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DOI : 10.4000/books.editionsmsh.12864
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions Quæ
Année d'édition : 2010
Date de mise en ligne : 29 novembre 2019
Collection : Natures sociales
ISBN électronique : 9782735118588
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782735112975
Nombre de pages : 414
Référence électronique
BURGAT, Florence (dir.). Penser le comportement animal. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 2010 (généré le 11 décembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionsmsh/12864>. ISBN : 9782735118588. DOI : 10.4000/
books.editionsmsh.12864.
Penser
le comportement
animal
Contribution à une critique
du réductionnisme
Illustration de couverture
Hélène Legrand
Relecture
Marc et Christiane Kopylov
© 2010
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris
Éditions Quæ, Versailles
Sommaire
LES AUTEURS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
REMERCIEMENTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
PREMIÈRE PARTIE
Vie et comportement
Approches évolutionnistes
CHAPITRE 1 Qu’est-ce que le comportement ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
André Pichot
Approches phénoménologiques
CHAPITRE 4 La forme animale selon Frederik Buytendijk
et Adolf Portmann : une phénoménologie
du comportement expressif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Georges Thinès
8 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
DEUXIÈME PARTIE
Du terrain au laboratoire,
les conditions d’observation des animaux
Étudier des séquences comportementales
en laboratoire
La méthode d’observation
à l’épreuve de son objet
TROISIÈME PARTIE
Être « sujet-d’une-vie » :
CHAPITRE 16
croyances, préférences, droits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 363
Enrique Utria
ANDRÉ PICHOT est chargé de recherche au CNRS (UMR 7117, Nancy). Il a principa-
lement travaillé sur la philosophie et l’histoire de la biologie (Éléments pour une
théorie de la biologie, Maloine, 1980 ; Petite phénoménologie de la connaissance,
Aubier, 1991 ; Histoire de la notion de vie, Gallimard, 1993, 1995, 2004, 2008 ;
Histoire de la notion de gène, Flammarion, 1999), et sur les dérives des applications
sociales de la génétique, eugénisme et racisme (La Société pure, de Darwin à Hitler,
Flammarion, 2000, 2001, 2009 ; Aux origines des théories raciales, de la Bible à
Darwin, Flammarion, 2008).
MARION THOMAS est ingénieur agronome et docteur en histoires des sciences. Elle est
maître de conférences à l’université de Strasbourg. Ses recherches portent sur l’his-
toire de la biologie, en particulier sur l’histoire de l’étude du comportement animal en
France et aux États-Unis aux XIXe et XXe siècles. Par ailleurs, elle poursuit un projet sur
l’œuvre vétérinaire du médecin anatomiste Félix Vicq d’Azyr (1748-1794).
Les contributions rassemblées ici sont issues des travaux d’un colloque
intitulé Comment penser le comportement animal ?, organisé sous ma
responsabilité, qui s’est tenu à Paris les 21 et 22 janvier 2008 à l’École
des hautes études en sciences sociales et les 2 et 3 avril 2008 à l’Institut
national de la recherche agronomique.
Je tiens tout d’abord à remercier très sincèrement Marion Guillou,
Présidente-directrice générale de l’INRA et Guy Riba, Directeur général
délégué de l’INRA, car c’est grâce à leur intervention personnelle que
ce colloque a pu finalement avoir lieu. Je remercie également Danièle
Hervieu-Léger, Présidente de l’EHESS, qui a bien voulu accueillir et
ouvrir la première session de nos travaux. C’est bien sûr aux auteurs
que va aussi ma gratitude pour leur participation à cette manifestation ;
c’est avec d’autant plus d’émotion et d’amitié que je la leur exprime
que certains d’entre eux ont eu la générosité de nous aider à alléger le
budget en prenant eux-mêmes en charge leurs frais.
Pour toutes ces raisons, un réel enthousiasme m’a accompagnée dans
l’élaboration de cet ouvrage. Brigitte Lévi, aux Éditions Quæ, a été
constamment à l’écoute, de sorte que nous avons pu avancer très vite.
Je voudrais remercier aussi très amicalement les présidents de séances :
Joseph Bonnemaire, Vinciane Despret, Bernard Hubert, Catherine
Larrère, Heinz Wismann, qui ont généreusement animé les discussions.
Mes remerciements vont également à Sylvie Rézard et aux services tech-
niques de l’EHESS et de l’INRA qui ont assuré avec succès l’organisation
matérielle du colloque.
Enfin, ce sont des pensées particulières que j’adresse à Anne-Marie
Gogué, qui m’a épaulée dans la préparation de cette manifestation et a su
garantir efficacement son lancement, à Joseph Bonnemaire qui n’a pas
16 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
Florence Burgat
Introduction
Penser le comportement :
au fondement des options épistémologiques
Florence Burgat
La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme
moderne s’est laissé, dans la deuxième moitié du XIX e siècle, déterminer et
aveugler par les sciences positives et par la « prosperity » qu’on leur devait,
signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui pour une
humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de fait
forment une simple humanité de fait.
Edmund HUSSERL, La Crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale.
1. Georges Thinès y écrit (voir bibliographie) : « Pour Buytendijk comme pour Straus, le
recours aux enseignements phénoménologiques trouvait son origine, non dans une convic-
tion philosophique, mais dans une nécessité épistémologique face aux erreurs patentes et aux
interprétations péremptoires d’une certaine psychologie expérimentale » (Thinès : 11).
2. Lorenz parle de « ce grand vitaliste que fut Jakob von Uexküll » (Les Fondements de l’étho-
logie, op. cit. : 23), et fait allusion à « cette “imagination vitale” par laquelle F. J. J. Buytendijk
explique l’adaptation de la morphologie et du comportement [...] » (ibid. : 50).
INTRODUCTION 21
8. D’aucuns s’étonneront peut-être de voir figurer dans cette section une contribution consa-
crée à Georges Canguilhem (« Georges Canguilhem : le comportement comme “allure de
la vie” »). Françoise Armengaud, qui en est l’auteur, s’arrête longuement sur les liens entre
la pensée de Canguilhem et celle de Merleau-Ponty, pour s’interroger sur la dimension
phénoménologique de l’approche canguilhemienne. Par ailleurs, nous nous autorisons de
la qualification large d’« approches phénoménologiques », et de la remarque extraite de
l’avant-propos à la Phénoménologie de la perception citée ci-après, pour y ranger cette
réflexion sur l’allure du comportement, notion que Merleau-Ponty emprunte à Canguilhem
et sur laquelle il appuie son propre propos.
26 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
9. Georges Thinès écrit : « Il n’y a aucune objection à utiliser le concept de constitution noéma-
tique (centrée sur l’objet) dans ce contexte parce qu’il qualifie adéquatement l’organisation
phénoménale des perceptions. En ce qui concerne la constitution noétique, les choses sont
moins claires, du fait que les aspects cognitifs du comportement animal – qui sont établis
dans certains cas au même titre que les organisations perceptives – sont moins univoquement
présents chez diverses espèces, même si celles-ci sont étroitement apparentées [...]. Dans la
mesure où la théorie de la constitution a un sens dans la situation animale, elle semblerait
plutôt devoir être référée à la “synthèse passive” » (Thinès, Existence et subjectivité : 168).
INTRODUCTION 27
10. Voir Jean-François Nordmann, « Le renversement opéré par Kurt Goldstein et par Erwin
Straus : le réflexe comme comportement », infra, p. 171.
INTRODUCTION 29
aussi montrer que ce qui est étroitement tenu pour un réflexe est
déjà un comportement, au sens où il demande à être compris comme
quelque chose qui met toujours en jeu, d’une manière ou d’une autre,
l’ensemble de l’organisme (Goldstein) ou l’expérience vécue du sujet
animal (Straus). Cette lecture conduit donc à inverser – à renverser – les
rôles attribués au réflexe et au comportement : c’est le comportement qui
explique le prétendu réflexe et non l’inverse. Il s’agit conjointement de
montrer que le passage à un point de vue holiste, d’une part, subjecti-
viste, d’autre part, loin d’être une option épistémologique parmi d’autres
est une nécessité dictée par l’objet lui-même : l’organisme animal ou
humain et ses comportements.
C’est à ce point de la discussion que Jean-François Nordmann inter-
vient pour mettre en question la possibilité même de critiquer l’approche
causaliste et positiviste par ce qu’il désigne comme approche interpréta-
tive et herméneutique (celle qui se place sur le plan du sens). Les causes
et le sens ne se rencontrent pas et ne le peuvent, de sorte que la prise d’un
plan sur l’autre est structurellement impossible. Aucune de ces approches,
et telle est sa thèse, ne pourra jamais prétendre venir à bout de l’autre
et rendre l’autre caduque et non pertinente, et cela dans un sens comme
dans l’autre. Si l’écart est insurmontable – l’auteur parle d’un véritable
différend qu’on ne peut ni dépasser, ni résoudre, ni dissiper, et qu’il faut
au contraire accepter et approfondir – ne faut-il pas s’engager résolument
dans une autre direction critique ? La prise en compte de l’existence de
ces deux mondes (celui de la cause et celui du sens) conduit Jean-François
Nordmann à esquisser une conception « hétérogéniste et dissociation-
niste », qui laisse indemne le causalisme. Faut-il alors abandonner la
partie et laisser les deux camps voguer chacun sur leur mer ? C’est sur
un programme que s’achève cette réflexion, programme au sein duquel
l’approche de type organiciste et subjectiviste n’est pas simplement rangée
du côté de ce qui relève de l’attitude naturelle et ordinaire 11, mais est dotée
de la rationalité scientifique qui lui revient, et donc pleinement justifiée
dans ses prétentions. Selon Jean-François Nordmann, cette approche
gagnerait en force si elle s’autonomisait et renonçait à s’édifier sur
la critique du causalisme. Elle conduirait, enfin, à une révision de
l’éthique de la relation aux êtres vivants, animaux et humains, en tant
qu’êtres en relation avec quelque chose qui compte pour eux.
Les deux voies, maintenant bien dessinées, du causalisme et de l’ap-
proche phénoménologique, prétendent chacune rendre raison de la vie
11. C’est bien le causalisme qui est contre-intuitif, contraire à l’attitude naturelle, et non l’inverse.
30 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
et des vivants. Mais ceux-ci sont chaque fois observés et étudiés sous
des angles si différents que l’on peut dire que la biologie a vu son objet
éclater, tandis que la phénoménologie continue de s’attacher à la « cor-
poréité animée », pour reprendre l’expression forgée par Buytendijk.
L’animal total n’est en effet plus un objet d’étude depuis que la biologie
s’est donné pour tâche de comprendre les processus microscopiques. Si
la fécondité des résultats de ces dernières recherches n’est plus à démon-
trer, il reste cependant à se demander ce qui a été délaissé, et bientôt
nié, dans ce programme analytique et à évaluer les conséquences de cet
« oubli ». C’est en ce sens que Georges Thinès 12 fait de nouveau valoir
l’apport de la zoologie, dans son lien désormais avec la philosophie de
la nature et non plus avec la biologie qui s’est définitivement détournée
de l’apparence, du monde des formes. Qu’ont-elles à dire, ces formes,
ou plutôt que pouvons-nous dire à partir de ce qu’elles montrent ?
La théorie d’Adolf Portmann sur la forme animale (Die Tiergestalt
1948), au sens de son apparence, ainsi que celle de la subjectivité ani-
male élaborée par Frederik Buytendijk dans les mêmes années, nous
ramènent à la science descriptive du phénotype. Une partie de l’étho-
logie seulement a encore affaire à l’animal total et vu comme totalité
en relation avec son milieu, car l’éthologie cognitive, par exemple,
peut bien avoir besoin de l’animal entier, dirons-nous ici, mais c’est
pour s’intéresser à un élément, à une fonction, à un processus, qui ne
peuvent matériellement être détachés de cet individu. Pour voir fonc-
tionner le cerveau, mieux vaut le laisser dans son milieu 13 ! Cet état
12. Voir Georges Thinès, « La forme animale selon Frederik Buytendijk et Adolf Portmann :
une phénoménologie du comportement expressif », infra, p. 117.
13. Nous nous bornerons à citer un passage de l’article, dont l’objet de recherche est énoncé
dans le titre, de Céline Amiez et Jean-Paul Joseph, « Rôle du cortex cingulaire antérieur
dans les choix comportementaux basés sur les récompenses », dans Autour de l’éthologie
et de la cognition animale, sous la direction de Fabienne Delfour et Michel-Jean Dubois,
Presses universitaires de Lyon, 2005 : 35-47. « Lors des séances, l’animal est assis sur
une chaise pour primates en face d’une dalle tactile (30 3 40 cm) située à environ 21 cm
des yeux et couplée à un moniteur vidéo sur lequel les cibles visuelles sont présentées. La
chaise est pourvue d’une fenêtre (10 3 10 cm) au travers de laquelle l’animal passe un
bras pour frapper l’écran (Microtouch System). La présentation des cibles, l’occurrence et
la position des touches sur l’écran sont contrôlées et enregistrées par un micro-odinateur
pc486dx33 (logiciel cortex) » (p. 36). Notons le soin apporté par les auteurs pour décrire
leurs « matériel et méthodes ». Cela est de l’éthologie cognitive. A-t-on affaire à l’animal
total ? Certainement pas. À l’animal entier, au sens expérimental du terme, peut-être ;
encore que pour la tâche à effectuer, les singes ont subi une chirurgie du cerveau : « les
animaux reçoivent chirurgicalement une chambre d’enregistrement ainsi qu’une barre per-
mettant le maintien de la tête [...]. Une barre en acier inoxydable est fixée sur le sommet
INTRODUCTION 31
du crâne avec des petites vis en acier inoxydable. Le tout est ensuite maintenu dans un
assemblage acrylique afin de permettre la fixation de la tête au cours des expériences. En
utilisant un appareil stéréotaxique, une chambre en acier inoxydable est implantée afin
de permettre l’accès au cca [cortex cingulaire antérieur] » (p. 38). À la suite de quoi les
auteurs précisent que des traitements postopératoires ont été prodigués aux animaux, afin
d’éviter douleur et infections, et que la plaie est quotidiennement nettoyée à la Bétadine.
On respire !
14. Ce qui n’est pas sans rappeler la thèse « dissociationiste » prônée par Jean-François
Nordmann.
32 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
15. Voir Jacques Dewitte, « Une autre existence. En relisant La Structure du comportement
de Maurice Merleau-Ponty », infra, p. 127.
INTRODUCTION 33
les travaux scientifiques eux-mêmes une discordance entre les faits qui
y sont décrits et les interprétations qui en sont données par les auteurs.
Aspect déjà rencontré, mais énoncé ici dans les termes les plus clairs :
loin de proposer un cadre théorique qui éclaire les phénomènes, la
perspective qu’on appellera réductionniste pour faire vite, impose
au contraire son cadre causaliste préétabli et procède à la manière de
Procuste : tout ce qui n’y entre pas est censé ne pas exister. Jacques
Dewitte met ainsi au jour l’une des pentes que la science emprunte pour
glisser vers l’idéologie, qui consiste ici à « sauver les théories contre les
démentis des phénomènes ».
Le comportement n’est pas absent d’une biologie critique, qui milite
pour un regard sur le vivant et l’organisme pris comme un tout en rela-
tion avec son milieu. Georges Canguilhem, dans une œuvre tout entière
consacrée au vivant et aux problèmes épistémologiques posés par sa
connaissance, élabore conjointement une critique du concept de réflexe
(cette doctrine mécaniste de soumission au milieu), une élaboration du
concept de milieu (et son corrélat, le vivant comme centre) et du concept
de norme (associé au concept de milieu). « On verra, note Françoise
Armengaud 16, que la critique du concept de réflexe procède d’une cer-
taine idée des rapports entre le vivant et son milieu, et que ces rapports
entre le vivant et son milieu se laissent interpréter, ou exprimer, dans
leur majeure partie, comme liés à des normes ». En effet, les notions de
« normes vitales » et de « comportement privilégié » sont fondamen-
tales dans la pensée de Canguilhem. On ne peut comprendre le vivant
sans faire appel à cette notion de comportement privilégié, qu’il ne faut
pas entendre comme le comportement « objectivement le plus simple »
(Canguilhem [1965] 1998 : 146) (c’est-à-dire évalué par un observateur
extérieur qui appliquerait à ce comportement ses propres normes), mais
comme le choix opéré par ce vivant, choix qui porte alors la marque de
la simplicité qui est la sienne. Il exprime ce faisant les normes vitales qui
lui sont propres. Ces normes sont souples, issues d’un « rapport qui s’éta-
blit comme un débat » (ibid.) entre le vivant et son milieu, l’action du
vivant manifestant une appréciation de la situation et, par conséquent, une
domination du milieu et une façon de se l’accommoder. L’allure de la vie
qualifie la manière générale qu’a le vivant de se comporter. Canguilhem
adopte une posture résolument anti-réductionniste. Inlassable est en effet
sa critique de l’annexion de la biologie aux sciences physico-chimiques :
17. Nous utilisons sciemment une expression que nous ne faisons pas nôtre, à cause du contexte
de recherches où les choses sont appréhendées en termes de « coûts – bénéfices » pour les ani-
maux. Est en effet évalué « ce qu’ils sont prêts à payer » pour obtenir telle ou telle chose.
18. Voir Isabelle Veissier, « Bien-être animal : peut-on objectiver la subjectivité de l’animal ? »,
infra, p. 209.
36 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
19. Voir Michel Meuret, « Des troupeaux dans la broussaille... », infra, p. 223.
20. Voir Marion Vicart, « Quand l’anthropologue observe et décrit des journées de chiens »,
infra, p. 253.
38 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
21. Voir Marion Thomas, « Entre laboratoire et terrain, les recherches sur le comportement
animal au début du XXe siècle », infra, p. 281.
22. Voir Jenny Litzelmann, « Redéfinition des notions d’instinct, d’inné et d’acquis chez
Konrad Lorenz », infra, p. 305.
40 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
23. Citation extraite de Comportement et bien-être animal, M. Picard, R. H. Porter et J.-P. Signoret,
Versailles, INRA éditions, 1994, page d’introduction (n. p.) signée par Jean-Pierre
Signoret.
INTRODUCTION 43
25. C’est-à-dire un ensemble de signes cliniques, des données physiologiques, des outils
d’évaluation, etc.
26. Voir Philippe Devienne, « Le comportement douloureux de l’animal : entre symptômes
et critères », infra, p. 343.
INTRODUCTION 45
27. Voir Enrique Utria, « Être sujet-d’une-vie : croyances, préférences, droits », infra, p. 363.
46 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL
30. La notion de « souffrance inutile » appelle, bien entendu, une réflexion philosophique
sur les finalités des souffrances infligées aux animaux et, plus fondamentalement, sur
les raisons de la légitimité dont elles semblent a priori revêtues dès lors que le critère de
l’utile peut être invoqué. La signification de la souffrance utile doit aussi être envisagée
au sein de la logique des textes juridiques eux-mêmes et de la jurisprudence concernant
l’interprétation des mauvais traitements et des actes de cruauté. On pourrait dire que cette
notion constitue le pivot autour duquel les actes générateurs de souffrance se distribuent
en licites et illicites, sans que jamais le fondement de l’utilité ait été lui-même circonscrit.
Utiles seraient donc les souffrances infligées pour tous les actes licites : piéger pour la
fourrure, chasser pour le loisir, etc. On en vient à se demander si le critère de l’utile n’est
pas convoqué a posteriori pour qualifier et justifier du même coup des actes et pratiques
entérinés par l’habitude, le folklore, etc. Voir notamment : Alain Couret, « Animaux »,
Recueil Dalloz Sirey, 1981, 25e cahier – jurisprudence : 361-365, et René Laur, « Sévices
graves ou actes de cruauté envers les animaux », Éditions Techniques, Juris Classeurs :
1995 : § 35 à 39.
31. Paris, Galilée, 2006.
32. Voir « Ceux que les animaux ne regardent pas », infra, p. 399.
INTRODUCTION 49
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PREMIÈRE PARTIE
Vie et comportement
Approches évolutionnistes
1
Qu’est-ce que
le comportement* ?
André Pichot
* Cet article a été initialement publié dans la Revue européenne des sciences sociales, 1999,
tome XXXVII, n° 115 : 117-126.
56 VIE ET COMPORTEMENT
D’ailleurs on sait très bien qu’une lésion de cette membrane (ou de cette
peau) ne remet pas en cause l’évolution disjointe : la « blessure-ouver-
ture » est assez rapidement « cicatrisée-refermée », de manière tout à
fait spontanée, par le mouvement même de l’évolution individuelle qui
se poursuit (du moins si la lésion n’est pas trop étendue). La membrane
(ou la peau) matérialise le « lieu » d’une discontinuité, la discontinuité
entre deux termes évoluant de manière disjointe. Cette frontière maté-
rielle peut évidemment, en retour, faciliter la disjonction d’évolution.
Il y a ainsi une sorte de va-et-vient entre la délimitation matérielle et la
disjonction d’évolution, mais c’est la disjonction d’évolution qui est pre-
mière en ce que, du fait de la perméabilité de la frontière (et des échanges
inhérents), seule la discontinuité d’évolution différencie physiquement
l’être et son environnement indépendamment de l’observateur.
Il s’ensuit que l’être vivant est nécessairement défini dans le temps,
et non de manière atemporelle comme une entité qui serait simplement
délimitée par une membrane imperméable : il n’est distinct de son milieu
que dans le mouvement de son évolution et non pas de manière « ins-
tantanée » ou « atemporelle ».
