce soit qui
correspondrait à l’en-soi d’une ontologie formelle, comme cela
avait été constamment le cas dans les Recherches logiques, mais
sans non plus devoir continuer à dépendre de son adhérence à son
premier niveau modal, pour le reproduire d’une façon ou d’une
autre, comme ce l’avait été dans la Philosophie de l ’arithmétique
— de sorte qu’il vaut mieux parler de « représentations vides »
que de « représentations symboliques » pour marquer ce chan­
gement de registration vertical où l’intentionnalité se détache de
toute intuition sensible, comme le montrent bien « la pensée et
la parole intérieures » où, « aux sons de mots qui y sont imagi­
nés, il n’y a pas de place du tout qui soit assignée dans le monde
effectif », puisqu’« ils apparaissent, mais ne valent ni comme étant
ni comme n’étant pas » (TS, § 3, b, p. 32-34) — , va permettre
aussi un meilleur réalignement des séries de distinctions transversales
qui avaient été déjà repérées, mais qui n ’avaient pas manqué de

152
susciter des paradoxes paraissant difficiles à résoudre du fait de
cet état d ’apesanteur où se trouvaient placés les « objets » visés
alors par l’intentionnalité, une fois qu’elle avait fait le « vide » de
ses objets matériels. Car, là où le Husserl de 1894, répondant à
Twardowski dans son article : Objets intentionnels, avait semblé se
heurter à une situation exceptionnelle avec les « représentations sans
objet », le Husserl de 1908 va y voir, lui, le caractère canonique du
fonctionnement de la troisième modalité, et cela, dès l’instant où un
« son de mot » intervient, puisque, manifestement, « ce n’est pas
du tout d’être et de non-être qu’il s’agit ici » et puisqu’un pareil
genre de situation ne peut que se retrouver sur toute l’étendue
où aura se déployer ce type de visée intentionnelle.
Il est ici caractéristique en effet que Husserl ait voulu rééchelonner
d’un seul et même coup les écarts qu’il avait introduits séparément
dans la Recherche I V entre la grammaire et la logique et dans la
Recherche VI entre l’intention de signification et son remplisse-
ment, mais pour intercaler maintenant, dans cet intervalle lui-
même, une médiation supplémentaire. Car désormais il faut bien
distinguer entre ce qui doit être mis au compte du remplissement
qui permet ensuite à une visée de signification, d’abord vide, de
trouver l’« intuitionnification » ( Veranschaulichung) qui lui cor­
respond en se représentant effectivement les significations qui y
interviennent à une hauteur qui doit donc être décalée verticale­
ment de l’« intuition » {Anschauung) s’exerçant dans le cadre du
fonctionnement de la première modalité, la modalité perceptive,
et ce qui doit être mis au compte d’une attitude thétique, au sens
d’une « croyance qui se confirme, qui se justifie » (§ 3, c, p. 34-39),
parce qu’elle porte, elle, sur quelque chose qui ne doit plus être
simplement signifié, mais qui doit bien être également « jugé » ;
et cette extrémité sera assurément rejointe dans le dernier chapitre

153
de ces Leçons, mais sans que ce qui y sera découvert alors avec
les « jugements d’existence » et les « jugements d’essence » puisse
apparaître comme ce qui aurait déjà entièrement conditionné, à
l’avance, toutes les séries de distinctions qui ont dû être traversées
avant qu’ils ne soient rejoints (TS, chapitre 7, p. 155-169).
Husserl va en effet démultiplier, entre-temps, les différents types
d’objet qu’il faut distinguer ici pour que tous les écarts qui sont
successivement traversés par l’intentionnalité dans l’immense péri­
ple qu’elle parcourt en s’engageant dans sa troisième modalité ne
soient plus confondus les uns avec les autres ; et il commence par
dédoubler un terme de référence dont jusque-là il s’était contenté
dans les Recherches logiques : celui d’« état de chose » {Sachverhalt),
car il ne peut plus suffire désormais, et s’il va falloir l’opposer
à celui de « situation de chose » (Sachlage), c’est parce que deux
« états-de-chose », différents « significationnellement », peuvent
renvoyer néanmoins, sous la forme par exemple de « propositions
immédiatement équivalentes », à un seul et même fondement,
appréhendé toutefois, dans les deux cas, « de manière catégoria-
lement différente » (§ 7, p. 52-53). Et cela, non pas parce que
ce décalage serait exigé par un écart entre deux déterminations
qui seraient directement saisissables dans l’objet transcendant
lui-même, mais parce qu’il est impliqué par la démultiplication
des possibilités de « signification phénologique » qui résultent du
déploiement de l’activité inhérente au « signifier », en tant qu’elle
peut faire apparaître quelque chose de spécifique en le « visant »
à travers des signes. Car il s’agit bien là d’« actes donateurs de
sens » qui fonctionnent, sur le registre qui est le leur, en exprimant
« quelque chose » ietwas) formant un « quoi » {was) « distinct de
l’objet » auquel cette expression « se relie », mais sans dépendre
pourtant de ce qui les aurait précédés sous le prétexte que leur

154
« fonction de signification » ne ferait jamais qu’un avec une
« fonction d’objectivité ».
Ce qui ne veut pas dire certes que la « signification phénoméno­
logique » qui fait face à chacun de ces actes où elle surgit et où
elle n’a qu’une valeur « phansique », celle d’une « apparition »,
s’identifierait au « vécu » qui la ferait apparaître comme un « appa­
raissant », puisqu’aussitôt, précisément, « quelque chose d’objectif
devient conscient » pour ce vécu, en devenant « nommé, énoncé »
par lui, tout en pouvant également y être alors « visé de manière
différente, représenté de manière différente », de sorte que l’on
rejoint bien plutôt ici ce que Bolzano avait déjà si bien appelé
la « représentation en soi » ou la « proposition en soi » (§ 8, a,
p. 54-59). Et le couplage entre « apparition » et « apparaissant »
qui s’était imposé ainsi dans l’analyse de la modalité perceptive ne
fait donc, maintenant, que resurgir, à un niveau supérieur, dans
celle de la modalité significationnelle à travers les termes mêmes
de ce nouveau vocabulaire qui oppose alors ce qui est « phansi­
que » ou « phénologique » à ce qui est « phénoménologique »
ou « ontique », mais sans qu’il ne s’agisse là du tout d’un simple
jeu verbal auquel se livrerait Husserl, puisque toutes ces nouvelles
dénominations renvoyent à un effort pour replacer enfin cette pro­
blématique réajustée de la signification dans les seules dimensions du
fonctionnement même de Vintentionnalité, là où les deux versants de
la corrélation doivent s’articuler l ’un sur l ’autre, mais en n ’oubliant
plus désormais de démultiplier de façon systématique les étapes au
cours desquelles cette articulation a dû s’opérer sous l ’effet même de
l ’amplification des distances, aussi bien verticales que transversales,
que l ’intentionnalité a dû ouvrir devant elle-même, en segénéalogisant
et en se téléologisant.