Un exemple le fera mieux comprendre. Supposons une place publique
vue d’avion ; sur cette place de nombreuses personnes marchent en tous
sens ; si certaines d’entre elles se déplacent ensemble, elles vont se dis-
tinguer des autres comme constituant une entité, un groupe. On imagine
facilement que certaines personnes peuvent se joindre à ce groupe et cer-
taines le quitter, sans qu’il soit remis en question en tant que groupe. Il
n’est pas nécessaire que ces personnes regroupées soient toujours dans le
même rapport (la même position relative, comme des soldats qui marchent
au pas), mais leurs mouvements les uns par rapport aux autres doivent
être limités, sinon elles sortent du groupe. Il n’est pas nécessaire non plus
qu’elles soient reliées entre elles (en se donnant la main, en entourant
leur groupe par une corde qui le délimite, etc.). Enfin, le fait qu’elles se
meuvent (et la manière dont elles le font) peut donner à leur groupe une
certaine structure et une certaine forme ; cette structure peut se modifier au
cours du temps sans que cela altère le caractère de groupe (il y a un rema-
niement interne au groupe, mais celui-ci reste un groupe). Ce qu’il faut
bien saisir ici, c’est que le regroupement de ces personnes est inhérent non
pas à une fermeture, mais à leur mouvement commun qui les distingue des
autres personnes qui ont des déplacements non coordonnés.
Le fait que les personnes ainsi regroupées peuvent constituer une
structure particulière ne suffit pas à définir leur groupe comme une entité
distincte. On pourrait certes évaluer la probabilité thermodynamique de
QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 59
Une fois né, l’être vivant va devoir subsister dans cet environnement
avec lequel il est en déphasage ; et pour cela il doit adopter une évolution
individuelle disjointe, car il ne peut pas laisser son déphasage évoluer
selon sa pente naturelle (cette pente naturelle est celle de la disparition,
et donc de l’indifférenciation au sein de l’environnement). D’une cer-
taine manière, la disjonction de l’évolution individuelle est la réponse au
déphasage imposé à l’être vivant, dès sa naissance, par la disjonction de
l’évolution des espèces (il se trouve, à sa naissance, jeté dans un monde
où il est physiquement incongru et où il va devoir vivre). L’évolution
individuelle de l’être poursuit ce déphasage initial, ou du moins elle le
maintient (sinon l’être n’est plus vivant, car il rejoint son environnement
et évolue avec lui).
Il y a donc un double aspect dans la non-relation-globale-direc-
tement-selon-les-lois-physico-chimiques de l’être vivant et de son
environnement. Un aspect diachronique qui tient à ce que l’évolution
individuelle de l’être se poursuit de manière disjointe de celle de l’envi-
ronnement. Un aspect synchronique qui tient à ce que la situation de cet
être à sa naissance est celle d’une entité qui est étrangère à son environ-
nement, celle d’une entité qui n’y a pas de nécessité physique.
Mais, de fait, ce déphasage n’a d’intérêt que dans le temps, dans
sa continuation, et non de manière « instantanée » ou « atemporelle ».
Ainsi, le déphasage existant entre un cadavre frais et son environne-
ment n’est pas sensiblement différent de celui qui existe entre un être
vivant de même espèce et le même environnement, mais, dans le cas du
cadavre, ce déphasage va peu à peu disparaître lors de la décomposition,
tandis que dans le cas de l’être vivant il se maintient ou même s’accroît.
Ce qui importe dans la distinction de l’être et de son environnement, ce
n’est donc pas tant le déphasage en lui-même que son devenir (l’être
vivant n’est défini que dans le temps).
La spécificité de l’être vivant étant ainsi définie, venons-en mainte-
nant au comportement, c’est-à-dire l’ensemble organisé des rapports
entre cet être et son environnement.
C’est l’absence de relation-globale-directement-selon-les-lois-physico-
chimiques entre l’être vivant et son environnement qui sous-tend le
comportement : celui-ci doit pallier ce manque.
Cela ne signifie pas que le comportement ne respecte pas les lois phy-
sico-chimiques, mais que, parmi les relations physico-chimiques locales
entre l’être et l’environnement, seules certaines sont réalisées : celles qui
permettent la poursuite de l’évolution individuelle disjointe (un objet ina-
nimé a toutes les relations physico-chimiques qu’il lui est possible d’avoir
QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 63
Références bibliographiques
Thomas Droulez
Introduction
1. Voir la distinction très pertinente faite par le psychologue J. Baresi entre « soi noyau »
agentif et imaginal/spéculaire ponctuel (« basic self ») et « soi étendu » mnésique et narratif
cohérent (« extended self »).
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 71
Réflexions préliminaires
a une différence d’activation dans ces réseaux entre, d’une part, une
tâche cognitive impliquant un traitement conscient d’un signal-stimulus
qui donne lieu à une qualité phénoménale consciemment vécue puis
reconnue et, d’autre part, une tâche cognitive impliquant un traitement
infraconscient d’un même signal-stimulus qui déclenche une partie d’un
répertoire moteur en court-circuitant le niveau conscient (Delacour 2001
et Naccache 2006). C’est là un outil précieux qui rend possible l’intru-
sion dans ce que le béhaviorisme s’interdisait d’explorer, à savoir la
« boîte noire » du psychisme animal et humain, réputée jusque-là non
pertinente ou, pis, non existante. Car, même s’il demeure impossible
d’imaginer le détail de l’aspect des « qualia » ou expériences quali-
tatives de la conscience phénoménale d’un animal, il devient possible
de concevoir cependant comment et si oui ou non l’on peut déceler la
présence même de ces « qualia » et la présence de « représentations
mentales conscientes » chez l’animal. En effet, l’on peut légitimement
supposer que les structures neuronales actives qui forment ce que Joëlle
Proust nomme des « espaces fonctionnels de qualia », si elles se retrou-
vent sous une forme unique ou sous différentes formes chez plusieurs
espèces différentes, réalisent la même fonction du moment qu’elles sont
isomorphes dans leur structure fondamentale et de par le rôle causal
qu’elles occupent dans une organisation d’ensemble, comme le rappelle
aussi le philosophe Fred Dretzske (Dretzske 1997).
La notion parfois bien indéfinie de « sensibilité » ne nous induit-elle
pas trop facilement en erreur ? Ne faut-il pas chercher un autre plus petit
dénominateur commun à tous les comportements animaux ? Si la notion
de « sensibilité » animale n’est pas explicitée dans ses diverses accep-
tions possibles et dégagée de son sens vague plus ou moins intuitif, l’on
risque fort de se rendre coupable d’une confusion semblable à celle que
l’on trouvait déjà chez Schopenhauer et que l’on retrouve dans la pensée
génétique réductionniste de Richard Dawkins. Cette confusion consiste
à faire des différents types d’activités des différentes formes d’indi-
vidualité organique que l’on peut rencontrer dans le monde du vivant
des expressions phénoménales d’une seule et même poussée ou pulsion
que Schopenhauer nomme de manière intuitive « Volonté » dans son
œuvre maîtresse, Le Monde comme volonté et comme représentation.
Il semble absurde d’assimiler sous une même dénomination métaphy-
sique aussi générale et vague que le terme de « Volonté » des « choses »
aussi distinctes que la croissance dirigée d’une plante grimpante, les
actions instinctives de certains animaux et les actions conscientes de
certains autres animaux.
78 VIE ET COMPORTEMENT
3. Nous employons à dessein ce terme qui, en anglais, désigne la forme la plus basique de la
conscience en tant qu’éveil et vigilance dans la sensation/perception, par contraste à la fois
avec ce qui relève du domaine des couplages stimuli-réflexes non conscients, et avec ce
que certains auteurs anglo-saxons nomment « higher order consciousness » et qui désigne
la « conscience d’ordre supérieur » impliquant une certaine réflexivité et une capacité de
représentation plus complexe rendant possible un retour sur ses propres « expériences »
sensitivo-mnésiques à partir de pensées s’y rapportant, et sur ces pensées à partir d’autres
pensées qui les englobent (les « pensées d’ordre supérieur », « higher order thoughts »).
« Sentience » est également différent de « conscience » qui signifie en anglais la conscience
morale. Par ailleurs, ce mot de « sentience » désigne la même chose qu’« awareness »
qui signifie le fait d’être vigilant, attentif, mais la « sentience », synonyme de l’« aware-
ness » qui est donc le fait d’avoir accès à des contenus de conscience, notamment dans la
conscience perceptive, est d’ordinaire distinguée de la « consciousness » qui d’habitude
désigne plutôt l’attention tournée vers l’introspection.
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 79
qui existe entre, d’une part, un dispositif physique automatisé tel qu’un
thermostat qui permet de maintenir la température d’une pièce à un
niveau prédéterminé grâce à la covariation existant entre un gradient
thermique ambiant et l’écartement de deux lamelles métalliques fer-
mant un circuit électrique, et, d’autre part, les dispositifs organiques
qui permettent à un animal de sortir du cadre des covariations réflexes
entre stimuli et réponses stéréotypées pour agir de manière adaptée et
ajustée à des événements imprévus survenant dans son environnement.
En effet, le mécanisme du thermostat, qui est un exemple technique
que le philosophe David Chalmers reprend lui aussi (Chalmers 1996),
est en un sens semblable aux réseaux nerveux réflexes qui induisent
directement un comportement prédéterminé, comme c’est le cas par
exemple lorsque les neurones olfactifs d’un escargot le tirent littérale-
ment toujours de la même façon vers les végétaux comestibles, lorsque
ses neurones tactiles activent automatiquement ses neurones musculaires
pour lui faire rétracter ses cornes au contact d’un objet, quel qu’il soit,
ou encore lorsque, selon un circuit plus complexe, chez un humain,
le réflexe ostéo-tendineux du genou est déclenché à l’aide d’un petit
objet contondant. C’est là un ensemble de systèmes purement passifs
et stéréotypés qui ne sont pas modulables au cours d’un apprentissage.
Ils ont un degré de complexité plus élevé que la simple irritabilité d’un
végétal, et leur réalisation physiologique est différente, mais leur mode
de fonctionnement revient au même, en définitive.
En revanche, il existe un type d’extraction de « l’information » de
l’environnement qui est propre à l’animal et qui suppose une forme
d’apprentissage, fût-il minimal. Et ce type d’extraction de l’informa-
tion suppose donc aussi une forme de rétention mnésique et une forme
d’adaptabilité relativement rapide et inventive, fussent-elles rudimen-
taires. Ainsi, par exemple, si on stimule le siphon d’un gastéropode
marin tel que l’aplysie de manière récurrente en conservant toujours la
même intensité de pression, l’on observe un phénomène d’habituation au
cours duquel l’animal mémorise sur un intervalle de quelques secondes
les stimulations antérieures et réduit, voire supprime, la réponse motrice
initialement associée au stimulus. À l’inverse, si l’on intensifie graduel-
lement le stimulus nocif envoyé à son siphon, l’aplysie va apprendre
à agir de manière adaptée en intensifiant la rétractation de son siphon
jusqu’au stade où, confrontée au moindre effleurement, elle opère sys-
tématiquement une rétractation préventive. Cette modulation dans la
catégorisation vitale du stimulus s’effectue par habituation et sensibili-
sation, et elle témoigne, à ce niveau d’organisation, du développement
82 VIE ET COMPORTEMENT
d’une activité déjà un peu plus créative venant compléter l’activité des
réflexes stéréotypés et non modulables de base. C’est aussi un embryon
de mémoire procédurale implicite, fugace et transitive, et un début d’in-
ventivité permettant une adaptation flexible et rapide à l’environnement,
toutes capacités dont ne dispose pas le végétal.
Cependant, comme le rappelait déjà Bergson, ce n’est qu’à partir du
moment où la boucle stimulus-réflexe est suffisamment distendue par
des dispositifs nerveux dilatoires, que des attitudes telles que l’hésita-
tion et l’anticipation attentives peuvent voir le jour, et ce n’est qu’à ce
moment-là que les premières formes de conscience perceptive puis de
représentations mnésiques explicites (mémoire épisodique et séman-
tique) peuvent apparaître (Bergson [1896] 2003, Bergson [1919] 2003).
En effet, tant que la réponse comportementale suit de très près le sti-
mulus, il y a au mieux détection, et non perception. À ce niveau, une
réponse adaptée ne nécessite pas encore la conscience : la nature n’en
a certainement pas vu l’utilité, pour ainsi dire. En revanche, dès qu’un
temps de latence s’installe entre le traitement du stimulus et la réponse,
et que cela active des réseaux chargés de faire bifurquer et de retarder
le signal nerveux afin de se donner le temps de choisir entre plusieurs
réactions comportementales, alors l’hésitation apparaît en même temps
que l’intériorisation de l’action possible, et ce sont là les débuts de
la conscience. C’est d’ailleurs dans ce sens que vont les expériences
de Benjamin Libet (Libet 2004) qui mettent en évidence l’existence,
chez l’homme, mais aussi vraisemblablement chez d’autres mammifères
supérieurs, d’une capacité d’inhibition, de répartition et de redirection
des potentiels électriques de préparation cérébrale, au départ automa-
tisée, d’une action.
Autrement dit, le premier degré de la liberté ne serait pas tant d’agir
spontanément, mais de pouvoir se donner le choix de ne pas agir, de
s’empêcher d’agir pour prendre le temps de choisir un projet d’action
qui est alors intériorisé en une virtualité mentale qui vient redoubler
l’action immédiate non choisie. L’animal chez lequel cette hésitation et
cette inhibition sélective choisie sont possibles se donne alors aussi le
temps, littéralement de se rendre présent à ses stimuli d’abord, et, par la
suite, de se re-présenter mentalement, de façon imaginaire, un état, un
objet ou un événement qui ne fait plus l’objet d’une perception actuelle.
Mais pour que ces systèmes nerveux animaux plus complexes munis de
dispositifs dilatoires hiérarchisés se développent et qu’ils occasionnent
l’apparition d’une première conscience de base, encore fallait-il d’abord
que des systèmes plus humbles, mais tout aussi essentiels, apparaissent
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 83
Le vivant et la machine,
l’animal et le robot
Conclusion
6. Voir à ce sujet la critique que les primatologues M. Tomasello et D. Povinelli font de la tenta-
tive d’assimilation des singes anthropoïdes à des personnes humaines socialisées et conscientes
d’autrui en tant qu’alter ego (Povinelli 2000 ; Povinelli et Prince 1998 ; Tomasello 2000).
92 VIE ET COMPORTEMENT
Références bibliographiques
7. L’on peut facilement retracer l’héritage et les avatars d’une telle vision, depuis la thèse
mécaniste de Descartes sur les animaux-machines jusqu’aux développements modernes
tardifs du béhaviorisme antimentaliste radical de Watson ou Skinner, ou encore aux thèses
de philosophes contemporains tels que D. Dennett (hétérophénoménologie fonctionnaliste
admettant la validité de la cybernétique et faisant abstraction de la conscience phénoménale)
ou P. Carruthers (approche refusant aux animaux non humains non seulement la conscience
réflexive mais aussi la conscience phénoménale de base, sous prétexte qu’ils n’ont pas la
capacité à former des « pensées d’ordre supérieur » réputées seules capables de rendre
présent à l’esprit d’un être le contenu de ses « percepts »).
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 93
Xavier Guchet
Introduction
il est indéniable que la question des techniques chez les animaux n’est
pas chez lui une question centrale. Le titre de l’article, suggérant que la
philosophie de Simondon est de nature à jeter un éclairage intéressant
sur le problème de la technicité animale, peut par conséquent surprendre.
On justifiera cette hypothèse en montrant que si elles sont effectivement
marginales, les réflexions de Simondon sur la technicité animale n’en
sont pas moins très originales, pour l’époque surtout, et qu’elles font
écho à des développements récents des travaux en éthologie. Il apparaît
clairement, dans le cours sur l’imagination et l’invention notamment,
que la technicité animale peut être décrite et étudiée à l’intérieur du
cadre conceptuel de la philosophie de l’individuation que Simondon
déploie dans sa thèse principale. La technicité animale est appréhendée
comme un moment de l’individuation vitale et c’est en définitive à
une réévaluation d’ensemble de celle-ci, et partant du comportement
animal, que nous introduit l’étude des techniques chez les animaux. La
confrontation entre les développements de l’éthologie contemporaine et
les analyses de Simondon sur cette question, sous-tendue par l’ensemble
de sa philosophie de l’individuation, mérite par conséquent d’être entre-
prise : tel est le but de cet article.
les matériaux qu’elle utilise ainsi que la façon de les utiliser. La conclu-
sion d’Henri Coupin est la suivante : « toutes ces variations montrent que
l’art [chez les animaux] ne relève pas de l’instinct pur et simple, mais
rappelle jusqu’à un certain point ce que, chez l’homme, on appelle l’in-
telligence » (Coupin 1904 : 3). Le ton est presque militant, il ne s’agit pas
à proprement parler de science, il s’agit de faire admettre que l’animal
mérite le respect parce qu’il est notre « frère ».
En rupture avec ces approches « anecdotiques » des arts et métiers
chez les animaux, on voit se développer au XXe siècle des efforts pour
aborder scientifiquement la technicité animale. On peut évoquer sur ce
point l’approche d’André Leroi-Gourhan, dont le texte « Technique et
société chez l’animal et chez l’homme » (Leroi-Gourhan 1983 : 110-
123) présente les grandes lignes. Leroi-Gourhan décrit dans ce texte
l’ensemble des êtres vivants en termes fonctionnels, chaque espèce
(homme inclus) étant caractérisée par une coordination spécifique entre
trois éléments fondamentaux : les organes de relation, les organes de
préhension et le dispositif de locomotion. La grande série fonctionnelle
à laquelle appartiennent les primates se caractérise par l’existence d’un
champ antérieur qui regroupe les organes de relation et ceux de pré-
hension, les organes de locomotion étant situés sur la partie postérieure
du corps (qui est de forme allongée). C’est dans le champ antérieur
que se développe la technicité, entre les deux pôles que sont la face et
la main, du moins à l’intérieur d’une grande série de mammifères par
opposition à l’autre grande série qui est allée au contraire dans le sens
d’une dissociation du champ antérieur, le membre antérieur ayant perdu
son intégration au champ de relation : dans cette dernière série, toute la
technicité se concentre sur la face (cornes nasales ou frontales, trompes,
incisives très spécialisées des ruminants ou des chevaux, défenses des
éléphants ou des sangliers, lèvres extensibles). Le point important est
que l’homme n’est l’objet d’aucun traitement à part dans cette analyse
fonctionnelle de l’organisation biologique des êtres vivants. Les mêmes
concepts sont appliqués à l’ensemble des êtres vivants, y compris à
l’homme, sans préjuger a priori qu’il existe une « différence anthro-
pologique ». Toutefois, il n’est pas question chez Leroi-Gourhan de
technicité animale au sens d’une authentique activité technique chez
les animaux, impliquant éventuellement des outils, mais surtout des
séquences de gestes opératoires et des représentations. L’existence d’une
telle activité chez les animaux, pleinement reconnue aujourd’hui, a été
observée il y a longtemps déjà mais a mis du temps à être vraiment
acceptée. Dès 1844, pour se limiter au cas évoqué par Frédéric Joulian,
LA TECHNICITÉ ANIMALE 99
Conclusion
Le grand mérite de Simondon est d’avoir montré qu’il est à la fois pos-
sible et nécessaire d’appréhender la technicité animale pour elle-même,
et non en référence à la technicité humaine. Plus précisément, son effort a
consisté à montrer que les techniques humaines et animales devaient être
décrites selon les mêmes concepts technologiques (adaptation fonction-
nelle, autocorrélation, etc.). Certes, son analyse de la technicité animale
est indéniablement l’occasion de préciser la spécificité de la technique
chez l’homme ; néanmoins le comportement technique des animaux est
étudié pour lui-même dans une perspective non réductionniste. En affir-
mant, ce qui est assez original à l’époque, que l’animal est non seulement
capable de technicité mais aussi d’objectivité technique, Simondon anti-
cipe sur les enseignements ultérieurs de l’éthologie et se trouve bien
prêt d’admettre, il le dit dans ses leçons de psychologie, l’existence de
cultures animales. En effet, l’idée de culture animale est étroitement liée à
celle d’objectivité technique. Un être culturel est un sujet qui se constitue
en couplant du vivant et du non-vivant, c’est-à-dire qu’il se constitue
dans l’extériorité artéfactuelle. Simondon le suggère explicitement, il
n’est pas interdit d’appréhender les animaux comme de véritables sujets
dans la mesure où eux aussi se constituent comme tels dans les objets
qu’ils fabriquent. Il y a de l’institution et du symbolique jusque dans
l’animalité, faisait déjà remarquer Merleau-Ponty dans ses cours sur la
Nature au Collège de France à la fin des années 1950 : l’étude des com-
portements techniques des animaux confirme ce point de vue.
Le gain considérable d’une approche comparative et non essentialiste
des activités humaines et des activités animales, mobilisant les mêmes
ressources conceptuelles et méthodologiques, réside dans la possibilité
qu’elle offre de se déprendre d’un problème délicat qui mine les approches
essentialistes (c’est-à-dire les approches qui postulent l’existence d’une
LA TECHNICITÉ ANIMALE 113
Références bibliographiques
Georges Thinès
1. L’espèce Homo sapiens figure désormais dans la famille des Hominidae, sous-famille des
Homininae avec le chimpanzé, le gorille et l’orang-outan. Jusqu’il y a peu, l’Homo sapiens
figurait seul dans cette même famille, créée à son intention à l’exclusion des autres grands
Primates.
LA FORME ANIMALE SELON BUYTENDIJK ET PORTMANN 119
raison n’a pour raison d’être que de manifester cette splendeur, au prix
d’un gaspillage illimité d’énergie. Bref, le monde organique est chargé
d’une valeur démonstrative qui fait le prix de son être même [...] Cette
pure valeur ontologique des êtres organiques ne signifie aucunement
que les organismes présents dans la nature soient dépourvus de relation
fonctionnelle avec leur milieu [...] leur accomplissement même au sein
de la nature implique l’interaction avec l’ambiance. Mais tout cela n’est
que secondaire. Ce qui dans le monde organique est premier, essentiel,
c’est la pure valeur démonstrative de l’être. Sinon, nous aurions affaire
à un organe, jamais à un organisme » (Buytendijk 1952 : 6-7).