155
Ce n’est donc pas seulement « l’objectivité catégoriale » qui doit
être distinguée purement et simplement de « l’objectivité signi­
fiée » (§ 8, b, p. 59-62), du fait de ce réélargissement de tous les
écarts centraux qui peuvent se creuser sous l’effet des initiatives
prises par le signifier, en s’élevant à travers la médiation des signes
au-dessus de ce qui n’était auparavant que perçu ou qu’imaginé,
et en pouvant donc aussi se donner par là des « représentations
sans objet » (§ 9, p. 63-64). Mais, au lieu que celles-ci apparais­
sent encore, comme en 1894, à titre de simples cas exceptionnels,
elles doivent alors bien plutôt amener à introduire la notion
d’« objet-sur-quoi », pour désigner le genre d’objectivité sur lequel
porte thématiquement le signifier, en pouvant réunir différentes
significations dans une seule et même « synthèse d’identification »
(§ 11, p. 73-77), correspondant à un certain état-de-chose, mais
en pouvant aussi en réunir d’autres dans d’autres synthèses, tout
en renvoyant à la même situation de chose, en disant par exemple,
pour désigner Napoléon, « le vainqueur d’Iéna » ou « le vaincu
de Waterloo ».
Les différences d ’ordre grammatical déjà introduites dans la
Recherche I V resurgissent donc ici, mais à travers une orientation
assez différente : non pas qu’il s’agisse maintenant de prétendre
qu’une pareille activité consistant à réunir différents types de
significations ne serait pas soumise à des lois pour éviter les non-
sens, mais parce que maintenant il doit surtout s'agir de reconstituer
toute cette trajectoire par laquelle le signifier a pu d ’abord produire
ces divers énoncés à partir d ’un stade de son développement où ils le
l ’étaient pas encore. Et cet itinéraire se trouve alors balisé par les
deux seuils correspondant à la formation du « nominal » et à celle
du « propositionnel », mais avec aussi la possibilité du passage en
sens inverse (§ 18 et 19, p. 91-98), dans la spirale ascensionnelle

156
où viennent se loger des « actes représentatifs » (§ 17, p. 89-91)
qui peuvent toujours continuer à se réécarter de ce qui ne serait
qu’un réalignement sur une « relation objective vraie », pour fonder
ainsi une « relation objective simplement représentée », qui rend
elle-même possible, à son tour, le « juger sous assomption » de
1894 (§21, p. 100-104).
La perspective s’est ainsi entièrement retournée par rapport à celle
de la Deuxième Section de la Recherche V I; car, maintenant, c’est
bien en fonction du dispositif correspondant à Va priori subjectif
que tout s’oriente, mais sans que pourtant aucune des distinc­
tions introduites à la fin des Prolégomènes ne se trouve éliminée,
puisqu’elles se sont au contraire considérablement élargies et, en
même temps, très affinées : « C ’est dans la pensée elle-même, et
ce n’est que dans la pensée, qu’il est possible a priori d’opérer la
séparation entre l’objet lui-même et la pensée de l’objet » (§ 10,
p. 71). Et c’est ainsi la succession marquée par les trois étapes
que désignent les termes d ’« objet-sur-quoi », d’« objectivité
catégoriale » et d’« objectivité signifiée » qui est alors peu à peu
reconstituée, d’abord à la frontière entre la modalité perceptive et
la modalité signitive, puis à l’intérieur du fonctionnement de la
modalité signitive elle-même, et enfin dans le mouvement projectif
qui permet, éventuellement, de faire déboucher cette modalité
signitive sur les deux a priori objectifs, avec la reconversion de ces
propositions formées de plusieurs significations unies selon les lois
de la grammaire en des jugements (§ 39, p. 166-169) et avec les
rapports de recouvrements déjà décrits dans la Première Section de
la Recherche VI (§ 34, p. 140-148), mais considérés alors dans
leurs deux sens possibles, ascendant et descendant.
Et, de même, les thématiques jusqu’ici décalées de la Recherche /e t
de la Recherche II, celle de la Bedeutung et celle de la Bezeichnung,

157
peuvent se rejoindre, avec la reprise d’abord de la description de la
montée vers le mode significationnel que Husserl définit maintenant
comme un « tirer deictique » (Appendice V, p. 186-189), pour
mieux assurer ainsi la continuité des déplacements accomplis à
partir de la modalité perceptive, mais en introduisant toutefois,
sur ce parcours, des « objets » n’ayant résulté que du déploiement
même des « actes » de prédication ; car ces « actes » ont pu com­
mencer par emprunter leurs « thèmes » à ce qui se présentait dans
la perception immédiatement ; mais s’ils ont dû intervenir, c’est
pour « expliciter » ce qui y était d’abord offert dans des conditions
non encore analysées du fait du caractère synthétique des intuitions
sensibles (Appendice XII, p. 211-222). Et une justification est dès
lors donnée à l’émergence, dans le fonctionnement de l’intention-
nalité, d’une orientation téléologique, à partir des modifications
qu’elle doit d’abord opérer selon une orientation généalogique, par
les conditions que lui impose sa modalité perceptive en débouchant
sur un a priori synthétique matériel, comme, à l’extrémité opposée,
une justification est fournie à l’émergence d’un a priori analytique
formel due à l’intervention d’une « abstraction idéatrice » qui se
constitue « sur le fondement d’une intuition individuelle », mais
avec une « teneur de signification » qui le déborde (§ 36, p. 155-
159) du fait des articulations qu’elle y dégage, même si elle peut
venir s’y réappliquer ; et surtout, entre ces deux extrémités, un
immense emplacement est réservé au « catégorial assomptif », où
une visée peut à elle seule se constituer un « objet de visée », une
« viséité », à mi-chemin donc entre les « significations pures » et
celles qui sont « empiriques » (Appendice XIX, p. 255-275), si
bien que tout l ’itinéraire de l ’intentionnalité est ainsi entièrement
reconstitué, avec ses continuités et ses discontinuités.

158
Temps (Zeit)

ta C ’est exceptionnellement d’un seul coup, et donc à la différence


de tous ses autres thèmes de description majeurs, que Husserl
a réussi à rassembler, au cours du semestre d’hiverl904-1905,
dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps, tous les éléments essentiels de cette problématique, pourtant
paradoxalement la plus fondamentale de toutes, et à une époque
également où sa pensée a évolué de façon décisive, puisque ce fut
celle où il formula pour la première fois sa méthode de la réduction.
Aussi ces Leçons furent-elles les seules qu’il ait tenu à faire paraître
de son vivant, en confiant à Heidegger le soin de les publier dans
le tome IX du Jahrbuch en 1928, d’après une sténographie établie
dès 1917 par Edith Stein.
Husserl est sans doute revenu à maintes reprises sur ce problème
après 1905, non seulement aussitôt ensuite, dans les Manuscrits
de Seefeld, publiés avec ces Leçons dans le tome X des Husserliana
(p. 237-268), mais également, cette même année 1917, dans les
très importants Manuscrits de Bernau. Néanmoins, il ne devait
plus jamais changer de vocabulaire sur cette question, ainsi que
le montrent assez les § 77 et 82-83 du Livre I des Idées en 1913,
les § 2-3 de l’Appendice I de Logiqueformelle et logique transcen­
dantale en 1929, les § 37-39 des Méditations cartésiennes en 1931
et les § 49 et 59 de La Crise en 1936 où il a évoqué à nouveau
régulièrement ce rapport de l’intentionnalité au temps, mais jamais
d’une façon aussi précise qu’il l’avait fait dès 1905. Ce sont donc
les différents termes constitutifs de cette problématique, tels qu’il
les a alors énoncés, qu’il faut chercher à expliciter ici, d’autant
que la plupart d’entre eux ne peuvent pas avoir de correspondants
exacts en français.

159
a s En fait, cette interrogation sur le temps remontait, et même
doublement, aux séries de description développées dans la Phi­
losophie de l ’arithmétique, sans donc n’avoir été entamée qu’assez
tard dans son évolution, comme suffisent à le prouver les Textes
Complémentaires du tome X des Husserliana (p. 137-186) qui
s’échelonnent de 1893 à 1901.
Dès le début de la Première Partie de la Philosophie de l ’arith?né-
tique, au chapitre II, Husserl signale en effet déjà que « le temps
constitue... le soubassement de toute pensée supérieure » (PA,
p. 35-38), ce qui n ’est sans doute pas une raison pour ramener la
« liaison collective » à une simple « succession temporelle », mais
ce qui indique bien toutefois que cette question devra toujours
jouer un rôle primordial, dans la mesure où elle se situe au niveau
leplus bas du fonctionnement intentionnel, avant que n’ait pu encore
se détacher une « attention qui remarque », ainsi que le prouve
l’exemple de la pendule qui « bat son tic-tac uniforme », mais que
j’entends sans même sembler m ’en apercevoir, et dans la mesure
donc aussi où, indépendamment de la question de la formation
des concepts de nombre qui, de toute manière, ne peut donc pas y
être reconduite, correspondant à une activité analytique de niveau
supérieur, il faudra chercher à savoir comment a pu s’établir la
différence entre la perception d’une simultanéité (p. 29-30) et
celle d’une successivité (p. 30-33).
Mais, à cette première façon d’aborder le problème du temps, une
autre fait suite dès le début de la Seconde Partie, au chapitre XI,
et qui, elle, se rattache directement à l’enseignement de Brentano,
en conservant assurément au temps cette même fonctionfondatrice,
mais en la formulant toutefois dans un cadre beaucoup plus précis,
celui du passage non plus des liaisons synthétiques inférieures aux
liaisons analytiques supérieures, telle que la « liaison collective »,

160
mais, cette fois, des « représentations propres » aux « représentations
impropres ». Car Husserl renvoie alors en note (PA, p. 236-237) à
des Leçons prononcées sur cette différence par Brentano à Vienne
auxquelles il avait assisté, pour dire que c’est à elles qu’il doit
« d’avoir profondément compris son extrême importance dans
toute notre vie psychique », et pour ajouter un peu plus loin que,
si elle est évidente dans le cas de la « configuration spatiale », là
où certaines « qualités de forme » font fusionner immédiatement
dans une « appréhension instantanée » une multiplicité d’élé­
ments, elle peut aussi « manifestement se transposer à toutes les
multiplicités en général, qu’il s’agisse d’objets sensibles représentés
dans l’imagination ou qu’il s’agisse d’actes psychiques », puisque,
dans ce dernier cas, « la configuration temporelle » semble bien
être « l’analogon exact de la configuration spatiale » (p. 256),
comme le montre par exemple ensuite l’articulation marquée en
deux groupes de trois coups à laquelle nous procédons lorsque
nous souhaitons obtenir une « appréhension nette de six coups
de cloche qui se suivent » (p. 266).
C’est bien en effet selon cette manière même de poser le problème
du temps, telle que Brentano la lui avait apprise quelque vingt ans
plus tôt, que Husserl, en 1905, va développer toutes ses analyses, en
commençant donc par les situer exactement dans le même cadre,
celui qui consiste à « mettre correctement en rapport le temps
objectif et la conscience subjective du temps » (LCIT, Introduction,
p. 3-4), comme Brentano l’avait également déjà enseigné dans
d’autres cours auxquels Husserl n’avait pas pu assister, mais dont il
avait entendu parler par Marty et Sumpf (p. 5), et cependant pour
y introduire, lui, toute une « série de différences » beaucoup plus
fines qui ont trait aux « formations primitives de la conscience du
temps », rapportées à cet écart même qui sépare ce qui est « propre »

161
et ce qui est « impropre » (p. 14). Car, si Brentano avait eu le très
grand mérite de l’introduire, il n’avait pourtant pas su ensuite en
rééchelonner les différents niveaux intermédiaires avec suffisamment
de précision, n’ayant pas hésité ainsi à prétendre que ce ne serait
qu’avec le passage de la perception à l’imagination que le temps
commencerait à se former dans la conscience, alors qu’une telle
thèse est manifestement insoutenable, puisqu’elle refuse de prendre
en considération « l ’extension temporelle » elle-même qui sous-tend
sans cesse tout vécu actuel de la conscience, en le disposant d ’emblée
dans les dimensions d ’un certain champ articulé.
Mais, si cette reformulation plus poussée du type de traitement
proposé par Brentano résulte déjà en fait, dès le début, de l’ap­
plication radicale d’une réduction, avec « la mise hors circuit
du temps objectif », pour revenir donc directement au « temps
apparaissant, à la durée apparaissante en tant que tels » (§ 1, p. 7),
par le rejet de toutes les « transcendances » et en ne prenant ainsi
en considération que les « vécus en tant qu’immanences authen­
tiques » (p. 10), il n’en reste pas moins, toutefois, que le modèle
général suivant lequel vont s ’ordonner les différentes distinctions
fondamentales q u ’i l fa u t faire ici va bien demeurer le même, en
reprenant le double échelonnement entre des niveaux inférieurs et
des niveaux supérieurs selon l ’ordre de leurs « degrés de constitution »
et donc entre l ’impression originaire, seule à pouvoir revendiquer un
caractère de propriété absolue, et toutes les séries de modifications
q u ’elle doit subir, ainsi que Brentano avait commencé à l’établir,
mais d ’une façon incomplète, puisqu’il avait cru précisément
que les représentations sensibles n’ont encore intrinsèquement
aucun caractère temporel avant qu’elles ne se trouvent modifiées
par « association » en des représentations imaginaires (§ 3, p. 22),
alors que c’est bien plutôt dans l’apparaître originaire lui-même

162
que surgit, et cela à titre de « datum phénoménologique », « une
unité de conscience qui embrasse présent et passé » (§ 6, p. 25).
Aussi « l’intuition originaire du temps » n ’est-elle pas « une créa­
tion de l’imagination » : elle est donnée aussitôt ; car le passé n’est
pas quelque chose d’« irréel », d’« inexistant », dans la mesure
où « tout le domaine des associations originaires » fait lui-même
partie de chaque « vécu présent et réel » : sinon aucune relation
ne pourrait s’établir « entre la conscience, qui doit être un présent,
et un non présent » (p. 29).
Si Husserl ne tarde pas à réhabiliter ici en effet (p. 27), dans sa
critique de Brentano, la triade de Twardowski, qu’il avait pourtant
rejetée en 1894, en la reformulant à travers la distinction « entre
acte, contenu d’appréhension et objet appréhendé », c’est parce
qu’elle seule peut lui fournir les moyens de décrire séparément
ce qu’il va appeler « les objets temporels immanents », pour les
rejoindre, en deçà de toute prise d’appui transcendante, dans
leurs « modes d’apparition », donc là même où ils surgissent
« dans le continuum d’un acte qui, pour une part, est souvenir,
pour une part, très petite, ponctuelle, perception, et, pour une
part plus large, attente » (§ 7, p. 37), comme avait commencé à
le montrer l’analyse de la perception de la mélodie de 1893 (OI,
p. 215-232), qui ne faisait elle-même que reprendre l’interrogation
menée sur les moments figuraux au chapitre XI de la Philosophie de
l ’arithmétique (PA, p. 245), et qui se replaçait déjà sur le seuil qui
conduit de la perception à l ’imagination, en y réintercalant même
déjà également les deux médiations essentielles de 1905, celles du
« souvenir primaire » et celle du « souvenir secondaire », mais sans
toutefois savoir encore leur attribuer un statut précis.
Husserl en effet va appeler « rétention » ou « souvenir primaire » le
passage à l’état aussitôt modifié de toute « impression originaire »,

163
au sens où, par exemple, chaque son qui vient d’être entendu à
l’instant cesse vite de l’être, parce qu’« il ne se produit plus de façon
vivante », ayant été suivi d’un autre qui maintenant anime, lui,
le présent, et qui le fait donc « retomber dans le vide », non pas
qu’il ne continue plus à appartenir à l’écoulement du flux actuel,
en entrant dans la « continuité de ses phases », mais parce qu’il
n’est plus alors que « retenu », pour s’enfuir « dans les lointains
de la conscience à une distance toujours plus grande du présent
producteur » (§ 8, p. 37-39). Il y a par conséquent « une exten­
sion écoulée » dont nous avons conscience « dans des rétentions »
où « se manifestent un estompage et un tassement plus grands à
mesure même que nous nous éloignons du présent », et dont nous
pouvons nous apercevoir, si nous réfléchissons sur l’organisation
de ce « processus articulé », que « chaque fragment se raccourcit
en tombant en arrière dans le passé — sorte de perspective tem­
porelle (à l’intérieur de l’apparition temporelle originaire) comme
analogon de la perspective spatiale » (§ 9, p. 39-41).
Aucune conscience n ' est donc intégralement actuelle, elle est toujours
aussi rétentionnelle ; car « chaque présent actuel est soumis à la loi
de la modification » qui le change en un passé, mais sans qu’il faille
toutefois exclure justement du champ même de la présence cette
rétention en laquelle l’impression originaire a dû se transformer
à cause du « changement continuel » même qui s’y manifestait,
puisqu’elle est encore « quelque chose d’actuellement là » (§ 11,
p. 43-46). « Le son rétentionnel n’est pas un son présent, mais
précisément un son “remémoré d’une façon primaire” dans le
présent ; car, à l’inverse, sans ce contraste, fondé sur le déplace­
ment continu des perspectives temporelles », le présent ne pourrait
plus apparaître comme tel : « il appartient à l’essence de l’intui­
tion du temps d’être, en chaque point de sa durée, conscience