Nous verrons ultérieurement que ce point de vue phénoménologique
est implicitement admis dans l’élaboration de certains concepts clés
de l’éthologie. Mais revenons à la question de l’apparence animale en
examinant l’essentiel des conceptions de Portmann, telles qu’il les a
développées dans une série de travaux, principalement dans son ouvrage
fondamental intitulé Die Tiergestalt (La Forme animale) (Portmann
[1948] 1961). Portmann a élaboré une authentique phénoménologie de
la morphologie animale, qui s’écarte résolument d’un causalisme bio-
logique selon lequel les multiples aspects du phénotype (les colorations,
les livrées) devraient être considérés comme de simples épiphénomènes
des processus fondamentaux d’ordre physiologique. Ici comme ailleurs,
la pensée analytique tend, par son mouvement même, à privilégier le
domaine microscopique au détriment du domaine macroscopique et à
voir dans le premier le lieu des seules causes réelles et légitimes, et
finalement la seule réalité digne des efforts de l’investigation scien-
tifique. Il est clair que, dans cette perspective – qui est celle de toute
approche réductionniste du vivant –, une phénoménologie de la forme
animale telle qu’elle se révèle dans le phénotype est considérée au départ
comme dénuée d’intérêt ou en tout cas secondaire dans l’étude scien-
tifique de l’animal. C’est le mérite de Portmann d’avoir montré, à la
lumière de très nombreux exemples, que l’apparence d’une espèce est
au contraire un phénomène essentiel largement indépendant du rôle de
survie que l’on serait tenté de lui attribuer en ordre principal. « Il paraît
encore difficile à certains d’apprécier à leur juste valeur ces structures
extérieures dont la fonction de conservation n’est pas immédiatement
perceptible. Nous devrons nous habituer à discerner ces structures
particulières non seulement là où l’aspect extérieur a son rôle à jouer
dans la vie, comme coloration à but sexuel, comme menace ou comme
camouflage, mais aussi dans tous les cas d’ordre plus général où elles
apparaissent comme une propriété vitale de base » (ibid. : 216). Il est
LA FORME ANIMALE SELON BUYTENDIJK ET PORTMANN 123
Références bibliographiques
Jacques Dewitte
L’animal [...] est bien une autre existence, cette existence est perçue par tout
le monde, [...] elle est un phénomène indépendant de toute théorie notionnelle
sur l’âme des bêtes. Spinoza n’aurait pas passé tant de temps à considérer
une mouche qui se noie si ce comportement n’avait pas offert au regard autre
chose qu’un fragment d’étendue.
Maurice MERLEAU-PONTY
1. Merleau-Ponty se réfère aussi à Psychologie des animaux, Payot (1928) de Buytendijk ainsi
qu’à un article important de 1935, consacré à une critique de Pavlov, signé conjointement
par Frederik Buytendijk et Helmuth Plessner.
128 VIE ET COMPORTEMENT
Notre contexte actuel – je me situe cette fois non plus en 1942, mais
en 2008 – est marqué par la coexistence de deux attitudes diamétrale-
ment opposées à l’égard des sciences. Pour les uns – c’est l’attitude
prédominante – la science est supposée détenir une autorité absolue.
Pour d’autres, elle est rejetée en bloc comme un mal absolu, en raison
des dangers de la techno-science ou parce qu’elle incarnerait une forme
d’aliénation par rapport à la vie. Il me paraît important de dépasser
cette alternative et d’articuler une position dans laquelle les sciences
sont soumises à un examen critique – tant du point de vue épistémo-
logique qu’éthique – sans être rejetées. Un tel rejet constitue de toute
façon une inconséquence, car comment répudier aussi radicalement ce
qui, par ailleurs, empreint notre vie et nous apporte d’incontestables
bienfaits ? Est donc requise une critique de la science qui doit consister
à la situer à sa juste place, ni suprême ni inférieure, dans une vision
globale de l’existence humaine. C’est très exactement ce qu’avait écrit
Merleau-Ponty : « La vigueur de la réflexion est liée à la renaissance
2. Erwin Straus ([1935] 1989 : 20), dans la préface à la seconde édition de Du sens des sens,
avait fait la même constatation. Entre la première et la seconde édition – de 1935 à 1955 – on
était passé des théories de Pavlov et de Watson à la cybernétique, mais, écrivait-il, c’était
« du vin ancien dans de nouvelles outres ».
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 129
3. Cette démarche pratiquée par Merleau-Ponty se retrouve également chez Erwin Straus, tout
au long de Du sens des sens, mais aussi chez l’un de ses auteurs-témoins : Wolfgang Kœhler
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 131
qui n’existerait donc quasi pas. Et pourtant, il existe, ce qui nous oblige à
mettre en question ces deux catégories comme mutuellement exclusives :
ou bien la pure extériorité ou bien la pure intériorité, tout tiers terme
étant exclu, et à envisager, voire à imaginer de nouvelles catégories,
par-delà le découpage hérité.
Il faut éviter, on l’a dit, une erreur qui consisterait à comprendre la
démarche phénoménologique en la réduisant à quelque anti-intellec-
tualisme : renonçons à toute construction abstraite en faisant place à
l’expérience, au monde de la vie ou à « la vie » comme telle (laquelle est
indicible). Or – s’agissant en particulier du comportement –, il ne suffit
pas de jeter aux orties toutes les constructions, représentations, concepts et
catégories, forcément abstraits et réducteurs, mais d’inventer de nouvelles
catégories appropriées au phénomène en question. Les phénomènes ont
besoin de concepts, mais de concepts qui leur conviennent, dont l’élabo-
ration résulte d’une confrontation avec eux et avec l’expérience. La pensée
n’est pas, à cet égard, un simple enregistrement du donné, elle est une
création. Certes, pas non plus une création pure : un acte créateur qui se
sait précédé par quelque chose – par une expérience, un phénomène. Plus
tard, Merleau-Ponty écrira : « L’Être est ce qui exige de nous création pour
que nous en ayons l’expérience » (Merleau-Ponty 1964 : 25).
Il apparaît clairement que Pavlov, et l’ensemble de ces scientifiques,
est tributaire d’un atomisme : ne sont retenus que des éléments isolés,
privés de toute continuité interne et de toute finalité. L’unité ne peut
donc venir que, ultérieurement, d’un acte synthétique effectué par l’esprit
humain – exposé par là même au reproche d’anthropomorphisme (on y
reviendra). Or, l’une des caractéristiques fondamentales d’un comporte-
ment – comme « phénomène » avant d’être une « notion » – est qu’il
manifeste une unité interne, une cohérence (n’étant pas une simple addi-
tion de moments ponctuels, atomisés), qu’il a un sens et qu’il est le plus
souvent dirigé vers un certain but. Ici, il s’agit de dépasser l’antinomie de
l’atomisme et d’une sorte de globalisme abstrait : d’une part, une réalité
supposée consister en atomes, en éléments « discrets », d’autre part, un
ordre global imposé de l’extérieur à cette atomisation et qui serait le fait de
l’esprit humain. L’antinomie ontologique, portant sur la texture du réel, est
donc accompagnée d’une antinomie plus spécifiquement épistémologique
ou cognitive. En récusant ces deux positions opposées, on suppose qu’est à
l’œuvre dans le réel lui-même un principe d’ordre et de structuration, bien
avant que l’esprit humain – scientifique, philosophique – ne survienne.
Le scientifique comme le philosophe doivent se savoir précédés par cette
activité ouverte que l’on peut caractériser aussi comme un acte de liberté.
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 133
Elle a à voir avec ce qui caractérise toute vie organique, depuis les
stades élémentaires jusqu’à l’ordre humain, à savoir son caractère global,
synthétique, le fait d’être un ordre, une cohérence en train de s’accomplir
en chaque acte de perception et plus tard de parole. Par là, l’esprit humain
– et la cohérence qu’il cherche à établir dans la réalité – et la réalité du
vivant ne sont pas opposés en deux ordres antagonistes et étrangers. Il y a
une certaine parenté entre ces deux modes de structuration, ce qui donne
une légitimité ontologique au travail de l’esprit scientifique.
qui fonce, nous n’avons pas reçu différents stimuli isolés que notre cer-
veau devrait regrouper ensuite, mais perçu une Gestalt globale. Si tel
n’était pas le cas, on ne donnerait pas cher de notre peau. Et lorsque
nous recevons une invitation à un colloque scientifique, ce n’est pas
un stimulus qui déclenche mécaniquement le fonctionnement de notre
esprit. Il faut, pour que ce processus se mette en branle, qu’il survienne
(chez certains) dans une Stimmung de curiosité et d’appétence intellec-
tuelle ou (chez d’autres) d’ambition et de plan de carrière. Bien sûr, il
peut arriver que certains thèmes nous fassent aussitôt saliver (comme le
nom de Merleau-Ponty), mais là non plus, il ne s’agit pas d’un simple
réflexe immédiat, car il a été précédé par une longue expérience positive
de fréquentation de cet objet.
Du bon usage
de l’anthropomorphisme
4. Ce thème était déjà présent chez Wolfgang Kœhler ; tout indique donc que, ici aussi, Merleau-
Ponty prolonge et approfondit des aspects déjà envisagés par les auteurs commentés.
138 VIE ET COMPORTEMENT
elle introduit dans le monde animal des schémas qui lui sont étrangers,
d’origine humaine, au lieu de rechercher ce qui fait sens pour lui, dans
son monde. Est anthropomorphique cette décomposition du phénomène
en unités qui ont un sens pour le scientifique, mais n’en ont aucun dans
le milieu naturel. On impose aux animaux un cadre issu de la science
humaine (et qui d’ailleurs est tout aussi impropre à décrire la psycho-
logie humaine). « Le réflexe tel qu’il est défini dans les conceptions
classiques, note Merleau-Ponty, ne représente pas l’activité normale
de l’animal, mais la réaction que l’on obtient d’un organisme, quand
on l’assujettit à travailler, pour ainsi dire, par pièces détachées [...].
L’animal est placé dans une situation anthropomorphique, puisque, au
lieu d’avoir affaire à ces unités naturelles que sont un événement, une
proie, il est astreint à certaines discriminations, doit réagir à certains
agents physiques ou chimiques qui n’ont d’existence séparée que dans
la science humaine » (ibid. : 45). Le même argument réapparaît plus loin
envisagé de manière plus large : « Empirisme et intellectualisme trans-
portent dans les modes primitifs du comportement des structures qui
appartiennent à un niveau très supérieur : structure de pure juxtaposition
– atome – ou structure de pure intériorité – la relation » (ibid. : 135).
Auparavant, on avait plaidé pour un anthropomorphisme de bon
aloi, et voilà que, cette fois, on reproche à la science objectiviste de se
rendre coupable d’une forme d’anthropomorphisme. N’y a-t-il pas là
une contradiction ? Elle se résout si l’on admet que ce ne sont pas les
mêmes notions humaines qui sont imputées à la vie animale dans les
deux cas. Dans la situation de laboratoire, ce sont des abstractions de
l’entendement ; on projette des schémas qui n’ouvrent pas à une vraie
connaissance de la vie animale, mais à sa méconnaissance. À ce « mau-
vais anthropomorphisme » s’oppose un « bon anthropocentrisme », celui
que nous pratiquons constamment en recourant, pour décrire la vie ani-
male (et même pour établir des principes scientifiques généraux), à des
expressions puisées dans notre expérience humaine et dans tout ce que
nous avons en commun avec l’existence animale.
F.– Citons enfin un dernier passage, où c’est bien de l’anthropo-
morphisme qu’il s’agit, bien que le mot ne soit pas nommé : « Toute
théorie de la projection, qu’elle soit empiriste ou intellectualiste, suppose
ce qu’elle voudrait expliquer, puisque nous ne pourrions projeter nos
sentiments dans le comportement visible d’un animal, si quelque chose
dans ce comportement même ne nous suggérait l’inférence. Or, ce n’est
pas la ressemblance de nos propres gestes et des gestes d’autrui qui
peut donner à ceux-ci leur valeur expressive : l’enfant comprend le sens
142 VIE ET COMPORTEMENT
Un existentialisme de l’animalité
exposée par Sartre dans L’Être et le néant (qui parut en 1943) est évidente
dans plusieurs développements, mais ils font apparaître aussi en quoi sa
pensée s’en distingue : elle se caractérise par une autre manière de situer
la négativité et de la détacher de l’opposition de la nature et de l’homme.
On discerne clairement un fondement philosophique commun et une
bifurcation. C’est le même terreau initial : la découverte de l’idée de
négativité. Mais alors que les autres pensées françaises les plus connues
qui ont pris leur point de départ dans cette idée du manque ou du vide
(Sartre, Lacan) ont adopté un point de vue globalement anthropo-
centrique, Merleau-Ponty adopte d’emblée une autre direction.
Je songe à l’important développement en conclusion du chapitre II, où
l’on peut lire : « Le comportement, en tant qu’il a une structure [...] ne se
déroule pas dans le temps et dans l’espace objectifs, [...] un maintenant
“sort” de la série des “maintenant”, acquiert une valeur particulière, [...]
transforme la situation singulière de l’expérience en situation typique et
la réaction effective en une aptitude. À partir de ce moment, le compor-
tement se détache de l’ordre de l’en-soi et devient la projection hors de
l’organisme d’une possibilité qui lui est intérieure. Le monde, en tant
qu’il porte des êtres vivants, cesse d’être une matière pleine de parties
juxtaposées, il se creuse à l’endroit où apparaissent des comportements »
(ibid. : 136 – nos italiques). Merleau-Ponty tente ce que l’on pourrait
appeler une genèse phénoménologique du comportement, dont on peut
se demander si elle est pertinente : est-il bien exact de supposer qu’il y
aurait eu un événement fortuit qui aurait pris une signification plus géné-
rale ? Mais l’important ici est le bouleversement ontologique qui a lieu
du fait même qu’existe un comportement animal ou humain. Ce passage
prend tout son sens si on le compare à l’opposition de l’« en-soi » et du
« pour-soi » qui sous-tend L’Être et le néant et est caractéristique de
toute la pensée de Sartre : une pensée de la liberté (le pour-soi) opposée
à l’ordre naturel obéissant aux déterminations (l’en-soi), que l’on peut
décrire aussi comme une opposition du vide et du plein, de la négativité
et de la positivité (Dewitte 1994).
Merleau-Ponty évoque lui aussi l’apparition d’un vide qui s’oppose
à la plénitude de l’en-soi (que, pour sa part, conformément à son style
de pensée, il décrit comme une manifestation de la spatialité carté-
sienne) mais avec cette nuance décisive que la liberté n’est pas réduite
de manière anthropocentrique à l’humain ; elle est déjà à l’œuvre chez
l’animal. Avant le « trou dans l’être » que constitue la conscience, il y
a précisément le creux du comportement. Alors que pour Sartre il y a
d’abord une nature conçue comme une masse homogène, comme une
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 145
6. « Le comportement n’est pas une chose, mais il n’est pas davantage une idée, il n’est pas
l’enveloppe d’une pure conscience et, comme témoin d’un comportement, je ne suis pas une
pure conscience » (Merleau-Ponty [1942] 1975 : 38).
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 147
7. « Le point de vue du “spectateur étranger” doit-il être abandonné comme illégitime au profit
d’une réflexion inconditionnée ? » (Merleau-Ponty [1942] 1975 : 199).
148 VIE ET COMPORTEMENT
ressortir ce qu’on doit, sans forcer les mots, appeler une intelligence des
chimpanzés ; d’autre part, elle n’escamote pas la différence anthropolo-
gique. Elle esquisse, à partir de cette situation d’observation, un cadre
général où les trois ordres – psychique, naturel, humain – ont leur place
respective. Le travail de Kœhler appartient très certainement au lointain
passé de la primatologie, qui s’est considérablement développée. Mais il
ne me semble pas que le cadre général tel qu’il y avait été esquissé, puis
précisé encore par Merleau-Ponty, soit devenu caduque pour autant.
La spécificité humaine est une capacité à se mettre à la place d’un
animal ou d’un objet quelconque, tout en maintenant une distance par
rapport à cette identification. L’animal ne peut pas accéder à une telle
relation, à ce battement de la mêmeté et de l’altérité qui rend possible
à la fois la technologie et la compréhension empathique de la vie autre.
Car la capacité humaine de varier la perspective sur le bâton est analogue
et peut-être même identique à l’empathie dont fait preuve l’éthologue
envers le chimpanzé. Telle est, il me semble, la conclusion (non for-
mulée ainsi par le philosophe) que l’on peut tirer de ces développements
et qui m’est apparue avec évidence en le relisant. Je résumerais comme
suit cette conception : notre compréhension de l’animal est possible
grâce à une capacité mimétique, à une capacité à nous mettre à la place
de l’autre – en une dialectique du Même et de l’Autre : nous restons
nous-mêmes tout en épousant le point de vue de l’autre et tout en nous
identifiant à ses actions. L’animal, même s’il peut comprendre finement
le comportement des autres animaux et de l’homme, n’a pourtant pas
une telle capacité mimétique, qui va de pair avec le « comportement
symbolique ». C’est pourquoi il ne peut pas non plus viser une branche
comme outil tout en continuant à savoir qu’elle est une branche.
Bien sûr, plus de soixante-cinq ans après la parution du livre et près
d’un siècle après les travaux pionniers de Kœhler, on doit se poser la
question : dans quelle mesure l’immense travail des éthologues infirme-
t-il ou confirme-t-il cette thèse ? Une bonne part de ce que nous avions
considéré à tort comme « le propre de l’homme » (l’organisation sociale,
la capacité technique) est battu en brèche : il se révèle que certains ani-
maux en sont déjà capables. Cela n’implique pas pour autant qu’il faille
rejeter l’idée même d’une différence anthropologique, qui doit seulement
être cherchée ailleurs qu’on ne l’a fait 8. En particulier, la question qui se
8. Sur ce point, Élisabeth de Fontenay a une position pour le moins difficile : elle récuse l’idée même
d’un propre de l’homme, tout en se refusant aussi à nier la différence anthropologique comme le
voudrait un « antispécisme » radical. Elle admet donc le fait de la différence anthropologique.
150 VIE ET COMPORTEMENT
Références bibliographiques
Françoise Armengaud
Le concept de norme,
corrélé au concept de milieu
Références bibliographiques
Jean-François Nordmann
1. Ce trait est-il également lié à la situation des deux auteurs dans l’Allemagne nazie des années
1930 ? Les deux ouvrages ont en tout cas été rédigés, soit juste à la veille, soit au cours même
de leur exil forcé hors d’Allemagne en raison des persécutions antisémites.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 173
3. « Il est indifférent que nous prenions pour point de départ tel genre de matériaux ou bien
tel autre » (ibid. : 55).
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 175
« Pour notre part, nous rattacherons nos discussions aux matériaux qui
servent de base à la doctrine des réflexes. Nous avons fait ce choix parce
que ce genre de données nous paraît le mieux approprié à une discus-
sion de la méthode cognitive qui doit nous conduire à la connaissance
de l’organisme » (ibid. : 56). Je suggérerais volontiers, pour commenter
ce caractère « approprié », que la différence radicale ou l’abîme qui
sépare une approche positiviste causaliste-déterministe (« atomiste » et
« mécaniste » pour reprendre les termes de Straus) et une approche orga-
niciste-holiste ou subjectiviste ne se fera jamais sentir avec une telle acuité
qu’au point même où l’on escompterait que ces approches viennent se
rencontrer et converger harmonieusement, au point de jonction supposé
où viendraient s’articuler et s’engrener un mécanisme ayant cours dans
les régions « inférieures » de la matière et une intentionnalité, un rapport
orienté et actif au sens, caractéristique des régions « supérieures » où serait
censé régner l’esprit. Le réflexe peut en effet apparaître comme ce point-
charnière où une ample séquence causale serait comme l’ébauche d’un
rapport actif au sens et où inversement un processus intentionnel serait
comme venu se fixer et se figer dans l’épaisseur du corps matériel 4.
Cela relevé, on procédera dans ce qui suit en deux temps. On présen-
tera d’abord, de façon synthétique, les grandes étapes chez Goldstein
et chez Straus de l’entreprise de mise en question critique et de ren-
versement des théories positivistes causalistes-déterministes du réflexe,
qui les conduit, on l’a dit, à substituer respectivement à ces théories
une approche de type holiste-organiciste et une approche de type sub-
jectiviste. Cette substitution n’est nullement pour eux simplement
optionnelle et facultative, mais au contraire indispensable et néces-
saire tant pour le projet général de « compréhension » de l’animal et du
vivant que pour l’intelligence adéquate du phénomène même du réflexe.
Mais on n’en restera pas là : dans un second temps, c’est cette idée
même d’une indispensabilité et d’une nécessité du passage à un point
de vue organiciste ou subjectiviste qu’on viendra à mettre en discussion
4. N’est-ce pas un même choix stratégique qui peut nous conduire aujourd’hui à faire porter
la discussion et la mise en question sur la notion même de « comportement » – à l’instar de
ce qu’a proposé F. Burgat ? Depuis les usages qu’en a faits notamment le béhaviorisme, cette
notion de « comportement » peut se retrouver effectivement à l’œuvre de part et d’autre, du
côté de certaines approches causalistes-déterministes (notamment béhavioristes) non moins
que des approches herméneutistes, et à ce titre peut apparaître comme le point de jonction où
ces approches devraient pouvoir se rencontrer et s’articuler les unes aux autres. Le « réflexe »
pour Goldstein et Straus, comme aussi le « comportement » pour nous aujourd’hui, apparaî-
trait bien ainsi comme le nœud ou le foyer même où va s’éprouver avec la plus grande acuité
la question de la différence des approches dans l’étude de l’animal et du vivant.
176 VIE ET COMPORTEMENT
5. Goldstein cite ainsi le cas (étudié entre autres par Uexküll) de l’étoile de mer qui réagit à
une excitation exercée sur un côté de l’un de ses bras par une flexion de ce côté lorsqu’elle
est au repos, mais qui, quand on met artificiellement ce bras en tension (par exemple en le
suspendant par son extrémité centrale), réagit par une flexion du côté le plus étiré de ce bras
quel que soit le côté du bras sur lequel on exerce l’excitation.
180 VIE ET COMPORTEMENT
10. Relevons que Straus ne conteste nullement les résultats expérimentaux mêmes de Pavlov,
qu’il salue au contraire comme une grande découverte – mais une grande découverte qu’à
l’instar de Christophe Colomb son auteur aurait mécomprise et mésinterprétée (Straus,
op. cit. : 63).