164
du tout juste passé, et non simplement conscience de l’instant
présent de ce qui apparaît comme objectivité qui dure » (§ 12,
p. 46-48), de sorte que « la phase présente n’est concevable que
comme point d’un tel continuum » (§ 13, p. 48-50), et sans qu’il
puisse s’agir là aucunement encore d’imagination, même si déjà
« perception et non-perception passent continûment l’une dans
l’autre » (§ 16, p. 56).
Husserl se sert donc d’une figure géométrique qui articule deux
orientations, l’une transversale, l’autre verticale, m arquant la
profondeur, et qu’il nomme le « diagramme du temps » (§ 10,
p. 41-43), pour bien faire comprendre que « si nous nommons
perception l’acte en qui réside toute origine, l’acte qui constitue
originairement, alors le souvenir primaire est perception » ; car
« c’est seulement dans le souvenir primaire que nous voyons le
passé, c’est seulement en lui que se constitue le passé, et ce non
de façon re-présentative, mais au contraire présentative » (§ 17,
p. 58), ce qui marque le franchissement d’un premier seuil, mais
en restant toujours, néanmoins dans les dimensions de l’acte qui
donne lui-même ce qui apparaît, en-deçà par conséquent d’un
second seuil qui ne le fera réapparaître ensuite, par opposition,
qu’en le reproduisant. Car chacun des instants présents qui ont été
parcourus selon l ’ordre d ’une succession transversale se reporte d ’une
manière oblique, pour s’y profiler à l ’arrière-fond en perspective, autour
de chaque nouveau présent qui surgit comme un «point-source », en
l ’entourant d ’un « halo » ou même de toute une «frange » de halos,
puisqu’il y en a toujours plusieurs à s’étendre continûment les
uns à partir des autres comme « une queue de comète », pour
former ainsi le continuum des « objets temporels immanents » à
travers lequel l’écoulement du temps s’effectue (§ 11, p. 45). Et
c’est ce qui permet à Husserl de soutenir contre Brentano que
« l’intuition du passé elle-même est une conscience originaire »,
puisqu’elle ne peut pas être déjà une « figuration par image »
('Verbildlichung) (§ 12, p. 47).
Mais, avant même d’arriver à ce seuil qui fera ainsi accéder à
l’imagination, mais qui ne sera en fait que le troisième, il faut en
introduire un second, celui qui précisément va opposer, par une
différence radicale, au « souvenirprimaire » {Erinnerung), une fois
celui-ci complètement disparu de l’horizon actuel, le souvenir secon­
daire ou « ressouvenir » (Wiedererinnerung) (§ 14, p. 50-52). Car
je peux procéder à une répétition de l’écoulement de la mélodie,
dans laquelle l’objet temporel s’édifie « à nouveau complètement
dans un continuum de re-présentations », donc selon l’ordre même
de toutes les phases déjà parcourues, mais avec ceci que « tout y
a l’index de la modification reproductrice », au sens où il ne peut
s’agir là que d’une « représentification » (Wiedergegenwârtigung)
(§ 15, p. 54-55), puisqu’une discontinuité a dû alors nécessairement se
creuser entre la conscience originaire de l ’instantprésent et la conscience
de la reproduction des moments passés où j ’ai entendu les sons de la
mélodie auxquelsje nepeux plus maintenant me rapporter qu ’à travers
desphantasmes (§ 19, p. 62-65), ce qui explique qu’ils n ’aient pas
eu de place réservée dans le diagramme du temps, puisqu’ils le
débordaient en ne pouvant plus y être remarqués, dans la mesure
même où « le champ temporel originaire est manifestement limité »
comme l’est « le champ visuel », en ayant toujours plus ou moins
en gros « la même extension » (§ 11, p. 46).
Le franchissement de ce second seuil a donc déjà une « impor­
tance » (.Bedeuntung) considérable, puisqu’à travers lui s’opère « la
constitution de la durée et de la succession » (§ 18, p. 59-62),
avec la mise en place de tout un système de « recouvrements » qui,
malgré le décalage des moments présents où ils ont été effectués,

166
peuvent néanmoins venir se réemboîter les uns dans les autres,
puisque je peux revenir à tout moment « sur une seule et même
succession » et « l’identifier comme le même objet temporel ». Et
ainsi peut donc s’établir dès lors, au moyen de cette articulation
fondée entre souvenirsprimaires et souvenirs secondaires, la « forme »
qui lie, dans l’unité d’un seul et même « flux », les « nombreux
flux » en lesquels s’étaient d’abord subdivisées les diverses « séries
de sensations originaires » qui ont chacune commencé et fini, de
sorte que s’institue « une parfaite similitude en général dans la
modalité du flux » (§38, p. 101-104, et Supplément VII, p. 153-
155). Et la forme ainsi établie fonctionne elle-même à son tour,
dans l’ordre de la constitution des « objets temporels immanents »,
comme une « conservation de l’intention objective », par une
« objectivation », par conséquent, des « contenus d’appréhen­
sion » (§ 30, p. 81-83), pour déplacer alors le centre de gravité de
l’ensemble du fonctionnement de la vie intentionnelle du second
terme de la triade de Twardowski vers le troisième, c’est-à-dire
vers « la constitution du temps un et objectif » (§ 32, p. 90-92,
et Supplément IV, p. 142-145). Car ce réalignement sur un critère
général d ’intégration qui émane cettefois de l ’objectivité transcendante
est une obligation à laquelle l ’intentionnalité doit nécessairement se
soumettre si elle veut passer de la constitution des « apparitions de
choses » à celle des « choses » elles-mêmes (§ 43, p. 117-122).
Mais cela n’empêche pas cependant l’intentionnalité de pouvoir
franchir encore un troisième seuil, en se réalignant alors sur l’ordre
des « actes » qu’elle a les moyens d’accomplir dans les dimensions
de son milieu temporel interne, et en se désintéressant ainsi de tout
ce qu’elle perçoit actuellement pour ne plus se rendre attentive qu’à
ce qu’elle peut imaginer, par un retour donc, à l’autre extrémité
du dispositif formé par la corrélation intentionnelle, au premier

167
terme de la triade de Twardowski. Et ce troisième seuil nefa it sans
doute que développer un genre depouvoir qui était déjà virtuellement
inhérent au second, puisque, dans une certaine mesure, le souvenir
secondaire peut bien être identifié à un acte consistant à imaginer
(§ 19, p. 62). Mais il ne devra pas moins toujours subsister entre
eux une « distinction » essentielle, car « dans la simple imagination
n’est donnée aucune position du maintenant reproduit, ni aucun
recouvrement de ce même maintenant avec un maintenant passé »
(§ 23, p. 69-71), de telle sorte que la « liberté » dont jouissait déjà
la « reproduction », en pouvant par exemple « parcourir “plus
vite” ou “plus lentement” les modes d’écoulement de l’extension
temporelle » (§ 20, p. 66-67), peut s’exercer désormais sans
entrave, en n’ayant plus de caractère « thétique », et même en
dépassant à la limite toute différence entre le souvenir et l’attente
(§ 28, p. 78-79), ce qui ne peut que lui conférer déjà une sorte
de valeur supratemporelle, même si celle-ci ne sera véritablement
atteinte qu’avec le franchissement d’un seuilplus lointain, celui qui
assurera « la constitution des transcendances intemporelles », dont
l’exemple le plus simple est fourni par le nombre (Supplément
XIII, p. 178-184), pour renouer ainsi finalement avec les séries
d’analyses de la Première Partie de la Philosophie de l ’arithméti­
que, mais en ayant su, depuis, y réintercaler le groupe complet des
médiations qui leur manquaient.