11. Pour Pavlov (selon Straus), un réflexe conditionné se forme lorsqu’à une excitation
productrice d’une réaction naturelle (« inconditionnée »), qui a lieu dans les centres sous-
corticaux, se trouve associée par répétition une autre excitation productrice d’une autre
réaction naturelle ayant lieu dans les centres corticaux et lorsque la survenue de la seconde
excitation peut suffire à elle seule à produire la réaction liée à la première excitation.
182 VIE ET COMPORTEMENT
12. Il est capital de bien distinguer ici les deux aspects de la fécondité et de la pertinence :
une approche positiviste causaliste-déterministe pourrait conduire au développement de
connaissances nouvelles considérables sans pour autant que ces connaissances nous fassent
du tout avancer dans la « compréhension » du comportement ou de la manière d’agir du
vivant ou de l’animal.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 187
Par ailleurs, la mise en œuvre d’un tel point de vue wittgensteinien (si
l’on saisit bien dans toute sa portée la notion même de forme de vie)
permet encore d’acheminer vers une autre perspective, qu’on qualifiera
d’hétérogénéiste et de dissociationniste, qui donne à saisir, pour le dire
synthétiquement, qu’il ne faut pas seulement dire que les faits et le
sens ne se rencontrent pas au même plan à l’intérieur du monde, mais
bien plus radicalement qu’ils ne se rencontrent pas même dans le même
monde. Loin de l’image profondément ancrée d’un monde unique et
omni-intégrateur, la pluralité des approches nous ferait être à une plu-
ralité de mondes sans communication les uns avec les autres – sans
interactions mais aussi sans parallélisme. Dès lors, il en résulterait qu’il
n’y aurait pas lieu d’attendre ou d’espérer qu’un jour les deux types
d’approches positivistes et herméneutistes puissent venir à converger
et s’accorder ou s’unifier : au contraire, il y aurait lieu de comprendre
et de réaliser que l’analyse empirique positive-causale peut être indé-
finiment poussée et approfondie sans que jamais puisse être rencontré
du sens et du rapport à quoi que ce soit qui compte et qui importe, de
même qu’inversement l’assignation herméneutique de sens peut être
indéfiniment poussée et approfondie sans que jamais ne vienne à être
considérée aucune séquence causale positive 13.
De cette représentation d’une pluralité et d’une hétérogénéité des
mondes, il résulterait de façon générale qu’il faudrait renoncer définiti-
vement à l’idée que les approches positivistes-causalistes et les approches
herméneutistes puissent être jamais réduites et disqualifiées les unes par
les autres. Mais dans le même temps, il en résulterait aussi, pour la ques-
tion qui nous intéressait au départ, que le comportement de l’animal ou du
vivant échappent à jamais et structurellement (et non pas provisoirement
et par quelque défaut remédiable) à l’approche positiviste-causaliste, de
même que l’approche herméneutiste ne peut pas produire structurelle-
ment d’assignation de séquence causale-déterministe.
Quant à la question éthique du rapport au vivant et à l’animal, je dirai
simplement en terminant que l’adoption d’une telle perspective hétéro-
généiste et dissociationniste conduit manifestement à la repenser sous un
angle inhabituel. On ne pourra développer ici ce point, mais il apparaît
13. Sans doute une telle compréhension hétérogénéiste et dissociationniste va-t-elle profondé-
ment à l’encontre de la représentation ordinaire d’une unité ou d’une unifiabilité (au moins
possible et à venir) du monde découvert par les sciences de la nature – de même qu’elle va
profondément à l’encontre de notre représentation d’une unité même de notre expérience.
Mais c’est peut-être la mise en question et l’abandon même de ces représentations que
requiert l’approfondissement du différend des approches.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 191
Références bibliographiques
Du terrain au laboratoire,
les conditions d’observation
des animaux
Étudier
des séquences comportementales
en laboratoire
8
Que faire du comportement
dans les sciences du comportement ?
Robert Dantzer
Introduction
Introduire une réflexion sur la façon de penser le comportement animal
dans le contexte d’un travail de recherches visant à questionner l’éthique
des productions animales tout en faisant référence à la phénoménologie
de Merleau-Ponty n’est pas une démarche anodine. Merleau-Ponty fait
du comportement la manifestation du vivant (Merleau-Ponty [1942]
1977). En schématisant quelque peu, un objet n’est vivant que parce
qu’il se comporte et que ce comportement a un sens. L’élevage intensif
restreint considérablement le comportement des animaux qui y sont
soumis en raison de la réduction de l’espace et de la privation des prin-
cipaux objets nécessaires à l’expression des comportements naturels de
l’espèce. Dans le contexte de la pensée de Merleau-Ponty, des animaux
qui ne peuvent se comporter naturellement perdent donc leur statut d’être
vivant et ne sont plus qu’objets, en l’occurrence objets de spéculation
économique. Bien plus, les comportementalistes qui pensent aider la
cause animale en permettant aux animaux de s’engager dans quelques
comportements élémentaires ne font qu’un simulacre de travail scienti-
fique puisque leurs travaux portent sur des postures et des attitudes plutôt
que sur de véritables comportements. Les quelques améliorations qu’ils
proposent sont donc sans intérêt puisque les comportements concernés
sont condamnés à n’être que des ébauches.
198 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Le retour à la phénoménologie
Tout cela est certainement bien pour des objets organiques tels l’os,
le rein et le foie ou des processus pathologiques comme la cancéro-
génèse ou l’athérosclérose. Mais cela ne veut pas dire que la même
démarche puisse être transposée au comportement, tant cet objet reste à
appréhender dans sa dimension phénoménologique au lieu d’être réduit
à sa dimension mécanistique. Ce n’est pas un hasard s’il en va ainsi.
Le terme de phénoménologie est déjà en lui-même prétexte à conflit.
Les scientifiques font de la phénoménologie une démarche descriptive
sans intérêt car non centrée sur les mécanismes. Sous la plume d’un
évaluateur, l’utilisation de ce terme pour désigner la nature d’un projet
de recherches est une condamnation à mort de la carrière du chercheur
concerné et de son projet. Pour le philosophe, la phénoménologie oppose
l’expérience subjective à l’analyse dite scientifique, laquelle, en prenant
le parti d’éliminer le subjectif au profit du rationalisme et du positivisme,
se condamne d’emblée à ne pouvoir accéder à la vérité.
Réintroduire le débat philosophique dans la compréhension du
comportement n’est pas anodin. Tout préoccupés qu’ils sont par leur
objet, les biologistes oublient volontiers que le comportement bénéficie
d’une longue tradition philosophique, qu’elle porte par exemple sur
la distinction entre le monde vivant et le monde physique ou qu’elle
s’inscrive dans le cadre d’une réflexion sur l’inné et l’acquis, le naturel et
le culturel. Cet oubli va parfois jusqu’à nier que le comportement puisse
faire l’objet d’une réflexion philosophique puisque son enracinement
biologique en interdit la compréhension à ceux qui n’ont pas la culture
correspondante. Est-ce à dire qu’il faut d’un côté des philosophes et de
l’autre des biologistes et que leurs relations sont condamnées à n’être que
de juxtaposition, à défaut d’une véritable jonction? Il est en fait mainte-
nant possible de dépasser la tentation de la territorialité en changeant de
registre pour s’attaquer à ce qui est l’essence même du comportement.
Revenir à Merleau-Ponty peut permettre de faire avancer le débat.
Son ouvrage, La Structure du comportement, a été écrit dans les années
1930-1940, à un moment clé de l’évolution des idées, entre la faillite
d’une psychologie intentionnelle, le développement du béhaviorisme
radical et l’attrait de la psychologie de la forme (Merleau-Ponty,
op. cit.). Merleau-Ponty a fait du corps et du comportement qui constitue
le prolongement du corps dans l’espace et le temps la condition d’une
conscience minimale, préréflexive. Dans La Structure du comportement,
Merleau-Ponty insiste sur le fait que l’animal, tout comme l’homme, ne
fait pas que réagir à son environnement, mais agit dans son environne-
ment avec son propre point de vue, sa propre conscience. C’est ce qui
204 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Conclusion
m’arrive, je dis que j’ai mal et que c’est à cause de la douleur que j’agis
ainsi. Cette explication verbale n’est pas plus vraie que de faire de la
pluviosité la cause des inondations qui ont frappé certaines parties de
l’État de l’Illinois au début de l’année 2008. La pluviosité est un indice
que les météorologistes ont forgé pour décrire la quantité d’eau tombée
dans un espace donné pendant un intervalle de temps défini. Cet indice
résume un phénomène physique mais il n’explique rien. L’alternative
à l’émergentisme est l’épiphénoménalisme qui fait des prétendues pro-
priétés émergentes des épiphénomènes accessibles à la conscience et
formulables mais sans existence réelle. La neurobiologie moderne est
résolument moniste. Les comportements sont réductibles au fonction-
nement d’ensembles neuronaux dont ils modifient de façon dynamique
le fonctionnement dans un flux continu d’interactions.
En proposant de penser la vie sans recourir à la force vitale grâce au
concept de structure, Merleau-Ponty serait certainement aujourd’hui du
côté des monistes. Soucieux de faire passer sa réflexion philosophique
par des domaines non philosophiques, Merleau-Ponty a pris soin de
s’inspirer des travaux scientifiques de l’époque et plus particulièrement
de ceux des psychologues et des biologistes. Comme il l’évoque dans son
cours sur la nature dispensé au Collège de France durant l’année 1956-
1957 (Merleau-Ponty 1995), il a été marqué par les travaux de Coghill
sur le comportement de l’axolotl. L’axolotl est la larve d’un vertébré
amphibien urodèle qui n’a pas besoin de subir de métamorphose pour se
reproduire. Il passe par une phase aquatique au cours de laquelle il nage
avant de rejoindre la terre pour marcher avec ses quatre pattes. Dans les
années 1920, Coghill a montré que l’apparition et le développement de
ces comportements sont organisés par le système nerveux d’une façon
non figée mais dynamique, le système nerveux s’organisant au fur et
à mesure du développement comportemental. En d’autres termes, le
système nerveux contient l’esquisse des tâches que l’organisme a à
remplir. Mais cette esquisse ne peut s’organiser et déboucher sur de véri-
tables comportements intégrés que dans la mesure où le comportement
lui-même se réalise et mature par additions et transformations succes-
sives. Un stimulus sur n’importe quelle partie du corps de l’embryon
de l’axolotl lui fait courber la tête dans le sens opposé. C’est le début
d’une réponse d’évitement. Ce mouvement s’étend progressivement à
l’ensemble du corps, donnant lieu à un mouvement d’enroulement de
l’animal sur lui-même. Plus tard au cours du développement, ce mou-
vement d’enroulement progressant du cou vers la queue donne lieu à un
mouvement en sens inverse retardé et progressant toujours du cou vers
COMPORTEMENT ET SCIENCES DU COMPORTEMENT ? 207
Références bibliographiques
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Depression and Neurodegeneration: Focus on the Human Hypothalamus »,
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Oxford, Pergamon Press.
CHURCHLAND Patricia. 1988. Matter and Consciousness. A Contemporary
Introduction to the Philosophy of Mind, Cambridge, MA, The MIT Press.
208 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Isabelle Veissier
Introduction
C’est sans conteste à partir de la publication de l’ouvrage Animal
Machines de Ruth Harrison en 1964 que la prise de conscience collective
de la nécessité de respecter le bien-être des animaux a émergé (Algers,
Ekesbo 2000 : 1). Questionnant l’origine des denrées alimentaires, Ruth
Harrison décrit alors les abus de l’élevage moderne, mettant ainsi par
écrit ce que beaucoup pensaient déjà sans l’exprimer. Cet ouvrage a eu
des impacts à la fois sur le « grand public », les milieux politiques et la
communauté scientifique, que nous esquisserons dans un premier temps.
Du côté des sciences, la problématique du bien-être animal a été abordée
essentiellement au sein des sciences du comportement, en particulier
l’éthologie appliquée, c’est-à-dire la science du comportement des ani-
maux qui vivent sous la dépendance de l’homme (animaux d’élevage,
de compagnie, de laboratoire...).
En quoi les sciences du comportement permettent-elles de comprendre
le bien-être animal ? Quelles sont les questions auxquelles la science doit
répondre dans le domaine du bien-être animal ? Tels sont les points qui
seront évoqués dans cet essai.
210 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
La prise en compte
du bien-être animal
Même si le livre de Ruth Harrison a d’abord été publié en Grande-
Bretagne – et c’est dans ce pays que la première loi de protection des
animaux (Martin’s Act 1822) fut prise en Europe –, il serait inexact
de conclure que le bien-être animal correspond à une attente sociétale
purement britannique. Ainsi, les enquêtes d’opinion conduites depuis
une dizaine d’années suggèrent que les citoyens européens dans leur
ensemble souhaitent une meilleure prise en compte du bien-être des
animaux. Selon de récentes enquêtes, 75 à 80 % des consommateurs
français pensent que les conditions d’élevage des animaux doivent être
améliorées et 40 % disent se soucier du bien-être animal lors de l’achat
de denrées d’origine animale (European commission 2007 ; European
commission 2007 ; Kjarnes 2007). Ces chiffres se situent généralement
dans la moyenne des pays de l’Union européenne.
En réponse à la parution de Animal Machines, le gouvernement bri-
tannique a mis en place un groupe de travail (comité Brambell du nom de
son président), chargé de faire l’état des lieux des conditions d’élevage
intensif et de les évaluer à la lumière des connaissances scientifiques
disponibles (Brambell 1965 : 85). Le Farm Animal Welfare Council,
comité permanent chargé des questions de protection animale, fut créé
dans la foulée. Au niveau européen, plusieurs conventions de protection
des animaux ont été adoptées par le Conseil de l’Europe dans les années
1960-1970 et les premières directives européennes de protection des ani-
maux ont vu le jour dans les années 1980 (Veissier et al. 2008). La France
avait, quant à elle, adopté des mesures visant à réprimer les mauvais
traitements infligés aux animaux dès le XIXe siècle (loi Grammont,
1850, punissant « les personnes ayant fait subir publiquement des mau-
vais traitements aux animaux domestiques »), mais c’est avec la loi du
10 juillet 1976 que les animaux ont été véritablement protégés pour
eux-mêmes, en tant qu’êtes sensibles (Veissier 2006). L’organisation par
le ministère de l’Agriculture en 2008 des Rencontres animal et société
confirme l’intérêt des politiques français pour la cause animale.
Dans les milieux scientifiques, la question du bien-être animal a été
débattue essentiellement au sein de la discipline de l’éthologie appli-
quée, depuis les années 1970. Le concept de bien-être animal a été
précisé par différentes définitions. Certaines d’entre elles, très générales,
reflètent le sens commun. Ainsi pour Hughes (1976), le bien-être est l’état
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 211
Les études de comportement animal n’ont pas toujours laissé une large
part à la compréhension de la façon dont un animal perçoit son envi-
ronnement et aux émotions qu’il peut ressentir, loin s’en faut. Nous
ferons ici une intrusion dans l’histoire des sciences du comportement
pour comprendre comment s’est construite l’étude du bien-être animal.
Quatre disciplines retiendront notre attention : le béhaviorisme, l’étho-
logie, la cognition animale et l’éthologie appliquée.
212 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Le béhaviorisme
En réaction aux études de psychologie fondées sur l’introspection et dans
la mouvance du positivisme, des psychologues expérimentaux décidè-
rent d’étudier le comportement animal de manière purement objective.
Ainsi, pour Watson, le comportement correspond à toute réponse adap-
tative qu’un organisme, généralement possédant un système nerveux,
produit en réponse à des stimuli de l’environnement (Campan 1980). Il
devient alors possible d’étudier de manière objective à la fois les stimuli
déclencheurs et les réponses corporelles. Des animaux de laboratoire,
généralement des rats, sont placés dans des environnements entièrement
contrôlés par l’expérimentateur et les conditionnements sont utilisés pour
déclencher des réponses de l’animal, en particulier les conditionnements
opérants (par exemple les boîtes de conditionnement développées par
Skinner). En parallèle, on observe leurs réponses motrices, ou réponses
opérantes dans le cas de conditionnements. Ce qui se passe entre les
stimuli et les réponses est une boîte noire qui est exclue des analyses.
Aussi n’est-il fait référence à aucun état interne, aucune vie mentale.
Le bien-être animal ne peut alors être objet d’analyse.
L’éthologie
La cognition animale
L’éthologie appliquée
Comme nous l’avons mentionné plus haut, le bien-être des animaux est
devenu un thème très majoritaire de l’éthologie appliquée alors qu’il
n’apparaissait pas dans les sciences classiques de comportement animal
(béhaviorisme, éthologie classique, cognition animale). La question du
bien-être animal nécessite de s’intéresser à la façon dont l’animal perçoit
son environnement, puisque c’est cette perception qui est à l’origine de
son bien-être ou au contraire son mal-être. Aussi comme l’a formulé
Dawkins (1980), la science du bien-être animal consiste-elle à « étudier
objectivement la subjectivité de l’animal ».
Le comportement peut être vu simplement comme l’ensemble des
manifestations motrices organisées d’un individu, dans la lignée des
thèses béhavioristes. Il peut aussi se comprendre comme l’expression
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 215
les animaux. Désire et al. (2002) proposent ainsi d’utiliser le cadre théorique
des théories de l’évaluation (selon lesquelles une émotion naît de la
façon dont l’individu évalue son environnement sur la base de critères
tels que la nouveauté, la prévisibilité, la contrôlabilité... de situations
déclenchantes) pour décrypter le ressenti des animaux. À partir de situa-
tions expérimentales où l’évaluation était orientée par l’expérimentateur,
Greiveldinger (2007) a montré que de tels critères étaient utilisés par les
moutons, ce qui suggère qu’ils peuvent ressentir de la peur, de la colère,
de la frustration voire de la honte ou de la fierté.
En réponse à la deuxième question portant sur les goûts et aver-
sions des animaux, une approche éthologiste reposant sur l’observation
des animaux dans un milieu semi-naturel a été utilisée par certains
auteurs pour identifier les éléments clés de ce milieu. Ainsi Stolba et
Wood-Gush (1984) ont décrit les comportements de cochons en semi-
liberté dans un terrain couvert de plusieurs types de végétation, pour
comprendre comment s’organisaient les activités et reproduire ensuite
certains éléments de l’espace (zone couverte versus découverte, objets
pour la fouille...) dans un milieu d’élevage. Cette approche n’est pas
sans rappeler les travaux de Uexküll, le précurseur de l’éthologie, sur
les stimuli pertinents pour telle ou telle espèce animale (Campan 1980).
D’autres auteurs ont utilisé des procédés de conditionnement opérant,
chers aux béhavioristes, pour évaluer l’intensité d’une motivation pour
des objets particuliers : en demandant à des poules de pousser une porte
pour accéder à un nid, il a été ainsi montré que plus l’heure de la ponte
approche, plus une poule est prête à fournir un effort important pour
accéder au nid (Cooper, Appleby 2003).
Afin de répondre à la troisième question et d’être en mesure d’apprécier
le niveau de bien-être ressenti par un animal, les scientifiques se sont ins-
pirés des troubles observés dans des situations jugées a priori très néfastes
(isolement social, instabilité de l’environnement, voire stimuli nocifs) ou
présents chez des patients atteints de troubles nerveux. Différents indica-
teurs ont été développés, qu’il s’agisse d’indicateurs comportementaux
ou d’indicateurs empruntés à la physiologie du stress. Parmi les pre-
miers, citons les réactions de fuite face à un événement menaçant, les
comportements anormaux tels les stéréotypies dans des situations qui
se prolongent, ou encore les modifications de réactivité. À l’image des
personnes anxieuses ou dépressives, les animaux soumis à la répétition
de situations désagréables peuvent développer un « biais cognitif », attri-
buant une valeur négative à toute situation ambiguë (Harding et al. 2004).
Parmi les seconds, citons la fréquence cardiaque et les taux circulants
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 217
Conclusion
Références bibliographiques
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Animals: a new Approach to Animal Welfare in Applied Ethology »,
Behavioural processes 60, 2 : 165-180.
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 219
Michel Meuret
Introduction
Au début des années 1980, nous avons été confrontés à une étrange
situation. En enquêtant sur le fonctionnement d’élevages caprins utili-
sateurs de parcours embroussaillés dans le sud de la France, nous avons
constaté que des chevriers ne faisaient aucun cas des recommandations
des manuels d’alimentation du bétail. En effet, en guise de complément
du pâturage, ils ne distribuaient qu’un peu de céréales (400 g/jour), du
sel et de l’eau. Leurs chèvres auraient dû dépérir, car elles étaient théo-
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 229
La nécessité d’innover
méthodologiquement
Figure 2.1. – Réussir à enregistrer par observation directe toutes les prises alimentaires réalisées
par un animal. Après accoutumance réciproque, l’observateur est capable de suivre un individu du
troupeau durant des journées complètes et successives afin d’enregistrer par observation directe la
totalité de ses prises alimentaires.
Figure 2. 2. – L’observateur utilise une grille de codage des prises (ci-dessus) permettant d’enre-
gistrer en continu l’ingestion réalisée sur des végétaux de nature et d’état très divers. La forme
en « U » symbolise la mâchoire d’une brebis ou d’une chèvre. Les portions de plantes sont
symbolisées par les petites icônes de physionomie : les traits fins sont les tiges chlorophylliennes
des arbustes, les limbes de feuilles de graminées ou les tiges de lianes ; les ovales sont les feuilles
d’arbustes et d’arbres ; les cercles blancs et noirs sont respectivement les fleurs et les fruits.
La longueur des tiges ou des limbes foliaires non étirés est indiquée, lorsque c’est nécessaire,
à gauche des icônes (en centimètres). Les codes mono- et bi-syllabiques dictés en temps réel lors
des observations sont notés à droite des icônes (d’après Agreil et Meuret, 2004).