mmm L’enseignement fondamental de ces Leçons de 1905, trop peu


comprises jusqu’ici dans toute leur complexité, faute d’être resituées
de façon systématique dans le cadre du développement général de
la pensée de Husserl depuis son point de départ, c’est qu’il faut
désormais toujours se référer à une « double intentionnalité du
courant de conscience », comme l’explique le Supplément VIII
(p. 155-158), écrit en appendice au § 39 qui faisait déjà intervenir

168
certes, dans son titre, cette expression, mais en l’associant alors
uniquement à la rétention (p. 105-109), et quoique le § 9 l’eût
aussi introduite plus tôt, en l’associant, de façon plus originaire
encore, à l’« apparition » (p. 41), à la suite de la réhabilitation
complète de la triade de Twardowski, telle qu’elle devait être en effet
réévoquée ensuite, mais en des termes alors moins psychologiques,
à la manière de Brentano, et donc plus phénoménologiques, au
§ 37, avec l’intitulé suivant : « la conscience (le flux), l’apparition
(l’objet immanent), l’objet transcendant » (p. 100).
Car, s’il faut faire intervenir une « intentionnalité transversale »
pour rendre compte de l’ouverture directe des vécus de conscience
sur ce qui leur apparaît dans l’ordre même de leur succession, tel
qu’il est représenté par la ligne qui figure au haut du diagramme,
ainsi que c’est le cas quand je ne fais que me tourner vers les sons
de la mélodie que j’écoute à travers mes « sensations originaires »
et leurs « modifications rétentionnelles », je peux cependant
m’installer aussi dans l’« intentionnalité longitudinale », en me
détournant alors des sons, pour ne prendre en considération que
le flux de la conscience qui se poursuit à travers la succession de
ses phases, telles qu’elles retransparaissent en abîme, obliquement,
autour du « point-limite » de chaque sensation actuelle.
Il est certain que ces « deux intentionnalités » forment une « unité
indissoluble », en étant toujours « enlacées l’une à l’autre », de sorte
que « le constituant et le constitué coïncident » et que pourtant
« ils ne peuvent naturellement pas coïncider à tous égards » (§ 39,
p. 107-109), puisque la différence entre eux se situe bien sur la
frontière même qui sépare « l’apparition et ce qui apparaît », en
tant qu’il y a là, de part et d’autre, non pas une unité, mais des
« unités », ou plutôt des « multiplicités » d’unité, dans la mesure
où ce sont deux milieux immenses, et même infinis, qui viennent

169
s’y articuler l ’un sur l ’autre, mais en tant également qu ’il y a là
toujours une « analogie de constitution » entre ces « unités »
respectivement « immanentes et transcendantes » (§ 43, p. 121-
122), à la charnière même de ce qui doit donc être ainsi traité
corrélativement par la phénoménologie et par l’ontologie selon les
lois a priori qui leur correspondent, ce qui explique que Husserl
n’ait pas hésité à parler, dès la fin de l’introduction de ces Leçons
de 1905, de « 1’a priori du temps » (§ 2, p. 15).

170
Transcendantal (transzendental)

§ Cet adjectif n’est apparu qu’assez tard dans l’œuvre de Husserl,


au cours des années 1906-1907, et il est sans doute facile de don­
ner une première explication à son émergence au milieu même
de cette période charnière, située entre les Recherches logiques de
1901 et le Livre I des Idées de 1913, puisque ce fut celle où il mit
définitivement en place la méthode de la réduction, mais sans
que le constat d’une telle coïncidence puisse suffire néanmoins
à faire comprendre à lui seul pour quels motifs exacts Husserl a
tant tenu depuis lors, et jusqu’à la fin, à employer de plus en plus
souvent cet adjectif auquel pourtant jusque-là il n’avait jamais
eu recours, puisqu’il l’a vite associé à des substantifs renvoyant à
d’autres champs d’application, non seulement, ce qui allait de soi,
d’un point de vue toujours méthodologique, à la constitution, envers
positif de la réduction, mais aussi, et cette fois d’un point de vue
thématique, à Yego, à Yintentionnalité et au temps, de même qu’à
la discipline où ces deux points de vue méthologiques auraient,
pour procéder au traitement systématique de tous ces thèmes,
à se reconvertir l’un dans l’autre, c’est-à-dire la phénoménologie
elle-même.
Car si l’emploi que Husserl a fait de cet adjectif n’a pas cessé ainsi
de s’élargir, en démultipliant ses lieux d’exercice, pour devenir le
leitmotiv leplus constant de toute son œuvre après 1913, il n’y a, en
fait, dans les œuvres qu’il a publiées comme dans ses manuscrits
de recherche, que peu de passages où il se soit expliqué de manière
précise sur ce qu’il fallait entendre par une pareille qualification,
tant elle paraissait aller de soi pour lui, à la différence des efforts
répétés pour la définir qui avaient été entrepris par Kant auquel
il l’emprunta et dont il se fit donc l’héritier, mais à ceci près,

171
toutefois, que s’il admettait qu’elle avait conservé en gros chez lui
un caractère commun avec le rôle qu’avait voulu lui faire jouer
l’auteur des trois Critiques, en introduisant alors, avec la révolution
copernicienne, « une modernité essentiellement nouvelle de la
scientificité et de la philosophie », ainsi que devait le dire le § 27
de La Crise (p. 114-116), c’était aussi pour reprocher à Kant de
« ne s’être avancé sur cette voie que jusqu’à un certain point »
(Appendice XV au § 28, p. 502), sans donc avoir réussi à pénétrer
« dans l’effrayante profondeur de la méditation fondamentale
de Descartes », qui aurait été par là le véritable fondateur de la
philosophie transcendantale, quoiqu’il n’eût jamais fait appel, lui,
à une telle dénomination.

ha Aussi faut-il s’efforcer de déchiffrer les motifs qui ont conduit


Husserl à se réapproprier entièrement, à partir d’une certaine
date, cette qualification dont jusque-là ses textes avaient été
exempts, puisqu’il a bien fallu qu’un tel changement dans son
vocabulaire corresponde à une nouvelle délimitation des dimen­
sions de sa problématique. Et cela par conséquent d’abord non
pas tant dans le rapport de filiation extrinsèque qu’elle pouvait
avoir appris à découvrir après coup entre elle et ces deux grands
systèmes philosophiques apparus aux Temps modernes que dans
le regard qu’elle pouvait porter maintenant sur ce qu’elle avait
été elle-même jusque-là et qui lui semblait donc ne plus pouvoir
suffire, puisqu’autrement elle n’aurait pas ressenti avec une telle
urgence l’obligation de procéder sur sa propre définition à une
mutation aussi profonde, au point de choquer le premier public
qu’elle avait eu, celui des Recherches logiques, déroutés par cette
nouvelle terminologie, comme le furent par exemple les membres
de l’Ecole de Munich, groupés autour de Scheler, d’autant plus
qu’ils risquaient de faire un grave contresens sur la nouvelle signi­

172
fication qu’avait prise chez lui cet ancien terme, en correspondant
à un projet exclusivement critique et non pas dogmatique.
Un des premiers témoignages de cette réorientation de Husserl
est donné dans les Leçons de 1 9 0 6 -1 9 0 7 intitulées Introduction
à la logique et à la théorie de la connaissance, et montre déjà très
bien que s’il a voulu employer ce terme, ce fut pour faire com­
prendre que le moment était enfin venu pour lui de rassembler
dans l ’unité d ’un seul et même programme de multiples questions
qu’il avait abordées jusque-là plus ou moins séparément, et sou­
vent plusieurs fois, mais en y répondant de façon apparemment
contradictoire, alors qu’elles étaient toutes issues en fait, pourtant,
d’une même provenance, celle d’une interrogation menée sur les
étapes qui avaient peu à peu conduit primitivement l’intention-
nalité à passer de son ouverturefondatrice sur les champs d’objets
d’un a priori synthétique matériel à son ouverture fondée sur des
champs d’objets relevant, eux, d’un a priori analytique formel,
tels les nombres.
C ’est à cette date en effet que Husserl comprend qu’il ne pourra
résorber les distorsions qui sont apparues entre les réponses qu’il
a successivement apportées à cette même question fondamentale
dans la Philosophie de l ’arithmétique en 1891, dans les Prolégomènes
en 1900, et enfin dans les six Recherches logiques en 1901 (ILTC,
§ 15, p. 105) que s’il les réintègre dans une unique discipline
à. deux faces où se trouveront traitées toutes les « couches » de
problèmes qui portent alors sur « le droit de la connaissance »
à faire reconnaître sa « valeur », c’est-à-dire « les plus difficiles
et les plus importants de tous les problèmes », donc ceux qui,
précisément pour cela, peuvent être appelés « les problèmes de
la philosophie transcendantale » (§ 30, p. 185). Car c’est bien à
« une caractérisation systématique de l’ensemble des différentes

173
espèces d’évidence et des limites de droit qu’elles fixent aux actes
de connaissance correspondants » (§ 29, p. 184) qu’il doit s’agir
d’arriver ; et c’est bien par le degré d ’amplitude maximal que peut
atteindre ce type d’interrogation philosophique, à la différence
de tous les autres, que doit s’exprimer la très grande proximité
de cette première définition du transcendantal par Husserl avec
le caractère exemplaire de « la critique kantienne de la raison »
(§ 28, p. 181-182), associée elle-même un peu plus loin à la
« skepsis cartésienne » (§ 33, b et c, p. 229-236).
Aussi ne faut-il pas s’étonner si, aux antipodes mêmes de toute
prise de position dogmatique, cette formulation d’une nouvelle
orientation transcendantale qui devra venir approfondir les diverses
questions soulevées par le développement des vécus intentionnels (ID
I, § 84, p. 282-287), rejoint dans l’intégralité de ses dimensions
depuis ses niveaux hylétiques les plus bas jusqu’à ses niveaux
noétiques les plus élevés (§ 85, p. 287-294), est liée, au milieu
de la Section III des Idées de 1913, aux problèmes que Husserl
considère comme « les plus vastes de tous », c’est-à-dire aux
« problèmes fonctionnels » (§ 86, p. 294-298), avec une prise de
distance, dans une Remarque finale (p. 298-299), par rapport à
Stumpf, à qui avaient été dédiées les Recherches logiques. Car il
est certain que Husserl avait d ’abord qualifié de transcendantale,
au début de la Section II, la « conscience pure », telle qu’elle se
définissait, à l’issue de la réduction, comme « résidu phénomé­
nologique » ; mais cela avait été alors pour ajouter, aussitôt après,
qu’il s’agissait là de mettre en place « une nouvelle eidétique »,
pour pouvoir ainsi atteindre « cette nouvelle région de l’être qui,
jusqu’à présent, n ’avait pas été délimitée selon sa spécificité »
(§ 3 3 , p. 105-109).

174
Telle est bien en effet la véritable « signification » qu’il faut don­
ner à ces « considérations transcendantales préliminaires » ; car
ici le pire contresens serait de croire que la « réduction phéno­
ménologique » consisterait à « limiter le jugement à un fragment
prélevé sur la totalité de l’être réel dont il dépend », alors qu’elle
permet de passer en fait au « domaine des vécus en tant qu’essen­
ces absolues », domaine « qui est solidement clos sur lui-même,
sans pourtant avoir de frontières qui puissent le séparer d’autres
régions », pour constituer ainsi « le tout de l’être absolu », et qui
ne peut donc plus être celui, purement et simplement résiduel,
que les premières séries d’analyses phénoménologiques ont fait
apparaître (§ 51, p. 167-169). Et c’est pourquoi ce devra être la
tâchefondamentale de la phénoménologie que de chercher à dégager
peu à peu chaque « configuration eidétique distinctive » qu’elle
verra apparaître dans les différents « enchaînements absolus de
vécus » qu’elle pourra rencontrer (§ 54, p. 181-183), puisqu’elle
aura bien alors à explorer « ce champ, ce royaume ontologique
des origines absolues », qui « est accessible à une investigation
intuitive », et qui peut donc se prêter « à une infinité d’évidences
de la plus haute dignité scientifique » (§ 55, p. 183-186), de sorte
qu’elle se fera « science eidétique purement descriptive portant sur
les configurations immanentes de la conscience, sur les événements
susceptibles d’être saisis au sein du flux vécu dans le cadre de la
réduction phénoménologique » (§ 60, p. 195-198).
Ce n ’est par conséquent qu’en termes de rapport entre « unité »
et « multiplicité » que la véritable problématique transcendantale
doit se formuler, dès lors en effet qu’une séparation de principe
aura été clairement établie entre « les moments hylétiques et
noétiques », qui seuls appartiennent « réellement » (reell) au vécu,
et les « moments noématiques » qui leur correspondent, mais

175
en se situant, eux, au-delà, et qui sont donc, en ce sens, et par
opposition, « irréels », le caractère « irréel » dont il s’agit ici n 'ayant
toutefois évidemment plus rien à voir avec la « réalité » des objets
matériels qui étaient entrés dans la composition de la « thèse générale
du monde » avant la réduction (§ 46, p. 148-153), puisqu’il relève,
lui, d’un tout autre modèle, celui d’une « morphologie des noèses »
(§ 98, p. 341-345) dont il faudra établir les « lois eidétiques », en
faisant apparaître l’« emboîtement » de toutes les « constructions
hiérarchiques » où elles ont été édifiées (§ 100, p. 349-350) selon
un ordre qui a fait passer de la perception à l’imagination, puis
de l’imagination à la signification (§ 99, p. 345-349), mais qui
demeure cependant, à l’horizon de la Section III des Idées de
1913, entièrement encore à décrire dans l’ensemble détaillé de ses
structures concrètes, puisqu’il n’a jamais été thématisé jusqu’ici
de façon systématique.
Mais il est même permis de se demander, à lire les § 152 et 153
sur lesquels s’achève la Section IV, la dernière du livre, si Husserl
a pris lui-même une mesure exacte de la dimension purement
transcendantale de cette problématique, ou si au contraire, et
pour s’interdire par là d’en confirmer toujours ensuite davantage
le caractère spécifique, il ne l’a pas plus ou moins identifiée trop
rapidement à celle de la « morphologie des noèmes », en affir­
mant, dès le § 98, qu’elle lui était « parallèle ». Car, s’il avait sans
doute envisagé la possibilité, au moins à titre d’interprétation,
mais en passant tout de même alors du registre conditionnel à
l’indicatif, que « la conscience qui unit “fonctionnellement” le
multiple, et qui en même temps constitue l’unité, ne présente en
faix jamais d’identité, alors que l’identité de “l’objet” est donnée
dans le corrélat noématique » (p. 343), il n’était pas allé cependant
jusqu’à assumer toutes les conséquences qui auraient dû découler

176
de cette hypothèse, puisque cela l’aurait obligé à ne commencer
par traiter que de l’articulation de cette multiplicité noétique
sur un certain genre d'unité qui n’aurait plus rien eu de commun
avec celui du « noème », ni donc moins encore avec celui de
l’« objet », car il aurait dû correspondre à celui de toutes les liaisons
qui unissent les uns aux autres, dans des conditions exclusivement
généalogiques et téléologiques, tous les différents types possibles de
vécus préintentionnels et intentionnels dans l'immanence même du
milieu où ilsfonctionnent transcendantalement. Et les réticences qu’à
ce moment-là il avait déjà manifestement ressenties à s’engager
à fond dans une telle hypothèse ne feront que s’exprimer plus
clairement encore au § 153, lorsqu’il cherchera pour la dernière
fois à y définir « l’extension totale du problème transcendantal »,
car ce sera bien pour s’y réaligner sur les seules exigences qui
proviennent du dédoublement du domaine de l’objectivité en
une région formelle et des régions matérielles, parce que, comme
il le dit sans ambiguïté, « la hiérarchie des différentes théories
eidétiques formelles et matérielles prescrit d’une certaine façon
la hiérarchie des phénoménologies constitutives », en fournissant
les « fils directeurs » que devront suivre « toutes les descriptions
de conscience exigées » (p. 516-517).

m b « D ’une certaine façon » seulement, sans doute, et la refor­


mulation dans les Méditations cartésiennes de ce que devait être
une véritable problématique transcendantale le montrera bien
en effet beaucoup plus tard, en reprenant ainsi à son compte,
en 1931, cette « interprétation » de 1913, rejetée alors peut-être
un peu trop vite. Ce n ’est pas que Husserl n’y redira pas, au
§ 21, que c’est « l’objet intentionnel » qui doit jouer le rôle de
« fil conducteur transcendantal » (MC, p. 96-99), et sans même
manquer d’y réemployer le nouveau vocabulaire qu’à cette époque

177
il avait donc voulu introduire, car « la diversité des modalités de
conscience possibles » du même objet sera toujours supposée
devoir se scinder « en une série de types particuliers noético-
noématiques strictement différenciés » avec l’indication d ’un
échelonnement qui doit peu à peu s’élever de la « perception » à
la « signification », en ayant à passer par la « rétention », par le
« ressouvenir » et par l’« illustration analogique », ce qui ne peut
que renvoyer à la problématique de la constitution originaire de la
vie intentionnelle à travers le temps, telle qu’elle avait été établie
dès 1905. Mais c’est qu’il ne s’agira plus là désormais précisément
d’un renvoi indirect, retransparaissant seulement d’une manière
assez vague à l’arrière-plan des structures noético-noématiques
comme la seule « forme » qui puisse les lier à travers un unique
« continuum » (ID I, § 81, p. 272-277), et qui était donc certes
reconnue comme délimitant ce qu’il convenait d’appeler « l’ab­
solu transcendantal », mais sans qu’aucun effort toutefois ne se
manifeste par la suite pour repasser de cette « unité » du « flux
lui-même du vécu », saisi « à la façon d’une Idée au sens kantien »
(§ 83, p. 279-282), aux différentes « structures » déterminées en
lesquelles l’intentionnalité doit se partager, si bien que le principe
d’une telle différenciation avait dû finir par être attribué au seul
« noyau noématique » (§ 102, p. 352-354). Car maintenant l ’exposé
d ’ensemble de la problématique transcendantale, en se mettant sous
le patronage de Descartes, même s’il faut admettre qu’il n’est pas
encore parvenu à accomplir « le tournant transcendantal » (MC,
§ 10, p. 67-68), place au centre.même du dispositif à l’intérieur
duquel elle aura à opérer un « champ d’expérience » qui ne peut
être, en dernier ressort, que celui d’un ego, pris dans le « flux »
de ses cogitationes (§ 14, p. 76-78), dont il faudra donc toujours
chercher à dégager les « structures générales », mais sans plus être

178
tenté cette fois de sortir trop vite d’une telle « sphère d’être égo-
logique absolue », puisque ce sont bien « les modalités du cogito
lui-même, les modalités de la conscience », dans leurs diverses
« variations », que la « réflexion transcendantale » ainsi accomplie
devra tenter d’arracher à cet oubli immémorial d’elles-mêmes où
elles ont été jusqu’ici laissées (§ 15, p. 78-82).
C ’est donc bien toujours l ’intentionnalité, comme versant subjectifde
la corrélation, qui définit essentiellement le lieu du transcendantal,
mais en tant qu ’à cet égard, elle se caractérise moins par un ensem­
ble de structures noético-noématiques, défini comme un genre de
multiplicité dont le seul régime d ’unification possible devrait alors
être emprunté aux « noèmes », puis aux « étants » du versant opposé,
que par l ’unité d ’une «forme fondamentale de la synthèse », comme
« synthèse universelle du temps transcendantal », qui permet « toutes
les autres synthèses de la conscience ». Et loin qu’il s’agisse là d’un
solution verbale qui investirait alors la subjectivité transcendantale
d’un pouvoir illimité de synthétiser n ’importe quoi n ’importe
comment, Husserl déclarait qu’il fallait tout au contraire prévoir
que « l’élucidation et la compréhension de ce fait » allait réserver
« des difficultés extraordinaires » (§ 18, p. 87-89), puisque ce
devait être le propre d ’une théorie transcendantale que de cher­
cher à « expliciter systématiquement » la « typique structurelle »
que l’intentionnalité, à travers les variations de ses « modalités de
conscience », avait dû être amenée à prendre, aussi « fluctuantes »
que puissent être pourtant ces « modalités », « aussi insaisissables
que soient leurs éléments derniers » (§ 21, p. 96-99).
Aussi est-ce au «Je comme pôle identique des vécus » (§ 31, p. 113)
et au « Je comme substrat des habitus » (§ 32, p. 113-115) que
devra reconduire la problématique transcendantale ainsi reformulée
radicalement, si du moins elle veut aller jusqu’au bout de l’« idée

179
téléologique » contenue dans la révolution copernicienne (§ 3,
p. 48-51), et en se réappropriant aussi, au passage, l’héritage de
Leibniz, par la prise en compte de « la pleine concrétion du Je
comme monade » (§ 33, p. 115-116), pour faire ainsi converger
toutes les descriptions que « l’analyse transcendantale », en tant
qu’« analyse eidétique », aura à entreprendre (§ 34, p. 116-120)
autour de la « question de l’autoconstitution de l’ego », afin
d’établir « les lois essentielles de régulation de la compossibilité »
de ses différents genres de vécus « selon la coexistence et la succes­
sion » (§ 36, p. 121-123), mais en faisant toujours cependant de
la « genèse passive » le seul lieu de provenance possible de toute
« genèse active » (§ 38, p. 125-128), ces deux types de genèse étant
liés entre eux par une loi fondamentale : celle de l’« association »
(§ 39, p. 128-129).
Il est vrai que Husserl était toujours demeuré fidèle également au
partage kantien entre une « esthétique » et une « logique », en les
qualifiant l’une et l’autre de « transcendantales », laissant croire
ainsi qu’il n’y avait pas d’autre principe de division possible pour
cette forme de philosophie, la seule qui mérite vraiment le nom
de « philosophie première » (p. 120), de sorte qu’il pouvait bien
sembler à des lecteurs non avertis qu’il ne s’agissait donc là, encore
une fois, que d’un « idéalisme transcendantal », d’autant plus que
c’était Husserl lui-même qui reprenait, telle quelle, à son compte,
cette expression (§ 41, p. 131-136), pour porter ainsi sa part de
responsabilité dans les graves malentendus dont sa phénoménologie
allait se retrouver victime. Car tout allait bien se passer comme si,
faute d’avoir fait rebasculer defaçon définitive le traitement de cette
problématique transcendantale du côté de l'articulation de l'unité du
flux temporel sur la multiplicité des « modes » que tout « ego déve­
loppé » a dû édifier « par degrés » en lui-même (§ 39, p. 128-130),

180
pour faire enfin apparaître ce que le § 67 de Logique formelle et
logique transcendantale avait appelé avec tant de pertinence, et de
façon si caractéristique, « la téléologie totale des intentionnalités »
(p. 235), l’objection d’une position souveraine accordée trop
facilement à la subjectivité allait constamment resurgir à l’horizon
du développement futur de la phénoménologie comme le motif
impardonnable pour lequel il fallait la condamner. Et, en effet,
son orientation « méthodologique » ainsi définie, avec l’affirmation
de la toute-puissance de la réduction pour clarifier des problèmes
qui seraient supposés insolubles avant qu’elle n’intervienne, ne
pouvait qu’entrer en opposition avec son orientation « thématique »,
telle qu’elle faisait bien plutôt apparaître, elle, au contraire, une
opacité foncière des vécus dans les implications mutuelles de toutes
leurs composantes modales, et sur laquelle ici, pourtant, Husserl
n’avait pas manqué d’insister une fois encore (§ 19, p. 89-91),
pour renforcer le sentiment de toutes les difficultés suscitées par
un tel type de questionnement et diriger aussi toutes les analyses
descriptives sur ces emjambements continuels par lesquels les trois
modes de l ’intentionnalité communiquent toujours généalogiquement
et téléologiquement entre eux.
Or c’est cette tâche encore inaboutie, visant à décrire tous les
différents types d ’empiétement possibles par lesquels la perception,
l’imagination et la signification passent continuellement les
unes dans les autres, mais sans cesser pourtant d’obéir chacune
aux lois d’essence qui lui sont propres, qui aurait dû apparaître
comme l ’unique foyer de convergence possible de tous les emplois de
l ’a djectif transcendantal, en tant que « principe universel de la
genèse constitutive » de tout ego concret. Le lieu transcendantal
par excellence, c’est bien en effet celui de cette fondation qu’a
dû accomplir l’intentionnalité à travers tous les multiples types

181
d’entrelacement de ses trois modalités canoniques, pour s’ouvrir,
au-delà de ses déplacements généalogiques et téléologiques, l’accès
au fondement transcendant qu’elle doit poser en face d’elle en lui
donnant la forme d’un monde. Et c'estpourquoi vouloir supprimer
la dimension transcendantale de la phénoménologie, ce ne peut être
que supprimer la phénoménologie elle-même.

182
Liste des abréviations
AL Articles sur la logique, trad. J. English, PUF,
1975.
CE Chose et espace, trad. J.-F. Lavigne, PUF, 1989.
CR La crise des Sciences européennes..., trad. G. Granel,
Gallimard, 1976.
EJ Expérience et jugement, trad. D. Souche, PUF,
1970.
ID I Idées directrices..., Livre I, trad. P. Ricœur,
Gallimard, 1950.
ID II Idées directrices..., Livre II, trad. E. Escoubas,
PUF, 1982.
ID III Idées directrices..., Livre III, trad. D. Tiffeneau,
PUF, 1993.
ILTC Introduction a la logique..., trad. L. Joumier,
Vrin, 1998.
IP L'idée de la phénoménologie, trad. A. Lowith,
PUF, 1970.
LCIT Leçons sur la conscience intime du temps, trad.
H. Dussort, PUF, 1970.
LFTL Logique formelle et logique transcendantale, trad.
S. Bachelard, PUF, 1957.
MC Méditations cartésiennes, trad. M. De Launay,
PUF, 1996.
OI Sur les objets intentionnels, trad. J. English, Vrin,
1993.
PA Philosophie de l ’arithmétique, trad. J. English,
PUF, 1972.
PCSR La philosophie comme science rigoureuse, trad.
De Launay, PUF, 1989.

183
PF Problèmefondamentaux..., trad. J. English, PUF,
1991.
PPI Philosophie première, Partie I, trad. E., Kelkel,
PUF, 1970.
PP II Philosophie première, Partie II, trad. E., Kelkel,
PUF, 1972.
RL I Recherches logiques, tome /, trad. E., Kelkel,
Schérer, PUF, 1969.
RLII* Recherches logiques, tome II, Partie I, trad.
E., Kelkel, Schérer, PUF, 1969.
RL II** Recherches logiques, tome II, Partie II, trad.
E., Kelkel, Schérer, PUF, 1972.
RL III Recherches logiques, tome III, trad. E., Kelkel,
Schérer, PUF, 1974.
SP De la synthèse passive, trad. Bégout, Kessler,
Millon, 1998.
TNSMP l a Terre ne se meutpas, trad. F., Pradelle, Lavigne,
Minuit, 1989.
TS Sur la théorie de la signification, trad. J. English,
Vrin, 1995.

184
Index

A I
apparaissant 24, 57, 66, 75, intentionnalité 19, 22, 25,
77, 83, 88, 155 31,32, 33, 35,41,47, 52,
apparition 24, 64, 69, 72, 61,63, 66, 68, 70,71,73,
73,79, 81, 82, 150, 155, 80, 82, 84, 85, 86, 92, 94,
163, 169 95, 96, 97, 100, 102, 103,
appréhender 42, 50, 57, 71, 107, 120, 121, 124, 125,
126, 154, 161 128, 129, 140, 141, 142,
appréhendés 54 144, 149, 152, 158, 159,
appréhension 68, 70, 81, 90, 168, 169, 171, 173, 178,
91, 105, 135, 146 179, 181
apriorique 137 intentionnel 15, 42, 45, 56,

c 75, 82, 115, 123


intuitif 58, 62
corporéité propre 66 intuition 31, 77, 81, 126,
corps physiques 62, 66 129, 135, 144, 145, 147,
corps propres 49, 62, 73 152,153
intuitionnables 76
E intuitions 95, 123, 158
esquisse 49 intuitive 61, 117

F L
fondation 20, 24, 27, 29, lois 149
30, 34, 37, 59, 70, 72, 73, lois d’essence 24, 121
74, 85, 93, 96, 110, 124, lois eidétiques 19,31,78,
130, 139, 144, 146, 149, '83, 111, 176
151, 152 longuement 120
fonder 39, 50
M
modification 18, 47, 52, 64,
74, 82, 83, 85, 86, 90, 93,

185
97, 105, 109, 152, 162, Q
164, 169 quelque chose 25, 27, 125,
modifiée 151 138, 151, 154
monde de la vie 51, 53
R
N
real 46, 50
noématique 50, 65, 82, 175 réalité 176
noématiquement 34 réel 46, 65, 66, 82, 123
noèmes 31, 85, 97, 176, 179
noèses 31, 85, 97, 176 S
noético-noématique 45, 48
signe 65, 81, 110, 111
noétique 50, 82, 147, 174
noétiquement 34 T
O temporellement 49
temps 51
objet 15, 18,24,25,27,34,
tout 24, 26, 27, 105, 125
44, 45, 50, 54, 57, 75, 78, transcendantal 51
79, 85, 87, 88, 90, 92, 93, transcendantalement 65
97, 102, 104, 105, 108,
109, 110, 116, 125, 151, V
153, 154, 158, 161, 169,
vécu 18, 19, 28, 30, 33, 38,
173, 176
44, 45, 46, 48, 49, 54, 56,
P 57, 59, 61, 62, 63, 64, 79,
81, 87, 92, 97, 102, 113,
partie 24, 26, 27, 70, 77, 82,
116, 118, 125, 138, 150,
104, 105, 125
152, 155, 163, 169, 174,
présence 91, 164
178, 180
présentation 57, 64, 78
vécus intentionnels 24
présente 81
présentification 81, 91
propre 33,46, 70, 82, 119,
121, 146, 148, 161
propriété 76

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Le vocabulaire de Bacon, Thierry Gontier
Le vocabulaire de Bentham, Jean-Pierre Cléro, Christian Laval
Le vocabulaire de Bergson, Frédéric Worms
Le vocabulaire de Berkeley, Philippe Hamou
Le vocabulaire de Bourdieu, Christiane Chauviré, Olivier Fontaine
Le vocabulaire de Comte, Juliette Grange
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Le vocabulaire de Deleuze, François Zourabichvili
Le vocabulaire de Derrida, Charles Ramond
Le vocabulaire de Descartes, Denis Kambouchner, Frédéric de Buzon
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Le vocabulaire de Durkheim, Frédéric Keck, Mélanie Plouviez
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Le vocabulaire de Foucault, Judith Revel
Le vocabulaire de Frege, Ali B enm akhlouf
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Le vocabulaire de Goodman, Pierre-André Huglo
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Monique Leterrier, Viviane Thibaudier

187
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Le vocabulaire de la sociologie de l ’action, Albert Ogien,
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Le vocabulaire des philosophes : de l ’A ntiquité à la Renaissance,


Collectif, 720 p.
Le vocabulaire des philosophes : la philosophie classique
(XVIIe -X V IIIe siècle), Collectif, 832 p.
Le vocabulaire des philosophes : la philosophie contemporaine
(XXe siècle), Collectif, 1120 p.
Le vocabulaire des philosophes : la philosophie moderne
(XIXe siècle), Collectif, 704 p.
Le vocabulaire des philosophes - Suppléments I, Collectif, 1104 p.

189

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