232 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Figure 3. – Les chèvres et les brebis observées au pâturage ou en cages à digestibilité ingèrent le double,
à digestibilité équivalente du régime, par rapport aux références de la littérature. Les données de la
littérature concernent ici les herbes fraîches distribuées à l’auge et le modèle classique de référence
est celui d’après Morley (1981) et Van Soest (1994). L’ingestion est exprimée en Matière organique
digestible ingérée (MODI) par kilo de poids métabolique de l’animal. Le trait grisé vertical (A) représente
la qualité du fourrage distribué chaque jour à l’identique dans le cas des données de référence. Le cône
grisé représente la diversité qualitative des fourrages consommés chaque jour sur parcours, qu’il n’est
pas pertinent de résumer à une valeur moyenne.
les choses dans un ordre qui stimule l’appétit ! », alors que les effets de
temporalité de l’offre alimentaire en cours de repas et de journée ont été
généralement ignorés par la zootechnie (Mertens 1996).
Les bergers nous invitaient donc à creuser des questions jusqu’alors
assez inédites en écologie et alimentation animales. C’est pourquoi nous
nous sommes engagés dans plusieurs années d’enquêtes et de mesures
auprès d’eux, sur leurs territoires et avec leurs troupeaux. Nous avons
comparé des situations variées, depuis des petits troupeaux de chèvres
laitières jusqu’à de grands troupeaux de brebis. L’entretien direct compré-
hensif a été notre méthode de base (Yin 1994 ; Kauffman 1996), associé
à des observations sur le terrain et en cours d’action avec le troupeau (« à
la garde »). Nous avons enregistré simultanément : 1° la répartition des
faciès de végétations pâturées (cartographiés au 1/3 000e) ; 2° le rythme
spatialisé des activités du troupeau ; 3° la cinétique d’ingestion chez un
animal, selon la méthode décrite ci-dessus ; 4° les interventions du berger
ainsi que leurs raisons explicitées par le berger lui-même sur fond de carte
muette (Meuret 1993 ; Miellet, Meuret 1993).
« Elles trient tout le temps ! » ; « Elles cherchent quelque chose qu’il n’y
a plus » ; « Il y a des périodes où elles ne vont pas le toucher, et mainte-
nant elles se jettent dessus ». Les bergers sont généralement très attentifs
et curieux vis-à-vis des choix alimentaires d’un troupeau, certains ayant
été jusqu’à se constituer un herbier. Mais tous considèrent que ce sont
avant tout les lieux de pâturage, plutôt que tel ou tel végétal, qui susci-
tent ou non la motivation alimentaire. Ils doivent donc savoir distinguer
les différents lieux, qui seront plus ou moins appréciés « en fonction
de la gamme des choix possibles à un moment donné », mais aussi en
fonction de ce qui a été consommé auparavant et de ce que les animaux
« espèrent trouver ensuite ». Cette notion d’espoir est l’interprétation
faite par les bergers du comportement de contrariété observé à la suite
d’une recherche de nourriture visiblement non satisfaite. Selon eux, la
contrariété se manifeste par des « attitudes interrogatives » (oreilles dres-
sées, tête droite et yeux écarquillés dans leur direction, bêlements) et de
« bouderie » (consommation de végétaux habituellement délaissés).
Au dire des bergers, les animaux se bâtissent une sorte de « référentiel
provisoire de palatabilité » pour juger en termes comparatifs si une offre
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 237
Concevoir un menu
En étroite collaboration avec une dizaine de bergers expérimentés
contribuant à nos enquêtes, nous avons conçu MENU (fig. 5), un modèle
d’organisation dont l’objectif est de raisonner la façon de stimuler l’ap-
pétit au cours d’un circuit vis-à-vis d’un « secteur cible » (au centre du
modèle) comportant des végétations habituellement moins appréciées,
notamment sur des portions d’espace à débroussailler. La conception du
circuit (flèches) procède par la mise à disposition ordonnée d’une série
de zones contrastées (sphères grises) en termes d’intérêt pour le troupeau
(palatabilité et abondance locale des ressources), dont les caractéristi-
ques sont aisément identifiables par un berger, fût-il encore novice.
Les zones de pâturage peuvent jouer six « rôles types » lors d’un cir-
cuit. Au sortir du lieu de repos, deux types de zone sont mobilisés selon
l’appétit initial estimé du troupeau. Si le troupeau manque d’appétit, le
berger peut utiliser une zone de « mise en appétit » (A), avec ressources
bien appétibles mais pas nécessairement abondantes. Au contraire, lorsque
le troupeau manifeste des signes de faim prononcée, il est préférable de le
conduire sur une zone de « modération » (M), où les ressources doivent
être abondantes mais plutôt de palatabilité médiocre. Lorsque le rythme de
consommation est stabilisé, le troupeau est conduit une première fois dans
le secteur cible, sur une zone de « plat principal » (PP) servant de référence
au modèle en termes de palatabilités et d’abondances relatives. L’idéal
pour le berger est que le troupeau y consomme la plus grande part pos-
sible de son repas, sans baisse significative du rythme de consommation.
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 239
Figure 4. – Un exemple de structuration de circuit de pâturage d’une durée de trois heures par un berger
utilisant des sous-bois. Le circuit procède d’un enchaînement raisonné de différentes zones de pâturage
(voir les numéros en haut de figure). Les accélérations du flux d’ingestion en cours de repas, notamment
lors des changements de zone provoqués par le berger, témoignent du renouvellement de l’appétit vis-
à-vis des ressources alimentaires (d’après Meuret, 1993).
Lieu de repos
Phases du repas
M - modération
D
A - mise en appétit
M PP - plat principal
Abondance relative
r - relance
PP PS - plat secondaire
D - dessert
PS
A
r
Secteur cible
r
Palatabilité relative
Figure 5. – Le modèle MENU permet à un berger de stimuler l’ingestion sur un « secteur cible » de pâturage
(au centre), qui serait insuffisamment apprécié du troupeau sans une organisation particulière. Le berger
tire ici profit de l’hétérogénéité de l’espace, en concevant ses circuits de gardiennage (correspondant
chacun à une demi-journée ou à un repas) sous la forme d’enchaînements appropriés de l’accès du
troupeau à une série de zones (phases du repas) contrastées en termes de palatabilité et d’abondance
relative des ressources (d’après Meuret, 1993).
« Pourquoi je mets mes brebis dans ce parc-ci ? Bon, ce n’est pas aussi simple
qu’on le croit, l’histoire. Tu as remarqué qu’il y a des brebis avec des agneaux.
Ce sont des agneaux qui ont en ce moment entre un mois et demi et deux
mois et demi. Donc, ils savent déjà manger. Ils commencent à ruminer, mais
ils tètent encore, ils ont les deux fonctions : ils digèrent encore du lait, mais
ils savent aussi digérer des végétaux. Alors, ils arrivent ici en sachant déjà
manger de l’herbe, parce qu’ils ont appris avec leur mère à manger de l’herbe
autour du village, d’où on vient de monter. Hier soir, on est arrivé ici, c’est le
quartier d’été. Ils sont donc passés brusquement de 700 mètres à 1 100 mètres,
et ils trouvent ici un milieu tout à fait nouveau.
Ici, qu’est-ce qu’on a ? On a, d’un côté, tout un versant de lande, avec
surtout des genêts, de l’églantier, de l’aubépine, des prunelliers, toutes sortes
de choses un peu grossières. Et sur l’autre versant, il y a surtout des pins,
avec de la belle herbe en dessous. Donc, pourquoi je les mets de ce côté-ci,
plutôt que de l’autre ? Eh bien, c’est pour les..., comment dire ?... pour les
éduquer. On pourrait appeler ce parc, un parc école, si on veut. Voilà. Et alors,
qu’est-ce qu’ils vont faire ici, en arrivant ? Ils voient ces genêts grossiers, eh
bien, ils ne connaissent pas, ils ne savent pas ce que c’est. Et forcément, s’ils
étaient laissés seuls, sans leurs mères, ils ne seraient pas attirés par ce truc
qu’ils ne connaissent pas.
Par contre, en arrivant dans le parc, les mères se sont toutes jetées sur les
genêts. Pourquoi ? Parce que les genêts, en ce moment, elles les adorent. Il ne
faut pas oublier que le genêt, c’est une légumineuse, une très bonne nourriture,
alors qu’on croit que c’est... que ça ne vaut rien, mais en réalité c’est une très
bonne nourriture. Et donc, à partir de la fleur, elles adorent ça. En ce moment,
ici à 1 100 mètres, c’est au stade de la petite gousse bien tendre, et elles se
jettent dessus. Alors, que font les agneaux ? Eh bien, ils imitent leur mère et
ils se jettent dessus aussi. Et ils apprennent à manger du genêt.
Il y a des troupeaux, où les brebis ne mangent pas le genêt. Parce qu’elles
n’ont pas été éduquées jeunes à manger du genêt [...]. Car il faut apprendre
à le manger quand les agneaux sont jeunes, et quand le genêt est le meilleur.
Parce qu’après, tout le versant, ils n’auront que ça, et ça va durcir au fur et
à mesure que les genêts vont passer [arriver à maturité], jusqu'au 15 août.
244 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Au 15 août, ils n’en mangeront plus, parce que les genêts seront trop durs.
Personne ne mangera plus de genêts. Donc, il faut en profiter maintenant, il
faut leur apprendre tout de suite, en arrivant sur le quartier d’été [...].
– D’où ça te vient, cette histoire de “parc école”, tu étais professeur avant ?
– Il y a plusieurs choses. D’abord, en tant que berger, j’ai beaucoup gardé
les brebis dans ma vie. Je commence à avoir un âge respectable, donc j’ai
pas mal d’années derrière moi, de gardiennage et d’observation. En tant que
berger, j’ai travaillé dans toutes sortes d’élevages, j’ai circulé un peu dans
toute la France, et je me suis aperçu que certaines bêtes, qui étaient élevées
dans des conditions d’agriculture intensive, disons, ne savaient pas manger
certaines plantes. En gardant en milieu montagnard, je me suis aperçu que
les brebis et leurs agneaux qui avaient été conduites différemment, c’est-
à-dire en profitant de ce qu’il y a dans la nature, eh bien, s’attaquaient un peu
à tout, et aimaient un peu aussi la variété. Parce que, apparemment, elles se
composent un menu, toute la journée pendant qu’on les garde, on s’aperçoit
qu’elles changent de plantes régulièrement.
Et donc, quand je suis devenu éleveur, et que j’ai choisi cette forme d’éle-
vage, le plein air, c’était en ayant réfléchi à tout ça depuis un certain temps.
Et mon idée de départ, c’était qu’un mouton peut, non seulement survivre,
mais aussi produire, et produire une viande de qualité, avec ce qu’il y a dans
la nature, pourvu qu’on lui donne l’occasion de s’exprimer. Et donc, quand
je suis passé du gardiennage au parc clôturé, j’ai raisonné mes parcs de cette
manière-là. C’est-à-dire que je ne mets pas mes clôtures n’importe où, j’ai
une rotation de clôtures qui est raisonnée d’après ce qu’elles auront à manger,
d’après l’exposition, l’ensoleillement, selon les saisons, et tout ça.
– Et dans ce troupeau, tu as aussi tes jeunes femelles, qui vont être mères
dans les années suivantes ?
– Parmi ces agneaux, qu’est-ce qu’il y a ? Il y a des mâles, qui vont faire
par la suite des agneaux de boucherie, et il y a des femelles. Ces femelles, une
partie d’entre elles, ce sont les futures mères de remplacement du troupeau.
C’est-à-dire qu’elles vont remplacer les vieilles brebis qui seront mises à la
réforme. Et donc, ces agnelles, elles vont à leur tour devenir des mères, et il
faudra aussi qu’elles apprennent à leurs agneaux, involontairement évidem-
ment, mais elles apprendront à leurs agneaux à se débrouiller dans la nature.
Donc, j’ai intérêt à ce que ces agnelles soient très bien éduquées. »
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 245
chez des éleveurs, avec des animaux de races tout à fait banales, ils
soulevaient une saine curiosité, « si ça ne vaut rien, pourquoi les appré-
cient-elles donc tant ? », puisqu’il était certain que ces chèvres et ces
brebis n’étaient pas, elles, devenues folles.
Nos travaux ont contribué à faire changer peu à peu quelques points
de vue au sujet des milieux embroussaillés, perçus comme des ressources
de qualité pour des herbivores d’élevage. Cela notamment dans le sud-
est de la France, où nous avons été plusieurs à nous attaquer de front à la
question (Institut de l’élevage et al. 2006 ; Meuret, Agreil 2006 ; Gouty,
Gautier 2007 ; Agreil, Greff 2008). Il faut reconnaître que l’intérêt a été
récemment encouragé, non seulement par les effets du changement cli-
matique, avec ses épisodes récurrents de sécheresse où l’herbe cultivée
devient rare ou totalement inappétente (Nouzille-Favre d’Anne 2007),
mais aussi par l’envolée du prix des céréales, qui stimule l’imagination
des éleveurs vis-à-vis de ce qu’il y aurait de meilleur marché à faire
brouter aux alentours.
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YIN Robert K. 1994. Case Study Research, 2nd ed., Sage Publications, Thousand
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11
Quand l’anthropologue
observe et décrit
des journées de chiens
Marion Vicart
Introduction
1. Les travaux de Juliane Kaminski ont montré la nécessité d’étudier le chien (Ricco) dans
ses interactions avec les maîtres. Toutefois, il s’agit toujours de placer l’animal face à des
problèmes qui suivent une logique d’intelligibilité humaine tels que l’apprentissage chez le
chien de la linguistique humaine (Kaminski, Call et Fischer 2004 : 1682).
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 257
l’homme et l’animal ne sont pas tenus côte à côte dans l’étude, et l’émission
de connaissances à leur sujet fait rarement l’objet de comparaisons
appropriées. La présence de l’être humain, lorsqu’elle n’est pas tota-
lement effacée par ce principe d’habituation, apparaît le plus souvent
dans la recherche comme un paramètre listé parmi d’autres, qui vient
influencer plus ou moins le comportement animal, et dont on mesure
alors les effets. Ce qui signifie que l’on ne cherche pas vraiment à tirer
des connaissances sur l’homme, que l’on ne se questionne pas sur lui,
lorsqu’on étudie l’effet de sa présence sur l’animal.
Quatrième constat : le chien ne serait pas assez « bête ». Notre der-
nier constat porte essentiellement sur le chien. Celui-ci serait, il est
vrai, perçu comme le mauvais élève de ces disciplines, dans la mesure
où les chercheurs le considèrent souvent comme un « loup déguisé ».
C’est un peu comme si le chien n’était pas assez « bête » (au sens de
« pas assez pur ») pour être étudié en sciences de la nature, et que fina-
lement il répondait moins bien que le loup à la question : « Qu’est-ce
que le chien ? », ses comportements étant au bout du compte perçus
comme « décanisés », en « demi-teinte » par rapport à ceux du loup.
Les chercheurs accorderaient alors moins d’importance au fait que grâce
à sa forte et longue proximité avec l’humain, le chien est aujourd’hui
capable, contrairement aux loups et aux singes, de lire les compor-
tements de l’homme comme certains gestes de désignation et de
percevoir des nuances dans son regard (Hare, Tomasello et Williamson
2002 : 1634-1636). En revanche, ils insisteraient plus sur l’idée que
cette proximité avec l’homme lui aurait fait perdre certaines carac-
téristiques (la densité de son cerveau, la performance de ses sens, la
fréquence de ses interactions avec les congénères, etc.) (Clutton-Brock
1995 : 7-20). Les particularités comportementales acquises par le chien
lors de son évolution au sein du monde humain font toutefois l’objet
de quelques études qui les abordent dorénavant sous un jour positif.
Cela étant dit, pour la plupart des chercheurs, ces particularités restent
conçues comme des anomalies relevant de la pathologie (notamment
dans les approches vétérinaires).
D’une manière générale, nous ne pouvons pas nier le travail empi-
rique effectué en sciences naturelles sur les animaux, et en particulier
sur le chien. Mais l’absence de l’humain ou, du moins, cette attitude qui
consiste à en minimiser la présence pour n’en faire qu’un simple facteur,
ainsi que le manque de suivi des journées de chiens, deviennent, selon
nous, de sérieux écueils que l’on ne peut plus occulter.
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 259
En somme, l’idée d’un suivi quotidien des êtres humains existe bien
en sciences sociales mais, d’une manière générale, il y aurait comme une
sorte de vide empirique autour de l’animal : ses comportements ne font
ni l’objet d’observation ni l’objet de description. Les anthropologues
sont, en fait, très clairs là-dessus : « En tant qu’anthropologue, écrit par
exemple Jean-Pierre Digard, les animaux ne me concernent que dans
la mesure où l’homme, mon objet, s’intéresse à eux et où, en retour, ils
m’apparaissent comme des révélateurs de l’homme » (Digard 2003). Les
animaux nous enseignent sur les hommes, certes, mais nous ne cher-
chons pas à en apprendre sur eux, sur ce qu’ils sont en tant qu’animaux
dotés de spécificités. En fin de compte, ils n’apparaîtraient jamais en
tant que présences dotées d’un pouvoir d’action.
Être présent c’est, par définition, « être là, exister ici et maintenant ».
Le verbe « être » dans le dictionnaire indique, en effet, ce qui sert à
relier le sujet à une réalité et à une temporalité. Nous allons voir que
cette idée va devenir pour nous essentielle. Aussi, dans les propos qui
suivent, la notion de présence désignera le fait d’« être là dans le cours
de l’action ». Nous reviendrons sur cette définition pour mieux la déve-
lopper en dernière partie.
4. Pour Bruno Latour, les « occasions » sont des moments spéciaux où, visiblement, les objets
font faire des choses aux hommes. Il y a quatre types d’occasions : les innovations, les prises
de distance, les accidents et enfin la remémoration.
270 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
de la situation mais elle le dirige aussi sur celles qui ne le sont pas »
(ibid. : 21-22). Par conséquent, la phénoménographie équitable désigne,
pour nous, ce qui permet d’observer et de décrire l’homme et le chien
en tant qu’ils sont chacun des êtres présents en situation, tissant avec le
monde et avec d’autres êtres des relations variées.
Concrètement, la phénoménographie équitable implique que nous déca-
lions notre regard pour lire autrement ce qui se passe dans la situation,
c’est-à-dire sans que nous accordions un ordre de sens à telle ou telle acti-
vité. Cette méthode suppose ainsi de suivre un « être » dans ses modalités
pendant toute une journée. Nous suivons donc comment sont l’homme et
le chien du matin au soir (parfois même la nuit), plutôt que de décrire ce
qu’ils « ont » (en termes d’attributs : une culture, un langage, des repré-
sentations) ou ce qu’ils « font » (en termes de performances). S’intéresser
à l’« être » permettrait ainsi une comparaison qualitative entre l’homme
et l’animal plutôt qu’une comparaison quantitative qu’impliquent peut-
être plus les questions de l’avoir et du faire (ce que l’un possède et ce que
l’autre n’a pas, ou ce que l’un fait que l’autre ne sait faire).
La démarche phénoménographique se caractérise donc par un appel à
la description minutieuse bien plus qu’à l’explication synthétisante. Par
conséquent, il s’agit de porter son attention au grain de la réalité par le
biais de l’observation des corps en mouvement, de l’« être » en train de
se faire de l’homme et du chien. À cette fin, il a fallu nous équiper sur le
plan méthodologique. Or, nous ne pouvions pas nous contenter de nous
appuyer sur les discours des personnes recueillis par le biais d’entre-
tiens. Certes, il nous arrive de retranscrire les paroles des acteurs, mais
toujours en les resituant dans le contexte de leur énonciation. Nous nous
sommes, par conséquent, tournée vers les travaux mettant l’accent sur
la communication non verbale comme ceux des interactionnistes. Ces
travaux s’attachent en principe à décrire en détail les mouvements, les
gestes, les expressions faciales et les mimiques des individus dans leur
interaction. Nous complétons cela par la prise en compte des attitudes de
distraction, d’inattention, d’assoupissement, etc. qui n’entrent pas dans
la constitution de l’individu comme « acteur agissant » – puisque ces
attitudes anodines n’ont rien à voir avec l’action et son enjeu – mais qui,
néanmoins, font partie de la définition de l’être dans sa modalité pas-
sive. De plus, comme le suggère Bernard Conein (Conein 2001), nous
décrivons aussi l’orientation des regards, les attitudes attentionnelles,
bref tout ce qui relève de la perception. Ces attitudes sont pour lui des
indices non conceptuels permettant de décrire et d’interpréter certains
comportements et actions intentionnels ou non.
272 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Références bibliographiques
Marion Thomas
Mise en perspective
de l’héritage lorenzien
La vie contre la mort
Depuis le début du XIXe siècle, la biologie s’était donné pour objet la vie,
mais, paradoxalement, son étude se pratiquait sur le cadavre. L’étude
de la vie des animaux ne se faisait pas en plein air, dans les prairies, les
forêts ou le long d’étendues d’eau, mais à l’intérieur, sur des spécimens
morts. En France, par exemple, elle dépendait presque entièrement des
extraordinaires collections de spécimens zoologiques conservées au
Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Ainsi, l’anatomie com-
parée que Georges Cuvier (1769-1832) initia au Muséum était dominée
par l’analyse de spécimens morts soigneusement rangés dans les tiroirs
de cabinets ou exposés dans des vitrines, dans tous les cas ayant fait les
frais d’une table à dissection. Cuvier, toujours, s’il louait le travail de
terrain pour rendre compte d’impressions directes et vivantes, affirmait
cependant que la grandeur d’une comparaison et une analyse objective
ne pouvaient passer que par le naturaliste de cabinet (Kohler 2002 : 2).
Étudier des animaux morts, écrire de longues monographies, en s’in-
téressant de manière très détaillée à leur anatomie, leur histologie et
leur embryologie, voilà les activités que l’entomologiste-poète français,
Jean-Henri Fabre (1823-1915) n’eut de cesse de dénoncer tout au long
284 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
7. La sélection sexuelle est l’idée selon laquelle certains individus mâles ont acquis une confor-
mation qui les aide non pas dans la « lutte pour l’existence » (« sélection naturelle ») mais
dans la conquête des femelles en leur prodiguant un avantage sur d’autres mâles (ex. : cornes
chez le cerf, ergots chez le coq, crinière chez le lion, plumage éclatant, chant mélodieux
chez les oiseaux).
8. Howard montra que le chant ou la couleur du plumage d’un mâle n’étaient pas uniquement
des atouts dans la compétition pour une femelle, mais servaient davantage à la délimitation
d’un territoire.
290 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
9. « From the behaviorist’s point of view the problem of “meaning” is a pure abstraction [...].
We watch what the animal or human being is doing. He “means” what he does. It serves no
scientific or practical purpose to interrupt and ask what he is meaning. His action shows his
meaning » (extrait de Roger Smith, The Norton History of the Human Sciences, New York,
W. W. Norton & Cie, 1997 : 655). Voir aussi Braunstein, Pewzner [2000] 2005 : 162-163.
10. « Give me a dozen of healthy infants, well-formed, and my own specified world to bring
them up in and I’ll guarantee to take any one at random and train him to become any
type of specialist I might select – doctor, lawyer, artist, merchant-chief, and yes, even
beggar-man and thief, regardless of his talents, penchants, tendencies, abilities, vocations
and race of his ancestors » (extrait de Roger Smith, The Norton History of the Human
Sciences, op. cit. : 657).
292 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
Transformation de la biologie
et sciences du comportement animal
2005 : 132). Sans aucun doute, Lorenz adore être en pleine nature, mar-
cher, nager ou simplement paresser avec ses oies et ses canards le long
des bords du Danube. Cependant, alors qu’il passe des heures à parcourir
les collines, poursuivi par son choucas ou des corbeaux élevés par ses
propres soins, Lorenz n’a pas goût à épier un animal qui n’est pas dans
une certaine mesure sous sa protection ou son contrôle. Ce que Lorenz
aime, c’est élever des animaux chez lui, les observer dans sa maison et,
éventuellement, les soigner quand l’un d’entre eux tombe malade (ibid.).
Il est cet observateur de « type paysan », pour reprendre sa termino-
logie, et sa conception du terrain est donc plus celle d’un lieu domestique
qu’une traque dans un habitat naturel.
Tinbergen, quant à lui, décrit l’étude des animaux comme une acti-
vité de terrain, qu’il associe à de longues heures de balades dans la
nature, parfois entreprises sans but spécifique (Tinbergen [1958] 1974 :
263). C’est notamment lors de ses séjours dans sa résidence secondaire
anglaise, une superbe ferme du XVIIIe siècle, près de la mer Baltique,
qu’il passe des heures à analyser le comportement des mouettes, à le
comprendre grâce à des expériences ingénieuses et à en fixer la preuve
à travers l’objectif de sa caméra.
Ainsi, même s’ils partagent la même passion pour la nature sauvage,
Tinbergen et Lorenz ont des approches différentes, quoique complé-
mentaires. Tinbergen, à ses propres yeux, est « plus expérimental, plus
rigoureux et plus intéressé par l’écologie », tandis que Lorenz est « plus
intuitif et plus propre à se laisser aller à des spéculations » (Tinbergen
1985). Même constat chez Lorenz qui confesse : « Niko et [moi]
formions une parfaite équipe. [Je] [...] préférais observer plutôt qu’ex-
périmenter. Cela m’était difficile de mettre en danger la vie d’une nichée
d’oiseaux ou de poissons en vue de la réalisation d’une expérience.
Niko Tinbergen était le maître attitré pour faire des expériences non
invasives, pour poser des questions à un être vivant sans avoir besoin
de le perturber » (Lorenz 1985 : 269).
Cette complémentarité fut vitale à l’émergence de l’éthologie. Si
Lorenz avait su extraire la portée théorique des études comparées des
comportements innés conduites par Whitman et Heinroth, les progrès
ultérieurs de l’éthologie (Lorenz était le premier à l’admettre) furent prin-
cipalement dus à Niko Tinbergen dont les expérimentations circonspectes
eurent un rôle considérable dans l’instauration de l’éthologie comme
branche respectable des sciences biologiques (Burkhardt 2005 : 203).
Parmi les expériences délicates et astucieuses auxquelles se livra
Tinbergen, celles qui utilisaient des leurres étaient fréquentes. Dans le
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 297
Une caricature
de la démarche béhavioriste
11. Robert Yerkes (1910) cité par Richard W. Burkhardt, « Charles Otis Whitman... », op. cit. :
193. Le souhait de Yerkes de marier approches de laboratoire et approches de terrain était
aussi évident dans la manière dont Yerkes renvoyait dos à dos les faiblesses du terrain,
tout autant que celles du laboratoire : « Fieldwork alone produced “sentimentally colored”
generalizations, while laboratory work was as unreal as “cloister theology” » (extrait de
Yerkes (1914), cité dans Robert E. Kohler, Landscapes and Labscapes..., op. cit. : 34).
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 299
12. Robert H. Wozniak, « Gilbert Van Tassel Hamilton and An introduction to Objective
Psychopathology », dans Robert H. Wozniak (ed.), Behaviourism: The Early Years,
London, Routledge/Thoemmes Press, 1994: V-XXVII Wozniak (1994), XVI. Stanley
McCormick est le fils d’une illustre famille qui a fait fortune dans le matériel agricole,
en particulier en inventant la moissonneuse-batteuse. Pour une version librement adaptée
de la vie de McCormick (et de sa relation avec son médecin Hamilton), voir le roman de
T. C. Boyle, Riven Rock (1998).
300 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX
quelques minutes (ibid. : 11). Selon Yerkes, cela décourage les choix
hâtifs, hasardeux et négligents (ibid.). Durant son séjour californien,
Yerkes travaille en particulier avec deux macaques rhésus, du nom de
Sobke et Skirrl, et Julius, un orang-outan âgé de cinq ans. Après avoir
soumis ces animaux à une série de quatre problèmes à choix multiples,
des résultats concluants apparaissent (Yerkes 1916 : 640). Les courbes
d’apprentissage des deux macaques présentent des pentes faibles, tandis
que celle de Julius décrit une chute rapide, qui montre son habileté à
articuler des idées. Après une vérification avec le test d’empilement
des boîtes, Yerkes conclut que, contrairement aux deux macaques, « le
grand singe est capable de montrer plusieurs formes de comportement
d’idéation » (ibid. : 642, traduction personnelle).
Ces expériences sur l’intelligence animale ont permis à Yerkes de
faire du laboratoire le lieu incontournable de la recherche en psychologie
comparée. Les critères du laboratoire ont été respectés : expériences réali-
sées dans des conditions contrôlées (ici cage expérimentale), répétition des
tests expérimentaux, usage de plusieurs sujets animaux, recours à la quan-
tification (usage des courbes). C’est un moyen pour Yerkes de marquer
du sceau de la scientificité les études de primatologie et, en conséquence,
de faire accéder la psychologie comparée au statut de science.
Malgré ces pratiques artificielles, Hamilton comme Yerkes sont
persuadés que les comportements des animaux qu’ils observent sont
spontanés, donc naturels. Pour Hamilton, l’enceinte dans laquelle vivent
les animaux et le laboratoire attenant aux cages, « au milieu d’une forêt
de chênes, dans une belle clairière » (Hamilton 1914 : 298), offre aux ani-
maux des conditions dans lesquelles ils peuvent évoluer naturellement.
La station expérimentale jouit d’un climat exceptionnel, qui permet de
libérer fréquemment les animaux par groupes présélectionnés et ainsi
de les aider à retrouver les comportements de plein air. Pour les ani-
maux trop gros pour être libérés, « un excellent substitut pour la liberté
en plein air est de leur donner accès à une rampe qui longe les cages »
(ibid. : 300). Hamilton va même jusqu’à dire que « les cages d’une
taille suffisante » permettent une raisonnable approximation des condi-
tions naturelles (ibid. : 296). Ainsi, aux yeux d’Hamilton (et, on peut
le penser, aux yeux de Yerkes), la station expérimentale de Montecito
offre les avantages du terrain sans ses limitations : elle représente une
nature « en petit », tout en offrant la possibilité d’atteindre les idéaux
du laboratoire : le contrôle et la répétition. Le concept de « laboratoire
sur le terrain » incarné par la station expérimentale de Montecito et,
plus tard, par les laboratoires de Yale (New Haven, Connecticut) et
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 301
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13
Redéfinition des notions
d’instinct, d’inné et d’acquis
chez Konrad Lorenz
Jenny Litzelmann
chose d’inné, mais ils étaient aveuglés par leur notion d’instinct, consi-
déré comme un facteur extra-naturel. Cela les a empêchés de tenter
des recherches expérimentales. Et pourtant les mécanistes, comme
Watson, confirmaient l’hypothèse qui est devenue la théorie contem-
poraine : il n’y a que des réflexes conditionnés, le comportement inné
n’existe pas. Ainsi, pour les mécanistes, ça n’existait pas, et pour les
vitalistes, ça existait mais c’était surnaturel. Alors, le champ si fertile,
si riche pour les recherches, du comportement inné est resté vide, comme
un no man’s land entre les fronts de ces deux opinions opposées »
(Lorenz 1975a : 28-29).
1° Pourquoi s’intéresser prioritairement (mais pas uniquement) aux
instincts ou aux comportements innés ? Il y a d’abord à cela une raison
scientifique : l’homologie des comportements, qui sont aussi fixes et
héréditaires que les traits morphologiques, permet la classification des
espèces, en particulier de celles qui sont difficiles à distinguer uni-
quement par leurs traits morphologiques (découverte de Heinroth et
Whitman). Il y a aussi une raison épistémologique, qui est la plus forte :
il n’existe en effet aucune étude objective de l’instinct.
2° Pourquoi s’intéresser à l’inné et à l’acquis, et plus particulièrement
à l’interpénétration de l’inné et de l’acquis ? Il y a de même une raison
scientifique : l’interpénétration de l’inné et de l’acquis, comme la définit
Lorenz, permet d’expliquer le phénomène d’empreinte (dont la découverte
fut récompensée par le prix Nobel en 1973). La part d’inné de l’empreinte
est la capacité de l’animal à être imprégné et la période déterminée de
la vie de l’animal durant laquelle cette empreinte peut avoir lieu, la part
d’acquis est l’objet de l’environnement, contingent, par lequel l’animal
va être imprégné. Et de même, une raison épistémologique également la
plus forte : l’interpénétration de l’inné et de l’acquis dévoile la partialité
de ceux qui considèrent seulement l’inné ou seulement l’acquis. Lorenz
va dénoncer leur atomisme et leur monisme explicatif, c’est-à-dire selon
lui leur mépris de la totalité de l’organisme et de sa complexité réelle.
qui a fait naître l’éthologie classique, d’autre part. C’est en fait une
modélisation métaphorique du double déterminisme (interne et externe)
qui caractérise la causalité immédiate du déclenchement des comporte-
ments innés ou instinctifs.
Ce modèle montre la relation quantitative et l’action des deux compo-
santes, endogène et exogène, d’où résulte l’acte instinctif. La composante
endogène, ou motivation pour Lorenz, est représentée par le robinet
produisant constamment l’énergie pour un acte instinctif donné et qui
s’accumule jusqu’à un certain niveau qui correspond au potentiel d’acti-
vité spécifique. La composante exogène, c’est-à-dire les stimuli externes
plus ou moins adéquats, sont représentés par les poids sur la balance.
La pression de l’énergie endogène additionnée à la traction des stimuli
externes écartent plus ou moins le piston à la base du réservoir (méca-
nisme inné de déclenchement), produisant un écoulement qui se déverse
dans un récipient à plusieurs cases (1, 2, 3...), correspondant aux degrés
d’intensité croissants de l’acte instinctif. Ce modèle explique l’activité à
vide : lorsque la pression de l’énergie endogène est très forte, elle suffit
à elle seule, c’est-à-dire sans stimulation externe, à activer le méca-
nisme inné de déclenchement de l’acte instinctif. À l’inverse, quand les
stimulations externes sont nombreuses et très rapprochées, on observe
une « fatigue » de l’animal et l’acte instinctif ne se déclenchera qu’en
cas de stimulation très forte.
Lorenz fait ainsi une décomposition de l’ancienne notion d’instinct
et réduit celui-ci à n’être plus qu’une fraction de l’ensemble du système
comportemental d’un animal. Cette décomposition du comportement,
qui a eu pour effet de repousser l’instinct, rigide et héréditaire, tout à
la fin du déroulement d’un comportement, a permis du même coup de
mettre au jour toute une série d’autres composantes du comportement
qui échappent à la rigidité de l’instinct, et qui ont évolué de manière
à laisser de plus en plus d’initiatives à l’animal, mais aussi une plus
grande capacité à contrôler son comportement. Ces composantes sont
par exemple l’appétence, le but, la motivation, la prise de décision, le
comportement volontaire. Lorenz s’est beaucoup intéressé à ces compor-
tements, même s’il s’est surtout tourné vers l’étude des instincts.
L’appétence est un terme appliqué à la phase active du comportement
de la poursuite d’un but et à la phase du comportement exploratoire qui
précède l’acte consommatoire (ou acte instinctif) plus stéréotypé dont
l’animal fait preuve lorsqu’il atteint son but. On reconnaît un certain
nombre de conditions dans lesquelles l’orientation vers un but n’est
qu’apparente et peut être provoquée et d’autres dans lesquelles le terme
INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 309
Mais d’un autre côté, il est vrai que les mécanistes avaient tendance à
élargir la notion de réflexe au-delà des limites acquises par l’expérience ;
chez certains, elle désignait « n’importe quel mouvement affectant un
organisme vivant et [englobait] donc dans ce terme les mouvements
des protozoaires, les tropismes des plantes et même les processus de
croissance » (ibid. : 56). Par conséquent, si l’on considère de toute façon
tous les mouvements de l’animal comme des processus réflexes, on ne
dit pas grand-chose lorsque l’on dit que les actes instinctifs sont des
processus réflexes.
Dans Évolution et modification du comportement, Lorenz effectue
une critique de « certaines opinions généralement répandues quant à la
notion d’“inné” » (Lorenz 1974 : 9). Trois attitudes à l’égard de cette
notion sont ainsi examinées par Lorenz : celle de la majorité des psycho-
logues américains, c’est-à-dire les béhavioristes, celle des éthologistes
« de langue anglaise » ou « modernes », et celle des éthologistes « de
l’ancienne école. »
Les béhavioristes avancent deux arguments contre la notion d’inné :
celui de Hebb (1953), « distinguer arbitrairement deux comportements,
l’un inné, l’autre acquis, procède d’une pétition de principe, l’un ne pou-
vant être défini que comme le contraire de l’autre » (ibid. : 133) et celui
de Lehrman (1953), « aucune expérience ne pourra jamais déterminer
ce qui, dans le comportement d’un animal, est inné, puisqu’on ne peut
pas exclure la possibilité qu’il apprenne quelque chose dans l’œuf ou
in utero » (ibid. : 134). Le premier argument est réfuté par Lorenz car selon
lui l’inné et l’acquis ne sont pas que des contraires, mais représentent les
deux voies par lesquelles l’information est assimilée par les organismes,
à savoir l’évolution phylogénétique par sélection naturelle et l’évolution
ontogénétique du comportement par l’apprentissage ou l’adaptation au
milieu. Les béhavioristes, qui n’étudient que la seconde voie, oublient que
celle-ci doit nécessairement reposer sur des mécanismes innés modelés
par la phylogenèse. Si l’on nie cette ultime condition de possibilité, on
est obligé de croire à une harmonie préétablie entre l’organisme et son
milieu. Pour ce qui est du second argument des béhavioristes, Lorenz ne
nie pas la possibilité que l’embryon puisse acquérir des connaissances
avant de naître. Mais qu’il puisse en acquérir sur des données qu’il n’a
pas encore rencontrées suppose encore une fois « l’existence d’un méca-
nisme très spécial d’enseignement, phylogénétiquement programmé, ou
bien encore la croyance à une harmonie préétablie » (ibid. : 137).
Pour les éthologistes de langue anglaise, comme par exemple Jensen,
la notion d’inné est inutile, voire néfaste à la science. Les éléments innés
INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 313
réponse à tous ses “pourquoi ?” » (Lorenz [1978] 1984 : 49). Quant aux
béhavioristes, réagissant de manière violente à toute idée de finalité, ils
voulaient imiter le plus fidèlement possible les méthodes de la physique,
jugées alors comme les seules méthodes véritablement scientifiques.
Ils ont par conséquent négligé l’aspect téléonomique propre à tous les
systèmes évolutifs faisant preuve d’une capacité d’adaptation. Pour
Lorenz, l’étude d’un organisme suppose à la fois une analyse des fins
et une analyse des causes. Il est nécessaire de considérer l’organisme
comme une totalité avant d’entreprendre son explication causale.
« Cette démarche orientée de l’ensemble du système vers ses parties
constitutives est littéralement obligatoire en biologie. Bien entendu, le
chercheur a toute liberté de prendre comme objet de sa recherche n’im-
porte quelle partie d’un système organique. [...] Mais le spécialiste doit
toujours être guidé par une connaissance de l’ensemble du système qui
lui indique la place qu’occupe le sous-système qui l’intéresse dans la
structure globale » (ibid. : 58). Autrement dit, Lorenz ne reproche pas à
ses prédécesseurs de n’avoir étudié qu’une seule partie du comportement
animal, mais de n’avoir pas vu que cette partialité ne pouvait être que
méthodologique et provisoire, et d’avoir ainsi glissé de ce qui ne devait
n’être qu’une méthode à l’affirmation dogmatique d’une ontologie.
Épistémologie de Lorenz
Références bibliographiques
Limites et impasses
des discours positifs
Expérience et subjectivité
14
Du comportement « fait de nature »
au discours de l’éthologiste. Réflexions
sur la place de la subjectivité en éthologie
François Calatayud
Introduction
ultérieurs). Dans tous les cas, cet idéal de scientificité était synonyme
d’indépendance de l’observateur et de la situation, et de généralisation
des résultats à des catégories comme l’espèce. Deux pôles dont tout ce
qui pouvait les affecter se trouvait étiqueté comme un biais générateur
de perte de crédibilité ou de validité. Il s’agissait donc de mettre en
œuvre des méthodologies rigoureusement établies afin de donner à la
discipline un caractère de scientificité (Tinbergen, op. cit. ; Burkhardt,
op. cit.), voire d’espérer la venue du jour béni où les expérimentations
pourront être entièrement réalisées de manière automatique, depuis la
manipulation des individus jusqu’à la prise de note (Rosenthal 1963).
Dans le deuxième cas, cette subjectivité pouvait sembler inacces-
sible car vécue en première personne (on ne saura jamais ce que ça
fait d’être une chauve-souris ni si le goût du chocolat est le même
pour deux personnes différentes). C’est ce que l’on retrouve avec le
thème de la solitude dont parle Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à
un jeune poète, et c’est typiquement la conclusion de Nagel à la fin de
son article de 1974, bien qu’il laisse une ouverture sur la possibilité
d’y arriver un jour. Comme cela apparaît dans la première citation de
Tinbergen, cette subjectivité semble non nécessaire, voire probléma-
tique, pour une explication causale du comportement. Dans le cadre
d’une explication causale, les problèmes apportés par cette conception
de la subjectivité en tant qu’expérience vécue vont d’ailleurs être aussi
ceux qu’amène la subjectivité comme capacité à structurer un paysage
de sens. En effet, l’explication causale implique que les éléments reliés
par le lien de causalité se définissent indépendamment l’un de l’autre
(Merleau-Ponty, op. cit.). Dans le cadre de l’étude du comportement
animal, cela implique que ce qui donne sa qualité « stimulante » au
stimulus se définit indépendamment de l’individu qui le reçoit, et uni-
quement en termes de propriétés physico-chimiques. C’est ce qui est à
la base de l’approche expérimentale des sciences de la Nature et qui,
en termes d’ancrage philosophique, se réfère au réalisme ontologique.
Cela se retrouve dans la condition ceteris paribus posant que « toutes
choses sont égales par ailleurs » : si certains facteurs mal connus peuvent
éventuellement influencer le phénomène étudié, on choisit de les consi-
dérer comme n’intervenant pas au profit d’un autre dont on essaye de
connaître l’effet. Tinbergen l’expose particulièrement clairement dans
son article de 1963 : « Le traitement du comportement comme des
organes n’a pas principalement ôté les obstacles à l’analyse causale, cela
l’a facilitée, en ce que cela a amené à la réalisation que chaque animal
est doté d’une machinerie comportementale strictement limitée, bien que
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 327
1. Voir Marion Vicart : « Quand l’anthropologue observe et décrit des journées de chien »,
supra p. 253.
328 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
vivants, mais pas encore comme des existences, c’est-à-dire comme des
êtres se définissant non par leur appartenance à une catégorie mais par
leur activité créatrice de sens. Il n’est dès lors pas surprenant que les
mêmes concepts soient utilisés pour des animaux aussi bien que pour
des végétaux (Karlson, Mendez 2005). Ce rapprochement de l’animal
et du végétal présenté par Florence Burgat dans Liberté et inquiétude
de la vie animale (Burgat 2006) à partir des réflexions de différents
philosophes et biologistes trouve ainsi une résurgence dans le cadre
de l’écologie moderne. L’usage, initialement métaphorique, du terme de
« stratégie adaptative » va être le même pour l’animal et pour le végétal,
avec toutefois pour le premier un passage plus rapide vers une interpré-
tation cognitiviste, posant, en définitive, un animal mécanisé. Le cadre
théorique choisi alors montre ici vraisemblablement quelques limites.
La notion grecque d’hubris, de démesure d’une conduite, pourrait
qualifier ce dépassement du cadre de pertinence d’une approche, notam-
ment lorsque l’explication causale est utilisée à toutes les fins possibles
et imaginables. Cela est le cas lorsque l’on met en pratique cet outil
conceptuel pour parler de l’individu particulier alors qu’il n’a de per-
tinence qu’appliqué à une autre échelle d’analyse et pour d’autres fins.
Afin de cerner le domaine de pertinence du type d’approche de l’animal,
une utilisation libre de la notion de phronèsis pourrait se révéler intéres-
sante. Cette notion, qui est l’un des éléments fondamentaux de l’éthique
aristotélicienne, consiste justement à se poser la question de l’à-propos
de la réflexion menée afin de ne pas dépasser le cadre de pertinence du
discours et transformer ce qui pourrait être une vertu en vice. Pour cela, le
terme a souvent été traduit par « prudence » et, dernièrement, par celui de
« souci de la réflexion » (Arjakovsky 2007). Ce type de réflexion est mené
à l’origine sur la catégorie d’« étants qui peuvent être autrement », cette
approche se démarquant de l’épistèmè qui parle des êtres « qui ne peu-
vent être autrement que ce qu’ils sont ». L’attitude de la phronèsis serait
ainsi tout indiquée pour le comportement dans la mesure où celui-ci peut
apparaître comme relevant non plus d’une essence, mais d’une existence
pour peu que l’on veuille bien lui laisser la place de s’épanouir. Il serait
intéressant de renouer avec cette approche dans le cadre des études sur le
comportement pour en questionner l’à-propos. Cela reviendrait à ques-
tionner les conditions dans lesquelles on peut mécaniser l’animal, et ce
que l’on met de côté dans ce cas, mais aussi à réfléchir aux limites du dis-
cours produit, et éviter ainsi de vouloir tout appréhender par une approche
causale qui par définition ne permet de considérer qu’une seule manière
d’être de l’animal. Les travaux de Francisco Varela (1989) sur la cognition
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 339
Références bibliographiques
Philippe Devienne
Introduction
Définition de la douleur
Probabilité et symptômes
Qu’est-ce qu’un symptôme ? Le symptôme est une partie de la preuve
inductive découverte dans l’expérience, c’est-à-dire une partie de ce
qui permet de remonter des effets à la cause. Par rapport à notre étude
précédente, notre question deviendrait : le comportement douloureux
est-il un symptôme de la douleur ? Le genou rouge, chaud, congestionné
est un symptôme de l’arthrite septique du genou, une inflammation de
la gorge est un symptôme de l’angine. Les symptômes sont des preuves
empiriques d’une affection donnée. Ainsi, un vétérinaire peut inférer
que le chien qu’il examine a une hernie discale cervicale à partir de la
localisation de la douleur et des signes cliniques que présente un animal.
La localisation de la douleur grâce à une certaine manipulation du cou
est un symptôme de la hernie discale. Mais dans ce cas, nous nous
trouvons dans une relation par rapport à une hypothèse donnée : une
hypothèse peut avoir de multiples symptômes, mais les symptômes ne
sont pas des conditions suffisantes (Wittgenstein [1958] 1965 : 82).
N’oublions pas notre question : ce sur quoi nous réfléchissons ici
est de savoir si le comportement de la douleur chez l’animal est un
symptôme de la douleur elle-même ou non. Si notre animal crie, dans
notre raisonnement sur les symptômes, nous faut-il en partant de ce cri
en conclure qu’alors l’animal a mal ? Le vétérinaire, en prenant les cris
de la douleur pour des symptômes de la douleur, peut-il tirer la conclu-
sion que ce chien a mal ? Si une telle relation devait être fondée, cela
signifierait que nous ne pourrions jamais savoir si un animal, ou une
personne, est capable d’avoir mal, et qu’alors nos jugements sur les dou-
leurs de cet animal ou de cette personne seraient au mieux probables,
jamais certains. Des symptômes, qui peuvent être présents ou absents,
ne peuvent être mis en rapport qu’avec une hypothèse donnée (Hacker :
1993a : 248). La relation entre le comportement douloureux et la douleur
n’est pas une relation entre un symptôme et une hypothèse : quand je dis
« il a mal » d’après son comportement, le comportement n’est pas un
symptôme, auquel cas le comportement de douleur constituerait tout au
plus un élément d’une hypothèse.
La relation entre le comportement douloureux et la douleur ne peut
être une relation causale : en effet, pour qu’une relation soit causale,
il nous faut plusieurs éléments : premièrement, chacune des expres-
sions doit être indépendante ; deuxièmement, la relation ne peut être
une relation logique ; enfin, les éléments doivent être reliés par une loi
générale (ibid. : 249). Or, les expressions comportementales (c’est-à-dire
352 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
une animalité commune : nous serions ici déjà trop avancés dans des
idées qui dépasseraient notre propos, des idées qui ne seraient pas à
ma taille, dirait Austin. Non, disons plutôt que le langage nous livre
une sorte de continuum entre les espèces animales non humaines et
humaines plutôt qu’il ne dresse des murailles infranchissables, des bar-
rières indépassables entre les unes et les autres. Wittgenstein nous dit :
« Ce n’est que d’un homme vivant ou de ce qui lui ressemble (de ce qui
se comporte comme lui) qu’on peut dire qu’il éprouve des sensations,
qu’il voit, est aveugle, entend, est muet, est conscient ou inconscient »
(Wittgenstein [1994] 2004 : § 281). Et il ajoute : « Ce n’est que d’une
chose qui se comporte comme un être humain qu’on peut dire qu’elle
a mal » (ibid. : § 283). Ainsi les manifestations comportementales ani-
males ne se limitent pas aux expressions et mouvements mais encore
aux circonstances qui permettent d’utiliser la grammaire des sensations.
La structure de la réalité qui apparaît dans nos phrases est ainsi la projec-
tion de notre grammaire. En décrivant, avec nos usages grammaticaux,
des formes de vie, nous nous ouvrons à d’autres espèces : nous pouvons
nous imaginer « un animal en colère, craintif, triste, joyeux, effrayé »
(ibid. : II, § 1, 247). Notre forme de vie permet d’imaginer d’autres
formes de vie, animales celles-là, par notre grammaire elle-même.
Aussi, quand nous reconnaissons la douleur d’un animal, nous ne
reconnaissons pas seulement le comportement de l’animal, ou même
son expression de douleur, comme une grimace, mais ce dont elle est
l’expression, c’est-à-dire sa douleur elle-même (Fleming 2004 : 25).
Et cette attitude est mon aptitude à pouvoir dire des mots, à utiliser les
règles du langage, pour vouloir dire ce que je dis.
dormir, prend le jour pour la nuit et inversement, n’est-ce pas qu’il est
triste, qu’il souffre, qu’il est dépressif ? Ce ne sont pas les estomacs vides
qui ont faim (Hacker 1993b : 59), ce sont les chiens, ou les hommes. C’est
à propos des humains et de ce qui se comporte comme eux que l’on peut
dire qu’ils ont mal, qu’ils ont conscience, qu’ils s’amusent, mangent et
boivent, et ces activités ne sont attribuables ni à leur corps ni à leur cer-
veau, mais aux hommes et aux animaux tout entiers eux-mêmes.
Conclusion
Les problèmes philosophiques que nous nous posons sur la douleur
– il suffit de regarder l’importance des questions traitant de l’existence ou
de l’absence de douleur chez les animaux ou chez les petits enfants – ne
sont pas simplement résolus par de nouvelles découvertes empiriques.
La douleur, pas plus que la tristesse ou la crainte, n’est cachée derrière
le regard qui la manifeste, derrière – chez l’humain – le visage qui
la manifeste. Cette attitude, que nous proposons, est celle qui consiste non
plus à voir l’animal selon un aspect que nous avons retenu de lui dans nos
différentes versions professionnelles, un aspect qui nous a fait prendre
nos distances par rapport à lui, mais plutôt celle qui consiste à en-visager
l’animal, expression qui consiste ici à mettre ce petit trait d’union entre
le visage et le « en » qui le précède. Et toutes les tables d’évaluation sont
bien loin d’en-visager l’animal. Dans notre langage ordinaire nous agis-
sons et parlons à propos de la douleur de l’animal sans faire de distinction
entre sa douleur et son comportement de douleur. La douleur se manifeste
dans le comportement. Ce que j’ai su faire quand j’ai dit du chien qu’il
souffre, c’est d’avoir été capable d’utiliser grammaticalement les mots
« il souffre », sans pour autant avoir pu ressentir sa douleur. Et ce qui est
dit n’est pas simplement une jonction, un pont, entre l’animal et les mots
que je prononce. L’enjeu est aussi dans un autre registre. Quand je dis de
l’animal qu’« il a mal », je m’engage totalement à le reconnaître par mon
discours. L’animal amène ma réponse et mon engagement envers lui.
Références bibliographiques
Enrique Utria
Introduction
Il existe, dans la langue française, une difficulté à qualifier l’extrémité
d’une cuillère, son « arrondi terminal » pour ainsi dire, ou encore sa
« petite palette creuse ». À l’instar de cette lacune lexicale sans consé-
quence, Tom Regan pense qu’un trou lexical rend invisible, du point
de vue moral, un certain ensemble d’individus conscients, doués de
croyances, de désirs, de préférences et d’une vie susceptible de tourner
bien ou mal selon leurs expériences. Les personnes (au sens kantien)
recouvrent trop peu d’individus. Les êtres vivants ou l’ensemble des
animaux allant des protozoaires aux humains en embrassent trop. Pour
éprouver cette réalité qui échappe à notre jugement moral, Regan forge
le concept de « sujet-d’une-vie » (subject-of-a-life). En raison du rôle
crucial des croyances dans ce concept, en tant que conditions nécessaires
à la possession de désirs, mais aussi en tant qu’attitudes propositionnelles
paradigmatiques, la discussion portera essentiellement, dans un premier
temps, sur l’attribution de croyances aux animaux. Ce n’est qu’après
avoir essuyé le feu des critiques conceptuelles qu’il sera possible de
se tourner vers les problèmes moraux attenants. Les théories éthiques
normatives prépondérantes (contractualisme, kantisme, utilitarisme)
échouent à rendre compte de nos devoirs envers ces sujets-d’une-vie,
particulièrement envers les patients moraux, qu’ils soient animaux ou
364 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
Attitude phrastique
et attitude propositionnelle
selon Frey, avoir une croyance quelconque sur le monde exige, de manière
tout à fait essentielle, qu’on « comprenne [la] relation » entre, d’un côté,
des phrases vraies et fausses et, d’un autre, « le monde » (ibid. : 90-91).
Le problème est que la compréhension de ce lien implique nécessairement
une croyance. Et comme ce qu’on croit, quand on croit quelque chose,
c’est que certaines phrases sont vraies, alors la croyance portant sur le lien
entre le langage et le monde doit être une croyance qu’une certaine phrase
est vraie. La phrase « le langage et le monde sont liés de telle façon »,
phrase qui est vraie, sera distinguée de la phrase « Le langage et le monde
sont liés de telle autre façon » qui, elle, est fausse.
La difficulté, on l’aura compris, c’est que pour distinguer ces deux
phrases, je dois à nouveau croire quelque chose de la première phrase
que je ne crois pas de la seconde. En bref, je dois avoir des croyances
sur mes croyances-touchant-au-lien-entre-le-langage-et-le-monde ; et
des croyances sur ces croyances, ad infinitum. Puisque personne ne
peut satisfaire cette exigence de croyances infinies, la thèse de Frey
exclut qu’on croie quoi que ce soit sur le monde. Au final, donc,
l’analyse des croyances en termes d’attitudes phrastiques apparaît contre-
intuitive et fait montre d’une ostensible impuissance explicative, sinon
d’une absurdité patente.
Dans ces conditions il n’est pas déraisonnable de revenir à un compte
rendu plus orthodoxe des croyances. Depuis Bertrand Russell, il est
d’usage en philosophie analytique d’analyser les croyances en termes
d’« attitudes propositionnelles ». Croire, craindre, espérer, douter,
désirer sont autant d’attitudes différentes, on l’a dit. Et ces attitudes sont
dites propositionnelles parce qu’elles sont liées à un contenu – ce qui est
cru, ce qui est craint, espéré – par une clause en « que ». Par exemple,
je crois que le ciel est bleu, que la terre est ronde. C’est dans ce cadre
théorique que Stephen Stich, professeur de philosophie et de sciences
cognitives à l’université Rutgers, récompensé il y a peu en France par
l’institut Jean Nicod, adresse une deuxième objection à l’attribution
de croyances et de désirs aux animaux. Contrairement à Frey, il ne
nie pas que les animaux aient des croyances, mais seulement qu’il soit
possible de leur attribuer un contenu. « Nous ne sommes à l’aise pour
attribuer à un sujet une croyance avec un contenu spécifique que si nous
pouvons lui supposer la possession d’un large réseau de croyances liées
qui soit largement isomorphe au nôtre. Quand un sujet ne partage pas
une part très substantielle de notre propre réseau de croyances dans un
domaine donné, nous ne sommes plus capables d’attribuer un contenu
à ses croyances dans ce domaine » (Stich 1979 : 22).
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 367
2. « Fido dût-il n’avoir qu’une seule croyance semblable, la compréhension qu’il aurait de
ce concept serait maigre, pauvre, élémentaire, etc., en comparaison de ceux qui possèdent
ce concept in toto. Mais cela montrerait seulement que sa compréhension était moindre
que celle des autres, et non pas qu’il n’en a absolument aucune compréhension » (Regan
[1983] 2004 : 56).
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 369
3. Sur ce point, voir également Kant [1798] 1964 : 19 : grâce à l’unité de la conscience dans
tous les changements qui peuvent lui survenir, l’homme est un « être entièrement différent,
par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut
disposer à sa guise ».
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 371
d’objecter à la torture d’un enfant tiendrait aux effets que cela aurait sur
ma « disposition naturelle à la moralité » : je risque de m’endurcir dans
mon commerce avec les autres agents moraux.
Imaginons à présent que je torture avec horreur et dégoût un enfant,
et que ma certitude de ne plus jamais recommencer sur quelque humain
que ce soit se révèle renforcée après ce supplice. « L’habitude de
cruauté ne trouve aucune permanence en mon sein. Devons-nous dire
par conséquent que je n’ai rien fait de mal à ma seule et unique victime
humaine ? » (Regan [1983] 2004 : 183). Contraint par l’exigence de
cohérence, Kant doit faire face au dilemme suivant : soit il considère
les patients moraux humains comme des fins en soi et ouvre la même
possibilité aux patients moraux non humains – l’autonomie morale n’est
plus une condition nécessaire pour être une fin en soi ; soit il considère
ces patients moraux humains comme de simples moyens et légitime la
possibilité d’une exploitation humaine.
Les deux grandes théories éthiques fondant des devoirs indirects
eu égard aux animaux (contractualisme et kantisme) échouent à
donner un compte rendu adéquat des devoirs concernant les patients
moraux en général. Qu’en est-il des théories dites de « devoir direct »
envers les animaux ?
L’utilitarisme a toujours, depuis ses débuts, mis en avant des argu-
ments favorables aux animaux, qu’il s’agisse de Paley, Bentham, Mill 4,
ou, depuis le milieu des années 1970, de Singer. Tous les utilitaristes
s’accordent pour dire que seules les conséquences, sans égard à nos
intentions, déterminent la moralité de nos actes. Et tous conviennent
que ce sont les « meilleures conséquences », pour tous ceux affectés
par le résultat, que nous devrions avoir pour but de réaliser. Les utilita-
ristes classiques (Bentham) sont dits hédonistes. Ils soutiennent que le
plaisir (hêdonê) et le plaisir seul est intrinsèquement bon, et que seule
la douleur est intrinsèquement mauvaise. Sur ce point, ils sont claire-
ment les héritiers d’Épicure et d’Aristippe. Pour déterminer, dans le
cadre d’une action donnée, quelle alternative apporte les meilleures
4. Sur le droit douteux de manger chair, voir William Paley, The Principles of Moral and
Political Philosophy, Boston, Richardson & Lord, 1825 : 76-78. Pour l’idée que les animaux
sont les « malheureux esclaves et victimes de la portion la plus brutale de l’humanité », voir
John Stuart Mill, Principles of Political Economy, livre V, chap. XI, § 9, dans Robson (ed.),
The Collected Works of John Stuart Mill, vol. 3, Londres, Routledge and Kegan, 1965 :
952 ; pour le principe d’utilité suivant lequel une pratique causant « plus de souffrance aux
animaux qu’elle ne procure de plaisir à l’homme » est immorale, voir Mill, « Whewell on
Moral Philosophy », dans Robson (éd.), ibid., vol. 10, 1985 : 186-187.
372 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
5. Singer souligne néanmoins, en bon utilitariste, que « si la chair animale était uniformé-
ment délicieuse et si la nourriture végétarienne était uniformément abominable, il faudrait
admettre que le plaidoyer en faveur du végétarisme serait plus faible » (ibid.). D’où l’idée
que les recettes de cuisine végétarienne en annexe de certains de ses livres sont une partie
essentielle de son argumentation.
6. La critique précédente à l’encontre de l’utilitarisme hédoniste vaut également contre l’uti-
litarisme de la préférence : notre préférence à continuer d’exister peut être outrepassée dans
la balance agrégative d’utilité.
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 373
inhérente », c’est-à-dire une valeur non instrumentale. Ils ont une valeur
indépendamment du fait qu’on la leur attribue ou qu’on leur porte de
l’intérêt. Le statut moral d’un porteur de valeur inhérente est logiquement
indépendant du degré de bonheur dont il jouit, de son talent, de son mérite,
de son utilité. Soit on a cette valeur, soit on ne l’a pas ; et tous ceux qui la
possèdent la possèdent également. Le second point d’appui, pour éviter
les fâcheuses implications de la théorie kantienne cette fois, postule que
les patients moraux humains possèdent eux aussi, comme tous les autres
êtres humains, une telle valeur, cela indépendamment du fait que leur
exploitation minerait le fondement de notre commerce avec les autres
agents moraux. Ces deux points accordés, le sort des bêtes reste à déter-
miner. Possèdent-elles une valeur inhérente ?
Répondre exige un critère qui permette l’attribution d’une telle valeur.
Une pierre de touche peut être fournie en déterminant un point commun
à tous les porteurs humains de valeur inhérente. Qu’est-ce qui rend
fondamentalement tous les êtres humains égaux en valeur ? L’autonomie
et la sensibilité semblent être les deux candidats les plus sérieux.
Tous les humains ne sont pas autonomes moralement à tous les moments
de leur vie et tous n’y parviennent pas. Établir l’égalité de valeur à
partir de l’autonomie ouvre la voie à l’exclusion des patients moraux
humains de la sphère morale.
Quant à la solution de facilité qui consiste à affirmer que c’est l’auto-
nomie en puissance de tous les êtres humains qui fait leur égale valeur
inhérente, cela reste obscur et hautement problématique du point de
vue logique. C’est obscur parce qu’il est difficile de dire pourquoi un
patient moral humain serait plus autonome en puissance qu’un fœtus, un
embryon, un zygote, un simple spermatozoïde ou un ovule non fécondé.
Mais plus encore, il y a certainement une faute logique à déduire une
valeur en acte d’une simple qualification en puissance pour cette valeur
(Feinberg 1986 : 66-67). De même qu’un président en puissance de la
France n’est pas le chef des armées, de même un être ou des cellules
autonomes en puissance n’ont pas de valeur inhérente en acte – ce qui
n’exclut pas qu’on puisse leur attribuer un autre type de valeur, suscep-
tible d’être protégée.
Contrairement à l’autonomie, la sensibilité est partagée par tous les
êtres humains. Pour qu’une faculté ou une qualité se qualifie comme
critérium de valeur inhérente, elle doit non seulement être partagée par
tous les êtres humains, mais aussi rendre compte de l’immoralité de
certains actes particulièrement odieux comme, par exemple, la torture
ou le meurtre. La sensibilité peut aisément expliquer le mal de la torture
374 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
7. La preference autonomy (The Case for Animal Rights, sect. 3-1) est l’aptitude à initier une
action en vue de nos désirs et de nos buts, à croire, à tort ou a raison, que nos désirs et nos
buts seront satisfaits ou achevés en agissant d’une certaine façon (ibid. : 85).
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 375
8. Non pas l’ensemble des règles de droit en vigueur dans un pays à un moment donné (opposé
au droit naturel), mais le droit de l’individu qui est corrélé à une action positive.
376 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
9. Pour l’idée que ce sont les intérêts conatifs en particulier, voir Feinberg [1974] 2008.
10. Pour les animaux, voir le Code de procédure pénale, art. 2-13 (loi n° 94-89 du 1er février
1994).
11. Pour l’analyse du concept de dommage en termes d’infliction (douleur aiguë ou chronique)
et de privation (dont la mort), voir Regan, The Case for Animal Rights, sect. 3.4 et 3.5 :
94-103.
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 377
12. La métaphore de l’atout a été et continue d’être très influente en philosophie du droit ; on en
retrouve l’idée sous-jacente, par exemple, chez deux théoriciens du droit contemporains de
premier plan : David Lyons, « Les droits moraux changent l’évaluation d’une conduite en
excluant une gamme d’arguments utilitaristes directs » (Rights, Welfare and Mill’s Moral
Theory, Oxford University Press, 1994 : 150), et Jeremy Waldron, « Les droits expriment
des limites à ce qui peut être fait aux individus par égard aux plus grands bénéfices des
autres ; ils imposent des limites quant aux sacrifices qui peuvent être exigés d’eux comme
contribution au bien général » (« Conflicts of Rights », dans Liberal Rights, Cambridge
University Press, 1993 : 209).
13. L’expression « droits humains » (human rights), peu courante en français, peut être consi-
dérée comme l’énoncé d’un genre de droits moraux dont la Déclaration d’indépendance,
la Déclaration des droits de Virginie et la Déclaration des droits de l’homme seraient des
espèces.
14. Quant au volontariat de personnes en bonne santé, sur la base d’un consentement éclairé,
il est dangereux pour les catégories sociales les plus défavorisées et ne doit pas, par consé-
quent, être encouragé.
378 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
Leur exploitation entretiendrait l’idée que les animaux sont nos outils
ou nos ressources, et la production de ces bébés nous amènerait à traiter
leurs parents comme des machines fœtales (Regan [1983] 2004 : 391-392,
note 30 : 417). « Nous sommes quelque chose de plus qu’une matière
animée, quelque chose qui diffère des plantes qui, comme nous, vivent
et meurent ; nous sommes les sujets-faisant-l’expérience-d’une-vie (the
experiencing subject-of-a-life), des êtres dotés d’une biographie, et non
pas simplement d’une biologie. [...] chacun d’entre nous est quelqu’un
et non pas quelque chose » (Regan, Cohen, op. cit. : 201).
Références bibliographiques
Jean-Pierre Marguénaud
Introduction
Il y a toujours entre les juristes et les autres, tous les autres, des risques de
malentendus, d’incompréhensions. Du juriste, les autres attendent qu’il
ne se mêle de rien parce qu’il ne peut rien comprendre au fond des pro-
blèmes qui relèvent de la compétence des scientifiques, des médecins, des
économistes, des informaticiens, des sociologues, des anthropologues, des
philosophes, des moralistes ou des psychanalystes. En même temps, on
attend de lui qu’il ait réponse à tout. C’est ainsi que, très récemment, on
a pu entendre sur les ondes de France-Culture l’anthropologue Maurice
Godelier, débattant, le jeudi 12 mars 2008, des arrêts de la première
chambre civile de la Cour de cassation du 6 février 2008 relatifs à l’éta-
blissement d’un acte d’état civil pour le fœtus, s’écrier : « Franchement, je
croyais que les juristes étaient plus forts que ça ! » après avoir découvert
que le droit ne définissait pas le commencement de la vie. Effectivement,
le juriste ne peut pas tout décider à la place de tout le monde car il ne
dispose ni de la compétence technique ni de la légitimité démocratique
pour le faire. Ce n’est pas à lui qu’il revient de répondre seul à la ques-
tion de savoir s’il faut autoriser le mariage homosexuel, permettre la
maternité de substitution ou interdire toute forme d’expérimentation sur
les animaux. Seulement parmi les juristes, il y en a un qui doit pouvoir
répondre à toutes les questions que la complexité de la vie en société peut
384 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
Le comportement de l’animal
considéré comme une chose
civil. Après avoir énoncé, en son article 516, que tous les biens sont meu-
bles ou immeubles, il distribue en effet les animaux entre la sous-catégorie
des immeubles par destination grâce à son article 524 et la sous-catégorie
des meubles par son article 528. Le libellé de ce dernier article laisse
augurer un souci de prise en considération du comportement animal
puisqu’il y est dit : « Sont meubles par leur nature les animaux et les corps
qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent
par eux-mêmes, soit qu’ils ne puissent changer de place que par l’effet
d’une force étrangère. » La formule « soit qu’ils se meuvent par eux-
mêmes » ne peut guère renvoyer qu’aux animaux et semble bien prendre
en compte leur comportement pour les distinguer des autres meubles
par nature. Un autre article du Code civil paraît attacher lui aussi une
grande importance au comportement animal : il s’agit de l’article 1385
qui instaure un régime de responsabilité civile du fait des animaux en
ces termes : « Le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, pendant
qu’il est à son usage, est responsable du dommage que l’animal a causé,
soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé. » Le
cas, spécialement distingué, de l’animal égaré ou échappé, paraît bien,
lui aussi, découler d’une prise en considération du comportement animal.
On pourrait donc s’attendre à ce que le droit positif, à partir du vénérable
Code civil, s’efforce de distinguer l’animal des autres biens en fonc-
tion de son comportement. Cette attente, si c’en était vraiment une, sera
partiellement déçue. En effet, pour mieux permettre l’exploitation éco-
nomique des animaux, les efforts du droit positif ont tendu à les assimiler
aux choses inanimées et à faire oublier que, à leur différence, ils peuvent
adopter un comportement propre. Si le comportement des animaux joue
un rôle, c’est essentiellement pour établir leur dangerosité et justifier leur
élimination expéditive. Le droit positif se caractérise donc par une néga-
tion du comportement de l’animal approprié et une particulière attention
au comportement de l’animal dangereux.
La négation du comportement
de l’animal approprié
1. Arrêt des Chambres réunies de la Cour de cassation du 13 février 1930, Dalloz 1930, 1, 57,
note Ripert, concl. Matter ; Sirey 1930, 1, 121, note Esmein, pérennisant le principe général
de responsabilité du fait des choses découvert dans l’affaire dite du remorqueur, par l’arrêt
de la chambre civile de la Cour de cassation le 16 juin 1896, Sirey 1897, 1, 17, note Esmein,
Dalloz 1897, 1, 433, note Salleiles, concl. Sarrut.
2. Arrêt de la 2e chambre civile de la Cour de cassation du 5 mars 1953, Dalloz 1953, 473,
note R. Savatier.
388 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
6. C’est ainsi que la belette, la martre et le putois ont été retirés de la liste des animaux susceptibles
d’être classés nuisibles par un arrêté du 21 mars 2002, à la veille des élections présidentielle et
législative, pour y être aussitôt rajoutés par un arrêté du 6 novembre 2002.
390 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
dans les lieux publics de la commune afin de faire procéder à leur stérili-
sation et de les relâcher après identification. Les chiens ne bénéficient pas
d’une telle bienveillance législative. Au contraire, ils sont les principaux
destinataires des règles relatives aux animaux susceptibles, compte tenu
des modalités de leur garde, de présenter un danger pour les personnes ou
les autres animaux domestiques, formulées par l’article L. 211-11 du Code
rural. Pour apprécier si un animal est susceptible de présenter un danger, il
faut à l’évidence porter un jugement sur son comportement. C’est pourquoi
une innovation remarquable de la loi du 5 mars 2007, figurant désormais à
l’article L. 211-14-1 du Code rural, prévoit que, avant de prescrire au titre
de l’article L. 211-11 des mesures de prévention dont le non-respect peut
conduire tout droit à la fourrière et à l’euthanasie, le maire peut demander,
aux frais du propriétaire, une évaluation comportementale du chien. C’est
la première fois, semble-t-il, que le comportement animal est délibérément
pris en compte par un texte de loi. On peut se demander pourquoi l’évalua-
tion comportementale est réservée au chien à l’exclusion de tous les autres
animaux susceptibles de présenter un danger au sens de l’article L. 211-11.
Il s’agit peut-être de contrebalancer la sévérité dont les chiens, et par consé-
quent leurs propriétaires, font l’objet depuis la célèbre loi du 6 janvier 1999
(Antoine 1999 : 167) qui prévoit des mesures spécifiques, aménagées par
les articles L. 211-12 à L. 211-14, pour prévenir les dangers réels, quoique
surmédiatisés, que représentent les chiens d’attaque et les chiens de garde
et de défense. Il n’est pas utile de détailler ici ces règles spécifiques qui vont
de l’exigence d’une déclaration de détention à la mairie à l’interdiction de
détention faite aux mineurs, aux majeurs en tutelle et aux condamnés pour
crime ou à un emprisonnement en passant par la stérilisation des chiens
d’attaque. L’important pour nous est de constater que c’est en fonction
d’un comportement présupposé qu’un chien peut-être qualifié d’attaque
ou de défense. Or, il n’est pas tout à fait certain que la liste des chiens
d’attaque et des chiens de défense établie par l’arrêté du 27 avril 1999 ait
été, elle aussi, précédée d’une évaluation comportementale sérieuse. Plus
fondamentalement, il est permis de se demander si la désignation d’espèces
de chiens réputés dangereux ne témoigne pas d’une grave et dramatique
méconnaissance du comportement animal en accréditant l’idée fausse selon
laquelle n’importe quel chien appartenant à une espèce ne figurant pas
sur la liste officielle ne peut jamais adopter un comportement dangereux.
À cet égard, il n’est pas indifférent d’observer que les tragiques accidents
mortels, dont les médias se sont si outrancièrement délectés à l’automne
2007, ont été provoqués par des chiens appartenant à une espèce qui ne
figure pas sur la liste des chiens d’attaque ou de défense.
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 391
9. Cour d’appel de Grenoble, 20 juillet 1949, Dalloz 1952 : 551, note P. Gervesie.
396 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
Références bibliographiques
Élisabeth de Fontenay
Se donner le mot
Alors, pourquoi un tel titre, « Ceux que les animaux ne regardent
pas » ? Parce que, en écrivant ces pages, j’étais sous l’emprise de
la lecture d’un livre posthume de Jacques Derrida, dont je venais
de prendre connaissance et qui s’intitule L’Animal que donc je suis
(Derrida 2006), le je suis étant à entendre dans le double sens d’être
et de suivre. Je citerai deux phrases qui font entrevoir le style de la
pensée derridienne des animaux : « Les hommes seraient d’abord ces
vivants qui se sont donné le mot pour parler d’une seule voix de l’animal
et pour désigner en lui celui qui seul serait resté sans réponse, sans
mot pour répondre » (ibid. : 54). Inutile de préciser que la réponse
humaine à une situation est antinomique de la réaction animale à un sti-
mulus 1. L’autre phrase, celle dont mon titre s’inspire : « Le philosophe,
celui que l’animal ne regarde pas ».
Derrida entend en effet s’excepter d’une certaine tradition à laquelle
appartiennent la plupart des philosophes, mais pas seulement eux, car les
scientifiques de toutes disciplines, dans la mesure où ils pratiquent un
anthropocentrisme mal élucidé, se situent dans cette provenance, qu’ils
le sachent ou qu’ils le dénient. Cette tradition aura consisté dans l’ob-
jectivation violente de ce qui ne relève pas de l’exclusivement humaine
subjectivité et dans le maintien de l’animal hors de la sphère du sens. De
rares philosophes et de nombreux écrivains, pour ne pas parler des poètes
et des peintres, auront, du reste, précédé Derrida dans ce constat d’un aveu-
glement au regard animal qui caractérise presque tous les théoriciens.
Mais, dans le sillage de ces voyants qui acceptent d’être regardés par
une bête, ne nous voici pas trop rapidement projetés dans une radicalité
intenable, surtout quand il s’agit d’intervenir dans un débat portant sur
le comportement animal, et même si nous sommes invités à le penser, ce
comportement, et pas seulement à le connaître ? Je ne puis ici qu’évoquer
le tourment personnel que suscite chez moi la montée aux extrêmes que
s’autorisent certains auteurs : Isaac Bashevis Singer, quand il parle, à
propos de l’abattage, d’un « éternel Treblinka » (Singer 1975 : 41-42) ;
Theodor Adorno, quand il écrit que « l’éventualité des pogroms est chose
décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un
homme. L’obstination avec laquelle celui-ci repousse ce regard : “ce n’est
1. « Or, en ce qui concerne le rapport à “l’Animal”, cet héritage cartésien détermine toute la
modernité. La théorie cartésienne suppose, pour le langage animal, un système de signes
sans réponse : des réactions mais pas de réponse », écrit Jacques Derrida (2001 : 110).
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 401
2. Jacques Derrida écrit : « Il faudra donc, peu à peu, réduire les conditions de la violence et
de la cruauté envers les animaux et, pour cela [...] aménager les conditions de l’élevage,
de l’abattage, du traitement massif, et de ce que j’hésite (seulement pour ne pas abuser
d’associations inévitables) à appeler un génocide, là où pourtant le mot ne serait pas si
inapproprié » (Derrida 2001 : 122). Ou encore, de manière plus précise : « Personne ne peut
plus nier sérieusement et longtemps que les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour dissi-
muler ou pour se dissimuler cette cruauté, pour organiser à l’échelle mondiale l’oubli ou
la méconnaissance de cette violence que certains pourraient comparer aux pires génocides
(il y a aussi des génocides d’animaux : le nombre des espèces en voie de disparition est à
couper le souffle). De la figure du génocide il ne faudrait ni abuser ni s’acquitter trop vite.
Car elle se complique ici : l’anéantissement des espèces, certes, serait à l’œuvre, mais il
passerait par l’organisation et l’exploitation d’une survie artificielle, infernale, virtuellement
interminable, dans des conditions que les hommes du passé auraient jugées monstrueuses,
hors de toutes les normes supposées de la vie propre aux animaux ainsi exterminés dans leur
survivance ou dans leur surpeuplement même » (Derrida 2006 : 46-47).
3. « Cette violence industrielle, scientifique, technique ne saurait être encore trop longtemps
supportée, en fait ou en droit. Elle se trouvera de plus en plus discréditée. Les rapports entre
402 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
La grande barrière
les hommes et les animaux devront changer. Ils le devront, au double sens de la nécessité
“ontologique” et du devoir “éthique” ». Plus loin : « À plus ou moins longue échéance, il
faudrait limiter cette violence autant que possible, ne serait-ce qu’à cause de l’image qu’elle
renvoie à l’homme de lui-même. Ce n’est pas la seule ni la meilleure raison, mais elle devra
compter [...], je ne crois pas qu’on puisse continuer à traiter les animaux comme nous le
faisons aujourd’hui. Tous les débats actuels signalent une inquiétude grandissante à ce sujet
dans la société européenne industrielle (Derrida 2001 : respectivement 108, 122-123).
4. Sur le lieu commun : « il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut
point », voir Kant, Œuvres philosophiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986,
t. III : 249.
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 403
Encore faut-il faire un état des lieux, prendre en flagrant délit réitéré
d’« horreur économique » l’époque où nous vivons. Et c’est Derrida
que je solliciterai de nouveau. Nos contemporains, dit-il, ne cessent
de minimiser les proportions sans précédent de l’assujettissement des
animaux auquel on est parvenu. Il évalue à « à peu près deux siècles »
ce processus qui représente à ses yeux bien autre chose qu’un tournant
historique. « Au cours des deux derniers siècles, écrit-il, les formes
traditionnelles du traitement de l’animal ont été bouleversées, c’est trop
évident, par les développements conjoints de savoirs zoologiques, étho-
logiques, biologiques et génétiques, toujours inséparables de techniques
d’intervention dans leur objet, de transformations de leur objet même,
et du milieu et du monde de leur objet, le vivant animal : par l’élevage
et le dressage à une échelle démographique sans commune mesure avec
le passé, par l’expérimentation génétique, par l’industrialisation de ce
qu’on peut nommer la production alimentaire de la viande animale, par
l’insémination artificielle massive, par les manipulations de plus en plus
audacieuses du génome, par la réduction de l’animal non seulement à
la production et à la reproduction suractivée (hormones, croisements
génétiques, clonage, etc.) de viande alimentaire, mais à toutes sortes
d’autres finalisations au service d’un certain être et supposé bien-être
humain de l’homme » (Derrida 2006 : 45-46).
Derrida pense donc qu’il n’y a pas de commune mesure entre ces
pratiques et celles des milliers de siècles héritiers du néolithique. On
pourrait répliquer que ces innovations zootechniques, que ces mutations
doivent être tenues pour des péripéties qui s’inscrivent dans l’histoire
de l’évolution : la technoscience ne sait pas ce qu’elle fait, c’est un
devenir sans sujet, ceux qui la servent sont eux-mêmes les moments
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 405
5. C’est par Jean-Yves Goffi, 1994, Le Philosophe et ses animaux, Éditions Jacqueline
Chambon, que j’ai pris connaissance des théories de Joël Feinberg et de Tom Regan.
408 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
à certains animaux une vie conative. On peut dire qu’il n’y a pas, en
apparence du moins, de concept plus antinomique de comportement
que celui de vie conative. Feinberg reprend là un concept spinoziste,
celui de conatus bien que l’admirable définition – « tendance de l’être
à persévérer dans l’être qui lui est propre » – n’ait paradoxalement pas
servi chez Spinoza à affirmer quelque spécificité du vivant : il est en effet
resté mécaniste. Donc, dit Feinberg, il suffit que les animaux aient une
« vie conative », c’est-à-dire des désirs et des représentations mentales,
des préférences, des valeurs par lesquelles ils manifestent leur identité
pour avoir des intérêts et pour qu’on leur accorde des droits élémentaires
à la non-souffrance, à l’intégrité, au bien-être, à la santé, à une relative
liberté, et même à la vie.
Un autre philosophe, Tom Regan, aborde le fondement juridique
d’une autre façon. Ont des droits, dit-il, les animaux capables d’être
des subjects-of-a-life. Les désirs et les croyances ne suffisent pas, il
faut de surcroît un minimum de conscience de soi et la possibilité de
se représenter l’avenir, ne serait-ce que sur le mode de l’attente. Ceux
des animaux qui manifestent ces capacités, les mammifères les plus
évolués, possèdent une valeur inhérente et des droits forts, incluant le
droit à la vie. Pour Regan comme pour Feinberg, l’animal à protéger
est donc un individu, non une unité numérique ou un simple lot, et pas
non plus une espèce.
Il pourrait être fécond de complexifier le concept de vie conative en
le renforçant par celui, réganien, de subject-of-a-life, avec lequel il n’est
pas incompatible, pourvu qu’on ne parle plus seulement de subject-of-a-
life mais qu’on précise subject-of-its-life. Maintenant, où situer le niveau
de pertinence de ces concepts qui tiennent lieu de principes ? Ils ont
pour fonction d’étayer philosophiquement un droit des animaux. Mais
quelle est leur extension, quelle limite d’application s’assignent-ils ?
Ils permettent certes de récuser une légitimation d’ordre naturaliste,
qui conduirait à une discrimination entre les animaux suivant une étude
objectiviste de leurs comportements et de leurs capacités. Une telle éva-
luation ferait retomber dans le positivisme : on consentirait à mesurer, à
graduer les univers émotionnels et cognitifs des différentes espèces, et
l’on manquerait alors ce phénomène de la vie, qu’on entendait respecter
dans les vivants. Pas question donc de recourir à quelque béhavorisme,
même raffiné et poussé à l’ultime par le neuro-cognitivisme, puisque
aussi bien son hypothèse, son axiome, plutôt, consiste à dénier la possi-
bilité de l’approche globale de l’animal en quoi consistent précisément
les concepts de vie conative et de subject-of-a-life.
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 409
Une question triviale n’en insiste pas moins : de quels animaux peut-
on dire qu’ils possèdent une vie conative ou qu’ils sont sujets de leur
vie ? Quels sont ceux dont la souffrance et le droit de vivre devrait être
pris en compte ? Les deux philosophes restent, me semble-t-il, dans le
flou à ce sujet. Et il faut alors reconnaître que le scrupule, tant éthique
que méthodologique, mis à déterminer les critères d’un partage entre
ceux qu’on pourrait et ceux qu’on ne pourrait pas mettre à mort fragilise
ces philosophies du droit. En tous cas, pour ce qui est des mammifères
de ferme, elles devraient légitimer la suppression de l’abattage.
Si l’éclectisme n’avait pas si mauvaise réputation en philosophie,
je suggérerais d’établir une synergie entre ces concepts juridiques et
l’approche étho-phénoménologique, celle qui, reconnaissant en l’animal
le sujet d’un monde, rend possible un regard sur lui, qui soit compré-
hensif et non pas seulement explicatif. Une méthode descriptive et
interprétative permet en effet d’argumenter la mise en cause de ces condi-
tions d’élevage et d’abattage, que les éclaircissements physiologiques
et comportementaux disculpent. Pourtant, cette voie étho-phénoméno-
logique qui permet d’appréhender l’autre subjectivité se heurte à ce qui
est bien plus et bien autre qu’un obstacle épistémologique, elle bute sur
une irréversibilité historique. « La sélection, demande Burgat, a-t-elle
modifié le comportement de l’animal jusqu’à lui rendre l’environnement
complètement indifférent ? La sélection, ajoute-t-elle, permet sans doute
aux races actuelles utilisées de supporter les conditions dans lesquelles
elles sont placées le temps d’être engraissées pour leur viande ou exploi-
tées comme reproductrices – durée extrêmement brève au regard du
potentiel de vie de l’espèce » (Burgat 2001 : 121). L’environnement créé
par les systèmes domesticatoires qui ont cours ne permet peut-être plus
aux individus animaux d’exprimer le répertoire comportemental inscrit
dans le patrimoine génétique de leur espèce.
Compte tenu de l’hétéronomie violente à laquelle on a soumis ces ani-
maux, l’hypothèse d’une approche phénoménologique ressemble donc
à un acte de foi ! Car ces bêtes, on les a ainsi faites et refaites de façon
qu’elles ne puissent être connues que par ce qu’il y a de mesurable, et de
modifiable, de manipulable dans leur comportement. Il est plus rentable
d’adapter l’animal à des conditions qui l’agressent que d’adapter son
environnement artificiel aux besoins de son espèce. Pourquoi prendre
en considération la sensibilité, les intérêts, les mondes et la conjecturale
intériorité d’animaux qu’on considère comme de la matière première,
de simples ressources, des moyens de production ? Pourquoi, diable !
chercherait-on à sonder les secrets psychiques de ces reins et de ces
410 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS
sentiments qui sont les simples modes de la vie instinctive aveugle, elles
avaient des valeurs humaines [...] » (ibid. : 203 ; je souligne). Husserl
confère donc un statut rigoureux au comme si : analogie, intropathie
où empathie et procédé du comme si n’ont rien d’arbitraire et de naïf,
puisque le niveau d’intentionnalité fruste et pulsionnelle qui compose, à
des degrés divers de complexité selon les espèces, la conscience animale
et son monde environnant, n’est pas étranger à la couche psychique ori-
ginaire de ceux qui se donnent et s’entredonnent le monde. En un mot,
ce n’est pas une projection imaginaire qui crée de la ressemblance, c’est
une analogie qui motive un transfert.
Il reste que Husserl, pas plus qu’Aristote et Leibniz, ses prédéces-
seurs, ne fait droit à l’expérience animale de la douleur. Il est resté
accaparé par le théorique, le mental et n’a pas envisagé une empathie qui
soit de l’ordre de la sympathie, du pâtir avec. On découvre ici un point
aveugle. Mais la tâche s’impose, à partir des présupposés phénoméno-
logiques, de se risquer dans cette direction. Et j’en reviens à la hase, cet
animal sauvage, et à ce grand malheur de la grande barrière. Avec les
animaux apprivoisés, domestiqués, dès lors qu’on procède de manière
non scientiste, on peut rencontrer l’espoir non pas de revenir en arrière
mais d’inventer ou de réinventer une communauté des êtres sensibles.
Références bibliographiques
ADORNO Theodor. [1951] 1991. Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée,
traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladrimal, Paris,
Payot.
ANTOINE Suzanne. 2006. « La vie et la sensibilité ; tout ce qui rapproche l’animal
de l’être humain ; vers une nouvelle catégorie de bien », dans Jean-Claude
Nouët et Georges Chapouthier (sous la direction de), Humanité, animalité,
quelles frontières ? Paris, Connaissance et savoirs : 111- 121.
412 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS