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Penser le comportement animal

Florence Burgat (dir.)

DOI : 10.4000/books.editionsmsh.12864
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions Quæ
Année d'édition : 2010
Date de mise en ligne : 29 novembre 2019
Collection : Natures sociales
ISBN électronique : 9782735118588

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782735112975
Nombre de pages : 414

Référence électronique
BURGAT, Florence (dir.). Penser le comportement animal. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 2010 (généré le 11 décembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionsmsh/12864>. ISBN : 9782735118588. DOI : 10.4000/
books.editionsmsh.12864.

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Sous la direction de Florence Burgat

Penser
le comportement
animal
Contribution à une critique
du réductionnisme

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris


Éditions Quæ, Versailles
Directeurs de collection
Raphaël Larrère
François Sigaut

Illustration de couverture
Hélène Legrand

Conception graphique de la collection


Nathalie Fourrier

Relecture
Marc et Christiane Kopylov

Couverture et réalisation graphique


Bernard Van Geet

ISBN (MSH) 978-2-7351-1297-5


ISBN (QUÆ) 978-2-7592-0400-7

© 2010
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris
Éditions Quæ, Versailles
Sommaire

LES AUTEURS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

REMERCIEMENTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

INTRODUCTION Penser le comportement : au fondement


des options épistémologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Florence Burgat

PREMIÈRE PARTIE
Vie et comportement
Approches évolutionnistes
CHAPITRE 1 Qu’est-ce que le comportement ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
André Pichot

CHAPITRE 2 Au-delà du réflexe et du signal,


la libération élémentaire et l’émergence de la conscience
chez les animaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Thomas Droulez

CHAPITRE 3 La technicité animale à la lumière de la philosophie


de l’individuation de Gilbert Simondon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Xavier Guchet

Approches phénoménologiques
CHAPITRE 4 La forme animale selon Frederik Buytendijk
et Adolf Portmann : une phénoménologie
du comportement expressif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Georges Thinès
8 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

CHAPITRE 5Une autre existence. En relisant La Structure


du comportement de Maurice Merleau-Ponty . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Jacques Dewitte

Georges Canguilhem : le comportement


CHAPITRE 6
comme « allure de la vie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Françoise Armengaud

CHAPITRE 7Le renversement opéré par Kurt Goldstein et


par Erwin Straus : le réflexe comme comportement . . . . . . . . 171
Jean-François Nordmann

DEUXIÈME PARTIE
Du terrain au laboratoire,
les conditions d’observation des animaux
Étudier des séquences comportementales
en laboratoire

CHAPITRE 8Que faire du comportement dans les sciences


du comportement ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
Robert Dantzer

CHAPITRE 9 Bien-être animal : peut-on objectiver


la subjectivité de l’animal ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
Isabelle Veissier

Observer le comportement de l’animal


dans son milieu naturel

CHAPITRE 10Des troupeaux dans la broussaille :


un comportement inattendu qui incite à changer
de paradigme scientifique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223
Michel Meuret

CHAPITRE 11 Quand l’anthropologue observe et décrit


des journées de chiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
Marion Vicart
SOMMAIRE 9

La méthode d’observation
à l’épreuve de son objet

CHAPITRE 12Entre laboratoire et terrain : les recherches


sur le comportement animal au début du XXe siècle . . . . . . . . . 281
Marion Thomas

Redéfinition des notions d’instinct, d’inné


CHAPITRE 13
et d’acquis chez Konrad Lorenz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
Jenny Litzelmann

TROISIÈME PARTIE

Limites et impasses des discours positifs


Expérience et subjectivité

CHAPITRE 14Du comportement « fait de nature »


au discours de l’éthologiste. Réflexions
sur la place de la subjectivité en éthologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323
François Calatayud

Le comportement douloureux de l’animal :


CHAPITRE 15
entre symptômes et critères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343
Philippe Devienne

Être « sujet-d’une-vie » :
CHAPITRE 16
croyances, préférences, droits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 363
Enrique Utria

Le déni de la réalité animale

Le comportement des animaux à la lumière


CHAPITRE 17
du droit positif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383
Jean-Pierre Marguénaud

CHAPITRE 18 « Ceux que les animaux ne regardent pas » . . . . . . . . . 399


Élisabeth de Fontenay
Les auteurs

FLORENCE BURGAT est directeur de recherche en philosophie à l’INRA. Elle a enseigné


durant quatre ans à l’EHESS. Elle est actuellement rattachée à l’équipe d’accueil
« Philosophies contemporaines » (université de Paris I). Elle a travaillé sur la définition
de l’animalité dans la philosophie occidentale moderne et contemporaine, et publié
sur ce thème, outre de nombreux articles, Animal, mon prochain (Odile Jacob, 1997).
Elle travaille aussi sur la condition des animaux dans notre société : L’Animal dans
les pratiques de consommation (PUF, 1995) ; La Protection de l’animal (PUF, 1997) ;
avec la collaboration de Robert Dantzer, Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-
être ? (éditions de l’INRA, 2001) ; L’Animal dans nos sociétés (La Documentation
française, revue Problèmes politiques et sociaux, janvier 2004). Ses recherches portent
actuellement sur les approches phénoménologiques de la vie animale : Liberté et
inquiétude de la vie animale (Kimé, 2006) ; elle prépare un livre autour des notions
de vie, d’existence et de comportement.

FRANÇOISE ARMENGAUD est maître de conférences à l’université de Paris X où


elle a enseigné la philosophie du langage et l’épistémologie. Elle est l’auteur de
La Pragmatique (PUF, « Que sais-je ? », 4e éd., 1999) ; Bestiaire Cobra, une zoo-
anthropologie picturale (La Différence, 1992) ; « Au titre du sacrifice : l’exploitation
économique, symbolique et idéologique des animaux », dans B. Cyrulnik, Si les lions
pouvaient parler (Gallimard, 1998) ; Lignes de partage. Littérature/Poésie/Philosophie
(Kimé, 2000) ; Bêtes de longue mémoire (Le Rocher, 2005).

FRANÇOIS CALATAYUD est chargé de recherche à l’INRA (Comportement et écologie


de la faune sauvage). Ses travaux portent sur les processus cognitifs impliqués dans les
dégâts forestiers causés par les ongulés sauvages et s’inscrivent dans une perspective
phénoménologique de l’étude du comportement animal. Il s’intéresse notamment aux
aspects épistémologiques et éthiques des approches objectiviste et phénoménologique
ainsi qu’à la mise au point d’outils méthodologiques permettant d’aborder l’animal
comme un sujet.
12 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

ROBERT DANTZER est docteur-vétérinaire et docteur ès sciences. Il a dirigé l’Unité de


recherches de neurobiologie intégrative à l’université de Bordeaux 2. Il est spécialisé
en psychobiologie et s’intéresse plus particulièrement au stress, aux interactions entre
les hormones et le comportement (la psychoneuroendocrinologie) et aux relations
entre le système nerveux et le système immunitaire (la psychoneuroimmunologie). Il
est actuellement professeur de psychoneuroimmunologie à l’université de l’Illinois
à Urbana-Champaign.

PHILIPPE DEVIENNE est docteur vétérinaire praticien, docteur en philosophie et titulaire


d’un DEA de bio-mathématique. Il a soutenu une thèse sur Une approche analytique de
la philosophie des droits de l’animal (2006), à partir de laquelle il prépare actuellement
un livre. Il poursuit, dans la perspective de la philosophie du langage ordinaire, des
recherches sur la douleur. Il a notamment publié sur ce thème Les Animaux souffrent-
ils ? (Le Pommier, 2008).

JACQUES DEWITTE, philosophe et écrivain, a écrit de nombreux articles portant notam-


ment sur le phénomène du vivant, la question téléologique et l’anthropomorphisme
(à partir d’auteurs tels que Hans Jonas et Adolf Portmann). Il a publié Le Pouvoir
de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire
(Michalon, 2007) et L’Exception européenne. Ces mérites qui nous distinguent
(Michalon, 2008).

THOMAS DROULEZ est doctorant en philosophie à l’université de Strasbourg. Il travaille


sur l’évolution phylogénétique et ontogénétique de la conscience et de la conscience
de soi, dans une compréhension naturaliste non réductionniste de l’esprit, ainsi que
sur l’origine de la perception du corps. Auteur de L’Homme, la bête et le zombi.
La conscience animale entre le réflexe et le réflexif (Le Portique, 2009) et Usage
des biotechnologies et conditions de la constitution d’un être biologique singulier,
conscient et autonome (Néothèque, 2009).

ÉLISABETH DE FONTENAY a enseigné la philosophie à l’université de Paris I. Spécialiste


du XVIIIe siècle français et du matérialisme, elle a notamment publié Diderot ou
le matérialisme enchanté (1981). La question animale traverse l’ensemble de son
œuvre depuis l’article « La bête est sans raison » (Minuit, 1978) au Silence des bêtes.
La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Fayard, 1998), et récemment Sans offenser
le genre humain. Réflexions sur la cause animale (Albin Michel, 2008). Elle prépare
une édition critique du De natura rerum de Lucrèce (Les Belles Lettres, 2009).

XAVIER GUCHET est maître de conférences à l’université de Paris I, où il enseigne la


philosophie des sciences sociales et la philosophie des techniques. Il est membre de
l’équipe d’accueil « Philosophies contemporaines », composante NoSoPhi. Il a publié
Les Sens de l’évolution technique (Éditions Léo Scheer, 2005). Pour un humanisme
technologique ? Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon
est sous presse (PUF).
LES AUTEURS 13

JENNY LITZELMANN est doctorante en philosophie à l’université de Paris I et à l’uni-


versité de Genève. Ses travaux portent sur l’histoire des relations entre l’homme
et l’animal, vues notamment sous l’angle des dichotomies nature/culture, instinct/
intelligence, corps/esprit, animal/homme... Elle s’intéresse plus particulièrement aux
notions d’instinct et de sujet animal qui remettent en cause ces dichotomies depuis
l’avènement de l’éthologie.

JEAN-PIERRE MARGUÉNAUD est professeur de droit privé et de sciences criminelles


à la faculté de Limoges O.M.I.J. Auteur de L’Animal en droit privé (PUF, 1992), « La
personnalité juridique des animaux » (1998) ; « La protection juridique du lien d’affec-
tion envers un animal » (2004) au Recueil Dalloz. Fondateur de la Revue semestrielle
de droit animalier (2009). Auteur ou coauteur de La Cour européenne des droits de
l’homme (Dalloz, 4e éd., 2008) ; Les Grands Arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme (5e éd., PUF, 2008) ; Dictionnaire des droits de l’homme (PUF, 2008).

MICHEL MEURET, écozootechnicien, est directeur de recherche à l’INRA-SAD.


Privilégiant le « point de vue » de l’herbivore dans l’étude des pâturages, il a montré
à quel point et comment des pratiques d’élevage peuvent stimuler l’appétit et donc
améliorer la valeur alimentaire de couverts végétaux habituellement déconsidérés. Il
a animé des recherches interdisciplinaires sur des dispositifs publics agri-environne-
mentaux ayant recours au pâturage afin de restaurer et conserver la biodiversité sur
des espaces naturels et agricoles.

JEAN-FRANÇOIS NORDMANN est philosophe, formateur-maître de conférences à l’IUFM


de l’Académie de Versailles (Université de Cergy-Pontoise) et directeur de programme
au Collège international de philosophie (Paris). Il travaille à une redescription des
dimensions affectives de l’expérience, entre phénoménologie et philosophie wittgens-
teinienne des jeux de langage.

ANDRÉ PICHOT est chargé de recherche au CNRS (UMR 7117, Nancy). Il a principa-
lement travaillé sur la philosophie et l’histoire de la biologie (Éléments pour une
théorie de la biologie, Maloine, 1980 ; Petite phénoménologie de la connaissance,
Aubier, 1991 ; Histoire de la notion de vie, Gallimard, 1993, 1995, 2004, 2008 ;
Histoire de la notion de gène, Flammarion, 1999), et sur les dérives des applications
sociales de la génétique, eugénisme et racisme (La Société pure, de Darwin à Hitler,
Flammarion, 2000, 2001, 2009 ; Aux origines des théories raciales, de la Bible à
Darwin, Flammarion, 2008).

GEORGES THINÈS est docteur en psychologie expérimentale et, formé à la physiologie


comparée, professeur d’éthologie à l’université de Louvain. Il a développé des vues
théoriques consacrées aux relations entre l’expérimentation animale et la phénoméno-
logie. Il est notamment l’auteur de La Problématique de la psychologie (La Haye,
Nijhoff, 1969) ; Phénoménologie et science du comportement (Pierre Mardaga, [1977],
1980) ; Expérience et subjectivité (Éditions de l’université de Bruxelles, 1991). Il
est membre de l’Académie des sciences de Belgique et correspondant du Muséum
d’histoire naturelle de Paris.
14 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

MARION THOMAS est ingénieur agronome et docteur en histoires des sciences. Elle est
maître de conférences à l’université de Strasbourg. Ses recherches portent sur l’his-
toire de la biologie, en particulier sur l’histoire de l’étude du comportement animal en
France et aux États-Unis aux XIXe et XXe siècles. Par ailleurs, elle poursuit un projet sur
l’œuvre vétérinaire du médecin anatomiste Félix Vicq d’Azyr (1748-1794).

ENRIQUE UTRIA est doctorant en philosophie à l’université de Rouen. Ses recherches


portent sur les droits moraux, depuis leurs fondements jusnaturalistes modernes
jusqu’aux conceptions des philosophes du droit contemporains. Il a traduit The Case
for Animal Rights de Tom Regan (1983), à paraître. Il est l’auteur de Droits des ani-
maux. Théories d’un mouvement, (Droits des animaux, 2007) et de « Du radicalisme
à l’“extrémisme” animalier » (Pouvoirs, Le Seuil, 2009).

ISABELLE VEISSIER est biologiste, directeur de recherche de l’INRA. Elle étudie le


comportement et le bien-être des ruminants d’élevage, en particulier bovins et ovins
pour montrer que le comportement est le reflet de la façon dont l’animal perçoit son
environnement. Le but de ses recherches est de concilier bien-être animal et pro-
ductions animales. Elle est particulièrement impliquée dans des projets européens
(WelfareQuality®, Alcasde...).

MARION VICART est doctorante en sociologie à l’EHESS de Paris et rattachée au Groupe


de sociologie politique et morale (GSPM). Sa thèse, dirigée par Albert Piette, est consa-
crée à l’étude comparative des êtres humains et animaux, en particulier les chiens. Sur
la base d’une analyse phénoménographique, elle y discute les notions de présence,
de coprésence, d’attention et de détails. Elle est également membre de l’Équipe de
phénoménographie anthropologique (EPhA) qui étudie les « autres » êtres auprès de
l’homme.
Remerciements

Les contributions rassemblées ici sont issues des travaux d’un colloque
intitulé Comment penser le comportement animal ?, organisé sous ma
responsabilité, qui s’est tenu à Paris les 21 et 22 janvier 2008 à l’École
des hautes études en sciences sociales et les 2 et 3 avril 2008 à l’Institut
national de la recherche agronomique.
Je tiens tout d’abord à remercier très sincèrement Marion Guillou,
Présidente-directrice générale de l’INRA et Guy Riba, Directeur général
délégué de l’INRA, car c’est grâce à leur intervention personnelle que
ce colloque a pu finalement avoir lieu. Je remercie également Danièle
Hervieu-Léger, Présidente de l’EHESS, qui a bien voulu accueillir et
ouvrir la première session de nos travaux. C’est bien sûr aux auteurs
que va aussi ma gratitude pour leur participation à cette manifestation ;
c’est avec d’autant plus d’émotion et d’amitié que je la leur exprime
que certains d’entre eux ont eu la générosité de nous aider à alléger le
budget en prenant eux-mêmes en charge leurs frais.
Pour toutes ces raisons, un réel enthousiasme m’a accompagnée dans
l’élaboration de cet ouvrage. Brigitte Lévi, aux Éditions Quæ, a été
constamment à l’écoute, de sorte que nous avons pu avancer très vite.
Je voudrais remercier aussi très amicalement les présidents de séances :
Joseph Bonnemaire, Vinciane Despret, Bernard Hubert, Catherine
Larrère, Heinz Wismann, qui ont généreusement animé les discussions.
Mes remerciements vont également à Sylvie Rézard et aux services tech-
niques de l’EHESS et de l’INRA qui ont assuré avec succès l’organisation
matérielle du colloque.
Enfin, ce sont des pensées particulières que j’adresse à Anne-Marie
Gogué, qui m’a épaulée dans la préparation de cette manifestation et a su
garantir efficacement son lancement, à Joseph Bonnemaire qui n’a pas
16 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

ménagé son temps pour m’éclairer de ses conseils dans l’élaboration


intellectuelle de ce colloque, à Bernard Hubert avec lequel j’ai eu de
fructueux échanges sur l’orientation d’ensemble du colloque. De même
ma gratitude va-t-elle de longue date à Raphaël Larrère, directeur de
la présente collection, qui m’a accueillie dans son laboratoire lors de
mon entrée à l’INRA et n’a cessé, comme Robert Dantzer, initiateur
des travaux sur le bien-être animal à l’INRA, de me soutenir dans mes
recherches. Tous ont été les compagnons au long cours et les complices
de cette aventure intellectuelle.
Puis, le manuscrit fit sa route. Il fut confié, aux Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, à Nathalie Fourrier, qui l’accueillit avec un
intérêt particulier. Je la remercie avec chaleur pour son implication, son
attention et sa gentillesse.

Florence Burgat
Introduction
Penser le comportement :
au fondement des options épistémologiques

Florence Burgat

La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme
moderne s’est laissé, dans la deuxième moitié du XIX e siècle, déterminer et
aveugler par les sciences positives et par la « prosperity » qu’on leur devait,
signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui pour une
humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de fait
forment une simple humanité de fait.
Edmund HUSSERL, La Crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale.

Penser le comportement suscite une réflexion en amont des savoirs


positifs (biologie du comportement, éthologie et ses branches régio-
nales comme l’éthologie cognitive ou l’écologie comportementale,
psychologie animale...) ; aussi le lecteur curieux des mœurs animales
n’étanchera-t-il pas sa soif au fil de ces pages. Le travail qui y est mené
s’organise autour de trois axes : une réflexion sur l’essence du compor-
tement, et donc de l’organisme (qu’est-ce qu’un comportement ?) ; une
réflexion sur les conditions de possibilité de la connaissance du compor-
tement et, partant, sur la méthode appropriée à cette tâche ; une réflexion
sur les limites, voire les impasses, des discours positifs. C’est à rendre
caduque un réductionnisme qui renaît sans cesse de ses cendres mal
éteintes que cette entreprise pluridisciplinaire s’emploie.
18 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

La notion de comportement constitue le lieu d’une vive et profonde


controverse. Ses définitions sont multiples, parfois antagonistes, et les
conditions d’observation des comportements dépendent étroitement
d’options ontologiques fortes.
Comment caractériser le comportement ? Dire qu’un animal se comporte
à l’égard de ce qui l’entoure qu’est-ce à dire ? Le fait d’évoquer le
comportement suffit-il à reconnaître une manière d’être dont les limites
excèdent les « simples lois de la mécanique » ou la réponse à un « pro-
gramme génétique » ? Né dans le berceau du béhaviorisme, le concept
de comportement n’est-il pas au contraire entaché d’une connotation
réductrice ? Poussant jusqu’à son terme la théorie pavlovienne des
réflexes, les béhavioristes voient dans le comportement un ensemble de
réactions conditionnées, « faisant ainsi du comportement l’objet idéal
de la recherche expérimentale » (Lorenz [1978] 1984 : 12), liant étroite-
ment du même coup une méthode à un objet réduit à la mesure de cette
dernière. Par ailleurs, la question de l’extension du concept de compor-
tement s’impose. En effet, parle-t-on, sinon de manière analogique,
du comportement d’un végétal lorsqu’il développe un mouvement en
direction de la lumière ou d’un support sur lequel on le voit bientôt
s’accrocher et s’enrouler avec une sorte de grâce ? Voit-on, à l’inverse,
dans la notion de « comportement humain » une formulation dévalori-
sante, nonobstant l’existence d’une éthologie humaine ? Bien que donnés
comme synonymes dans la langue allemande pour désigner le fait de se
comporter, Heidegger prend soin d’opposer les verbes sich benehmen
et sich verhalten. Ce dernier terme contient l’idée de rétention (le fait
de retenir une émotion, par exemple), capacité jugée propre à l’homme,
qui ne se comporte pas, mais se tient dans un rapport, c’est-à-dire une
ouverture aux choses en tant qu’il peut les détacher de leur utilité immé-
diate. Heidegger écrit en ce sens que dans le comportement, l’animal
« ne s’expulse pas hors de lui-même » (Heidegger [1983] 1992 : 348),
il ne manifeste rien d’autre que les pulsions qui lui sont spécifiques
(Burgat 2006 : 115-139).
Pourquoi avoir choisi ici le concept de comportement plutôt que celui
de conduite, qui en est le plus proche et qui semble finalement répondre
à la définition du comportement comme flux, continuité ? Si ces concepts
sont parfois considérés comme des synonymes, d’aucuns placent dans
la conduite un éventail de manifestations plus large que dans le compor-
tement. Le choix du terme « conduite » lui est alors préféré, pour marquer
la distance prise à l’égard des significations béhavioristes dont le concept
de comportement demeurerait lesté. Mais s’agissant du comportement
INTRODUCTION 19

animal, La Structure du comportement de Merleau-Ponty, œuvre dans


le sillage de laquelle ces travaux s’inscrivent, suffirait à justifier qu’on
le conservât. Car le comportement a quitté, au tournant de cette critique
des antinomies du réalisme et de l’intellectualisme, du vitalisme et du
mécanisme, son acception béhavioriste au profit de l’idée d’une relation
dialectique entre l’organisme et son environnement – dialectique que
précise la notion de structure, héritée de la Gestalttherorie (ou psycho-
logie de la forme). La différence entre comportement et conduite porte
finalement moins sur leur objet que sur la manière dont celui-ci est
envisagé, c’est-à-dire défini et étudié. N’est-ce pas le souci de ne point
utiliser de vocables communs à l’homme et aux animaux qui consacre
la notion de conduite pour l’homme ? Conduite et comportement
auraient en fait la même extension, mais pas la même compréhension.
En effet, et comme le souligne Jean-François Le Ny, la conduite désigne
« les activités d’un individu (humain ou animal) » en tant qu’on les
considère « comme constituant un flux continu ».
Ce qui est en jeu est donc la « segmentation de ce flux » (Le Ny
1992, 1 : 409), tant d’un point de vue théorique (il en va de sa défini-
tion) que pratique (il en va de la manière dont il est étudié). Les études
de comportement sont traditionnellement circonscrites à de brèves
séquences comportementales que l’on isole de l’ensemble dans lequel
elles prennent place grâce aux conditions contrôlées du laboratoire. Si
le mouvement spontané qui qualifie le comportement est pétrifié pour
être segmenté, ne doit-on pas se demander si c’est encore à un compor-
tement que l’on a affaire ? Ne l’a-t-on pas ainsi réduit à l’un des éléments
qui le composent : mécanismes physiologiques, programme génétique,
opérations cognitives, etc. ? N’est-on pas ce faisant demeuré fidèle à
l’esprit du « comportement réflexe », certes revisité, mais persistant dans
l’idée que l’on peut isoler un stimulus, déterminer son impact sur un
point de l’organisme puis reconstituer de proche en proche un ensemble
à propos duquel on se juge autorisé à fournir des conclusions ? C’est
ainsi que l’on se représente « la vie de l’organisme total composée de
ces opérations particulières » (Goldstein [1934] 1983 : 58). Ce point,
absolument capital, est au fondement de La Structure de l’organisme
de Kurt Goldstein : la méthode analytique, qui procède par démem-
brement, pourra-t-elle jamais fournir une image de l’organisme total ?
Cette question, qui gouverne la discussion méthodologique dont il qua-
lifie son travail, doit tout « à ce qu’il y a de plus concret » (ibid. : 433).
Tout comme le fait Georges Thinès dans Phénoménologie et science du
comportement et dans ses études de psychologie phénoménologiques,
20 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

Existence et subjectivité 1, ouvrages où s’élabore une « science de la


subjectivité fondée sur des faits biologiques » (Thinès [1977] 1980 : 23),
Goldstein avertit son lecteur que ce ne sont pas des penchants philo-
sophiques personnels qui le conduisent à refuser la méthode analytique,
mais bien le « matériel biologique » lui-même, par lequel il s’est entière-
ment laissé guider « sans idée préconçue » (Goldstein, op. cit. : 434).
L’opposition au béhaviorisme n’est pas forcément synonyme d’une
conception du comportement comme expression d’une liberté. Elle peut
tout simplement donner lieu à une focalisation sur d’autres aspects,
tels que l’approche physiologique, phylogénétique ou cognitive des
comportements, aspects qui finissent par occuper tout le champ et
devenir l’unique principe explicatif de ceux-ci. Konrad Lorenz centra
sa critique sur l’idée béhavioriste que tout comportement résulte d’un
apprentissage, et inscrivit ses recherches sur l’instinct dans une pers-
pective antitéléonomique. Il tentait ainsi de lutter contre le finalisme
qui, dans les années 1930, voulait lui-même faire pièce à la réflexo-
logie béhavioriste, en insistant sur la spontanéité du comportement ;
de même s’appliqua-t-il à lutter contre le vitalisme, dont il voyait dans
Jakob von Uexküll et Frederik Buytendijk d’éminents représentants 2.
De manière plus large, la perspective dualiste, qui conduit à étudier le
corps d’un côté, l’esprit de l’autre, laisse supposer que l’on peut resti-
tuer l’unité de l’individu par la conjonction des données collectées ici et
là, sans souci de l’émergence qu’engendre l’union intime du psychique
et du corporel. Aussi les actions du corps sont-elles regardées comme
des modifications physiologiques et la vie mentale envisagée sous
l’angle du seul fonctionnement cérébral. La conception cognitiviste,
pour laquelle la vie psychique se ramène aux activités de la machine à
« neurocalculer » et l’esprit à un « système de traitement de l’informa-
tion », dont une branche de l’éthologie s’est saisie, opère le même type
de réduction. Comme l’avancent Catherine Larrère et Raphaël Larrère,
les neurosciences et les sciences cognitives « constituent l’ultime vague
de mécanisation de l’animal » (Larrère et Larrère 2005-2006 : 148).
On pourrait établir la typologie au sein de laquelle s’affrontent plusieurs

1. Georges Thinès y écrit (voir bibliographie) : « Pour Buytendijk comme pour Straus, le
recours aux enseignements phénoménologiques trouvait son origine, non dans une convic-
tion philosophique, mais dans une nécessité épistémologique face aux erreurs patentes et aux
interprétations péremptoires d’une certaine psychologie expérimentale » (Thinès : 11).
2. Lorenz parle de « ce grand vitaliste que fut Jakob von Uexküll » (Les Fondements de l’étho-
logie, op. cit. : 23), et fait allusion à « cette “imagination vitale” par laquelle F. J. J. Buytendijk
explique l’adaptation de la morphologie et du comportement [...] » (ibid. : 50).
INTRODUCTION 21

camps à l’intérieur d’une même mouvance. Les tenants du réduction-


nisme ne forment en effet pas un ensemble homogène, puisqu’il s’agit
chaque fois d’opter pour la réduction du comportement à l’un des élé-
ments qui entrent en jeu dans ses manifestations. Le fait d’ajouter des
études ayant trait aux émotions, ou encore aux capacités de représen-
tation de l’environnement, est-il à même de fournir les éléments qui
manquent aux approches évoquées (physiologie du comportement) ?
Cette logique, que nous pourrions dire de l’empilement, sied-elle à la
compréhension de l’organisme ? Cette manière de procéder ne s’ins-
crit-elle pas dans la perspective qui pense le corps d’un côté, l’esprit de
l’autre, ne faisant finalement que privilégier ce qui avait été délaissé,
mais selon la même approche analytique ?
De prime abord, le comportement ne semble pas superposable
à l’ensemble des manifestations du vivant ; il donne à voir un style
(Merleau-Ponty 1995 : 251), pour prendre le terme de Merleau-Ponty
qualifiant la tournure reconnaissable de tout comportement spécifique. Il
définit le comportement animal comme le pouvoir général de répondre
à des situations par des réactions variées, dont le seul point commun est
d’avoir un sens. Merleau-Ponty se démarque ainsi du schéma stimulus-
réaction, prévalant dans le contexte de l’hégémonie du réflexe, au profit
de celui, instauré par la Gestalttheorie, de situation-structure. Le courant
de la psychologie de la forme est centré sur les problèmes de la per-
ception envisagée sous son aspect totalisant ; ce que l’on exprimera, en
première analyse, par l’idée que le tout n’est pas équivalent à la somme
des parties. Le mode d’activité propre à l’organisme se déploie dans une
structure, entendue au sens que lui donne la Gestalttheorie.
Dans la structure ainsi appréhendée, la valeur d’un élément dépend
de sa place et de sa fonction dans l’ensemble. Cela implique que le
changement d’un élément modifie l’ensemble, mais que, à l’inverse,
on peut remplacer les éléments initiaux par d’autres éléments sans
porter atteinte à la forme (ou à la structure – notions indifféremment
employées ici), pour autant que le système des rapports est conservé.
La mélodie constitue le paradigme de la structure : elle assigne à chaque
point intérieur ses propriétés, qui ne sont donc jamais absolues, de sorte
que « chaque “moment” [...] n’existe que porté par le reste, [et] ce fait,
caractéristique de la structure, ne paraît pas dans la loi » (Merleau-Ponty
[1942] 1977 : 153), pur instrument d’intelligibilité appliqué au réel. Il y a
une « solidarité existentielle » (ibid.) des moments de la structure ; c’est
elle qui signe « l’originalité des catégories vitales » (ibid. : 167).
22 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

Cette notion de structure, que Merleau-Ponty applique très précisé-


ment aux comportements, permet de dépasser la conception intenable
du comportement comme réaction aux conditions externes, d’une part,
internes, d’autre part, dans la mesure où toute variation au sein de ces
conditions entraîne un effet global indivisible. Par ailleurs, la notion
de forme ou de structure ouvre la voie à une intégration des champs du
physique, du physiologique et du mental comme trois types de struc-
tures, et non trois niveaux hiérarchiques correspondant aux règnes du
végétal, de l’animal et de l’humain. Sous l’impact de cette critique, on
s’aperçoit par ailleurs que le réalisme et l’intellectualisme succombent
finalement au même mal : l’abstraction. Là où le réalisme confie entière-
ment à l’objet la réalité de ce qu’il est, indépendamment de tout acte de
connaissance, l’intellectualisme, en misant tout sur les opérations de la
conscience, en vient pareillement à construire un « corps objectif » qui
n’a en réalité « d’existence que conceptuelle » (Merleau-Ponty [1945]
1964 : 493), c’est-à-dire abstraite. Dans les deux cas, le comportement
se trouve récusé comme « intelligibilité immanente 3 », pour être soit
une chose, soit une idée – ce qu’il n’est pas ; il est une forme, c’est-à-
dire qu’il échappe précisément à cette alternative. L’atomisation ou la
parcellisation des comportements, qui peut procéder de l’une ou l’autre
de ces postures (réalisme et intellectualisme), requerrait une sorte de
création continuée pour ne pas sombrer à chaque instant dans le néant.
Georges Thinès exprime parfaitement les choses : s’installer dans le
modèle du mécanisme cartésien inanimé pour observer les compor-
tements engendre nécessairement, pour revenir à l’organisme vivant
dont procède le comportement, une approche « compensatoire » au sein
de laquelle le vivant doit « constamment être récupéré sur l’abstrait »
(Thinès [1977] 1980 : 34).

La première partie des études rassemblées ici : « Vie et comportement »


s’attache à traiter la question très en amont, en partant des caractéristiques
du vivant dans son mode de relation au monde. L’émergence de compor-
tements animaux fait surgir des catégories ontologiquement neuves au
regard des manifestations de la vie végétale et, bien entendu, de la cris-
tallisation minérale. Tel est le thème général des approches, qu’on a
qualifiées d’évolutionnistes au sens large du terme, qui ouvrent cette pre-
mière partie. La caractérisation du comportement à partir de la vie pousse

3. Merleau-Ponty emprunte l’expression à Frederik Buytendijk et Helmut Plessner, voir


La Structure du comportement : 140, note 3.
INTRODUCTION 23

à s’interroger sur la spécificité du comportement animal, pour réserver


aux seuls animaux un comportement, faute de quoi n’est plus distingué le
mouvement des plantes du mouvement spontané des animaux. Ceux-ci,
dans leur exploration de l’entourage, font du lieu qu’ils occupent une
« contingence » (Hegel) ; or, de la part d’indétermination propre à la
spontanéité de l’automouvement, aucune explication en termes physico-
chimiques ne peut rendre compte. « Cela ne signifie pas, note André
Pichot, que le comportement moteur ne respecte pas les lois physiques.
[...] Le sort de la pierre est étroitement lié à celui de son environnement
par les lois physiques, tandis que l’oiseau est autonome de celui-ci (tout
en respectant les mêmes lois) ; il n’y est pas rigidement lié, mais “libre”
dans un cadre légal [...]. L’étape suivante, une fois établis le compor-
tement sensori-moteur et le milieu spatial, sera celle par laquelle un sujet
se saisit de lui-même comme d’un corps, c’est-à-dire une entité spatiale
délimitée agissant dans ce monde spatial sur des objets eux-mêmes saisis
comme des entités spatiales 4 ». Le fait pour un être vivant de se saisir
soi-même comme un corps le fait passer de « simple centre-organisateur
de l’action » à celui d’un soi, qui existe bien avant la discursivité, et le
conduit à faire l’épreuve de soi et donc de son milieu comme différent
de soi. André Pichot introduit la discussion par une étude des raisons
qui permettent d’octroyer aux seuls animaux un comportement, tandis
qu’appliqué aux objets inertes ce terme n’aurait qu’une signification
métaphorique. Si, dans un premier temps, le comportement est rapporté à
la vie comme mise au jour du lien particulier de relation et de séparation
qui s’établit entre l’être vivant et son environnement (le métabolisme),
rapporté dans un deuxième temps à l’espace, comme on vient de
l’esquisser, il manifeste la liberté propre à l’articulation entre la sensi-
bilité et le mouvement, qui n’appartient qu’aux animaux.
Qu’est-ce qui fait qu’un comportement est animal ? C’est à la lumière
des travaux contemporains en philosophie de l’esprit que la spécificité
du comportement animal est étudiée par Thomas Droulez 5. Sa réflexion
prend place dans le sillage des explications évolutionnistes du dévelop-
pement des diverses formes de psychismes, ainsi que des approches non
réductionnistes de la relation mental-cérébral-corporel. Les distinctions
effectuées par l’auteur entre différents types de consciences (vie perceptive
consciente ; conscience phénoménale : « première forme d’attention mentale,

4. Voir André Pichot, « Qu’est-ce que le comportement ? », infra, p. 55.


5. Voir Thomas Droulez, « Au-delà du réflexe et du signal, la libération élémentaire et l’émergence
de la conscience », infra, p. 69.
24 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

au monde et au corps, qui accompagne les vécus perceptifs qualitatifs


complétant la simple détection de signaux » ; conscience de soi pré-
réflexive ; conscience de soi) permettent de pénétrer et de catégoriser la
diversité du monde animal, tout en faisant valoir sa particularité au regard
de la vie végétale, mais aussi au regard des modèles cognitifs que consti-
tuent le robot et le zombi. D’autres critères sont recherchés par Thomas
Droulez pour étayer la thèse de la spécificité du comportement animal :
ceux qui « renversent le cours que prenait jusque-là la nature » circonscrite
aux minéraux et à la croissance végétale, notamment les capacités qui
contribuent à accroître la « liberté et la créativité dans l’univers ».
La question de la « technicité animale », dont traite Xavier Guchet 6,
peut de même être regardée à l’aune de l’apport de créativité qu’elle
réalise dans le monde. L’auteur s’appuie, en amont des développements
actuels en éthologie (et notamment en primatologie, avec les travaux
de Frédéric Joulian sur les « outils de singe »), sur l’analyse fonction-
nelle des êtres vivants élaborée par Leroi-Gourhan 7, d’une part, sur la
philosophie de l’individuation de Gilbert Simondon, d’autre part, où
la technicité animale est appréhendée comme un moment de l’individua-
tion vitale. Technicité animale et technicité humaine sont abordées par
Simondon à l’aide de la même conceptualité, et le comportement tech-
nique des animaux est pensé pour lui-même, et non, comme cela est le
plus souvent le cas, dans une perspective réductionniste dont le mobile
implicite est de raffermir la différence anthropologique. Sa réflexion
sur l’objectivité technique chez les animaux conduit Simondon à ébau-
cher l’idée de « cultures animales » – thèse audacieuse et très neuve en
philosophie dans les années soixante. Un être culturel est selon lui un
sujet qui « se constitue dans l’extériorité artéfactuelle » en associant
du vivant et du non-vivant. On ne s’étonne alors pas de voir Simondon
considérer les animaux comme de « véritables sujets » puisqu’ils se
forment, comme l’homme, dans les objets qu’ils fabriquent. L’étude des
comportements techniques des animaux amène Simondon, tout comme
Merleau-Ponty (dans le cadre de ses analyses du concept d’instinct chez
Lorenz (Merleau-Ponty 1995 : 248 et suiv.), à voir « de l’institution et
du symbolique jusque dans l’animalité », écrit Xavier Guchet.

6. Voir Xavier Guchet, « La technicité animale à la lumière de la philosophie de l’individuation


de Gilbert Simondon », infra, p. 95.
7. Leroi-Gourhan décrit l’ensemble des êtres vivants en termes fonctionnels, chaque espèce étant
caractérisée par une coordination spécifique de trois éléments : organes de relation, de préhen-
sion et dispositif de locomotion. L’homme ne reçoit pas de traitement à part dans cette analyse
fonctionnelle de l’organisation biologique des êtres vivants, précise encore Xavier Guchet.
INTRODUCTION 25

Les approches phénoménologiques du comportement animal occupent


la suite de cette première partie 8. C’est à elles qu’il revient d’avoir repensé
le comportement comme dialectique entre le vivant et son milieu, en
s’éloignant du modèle mécaniste dominant dans le béhaviorisme et au-
delà. L’apport fondamental de la phénoménologie dans le domaine qui
nous occupe tient, comme le note Georges Thinès, dans une « conception
de la subjectivité indissolublement liée à une théorie de l’organisme »
(Thinès [1977] 1980 : 194). Cette théorie de la subjectivité animale a été
élaborée par Frederik Buytendijk. En créant un pont entre la phénoméno-
logie et la recherche expérimentale, il forgea la première synthèse entre
phénoménologie et science du comportement, tandis que régnait un béha-
viorisme totalement fermé aux problèmes épistémologiques.
Quelques mots sur la phénoménologie. Dans l’avant-propos
à la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty écrit que
la phénoménologie, avant d’être une école qui prend pleinement
conscience d’elle-même, « se laisse pratiquer et reconnaître comme
manière ou comme style » (Merleau-Ponty [1945] 1964 : II, Avant-
propos). Ce qui, dans le sillage d’Edmund Husserl, caractérise toute
entreprise qui peut se réclamer de la phénoménologie consiste à
s’attacher au mode de donation des objets, à leur comment, plus
qu’à ces objets eux-mêmes (par exemple, à la question métaphy-
sique de leur pourquoi). C’est aussi une philosophie pour laquelle le
monde est toujours « déjà là », avant toute réflexion, dans une adhé-
sion « naïve » et absolument première dont le statut philosophique est
à construire (où l’on reconnaît tout l’effort de Husserl). En ce sens,
la phénoménologie indique d’abord le chemin d’une méthode.
Qu’en est-il de cette méthode appliquée à l’organisme et au compor-
tement animal ? L’attention portée au mode de donation des objets, si
elle est avant tout chez l’homme une question transcendantale, se laisse
d’abord penser chez l’animal à partir des comportements installés dans le
déjà-là de la « foi perceptive », au sens où « percevoir [...] c’est croire à un

8. D’aucuns s’étonneront peut-être de voir figurer dans cette section une contribution consa-
crée à Georges Canguilhem (« Georges Canguilhem : le comportement comme “allure de
la vie” »). Françoise Armengaud, qui en est l’auteur, s’arrête longuement sur les liens entre
la pensée de Canguilhem et celle de Merleau-Ponty, pour s’interroger sur la dimension
phénoménologique de l’approche canguilhemienne. Par ailleurs, nous nous autorisons de
la qualification large d’« approches phénoménologiques », et de la remarque extraite de
l’avant-propos à la Phénoménologie de la perception citée ci-après, pour y ranger cette
réflexion sur l’allure du comportement, notion que Merleau-Ponty emprunte à Canguilhem
et sur laquelle il appuie son propre propos.
26 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

monde » (ibid. : 344), installés dans « une communication avec le monde


plus vieille que la pensée » (ibid. : 294). Nous ne nous arrêterons pas ici
sur le problème transcendantal de la constitution telle qu’elle se joue
chez l’animal (la manière dont les animaux constituent le monde, dont les
choses leur apparaissent). Pour ce qui concerne le statut du phénomène
pour l’animal, nous renvoyons aux analyses de Marc Richir. Il faut, selon
lui, reconnaître à l’animal qui se livre à des comportements de curiosité
quelque chose de « très proche » de l’époché phénoménologique : si
l’animal ne met pas « en suspens la positivité des êtres ou des choses »,
il prend cependant « du recul par rapport à la capture comportementale
[...]. La curiosité est donc déjà liée à une certaine liberté phénoméno-
logique » (Richir 1988 : 268). L’interaction qui lie le sujet animal au
monde n’a guère été traitée par le biais du schéma noèse-noème et (nous
suivons Georges Thinès) les difficultés que l’on rencontre, à vouloir
résoudre le problème de la conscience animale à l’aide de cette grille,
sont ardues du fait que l’on ne voit pas bien comment rendre compte de
la manière dont les animaux constituent intentionnellement les objets 9.
La couche préconstituée du « monde de la vie » (Lebenswelt), que Husserl
nomme « synthèse passive », ou encore « constitution passive », par
laquelle le monde naturel est donné aux animaux, est première, au sens
où elle ne nécessite en rien la réflexivité : elle est un fait constitutif qui
relève de la condition d’être vivant. Selon Husserl, nous reconstruisons
le monde naturel d’un animal par empathie (notion distincte de l’an-
thropomorphisme), ce qui signifie que nous attribuons à un organisme
différent du nôtre, par analogie, des caractéristiques constitutives que
nous dérivons de notre propre structure corporelle. Cette opération est du
reste constamment mise en œuvre au sein des relations intersubjectives.
« La reconstruction empathico-analogique des subjectivités étrangères,
écrit Georges Thinès, a ceci de positif qu’elle nous permet d’affirmer
l’existence de mondes phénoménaux correspondant à chaque espèce
animale particulière pourvue de structures perceptives apparentées aux
nôtres » (Thinès [1977] 1980 : 141). Le problème de l’accès au psychisme

9. Georges Thinès écrit : « Il n’y a aucune objection à utiliser le concept de constitution noéma-
tique (centrée sur l’objet) dans ce contexte parce qu’il qualifie adéquatement l’organisation
phénoménale des perceptions. En ce qui concerne la constitution noétique, les choses sont
moins claires, du fait que les aspects cognitifs du comportement animal – qui sont établis
dans certains cas au même titre que les organisations perceptives – sont moins univoquement
présents chez diverses espèces, même si celles-ci sont étroitement apparentées [...]. Dans la
mesure où la théorie de la constitution a un sens dans la situation animale, elle semblerait
plutôt devoir être référée à la “synthèse passive” » (Thinès, Existence et subjectivité : 168).
INTRODUCTION 27

animal, résolu par Husserl au moyen de l’empathie, ne constitue pas


l’entrée que nous avons choisi de privilégier ici et la voie transcendan-
tale semble étroite et peu féconde pour penser le comportement.
Aussi est-ce du côté de la phénoménologie merleau-pontyenne que
nous nous tournons : vers un mode de donation des objets tel qu’il se
dévoile dans les comportements animaux, leur manière de mettre au
jour un monde, de le constituer, révélant des significations pratiques
mais aussi symboliques, ce qui est la condition d’une existence et non
d’une « simple vie ». On pourrait ici, mais tel n’est pas notre propos,
confronter les thèses de Heidegger sur la « pauvreté en monde » de
l’animal (pauvreté se révélant une « privation » de monde propre à
la « vie en général ») à celles de Merleau-Ponty, que ses analyses du
comportement conduisent à affirmer que « l’animal est bien une autre
existence » (Merleau-Ponty [1942] 1977 : 136). Le corps exprime pour
lui l’« existence totale » (Merleau-Ponty [1945] 1964 : 193). Loin d’être
un simple accompagnement de l’existence, celle-ci se réalise en lui.
Le comportement donne à voir l’équivocité propre à l’existence ani-
male, même si ce trait est infiniment plus accusé chez l’homme que
chez les animaux, dans la mesure où ils restent plus proches du monde
naturel. Merleau-Ponty n’ignore point les distinctions internes au monde
animal, que sanctionnent dans sa pensée trois types de comportements :
les formes syncrétiques, les formes amovibles et les formes symboliques
(Merleau-Ponty [1942] 1977 : 114-138). Cette équivocité est plus mar-
quée chez les animaux domestiques qui, d’une certaine manière, habitent
deux mondes à la fois, même s’ils ne peuvent par définition faire leur
le monde humain et réciproquement ; le monde étant ici à entendre au
sens que lui confère Jakob von Uexküll (Burgat 2006 : 221-242). Mais
il y a pour eux, en particulier pour le chien selon Uexküll, des objets
ambigus, c’est-à-dire dotés de deux significations.
Pour achever ce bref exposé en faveur du comportement, on pourrait
dire enfin que l’angle d’approche de la vie animale qu’il permet, en
plus de nouer intrinsèquement les dimensions ordinairement séparées
du physique et du psychique, prémunit de tout psychologisme.
Les contributions majeures, et non dépassées à ce jour, portant
sur la structure du comportement et sur la structure de l’organisme
nous sont notamment léguées par Maurice Merleau-Ponty, Georges
Canguilhem, Kurt Goldstein, Erwin Straus, Viktor von Weizsæcker,
Frederik Buytendijk. Le comportement réflexe, analysé et critiqué de
près dans ses prétentions à qualifier la structure du comportement par ces
auteurs, (dont on notera que tous, à l’exception de Merleau-Ponty, sont
28 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

biologistes ou médecins), ne continue-t-il pas de nourrir une concep-


tion aussi pauvre qu’erronée du comportement ? L’absence d’entrée
« Comportement » dans le Dictionnaire d’histoire et de philosophie
des sciences (Lecourt 1999), au profit d’un renvoi dans l’index à l’entrée
« Réflexe », constitue une preuve non négligeable de la persistance de
ce modèle. Le retour, par Jean-François Nordmann 10, à la question du
réflexe est loin d’être une tâche d’intérêt purement historique, d’autant
que, si le modèle théorique en tant que tel est abandonné, la méthode
analytique correspondant à ses normes ne l’est pas. Les fondements
épistémologiques, du reste non explicites, des études actuellement
menées, notamment à l’INRA, sur le comportement des animaux de rente
sont liés au débat sur le comportement réflexe, et il convient de le faire
apparaître. C’est en effet sans débat que ces fondements sont adoptés.
Deux entreprises théoriques et critiques parallèles – La Structure de
l’organisme de Kurt Goldstein (op. cit.) et Du sens des sens de Erwin
Straus ([1935] 1989) – se donnent pour tâche de ruiner l’approche
« causaliste-atomiste-mécaniste » (c’est sous cette forme ramassée que
Jean-François Nordmann la désigne car il s’agit en effet d’un nœud) au
profit d’une approche organiciste et holiste pour l’un (Goldstein), sub-
jectiviste et phénoménologique pour l’autre (Straus). Le renversement
de la théorie du réflexe n’est qu’un cas particulier, un « échantillon
significatif », écrit Jean-François Nordmann, d’un renversement bien
plus général qu’il convient d’opérer au sein de l’approche causaliste-ato-
miste-mécaniste et de la méthode analytique qui la sert, laquelle procède
par démembrement de l’organisme, puis par addition des moments ini-
tialement disjoints. Le réflexe est défini comme une séquence minimale
de comportement, « apparente région intermédiaire entre comportement
orienté et doué de sens et séquence causale pure », écrit Jean-François
Nordmann. La question du réflexe est capitale (rappelons que Merlau-
Ponty ouvre La Structure du comportement par un chapitre sur
« Le comportement réflexe »), puisque loin de désigner uniquement
certaines actions de l’organisme, il lui a été conféré le rôle et la pré-
tention de rendre compte de la totalité du comportement ; il a donc été
constitué en théorie. C’est sur le mode du réflexe que « fonctionne-
rait » le comportement en général, le niveau de complexité supérieure se
ramenant alors à la combinaison de réflexes. Si Goldstein et Straus font
apparaître le caractère erroné du « comportement réflexe », ils veulent

10. Voir Jean-François Nordmann, « Le renversement opéré par Kurt Goldstein et par Erwin
Straus : le réflexe comme comportement », infra, p. 171.
INTRODUCTION 29

aussi montrer que ce qui est étroitement tenu pour un réflexe est
déjà un comportement, au sens où il demande à être compris comme
quelque chose qui met toujours en jeu, d’une manière ou d’une autre,
l’ensemble de l’organisme (Goldstein) ou l’expérience vécue du sujet
animal (Straus). Cette lecture conduit donc à inverser – à renverser – les
rôles attribués au réflexe et au comportement : c’est le comportement qui
explique le prétendu réflexe et non l’inverse. Il s’agit conjointement de
montrer que le passage à un point de vue holiste, d’une part, subjecti-
viste, d’autre part, loin d’être une option épistémologique parmi d’autres
est une nécessité dictée par l’objet lui-même : l’organisme animal ou
humain et ses comportements.
C’est à ce point de la discussion que Jean-François Nordmann inter-
vient pour mettre en question la possibilité même de critiquer l’approche
causaliste et positiviste par ce qu’il désigne comme approche interpréta-
tive et herméneutique (celle qui se place sur le plan du sens). Les causes
et le sens ne se rencontrent pas et ne le peuvent, de sorte que la prise d’un
plan sur l’autre est structurellement impossible. Aucune de ces approches,
et telle est sa thèse, ne pourra jamais prétendre venir à bout de l’autre
et rendre l’autre caduque et non pertinente, et cela dans un sens comme
dans l’autre. Si l’écart est insurmontable – l’auteur parle d’un véritable
différend qu’on ne peut ni dépasser, ni résoudre, ni dissiper, et qu’il faut
au contraire accepter et approfondir – ne faut-il pas s’engager résolument
dans une autre direction critique ? La prise en compte de l’existence de
ces deux mondes (celui de la cause et celui du sens) conduit Jean-François
Nordmann à esquisser une conception « hétérogéniste et dissociation-
niste », qui laisse indemne le causalisme. Faut-il alors abandonner la
partie et laisser les deux camps voguer chacun sur leur mer ? C’est sur
un programme que s’achève cette réflexion, programme au sein duquel
l’approche de type organiciste et subjectiviste n’est pas simplement rangée
du côté de ce qui relève de l’attitude naturelle et ordinaire 11, mais est dotée
de la rationalité scientifique qui lui revient, et donc pleinement justifiée
dans ses prétentions. Selon Jean-François Nordmann, cette approche
gagnerait en force si elle s’autonomisait et renonçait à s’édifier sur
la critique du causalisme. Elle conduirait, enfin, à une révision de
l’éthique de la relation aux êtres vivants, animaux et humains, en tant
qu’êtres en relation avec quelque chose qui compte pour eux.
Les deux voies, maintenant bien dessinées, du causalisme et de l’ap-
proche phénoménologique, prétendent chacune rendre raison de la vie

11. C’est bien le causalisme qui est contre-intuitif, contraire à l’attitude naturelle, et non l’inverse.
30 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

et des vivants. Mais ceux-ci sont chaque fois observés et étudiés sous
des angles si différents que l’on peut dire que la biologie a vu son objet
éclater, tandis que la phénoménologie continue de s’attacher à la « cor-
poréité animée », pour reprendre l’expression forgée par Buytendijk.
L’animal total n’est en effet plus un objet d’étude depuis que la biologie
s’est donné pour tâche de comprendre les processus microscopiques. Si
la fécondité des résultats de ces dernières recherches n’est plus à démon-
trer, il reste cependant à se demander ce qui a été délaissé, et bientôt
nié, dans ce programme analytique et à évaluer les conséquences de cet
« oubli ». C’est en ce sens que Georges Thinès 12 fait de nouveau valoir
l’apport de la zoologie, dans son lien désormais avec la philosophie de
la nature et non plus avec la biologie qui s’est définitivement détournée
de l’apparence, du monde des formes. Qu’ont-elles à dire, ces formes,
ou plutôt que pouvons-nous dire à partir de ce qu’elles montrent ?
La théorie d’Adolf Portmann sur la forme animale (Die Tiergestalt
1948), au sens de son apparence, ainsi que celle de la subjectivité ani-
male élaborée par Frederik Buytendijk dans les mêmes années, nous
ramènent à la science descriptive du phénotype. Une partie de l’étho-
logie seulement a encore affaire à l’animal total et vu comme totalité
en relation avec son milieu, car l’éthologie cognitive, par exemple,
peut bien avoir besoin de l’animal entier, dirons-nous ici, mais c’est
pour s’intéresser à un élément, à une fonction, à un processus, qui ne
peuvent matériellement être détachés de cet individu. Pour voir fonc-
tionner le cerveau, mieux vaut le laisser dans son milieu 13 ! Cet état

12. Voir Georges Thinès, « La forme animale selon Frederik Buytendijk et Adolf Portmann :
une phénoménologie du comportement expressif », infra, p. 117.
13. Nous nous bornerons à citer un passage de l’article, dont l’objet de recherche est énoncé
dans le titre, de Céline Amiez et Jean-Paul Joseph, « Rôle du cortex cingulaire antérieur
dans les choix comportementaux basés sur les récompenses », dans Autour de l’éthologie
et de la cognition animale, sous la direction de Fabienne Delfour et Michel-Jean Dubois,
Presses universitaires de Lyon, 2005 : 35-47. « Lors des séances, l’animal est assis sur
une chaise pour primates en face d’une dalle tactile (30 3 40 cm) située à environ 21 cm
des yeux et couplée à un moniteur vidéo sur lequel les cibles visuelles sont présentées. La
chaise est pourvue d’une fenêtre (10 3 10 cm) au travers de laquelle l’animal passe un
bras pour frapper l’écran (Microtouch System). La présentation des cibles, l’occurrence et
la position des touches sur l’écran sont contrôlées et enregistrées par un micro-odinateur
pc486dx33 (logiciel cortex) » (p. 36). Notons le soin apporté par les auteurs pour décrire
leurs « matériel et méthodes ». Cela est de l’éthologie cognitive. A-t-on affaire à l’animal
total ? Certainement pas. À l’animal entier, au sens expérimental du terme, peut-être ;
encore que pour la tâche à effectuer, les singes ont subi une chirurgie du cerveau : « les
animaux reçoivent chirurgicalement une chambre d’enregistrement ainsi qu’une barre per-
mettant le maintien de la tête [...]. Une barre en acier inoxydable est fixée sur le sommet
INTRODUCTION 31

des lieux suffit à souligner l’importance qu’il y a à continuer de déve-


lopper « une science de l’apparence animale », selon l’expression de
G. Thinès, science « dont la nécessité et la légitimité ne sont nullement
atteintes, dans leur justification épistémologique, par les méthodes et les
découvertes des secteurs analytiques de la biologie », condamnées au
réductionnisme. On a donc affaire à deux domaines parallèles 14, dont
l’un méconnaît le mouvement expressif et spontané des corps, dont l’ori-
gine se trouve dans la perception.
C’est en effet à la perception, cette fonction organique primaire par-
tout présente dans le monde animal quoique à des degrés divers, que
revient le rôle de fondement du mouvement expressif. Ce mouvement
précède toutes les réponses ponctuelles et les réactions à des stimuli-
signes, il est ce par quoi l’animal réagit dans des conditions de vie
ordinaire, traduisant « l’état momentané de la subjectivité ». Comment
se passer de cette notion de subjectivité dès lors que l’on voit dans
l’expression le premier moment de la relation signifiante de l’animal
au monde ? Penser la subjectivité à partir de la perception conduit à
tout autre chose qu’à l’intériorité réflexive : « le mouvement expressif
n’est pas réflexif », précise Georges Thinès. Et ce point est capital,
tant sont presque toujours confondues subjectivité et réflexivité. Nous
avons cru bon de faire d’emblée, dans cette introduction, le point quant
au choix de la phénoménologie merleau-pontyenne pour montrer qu’il
est possible de rencontrer la subjectivité par l’expression comporte-
mentale (une « subjectivité vue du dehors » pour reprendre les termes
de Viktor von Weiszæcker) et non seulement par le champ transcen-
dantal ; n’y revenons pas. La théorie de l’apparence animale, quant à
elle, modère la perspective néo-darwinienne qui règne en éthologie,
selon laquelle tout ce qui ne contribue pas à la survie de l’organisme est
voué à disparaître. Il ne s’agit, ni pour Buytendijk ni pour Portmann, de
contester l’existence de mécanismes de sélection, mais de montrer qu’ils
sont impuissants à rendre compte de la richesse des formes animales.

du crâne avec des petites vis en acier inoxydable. Le tout est ensuite maintenu dans un
assemblage acrylique afin de permettre la fixation de la tête au cours des expériences. En
utilisant un appareil stéréotaxique, une chambre en acier inoxydable est implantée afin
de permettre l’accès au cca [cortex cingulaire antérieur] » (p. 38). À la suite de quoi les
auteurs précisent que des traitements postopératoires ont été prodigués aux animaux, afin
d’éviter douleur et infections, et que la plaie est quotidiennement nettoyée à la Bétadine.
On respire !
14. Ce qui n’est pas sans rappeler la thèse « dissociationiste » prônée par Jean-François
Nordmann.
32 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

Quelque chose de plus qu’un ensemble de traits fonctionnels utiles à la


survie de l’espèce se manifeste dans la beauté des formes : la débauche
de couleurs, notamment, mille splendeurs gratuites au regard de l’étroite
logique de la sélection. Il faut y voir selon Portmann « une pure valeur
démonstrative de l’être », une « apparence sans destinataire », l’auto-
présentation de la vie. Le caractère exagéré de certains rituels (leur
longueur, leur complexité, leur diversité au sein d’une même espèce),
maintes fois noté, corrobore cette perspective. L’ordre de lecture se voit
donc renversé : c’est au non-fonctionnel qu’il revient d’être la modalité
d’existence primaire, tandis que le fonctionnel résulte d’une limitation
de ce champ conformément aux exigences de la sélection.
La critique épistémologique du causalisme se fonde sur la mise
au jour d’une autre ontologie : ontologie de la vie, mais aussi, avec
la compréhension du comportement comme structure de significa-
tion et introduction de l’indétermination dans le monde, naissance de
l’existence animale. « L’animal est bien une autre existence », écrit
Merleau-Ponty dans La Structure du comportement (op. cit. : 137). C’est
de cette affirmation, audacieuse dans le contexte de l’existentialiste sar-
trien de l’époque, que part Jacques Dewitte 15 pour s’engager dans une
analyse très fouillée de l’approche merleau-pontyenne du comportement,
y compris jusque dans des éléments qui apparaissent de manière indi-
recte dans l’œuvre, comme la question de l’anthropomorphisme. L’idée,
avancée par Jacques Dewitte, que la démarche phénoménologique pour-
rait consister, dans le sillage du renversement transcendantal opéré par
Kant, à relier la question « comment accéder à ? » à cette autre « qu’est-
ce que ? » constitue le soubassement d’une réflexion renouvelée sur
les liens entre ontologie et épistémologie. Le comportement ne se laisse
rabattre ni sur une extériorité ni sur une intériorité, il est un phéno-
mène intelligible que l’on comprend en comprenant sa direction ; c’est
dire qu’il est une structure et non le résultat d’une addition d’éléments.
Le Comportement comme structure, tel eût pu être le titre de l’ouvrage
de Merleau-Ponty, note Jacques Dewitte. Il est important de rappeler
que Merleau-Ponty part des travaux de physiologie et de psychologie
(la théorie des réflexes conditionnés et la Gestaltpsychologie qu’il soumet
à la critique de Buytendijk et de Goldstein) pour élaborer une approche
entièrement neuve du comportement. Sa critique consiste donc d’abord
en une critique interne de la science : il fait en effet apparaître dans

15. Voir Jacques Dewitte, « Une autre existence. En relisant La Structure du comportement
de Maurice Merleau-Ponty », infra, p. 127.
INTRODUCTION 33

les travaux scientifiques eux-mêmes une discordance entre les faits qui
y sont décrits et les interprétations qui en sont données par les auteurs.
Aspect déjà rencontré, mais énoncé ici dans les termes les plus clairs :
loin de proposer un cadre théorique qui éclaire les phénomènes, la
perspective qu’on appellera réductionniste pour faire vite, impose
au contraire son cadre causaliste préétabli et procède à la manière de
Procuste : tout ce qui n’y entre pas est censé ne pas exister. Jacques
Dewitte met ainsi au jour l’une des pentes que la science emprunte pour
glisser vers l’idéologie, qui consiste ici à « sauver les théories contre les
démentis des phénomènes ».
Le comportement n’est pas absent d’une biologie critique, qui milite
pour un regard sur le vivant et l’organisme pris comme un tout en rela-
tion avec son milieu. Georges Canguilhem, dans une œuvre tout entière
consacrée au vivant et aux problèmes épistémologiques posés par sa
connaissance, élabore conjointement une critique du concept de réflexe
(cette doctrine mécaniste de soumission au milieu), une élaboration du
concept de milieu (et son corrélat, le vivant comme centre) et du concept
de norme (associé au concept de milieu). « On verra, note Françoise
Armengaud 16, que la critique du concept de réflexe procède d’une cer-
taine idée des rapports entre le vivant et son milieu, et que ces rapports
entre le vivant et son milieu se laissent interpréter, ou exprimer, dans
leur majeure partie, comme liés à des normes ». En effet, les notions de
« normes vitales » et de « comportement privilégié » sont fondamen-
tales dans la pensée de Canguilhem. On ne peut comprendre le vivant
sans faire appel à cette notion de comportement privilégié, qu’il ne faut
pas entendre comme le comportement « objectivement le plus simple »
(Canguilhem [1965] 1998 : 146) (c’est-à-dire évalué par un observateur
extérieur qui appliquerait à ce comportement ses propres normes), mais
comme le choix opéré par ce vivant, choix qui porte alors la marque de
la simplicité qui est la sienne. Il exprime ce faisant les normes vitales qui
lui sont propres. Ces normes sont souples, issues d’un « rapport qui s’éta-
blit comme un débat » (ibid.) entre le vivant et son milieu, l’action du
vivant manifestant une appréciation de la situation et, par conséquent, une
domination du milieu et une façon de se l’accommoder. L’allure de la vie
qualifie la manière générale qu’a le vivant de se comporter. Canguilhem
adopte une posture résolument anti-réductionniste. Inlassable est en effet
sa critique de l’annexion de la biologie aux sciences physico-chimiques :

16. Voir Françoise Armengaud, « Georges Canguilhem : le comportement comme “allure de


la vie” », infra, p. 153.
34 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

en empruntant à ces sciences leurs méthodes analytiques, la biologie


détruit du même coup son objet qui, ainsi saisi, ne peut qu’en ressortir
étranglé. C’est la raison pour laquelle Canguilhem rend hommage au
vitalisme, non point entendu au sens strict que lui confère l’École de
Montpellier, mais au sens d’une « exigence permanente de la vie dans
le vivant » (ibid. : 86), capable de faire pièce à la constante menace de
mécanisation qui pèse sur elle. La présence de Canguilhem dans cette
section se justifie doublement : par son apport majeur à la question
qui nous occupe, mais aussi parce que les recherches sur lesquelles il
s’appuie sont les travaux de Goldstein, Uexküll, Buytendijk, notamment,
sources qu’il partage avec Merleau-Ponty.

La deuxième partie de ce volume : « Du terrain au laboratoire. Le


problème des conditions d’observation des animaux » aborde la ques-
tion des liens entre ontologie et méthodologie. Le type d’éthologie
produite dépend étroitement des conditions d’observation des animaux ;
et c’est par une réflexion sur l’étude de séquences comportementales
en laboratoire que débute cette partie. La critique épistémologique des
observations faites en laboratoire, en tant qu’elles détruisent la spon-
tanéité du comportement, c’est-à-dire le comportement lui-même, est
patiemment établie par Goldstein, Canguilhem et Merleau-Ponty. On
ne s’y arrêtera pas pour laisser place à la question posée par Robert
Dantzer dans ce volume : « Que faire du comportement dans les sciences
du comportement ? » Car en effet, si on détruit le comportement en le
segmentant pour l’observer afin de se prononcer, au bout du compte,
sur les besoins éthologiques des animaux, c’est finalement le compor-
tement comme totalité dont on s’est débarrassé. On est alors en droit de
s’interroger sur la validité des résultats ainsi obtenus.
Cette inadéquation épistémologique entre une méthode (qui vaut pour
les sciences de la nature où les chaînes causales sont seules à l’œuvre) et son
objet (l’animal pris dans une vie de relation) a été maintes fois dénoncée
par les épistémologues et les historiens des sciences. Robert Dantzer
prolonge cette critique en indiquant d’entrée de jeu qu’une réflexion sur
la façon de penser le comportement atteint en son cœur la prétention de
recherches, inscrites dans un « réductionnisme forcené » dont il expose
la genèse, à se prononcer sur le « bien-être » des animaux élevés de
manière industrielle, c’est-à-dire, pour le point de vue qui nous occupe,
dans des conditions empêchant l’expression des comportements les plus
élémentaires. Aussi, pensant satisfaire aux préoccupations « éthiques »,
les comportementalistes proposent-ils d’aménager les cages dans lesquelles
INTRODUCTION 35

sont confinés les animaux d’élevage, afin de leur permettre d’ébaucher


quelques bribes de comportements (un petit coin où gratter, une baguette
où se percher...). Nous ne doutons pas, avec Robert Dantzer, des bons
sentiments qui motivent ces recherches, mais nous interrogeons avec lui
sur le « gain éthologique 17 » que les animaux en retirent. Le « réduction-
nisme forcené » qui structure de plus en plus étroitement les sciences
du comportement s’explique, selon Robert Dantzer, par les héritages
dans lesquels elles puisent leur méthodes : la zoologie, d’une part, la
psychologie expérimentale, d’autre part. Ce qui intéresse l’éthologie est
la valeur adaptative des comportements, de sorte que c’est au domaine
physiologique qu’elle cantonne ses explications ; aussi peut-elle tout
naturellement les formuler « en termes de causalité immédiate ou anté-
cédente » et adopter pour cela un « béhaviorisme méthodologique ».
Les neurosciences ont envahi les sciences du comportement, la psy-
chologie est devenue une biopsychologie, explique encore l’auteur,
donnant naissance à l’endocrinologie comportementale, la psychoneuro-
endocrinologie, tandis que la génomique identifie les gènes participant
à l’activation d’un comportement et la protéomique les protéines qui y
sont impliquées, grâce à de puissants outils technologiques... « Dans
tous les cas, l’approche dominante est celle d’un cerveau qui détermine
en totalité le comportement », peut-il conclure. On oublie ainsi tou-
jours plus que « le comportement ne prend pas place dans le vide ou en
simple réponse aux stimulations extérieures. L’organisme est habité en
interne d’un mouvement d’ouverture sur son monde environnant. Il est
en quelque sorte avide de sensations », rappelle Robert Dantzer.
À quelles conditions le « bien-être animal » peut-il donc devenir un
concept des sciences du comportement ? Isabelle Veissier 18 répond à
cette question en montrant qu’il aura fallu au moins deux conditions,
d’ailleurs hétérogènes, pour que la question pût être posée : une pression
sociale suffisamment forte pour que les milieux politiques inscrivent ce
thème à l’ordre du jour, une épistémologie appropriée à la possibilité
même de forger ce concept. Le « cas britannique » revêt un caractère
exemplaire puisqu’une publication révélant les « abus de l’élevage
moderne » fut à l’origine de la formation d’un groupe de travail destiné
à faire un état des lieux sur le sujet. Les sondages d’opinion font apparaître

17. Nous utilisons sciemment une expression que nous ne faisons pas nôtre, à cause du contexte
de recherches où les choses sont appréhendées en termes de « coûts – bénéfices » pour les ani-
maux. Est en effet évalué « ce qu’ils sont prêts à payer » pour obtenir telle ou telle chose.
18. Voir Isabelle Veissier, « Bien-être animal : peut-on objectiver la subjectivité de l’animal ? »,
infra, p. 209.
36 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

que les Européens dans leur ensemble se prononcent très largement en


faveur d’une amélioration des conditions d’élevage des animaux des-
tinés à la consommation. Le terrain social et politique semble donc
encourager des recherches en ce sens. Mais qu’en est-il des outils, des
méthodes et des compétences scientifiques disponibles ? Car il faut ici
véritablement élaborer les questions et les méthodes en fonction de cet
objet inouï (le bien-être) dans les sciences du comportement. Sont-elles
en mesure de répondre aux problèmes que pose le concept même de
bien-être animal ? Un examen rapide du contexte dans lequel, à partir
duquel ou contre lequel l’étude du bien-être animal s’est mise en place
permet de comprendre la nature des obstacles que celle-ci doit surmonter.
Le béhaviorisme s’est focalisé sur l’apprentissage étudié en laboratoire.
En réaction à ce réductionnisme, l’éthologie a laissé place aux compor-
tements naturels et spontanés des animaux. Cette transformation des
conditions d’observation (passage du laboratoire au terrain) entraîne une
transformation de l’objet étudié lui-même, libérant ainsi un espace pour
des questions qui ne pouvaient pas apparaître dans le contexte méthodo-
logique du béhaviorisme. La cognition animale, résolument construite, du
moins dans son objet d’étude, contre le béhaviorisme, se donne pour fin
d’étudier les processus mentaux chez l’animal (mémoire, langage, capa-
cités de catégorisation, résolution de problèmes). L’animal est de retour
au laboratoire et on peut se demander si, avec ce retour, n’intervient pas
aussi le retour de nos questions posées aux animaux ? Isabelle Veissier
note en effet que « les problèmes auxquels sont soumis les animaux sont
inspirés de problèmes humains et ne sont pas forcément pertinents pour
l’animal. Il en va ainsi de la mise en évidence de la capacité de perroquets
à combiner des mots humains, donc à utiliser un langage, sans que cela
nous aide à comprendre comment les perroquets communiquent entre
eux ». Ce sont donc les limites de ces sciences à poser la question du
bien-être animal que l’auteur met en évidence. L’éthologie appliquée,
vieille de quelque quarante ans, s’est tournée vers l’étude du comporte-
ment des animaux vivant sous la dépendance de l’homme. Elle travaille à
améliorer l’élevage des animaux en résolvant les problèmes propres à ces
modes de vie. C’est donc dans le droit fil de ses recherches qu’elle a
intégré le « bien-être animal » pour en faire, nous dit Isabelle Veissier,
un thème aujourd’hui majeur de recherche. Cette importance donnée au
« bien-être animal » s’explique, à notre avis, en grande partie parce qu’il
nomme en termes « éthiques » le souci d’améliorer les conditions d’éle-
vage, tentant ainsi de se rallier tous les camps : protéger les animaux de
certains « abus » tout en optimisant les productions animales.
INTRODUCTION 37

Ce constat conduit à donner place à d’autres manières d’observer


les animaux, grâce à des méthodes respectant l’objet à étudier (c’est lui
qui dicte la méthode) : un comportement constitué par un échange avec
un milieu naturel, regardé pour lui-même, et non réduit à une question
provoquée en laboratoire, dont on peut de même provoquer la réponse.
Les exemples présentés ici sont, d’une part, des troupeaux pâturant des
milieux naturels étudiés par Michel Meuret 19 selon une « technique d’ob-
servation directe et non invasive du comportement d’ingestion », d’autre
part des chiens, dont les « journées » sont suivies par Marion Vicart 20
selon une approche « phénoménographique ». Contrant le « paradigme
de l’alimentation animale », les animaux n’ont pas hésité à se comporter
« anormalement », constate Michel Meuret. Sans entrer dans le détail
des résultats de cette étude que le lecteur découvrira, nous notons l’ac-
cueil plus que réservé qui fut fait aux travaux de l’auteur de la part de
la communauté scientifique. En effet, si cette technique d’observation
recueillit le vif intérêt et la sympathie des éleveurs pratiquant le pâturage
en milieux naturels, il en alla tout autrement avec les scientifiques qui
virent dans l’observation directe une approche « synonyme de grande
subjectivité dans les mesures ». Une telle audace devait être sanctionnée
par « des difficultés à publier [ces] travaux », les comportements décrits
ayant été jugés « impossible[s] » par les pairs. Se pliant à un protocole
de confirmation des résultats par des « mesures en cages à digestibilité »,
les auteurs de ces travaux finirent par voir la curiosité et l’étonnement
prendre le pas sur l’incrédulité et le dénigrement de leur collègues.
Ce qui est en question est donc la capacité d’une discipline à accueillir
un objet qui n’ait pas été au préalable réduit. Tout va pour le mieux
lorsque cet objet a été amputé de tout ce qui n’entre pas dans les dispo-
sitifs destinés à son observation. Cercle vicieux dont il est difficile de
sortir dès lors que l’on s’y est confortablement installé, surtout si tout
est fait pour qu’il perdure (ceux qui s’en sont écartés n’ont pas craint de
faire part de leur difficulté à publier). C’est chemin faisant que Marion
Vicart s’est aperçue qu’aucune discipline ne lui fournissait les outils
lui permettant d’étudier des « journées de chiens ». Il lui fallait trouver
un « équipement méthodologique capable de faire entrer le chien en
sciences sociales sans négliger les spécificités de sa présence ». Or, ni les
sciences naturelles (éthologie cognitive et psychologie), qui « saisissent »

19. Voir Michel Meuret, « Des troupeaux dans la broussaille... », infra, p. 223.
20. Voir Marion Vicart, « Quand l’anthropologue observe et décrit des journées de chiens »,
infra, p. 253.
38 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

les animaux et décrivent leurs comportements au sein de « situations »


créées par l’expérimentateur et reproductibles, ni les sciences humaines
(anthropologie – y compris l’anthropologie de la nature –, sociologie),
qui ne s’intéressent qu’aux rapports que les hommes entretiennent avec
les animaux et à ce que ces derniers suscitent (comme pratiques, repré-
sentations, etc.), ne furent, après un examen attentif, en mesure de lui
venir en aide. Force fut de constater qu’aucune discipline ne s’intéressait
au chien en tant que présence située, « être là, existant ici et maintenant »,
dans son temps et son espace ordinaires. Seule une « phénoménographie
équitable », qui offre la possibilité « d’observer et de décrire l’homme et
le chien en tant qu’ils sont chacun présents en situation, dans leur relation
avec le monde et les autres êtres », lui fournit cette méthode, décrite de
l’intérieur puisque adoptée par l’auteur pour sa recherche.
Cette deuxième partie se prolonge par une étude historique et
épistémologique des raisons gouvernant les choix méthodologiques dans
le champ de l’éthologie ; les travaux de Konrad Lorenz y occupent une
place centrale. « L’éthologie ou étude comparée du comportement » est
fondée, et posée dans cette équivalence, par Lorenz (Lorenz, op. cit. :
11). La singularité de cette discipline n’est pas absolue : elle tient dans
son objet – le « comportement animal ou humain » pour Lorenz – mais
non dans sa méthode, puisqu’il s’agit d’appliquer à cet objet « toutes
les interrogations et les méthodes qu’il paraît naturel d’appliquer dans
toutes les autres branches de la biologie » (ibid.).
On peut faire remonter très haut dans le temps l’étude du compor-
tement animal en y incluant, comme cela est fait dans le Dictionnaire
du comportement animal (David McFarland [1981] 1990), tout intérêt
porté aux animaux depuis les représentations pariétales. Les écrits sur
les animaux (Hérodote, Xénophon), les grandes histoires naturelles et
les premières classifications fondées sur l’observation et la description
(Aristote, Pline l’Ancien, Élien) jalonnent l’Antiquité. Durant le Moyen
Âge et la Renaissance, les œuvres d’Aristote sont traduites en arabe, tandis
que l’Occident retrouve ses sources grecques, notamment aristotéliciennes.
L’âge classique, et en particulier le XVIIIe siècle, est riche en observations
des animaux, classifications, théorisations (Buffon, Réaumur, Georges
Leroy...). Ces travaux prennent place dans le débat philosophique sur le
propre de l’homme et sur l’altérité – altérité de l’autre homme, qui se fait
jour à l’occasion des voyages et des missions en Afrique et en Amérique, et
dont les données se conceptualiseront dans l’ethnologie balbutiante, altérité
des animaux dans leur incroyable diversité. Cet intérêt pour les mœurs ani-
males au siècle des Lumières n’est, bien entendu, pas purement français.
INTRODUCTION 39

Les comparaisons entre les facultés humaines et animales, celles


notamment qui gravitent autour de l’opposition entre l’intelligence et
l’instinct, existent de longue date, mais l’on assiste progressivement à une
autonomisation de ces notions qui trouvent des lieux de développement
ailleurs que dans le débat philosophique. La tentative de compréhension
de phénomènes que l’on place dans la catégorie de l’instinct nourrira
du reste l’éthologie naissante. Ces notions, initialement façonnées pour
décrire une vie animale pauvre en intelligence comme en sentiments (ins-
tinct, réflexe) et valoriser l’humain, n’ont-elles pas envahi et imprégné
le champ des sciences du comportement animal, prédéterminant ainsi
leur objet ? Car il s’agit de comprendre – répétons-le – les raisons qui
menèrent et mènent encore des générations de chercheurs à étudier, non
le comportement comme déploiement d’une manière d’être spécifique,
mais des séquences comportementales provoquées dans des conditions
expérimentales, en vue de réponses somme toute attendues.
Au-delà de facteurs épistémologiques qu’elle éclaire, Marion Thomas 21
examine les enjeux institutionnels et politiques qui orientent la pratique
des sciences du comportement animal au début du XXe siècle. À cette
époque, et de manière particulièrement manifeste aux États-Unis, les
sciences du vivant sont en effet traversées par une tension entre les
approches de terrain et les approches de laboratoire. C’est en faveur
de ces dernières que va pencher la balance. Une place est donc faite
au béhaviorisme de Watson, dont l’héritage ne cesse de se propager,
livrant une méthode qui survit à l’abandon des principes fondateurs
et des principales thèses défendues par cette doctrine. Cette option
épistémologique entraîne en effet l’apparition de nouveaux critères de
scientificité : le contrôle, la répétition et la quantification prennent le pas
sur les données qualitatives récoltées lors de l’observation sur le terrain,
qui se trouve peu à peu disqualifiée. Les différends sont forts. Les prin-
cipaux exemples étudiés par Marion Thomas portent sur les travaux de
Konrad Lorenz et de Niko Tinbergen, les pères fondateurs de l’étho-
logie dite « classique » ou « étude du comportement animal en milieu
naturel », ainsi que sur ceux de James Watson mais surtout sur ceux du
psychologue et primatologue Robert Yerkes. Jenny Litzelmann 22, dont
le propos est centré sur les travaux de Lorenz, montre que l’originalité

21. Voir Marion Thomas, « Entre laboratoire et terrain, les recherches sur le comportement
animal au début du XXe siècle », infra, p. 281.
22. Voir Jenny Litzelmann, « Redéfinition des notions d’instinct, d’inné et d’acquis chez
Konrad Lorenz », infra, p. 305.
40 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

de ce dernier tient à sa redéfinition des notions d’instinct, d’inné et


d’acquis et, du même coup, à sa prise de position épistémologique entre
la psychologie mécaniste et réductionniste des béhavioristes et la psy-
chologie vitaliste et finaliste ; la première rassemble les partisans de
l’acquis (ne s’intéressant qu’au conditionnement), la seconde ceux de
l’innéité des instincts (plaçant leur origine dans une force inexplicable).
Aussi Lorenz se fait-il critique des raisons de la prédominance de l’ato-
misme et du monisme explicatif dans l’étude du comportement animal.
Le reproche qu’il adresse à tous ces « partisans » est d’avoir fait porter
l’étude du comportement sur un seul de ses aspects, sans prendre la
précaution d’en faire une méthodologie provisoire, et d’avoir peu à peu
glissé vers l’affirmation ontologique. Il décèle dans cette attitude des
raisons scientifiquement peu honorables, que nous avons déjà croisées :
« Lorenz pense à juste titre, écrit Jenny Litzelmann, qu’il est facile de
prouver ce que l’on veut quand on élabore un dispositif expérimental
de telle sorte que l’animal ne puisse pas donner de réponse autre que
celle attendue » ; et de citer Lorenz lui-même : « Lorsque les béhavio-
ristes enferment le sujet expérimental dans une caisse noire dont ils ne
peuvent tirer aucune autre information que celle concernant la manière
dont l’animal appuie sur un bouton et le nombre de fois où il le fait, je
ne peux m’empêcher de les soupçonner de ne pas vouloir voir tout ce
qu’un animal fait d’autre parce qu’ils ont peur d’être ébranlés dans la
certitude de leur monisme explicatif » (Lorenz, op. cit. : 99-100).

La troisième partie : « Limites et impasses des discours positifs » ras-


semble des contributions qui font apparaître, de l’intérieur, l’impuissance
des sciences à penser le comportement en tant qu’expérience subjective.
C’est en ce sens que les discours majeurs sur le comportement (l’étho-
logie, la médecine vétérinaire, l’approche cognitive), mais aussi le droit
positif, reflet d’une « vision du monde » partagée, sont examinés. C’est
à un déni de la réalité animale, au profit de constructions conceptuelles
diversement étayées, qu’aboutissent ces disciplines. L’étrange animal
qu’elles dessinent, composé de pièces qui ne s’accordent point entre
elles – animal bancal, non viable, mais conceptuellement opératoire –,
pourrait bien avoir pour unique fonction de répondre par avance à cer-
taines questions. Le choix du regard pour lequel on opte (totalité non
fractionnable ou séquences comportementales) constitue le fil rouge des
contributions rassemblées dans ce volume ; et il nous conduit jusqu’à
la question morale et politique. En effet, les études commanditées par
diverses institutions (instituts de recherche, instances européennes,
INTRODUCTION 41

filières professionnelles de productions animales) pèsent lourd dans les


décisions du législateur qui doit édicter les normes de détention et d’uti-
lisation des animaux.
La voie du « réductionnisme forcené », pour reprendre l’expression
de Robert Dantzer, a triomphé ; et de ce triomphe, bien des éléments
témoignent. Ne devons-nous pas nous interroger sur les raisons de
cet état de fait s’il permet d’abord aux études de laboratoire portant
sur des séquences comportementales de se perpétuer, produisant ainsi
une éthologie particulièrement indigente ? Ne devons-nous pas nous
demander quel type de bénéfices peut être tiré d’une telle production
de connaissances ? Le choix des espèces à propos desquelles ce type
d’observation est réalisé est évidemment de nature à éclairer la question
de ces bénéfices. Il en va des conditions de vie de millions de mammi-
fères et d’oiseaux destinés à la consommation. Or, c’est à la biologie
du comportement, et à l’équation « bien-être = adaptation = absence
d’hormone de stress », qu’est laissée la détermination des « besoins
éthologiques » d’animaux observés dans les conditions de contention
et de claustration qui sont les leurs en élevage industriel. Les indica-
teurs physiologiques ont certes été privilégiés en raison des possibilités
de quantification qu’ils offrent, mais est-ce la seule raison (Burgat et
Dantzer 2001) ? Car force est de constater qu’ici non seulement les ani-
maux sont observés dans des conditions où tout comportement (parfois
même des mouvements aussi élémentaires que le fait de se retourner)
est empêché, mais encore que le verdict de la présence ou de l’absence
de telle ou telle substance dans le sang tombe comme un couperet pour
décider de leur « bien-être ». Les implications pratiques d’études qui
concluent à des « besoins éthologiques » quasi nuls doivent donner
à réfléchir en retour sur les méthodes d’observation choisies, car ces
espèces (destinées à la consommation – est-ce le fait du hasard ?) sont
alors déclarées « adaptées » aux systèmes d’élevage industriels.
Il semble à cet égard opportun de revenir sur deux publications dans
lesquelles des recherches menées à l’INRA sur « le bien-être » des ani-
maux de rente (poules pondeuses en batterie, d’une part, « palmipèdes
gras » – oies et canards gavés en vue de la production de foie gras –,
d’autre part) ont été prises à parti. Mon propos n’est pas de raviver
une « polémique », et c’est du reste de bien autre chose qu’il s’agit. Ce
ne sont en effet pas des « convictions personnelles » qui s’affrontent :
sont mises en question des conclusions auxquelles parviennent des
recherches inscrites dans la perspective d’une conception réduction-
niste du comportement et conçues selon des méthodes d’observation
42 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

qui le segmentent pour en étudier un aspect. Armand Farrachi, dans un


livre intitulé Les Poules préfèrent les cages (Farrachi 2000), résume
par ces mots la conclusion des travaux d’un chercheur de l’INRA ; il
expose le raisonnement ayant conduit ce dernier à énoncer une telle
« préférence » et montre, plus largement, en quoi il s’agit, de manière
certes plus subreptice, d’une logique économique à l’œuvre dans l’amé-
nagement des conditions de vie des êtres humains. La stigmatisation
de publications qualifiées de « véritable bréviaire du bien-être indus-
triel » (ibid. : 41) provient d’une critique, essentiellement politique, des
méthodes d’observation, des arguments et du vocabulaire employés.
Armand Farrachi relève par exemple que « l’éthique » y est définie
comme ce qui est « admissible [pour l’animal] en termes de coût de
son adaptation, c’est-à-dire le niveau de bien-être qui doit être assuré,
représentant ainsi un choix de société 23 » (ibid.). On ne saurait mieux
se délester du problème : l’animal fixe le prix qu’il accepte de payer
pour vivre en cage et la société tranche ! Il y a ici un grand absent, et
ce grand absent est en même temps le grand opérateur : le chercheur
lui-même, dont la disparition est rendue possible grâce à un réalisme
poussé à l’extrême, selon lequel le scientifique ne ferait que révéler la
vérité contenue dans l’objet.
Dans la seconde publication, L’INRA au secours du foie gras par
Antoine Comiti avec la collaboration d’Estiva Reus (Comiti et Reus
2006), les auteurs ont là encore choisi de mettre en exergue la conclu-
sion de travaux selon lesquels « aucun élément scientifique ne permet
de dire que cette opération [le gavage] est une source de mal-être ».
Nous n’allons bien entendu pas exposer le contenu de cette enquête
qui a donné lieu à des débats à l’intérieur de l’INRA mais surtout à
un débat public, mais voulons insister sur les conséquences morales
et politiques de choix méthodologiques qui ne peuvent éternellement
se cacher derrière « l’objectivité scientifique ». Cet ouvrage, où sont
« disséquées » les études menées à l’INRA sur le gavage, analyse les
arguments avancés par une recherche largement financée par la filière
du foie gras. Ces arguments semblent avoir été construits pour contrer,
pied à pied, ceux qui, à l’inverse, font douter de l’idée que les ani-
maux apprécient le gavage (« le gavage exploite une faculté naturelle »,
« les oiseaux sont naturellement gloutons », « les oiseaux sont contents

23. Citation extraite de Comportement et bien-être animal, M. Picard, R. H. Porter et J.-P. Signoret,
Versailles, INRA éditions, 1994, page d’introduction (n. p.) signée par Jean-Pierre
Signoret.
INTRODUCTION 43

de se faire gaver », « la filière agit pour le bien-être des animaux », etc.).


C’est à ruiner ce positivisme naïf (est-ce le terme qui convient ?) dans
ses fondements épistémologiques que nous nous sommes tous attachés
ici. Kurt Goldstein, dans des lignes qui méritent d’être citées tant elles
décrivent, dans le souci strictement épistémologique qui est le sien, la
démarche permettant d’aboutir aux conclusions, entre mille, mention-
nées ci-dessus, écrit : « On expose l’organisme à des excitations isolées
en s’ingéniant aussi par ailleurs pour agencer les conditions expérimen-
tales de telle façon que le phénomène qui correspond à une excitation
donnée puisse se dérouler dans un isolement aussi parfait que possible.
Ce principe ne peut être appliqué dans des conditions idéales que si
l’on détache de l’organisme total cette partie que l’on veut examiner »
(Goldstein, op. cit. : 57-58).
Contre cela, comment restituer l’expérience et la subjectivité des
animaux ?
François Calatayud 24, pour être directement confronté à la difficulté
de faire admettre la prise en compte de la subjectivité animale dans le
cadre de ses recherches sur le comportement du chevreuil en milieu
forestier, est bien placé pour présenter un état des lieux de cette notion
au sein de sa discipline. Il tente de comprendre, de l’intérieur, les raisons
d’un tel rejet. Pour le dire rapidement, la subjectivité est à entendre ici
comme la manière dont l’animal voit les choses, dont elles font sens
pour lui. Élément encombrant dont il faut se débarrasser, sans qu’il soit
nécessaire pour cela d’en remettre en cause l’existence (il est inutile de
croire à la thèse centrale du béhaviorisme pour continuer d’embrasser
ses méthodes). À cette encombrante subjectivité de l’animal s’ajoute
celle, non moins encombrante, de l’observateur... À quand le « jour
béni », ironise François Calatayud, où l’on pourra se passer de ce dernier,
grâce à des dispositifs entièrement automatisés ? Faut-il que l’expli-
cation causale soit demeurée reine pour qu’un tel souhait fût forgé !
Ce n’est que dans le cadre d’approches périphériques, dans un contexte
où dominent, d’une part, l’écologie comportementale qui a fait sienne
les concepts fondamentaux de l’éthologie objectiviste, d’autre part,
l’héritage du béhaviorisme très présent dans les approches de psycho-
logie expérimentale, que la subjectivité comme « création d’un monde
de sens propre à l’individu » peut trouver droit de cité (notamment dans
les travaux de Francesco Varela) et contrer le concept d’individu-moyen.

24. Voir François Calatayud, « Du comportement “fait de nature” au discours de l’éthologiste.


Réflexions sur la place de la subjectivité en éthologie », infra, p. 323.
44 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

L’appel lancé par l’auteur consiste à réintégrer deux subjectivités dans la


pratique de l’éthologiste. « L’éthologie, écrit François Calatayud, n’est
pas l’étude d’un comportement indépendant de l’observateur, mais un
discours sur l’être de l’animal au travers de la relation que le chercheur
peut avoir avec ce dernier. » Or, il apparaît que c’est un animal d’ores et
déjà mécanisé, ainsi construit par le chercheur, qui est soumis à l’obser-
vation au sein d’un dispositif à l’intérieur duquel l’animal est privé de
toute latitude pour exprimer des comportements spontanés. Pourquoi en
est-il ainsi ? « La grande question va être de se demander pourquoi, dans
quelle mesure et à quel prix l’on souhaite un discours universel, tout en
sachant que l’animal ne pourra se montrer comme une existence qu’à
partir du moment où l’observateur lui donnera l’occasion de se dévoiler
comme tel. » On ne saurait mieux dire. François Calatayud est dépourvu
de toute naïveté pour répondre à cette question, certes épistémologique,
mais aussi morale et politique : en faisant payer à l’animal le prix du déni
de son individualité, le chercheur, l’institution, le groupe social... (bref,
nous tous) se font l’immense cadeau de ne pas se préoccuper du sort de
ces êtres si pauvres en comportement, finalement tout juste bons à être
consommés. Mais puisque notre temps est à « l’éthique » il importe de
faire apparaître sinon la chose du moins le mot ; « l’éthique » est désor-
mais « une sorte d’étape rituelle, nécessaire pour la forme, mais vide
de sens puisque de toute façon l’animal est d’ores et déjà mécanisé ».
En faisant intervenir l’éthique toujours trop tard, on se prémunit de
l’inquiétude qu’elle pourrait engendrer.
Ce sont moins les limites épistémologiques que la prétention des éléments
fournis par la médecine vétérinaire 25, dont Philippe Devienne 26 est un prati-
cien, à se prononcer sur la douleur qui est ici soumise à une analyse et une
clarification particulièrement originales. En effet, c’est à l’aune des maté-
riaux apportés par la philosophie du langage ordinaire, telle que proposée
par Ludwig Wittgenstein, puis John Austin, Stanley Cavell, Peter M. S.
Hacker, que de nouvelles pistes sont ouvertes. Cette clarification a deux
motivations : celle de détecter les caractéristiques de notre pensée, d’une
part, celle de découvrir et de dénoncer les erreurs profondes qui affec-
tent nos façons d’envisager les concepts que nous rapportons à l’animal :
conscience, comportement, douleur, sensations, etc., d’autre part.

25. C’est-à-dire un ensemble de signes cliniques, des données physiologiques, des outils
d’évaluation, etc.
26. Voir Philippe Devienne, « Le comportement douloureux de l’animal : entre symptômes
et critères », infra, p. 343.
INTRODUCTION 45

Comment sait-on réellement qu’un animal souffre ? La mise au jour


de mécanismes physiologiques identiques de part et d’autre constitue-
t-elle le critère de la réalité de la douleur ? N’ouvre-t-on pas ainsi la
porte aux arguments sceptiques ? Ou encore au retour du dualisme de
l’intérieur et de l’extérieur, qui permet, dans le sillage du cartésianisme,
de voir dans le signe extérieur un signifiant sans signifié ? Pourtant, notre
attitude, nos réactions à l’égard d’un individu (animal ou homme) en état
de douleur, révèlent quelque chose qui ne procède pas de l’hypothèse.
Lorsque je dis qu’il souffre, ce dire ne résulte pas de connaissances
empiriques mais d’une grammaire, d’un usage correct des mots qui
provient d’un langage que nous héritons de notre communauté linguis-
tique, au sein de laquelle nous avons appris à parler correctement et
au sein de laquelle nous nous engageons dans ce que nous disons. Si
la philosophie du langage ordinaire ne doit être confondue ni avec les
croyances communes ni avec le bon sens, elle ne vise pas non plus à
substituer à la connaissance scientifique la connaissance ordinaire. Elle
a pour objet le « caractère public et partagé de nos mots » ceux que nous
utilisons dans notre vie ordinaire. Dans un tel contexte philosophique, la
science comme la métaphysique n’ont d’autre dignité que celle de vues
particulières sur le monde. C’est à l’intérieur de la sphère du langage
que se jouent « la possibilité ou l’impossibilité de ce qui est dit par un
locuteur » : jamais nous ne dirons d’une chaise, ou même d’une carotte
qu’elles reprennent conscience.
Ne suffit-il pas que le mot manque dans la langue pour rendre la
chose inexistante ? « Tom Regan pense qu’un trou lexical rend invi-
sible, du point de vue moral, un certain ensemble d’individus conscients,
doués de croyances, de désirs, de préférences, et d’une vie susceptible
de tourner bien ou mal selon leurs expériences ». Ainsi Enrique Utria 27
introduit-il son étude du concept forgé par Tom Regan de « sujet-d’une-
vie (subject-of-a-life) ». Les êtres que l’on peut dire « sujets-d’une-vie »
ne sont pas simplement dans le monde, dit Tom Regan, à la manière
de la matière animée végétale, mais sont conscients de ce qui transpire
à l’intérieur de ce monde et habités par des désirs et des croyances. Ils
sont des centres faisant l’expérience de leur vie. Ces notions (croyances,
désirs, préférences) se trouvent donc occuper une place centrale dans les
délibérations concernant la question de savoir lesquels d’entre les ani-
maux pourront à bon droit être déclarés des sujets d’une vie : les sujets
de leur vie. Enrique Utria présente et discute les principales analyses

27. Voir Enrique Utria, « Être sujet-d’une-vie : croyances, préférences, droits », infra, p. 363.
46 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

philosophiques de ces notions : celles de Raymond Gillespie Frey et de


Stephen Stich, notamment, pour faire apparaître les impasses auxquelles
conduit une compréhension de la croyance en termes d’attitude phras-
tique (chaque fois que l’on croit quelque chose, cela signifie qu’une
phrase donnée est vraie). Il a fallu à Tom Regan faire justice de ces
thèses pour réhabiliter une analyse plus orthodoxe des croyances, sans
lesquelles le rapport au monde et au soi comme centre (je suis sujet de
ma vie, cette vie est ma vie, en vertu d’une centralité vécue préréflexive)
est impossible à élaborer. Le comportement non verbal permet une ana-
lyse de la croyance ; et, du reste, comment un comportement dépourvu
de croyances et de préférences pourrait-il exister ? Pour se comporter,
et l’on se comporte nécessairement à l’égard de quelque chose ou de
quelqu’un, il faut forcément avoir des croyances les concernant, sauf
à retomber dans une version béhavioriste stricte du comportement. La
tonalité de la vie animale dépend de la satisfaction harmonieuse des
préférences. Cette affirmation peut sembler triviale. Pourtant, Enrique
Utria va montrer en quoi le décentrement du calcul utilitariste des
plaisirs et des peines vers le sujet qui en fait l’expérience change consi-
dérablement la donne quant à la question de savoir qui possède des
droits moraux. En effet, après avoir pointé les limites, pour ne pas dire
l’échec, des éthiques normatives (contractualisme, théorie kantienne des
devoirs indirects) à fonder le respect des patients moraux en général
(humains ou animaux), l’auteur se penche plus particulièrement sur l’uti-
litarisme, dans la mesure où cette théorie morale se targue de prendre
en compte les intérêts des animaux. Mais le bât blesse lorsque ce qui
compte est une somme de plaisirs dans le monde plus que les centres
qui font l’expérience de ces plaisirs et de ces peines, c’est-à-dire les
individus eux-mêmes. L’utilitarisme se montre prisonnier d’un calcul
global des plaisirs et des peines indépendamment des sujets qui n’en
sont finalement à ses yeux que les réceptacles abstraits, les porteurs
presque interchangeables. Seule la « valeur inhérente » de chaque sujet-
d’une-vie permet à Tom Regan de sortir de cette logique pour envisager
l’individu indépendamment de ses mérites ou de son utilité, au profit de
l’expérimentant qu’est le vivant, pour le dire en d’autres termes. « C’est
le sujet-d’une-vie, et non la vie seulement ou la capacité à ressentir, qui
possède une valeur inhérente », résume Enrique Utria. Le concept de
sujet-d’une-vie se montre, à l’examen, résistant à bien des objections.
Reste alors la notion de droits des animaux, dont Enrique Utria présente
une analyse fine, faisant ainsi le pont entre les critères ontologiques du
sujet-d’une-vie et les fondements des droits moraux.
INTRODUCTION 47

Au-delà de l’espace des controverses sur la subjectivité et l’expé-


rience animales s’ouvre celui du déni de la réalité animale. C’est à un
animal que nous disions bancal, fait de bric et de broc, que le législateur
a donné le jour : lorsque le droit positif prend en compte le comportement
de l’animal, il le fait « de manière ponctuelle, fractionnée, parfois même
incohérente sinon hypocrite », note Jean-Pierre Marguénaud 28. La raison
en tient au statut incertain de l’animal en général dans le droit positif,
puisqu’il y est tantôt un bien (une chose dont on peut disposer libre-
ment), tantôt un être sensible (qualité dont la reconnaissance entraîne un
certain nombre de limites dans l’exercice du droit de propriété). Selon
que l’animal se trouve rangé dans l’une ou l’autre de ces cases (ordre qui
n’est jamais dicté par la nature intrinsèque de l’animal, mais par la place
qu’il occupe dans sa relation avec l’homme, c’est-à-dire dans un système
économique 29), son comportement est différemment éclairé par le droit.
Jean-Pierre Marguénaud ne se demande donc pas ici comment le droit
pourrait ou devrait prendre en compte le comportement des animaux,
mais comment il est actuellement dessiné. Le bien « meuble par nature »
est celui qui peut se « transporter d’un lieu à un autre » par lui-même ou
par l’effet d’une force étrangère. C’est ainsi qu’un animal se comportant
– un bien capable de s’automouvoir – entre dans le Code civil...
Pourtant, le droit positif ne distinguera guère l’animal des autres biens
en fonction de son comportement, car « pour mieux permettre l’exploita-
tion économique des animaux, les efforts du droit positif ont tendu à les
assimiler aux choses inanimées et à faire oublier que, à leur différence, ils
peuvent adopter un comportement propre ». Aussi l’étude de Jean-Pierre
Marguénaud se distribue-t-elle entre la négation du comportement de
l’animal approprié, d’une part, l’attention particulière au comportement
de l’animal dangereux, d’autre part. Ce jugement sévère ne doit pas faire
oublier que les animaux qui se comportent bien sont récompensés : tel
chien policier est destinataire d’éloges publics, tel taureau gracié « en
raison de son excellente présentation et de son excellent comportement
dans toutes les phases du combat, notamment en prenant les piques avec

28. Voir Jean-Pierre Marguénaud, « Le comportement des animaux à la lumière du droit


positif », infra, p. 383.
29. On en veut pour preuve le fait que les animaux sauvages sont exclus des mesures de
protection individuelle : ce n’est qu’en tant que représentant d’une espèce protégée qu’ils
peuvent bénéficier, par ricochet, de mesures de protection. L’interdiction de certains types
de pièges par le droit communautaire ne peut, en toute honnêteté, être mentionnée que
comme une « réduction de [leur] mal-être », non une mesure visant à protéger le bien-être
d’animaux capturés pour leur fourrure.
48 PENSER LE COMPORTEMENT ANIMAL

style et bravoure » (appréciation qui n’émane point de notre auteur, mais


d’un règlement taurin). Sont ensuite examinées la prise en compte du
comportement des animaux au titre du bien-être animal, essentiellement
en droit communautaire, puis la prise en considération du comportement
des animaux au sein d’une sphère d’affection (il s’agit des animaux
destinés à « tenir compagnie »). Concernant les animaux de rente, l’ar-
ticle L. 214-1 (du Code rural) proclame : « Tout animal étant un être
sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compati-
bles avec les impératifs biologiques de son espèce. » L’articulation entre
la reconnaissance de la sensibilité et la prise en compte d’un compor-
tement d’ensemble est bel et bien affirmée. Cependant, les règlements
qui en sont issus ne visent à rien d’autre qu’à limiter les « souffrances
inutiles », expression bien établie dans les textes et désignant les cas de
souffrances dites légitimes, laissant pendante la délimitation de cette
utilité, ainsi que cette légitimité, cercle dont la circonférence peut être
indéfiniment élargie 30... Aussi l’association du terme « bien-être », dont
ces règlements se targuent, à ceux d’abattage et d’expérimentation frise-
t-elle « l’imposture intellectuelle », comme Jean-Pierre Marguénaud a
raison de le souligner.
Sont-ce « ceux que les animaux ne regardent pas » qui sont ici visés ?
C’est sous ce titre, inspiré de L’animal que donc je suis 31 de Jacques
Derrida (2006), qu’Élisabeth de Fontenay 32 nous livre une méditation
personnelle sur les « orphelins de l’éthologie » que sont les animaux
de rente.

30. La notion de « souffrance inutile » appelle, bien entendu, une réflexion philosophique
sur les finalités des souffrances infligées aux animaux et, plus fondamentalement, sur
les raisons de la légitimité dont elles semblent a priori revêtues dès lors que le critère de
l’utile peut être invoqué. La signification de la souffrance utile doit aussi être envisagée
au sein de la logique des textes juridiques eux-mêmes et de la jurisprudence concernant
l’interprétation des mauvais traitements et des actes de cruauté. On pourrait dire que cette
notion constitue le pivot autour duquel les actes générateurs de souffrance se distribuent
en licites et illicites, sans que jamais le fondement de l’utilité ait été lui-même circonscrit.
Utiles seraient donc les souffrances infligées pour tous les actes licites : piéger pour la
fourrure, chasser pour le loisir, etc. On en vient à se demander si le critère de l’utile n’est
pas convoqué a posteriori pour qualifier et justifier du même coup des actes et pratiques
entérinés par l’habitude, le folklore, etc. Voir notamment : Alain Couret, « Animaux »,
Recueil Dalloz Sirey, 1981, 25e cahier – jurisprudence : 361-365, et René Laur, « Sévices
graves ou actes de cruauté envers les animaux », Éditions Techniques, Juris Classeurs :
1995 : § 35 à 39.
31. Paris, Galilée, 2006.
32. Voir « Ceux que les animaux ne regardent pas », infra, p. 399.
INTRODUCTION 49

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PREMIÈRE PARTIE

Vie et comportement
Approches évolutionnistes
1
Qu’est-ce que
le comportement* ?

André Pichot

Pourquoi les êtres vivants, et spécialement les animaux, ont-ils un compor-


tement, tandis que les objets inanimés, fussent-ils dotés d’un moteur, n’en
ont pas, ou alors de manière métaphorique ? Pour le comprendre, on défi-
nira le comportement comme l’ensemble organisé des rapports de l’être
vivant et de son environnement (au sens large, on prendra en compte tous
ces rapports, de quelque nature qu’ils soient ; dans un sens plus restreint,
on ne considérera que les rapports sensori-moteurs).
Ces rapports n’ont rien d’immédiatement compréhensibles. Ils posent
même une des questions les plus délicates de la biologie. En effet, l’être
vivant est distinct de son environnement mais, en même temps, il lui est
complètement relié. En outre, ce n’est pas l’observateur qui décide de
ce qui appartient à l’être vivant et de ce qui ne lui appartient pas, mais
c’est cet être lui-même. Le problème est donc celui de la définition
d’un système naturel ouvert, où ce n’est pas l’observateur qui trace
une limite arbitraire dans un flux de matière et d’énergie et qui décide
que ce qui se trouve à l’intérieur de cette limite est le système ouvert

* Cet article a été initialement publié dans la Revue européenne des sciences sociales, 1999,
tome XXXVII, n° 115 : 117-126.
56 VIE ET COMPORTEMENT

(et ce qui se trouve à l’extérieur, l’environnement). Il s’agit de com-


prendre comment l’être vivant peut, indépendamment de l’observateur,
être à la fois distinct de son milieu et à lui relié.
Les objets inanimés, eux, ne sont physiquement distincts de leur
environnement que par la volonté de l’observateur qui choisit tel ou
tel critère de distinction. En général, cet observateur se fonde sur une
différence de phase : un solide immergé dans un liquide ou un gaz sera
considéré comme un objet distinct, bien qu’il soit en parfaite continuité
physique avec son environnement. La différence de phase est bien une
discontinuité physique dans la mesure où elle correspond à une rup-
ture objective dans un caractère physique (la phase solide, liquide ou
gazeuse). Mais cette discontinuité physique n’en est pas vraiment une
dans la mesure où elle est régie par les lois de la physique et qu’elle reste
donc à l’intérieur du cadre physique défini par celles-ci. Du point de vue
de ces lois, il y a donc une parfaite continuité entre l’objet inanimé et son
environnement, quelque objective que soit la discontinuité qu’introduit
entre eux la différence de phase. Nous reviendrons sur cette nuance.

La définition-délimitation de l’être vivant comprend deux moments, une


séparation et une relation :
– L’être est séparé de son environnement. Il en est distinct par lui-
même, et non par la volonté d’un observateur qui déciderait selon tel
ou tel critère physique de son choix ce qui appartient à l’être vivant et
ce qui ne lui appartient pas.
– L’être est relié à son environnement ; sa séparation d’avec lui n’est
pas un isolement. Ils entretiennent de nombreux échanges de diverses
natures ; lesquels sont, au moins lorsqu’on les considère isolément les
uns des autres, explicables (sinon toujours expliqués) selon les principes
physico-chimiques.
Il s’agit de concilier la séparation et les échanges qui, eux, assurent
une continuité physique entre les termes séparés.
Pour cela, il faut comprendre la séparation comme une disjonction
d’évolution. La biologie explique cette disjonction par le fait que, si
l’environnement évolue par le libre jeu des lois physico-chimiques,
l’être vivant, lui, « canalise » ce jeu dans des voies particulières grâce à
un programme génétique (développement individuel) et un mécanisme
« mutations-sélection » (évolution des espèces).
Dans le développement individuel, le programme génétique contrôle
le jeu des lois physico-chimiques par la production d’enzymes spéci-
fiques. Ces derniers catalysent certaines réactions aux dépens des autres
QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 57

réactions possibles à partir des mêmes substrats. Ces réactions catalysées


(et leurs produits) acquièrent ainsi une importance qu’elles n’auraient
jamais eue sans cela.
Dans l’évolution des espèces, certains micro-événements (mutations)
sont sélectionnés et leurs effets sont amplifiés au sein de la population,
en fonction d’un critère qu’on peut résumer par « meilleure aptitude à
vivre ». Ces micro-événements acquièrent ainsi une importance qu’ils
n’auraient jamais eue de par leur seule valeur physico-chimique.
Dans les deux cas, développement individuel et évolution des espèces
(dont l’un prolonge l’autre grâce à une engrammation dans le génome),
un possible est choisi et amplifié aux dépens des autres. Telle ou telle
voie d’évolution (individuelle ou spécifique) est ainsi favorisée, alors
que l’environnement, lui, se transforme en se « répartissant » dans les
différentes voies possibles selon les proportions régies par les lois des
équilibres physico-chimiques, indépendamment de toute sélection-
amplification. D’où une disjonction d’évolution entre les deux termes,
être vivant et environnement.
On peut évidemment critiquer l’explication néo-darwinienne, son pro-
gramme génétique et son principe « mutations-sélection », mais il n’en
reste pas moins vrai que, dans le cas des êtres vivants, le devenir se fait
dans une voie parmi les possibles, alors que l’environnement, lui, réalise
tous les possibles physico-chimiques. Peu importe donc le mécanisme du
« choix » d’un de ces possibles par l’être vivant, ici nous ne nous intéres-
serons qu’à ses conséquences en laissant cette question en suspens.
Voyons déjà le cas du développement individuel. Sa disjonction d’avec
l’environnement n’est pas une simple indépendance. Elle ne résulte pas
d’une séparation radicale et hermétique, et elle ne se traduit pas non plus
par une telle séparation. Elle n’est même thermodynamiquement possible
que parce que l’être vivant est un système ouvert et qu’il entretient avec
son environnement certaines relations. Réciproquement, ces relations
n’équivalent pas à une continuité : aussi ouverts soient-ils l’un sur l’autre,
il reste entre l’être et son environnement la distinction qui tient à ce qu’ils
évoluent de manière disjointe (malgré et grâce à leurs relations).
Il faut prendre garde à ne pas inverser la proposition : c’est parce
qu’il y a disjonction d’évolution qu’il y a une distinction de l’être et du
milieu ; ce n’est pas parce qu’ils sont donnés tout constitués et préala-
blement séparés (par quoi, puisque l’être est ouvert ?) qu’ils évoluent de
manière disjointe. C’est-à-dire que, quelle que soit l’importance de la
frontière matérielle (membrane ou peau) délimitant l’être vivant, ce n’est
pas elle qui est en premier lieu responsable de la disjonction d’évolution.
58 VIE ET COMPORTEMENT

D’ailleurs on sait très bien qu’une lésion de cette membrane (ou de cette
peau) ne remet pas en cause l’évolution disjointe : la « blessure-ouver-
ture » est assez rapidement « cicatrisée-refermée », de manière tout à
fait spontanée, par le mouvement même de l’évolution individuelle qui
se poursuit (du moins si la lésion n’est pas trop étendue). La membrane
(ou la peau) matérialise le « lieu » d’une discontinuité, la discontinuité
entre deux termes évoluant de manière disjointe. Cette frontière maté-
rielle peut évidemment, en retour, faciliter la disjonction d’évolution.
Il y a ainsi une sorte de va-et-vient entre la délimitation matérielle et la
disjonction d’évolution, mais c’est la disjonction d’évolution qui est pre-
mière en ce que, du fait de la perméabilité de la frontière (et des échanges
inhérents), seule la discontinuité d’évolution différencie physiquement
l’être et son environnement indépendamment de l’observateur.
Il s’ensuit que l’être vivant est nécessairement défini dans le temps,
et non de manière atemporelle comme une entité qui serait simplement
délimitée par une membrane imperméable : il n’est distinct de son milieu
que dans le mouvement de son évolution et non pas de manière « ins-
tantanée » ou « atemporelle ».
Un exemple le fera mieux comprendre. Supposons une place publique
vue d’avion ; sur cette place de nombreuses personnes marchent en tous
sens ; si certaines d’entre elles se déplacent ensemble, elles vont se dis-
tinguer des autres comme constituant une entité, un groupe. On imagine
facilement que certaines personnes peuvent se joindre à ce groupe et cer-
taines le quitter, sans qu’il soit remis en question en tant que groupe. Il
n’est pas nécessaire que ces personnes regroupées soient toujours dans le
même rapport (la même position relative, comme des soldats qui marchent
au pas), mais leurs mouvements les uns par rapport aux autres doivent
être limités, sinon elles sortent du groupe. Il n’est pas nécessaire non plus
qu’elles soient reliées entre elles (en se donnant la main, en entourant
leur groupe par une corde qui le délimite, etc.). Enfin, le fait qu’elles se
meuvent (et la manière dont elles le font) peut donner à leur groupe une
certaine structure et une certaine forme ; cette structure peut se modifier au
cours du temps sans que cela altère le caractère de groupe (il y a un rema-
niement interne au groupe, mais celui-ci reste un groupe). Ce qu’il faut
bien saisir ici, c’est que le regroupement de ces personnes est inhérent non
pas à une fermeture, mais à leur mouvement commun qui les distingue des
autres personnes qui ont des déplacements non coordonnés.
Le fait que les personnes ainsi regroupées peuvent constituer une
structure particulière ne suffit pas à définir leur groupe comme une entité
distincte. On pourrait certes évaluer la probabilité thermodynamique de
QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 59

cette structure, et ainsi la distinguer du « désordre » des mouvements


non coordonnés des autres occupants de la place ; mais un renseignement
de cette nature n’a pas grand intérêt pour nous. Ainsi, si l’observateur
fait des photographies aériennes de cette place, il ne pourra pas distin-
guer une structure « morte » et une structure « vivante » (quelle que
soit sa probabilité thermodynamique). Seule la dimension temporelle
l’indique : les éléments constituant une structure « vivante » poursuivent
leur mouvement commun, tandis que ceux constituant une structure
« morte » vont se disperser en reprenant leurs mouvements individuels
non coordonnés (ainsi un cadavre qui se décompose).
On comparera un tel groupe, défini par son mouvement, à l’être vivant
défini comme entité par son évolution disjointe ; il faut alors remplacer le
déplacement dans l’espace par une transformation physico-chimique. Se
pose évidemment la question du « mécanisme » qui assure cette commu-
nauté d’évolution des éléments constitutifs de la structure vivante, et
d’abord de la nature même de cette communauté d’évolution (en quoi
consiste-t-elle ?). Est-ce le fait de programmes coordonnés, celui de
contraintes physiques, ou de tout autre chose qui totalise des éléments
en un même être distinct ? Il est difficile de répondre, et en tout cas cela
dépasse largement le cadre de cet article.
On notera seulement ici le caractère temporel et dynamique de la
définition de l’être vivant, et le fait que son identité au cours du temps
n’est pas liée à une quelconque permanence de matière ou de struc-
ture. On conserve la conception classique qui définit la vie comme la
permanence de l’être vivant dans son être, mais, au lieu d’assimiler
cette permanence au maintien de certaines constantes de composition
ou de structure (comme dans le paradigme de la physiologie de Claude
Bernard), on la comprend comme le maintien d’une évolution disjointe
(mourir, pour l’être, c’est rejoindre son environnement et évoluer avec
lui, donc s’en indifférencier).
Après cette disjonction de l’évolution individuelle de l’être vivant,
voyons maintenant ce qu’il en est de la disjonction de l’évolution des
espèces (quel que soit son mécanisme).
Sa conséquence la plus remarquable est que l’être vivant, lorsqu’on
le considère globalement, n’est pas directement reliable à son environ-
nement selon les lois physico-chimiques ; et cela bien que chacune de
leurs relations soit parfaitement explicable (sinon expliquée) selon ces
lois, lorsqu’on la considère isolément des autres relations.
Cette absence de relation globale directement selon les lois physico-
chimiques se comprend en ce que l’être et son environnement actuel sont
60 VIE ET COMPORTEMENT

les produits de deux évolutions séparées et qu’il y a donc nécessairement


entre eux un certain déphasage. Il y avait bien une continuité physico-
chimique entre la première entité vivante et l’environnement prébiotique
où elle est apparue spontanément, mais deux histoires disjointes se sont
mises en place à partir de cette continuité (bien que les termes en évo-
lution ne fussent pas radicalement isolés l’un de l’autre). À l’intérieur
de chacune de ces histoires, les lois physico-chimiques furent respectées
mais de manière asynchrone (avec des temps propres différents), si bien
que se créa entre les termes en évolution (vivant et environnement) un
certain « déphasage » croissant avec le temps, et qu’aujourd’hui les
êtres vivants (considérés en tant qu’entités) ne sont plus reliables à leur
environnement directement selon les lois physico-chimiques.
Ce déphasage se traduit par un caractère physico-chimiquement
« incongru » de la structure de l’être vivant dans son environnement (une
telle structure ne peut pas apparaître dans cet environnement par une
génération spontanée selon le seul libre jeu des lois physiques). Cette
incongruité est d’autant plus marquée que l’être vivant est plus évolué
(un micro-organisme est moins incongru dans son milieu qu’un éléphant
dans le sien ; il y paraît moins physiquement improbable ; c’est pourquoi
on a cru longtemps à la génération spontanée des micro-organismes,
mais jamais à celle de l’éléphant). En réalité, lorsqu’on parle d’espèces
plus ou moins évoluées, on ne fait que se référer au plus ou moins grand
déphasage de ces espèces et de leur environnement. En effet, toutes les
espèces actuelles sont également évoluées en ce qu’elles ont toutes eu la
même durée d’évolution depuis leur origine commune ; ce qu’on entend
par espèce plus évoluée est simplement une espèce dont l’évolution
n’est pas plus longue mais seulement plus fortement disjointe de celle
de l’environnement, plus fortement asynchrone.
C’est de ce déphasage et de cette incongruité que la biologie molé-
culaire cherche à rendre compte avec la notion d’information génétique.
Le caractère incongru de l’être vivant dans son environnement se mesure
en effet en termes d’improbabilité thermodynamique ; et c’est cette
improbabilité qu’on veut expliquer en mettant dans les êtres vivants une
information génétique censée commander leur structure : l’information
étant équivalente à une improbabilité thermodynamique, elle sert en
quelque sorte à combler le déphasage et à gommer l’incongruité phy-
sique de l’être vivant. Plus l’être sera donc évolué, plus son déphasage
avec son environnement sera grand, et plus grande sera la quantité d’in-
formation génétique nécessaire pour expliquer son occurrence au sein
de cet environnement.
QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 61

Quoi que vaille cette explication par la théorie de l’information (on


pourrait à bon droit la trouver purement verbale), une conséquence de la
disjonction d’évolution est que, pour relier l’être vivant et son environ-
nement selon les lois physico-chimiques, il faut remonter leurs histoires
jusqu’à l’origine de la vie où il y avait continuité (d’où l’importance
de l’explication historique en biologie). Leur relation actuelle (qui ne
fait pas ce détour par l’histoire) est celle de deux entités en déphasage,
quelque invocation que l’on fasse d’une information génétique pour
combler ce déphasage.
C’est dire que cette relation actuelle ne se fait pas directement selon les
lois physico-chimiques (du moins lorsqu’on considère l’être de manière
globale, car les relations locales prises isolément les unes des autres ne
posent pas ce problème ; voir ci-dessus et ci-après). Un objet inanimé,
lui, est toujours en continuité avec son environnement, il lui est tou-
jours directement lié selon les lois physico-chimiques (même lorsqu’il
s’en distingue par une discontinuité physique comme une différence de
phase – voir ci-dessus). La discontinuité entre l’être et son environnement
n’est donc pas tant une discontinuité physique (comme une différence de
phase) qu’une solution de continuité dans le jeu actuel des lois physico-
chimiques (la continuité selon ces lois nécessite le détour par l’histoire ;
l’explication de l’être vivant a nécessairement une dimension historique
en plus de sa dimension physico-chimique actuelle).
On notera qu’une telle discontinuité ne peut sans doute se réaliser
que dans certaines formes spatiales (voir les travaux de René Thom).
C’est là qu’il faut chercher l’explication de la forme des êtres vivants
(qu’ils soient animaux ou végétaux), bien plus que dans une éventuelle
utilité à la survie comme le veut l’interprétation darwinienne (quelle
utilité peuvent bien avoir la forme des feuilles ou leur disposition sur
les tiges en des spirales géométriquement très précises). Cela n’exclut
pas que ces formes puissent secondairement avoir une telle utilité (être
utilisées par l’être dans un but pour lequel elles n’ont été ni conçues
ni sélectionnées), ou qu’au contraire elles soient un handicap et ne
permettent de vivre que dans un milieu très étroitement défini ; mais ce
n’est pas là l’essentiel.
Enfin, on comparera cette absence de relations directement selon
les lois physico-chimiques entre l’être et son milieu à ce que Pierre
Vendryès appelle leurs relations aléatoires. Il n’y a pas de nécessité
physico-chimique entre l’être et son environnement (l’être vivant peut
se trouver ou ne pas se trouver dans tel environnement, et cela n’est pas
calculable à partir de lois physico-chimiques).
62 VIE ET COMPORTEMENT

Une fois né, l’être vivant va devoir subsister dans cet environnement
avec lequel il est en déphasage ; et pour cela il doit adopter une évolution
individuelle disjointe, car il ne peut pas laisser son déphasage évoluer
selon sa pente naturelle (cette pente naturelle est celle de la disparition,
et donc de l’indifférenciation au sein de l’environnement). D’une cer-
taine manière, la disjonction de l’évolution individuelle est la réponse au
déphasage imposé à l’être vivant, dès sa naissance, par la disjonction de
l’évolution des espèces (il se trouve, à sa naissance, jeté dans un monde
où il est physiquement incongru et où il va devoir vivre). L’évolution
individuelle de l’être poursuit ce déphasage initial, ou du moins elle le
maintient (sinon l’être n’est plus vivant, car il rejoint son environnement
et évolue avec lui).
Il y a donc un double aspect dans la non-relation-globale-direc-
tement-selon-les-lois-physico-chimiques de l’être vivant et de son
environnement. Un aspect diachronique qui tient à ce que l’évolution
individuelle de l’être se poursuit de manière disjointe de celle de l’envi-
ronnement. Un aspect synchronique qui tient à ce que la situation de cet
être à sa naissance est celle d’une entité qui est étrangère à son environ-
nement, celle d’une entité qui n’y a pas de nécessité physique.
Mais, de fait, ce déphasage n’a d’intérêt que dans le temps, dans
sa continuation, et non de manière « instantanée » ou « atemporelle ».
Ainsi, le déphasage existant entre un cadavre frais et son environne-
ment n’est pas sensiblement différent de celui qui existe entre un être
vivant de même espèce et le même environnement, mais, dans le cas du
cadavre, ce déphasage va peu à peu disparaître lors de la décomposition,
tandis que dans le cas de l’être vivant il se maintient ou même s’accroît.
Ce qui importe dans la distinction de l’être et de son environnement, ce
n’est donc pas tant le déphasage en lui-même que son devenir (l’être
vivant n’est défini que dans le temps).
La spécificité de l’être vivant étant ainsi définie, venons-en mainte-
nant au comportement, c’est-à-dire l’ensemble organisé des rapports
entre cet être et son environnement.
C’est l’absence de relation-globale-directement-selon-les-lois-physico-
chimiques entre l’être vivant et son environnement qui sous-tend le
comportement : celui-ci doit pallier ce manque.
Cela ne signifie pas que le comportement ne respecte pas les lois phy-
sico-chimiques, mais que, parmi les relations physico-chimiques locales
entre l’être et l’environnement, seules certaines sont réalisées : celles qui
permettent la poursuite de l’évolution individuelle disjointe (un objet ina-
nimé a toutes les relations physico-chimiques qu’il lui est possible d’avoir
QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 63

avec son environnement, c’est pourquoi il est en continuité avec lui ; un


cadavre a également toutes les relations physiques qu’il lui est possible
d’avoir avec son environnement, c’est pourquoi il se décompose).
Le comportement consiste donc, au niveau le plus élémentaire, à
sélectionner certaines relations locales parmi les possibles, et à les coor-
donner en une relation globale. Tout comme la structure de l’être vivant
n’évolue pas selon le libre jeu des lois physico-chimiques (mais l’orga-
nise dans certaines voies métaboliques aux dépens des autres possibles),
le rapport entre cet être et son milieu ne doit pas non plus évoluer selon
ce libre jeu ; sinon, la discontinuité qui marque la séparation de l’être
et de ce milieu s’estompe et disparaît (c’est ce qui se passe pour le
cadavre). Le comportement équivaut donc à une « canalisation » du jeu
des lois physico-chimiques dans l’évolution du rapport global de l’être
et de son environnement.
Quelle que soit la manière dont on comprend cette nécessité, les rela-
tions entre l’être et son milieu doivent être choisies parmi les possibles,
et organisées de manière compatible avec le maintien de la disjonction
d’évolution. De tels choix et organisation font partie intégrante de cette
disjonction, tout autant que le choix de telle et telle réaction métabolique
aux dépens des autres possibles dans l’évolution de la structure de l’être.
Elles ne sont d’ailleurs possibles que l’une par l’autre : c’est parce qu’il y a
une « canalisation » du jeu des lois physico-chimiques dans l’évolution de
la structure de l’être qu’il y a une « canalisation » de ce jeu dans l’évolu-
tion du rapport entre cet être et son environnement, et réciproquement.
Cette définition du comportement est large puisqu’elle ne distingue
pas ces relations en une sensibilité, une motricité, une absorption, une
excrétion, etc. En ce sens, on peut parler de comportement pour tout
être vivant, y compris les végétaux, mais il est évident que, dans la
perspective habituelle, c’est le comportement animal (puis humain) qui
est important, c’est-à-dire un comportement sensori-moteur.
Avant d’en venir là, notons qu’en raison de cette sélection-organi-
sation des relations physico-chimiques parmi celles qui sont possibles,
on doit différencier le milieu extérieur de l’être vivant et le simple
environnement géographique. C’est-à-dire que dans l’environnement
géographique (ce qui entoure l’être vivant), il ne faut prendre en consi-
dération que ce avec quoi l’être vivant lui-même a des relations (ce qui
a été sélectionné parmi les possibles). On ne doit considérer comme
milieu extérieur de l’être vivant que cette seule partie sélectionnée de
l’environnement. En effet, pour ce avec quoi l’être n’a pas de relations, il
n’y a ni discontinuité physico-chimique ni disjonction d’évolution, mais
64 VIE ET COMPORTEMENT

une simple indifférence. Un premier point important du comportement


est donc que l’être ne prend en compte dans l’environnement géogra-
phique qu’un certain nombre de données, qui vont constituer son milieu
extérieur. C’est là une première manière de préserver la discontinuité
qui le sépare de son environnement, puisque l’indifférence à l’égard
d’une partie de cet environnement est une sorte d’isolement partiel (une
membrane à perméabilité sélective en est la forme la plus simple).
Un deuxième point est la manière dont l’être réagit à (ou agit sur) ces
données externes auxquelles il est sensible. En effet, l’intérêt de celles-ci
réside dans la possibilité et la manière qu’a l’être d’en tenir compte, de
se modifier sous leur action (concilier son existence à la leur) ou de les
modifier en agissant sur son milieu (aménager celui-ci pour le rendre
compatible avec son existence à lui, être vivant). Par conséquent, ces don-
nées externes sont en quelque sorte organisées par et pour l’être vivant,
en fonction de ses possibilités de réaction ou d’action. Elles constituent
ainsi le cadre au sein duquel il peut réagir à ce qui n’est pas lui (en se
modifiant lui-même sous leur action), au sein duquel aussi il peut agir (ce
qu’il peut modifier) ; c’est-à-dire le cadre au sein duquel il vit. Puisque
ces possibilités d’action et réaction sont limitées par la structure qu’a
l’être au moment donné, le milieu extérieur est ainsi doté d’une struc-
ture qui est fonction de celle de l’être vivant ; cette structure du milieu
est donc pour l’être vivant, il ne s’agit pas de la structure physique de
l’environnement (mais elle doit évidemment s’accorder avec elle).
La disjonction des évolutions crée ainsi deux termes distincts struc-
turés en relation l’un avec l’autre : l’être vivant lui-même et son milieu
extérieur, le tout au sein d’une réalité physique qu’ils ne recouvrent pas
entièrement (une partie de l’environnement géographique ne fait pas
partie du milieu extérieur). Ce ne serait pas possible autrement : on ne
peut imaginer une disjonction d’évolution qui serait constitutive d’un
être vivant sans en même temps être constitutive d’un milieu extérieur
distinct du simple environnement géographique, les deux termes sont
indissociables.
Dans la mesure où cette disjonction est fondée sur l’organisation par-
ticulière de l’être vivant, on peut dire que celui-ci se constitue lui-même
(indépendamment de l’observateur) en une entité distincte de ce qu’il
constitue dans le même mouvement comme milieu extérieur.
Comme nous l’avons dit, cela est vrai quel que soit l’être vivant,
végétal ou animal ; mais le cas de l’animal est, ici, spécialement inté-
ressant. En effet, chez celui-ci, l’évolution produit des êtres qui tendent
de plus en plus à modifier leur environnement pour se l’adapter, plutôt
QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 65

que d’adapter leur structure à celui-ci (comme le font les végétaux


dont la malléabilité est telle que la même espèce peut se présenter sous
des aspects complètement différents selon les conditions où elle vit).
La structure du milieu extérieur de l’animal est alors plus particuliè-
rement fonction de la structure de l’action que celui-ci est susceptible
d’exercer (plutôt que fonction de la structure de l’animal lui-même, mais
les deux sont évidemment liées). À partir de l’environnement, l’animal
se constitue donc un milieu extérieur structuré d’après son action, milieu
qui est alors ce au sein de quoi il agit plus encore que ce au sein de quoi
il vit (mais, ici encore, les deux sont évidemment liés).
Cette évolution animale s’accompagne du dégagement, à partir du
comportement physico-chimique général, d’un comportement moteur,
c’est-à-dire un ensemble de mouvements coordonnés dans l’espace
(le comportement de la plante reste surtout physico-chimique ; en
revanche, sa structure est plus géométrique que celle de l’animal, comme
si elle mettait dans sa croissance et sa forme la spatialité que l’animal
met dans son action).
Pour l’animal, le milieu extérieur, construit selon la coordination
motrice, est de nature essentiellement spatiale, doté d’une structure géo-
métrique. Au milieu physico-chimique et à l’action physico-chimique
(disjonction d’évolution) se superposent un milieu spatial (qui est une
« partie » du milieu physico-chimique) et une action motrice (qui est
une « partie » de la disjonction d’évolution). C’est essentiellement à ce
niveau que le système nerveux intervient. En effet, la motricité animale
est interprétable en termes physico-chimiques (les contractions muscu-
laires, par exemple), mais le système nerveux permet l’« abstraction », à
partir de ces termes physico-chimiques, d’un espace (en général l’espace
euclidien) au sein duquel s’effectue la coordination de cette motricité
(ce qui ne touche en rien la question de l’objectivité de cet espace, de
son niveau de réalité). Dès lors, le comportement se développe dans cet
espace moteur plutôt qu’au simple niveau physico-chimique.
Ici encore cela ne signifie pas que le comportement moteur ne respecte
pas les lois physiques. Ainsi l’oiseau respecte les mêmes lois que la pierre,
mais pour aller dans un tout autre sens : l’oiseau pour voler, la pierre
pour choir sur le sol. On peut facilement calculer la trajectoire de la pierre
qui tombe selon ces lois, mais pas celle de l’oiseau qui vole. Le sort de
la pierre est étroitement lié à celui de son environnement par les lois
physiques, tandis que l’oiseau est autonome de celui-ci (tout en respec-
tant les mêmes lois) ; il n’y est pas rigidement lié, mais « libre » dans
un cadre légal. À l’environnement physique avec ses lois physiques,
66 VIE ET COMPORTEMENT

il substitue un milieu extérieur spatial avec des lois de comportement


(vol). Mais ce milieu extérieur et ce comportement sont compatibles
avec l’environnement et les lois physiques.
L’étape suivante, une fois établis le comportement sensori-moteur et
le milieu spatial, sera celle par laquelle un sujet se saisit de lui-même
comme d’un corps, c’est-à-dire une entité spatiale délimitée agissant dans
ce monde spatial sur des objets eux-mêmes saisis comme des entités spa-
tiales. Cette saisie de soi comme corps fait passer l’être vivant du statut de
simple centre organisateur de l’action (physico-chimique ou motrice), à
celui de sujet d’une pensée par laquelle, avant tout langage et donc avant
toute discursivité, il s’appréhende (et se représente lui-même) comme un
« objet » au milieu d’autres objets (son milieu extérieur) ; à partir de quoi
il pourra « penser » ces autres objets et leurs relations entre eux et avec
lui-même. La pensée discursive viendra ensuite, avec l’apparition d’un
langage ; elle devra alors « dire » ce sujet-corps et son monde objectif.
On rapprochera tout cela des thèses développées par les biologistes
et psychologues d’inspiration phénoménologique, Adolf Portmann mais
aussi Jakob von Uexküll, Frederik Buytendijk, Kurt Goldstein et Viktor von
Weizsaecker, tous plus ou moins inspirateurs de Maurice Merleau-Ponty.

Références bibliographiques

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QU’EST-CE QUE LE COMPORTEMENT ? 67

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Paris, Desclée de Brouwer.
2
Au-delà du réflexe et du signal,
la libération élémentaire et l’émergence
de la conscience chez les animaux

Thomas Droulez

Introduction

Dans la perspective d’une interprétation de la signification du comporte-


ment animal, l’on doit s’efforcer de mettre en évidence ce qui constitue
la spécificité, dans le registre comportemental et mental, des animaux
par rapport aux autres formes du vivant que sont les végétaux et les
champignons, et par rapport au domaine du non-vivant. Qu’est-ce qui fait
qu’un comportement est « animal » ? En quoi peut-on dire qu’une activité
particulière est typiquement une activité d’animal et non de végétal ?
Bien sûr, l’évolution phylogénétique des êtres vivants ne nous donne
pas forcément à voir de coupure ponctuelle nette entre les formes de
vie végétales et les formes de vie animales, ni même, peut-être, entre ce
qui peut être dit « vivant » et ce qui ne l’est pas (comme en témoigne
le débat autour de la nature des virus) mais ce qui importe ici c’est, non
pas de déterminer avec une absolue précision classificatoire de sys-
tématicien quel serait le tout premier être biologique crucial dont le
comportement pourrait être qualifié d’animal, mais plutôt de montrer
le caractère innovant de certaines capacités fonctionnelles typique-
ment animales. Le repérage de ces capacités permet de reconnaître
dans le comportement animal un ensemble de dispositions liées à un
arrière-plan d’activités cognitives plus ou moins basiques ou élaborées
selon les animaux, mais qui forment un tournant majeur dans l’histoire
70 VIE ET COMPORTEMENT

de l’évolution. Ce qui importe, ce n’est donc pas forcément une dif-


férence d’aspect physiologique entre les organismes animaux et les
organismes végétaux, identifiable par exemple par l’histologie ou par
l’étude des modalités de reproduction sexuée ou asexuée. Ici il sera
question bien davantage de la différence fondamentale liée aux modes de
présence dans l’environnement qui caractérisent un animal. Autrement
dit, de l’ensemble des dispositions comportementales fondamentales
observables, mais également et surtout de la partie de l’inobservable
que l’on parvient à faire transparaître de manière plus ou moins
équivoque ou univoque à travers ces observables comportementaux,
notamment grâce à une connaissance des dispositifs nerveux impliqués
dans telle ou telle activité.
Cela regroupe bien le comportement mais aussi et surtout tout l’arrière-
plan cognitif qui y est impliqué. Ainsi, si tous les animaux peuvent être
dits avoir certaines propriétés fondamentales qui permettent alors de dis-
tinguer en eux une attitude typique face au monde qui n’est ni réductible
au mode de présence d’une machine robotique mimétique ni assimilable
au mode de vie d’un végétal, les animaux n’ont cependant certainement
pas tous pour autant une vie perceptive consciente, même basique, c’est-
à-dire une expérience de l’« effet que cela fait » d’avoir une impression
sensorielle vécue comme telle. Et, de la même façon, il est encore moins
certain que tous les animaux aient une conscience de soi, mais certains
possèdent vraisemblablement aussi une première forme primitive « non
étendue » 1 de ce type de conscience du « soi », comme certains primates
anthropoïdes notamment (Parker et Mitchell 1994).
Il faut, dans ce domaine, faire preuve de prudence, de précision et
de discernement, car le mot « animal » recouvre une diversité impres-
sionnante d’êtres différents qui n’ont pas tous les mêmes capacités
cognitives ni le même appareillage sensori-moteur. Il faut éviter un
double écueil formé par deux attitudes philosophiques anthropomorphes
extrêmes qui se révèlent aussi stériles, irréalistes et dangereuses l’une
que l’autre. D’une part, il y a en effet l’anthropomorphisme panpsychiste
naïf qui attribue une subjectivité et une intentionnalité à tout ce qui
vit ou à tout ce qui bouge et, d’autre part, il y a l’anthropomorphisme
anthropocentré mécaniste qui fait de tous les animaux des automates

1. Voir la distinction très pertinente faite par le psychologue J. Baresi entre « soi noyau »
agentif et imaginal/spéculaire ponctuel (« basic self ») et « soi étendu » mnésique et narratif
cohérent (« extended self »).
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 71

machiniques dépourvus de vie intérieure pour laisser à l’être humain


seul la prérogative de la conscience perceptive, de la conscience de soi
et de la pensée.

Réflexions préliminaires

Il est intéressant de chercher à voir les implications de l’étymologie


même du mot « animal ». L’animal c’est d’abord, dans une perspective
intuitive, l’animé, l’être doté d’une anima, c’est-à-dire d’un souffle de
vie, d’une respiration gonflant ses tissus ou d’un tressaillement agitant
ses membres, bref, par extensions et abstractions successives, d’une
force subtile communiquant un mouvement autonome à son corps. Mais
cette approche « pneumatologique » primitive et naïve ne permet pas, en
soi, de distinguer ce qui, dans la communauté des êtres dits « animés »,
sépare la croissance d’une plante des mouvements coordonnés et par-
fois imprévisibles d’un animal. Ne faudrait-il pas, à l’intérieur même
du domaine du vivant, établir une distinction entre différents types
d’« âmes » spécialisées assurant différentes fonctions, un peu à la
manière d’Aristote qui distinguait l’âme végétative ou nutritive, l’âme
sensitive ou désirante et l’âme intellective ou réflexive ? L’on retrouve
d’ailleurs une idée semblable dans certaines conceptions orthogénétiques
de l’évolution du vivant ou dans certaines interprétations récapitulation-
nistes de la psychologie du développement, au moins depuis Kielmeyer
ou Haeckel (Mengal 1993).
Même si l’anthropocentrisme finaliste naïf peut et doit souvent être
dénoncé au vu des avantages d’une éthologie comparative prenant en
compte l’incommensurabilité des modes de vie qui caractérise les innom-
brables espèces étudiées, il apparaît cependant encore légitime, une fois
libérés des illusions qui nous conduisent à projeter émotionnellement
et intellectuellement nos propres exigences et attendus psychologiques
sur l’animal dit « évolué », de poser la question de la valorisation pré-
férentielle de telle ou telle capacité animale en ce qu’elle constitue un
apport objectif de liberté et de créativité dans l’univers, c’est-à-dire une
plus-value et un enrichissement ontologique objectifs apportés par la
constitution d’un arrière-plan cognitif invisible qui renverse le cours que
prenait jusque-là la nature avec l’existence minérale ou la croissance
végétale. Pour percer au jour les plantes, il n’est pas besoin de recourir
à autre chose que leur physionomie et leur physiologie fonctionnelles.
72 VIE ET COMPORTEMENT

En revanche, les animaux complexes ne livrent pas tout le secret de


leur être dans leur configuration physiologique externe ou interne, et
« l’internalité » topologique de leur « milieu intérieur » organique dont
parlait Claude Bernard ne fait que dénoter la présence d’une « intério-
rité » mentale d’un autre ordre dont la caractérisation par rapport à des
descriptions « physicalistes » fait d’ailleurs toujours, à juste titre, débat
dans la science et la philosophie de l’esprit contemporaines.
Une approche rigoureuse de la vie animale ne peut donc se contenter
d’être une sorte de constat neutre de l’existence de différentes formes
de vie organique : elle doit comprendre à la fois une description de l’or-
ganisme comme ensemble de dispositions comportementales déployées
dans un milieu extérieur objectif ou, mieux, objectal, mais aussi une
description du psychisme comme ensemble de propriétés mentales iné-
dites redéployées dans un milieu intérieur subjectif conduisant, de fait,
à introduire des valeurs vitales dans l’univers (Uexkül [1956] 1965).
La tendance à la valorisation fait donc aussi partie des dispositions
comportementales animales, même si cette tendance se trouve déjà
dans le végétal et ne nécessite (de loin) pas toujours l’existence d’une
conscience perceptive ou d’une conscience de soi chez tous les ani-
maux, comme nous allons le montrer. Il est donc pertinent de reprendre
ici la dissociation qu’un auteur tel que Patrick Bateson établit entre
l’intentionnalité biologique inconsciente de l’être simplement vivant
et l’intentionnalité de l’agent psychologique conscient (Bateson 2004).
Cette distinction rejoint celle du philosophe contemporain Steven Horst,
lorsqu’il affirme que la notion de conscience et celle d’intentionnalité
ne sont pas identiques ni congruentes. Cet auteur explique que, si l’on
peut effectivement comprendre, en termes évolutionnistes et plus par-
ticulièrement darwiniens, l’avantage sélectif procuré par l’avènement
d’une intentionnalité consciente, la question des modalités concrètes
et des causes de l’apparition des premières formes de la conscience
phénoménale 2 chez les animaux évolués pose, elle, toujours problème,
et l’explication évolutionniste du bien-fondé de la conservation de cette
conscience animale une fois constituée ne nous dispense pas de réfléchir
à la raison d’être et aux modalités originelles de son apparition même,
dans un monde organique qui a très bien fonctionné sans cela pendant
des centaines de millions d’années (Horst 1999).

2. Cette expression désigne la première forme d’attention mentale (présence au monde et au


corps) qui accompagne les vécus perceptifs qualitatifs (les « qualia ») complétant la simple
détection de signaux.
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 73

En gardant à l’esprit cette observation concernant ce qu’il est cou-


tume, depuis David Chalmers, de nommer le « hard problem » (problème
difficile) (Chalmers 1995) de l’apparition animale de la conscience phé-
noménale, on comprend qu’il convient d’éviter d’attribuer hâtivement à
tout animal des états de conscience en confondant la présence d’un signal
transmis et détecté, avec la présence d’une sensation ressentie, en particu-
lier chez les animaux primitifs dépourvus de système nerveux centralisé.
C’est pourquoi interpréter la divergence entre le vivant animal et
le vivant végétal en fonction du critère du rapport adaptatif et créatif au
monde permet de spécifier prudemment dans un premier temps ce qui
constitue les caractéristiques fondamentales mais non nécessairement
conscientes formant l’animalité d’un animal par rapport à la minéralité d’un
minéral ou à la végétalité d’un végétal. Mais il faut aussi distinguer alors par
la suite, à l’intérieur même du règne « animal » ainsi délimité, une discon-
tinuité entre les différentes formes animales, et cette distinction fine entre
différents types d’animaux ne peut être effectuée, cette fois, qu’à partir d’un
critère concernant la vie mentale. Ce dernier critère diffère du critère établi
sur une base émotionnelle consistant en l’évaluation du degré de familia-
rité que revêtent pour nous la morphologie ou la physionomie d’un animal
donné. Il diffère également du critère concernant le degré de raffinement
de l’instinct mis en œuvre chez tel ou tel animal et qui peut susciter notre
admiration, de par la complexité des productions qu’il rend possibles.
Ce deuxième critère sera donc le degré de présence explicite des repré-
sentations de l’environnement, du corps et du mental caractérisées en
tant que données conscientes ou non, c’est-à-dire mentalement ressaisies
comme telles ou pas, sous la forme d’un état devenu saillant dans une
perspective « en première personne » (point de prise de vue conscient),
perspective qui n’est pas forcément d’ailleurs une perspective « de la
première personne » (point de vue conscient de soi). Autrement dit, il peut
y avoir, chez certains animaux, conscience perceptive sans conscience
de soi. En tous les cas, nous pouvons inférer l’existence chez un animal
d’états représentationnels conscients à partir d’indices à la fois compor-
tementaux, cérébraux et communicationnels convergents, et en tenant
compte des acquis d’une éthologie comparative. Cela permet aussi d’éta-
blir une caractérisation précise et attentive des étapes cognitives décisives
qui forment le spectre complet des seuils subtils et intermédiaires qui sont
compris entre la pure disposition réflexe instinctive et infrareprésentation-
nelle à peine modifiée des animaux primitifs situés à une extrémité de ce
spectre, et la conscience réflexive de second ordre et méta-représentation-
nelle des êtres humains adultes socialisés situés à l’autre extrémité.
74 VIE ET COMPORTEMENT

Reconnaître la réalité d’une certaine forme de continuité phylo-


génétique entre l’homme et l’animal ne revient donc pas forcément à
minimiser les différences ni à négliger ces étapes décisives que sont,
d’abord, l’apparition de l’adaptation par apprentissage et de la capa-
cité à catégoriser et comparer des signaux, puis, chez les animaux plus
complexes, la formation de représentations mentales explicites associées
aux catégorisations et l’apparition d’états de conscience dignes de ce
nom. Ce sont là en effet les caractéristiques qui permettent de distinguer
un animal évolué de ces versions modernes du mécanisme que sont le
robot électronique réaliste imitant un comportement vivant, ou le zombi
organique, cette dernière figure représentant, dans la philosophie de
l’esprit contemporaine, l’exemplification parfaite d’un homme ou d’un
animal auquel l’on aurait retiré toute capacité à ressentir ou percevoir
l’aspect qualitatif des choses et du monde tout en l’autorisant à conserver
tout le répertoire des actions comportementales stéréotypées ou plus
raffinées qui sont ordinairement déclenchées par les stimuli correspon-
dant à ces expériences qualitatives conscientes désormais absentes.

« Quel effet cela fait-il d’être


une chauve-souris ? »

Penchons-nous maintenant sur l’inaccessibilité problématique de la


« perspective en première personne » et la différence entre « pouvoir
imaginer empathiquement » et « pouvoir connaître indirectement » au
moyen d’indices objectifs
Le philosophe américain Thomas Nagel (Nagel [1974] 1984), dans
un article qui a fait date, a posé la question de la possibilité ou de l’im-
possibilité de l’appréhension véridique et vérifiable d’une expérience
psychique en première personne à travers une description objective en
troisième personne. La question est désormais célèbre dans la partie de
la philosophie de l’esprit contemporaine qui s’occupe du problème de
l’apparente incommensurabilité existant entre les descriptions imper-
sonnelles en termes neurophysiologiques, d’une part, et la perspective
qualitative vécue en première personne, d’autre part.
Le cas de figure choisi par Nagel est intéressant puisque, à dessein,
il entend prendre pour exemple un être avec lequel nous n’avons que
peu de sentiment de familiarité, voire aucun. Il s’agissait ainsi de poser
la question de la possibilité, pour un être humain conscient disposant
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 75

d’un minimum d’expérience et de connaissances, de « savoir », à partir


de sa propre perspective, l’effet que cela fait d’être un animal doté d’un
système de perception plutôt exotique et d’un comportement qui nous est
étranger. Quel effet cela fait-il d’être, par exemple, une chauve-souris ?
demande Thomas Nagel. On pourra faire remarquer ici que Nagel nous a
tout de même facilité la tâche en évitant de trop nous dépayser, puisqu’il
a choisi un animal classé parmi les mammifères, fussent-ils volants, alors
que l’on pourrait fort bien envisager des formes de vie bien différentes
de la nôtre et totalement dépourvues de cet « air de famille » biologique
qui nous met en confiance, épistémologiquement parlant, devant un être
avec lequel aucun lien empathique et communicationnel direct ne peut
s’établir. Il existe des créatures qui nous mettent face à ce type d’inquié-
tante étrangeté du comportement animal. Il suffit pour s’en convaincre
de penser à certains mollusques céphalopodes tels que les pieuvres qui,
selon des auteurs tels Bernard Baars et David Edelman (Baars, Edelman
et Seth 2005), sembleraient, avec toutes les précautions d’usage pour ce
type d’expériences, pouvoir faire preuve d’une perspicacité perceptive et
mnésique, d’une réactivité émotionnelle et d’une créativité individuelle
beaucoup plus développées que celles de tous les autres représentants de
leur groupe zoologique, ce qui pose aussi la question de la possibilité d’une
réalisation multiple, dans différentes lignées phylogénétiques, des dispo-
sitions à l’apprentissage et des conditions préalables de la conscience,
conditions et dispositions qui pourraient fort bien s’être trouvées réunies
chez des êtres qui ne nous ressemblent pas forcément au premier abord.
Il faut remarquer également que l’inverse peut aussi être vrai : il se pour-
rait très bien que des êtres qui, a priori, nous ressemblent beaucoup d’un
point de vue physionomique, se révèlent, a posteriori, c’est-à-dire après
un examen comparatif analytiquement rigoureux, bien différents de nous
au niveau psychique.
Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris qui forme une « vision
acoustique » en se déplaçant par écholocation ? Un serpent usant d’une
cartographie thermique des objets de son environnement sur lesquels
il peut exercer son pouvoir de prédation ? Une pieuvre pourvue d’un
corps sans vertèbres capable de se glisser entièrement à travers une
fente de trois centimètres d’épaisseur, dotée d’appendices élastiques
multiples pouvant s’étendre, et d’une sensibilité marquée au champ gra-
vitationnel terrestre ? Dans de tels cas, l’expérience animale nous semble
irrémédiablement inaccessible, les données phénoménales caractérisant
les univers sensoriels et affectifs éventuels de telles créatures étant cer-
tainement bien exotiques par rapport aux nôtres. Faut-il donc renoncer
76 VIE ET COMPORTEMENT

à savoir et admettre, d’un point de vue épistémologique et éthologique,


une forme d’ignorance définitive qui serait constitutive de notre propre
fonctionnement perceptif et cognitif ? C’est là la position de philoso-
phes tels Colin Mc Ginn (Mc Ginn 1999) ou Thomas Nagel (Nagel
1993), pour lesquels la question de l’arrière-plan mental conscient de
l’esprit animal est définitivement condamnée à rester un mystère pour
les hommes, puisque les états de conscience présumés de tout ou partie
des représentants du monde animal non humain sont jugés, dans leur
aspect qualitatif, inaccessibles par la connaissance objective en troi-
sième personne ou la connaissance subjective en première personne. Ces
auteurs, qui ont été qualifiés par leurs opposants, à tort ou à raison, de
« mystérianistes » ou partisans du « mystère », ont raison de souligner
que la « clôture cognitive » liée aux limitations de nos propres modalités
sensorielles humaines nous interdisent d’accéder directement, grâce à
un effort d’imagination ou par une projection empathique fiable, aux
états conscients éventuels d’autres espèces animales, puisque les types
d’expériences impliquées sont déterminés par des organes sensoriels
et des intérêts vitaux trop éloignés de ceux de l’être humain pour que
nous puissions nous les représenter adéquatement sur un mode subjectif.
Cependant, l’on peut trouver certaines parties de leur raisonnement assez
insuffisantes et injustifiées. En effet, il est permis de ne pas perdre espoir
d’arriver à saisir, non pas, évidemment, l’aspect phénoménal précis des
expériences perceptives éventuelles d’un animal mais au moins les types
d’états, conscients ou non, que cela implique, et ce, à travers un va-et-
vient entre une analyse fonctionnelle tendant à l’exhaustivité et une
interprétation comportementale tendant à l’univocité.
Il convient simplement de partir d’une vision des choses basique, rai-
sonnable et épistémologiquement abordable, et, comme le rappelle par
exemple Joëlle Proust (Proust 1997, 2003), même s’il est effectivement
évident que nous ne pouvons nous imaginer intuitivement, pour certains
animaux disposant d’un système sensori-moteur exotique, « l’effet que
cela fait », en termes d’expériences qualitatives sensorielles et émotion-
nelles, d’être ces animaux, et que nous ne pouvons pas non plus parfois
imaginer même déjà s’il y a ou non un « effet que cela fait » d’être ces
animaux-là, il n’empêche que l’on peut tout à fait la plupart du temps
espérer connaître indirectement les traits principaux du fonctionnement
vraisemblable de l’activité cognitive de ces animaux, notamment à partir
de la mise en évidence d’une régularité de corrélation entre des stimuli
externes, des dispositions comportementales et des activations sélectives
internes au niveau des réseaux neurophysiologiques. L’on sait qu’il y
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 77

a une différence d’activation dans ces réseaux entre, d’une part, une
tâche cognitive impliquant un traitement conscient d’un signal-stimulus
qui donne lieu à une qualité phénoménale consciemment vécue puis
reconnue et, d’autre part, une tâche cognitive impliquant un traitement
infraconscient d’un même signal-stimulus qui déclenche une partie d’un
répertoire moteur en court-circuitant le niveau conscient (Delacour 2001
et Naccache 2006). C’est là un outil précieux qui rend possible l’intru-
sion dans ce que le béhaviorisme s’interdisait d’explorer, à savoir la
« boîte noire » du psychisme animal et humain, réputée jusque-là non
pertinente ou, pis, non existante. Car, même s’il demeure impossible
d’imaginer le détail de l’aspect des « qualia » ou expériences quali-
tatives de la conscience phénoménale d’un animal, il devient possible
de concevoir cependant comment et si oui ou non l’on peut déceler la
présence même de ces « qualia » et la présence de « représentations
mentales conscientes » chez l’animal. En effet, l’on peut légitimement
supposer que les structures neuronales actives qui forment ce que Joëlle
Proust nomme des « espaces fonctionnels de qualia », si elles se retrou-
vent sous une forme unique ou sous différentes formes chez plusieurs
espèces différentes, réalisent la même fonction du moment qu’elles sont
isomorphes dans leur structure fondamentale et de par le rôle causal
qu’elles occupent dans une organisation d’ensemble, comme le rappelle
aussi le philosophe Fred Dretzske (Dretzske 1997).
La notion parfois bien indéfinie de « sensibilité » ne nous induit-elle
pas trop facilement en erreur ? Ne faut-il pas chercher un autre plus petit
dénominateur commun à tous les comportements animaux ? Si la notion
de « sensibilité » animale n’est pas explicitée dans ses diverses accep-
tions possibles et dégagée de son sens vague plus ou moins intuitif, l’on
risque fort de se rendre coupable d’une confusion semblable à celle que
l’on trouvait déjà chez Schopenhauer et que l’on retrouve dans la pensée
génétique réductionniste de Richard Dawkins. Cette confusion consiste
à faire des différents types d’activités des différentes formes d’indi-
vidualité organique que l’on peut rencontrer dans le monde du vivant
des expressions phénoménales d’une seule et même poussée ou pulsion
que Schopenhauer nomme de manière intuitive « Volonté » dans son
œuvre maîtresse, Le Monde comme volonté et comme représentation.
Il semble absurde d’assimiler sous une même dénomination métaphy-
sique aussi générale et vague que le terme de « Volonté » des « choses »
aussi distinctes que la croissance dirigée d’une plante grimpante, les
actions instinctives de certains animaux et les actions conscientes de
certains autres animaux.
78 VIE ET COMPORTEMENT

Assimiler toutes les actions motrices possibles du vivant, qu’il soit


animal ou végétal, sous un seul terme général de « Volonté » ou niveler
toutes les propriétés irritables de tous les êtres vivants sous le terme
unique de « sensibilité » ne peut conduire qu’à un oubli ou à un floutage
conceptuel des caractéristiques successives qui forment les différents
paliers du comportement proprement animal et qui ont été acquises au
cours de l’évolution biologique, où elles se sont développées à partir
d’autant de seuils d’émergence singuliers et irréductibles. C’est à partir
de ces caractéristiques inédites que l’on peut comprendre l’apparition,
chez certains types d’animaux évolués, de ce qu’il conviendrait d’ap-
peler non pas la « sensibilité » mais plutôt la « sentience » 3 – ce terme
étant préférable ici car il est plus précis, plus neutre et moins connoté
que le terme de « sensibilité » qui, lui, se focalise principalement sur
la sensorialité dans sa composante nociceptive et tend à se doter d’une
extension trop vague et trop indéfinie.

L’animal n’est ni plante,


ni robot, ni zombi
« L’animalité » d’un animal et ses différences
avec la « végétalité » d’un végétal
Il y a réellement quelque chose de profondément insatisfaisant dans les
thèses qui consistent à mettre sur le même plan l’animal et le végétal
au nom de l’affirmation d’une même vague poussée vitale s’exprimant

3. Nous employons à dessein ce terme qui, en anglais, désigne la forme la plus basique de la
conscience en tant qu’éveil et vigilance dans la sensation/perception, par contraste à la fois
avec ce qui relève du domaine des couplages stimuli-réflexes non conscients, et avec ce
que certains auteurs anglo-saxons nomment « higher order consciousness » et qui désigne
la « conscience d’ordre supérieur » impliquant une certaine réflexivité et une capacité de
représentation plus complexe rendant possible un retour sur ses propres « expériences »
sensitivo-mnésiques à partir de pensées s’y rapportant, et sur ces pensées à partir d’autres
pensées qui les englobent (les « pensées d’ordre supérieur », « higher order thoughts »).
« Sentience » est également différent de « conscience » qui signifie en anglais la conscience
morale. Par ailleurs, ce mot de « sentience » désigne la même chose qu’« awareness »
qui signifie le fait d’être vigilant, attentif, mais la « sentience », synonyme de l’« aware-
ness » qui est donc le fait d’avoir accès à des contenus de conscience, notamment dans la
conscience perceptive, est d’ordinaire distinguée de la « consciousness » qui d’habitude
désigne plutôt l’attention tournée vers l’introspection.
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 79

en eux. Il s’agit d’une réduction quasi vitaliste de la spécificité de l’ani-


malité au profit de la vitalité de « la vie en général ». Cela est tout aussi
insatisfaisant que certaines positions matérialistes réductionnistes qui
tirent le vivant du côté d’un épiphénomène de l’inanimé ou que les
thèses classiques qui consistent à définir l’animalité à l’aune de l’hu-
manité, en procédant de cette façon à une réduction anthropocentriste
du propre de l’animal en général.
Comme le dit Renaud Barbaras, il existe chez certains animaux une
certaine inventivité, ainsi que certains comportements de curiosité qui
témoignent d’une exploration spatiale et même parfois d’une certaine
anticipation temporelle (Barbaras 2003 : 187-188). Tous les mammifères
supérieurs et certains oiseaux manifestent en particulier de telles dispo-
sitions. Et donc, bien sûr, tous les animaux ne sont pas à mettre sur le
même plan en ce qui concerne leur rapport à eux-mêmes, à leur corps
et à leur environnement. Ces indications vont d’ailleurs tout à fait dans
le sens de ce que Bergson disait déjà en parlant, dans une perspective
téléologique libérée du mécanisme comme du finalisme classiques, des
différentes lignées ou orientations phylogénétiques spécialisées que le
vivant a pu emprunter au cours de l’évolution biologique.
Chez le végétal, même s’il y a effectivement détection – et non-
perception – de certains signaux associés aux ressources vitales, telles
l’acidité du sol, la luminosité et la chaleur, il n’y a, selon toute vrai-
semblance, aucune distinction réellement intériorisée entre le milieu
extérieur et le milieu intérieur, puisqu’il n’y a qu’une sorte de mouve-
ment intérieur sans objet et sans frontières qui se déploie en une obscure
pulsion de croissance pure qui se montre totalement indifférente aux
accidents et aux événements qui surviennent dans son milieu d’expan-
sion. Il n’y a pas encore chez le végétal de différence entre le « soi » et
le « non-soi », car il n’y a même pas de différence entre le corps propre
intériorisé et l’environnement externalisé. On est là en présence d’une
forme de vie imperturbable pour laquelle les distances et les obstacles
ne se présentent pas comme tels. De même, les plantes, en vertu de leur
capacité de régénération et duplication par séparation ou bouturage, ne
connaissent pas les affres et promesses de l’individualité. Je ne parle pas
ici de l’individualité au sens d’une unicité génétique ou d’une clôture
cellulaire, mais plutôt de l’individualité au sens d’une unicité organique
constituée par une différenciation, explicite pour l’animal, d’un milieu
intérieur à préserver et d’un milieu extérieur dont il faut se protéger ou
dont il faut exploiter les ressources.
80 VIE ET COMPORTEMENT

De même, l’action modulable par apprentissage chez les animaux


n’est pas comparable à l’activité stéréotypée et invariable des végétaux.
Les végétaux sont thermo-réactifs et chimiquement réceptifs, mais cer-
taines plantes sont mécaniquement irritables, comme le prouve le cas de
la mimosa sensitiva dont la pointe du pétiole se rabat par simple pres-
sion, ou celui des dionées carnivores dont les petites fibres ressemblant
à des poils vibrent au contact des pattes d’un insecte et entraînent un
brusque mouvement élastique de flexion refermant les parois sur l’in-
secte emprisonné. Cela fonctionne d’ailleurs avec n’importe quel type
d’objet inséré entre les parois contenant les cils et les fibres de la plante,
et la réponse se produit toujours et ne varie manifestement jamais ni en
nature ni en intensité, ce qui montre bien qu’il n’y a là rien de compa-
rable aux réactions modulables obtenues ne serait-ce que chez un être
animal aussi primitif qu’un mollusque gastéropode tel qu’une aplysie,
chez laquelle Hawkins et Kandel ont observé une forme d’« apprentis-
sage » basique par ajustement progressif des réponses comportementales
à un type de stimulus anormalement intense et donc imprévu dans le
répertoire sensoriel de l’animal (Proust 2003, Squire et Kandel 2005).
En effet, en suivant le raisonnement de Joëlle Proust dans son ouvrage
consacré à la question de « l’esprit animal », l’on pourrait dire que c’est
dans cette capacité d’apprentissage basique par modulation de la caté-
gorisation des stimuli que prend naissance l’animalité des animaux. Cet
apprentissage consiste en un ajustement, en fonction des circonstances,
de la covariation réglée entre un stimulus et la réponse qui lui corres-
pond dans un répertoire comportemental. Cela ne nécessite pas encore
l’intervention d’états de conscience dans le domaine sensori-moteur,
mais cela suppose déjà une certaine ouverture au monde : l’animal est
cet être intrinsèquement ouvert et inventif qui, même à un niveau infi-
nitésimal, est déjà aux aguets face aux accidents et obstacles de son
environnement qui est en perpétuel changement. Le végétal, lui, n’a que
faire des contingences de son environnement, il les absorbe ou dépérit
à leur contact, mais sa croissance ou sa dégénérescence se produisent
dans une sorte d’indifférence pour l’extérieur en tant qu’extérieur, et
cette forme de vie qu’est le végétal ne fait manifestement pas intervenir
d’adaptation par apprentissage.
Pour décrire cette étape décisive de l’évolution biologique, nous pou-
vons reprendre le contraste que Joëlle Proust souligne entre deux types
d’« usage de l’information » tirée de l’environnement (Proust 1997). Il
y a un niveau purement réflexe et stéréotypé et un premier niveau modu-
lable par apprentissage. Cette différence est comparable à la différence
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 81

qui existe entre, d’une part, un dispositif physique automatisé tel qu’un
thermostat qui permet de maintenir la température d’une pièce à un
niveau prédéterminé grâce à la covariation existant entre un gradient
thermique ambiant et l’écartement de deux lamelles métalliques fer-
mant un circuit électrique, et, d’autre part, les dispositifs organiques
qui permettent à un animal de sortir du cadre des covariations réflexes
entre stimuli et réponses stéréotypées pour agir de manière adaptée et
ajustée à des événements imprévus survenant dans son environnement.
En effet, le mécanisme du thermostat, qui est un exemple technique
que le philosophe David Chalmers reprend lui aussi (Chalmers 1996),
est en un sens semblable aux réseaux nerveux réflexes qui induisent
directement un comportement prédéterminé, comme c’est le cas par
exemple lorsque les neurones olfactifs d’un escargot le tirent littérale-
ment toujours de la même façon vers les végétaux comestibles, lorsque
ses neurones tactiles activent automatiquement ses neurones musculaires
pour lui faire rétracter ses cornes au contact d’un objet, quel qu’il soit,
ou encore lorsque, selon un circuit plus complexe, chez un humain,
le réflexe ostéo-tendineux du genou est déclenché à l’aide d’un petit
objet contondant. C’est là un ensemble de systèmes purement passifs
et stéréotypés qui ne sont pas modulables au cours d’un apprentissage.
Ils ont un degré de complexité plus élevé que la simple irritabilité d’un
végétal, et leur réalisation physiologique est différente, mais leur mode
de fonctionnement revient au même, en définitive.
En revanche, il existe un type d’extraction de « l’information » de
l’environnement qui est propre à l’animal et qui suppose une forme
d’apprentissage, fût-il minimal. Et ce type d’extraction de l’informa-
tion suppose donc aussi une forme de rétention mnésique et une forme
d’adaptabilité relativement rapide et inventive, fussent-elles rudimen-
taires. Ainsi, par exemple, si on stimule le siphon d’un gastéropode
marin tel que l’aplysie de manière récurrente en conservant toujours la
même intensité de pression, l’on observe un phénomène d’habituation au
cours duquel l’animal mémorise sur un intervalle de quelques secondes
les stimulations antérieures et réduit, voire supprime, la réponse motrice
initialement associée au stimulus. À l’inverse, si l’on intensifie graduel-
lement le stimulus nocif envoyé à son siphon, l’aplysie va apprendre
à agir de manière adaptée en intensifiant la rétractation de son siphon
jusqu’au stade où, confrontée au moindre effleurement, elle opère sys-
tématiquement une rétractation préventive. Cette modulation dans la
catégorisation vitale du stimulus s’effectue par habituation et sensibili-
sation, et elle témoigne, à ce niveau d’organisation, du développement
82 VIE ET COMPORTEMENT

d’une activité déjà un peu plus créative venant compléter l’activité des
réflexes stéréotypés et non modulables de base. C’est aussi un embryon
de mémoire procédurale implicite, fugace et transitive, et un début d’in-
ventivité permettant une adaptation flexible et rapide à l’environnement,
toutes capacités dont ne dispose pas le végétal.
Cependant, comme le rappelait déjà Bergson, ce n’est qu’à partir du
moment où la boucle stimulus-réflexe est suffisamment distendue par
des dispositifs nerveux dilatoires, que des attitudes telles que l’hésita-
tion et l’anticipation attentives peuvent voir le jour, et ce n’est qu’à ce
moment-là que les premières formes de conscience perceptive puis de
représentations mnésiques explicites (mémoire épisodique et séman-
tique) peuvent apparaître (Bergson [1896] 2003, Bergson [1919] 2003).
En effet, tant que la réponse comportementale suit de très près le sti-
mulus, il y a au mieux détection, et non perception. À ce niveau, une
réponse adaptée ne nécessite pas encore la conscience : la nature n’en
a certainement pas vu l’utilité, pour ainsi dire. En revanche, dès qu’un
temps de latence s’installe entre le traitement du stimulus et la réponse,
et que cela active des réseaux chargés de faire bifurquer et de retarder
le signal nerveux afin de se donner le temps de choisir entre plusieurs
réactions comportementales, alors l’hésitation apparaît en même temps
que l’intériorisation de l’action possible, et ce sont là les débuts de
la conscience. C’est d’ailleurs dans ce sens que vont les expériences
de Benjamin Libet (Libet 2004) qui mettent en évidence l’existence,
chez l’homme, mais aussi vraisemblablement chez d’autres mammifères
supérieurs, d’une capacité d’inhibition, de répartition et de redirection
des potentiels électriques de préparation cérébrale, au départ automa-
tisée, d’une action.
Autrement dit, le premier degré de la liberté ne serait pas tant d’agir
spontanément, mais de pouvoir se donner le choix de ne pas agir, de
s’empêcher d’agir pour prendre le temps de choisir un projet d’action
qui est alors intériorisé en une virtualité mentale qui vient redoubler
l’action immédiate non choisie. L’animal chez lequel cette hésitation et
cette inhibition sélective choisie sont possibles se donne alors aussi le
temps, littéralement de se rendre présent à ses stimuli d’abord, et, par la
suite, de se re-présenter mentalement, de façon imaginaire, un état, un
objet ou un événement qui ne fait plus l’objet d’une perception actuelle.
Mais pour que ces systèmes nerveux animaux plus complexes munis de
dispositifs dilatoires hiérarchisés se développent et qu’ils occasionnent
l’apparition d’une première conscience de base, encore fallait-il d’abord
que des systèmes plus humbles, mais tout aussi essentiels, apparaissent
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 83

pour commencer à ménager une petite marge de modulation et de


manœuvre à l’intérieur même de la boucle stimulus-réflexe, rendant
ainsi possible l’apprentissage.
Il est à noter d’ailleurs que, conformément à ce qui était déjà l’in-
tuition de Bergson, ce phénomène d’apprentissage même rudimentaire
n’existe pas chez les animaux qui ne possèdent pas de motilité autonome,
car ces animaux n’ont pas à explorer l’étendue de leur environnement
ou ont un mouvement tellement insensible qu’ils n’ont pas à coordonner
des réactions rapides face à une menace. C’est le cas, par exemple, de
spongiaires qui se laissent flotter au gré des vagues, de lamellibranches
fermement rivés à leur rocher, ou de divers parasites. Alors que, au
contraire, chez un mollusque certes lent mais déjà doté d’une motilité
autonome et d’un petit comportement d’exploration, tel que l’escargot
ou l’aplysie, l’on trouve déjà une première forme d’adaptation au milieu
qui se fait grâce à une catégorisation modulable en fonction de la récur-
rence et de l’intensité de stimulations peu à peu intégrées par l’animal.
Et, de fait, la liaison intime de la détection d’un signal avec la néces-
sité de sélectionner l’action adaptée pour y répondre se retrouve dans les
formes les plus prolongées et durables de vigilance attentionnelle sélec-
tive chez les animaux évolués. Chez ces animaux, notamment chez les
vertébrés, et au moins de façon certaine chez les oiseaux et les mammi-
fères, la détection d’un signal extéro- ou intéroceptif devient cependant
une sensation consciente, une expérience d’une qualité sensible vécue
comme telle. La détection n’est donc pas forcément synonyme de per-
ception, c’est-à-dire de conscience perceptive, et il y a donc là une
distinction capitale à faire entre, d’un côté, la capacité de détection d’un
signal connoté de façon négative ou positive et concernant un « trait »
spécifique du milieu extérieur ou intérieur de l’organisme et, de l’autre,
la capacité à prendre conscience d’une sensation, qui implique un vécu
du corps et de l’environnement comme tels.
Mais, en tous les cas, on ne peut espérer comprendre l’apparition
dans le règne animal d’ un « effet que cela fait » d’avoir une conscience
perceptive d’abord puis une conscience réflexive ensuite, si on en
reste justement au simple constat d’une corrélation ou d’un parallé-
lisme entre certains événements neurophysiologiques et certains états
de conscience, comme c’était déjà le cas chez l’un des pionniers de
l’étude de la perception qu’était Fechner, et comme c’est encore le cas
chez un philosophe tel que Thomas Nagel. En effet, il faut chercher à
comprendre la raison d’être et l’utilité biologique de la présence, chez
certains animaux, d’états de conscience, à défaut de trouver une cause
84 VIE ET COMPORTEMENT

chimico-physique ou physiologique servant à expliquer la conscience


par un substrat cellulaire aux propriétés contingentes, ce qui pose tou-
jours problème dans les théories matérialistes contemporaines, comme
le rappellent des penseurs et neuroscientifiques néo-dualistes modernes
(non cartésiens et évolutionnistes) tels que David Chalmers, Richard
Swinburne (Swinburne 1997), John Eccles (Eccles 1994, 1997), Mario
Beauregard (Beauregard 2007), Johnattan Harrison ou John Smythies
(Harrison 1989, Smythies 1989).
Or, il semble qu’une conception telle que celle de Bergson, par
exemple, qui pose une solidarité de la perception et de l’action, permet
de comprendre, en termes évolutionnistes, l’utilité de la conscience
comme acte mental permettant de rendre présent, c’est-à-dire de re-
présenter et de re-jouer virtuellement un état ou un acte après qu’il y a
eu détection du signal correspondant ou même après que la source de
ce signal a disparu. En effet, dans l’optique bergsonienne, la conscience
perceptive d’abord, et réflexive ensuite, reste un outil pour l’action.
Cela pourrait être rapproché aussi de l’idée de Uexküll selon laquelle
l’« Umwelt » d’un animal donné est toujours déjà un « Wirkwelt »
(Uexküll, op. cit.), c’est-à-dire un monde d’actions possibles corres-
pondant à toute la richesse de son répertoire comportemental spontané
lorsqu’il est en situation naturelle. En fait, en suivant Bergson dans sa
critique du parallélisme psychophysique naïf, on pourrait dire que la
nature ne se serait vraisemblablement pas payé le « luxe » inutile de pro-
duire chez certains animaux de la perception de qualia (expériences de
« l’effet que cela fait » de ressentir et de percevoir) en plus de la détec-
tion de signaux par simple « coquetterie », pas plus qu’elle ne se serait
payé le « luxe » de conserver un ensemble de dispositifs conscients qui
risquaient de produire une redondance sans utilité, en redoublant en
langage d’états de conscience ce qui existait déjà depuis longtemps chez
les animaux plus primitifs sous forme de langage neurophysiologique
inconscient. Au contraire, la perception, la représentation perceptive,
reste intimement liée à l’action : à travers la prise de conscience percep-
tive, c’est toujours un système d’actions déjà esquissées ou simplement
virtuellement possibles qui se dessine.
En fait, on peut définir trois niveaux de complexité et de plasticité
neuronales : les réseaux réflexes, les réseaux de coordination et les
réseaux comparateurs. Nous avons déjà vu que l’aplysie ou l’escargot,
comme la plupart des mollusques, à l’exception notable des céphalo-
podes, ont la mémoire extrêmement courte, puisque l’apprentissage chez
eux part d’une réaction conditionnée dont la « rétention » ne dure que
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 85

quelques fractions de secondes. Mais chez une araignée, par exemple,


même si l’apprentissage par habituation et modulation comportementale
est bien présent lui aussi, la catégorisation comparative devient plus
nuancée, et la capacité de rétention temporelle de la mémoire procé-
durale impliquée devient plus performante. Si l’on place un diapason
vibrant à une fréquence bien spécifique sur la toile d’une araignée, son
système comparateur repère instantanément la fréquence comme étant
celle qui est caractéristique des mouvements d’une proie. L’araignée se
précipite alors et mord le diapason sans aller cependant plus loin dans
son comportement car il manque l’autre trait typique de la présence
d’une proie, à savoir l’émission d’une phéromone spécifique. Si l’on
réitère la stimulation vibratoire, elle se précipite à nouveau, comme si un
programme automatique était enclenché et que tout se déroulait comme
du papier à musique préécrit sortant d’un orgue de barbarie.
Mais ce qui est intéressant, c’est que son répertoire comportemental
n’est pas complètement celui, prédéterminé, d’un automate, étant donné
que, au bout de la troisième ou quatrième stimulation avec le diapason,
cette arachnide finit par ne plus bouger, car elle a réussi, à ce moment-là, à
dissocier la présence du signal vibratoire du déclenchement du comporte-
ment de prédation en dissociant, dans son répertoire, le signal vibratoire du
signal phéromonal. Autrement dit, elle a réussi à créer une nouvelle caté-
gorisation qui lui indique, même sans qu’elle ait besoin de représentations
mentales conscientes, que si un signal vibratoire survient sans l’émission
d’une phéromone, alors il doit s’agir d’un leurre ou plutôt d’une présence
sans importance vitale ni utilité pour elle. Cependant, l’araignée ne retient
pour ainsi dire cela que dans une sorte de micro-« mémoire de travail »
à court terme, déjà plus longue que la rétention sensorielle d’habituation
chez l’aplysie, mais sans commune mesure avec la mémoire épisodique
des « représentations mentales d’objets séparés », qui commence à se
développer avec ce seuil organisationnel que l’on rencontre chez certains
oiseaux capables de se souvenir de l’emplacement visuel de plusieurs
caches de nourriture au bout de plusieurs mois...
En ce qui concerne maintenant l’existence de qualia, c’est-à-dire
d’expériences qualitatives conscientes du corps ou du monde, chez cer-
tains types d’invertébrés tels que les arthropodes, cela reste hautement
spéculatif et improbable, en dépit de ce qu’un philosophe contemporain
tel que Michael Tye ou un neurobiologiste tel que Bruno Swinderen
(Swinderen 2003) affirment, étant donné que la catégorisation et
l’apprentissage que l’on observe chez ces êtres passent par une mémoire
procédurale à très court terme, et étant donné, surtout, que le rapport que
86 VIE ET COMPORTEMENT

ces animaux entretiennent entre leur « milieu intérieur » et le « milieu


extérieur » semble très « détaché ». En effet, il ne semble pas y avoir chez
les arthropodes, par exemple lors de blessures ou d’amputations graves,
de réaction comportementale différenciée marquée qui serait susceptible
de témoigner d’un sens du corps propre et d’un attachement à ce corps
sur la base d’une conscience proprioceptive de sa forme exacte et de ses
limites, et ce, justement, en dépit du fait qu’il existe déjà pourtant à ce
niveau des signaux intéroceptifs différenciés des signaux extéroceptifs.
Tout se passe comme si l’organisme de ces invertébrés mollusques ou
articulés était une composition complexe de systèmes ganglionnaires plus
ou moins autonomes et coordonnés, et non un tout intégré formant une
individualité vivante nerveusement centralisée qui serait en disposition
de devenir plus tard une subjectivité consciente de son corps.
Mais, même à ce niveau d’organisation, où l’on peut effectivement
accepter l’hypothèse probable d’une absence de conscience perceptive
et de « représentation mentale d’objets », il y a tout de même déjà,
comme nous l’avons vu, beaucoup plus qu’un automate robotique ou
qu’un avatar des anciens animaux-machines, mais en même temps il y
a évidemment tout de même encore beaucoup moins qu’une subjectivité
consciente digne de ce nom.

Le vivant et la machine,
l’animal et le robot

Comme le fait remarquer Michel Troublé 4 dans son ouvrage écrit en


collaboration avec le philosophe Michel Lefeuvre et conçu comme une
critique des théories de l’intelligence artificielle appliquées au vivant,
les différences existant entre un être vivant en général et une machine
d’abord, et entre un animal et un robot mimétique ensuite, sont notables
et fondamentales (Lefeuvre et Troublé, 2003).
Il manque aux robots mimétiques, premièrement, les capacités
que l’animal même le plus basique possède par excellence, à savoir
les facultés de catégorisation qualitative autonome et de modulation
inventive de cette catégorisation. Deuxièmement, il leur manque aussi,
et surtout, les qualia des animaux plus évolués, c’est-à-dire les expé-
riences qualitatives vécues dans les perceptions extéroceptives ou dans

4. Docteur ès sciences et directeur scientifique d’une société de recherche en robotique et en


intelligence artificielle.
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 87

les sensations intéroceptives, bref dans tout ce qui, chez un animal,


n’étant pas seulement réactif mais aussi et surtout perceptif, forme des
états de conscience dignes de ce nom. Par ailleurs, un robot ne serait
autonome à la manière d’un animal explorant son environnement que
s’il pouvait rester de sa propre initiative en état de fonctionnement
dans le milieu généralement hostile qui constitue son environnement et
qui ne peut que dégrader à la longue son milieu intérieur, c’est-à-dire
sa structure organique interne et le milieu physiologique dans lequel
vivent ses organes récepteurs affleurant au-dehors. Or, manifestement,
aucun robot n’est capable de ce genre d’autonomie authentique qui est
pourtant développée chez l’animal sans programmation exhaustive,
puisqu’un robot, même très perfectionné et disposant d’un système dit,
à tort, de « reconnaissance » et d’« apprentissage » comme c’est le cas
pour le petit robot baptisé Darwin par le Pr Edelman ou le Khepera de
l’Animatlab du Pr Meyer, ne peut jamais réellement discerner entre
deux objets nouveaux en les catégorisant par un choix qui sélectionne
de façon imprévue, c’est-à-dire non contenue dans une programmation
exhaustive en amont, la liaison entre capteurs et effecteurs qui assurera
la pérennité de l’individualité engagée dans ce choix. Enfin, en ce qui
concerne la constitution d’une individualité organisée dotée d’un milieu
intérieur propre qui cherche à s’autopréserver, les robots actuels, réputés
par un abus de langage « intelligents » voire « sensitifs » (tels que les
animaux électroniques expérimentaux ou de compagnie baptisés « ani-
mats » ou « animatronics »), sont sans nul doute dépourvus d’un tel sens
de l’individualité, ne serait-ce qu’à un niveau inconscient, étant donné
qu’ils ne modifient en rien leur comportement selon que la stimulation
de leurs circuits est endogène ou exogène et qu’ils n’adoptent donc pas
un comportement d’évitement si leurs circuits sont mis à nu.

La perception consciente et la détection non consciente :


l’animal et le zombi organique

L’on pourrait très bien imaginer, en restant dans un cadre de descrip-


tion d’un fonctionnement impersonnel en troisième personne, dit David
Chalmers (Chalmers 1996), un sosie d’un être animal, humain ou non
humain – mais dans son argument il s’agit d’un sosie humain doté de
langage – qui serait en réalité un double ayant toutes les apparences
et comportements complexes d’un être humain normal, en dépit du
fait qu’il n’aurait aucune vie intérieure consciente, même basique,
88 VIE ET COMPORTEMENT

c’est-à-dire qu’il serait tel un automate de chair perfectionné réagissant


normalement aux sollicitations extérieures et aux interactions sociales,
mais incapable de se représenter l’effet que cela fait de percevoir le
monde et d’en être affecté.
Concernant le type de zombis organiques parfaitement mimétiques
invoqués par Chalmers, il y a des inconvénients assez lourds dans ce
type d’expériences imaginaires qui font intervenir des zombis pour sou-
ligner la spécificité des animaux humains ou non humains en tant qu’ils
possèdent une certaine présence à eux-mêmes et au monde, qualitative-
ment connotée, formant une perspective vivante en première personne.
En effet, des zombies organiques mimétiques, imaginés comme faisant
preuve d’un à-propos verbal stupéfiant, dans le cas d’un double humain,
ou d’une adaptabilité très souple et polyvalente, dans le cas d’un double
animal, sont peu plausibles, car c’est justement la présence d’états de
conscience chez un animal évolué qui, en complétant et rééquilibrant les
causes comportementales mécaniques par l’introduction de motivations
et de valorisations psychologiques signifiantes, modifie son répertoire
comportemental et lui apporte une flexibilité et une inventivité inédites
dans tout le règne du vivant. L’enjeu est ici de montrer qu’il peut y avoir
une détection sans perception et donc que la perception, en tant qu’accès
conscient à une qualité sensible et en tant que première forme de repré-
sentation, apporte un avantage et une propriété qui ne pouvaient pas
exister auparavant et qui sont le propre de l’animal évolué (Kirk 2005,
Marton 1998). Un type de zombi moins théorique et plus réaliste que
le zombi à la Chalmers, serait le type d’êtres somnambules et hagards
représentés dans certains mauvais films d’épouvante. Ce type de zombi
est plus plausible car il s’agirait simplement d’une radicalisation de
l’effet déjà obtenu chez les êtres humains réellement « zombifiés » en
Haïti et ayant survécu pour témoigner : le terme créole « zombi » désigne
ainsi, à l’origine, un être humain ramené au rang de bête servile sans
volonté, à la suite de l’administration d’une drogue tirée du tétraodon
(ou poisson-globe) et induisant un état d’absence mentale intermittente
et surtout de perte d’auto-activation corporelle et de sensibilité.
L’hypothèse que nous voudrions envisager à présent se situe à un
niveau justement légèrement supérieur à cet état atteint avec des drogues
incapacitantes : il s’agit de l’hypothèse d’un état de détection sublimi-
nale permanent et intégral, à un niveau de régression juste en deçà de
cette semi-conscience zombifiée. Cette catégorie de zombis est plus éclai-
rante en ce qui concerne le statut et la place de la conscience animale
dans la nature, étant donné qu’il n’est plus question d’un simple double
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 89

imaginaire parfait sans « intériorité » mentale, mais bien plutôt du cas,


plus plausible, d’un être animal auquel l’on retirerait la capacité de passer
du stade de la détection d’un signal physique à celui de la perception
effective d’une qualité psychologique associée à ce signal physique. Un
tel être serait intégralement (dans toutes ses modalités sensorielles) dans
la situation extrême de certaines personnes qui sont atteintes de blindsight
ou cécité mentale (dans une seule modalité sensorielle, donc). Ces per-
sonnes, en effet, n’ont pas de cécité induite par une détérioration du nerf
optique ou de la rétine, et elles peuvent tout à fait détecter de façon subli-
minale la présence ou l’absence, le degré d’intensité et la configuration
d’un stimulus visuel présenté à elles sous la forme, par exemple, d’une
petite image simple dans la partie lésée de leur hémi-champ visuel, mais
cependant, lorsque l’expérimentateur leur demande si elles ont aperçu
quelque chose dans leur champ visuel, elles répondent invariablement que
non, alors même que la figure ou l’objet présentés devant eux est demeuré
visible pendant un long moment, suffisamment en tout cas pour passer
le seuil des perceptions subliminales chez un être humain normal. Mais
si, par la suite, on leur présente une liste de figures ou d’objets contenant
ce qui leur a été montré au cours de l’expérience, l’on se rend compte
qu’elles désignent instinctivement de façon correcte, mais sans justifica-
tion adéquate, l’objet cible tout en affirmant que leur choix s’est effectué
au hasard, incapables qu’elles étaient de « savoir » lequel était le bon
en l’absence d’une perception. Ces personnes n’ont pas eu d’expérience
visuelle consciente, pas d’effet qualitatif produit par la représentation
explicite d’un objet, étant donné que ce type d’effet n’est plus accessible
pour eux. Cependant, il y a bien eu détection et même catégorisation d’un
signal optique ayant une certaine configuration. Ces gens, paradoxale-
ment, voient sans savoir qu’ils voient car ils ne s’en rendent pas compte,
privés qu’ils sont de l’éprouvé subjectif d’une expérience perceptive qua-
litativement vécue comme telle (Holt 2003).
Certains auteurs (Wegner 2002) voient dans ces données cliniques
une preuve du caractère épiphénoménal (dépourvu de pouvoir causal) de
la vie mentale consciente par rapport à l’activité neuronale inconsciente
de traitement de l’information élaborée au cours de l’évolution cérébrale
des animaux primitifs, un peu comme la fumée s’échappant de façon
incidente et dérivée de la cheminée d’une machine à vapeur en marche
(Huxley 1978). Or, ce n’est pas forcément une interprétation légitime,
bien au contraire.
En effet, premièrement, même si l’on admet certains postulats anti-
finalistes dans une optique néo-darwinienne, l’on peut encore toutefois
90 VIE ET COMPORTEMENT

se demander si l’existence d’états de conscience aurait été vraiment


retenue et raffinée dans le règne animal au cours de la sélection naturelle,
si elle n’avait pas procuré un avantage sélectif décisif aux êtres qui en
étaient dotés. Et, deuxièmement, si nos états de conscience étaient vrai-
ment de purs épiphénomènes sans pouvoir de rétro-action authentique
survenant à la surface d’un inconscient organique qui nous déterminerait
de part en part, comment alors rendre compte du fait que nous ayons
développé, à partir du type d’indétermination réflexe plus ou moins
grande introduite dans le monde par la vie animale primitive, une capa-
cité à nous reconnaître nous-mêmes comme source de l’action volontaire
en distinguant de l’intérieur, grâce à l’effort et à l’attention, un acte qui
vient de nous, comme un mouvement inhibé ou planifié par exemple,
d’un acte qui s’impose à nous et se déploie sans notre assentiment,
comme une réaction réflexe, par exemple ? Cela a été empiriquement
étayé dans la psychologie du développement, où il est question de la
première notion du « soi » qu’acquiert l’enfant grâce à l’expérience
de l’agentivité contrôlée 5 (Roessler, Eilan 2003). Quant à la confirma-
tion expérimentale d’une telle thèse, elle avait déjà été apportée par les
célèbres expériences d’électrostimulation corticale menées par Wilder
Penfield, où les sujets faisaient intuitivement la différence, sans indice
visuel ou tactile, entre un acte musculaire proprioceptif voulu venant
d’eux-mêmes et un tel acte généré en eux à leur insu par stimulation du
cortex moteur dans leur boîte crânienne ouverte et située hors de leur
champ de vision (Penfield 1975, Denton 1993).
L’apparition d’états de conscience dignes de ce nom et d’une telle
« appropriation » des actes, n’était possible que chez des animaux qui,
en se détachant de l’enracinement indifférent du végétal et de la routine
du réflexe, ont développé une ouverture au monde et une préoccupation
pour la différence vécue entre le « soi » et le « non-soi », ce qui appelait
nécessairement une identification d’objets représentés comme formant
des entités séparées, une représentation de l’effet que cela fait d’avoir
une sensation donnée dans une partie du corps, une capacité de former
des souvenirs sur la base des représentations, et enfin une capacité de
prédiction et d’anticipation des événements ou des comportements des
congénères, d’abord à partir d’une interprétation purement fondée sur
une association mnésico-perceptive, puis, bien plus tard, chez certains

5. C’est-à-dire la capacité non seulement à se reconnaître soi-même comme étant le sujet et la


source des actions volontaires, mais aussi la capacité à inhiber et à diriger de façon sélective
et prolongée une action délibérée et devenant réfléchie.
AU-DELÀ DU RÉFLEXE ET DU SIGNAL 91

primates, à partir d’une interprétation donnant accès, via l’empathie et


l’usage de « concepts mentaux » (croyances, désirs, etc.) attribués à une
altérité agissante, à l’idée de l’existence des « autres esprits ». C’est
ce que, depuis les primatologues Premack et Woodruff, l’on nomme
l’acquisition d’une « théorie de l’esprit » (Tomasello 2000).

Conclusion

Les dispositions comportementales animales constituent un intermé-


diaire original et décisif qui se situe entre le niveau réflexe et le niveau
réflexif. C’est une véritable révolution du vivant qui est synonyme de
naissance des premiers degrés de l’adaptabilité apprise, aussi, donc, du
goût du risque et de l’exploration, et de la préoccupation vitale face à
la découverte de l’individualité et de l’altérité véritables. Ce n’est que
chez l’animal que pouvait apparaître, d’abord la catégorisation modu-
lable des signaux vitaux (ne s’accompagnant pas encore de conscience),
puis, ensuite, à partir d’un certain seuil d’organisation cérébrale, une
vie mentale consciente faisant du simple signal une sensation vécue, et
procurant, par la vigilance attentionnelle, une voie dilatoire de sortie de
la boucle stimulus-réflexe permettant de s’adapter de manière plus fine
et plus inventive à la contingence des événements de l’environnement.
Ces dispositions animales décisives ont aussi donné lieu à une forme de
conscience de soi préréflexive constituant le soubassement muet de notre
propre conscience réflexive humaine, mais sans y être assimilé pour autant,
étant donné les différents modes de vie et milieux à prendre en compte
dans la comparaison homme-animal. Si l’on veut obtenir une vision adé-
quate et nuancée des orientations cognitives spécifiques qui caractérisent
le monde animal, il ne faut ni animaliser la conscience humaine en en
réduisant la spécificité propre au profit d’analogues animaux largement
sur-interprétés, ni humaniser de façon abusive l’animal en le déformant
par la projection sur lui de nos propres attendus psychologiques et sociaux,
projection abusive qui a pu conduire parfois à assimiler, avec un enthou-
siasme trop hâtif, certains animaux à des personnes mentales et morales 6
ou au contraire à rabaisser, avec beaucoup de négligence et d’injustice,

6. Voir à ce sujet la critique que les primatologues M. Tomasello et D. Povinelli font de la tenta-
tive d’assimilation des singes anthropoïdes à des personnes humaines socialisées et conscientes
d’autrui en tant qu’alter ego (Povinelli 2000 ; Povinelli et Prince 1998 ; Tomasello 2000).
92 VIE ET COMPORTEMENT

certains autres animaux au rang de pures machines biologiques ou de


purs objets 7. Contre cela, il faut rappeler ici que les animaux un tant soit
peu évolués ont un comportement téléologiquement orienté qui exprime
une forme d’intentionnalité apprise et flexible et que certains d’entre eux
sont même très vraisemblablement dotés d’états de conscience.
Ce n’était que chez les animaux que le système fonctionnant en
termes de signaux-stimuli aveugles pouvait être complété utilement par
un système fonctionnant en termes de sensations-sens qualitatifs, puis
en termes de signes-symboles chez certains hominidés évolués possé-
dant certaines capacités méta-représentationnelles. De la même façon,
une deuxième grande révolution corrélée à la première n’aurait pas été
possible ailleurs que dans le règne animal, à savoir le passage d’un
système passif et réflexe à un système agentif et réflexif. Cela s’est
effectué par le passage de la pure pulsionnalité de vie et de croissance
que l’on trouve chez le végétal à une forme d’existence affectée, active
et exploratoire impliquant une adaptabilité rapide et une capacité d’ap-
prentissage (même minimales) d’abord, puis une vie mentale consciente
du monde et de soi-même. Il y a bien des niveaux d’organisation et
des cheminements phylogénétiques différents dans le monde animal.
Mais, tout en tenant compte de chacun de ces paliers d’organisation
structurellement liés, l’on peut affirmer que les animaux ne sont ni de
simples organismes végétaux complexifiés, ni des automates robotiques
programmés, ni des zombis organiques sans états de conscience.

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7. L’on peut facilement retracer l’héritage et les avatars d’une telle vision, depuis la thèse
mécaniste de Descartes sur les animaux-machines jusqu’aux développements modernes
tardifs du béhaviorisme antimentaliste radical de Watson ou Skinner, ou encore aux thèses
de philosophes contemporains tels que D. Dennett (hétérophénoménologie fonctionnaliste
admettant la validité de la cybernétique et faisant abstraction de la conscience phénoménale)
ou P. Carruthers (approche refusant aux animaux non humains non seulement la conscience
réflexive mais aussi la conscience phénoménale de base, sous prétexte qu’ils n’ont pas la
capacité à former des « pensées d’ordre supérieur » réputées seules capables de rendre
présent à l’esprit d’un être le contenu de ses « percepts »).
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3
La technicité animale à la lumière
de la philosophie de l’individuation
de Gilbert Simondon

Xavier Guchet

Introduction

Force est de constater que Gilbert Simondon (1924-1989) a consacré


très peu de développements philosophiques au problème de la technicité
animale. Il ne fait pour ainsi dire aucune allusion à cette question dans
les chapitres de sa thèse principale (Simondon [1964] 2005) consacrés
à l’individuation des êtres vivants, à l’exception toutefois d’une note de
bas de page évoquant les édifices très complexes construits par les ter-
mites. On trouve certes dans la courte, et par conséquent très sélective,
bibliographie de Du mode d’existence des objets techniques (Simondon
[1958] 1989) une référence à un ouvrage consacré aux outils chez les
êtres vivants (Tétry 1948), écrit à la fin des années 1940 par Andrée
Tétry, une élève de Lucien Cuénot. Simondon mentionne cet ouvrage
dans le cours sur l’invention et le développement des techniques qu’il
donne aux agrégatifs en 1968-1969, en très bons termes d’ailleurs, mais
n’en fait pas pour autant le point d’appui d’une réflexion approfondie
sur la technicité animale. Celle-ci est effectivement abordée dans le
cours, mais de façon très rapide. On ne trouve qu’un seul développement
vraiment significatif, quoique assez court, sur la technicité animale dans
un cours sur l’imagination et l’invention datant du milieu des années
1960 (Simondon [1965-1966] 2008). Toutefois, malgré ce cours et les
quelques occurrences du thème dans l’ensemble des écrits de Simondon,
96 VIE ET COMPORTEMENT

il est indéniable que la question des techniques chez les animaux n’est
pas chez lui une question centrale. Le titre de l’article, suggérant que la
philosophie de Simondon est de nature à jeter un éclairage intéressant
sur le problème de la technicité animale, peut par conséquent surprendre.
On justifiera cette hypothèse en montrant que si elles sont effectivement
marginales, les réflexions de Simondon sur la technicité animale n’en
sont pas moins très originales, pour l’époque surtout, et qu’elles font
écho à des développements récents des travaux en éthologie. Il apparaît
clairement, dans le cours sur l’imagination et l’invention notamment,
que la technicité animale peut être décrite et étudiée à l’intérieur du
cadre conceptuel de la philosophie de l’individuation que Simondon
déploie dans sa thèse principale. La technicité animale est appréhendée
comme un moment de l’individuation vitale et c’est en définitive à
une réévaluation d’ensemble de celle-ci, et partant du comportement
animal, que nous introduit l’étude des techniques chez les animaux. La
confrontation entre les développements de l’éthologie contemporaine et
les analyses de Simondon sur cette question, sous-tendue par l’ensemble
de sa philosophie de l’individuation, mérite par conséquent d’être entre-
prise : tel est le but de cet article.

Techniques et cultures animales

Au moment où Simondon travaillait à ses deux thèses, dans les années


1950, les recherches scientifiques portant sur les techniques animales, en
particulier sur les comportements impliquant des outils en milieu naturel,
étaient encore rares. Nous savons aujourd’hui qu’il existe plus d’une
centaine d’espèces animales qui peuvent utiliser des objets extérieurs à
l’organisme comme outils, avec ou sans transformation des matériaux
utilisés (les chimpanzés étant toutefois la seule espèce, avec l’homme, à
se servir d’outils de façon systématique). Or, cette idée que les animaux
peuvent être, dans leurs milieux naturels, des manipulateurs d’outils a
mis du temps à s’imposer. Ainsi, comme le souligne Frédéric Joulian,
la première observation d’un cassage de noix en milieu naturel, publiée
dans une revue scientifique, date de 1844, mais il faut attendre plus d’un
siècle pour qu’un nouvel article scientifique consacré à cette activité de
cassage des noix soit publié (en 1951) (Joulian 1998). Il existe certes,
et cela dès le XIXe siècle, des descriptions de techniques et d’outils ani-
maux. Toutefois, faute d’observations en milieu naturel, la question n’a
LA TECHNICITÉ ANIMALE 97

pas pu être traitée aussi systématiquement qu’elle le méritait (Joulian,


Roulon-Doko 1994). L’utilisation d’outils par des primates en milieu
naturel ne commence à être observée de façon systématique qu’au
début des années 1960, avec les travaux de Jane Goodall notamment
(Joulian 2000). Les techniques animales étaient jusqu’alors autant, sinon
davantage, un objet de curiosité que d’investigation scientifique. Ainsi,
lorsque Bergson veut réévaluer la définition de l’homme comme homo
sapiens en faisant remarquer que la fabrication d’objets artificiels, et
non la faculté des concepts, caractérise le mieux l’intelligence humaine
(Bergson forge la notion d’homo faber pour rendre compte de cette défi-
nition de l’homme par l’intelligence fabricatrice) (Bergson [1907] 1991),
il s’appuie dans un premier temps sur les découvertes de la paléoanthro-
pologie et sur les querelles scientifiques auxquelles elle a donné lieu,
mais il suggère aussi dans un second temps, faute de mieux en quelque
sorte, d’ouvrir un « recueil d’anecdotes sur l’intelligence des animaux »,
fournissant de nombreux témoignages sur l’existence d’une intelligence
fabricatrice chez l’animal. Comment comprendre cette curieuse invi-
tation qui nous est faite par Bergson, sinon que la technicité animale
est à l’époque essentiellement affaire d’« anecdotes » justement, et non
de science ? Bergson pense probablement ici aux descriptions des arts
et métiers chez les animaux qui sont faites à l’époque, et qui reposent
essentiellement sur la multiplication d’analogies superficielles entre tech-
nicité humaine et technicité animale, sans aucune analyse comparée des
modes opératoires ou des ressources cognitives mobilisées, c’est-à-dire
sans véritable portée scientifique. Si l’on suit le conseil de Bergson et que
l’on ouvre l’un de ces « recueils d’anecdotes sur l’intelligence des ani-
maux », par exemple l’ouvrage d’Henri Coupin (1904) qui se veut « très
complet » et de bonne vulgarisation scientifique précisément sur Les Arts
et métiers chez les animaux, il faut bien admettre que les analogies entre
techniques humaines et techniques animales sont, en effet, comme le dit
Bergson, « anecdotiques ». On trouve dans cet ouvrage une classification
des arts et métiers animaux selon une grille qui est celle de l’industrie
humaine (maçonnerie, etc.), l’idée étant de montrer, d’une part, que « la
plupart de nos arts et métiers se retrouvent [...] chez les animaux » et
que par conséquent l’homme ne doit pas trop se prévaloir d’un « génie »
qu’il a en définitive en partage avec un grand nombre d’animaux, d’autre
part que, contrairement à une idée reçue, l’animal n’est pas aussi déter-
miné qu’on veut bien le dire par ses montages corporels : lui aussi, tout
comme l’homme, développe des habiletés qui ne sont pas dans la stricte
dépendance de ses « outils naturels ». En outre, chaque espèce peut varier
98 VIE ET COMPORTEMENT

les matériaux qu’elle utilise ainsi que la façon de les utiliser. La conclu-
sion d’Henri Coupin est la suivante : « toutes ces variations montrent que
l’art [chez les animaux] ne relève pas de l’instinct pur et simple, mais
rappelle jusqu’à un certain point ce que, chez l’homme, on appelle l’in-
telligence » (Coupin 1904 : 3). Le ton est presque militant, il ne s’agit pas
à proprement parler de science, il s’agit de faire admettre que l’animal
mérite le respect parce qu’il est notre « frère ».
En rupture avec ces approches « anecdotiques » des arts et métiers
chez les animaux, on voit se développer au XXe siècle des efforts pour
aborder scientifiquement la technicité animale. On peut évoquer sur ce
point l’approche d’André Leroi-Gourhan, dont le texte « Technique et
société chez l’animal et chez l’homme » (Leroi-Gourhan 1983 : 110-
123) présente les grandes lignes. Leroi-Gourhan décrit dans ce texte
l’ensemble des êtres vivants en termes fonctionnels, chaque espèce
(homme inclus) étant caractérisée par une coordination spécifique entre
trois éléments fondamentaux : les organes de relation, les organes de
préhension et le dispositif de locomotion. La grande série fonctionnelle
à laquelle appartiennent les primates se caractérise par l’existence d’un
champ antérieur qui regroupe les organes de relation et ceux de pré-
hension, les organes de locomotion étant situés sur la partie postérieure
du corps (qui est de forme allongée). C’est dans le champ antérieur
que se développe la technicité, entre les deux pôles que sont la face et
la main, du moins à l’intérieur d’une grande série de mammifères par
opposition à l’autre grande série qui est allée au contraire dans le sens
d’une dissociation du champ antérieur, le membre antérieur ayant perdu
son intégration au champ de relation : dans cette dernière série, toute la
technicité se concentre sur la face (cornes nasales ou frontales, trompes,
incisives très spécialisées des ruminants ou des chevaux, défenses des
éléphants ou des sangliers, lèvres extensibles). Le point important est
que l’homme n’est l’objet d’aucun traitement à part dans cette analyse
fonctionnelle de l’organisation biologique des êtres vivants. Les mêmes
concepts sont appliqués à l’ensemble des êtres vivants, y compris à
l’homme, sans préjuger a priori qu’il existe une « différence anthro-
pologique ». Toutefois, il n’est pas question chez Leroi-Gourhan de
technicité animale au sens d’une authentique activité technique chez
les animaux, impliquant éventuellement des outils, mais surtout des
séquences de gestes opératoires et des représentations. L’existence d’une
telle activité chez les animaux, pleinement reconnue aujourd’hui, a été
observée il y a longtemps déjà mais a mis du temps à être vraiment
acceptée. Dès 1844, pour se limiter au cas évoqué par Frédéric Joulian,
LA TECHNICITÉ ANIMALE 99

on sait manifestement que les animaux utilisent des outils. Bergson le


dit explicitement, il sait que certains animaux peuvent façonner des
instruments, fussent-ils « grossiers », ou utiliser à leur profit des objets
fabriqués par l’homme. Pourtant, en s’appuyant comme il le dit sur des
observations rigoureuses effectuées par d’autres, Henri Coupin part du
constat suivant : « Bien que ne se servant jamais d’instruments, lesquels
sont spéciaux à l’industrie de l’homme, ils [les animaux] arrivent à faire
des merveilles de solidité et même d’élégance » (Coupin, op. cit. : 4).
C’est pourquoi il faut immédiatement souligner l’infléchissement
considérable que les approches scientifiques des quarante ou cinquante
dernières années ont fait subir à ce thème de la technicité animale.
Frédéric Joulian et Dominique Lestel associent en effet le développement
scientifique de ce thème, dans les années 1940 et 1950, à l’émergence
d’une idée nouvelle issue d’observations sur les oiseaux se livrant à des
activités de décapsulage de bouteilles de lait, mais aussi sur des maca-
ques japonais se livrant au lavage des patates douces (Joulian 1994,
Lestel 2001). Cette idée est la suivante : les animaux (et non seulement
les primates) peuvent développer des comportements culturels. Or les
outils ont joué un rôle majeur dans la formation de cette idée : ce sont
en effet les variations dans les pratiques techniques des animaux qui ont
conduit les primatologues à émettre l’hypothèse que les animaux sont
culturels. Il ne s’agit plus seulement de reconnaître que les animaux ont
une certaine forme d’intelligence en partage, il s’agit de décrire leurs
activités d’après les critères que nous utilisons pour décrire les activités
humaines, et cela afin de justifier que la notion de culture ne concerne
pas seulement les groupes humains. Il faut préciser immédiatement
que décrire les activités humaines et animales selon les mêmes critères
ne signifie pas renouer avec ces « recueils d’anecdotes » sur les arts
et métiers animaux, reposant sur des analogies purement descriptives
et sans véritable portée scientifique explicative. Il s’agit au contraire
d’appliquer un principe de symétrie rigoureux, d’employer ici et là les
mêmes ressources descriptives et explicatives, les mêmes concepts, sans
préjuger quoi que ce soit touchant une très hypothétique et métaphysique
« différence anthropologique ».
L’étude du comportement animal a très longtemps oscillé entre deux
positions antagonistes et pourtant complices, « entre la position des pro-
moteurs de la cause animale, qui assimilent les primates supérieurs aux
humains, et les défenseurs d’une spécificité supérieure de l’humanité »
(Joulian 2000). Or, sous l’opposition manifeste de ces deux approches
extrêmes, se dessine une complicité plus souterraine autour de l’idée,
100 VIE ET COMPORTEMENT

partagée par les deux adversaires en présence, que, si elle existe, la


distinction entre l’homme et l’animal ne peut être qu’une distinction
d’essence. L’application d’un principe de symétrie rigoureux dans la
description et l’explication des comportements aussi bien humains
qu’animaux permet au contraire, si l’on peut dire, de « désontologiser »
le débat et d’entreprendre une véritable étude comparée, libre de pré-
jugés métaphysiques, des activités humaines et animales.
Aucune réflexion de fond n’est cependant tentée à l’époque, dans les
années 1950, pour comparer scientifiquement la diversité des compor-
tements des animaux aux activités culturelles humaines. Il faut attendre
les années 1980 et 1990 pour que des recherches comparatives se déve-
loppent de façon plus systématique et laissent espérer, comme le dit
Frédéric Joulian, une réévaluation en profondeur de la question des
origines de la technique et de la culture. L’animal ne peut plus être
considéré comme une simple catégorie biologique, il doit désormais
être appréhendé en termes de sujet et de culture, ce qui rend à la fois
nécessaire et légitime une approche franchement ethnographique des
mondes animaux. Au lieu de continuer à opposer l’homme aux animaux,
selon l’idée que seul l’être humain est culturel et relève d’une étude
de type ethnographique, mieux vaut travailler à constituer une théorie
à la fois naturelle et culturelle de la subjectivité.

En finir avec le thème


de la « différence anthropologique »

L’idée qui s’exprime ici est de désolidariser le problème des origines de


la technique, de la culture et de la subjectivité, du fameux problème de
la « différence anthropologique » : il ne s’agit plus de postuler la « dif-
férence anthropologique » pour ensuite chercher les critères distinctifs
de l’humanité, il s’agit désormais d’appréhender de façon symétrique,
en utilisant les mêmes ressources conceptuelles et méthodologiques,
les activités humaines et animales pour forger des conceptions non
anthropocentriques de la technique, de la culture et de la subjectivité. On
ne commence pas par séparer l’homme et l’animal pour chercher ensuite
les critères distinctifs des outils humains ; on commence par décrire les
techniques, et plus généralement les activités, en utilisant les mêmes
ressources pour l’homme et l’animal (les ressources de la technologie
culturelle, de l’ergonomie, de la psychologie cognitive selon Frédéric
LA TECHNICITÉ ANIMALE 101

Joulian), pour ensuite, à partir de cette approche comparative, essayer


de démarquer les « techniciens » entre eux ; quitte à retrouver, par ce
biais, l’idée d’une particularité de la formule biologique humaine. Ainsi,
à partir d’une approche des techniques animales qui mobilise les res-
sources de la technologie culturelle (en mettant au travail des concepts
habituellement réservés aux techniques humaines, comme « chaîne opé-
ratoire » ou « système technique ») et les ressources de l’ergonomie
(concepts de « tâches » et d’« activités ») pour décrire les gestes et
les processus techniques, mais aussi les ressources de la psychologie
cognitive pour décrire les connaissances engagées dans l’activité tech-
nique, Frédéric Joulian en vient à suggérer l’idée que la différence entre
outils humains et outils animaux pourrait être simplement quantitative
et non qualitative. Il nuance cette idée et situe plutôt l’originalité de la
technique humaine, bien réelle, d’une part, la transformation du matériel
lithique, par la taille (il y a un aspect qualitatif donc ; les animaux ne
taillent pas la pierre), d’autre part, dans le développement quantitatif de
cette industrie de la pierre. On constate par conséquent que désactiver le
thème de la « différence anthropologique », pour aborder par les mêmes
ressources les activités humaines et animales, n’équivaut pas du tout à
dénier toute originalité à l’homme parmi les animaux. C’est une spécifi-
cité d’essence qui se trouve déniée à l’homme et non toute spécificité.
Il faut préciser ici que l’expression « outils animaux » n’a rien d’évident
et de consensuel dans la communauté des éthologues. Il s’agit moins d’un
concept stabilisé et validé par tous que d’une expression certes commode,
mais très problématique. Frédéric Joulian introduit la difficulté contenue
dans cette expression (« outils animaux ») en évoquant un problème
auquel il s’est trouvé confronté en Afrique, lorsqu’il s’est agi pour lui
de qualifier juridiquement les objets simiens, les « outils de singe »
(pierres, bois, branches), qu’il avait recueillis sur ses sites d’observation.
La question était la suivante : faut-il ranger ces objets hétéroclites sous
la rubrique du patrimoine naturel ou sous celle du patrimoine culturel ?
Comment qualifier juridiquement ces objets simiens de façon à les faire
sortir du territoire en toute légalité ? L’expression « outils animaux » est
la solution donnée à ce problème juridique : en étant qualifiés d’outils,
ils se trouvent d’emblée classés parmi les objets culturels. Toutefois,
une fois le débat juridique tranché, la question scientifique reste entière.
On peut même dire qu’à trop vouloir focaliser l’étude des techniques
animales sur les « outils animaux », l’on continue de chercher à décrire
les comportements animaux selon la grande opposition de la nature et de
la culture, ce qui est une manière d’enfermer le débat dans l’opposition
102 VIE ET COMPORTEMENT

des « promoteurs de la cause animale » et des « défenseurs d’une spé-


cificité supérieure de l’humanité », sur fond du préjugé essentialiste qui
leur est commun. Puisque les animaux, certains d’entre eux du moins,
ont des outils, la différence essentielle de l’homme et de l’animal ne
sera plus cherchée, comme cela a longtemps été le cas, dans l’activité
de fabrication et d’utilisation des outils ; elle sera désormais cherchée
dans les outils eux-mêmes : il doit bien y avoir un critère essentiel de
distinction entre les outils humains et les outils animaux. L’expression
« outils animaux » demeure par conséquent tributaire de la métaphy-
sique de la « différence anthropologique », implicitement du moins, et
risque de faire manquer aux éthologues le programme d’une véritable
étude comparée des activités humaines et animales. Frédéric Joulian
explique ainsi que les notions de tool using et de tool making sont très
limitées et ne permettent pas de traiter vraiment scientifiquement du
problème de la technicité animale. Pour le dire autrement, ce n’est pas
parce que les animaux ne fabriquent pas et n’utilisent pas des outils
stricto sensu, réifiés et extérieurs à l’organisme, que leur comportement
doit être considéré comme purement « naturel » et rejeté en dehors de
la culture. La question de l’« objectivité » dans l’animalité, fondamen-
tale (les animaux sont-ils capables d’objectivité ?), ne recouvre pas celle
de l’instrumentalisation qui est en définitive assez secondaire.
La notion d’objectivité doit être ici comprise au sens que lui donne
Jean Piaget et que Simondon, mutatis mutandis, reprend à son compte.
Toute l’épistémologie génétique de Jean Piaget tourne autour du pro-
blème du « schématisme » de la connaissance, dès lors que les deux
solutions empiriste et aprioriste sont jugées impraticables. Comment
l’esprit peut-il construire des liaisons nécessaires, apparaissant comme
indépendantes du temps, alors que les structures mentales qui effec-
tuent cette construction sont sujettes à évolution et se constituent dans
le temps ? Problème classique en théorie de la connaissance, que Jean
Piaget aborde par les ressources conjointes de la méthode historico-
critique et de la méthode psycho-génétique. Jean Piaget pointe l’exis-
tence d’un double mouvement, constructif et réflexif, selon lequel les
schèmes de la connaissance objective se construisent par paliers suc-
cessifs, par abstraction à partir des actions du sujet (et non à partir des
qualités des objets eux-mêmes), depuis les actions immédiates sur le
monde extérieur jusqu’aux opérations formelles de la logique et des
mathématiques. Ce double mouvement, qui est à la fois d’assimilation
des objets extérieurs à l’activité du sujet, et d’accommodation au réel,
assure la conquête de la réversibilité des opérations (qui échappent ainsi
LA TECHNICITÉ ANIMALE 103

au temps) sur les actions irréversibles caractérisant les stades inférieurs.


L’objectivité se gagne par conséquent non pas contre le sujet, selon
une idée tenace (et fausse) du scientisme le plus intempérant, mais au
contraire par accroissement de son activité coordinatrice : c’est d’un
même mouvement que l’objet « s’objective » en s’éloignant de plus
en plus du donné immédiat, celui des sensations, pour valoir comme
un invariant, et que le sujet se « décentre » par rapport à son point de
vue « égocentrique » et à ses actions directes sur le monde extérieur,
pour mettre son point de vue en réciprocité avec d’autres points de vue
et établir avec ceux-ci un système coordonné d’opérations, défini par
des lois de transformation. Les opérations se définissent ainsi comme
des actions devenues réversibles et « composables » entre elles. Jean
Piaget précise que pour donner une vue exacte de ce processus qui fait
passer de l’égocentrique à l’opératoire, il faut plonger jusque dans l’ani-
malité c’est-à-dire décentrer le problème de la connaissance objective
par rapport au point de vue anthropocentrique, pour mettre en évidence
les relations entre organisations vivantes et matière inorganique. Il faut
conclure qu’il y a de l’opératoire, ou du proto-opératoire si l’on veut,
jusque dans l’animalité, c’est-à-dire que l’animal n’est pas absolument
rivé à son point de vue égocentrique et peut lui aussi coordonner ses
actions sous la forme de schèmes impliquant déjà autre chose qu’une
action directe sur le milieu. De l’objectivité au sens de Jean Piaget donc.
Celui-ci peut par conséquent écrire, en 1950, que toutes les formes de
l’intelligence animale sont « à placer dans la catégorie “sujet”, ou plutôt
“histoire du développement du sujet” et non pas seulement “objet” »
(Piaget 1950 : 327-328).
L’absence d’outils réifiés chez de nombreuses espèces animales
n’autorise ainsi pas à conclure que celles-ci relèvent de catégories
descriptives purement biologiques. C’est la raison pour laquelle, en
appliquant son principe de symétrie à l’étude des activités humaines et
animales, Frédéric Joulian propose d’importer dans l’éthologie la notion
anthropologique maussienne de « techniques du corps ». L’existence de
« techniques du corps », ou de « techniques non outillées », implique
l’existence d’une tradition (Mauss) ainsi que de mécanismes assurant
la transmission de cette tradition, c’est-à-dire d’une culture. La culture
ne s’applique pas uniquement aux « techniciens » qui possèdent des
outils extériorisés. Il est vrai que l’application aux animaux du concept
de « techniques du corps », que Frédéric Joulian lui-même manie avec
prudence, ne se fait pas sans difficulté. Ainsi que le souligne Georges
Guille-Escuret (Guille-Escuret 1994), ne récupère-t-on pas en effet par
104 VIE ET COMPORTEMENT

là l’idée d’« outils naturels » comme le bec ou la nageoire, c’est-à-dire


l’idée d’une assimilation des techniques animales aux « instruments
corporels modelés par l’évolution [...] en continuité avec l’organe » ?
En quoi les « chaînes opératoires » sans outils se distinguent-elles des
comportements dits « naturels » ? Les grands partages métaphysiques de
la nature et de la culture, de l’homme et de l’animal ne se trouvent-ils
pas du coup réactivés ?
Si la technicité animale a été très souvent abordée du point de vue
essentialiste de « la différence anthropologique » c’est, en effet, en
bonne partie du moins, parce qu’elle a souffert du primat accordé au
thème de l’outil et en particulier à la différence entre outils « naturels »
(par exemple les pinces du crabe) et outils « artificiels », fabriqués et
souvent considérés comme le propre de l’homme. Les difficultés du
concept d’« outil naturel », toujours suspect de servir la cause des
tenants de la « différence anthropologique », apparaissent très claire-
ment dans l’ouvrage déjà évoqué d’Andrée Tétry. Elle décrit dans son
livre un grand nombre de cas de ressemblances morphologiques et fonc-
tionnelles entre les organes-outils des animaux (par exemple les pinces
des crabes, etc.) et certains objets d’artisans ou même d’ingénieurs.
Les problèmes qui se posent aux animaux et même aux plantes sont
des problèmes d’ordre mécanique, ce sont par exemple des problèmes
de fixation, d’adhérence, d’accrochage. Or ces problèmes admettent un
nombre limité de solutions. Il n’y a pas une infinité de solutions pour
résoudre un problème de fixation et ce sont les mêmes que l’on va
trouver chez l’animal et chez l’homme. Les ressemblances morpho-
logiques et fonctionnelles entre outils naturels et outils fabriqués, qui
paraissaient inexplicables autrement que par l’imitation (selon l’idée,
fausse, que l’homme a pu imiter la nature pour fabriquer ses outils) ou
par l’invocation d’une cause intelligente dans la nature, ce qui réintro-
duit un finalisme inacceptable dans la science, s’expliquent donc par
un phénomène de convergence fonctionnelle. La convergence n’est pas
un mystère, elle est la traduction d’une réalité d’ordre opératoire. La
comparaison entre organes-outils et outils fabriqués fait dès lors appa-
raître des analogies qui sont de nature technologique. Les outils chez
les hommes et chez les êtres vivants sont susceptibles d’être décrits par
les mêmes concepts fonctionnels.
Toutefois, par-delà ces ressemblances, il existe selon Andrée Tétry
une différence fondamentale entre les outils des animaux et ceux
que l’homme fabrique : les premiers font en effet partie intégrante de
l’animal, celui-ci ne peut pas abandonner ses organes-outils pour en
LA TECHNICITÉ ANIMALE 105

adopter d’autres ; au contraire, les outils humains sont détachés du corps


et sont par conséquent susceptibles d’être abandonnés. Dans une analyse
somme toute très aristotélicienne, Andrée Tétry souligne que l’outil
naturel est indissociable de la cause qui le meut, il a donc en lui-même
le principe de son propre mouvement ; l’outil humain a quant à lui son
principe de mouvement dans une cause extérieure à lui. L’outil fabriqué
est le propre de l’espèce humaine. Sa fabrication et son utilisation sont
en outre rendues possibles par la représentation d’une intelligence qui
se détermine à agir d’après des fins : « la naissance de l’outil fabriqué,
index de l’activité spécifiquement humaine, ne comporte aucun mys-
tère ; généralement on sait la date de sa création ; on connaît le nom
de l’inventeur. Celui-ci a imaginé un nouvel outil capable d’effectuer
un travail déterminé ; il en a conçu le plan, l’a réalisé en utilisant des
matériaux convenables et en guidant l’élaboration de ceux-ci. La repré-
sentation anticipée de l’outil, c’est-à-dire du but ou de la fin à atteindre
(cause finale) conditionne sa production qui est donc un acte articulé,
précédé d’une idée et opérant comme une cause » (Tétry, op. cit. : 310-
311). Pour résumer, selon Andrée Tétry l’extériorité technique implique
l’existence d’une intelligence qui se représente un but ; or cette intelli-
gence capable de représentations finales fait défaut à l’animal, il n’y a
par conséquent pas d’extériorité des outils chez les êtres vivants. Jusqu’à
la fin des années 1940 donc, des travaux scientifiques refusent encore
l’idée d’un outillage extériorisé dans l’animalité (en opposition à des
observations pourtant attestées), pour maintenir intacte la « différence
anthropologique » sous la forme d’une différence de nature entre les
outils « naturels » et les outils proprement humains, c’est-à-dire les
outils fabriqués et impliquant une intervention de la faculté des concepts.
Si les outils animaux sont des outils « naturels », alors en effet l’homme
apparaît comme le seul être capable de comportements non naturels.
Renoncer à cette approche par les outils stricto sensu (c’est-à-dire
abstraits des « chaînes opératoires » et des « systèmes techniques »
complexes dans lesquels ils fonctionnent, dans le cas de l’homme aussi
bien que dans celui des animaux) apparaît par conséquent comme une
condition nécessaire pour qu’il soit possible de se défaire de ce thème de
la « différence anthropologique » quand il s’agit de décrire les compor-
tements techniques animaux. À rebours de cette fixation sur le thème de
la « différence anthropologique », Frédéric Joulian peut alors proposer
de reconnaître aux animaux une sorte de faculté de catégorisation, c’est-
à-dire « la capacité [qu’ont les] animaux [de] former des représentations
en découpant le réel en des ensembles stables et partagés par l’espèce ou
106 VIE ET COMPORTEMENT

le groupe » (Joulian 1998 : 129) ; faculté de catégorisation éclairée elle-


même par le concept d’objectivation définie comme une « représentation
consciente et partagée par l’ensemble du groupe de connaissances géné-
rales ou spécifiques ». Or, « une telle définition, précise Frédéric Joulian,
n’est pas loin d’être remplie par les chimpanzés casseurs de noix ». Il
faut de nouveau préciser ici, pour éviter tout contresens, que par objec-
tivation ou catégorisation, il ne faut pas entendre instrumentalisation.
Il peut y avoir, il y a même souvent dans l’animalité, de l’objectivité
sans instrumentalité (au sens de l’objectivité définie précédemment, à
partir des travaux de Jean Piaget). Au-delà de la présence ou de l’ab-
sence d’outils réifiés, extérieurs à l’organisme, il convient d’analyser les
séquences opératoires, les ensembles coordonnés de gestes impliquant
des savoir-faire, des habiletés, des représentations que les éthologues
ont rarement décrits pour eux-mêmes. André Leroi-Gourhan avait déjà
montré que pour forger une représentation d’ensemble de l’activité
humaine, il fallait renoncer « à l’objet, en particulier à l’outil, [pour
l’insérer dans] une formule force + matière = outil [...] qui donne l’objet
extériorisé comme une sorte de dialogue, plus riche que la classification
purement morphologique d’un outillage » (Leroi-Gourhan [1943] 1971 :
318-319). Il convient d’entreprendre la même approche en éthologie et
de resituer les (éventuels) outils animaux dans les « chaînes opératoires »
susceptibles d’être décrites par les mêmes concepts que ceux utilisés en
paléoanthropologie (moyennant sans doute quelques aménagements).

L’apport de Gilbert Simondon

Malgré la rareté de ses analyses sur la technicité animale, le détour par


la philosophie de Simondon se justifie pour au moins trois raisons : la
première est que le texte déjà mentionné du cours sur l’imagination et
l’invention est susceptible de jeter un éclairage original sur cette ques-
tion et, pourquoi pas, de suggérer aux éthologues des pistes de réflexion
nouvelles (en évoquant comme on va le voir l’idée qu’il y a de la coordi-
nation opératoire, c’est-à-dire de l’objectivité technique dans l’animalité,
non réductible à l’instrumentalisation) ; la seconde est que Simondon
accorde un privilège à la description des processus, des opérations, par
rapport à celle des structures constituées. Frédéric Joulian fait remarquer
que si l’on considère les outils des animaux en dehors des processus et
des connaissances qui les déterminent, ils sont qualitativement équivalents
LA TECHNICITÉ ANIMALE 107

à beaucoup d’outils humains. Une pensée privilégiant les processus peut


se révéler féconde dès lors précisément qu’il s’agit de replacer les objets
techniques dans des dynamiques de production (impliquant la mobilisation
de ressources cognitives) et d’usage (dont la description relève des concepts
de la technologie culturelle : « chaîne opératoire », « système technique ») ;
la troisième raison est que Simondon envisage explicitement l’idée de
culture animale à la fin de la seconde leçon d’introduction au cours de
psychologie générale qu’il donne en Sorbonne dans les années 1960.
Il dit en effet la chose suivante, à la suite d’un commentaire consacré
à La Fontaine : « On pourrait évidemment ajouter (il ajoute presque
[Simondon parle de La Fontaine], il parle des animaux sociaux, et je me
demande si à ce moment il a songé à cela, c’est possible), qu’il y a des
aspects culturels chez les animaux, ce qu’on appelle une culture dans cer-
taines sociétés animales. On a trouvé en particulier que certaines sociétés
de lions, à certains endroits, ont des manières de chasser qui ne sont pas
les mêmes que celles que d’autres sociétés de lions mettent en pratique à
d’autres endroits. Par exemple la façon de cerner la proie, de rabattre les
proies en faisant des associations d’une trentaine ou d’une quarantaine
d’animaux qui s’éloignent beaucoup et qui ensuite se rapprochent de
façon à chasser les proies vers le centre du cercle qui se referme. Ce sont
des formes culturelles et pas seulement instinctives » (Simondon 2004 :
91-92). Cet exemple de la chasse des lions n’est pas anodin : Simondon
évoque ailleurs, dans le cours sur l’invention et le développement des
techniques de 1968-1969, l’existence chez l’homme d’une technique
primitive de chasse, antérieure à la fabrication d’outils et d’instruments,
consistant « à rabattre vers des falaises et effrayer des animaux, ou à les
pousser vers des pièges, vers une rivière » (Simondon 2005 : 86). La
mise en rapport de ces deux exemples indique que Simondon, même
s’il n’a pas poussé davantage ses investigations sur ce point, était bien
près de réévaluer des notions comme la culture et même la subjectivité,
traditionnellement réservées à l’homme, à l’aune d’une comparaison sys-
tématique entre conduites humaines et conduites animales en décrivant
ces conduites d’un point de vue technologique non limité aux descrip-
tions d’outils. Ces notions ne sont pas thématisées chez Simondon à
partir du thème de la différence anthropologique : l’un des points fon-
damentaux de sa réévaluation des sciences humaines est que l’objet de
ces sciences ne peut justement pas être l’homme donné sur fond d’une
différence (quelle qu’elle soit) entre lui et l’animal. Dans le cours sur
l’invention et le développement des techniques, il entend ainsi déve-
lopper une étude des techniques selon une perspective de « technologie
108 VIE ET COMPORTEMENT

comparée » qui ne ferait pas le partage entre l’homme et les animaux.


Il s’agit de partir des différentes solutions (techniques) données par les
hommes aussi bien que par les animaux aux problèmes que pose leur
confrontation à la matière, en ordonnant ces solutions « en fonction à la
fois de leur unité fonctionnelle [c’est-à-dire du point de vue de l’adapta-
tion de l’organisme à son milieu] et de leur perfection, ou autocorrélation
interne [c’est-à-dire du point de vue des relations d’interdépendance
énergétique et fonctionnelle qui s’établissent entre les différentes parties
de l’objet technique] » (Simondon 2005 : 85). Simondon entend par là
se donner un « critère normatif de l’acte d’invention qui institue ces
médiations » (ibid. : 85-86), applicable par conséquent aussi bien à la
technicité humaine qu’à la technicité animale.
Il faut apporter quelques précisions sur la philosophie de l’individua-
tion de Simondon pour comprendre la portée de cette approche en termes
de « technologie comparée ». Simondon appelle individu véritable, par
opposition à « être individué » (qui est incomplètement individu), la
réalité d’une relation entre deux relations : entre une relation à soi et
une relation au monde. L’individu en effet a été envisagé par la tradition
philosophique occidentale de deux points de vue apparemment incompa-
tibles : l’individu a été défini comme étant le même que lui-même (selon
l’identité à soi donc) ; il a aussi été défini comme ce qui est différent
de tous les autres. Or, rien ne permet d’affirmer que ces deux aspects
de relation à soi et de relation à ce qui n’est pas soi sont compatibles
entre eux. L’individuation est précisément l’établissement d’une relation
de compatibilité entre ces deux aspects intrinsèque et extrinsèque : on
comprend alors que l’individu véritable ne s’unifie intérieurement (c’est
la dimension d’autocorrélation, de relation à soi, dont parle Simondon
à propos des objets techniques) qu’en se couplant fonctionnellement à
un « milieu associé » (c’est la dimension d’adaptation fonctionnelle,
de relation à ce qui n’est pas soi, au monde extérieur). L’être individué
est incomplètement individu, l’individu véritable est le système com-
prenant l’être individué et le « milieu associé » avec lequel il entretient
des relations de causalité récurrente. Ainsi, s’agissant d’un outil, on
dira que la perfection de l’outil réside dans la plus grande coordination
opératoire qu’il instaure entre les habiletés de l’opérateur d’un côté et
les propriétés de la matière de l’autre. Or, cette coordination opératoire
entre l’opérateur et la matière est corrélative d’une augmentation de
l’autocorrélation énergétique et fonctionnelle des différentes parties de
l’objet technique. Dans le cas d’un outil humain, une herminette par
exemple, on dira que la perfection de l’outil implique l’établissement
LA TECHNICITÉ ANIMALE 109

d’une réciprocité, d’une compatibilité entre la coordination opératoire


des gestes de l’opérateur et des propriétés du bois d’un côté, et l’auto-
corrélation interne de l’outil (notamment au niveau de l’emmanchement,
mais aussi au niveau des différences dans la trempe de l’acier de la lame,
etc.). Simondon parle alors de « concrétisation » de l’objet technique,
pour dire que la relation du vivant à son milieu « s’axiomatise » par
l’intermédiaire d’un ensemble fonctionnellement autocorrélé. Or, ce
concept d’individuation du système formé par le vivant et son milieu,
par une démarche de résolution de problème, de mise en compatibi-
lité de deux ordres de grandeur disparates (la relation d’adaptation du
vivant au milieu ; le renforcement des synergies fonctionnelles internes
à l’objet lui-même), ne partage pas chez Simondon l’homme et l’animal.
La philosophie de l’individuation s’applique à l’ensemble des vivants
et autorise une approche de « technologie comparée », point de départ
chez Simondon d’une réévaluation en profondeur de notions comme la
subjectivité, la culture et même la spiritualité, dont Simondon n’exclut
pas du tout la présence chez les animaux. Ainsi, il n’y a pas lieu de croire
que les concepts technologiques forgés par Simondon pour décrire les
machines inventées par l’homme ne s’appliquent pas aussi, moyennant
quelques aménagements, aux activités techniques des animaux.
L’idée qu’exprime Simondon dans son cours sur l’imagination et
l’invention est qu’en se focalisant trop exclusivement sur la question
des outils, on risque d’introduire une fausse différence entre technicité
humaine et technicité animale. En effet, même si elle existe, la fabri-
cation d’outils et d’instruments est rare chez l’animal. Il est vrai que
lorsque Simondon rédige son cours, les éthologues n’en sont pas encore à
admettre l’existence d’une activité de fabrication et d’utilisation d’outils
très répandue dans l’animalité. La thèse de Simondon ne va donc pas être
de contester Andrée Tétry sur ce point et d’expliquer que l’existence d’un
outillage détaché du corps est beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense
chez l’animal. Sa thèse va plutôt être d’élargir la notion d’objectivité tech-
nique, donc d’extériorisation, au-delà de la seule fabrication des outils
et des instruments. Simondon n’admet pas l’existence d’une différence
de nature entre l’activité fabricatrice humaine et la technicité animale.
Il y a tout au plus, dit-il, une différence de degré. En effet, explique-t-il,
« on ne peut opposer ni l’opération constructive humaine à la pratique
animale, ni la fabrication d’instruments, plus petits que l’organisme
et portés par lui, à la mise en place de routes, de chemins, de remises,
de limites à l’intérieur d’un territoire servant de milieu à l’organisme,
donc plus grand que lui. L’outil et l’instrument font, comme les chemins
110 VIE ET COMPORTEMENT

et les protections, partie de l’enveloppe de l’individu et médiatisent son


rapport avec le milieu » (Simondon 2008 : 186-187). Andrée Tétry a le
tort selon Simondon de s’être trop exclusivement focalisée sur les outils
chez l’homme et chez l’animal. Or l’outil n’est pas la seule manifestation
de l’activité fabricatrice d’un objet, aussi bien dans l’animalité que dans
l’humanité. « L’usage d’instruments est assez rare chez les animaux ;
mais rien n’oblige à considérer la construction et la fabrication des ins-
truments comme l’occasion principale de l’invention ; l’instrument et
l’outil ne sont qu’un relais de la création d’objets, une médiation de plus
entre l’objet créé et l’être vivant qui le crée » (ibid. : 188). La route, le
chemin ne sont pas des outils, toutefois ce sont des objets techniques,
c’est-à-dire des artefacts détachés du corps. Il y a non seulement de la
technique dans l’animalité, ce que tout le monde admet, mais il y a en
outre de l’extériorité, de la coordination opératoire déjà décentrée par
rapport aux actions immédiates sur le milieu, c’est-à-dire en définitive
de l’objectivité chez l’animal ; une objectivité qui de surcroît ne se réduit
pas à la fabrication et à l’utilisation d’outils stricto sensu.
L’animal n’a peut-être que rarement des outils détachés du corps,
contrairement à l’homme ; néanmoins lui aussi fabrique et utilise des
objets. L’objet technique est défini par Simondon comme une médiation
qui objective le rapport vital au milieu en en faisant un système d’opé-
rations coordonnées, par autocorrélation et adaptation fonctionnelle.
L’herminette par exemple objective le rapport de l’homme à la nature
en établissant une coordination opératoire entre les contraintes du geste
humain et celles du matériau auquel il s’applique (adaptation fonction-
nelle aux deux extrémités, du côté de l’opérateur et du côté du matériau) ;
cette coordination est réalisée par l’autocorrélation fonctionnelle des
différentes parties de l’outil, en l’occurrence entre la lame et le manche
de l’herminette. « Ces deux compatibilités externes, avec le milieu
“sauvage” et avec l’individu vivant, sont le résultat de la compatibilité
intrinsèque qui permet à un objet d’accomplir une pluralité simultanée
de fonctions » (ibid. : 187). Or, cette définition de l’objet technique ne
partage pas l’homme et l’animal. Dans l’un et l’autre cas, en effet, « c’est
topologiquement qu’il faut caractériser cette médiation. Instrument, outil
ou structure particulière d’un territoire, l’objet porteur du résultat d’une
activité d’invention a reçu un supplément de cohérence, de continuité,
de compatibilité intrinsèque et aussi de compatibilité avec le reste non
élaboré du milieu et avec l’organisme » (ibid.). Il y a par conséquent de
l’objectivité technique jusque dans l’animalité. La technicité animale
ne se limite pas à l’existence d’organes-outils : dans l’animalité aussi il
LA TECHNICITÉ ANIMALE 111

y a de la coordination opératoire détachée de l’organisme. Toute cette


analyse anticipe la thèse qui est à la fois celle de Frédéric Joulian et de
Dominique Lestel, selon laquelle il faut renoncer à limiter la question
de la technicité animale à l’existence ou non d’outils chez les animaux,
pour élargir le propos à l’ensemble de ce que Dominique Lestel appelle
les « médiations de l’action » (ce qui revient à dire qu’il faut caractériser
l’outil par rapport à l’action et non l’inverse, idée exprimée aussi par
Frédéric Joulian). Un chemin, une route ne sont pas des outils certes,
mais ce sont des « médiations de l’action ».
Dans le cas de l’animal toutefois, précise Simondon, la fabrication
d’objets n’a pas besoin de médiations instrumentales dès lors qu’un
« très grand nombre d’animaux sont pourvus soit d’organes spécia-
lisés, soit de modes opératoires eux-mêmes très spécialisés » (Simondon
[1965-1966] 2008 : 188) : au lieu d’avoir à fabriquer des outils pour
fabriquer des objets, l’animal utilise donc ceux qui sont intégrés à
la structure de son organisme. Chez le chimpanzé sauvage, qui a les
médiations de l’action les plus complexes que l’on puisse observer dans
l’animalité, il y a certes ce qu’un éthologue a appelé des « kits-outils »
ou « ensembles-outils », c’est-à-dire notamment la capacité à manipuler
au moins deux outils de façon séquentielle pour accomplir une tâche
déterminée (ces associations d’outils ne se rencontrent que chez les
chimpanzés) : toutefois, même chez le chimpanzé on n’a pas pu observer
la fabrication d’outils servant eux-mêmes à fabriquer d’autres outils (il
est vrai que selon Frédéric Joulian, ce critère de l’outil à fabriquer des
outils n’est pas aussi convaincant qu’on veut bien l’admettre). Simondon
pointe ainsi l’existence d’une différence moins qualitative que quanti-
tative « entre les capacités actuelles de production d’objets créés chez
l’homme et chez les plus doués des animaux sous ce rapport. Une des
raisons principales de cette différence réside dans la multiplication des
médiations qui existent chez l’homme entre l’objet créé et la nature,
d’une part, et entre l’objet créé et l’opérateur, d’autre part ; le réseau
de moyens d’accès dans les deux sens, de la nature vers l’homme et
de l’homme vers la nature [...] comporte une multitude de relais ; aussi
les ordres de grandeur mis en communication et en interaction sont-ils
beaucoup plus importants que dans le règne animal [...] où l’activité de
l’opérateur ne peut disposer d’un enchaînement complexe de média-
tions » (ibid. : 189). Toute cette analyse consiste à situer la différence
entre technicité animale et technicité humaine, toutes deux créatrices
d’objets extérieurs à l’organisme, sur le plan des ordres de grandeur
impliqués par le développement des médiations. « Dès que le problème
112 VIE ET COMPORTEMENT

ne peut trouver sa solution que dans un ordre de grandeur très différent


de celui de l’individu et du geste élémentaire par la taille ou la com-
plexité, le recours à des médiations hétérogènes est nécessaire » (ibid. :
141). L’homme coordonne son rapport à la nature dans des médiations
objectives qui impliquent des ordres de grandeur très disparates, très
hétérogènes et éloignés. Ce qui n’est pas le cas de l’animal, du moins
devrait-on dire, en l’état actuel des connaissances éthologiques.

Conclusion

Le grand mérite de Simondon est d’avoir montré qu’il est à la fois pos-
sible et nécessaire d’appréhender la technicité animale pour elle-même,
et non en référence à la technicité humaine. Plus précisément, son effort a
consisté à montrer que les techniques humaines et animales devaient être
décrites selon les mêmes concepts technologiques (adaptation fonction-
nelle, autocorrélation, etc.). Certes, son analyse de la technicité animale
est indéniablement l’occasion de préciser la spécificité de la technique
chez l’homme ; néanmoins le comportement technique des animaux est
étudié pour lui-même dans une perspective non réductionniste. En affir-
mant, ce qui est assez original à l’époque, que l’animal est non seulement
capable de technicité mais aussi d’objectivité technique, Simondon anti-
cipe sur les enseignements ultérieurs de l’éthologie et se trouve bien
prêt d’admettre, il le dit dans ses leçons de psychologie, l’existence de
cultures animales. En effet, l’idée de culture animale est étroitement liée à
celle d’objectivité technique. Un être culturel est un sujet qui se constitue
en couplant du vivant et du non-vivant, c’est-à-dire qu’il se constitue
dans l’extériorité artéfactuelle. Simondon le suggère explicitement, il
n’est pas interdit d’appréhender les animaux comme de véritables sujets
dans la mesure où eux aussi se constituent comme tels dans les objets
qu’ils fabriquent. Il y a de l’institution et du symbolique jusque dans
l’animalité, faisait déjà remarquer Merleau-Ponty dans ses cours sur la
Nature au Collège de France à la fin des années 1950 : l’étude des com-
portements techniques des animaux confirme ce point de vue.
Le gain considérable d’une approche comparative et non essentialiste
des activités humaines et des activités animales, mobilisant les mêmes
ressources conceptuelles et méthodologiques, réside dans la possibilité
qu’elle offre de se déprendre d’un problème délicat qui mine les approches
essentialistes (c’est-à-dire les approches qui postulent l’existence d’une
LA TECHNICITÉ ANIMALE 113

« différence anthropologique » et qui cherchent à isoler le ou les critères


d’une distinction d’essence entre l’homme et l’animal). Ce problème
délicat, c’est ce que l’on pourrait appeler le principe du tout ou rien,
ou encore le principe d’exclusion maximale. Chercher un critère dis-
tinctif d’essence, c’est en effet chercher une caractéristique qui se
retrouvera partout dans l’activité humaine et nulle part chez les ani-
maux. Il suffit alors d’un contre-exemple pour que le critère en question
devienne inopérant et qu’il faille en chercher un autre, d’où la fragilité
des constructions de type essentialiste. Au final, comme le dit Georges
Guille-Escuret, « la quête d’un socle fondateur de l’irréductibilité
humaine est au mieux celle d’un Saint-Graal, mais elle se révèle être
aussi la volonté d’une excuse efficace pour renoncer à la comparaison,
ou l’interdire » (Guille-Escuret, op. cit.) ; comprenons : comme une
excuse efficace pour renoncer à aborder scientifiquement les compor-
tements animaux, en se déprenant des préjugés métaphysiques, voire
idéologiques, de la « différence anthropologique ».
Si l’on renonce, en revanche, à toute prétention essentialiste, l’on
peut procéder de façon moins massive et homogène pour entrer dans des
comparaisons plus fines et conclure, par exemple, que des outils réifiés
existent chez certains animaux mais pas chez d’autres, sans que cela rende
fragiles les concepts réévalués à partir des observations éthologiques
(comme culture, objectivité et par conséquent subjectivité, etc.). Non pas
donc : les animaux sont ou ne sont pas culturels, objectivants, etc. mais :
peut-on observer des comportements culturels, objectivants, etc. dans
l’animalité, nous poussant à réévaluer nos conceptions de la culture, de
l’objectivité, etc. ? C’est ainsi que Simondon a abordé, très allusivement
il est vrai, la question de la technicité animale. Dans ce renversement
qu’il a opéré, en mobilisant pour cela le cadre conceptuel général de sa
philosophie de l’individuation, réside sa plus grande actualité et l’intérêt
de le lire pour les éthologues d’aujourd’hui.

Références bibliographiques

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114 VIE ET COMPORTEMENT

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APPROCHES
PHÉNOMÉNOLOGIQUES
4
La forme animale selon
Frederik Buytendijk et Adolf Portmann :
une phénoménologie du comportement expressif

Georges Thinès

La théorie d’Adolf Portmann a jeté sur l’apparence de l’animal une


lumière originale qui a le mérite particulier d’établir un lien entre la
zoologie et la philosophie de la nature. Je dis bien la zoologie, et non
la biologie, pour bien souligner le fait que dans les secteurs les plus
avancés de la biologie contemporaine, comme par exemple la biologie
moléculaire, l’animal total n’est plus un objet d’étude ; seuls intéressent
le chercheur les processus microscopiques de plus en plus raffinés que
les techniques d’analyse parviennent à mettre au jour et dont l’intégra-
tion fonctionnelle doit, par reconstruction, correspondre à la définition
scientifique de l’organisme entier. L’importance d’une telle recherche
analytique n’est plus à démontrer. Les découvertes de la génétique
illustrent de façon particulièrement brillante la fécondité exceptionnelle
de l’analyse moléculaire de l’organisme vivant. Dans ce contexte, la
zoologie, au sens classique du terme, n’a, en principe, plus de place
définissable. Cette situation, reconnue et parfois déplorée par certains,
entraîne des conséquences à la fois théoriques et pratiques qui exigent
quelques éclaircissements. Ceux-ci devront nous permettre d’apprécier
de façon appropriée le sens et la légitimité de la théorie de Frederik
Buytendijk et de celle d’Adolf Portmann.
118 VIE ET COMPORTEMENT

La zoologie est issue de l’ancienne histoire naturelle et a pour objet


l’étude de l’animal considéré comme un tout ou comme une figure. Elle
est la science descriptive du phénotype. C’est ce caractère descriptif qui
lui a attiré les critiques des biologistes analytiques de toutes catégories
– physiologistes comparatifs, généticiens moléculaires, biochimistes –
qui lui reprochent d’être une pure discipline de classification, une sorte
de science statique de musée, dénuée de dimension heuristique. C’est
néanmoins à partir de la taxinomie que l’on a pu aboutir à la définition
de l’espèce et aux tableaux phylogéniques de la systématique évolutive.
Comme telle, la zoologie possède déjà une dimension dynamique. Mais
il y a plus. Les premiers développements de l’éthologie comparative ont
eu lieu, eux aussi, sur la base de la systématique et de la phylogénie.
Les travaux de Heinroth (Heinroth 1910 : 589-702) et ultérieurement de
Lorenz (Lorenz 1935 : 137-213 et 324-331) ont abouti à montrer que
les actes spécifiques des animaux, c’est-à-dire ceux qui sont exécutés
de façon exclusive par une espèce particulière, constituent des indices
de classification aussi sûrs que les indices morphologiques (colorations,
rapports biométriques) et permettent, au même titre que ces derniers, de
retracer, à partir du comportement, la provenance phylogénique d’une
forme ou d’un groupe particulier. L’éthologie, dont les développements
actuels sont étendus et incluent l’Homo sapiens lui-même 1, représente
en réalité le seul domaine proprement zoologique qui subsiste encore
actuellement au sein de la science du vivant dans son ensemble. La défi-
nition de l’espèce qu’elle est en mesure de préciser rejoint, bien entendu,
celle que fournit la génétique moléculaire, mais elle est complétée et
non supplantée par cette dernière, en raison du fait qu’elle intervient de
façon décisive dans la compréhension des liens de l’animal avec son
milieu, domaine où l’apparence phénotypique joue un rôle déterminant
dans les relations qu’entretient l’organisme avec ses congénères et avec
le reste de la biocénose dans laquelle il figure. La nature foncièrement
zoologique de l’éthologie trouve donc sa confirmation dans l’écologie,
laquelle relève parallèlement de la zoologie fondamentale.
Ces quelques remarques justifient, croyons-nous, que l’on continue à
développer, dans le contexte de la biologie contemporaine, une science
de l’apparence animale, dont la nécessité et la légitimité ne sont nulle-

1. L’espèce Homo sapiens figure désormais dans la famille des Hominidae, sous-famille des
Homininae avec le chimpanzé, le gorille et l’orang-outan. Jusqu’il y a peu, l’Homo sapiens
figurait seul dans cette même famille, créée à son intention à l’exclusion des autres grands
Primates.
LA FORME ANIMALE SELON BUYTENDIJK ET PORTMANN 119

ment atteintes, dans leur justification épistémologique, par les méthodes


et les découvertes des secteurs analytiques de la biologie, lesquels ne
peuvent prétendre représenter de façon exclusive la totalité vivante
de l’animal qu’au prix d’un réductionnisme difficilement défendable
au vu des ensembles dynamiques établis par l’éthologie et l’écologie.
En outre, l’étude de l’apparence phénotypique des animaux peut être
utilement rapprochée de l’abord phénoménologique des conduites,
représenté en ordre principal par l’œuvre de Buytendijk (Buytendijk
1952, 1956, 1958). Héritier des conceptions de Jacob von Uexküll au
sujet des relations de l’animal avec son milieu et de l’action constitutive
des perceptions propres à l’espèce dans la formation de l’Umwelt de
l’espèce, Buytendijk n’a cessé de souligner la réalité de la subjectivité
animale, celle-ci trouvant sa justification évidente dans le fait que toute
constitution d’apparence relève de l’action perceptive ; or celle-ci, nous
venons de le dire, est une fonction organique primaire qui existe à des
degrés divers chez toutes les espèces ; celles-ci sont donc constitutive-
ment douées d’expérience subjective. Celle-ci ne peut toutefois être
postulée de façon identique à tous les niveaux des catégories définies par
la systématique. « La distinction établie par la systématique zoologique
entre ces catégories fondamentales – les supérieures et les inférieures –,
écrit Buytendijk, est justifiée. Il ne faut toutefois pas la concevoir comme
fondée sur une différence de finalité, de convenance au but, mais sur
des réalisations différentes de l’idée de la forme d’existence propre à
l’animal » (Buytendijk 1952 : 77).
Cette forme d’existence correspond aux comportements spécifiques
tels que les définit la théorie éthologique (voir supra). Elle revêt toute-
fois un sens différent dans la perspective de Buytendijk, lequel voit
avant tout dans celle-ci une modalité expressive de l’action. Le mouve-
ment expressif constituerait, selon lui, le processus initial de réponse de
l’animal confronté à ses conditions de vie ordinaire, celles-ci incluant
la présence de congénères. Il s’agit donc de l’attitude fondamentale de
l’espèce, déterminée par son comportement propre et traduisant la rela-
tion subjectivement déterminée de l’organisme percevant avec le monde
ambiant. Le mouvement expressif précède dès lors dans l’action toute
réponse réflexe et toute réaction à des stimuli-signes émanant de congé-
nères ou d’objets présents dans le milieu. L’animal manifeste de cette
façon sa présence active dans son environnement fonctionnel et comme
sa relation avec ce dernier est subjectivement déterminée par son activité
perceptive, on doit en conclure que le mouvement expressif traduit l’état
momentané de la subjectivité. On voit que, dans cette perspective, il n’y
120 VIE ET COMPORTEMENT

a rien qui s’oppose à ce que l’on fasse intervenir l’idée de la subjectivité


animale. Cette notion est parfaitement légitime, mieux, elle s’impose à
partir du moment où l’on fait droit à l’expression comme premier terme
de la relation signifiante de l’animal avec son monde propre, structuré
par ses potentialités perceptives. C’est, dit Buytendijk, dans la mesure où
l’on interprète la subjectivité animale « en se dérobant à la perception »
(Buytendijk 1952 : 19) que l’on est amené à penser cette subjectivité
comme une intériorité. Nous ne pouvons aborder celle-ci que par infé-
rence du fait que l’animal, privé de réflexivité, ne peut rien exprimer
lui-même au sujet de son expressivité. Le mouvement expressif n’est
pas réflexif. Ce que nous connaissons de l’animal, ajoute Buytendijk,
c’est sa conduite, mais on ne peut raisonnablement, légitimement parler
de cette dernière comme telle, que si l’on conçoit, se représente, pense
les mouvements de cet animal comme des actes s’adressant à un certain
milieu présent ou virtuel. Les réactions et les activités spontanées de
l’animal ne sont compréhensibles que si nous y voyons des actes. Mais,
ce faisant, nous admettons que nous envisageons l’animal comme un
sujet. C’est pourquoi Viktor von Weiszæcker définit l’animal comme
une angeschaute Subjektivität, une « activité subjective, vue du dehors »
(Buytendijk 1952 : 20).
Cette conception de l’apparence animale, il faut le souligner, n’est
nullement incompatible avec les enseignements éthologiques en matière
de communication animale, encore qu’elle se distingue par le point
de vue qu’elle adopte. Dans la perspective éthologique, la dimension
expressive du comportement n’est pas abordée en soi ; elle est incluse
à la rigueur au titre de composante dans le schéma « stimulus-signe
versus acte spécifique », lequel est considéré, dans la problématique
néo-darwinienne propre à l’éthologie, comme résultant de l’action de la
sélection naturelle. Les stimuli-signes ou déclencheurs, tels qu’ils sont
présents dans l’apparence phénotypique de l’organisme, figurent dans
un ensemble de propriétés phénoménales agissant sur les congénères
et sur les autres occupants de la biocénose comme vecteurs d’infor-
mations spécifiques, conservées par la sélection naturelle en raison de
leur valeur de survie pour l’espèce. L’ensemble en question comprend
des colorations, des cris, des attitudes et des mouvements qui définis-
sent l’animal comme être social au sein d’un groupe plus ou moins
étendu. La perspective néo-darwinienne de l’éthologie est utilitaire en
raison du principe de survie. Tout ce qui ne contribue pas à la survie de
l’organisme est condamné tôt ou tard à disparaître du fait qu’il n’inter-
vient pas comme facteur positif de sélection. Celle-ci, on le voit, se
LA FORME ANIMALE SELON BUYTENDIJK ET PORTMANN 121

double d’un principe d’économie, vu que l’organisme actuellement


vivant conservé par l’action de la sélection résulte en toute rigueur de
termes d’un minimum de facteurs contribuant à la maintenir et donc
seuls nécessaires. Ce principe théorique se manifeste toutefois avec des
fluctuations qu’il serait trop long d’analyser ici. Retenons simplement
qu’appliqué au comportement des espèces ainsi qu’aux déclencheurs qui
les déterminent dans l’apparence phénotypique, le principe d’économie
oblige à considérer que les actes des animaux qui sont propres à l’espèce
et qui sont donc innés – les instincts, pour renouer avec la terminologie
classique – constituent l’équipement comportemental nécessaire et suf-
fisant de chaque forme animale.
Les vues de Buytendijk relatives à l’apparence animale constituent
une phénoménologie de la forme vivante qui, sans contester l’existence
des mécanismes de sélection qui ont abouti à l’instauration des conduites
spécifiques et de leurs déclencheurs, ne les considère pas exclusive-
ment explicatifs de la diversité et de la richesse des formes animales.
Cette conviction, nous le verrons plus loin, est partagée par Portmann,
qui développe à ce propos des vues légèrement différentes de celles de
Buytendijk. Le point de vue phénoménologique des deux auteurs va
certes au-delà des limites d’inférence que permet le seul principe de
l’économie sélective ; sans véritablement le transcender, il ne lui accorde
pas le rôle exclusif que lui attribue l’éthologie naturaliste d’inspiration
darwinienne. Le principe de sélection s’attache à interpréter le rôle des
propriétés phénotypiques dans l’organisation des actes postulés indis-
pensables à la survie, ce qui a pour conséquence obligée qu’il tente
d’éclairer l’origine des structures observées, c’est-à-dire la nature pro-
bable des processus évolutifs qui ont abouti à la formation des structures
en cause. Le point de vue phénoménologique, pour sa part, ne vise pas à
une reconstruction de cette nature. Il s’attache à décrire les aspects des
formes qui s’offrent à l’observation et à en dégager la signification dans
la perspective de l’angeschaute Subjektivität au sens de von Weiszæcker.
Il s’attache au caractère expressif du vivant comme tel. « Nous trouvons
en tout organisme, écrit Buytendijk, une surabondance de mécanismes
conformes au but [...] en nombre de cas, l’on ne découvre, dans l’en-
semble corporel des organismes aucun rouage superflu, pas une seule
molécule inutile, pas l’ombre d’un quantum énergétique dont ils pour-
raient se passer. Mais il se manifeste quelque chose de plus dans la
nature organique. Les “machines” y sont merveilleusement bariolées,
élégantes, construites avec goût, pavoisées de fanions aux couleurs vives
par centaines [...] on a l’impression que toute cette machine saturée de
122 VIE ET COMPORTEMENT

raison n’a pour raison d’être que de manifester cette splendeur, au prix
d’un gaspillage illimité d’énergie. Bref, le monde organique est chargé
d’une valeur démonstrative qui fait le prix de son être même [...] Cette
pure valeur ontologique des êtres organiques ne signifie aucunement
que les organismes présents dans la nature soient dépourvus de relation
fonctionnelle avec leur milieu [...] leur accomplissement même au sein
de la nature implique l’interaction avec l’ambiance. Mais tout cela n’est
que secondaire. Ce qui dans le monde organique est premier, essentiel,
c’est la pure valeur démonstrative de l’être. Sinon, nous aurions affaire
à un organe, jamais à un organisme » (Buytendijk 1952 : 6-7).
Nous verrons ultérieurement que ce point de vue phénoménologique
est implicitement admis dans l’élaboration de certains concepts clés
de l’éthologie. Mais revenons à la question de l’apparence animale en
examinant l’essentiel des conceptions de Portmann, telles qu’il les a
développées dans une série de travaux, principalement dans son ouvrage
fondamental intitulé Die Tiergestalt (La Forme animale) (Portmann
[1948] 1961). Portmann a élaboré une authentique phénoménologie de
la morphologie animale, qui s’écarte résolument d’un causalisme bio-
logique selon lequel les multiples aspects du phénotype (les colorations,
les livrées) devraient être considérés comme de simples épiphénomènes
des processus fondamentaux d’ordre physiologique. Ici comme ailleurs,
la pensée analytique tend, par son mouvement même, à privilégier le
domaine microscopique au détriment du domaine macroscopique et à
voir dans le premier le lieu des seules causes réelles et légitimes, et
finalement la seule réalité digne des efforts de l’investigation scien-
tifique. Il est clair que, dans cette perspective – qui est celle de toute
approche réductionniste du vivant –, une phénoménologie de la forme
animale telle qu’elle se révèle dans le phénotype est considérée au départ
comme dénuée d’intérêt ou en tout cas secondaire dans l’étude scien-
tifique de l’animal. C’est le mérite de Portmann d’avoir montré, à la
lumière de très nombreux exemples, que l’apparence d’une espèce est
au contraire un phénomène essentiel largement indépendant du rôle de
survie que l’on serait tenté de lui attribuer en ordre principal. « Il paraît
encore difficile à certains d’apprécier à leur juste valeur ces structures
extérieures dont la fonction de conservation n’est pas immédiatement
perceptible. Nous devrons nous habituer à discerner ces structures
particulières non seulement là où l’aspect extérieur a son rôle à jouer
dans la vie, comme coloration à but sexuel, comme menace ou comme
camouflage, mais aussi dans tous les cas d’ordre plus général où elles
apparaissent comme une propriété vitale de base » (ibid. : 216). Il est
LA FORME ANIMALE SELON BUYTENDIJK ET PORTMANN 123

indispensable de se référer brièvement, à ce point, à un cas exemplaire


discuté par Portmann, celui de la reproduction des Mycétozoaires. Il
s’agit de formes microscopiques constituées par une masse gélatineuse
peu structurée et incolore. À l’époque de la reproduction, cette masse,
dite plasmode, forme des groupes de cellules ou sporanges, dont certains
se dressent sur la masse du plasmode et évoluent vers une structure par-
ticulière pourvue d’une coloration propre. Les couleurs que prennent les
sporanges ont été longtemps considérées comme accessoires. Portmann
estime que ces colorations ne sont pas des effets dus à des produits
secondaires du métabolisme et qu’il est impossible de leur attribuer
une quelconque valeur de signal. Elles semblent pourtant avoir un rôle
essentiel : celui d’être l’expression de l’autonomie de l’organisme en
cause. Portmann généralise le cas des sporanges des Mycétozoaires à
toutes les structures des « dessins épidermiques » des formes animales.
Ces structures ne sont, selon lui, ni signalétiques ni cryptiques et leur
immense variété dans le monde vivant montre qu’elles correspondent
au « sens suprême de l’apparence vivante » (ibid. : 217). Leur sens est
de figurer dans l’apparaître. « Dans notre interprétation de la valeur
originale de l’apparence, ajoute Portmann, cette diversité n’est pas un
corollaire fortuit de l’évolution : l’apparence s’intègre dans l’ensemble
de l’être en devenir au même titre que les caractères propres aux groupes
animaux que représentent les organes du métabolisme, les systèmes
de locomotion, les structures nerveuses et sensorielles ou les organes
de reproduction. La transformation des structures opaques de la peau
en motifs colorés et en structures propres à l’espèce est une partie tout
aussi importante de l’ontogenèse préfigurée dans le germe que l’appa-
rition de n’importe quel autre complexe distinctif » (ibid.). Portmann
a développé dans cette perspective la notion d’« apparence sans desti-
nataire » (unadressierte Erscheinung) pour qualifier les structures qui
ne se justifient pas par un rôle fonctionnel immédiat dans la vie de
l’espèce et appartiennent à l’ordre du « pur apparaître ». Elles sont
les indices de l’autoprésentation de la forme animale. Dans le cadre
de cette interprétation des formes vivantes, c’est le non-fonctionnel
qui apparaît comme la modalité d’existence primaire des structures, le
fonctionnel se formant pour chaque espèce par une restriction caracté-
ristique du champ primaire d’existence, en conformité avec le principe
de sélection. Ce dernier n’est donc nullement contesté ; il est seule-
ment déplacé et privé du rôle de causation originelle qu’il revêt dans
la perspective néo-darwinienne.
124 VIE ET COMPORTEMENT

Les vues de Portmann rejoignent celles de Buytendijk ; elles se rangent


les unes et les autres sous la rubrique d’une phénoménologie du compor-
tement expressif. On ne peut manquer de noter la convergence de l’idée
de l’animal comme sujet (Buytendijk) et de l’idée de l’autoprésentation
de l’animal dans le pur apparaître (Portmann) ; le mouvement expressif
suppose en effet, pour prendre tout son sens, l’autonomie organique
manifestée par l’autoprésentation. Ces deux aspects de l’apparaître
animal correspondent bien à ce que Viktor von Weiszæcker entendait
lorsqu’il parlait de « subjectivité vue du dehors ».
On conçoit sans peine que ces interprétations de la forme animale doi-
vent susciter plus d’une objection de la part des biologistes analytiques
classiques, dont le mode de pensée est, assez naturellement, fondé sur
l’utilitarisme néo-darwinien. Dans cette perspective, l’idée que du gratuit
puisse figurer dans la forme animale ne semble guère acceptable, pas plus
que celle d’une émergence du fonctionnel à partir du non-fonctionnel.
Portmann répond à cela que la biologie se développe dans deux directions,
l’une livrant l’organisme à l’étude de ses composantes physico-chimiques
et aboutissant à sa reconstruction moléculaire ; c’est, dit-il, une voie d’ap-
proche ; l’autre s’attache à un autre mode d’étude, considérant que les formes
vivantes sont des sujets doués d’expérience vécue, qui se comportent,
perçoivent, choisissent et s’orientent dans un monde (Portmann 1965 :
129 et suiv.). Cette seconde perspective n’a pénétré que secondairement
les enseignements de l’éthologie lorenzienne, pour laquelle la question
de la subjectivité animale n’a jamais été un thème primordial en dépit de
certaines tentatives limitées. L’insistance de Portmann sur la nécessité
d’aborder en biologie un organisme vivant caractérisé par des propriétés
subjectives constitutives rejoint les enseignements, non seulement de
Buytendijk, mais aussi de Straus, tels que ce dernier les a développés
dans son ouvrage fondamental Vom Sinn der Sinne (Straus [1935] 1989).
Renouant avec l’obédience néo-darwinienne de l’éthologie, il serait faux
de supposer que ses concepts de base excluent de façon radicale les
aspects que Portmann range dans la catégorie de la valeur démonstra-
tive de la forme animale. Les faits de la ritualisation, considérés par
l’éthologie comme essentiels dans l’analyse des relations intra- et inter-
spécifiques, rejoignent dans leurs manifestations hautement visibles le
« gaspillage illimité d’énergie » que remarque Buytendijk dans la diver-
sité des formes animales. On parle du reste en éthologie de l’exagération
des structures et des actes à propos des phénomènes de ritualisation que
l’on relie d’ailleurs aux « exagérations » que constituent les structures
hypertéliques de la morphologie (les bois du cerf mâle, par exemple).
LA FORME ANIMALE SELON BUYTENDIJK ET PORTMANN 125

Ces phénomènes ont pour but d’accentuer le caractère signalétique des


composantes structurales et des actes ; ils accroissent la probabilité de
la communication entre organismes en les rendant plus visibles dans
le milieu et tendant à substituer des relations pacifiques aux échanges
agressifs. Le rapprochement s’impose avec la notion d’autoprésentation
développée par Portmann et il faut reconnaître que, tout en favorisant les
relations entre organismes dans la perspective utilitaire de la survie, les
rituels longs, élaborés et très diversifiés à l’intérieur d’une même espèce,
ne sont guère, en raison de leur « exagération », régis par un principe
utilitaire d’économie. Un autre exemple tiré de l’éthologie qui va dans
le même sens est celui de la pluralité des déclencheurs capables de pro-
voquer l’apparition d’un comportement unique. Ainsi, le comportement
de combat du poisson Astatotilapia strigenena peut être déclenché par
l’une des cinq configurations suivantes du phénotype : a) une couleur
bleu argenté ; b) une marge sombre ; c) une érection des nageoires ; d)
une orientation parallèle à celle de l’adversaire et e) des battements de la
nageoire caudale. Ces déclencheurs peuvent agir chacun isolément avec
la même efficacité (Seitz 1940 : 40-84). On peut interpréter ce phénomène
en supposant que la pluralité des déclencheurs répond à un mécanisme de
sécurité selon lequel la défaillance d’un des stimuli-signes serait comblée
dans tous les cas par l’intervention d’un autre et n’empêcherait donc pas
l’exécution d’un comportement utile à la survie. Il reste que la multiplica-
tion des déclencheurs d’un seul et même acte ne répond pas, ici non plus,
à un strict principe d’économie utilitaire. Cette convergence, partielle
mais réelle, d’une interprétation néo-darwinienne en termes de survie
et d’une interprétation phénoménologique de la forme et de l’action
animales en termes d’autoprésentation structurale, montre à l’évidence
que le problème de la subjectivité animale est central dans la biologie
du comportement. Nous avons analysé en détail le problème de l’inter-
subjectivité dans le monde animal (Thinès 1991 : 125-152) ainsi que celui
de la subjectivité et de l’expression animales selon Frederik Buytendijk
(ibid. : 153-168).
La confrontation de la perspective néo-darwinienne – qu’aucune vue
théorique en biologie ne peut mettre sérieusement en cause dans l’état
actuel de nos connaissances – et de la perspective phénoménologique dans
laquelle se situe la question de la forme animale, soulève un problème
général à l’ordre de la philosophie biologique. Les deux perspectives,
nous le savons, ne s’excluent pas mutuellement et l’on peut affirmer
qu’elles poursuivent l’une et l’autre une recherche fondamentale du
sens de l’existence de la réalité organique telle qu’elle se manifeste dans
126 VIE ET COMPORTEMENT

son extraordinaire diversité de formes. Cette recherche du sens poursuit


néanmoins deux objectifs différents. Dans la perspective évolutive, c’est
la question de l’origine des formes qui est le point essentiel et celle-ci
doit être retracée par la découverte des formes ancestrales à travers la
reconstruction de la phylogénie ; dans la perspective phénoménologique,
la question de l’origine fait place à la préoccupation de comprendre la
forme telle qu’elle s’offre comme phénomène considéré en soi. Cela
soulève toutefois le problème de la finalité à laquelle répondrait cette
apparente gratuité de la forme animale et exigerait que l’on examine
à quelles conditions l’origine et le but de celle-ci pourraient figurer
comme thèmes corrélatifs extrêmes d’une théorie unifiée.

Références bibliographiques

BUYTENDIJK Frederik Jacobus Johannes. 1952. Traité de psychologie animale,


traduit du néerlandais par Albert Frank-Duquesne, Paris, PUF.
– 1956. Allgemeine Theorie der menschlichen Haltung und Bewegung,
Dordrecht, Springer.
– [1958] 1965. L’Homme et l’animal, traduit de l’allemand par Rémi
Laureillard, Paris, Gallimard.
HEINROTH Oskar. 1910. « Beiträge zur Biologie, namentlich Ethologie und
Psychologie der Anatiden », Verh. Inter. Ornith. Kongr. : 589-702.
LORENZ Konrad. 1935. « Der Kumpan in der Umwelt des Vogels », J. Ornith.,
83 : 137-213 et 324-331.
PORTMANN Adolf. [1948] 1961. La Forme animale, traduit de l’allemand par
Georges Rémy, Paris, Payot.
– 1965. Zoologie und das neue Bild des Menschen, Hambourg, Rowohlt.
SEITZ Alfred. 1940. Zeitschrift für Tierpsychologie, 4 : 40-84.
STRAUS Erwin. [1935] 1989. Du sens des sens. Contribution à l’étude des
fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par Georges Thinès et
Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon.
THINÈS Georges. 1991. Existence et subjectivité. Études de psychologie phénoméno-
logique, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles.
5
Une autre existence
En relisant La Structure du comportement
de Maurice Merleau-Ponty

Jacques Dewitte

L’animal [...] est bien une autre existence, cette existence est perçue par tout
le monde, [...] elle est un phénomène indépendant de toute théorie notionnelle
sur l’âme des bêtes. Spinoza n’aurait pas passé tant de temps à considérer
une mouche qui se noie si ce comportement n’avait pas offert au regard autre
chose qu’un fragment d’étendue.
Maurice MERLEAU-PONTY

Dans son premier livre, La Structure du comportement (terminé en 1938


et paru en 1942) (Merleau-Ponty 1972), Merleau-Ponty manifeste ce qui
allait rester une caractéristique de toute son œuvre : il fut un grand lecteur
qui a pratiqué un véritable art de la lecture. Sa réflexion philosophique se
greffe ici sur une lecture de travaux de physiologie et psychologie : prin-
cipalement la théorie des réflexes conditionnés (Pavlov, puis Tolman)
et la Gestaltpsychologie (Koffka, Kœhler) qu’il soumet à un examen
critique, précédé en cela par deux auteurs qui sont ses références privilé-
giées : Frederik Buytendijk 1 et Kurt Goldstein (Goldstein [1934] 1951),
qu’il publiera plus tard dans sa collection.
Dans ce livre, comme sur une photo ancienne, on reconnaît un certain
climat d’époque, celui de cette période féconde et brillante de la pensée

1. Merleau-Ponty se réfère aussi à Psychologie des animaux, Payot (1928) de Buytendijk ainsi
qu’à un article important de 1935, consacré à une critique de Pavlov, signé conjointement
par Frederik Buytendijk et Helmuth Plessner.
128 VIE ET COMPORTEMENT

française où eurent lieu les premières publications de la génération


née entre 1905 et 1910 : Sartre et Merleau-Ponty, mais aussi Raymond
Aron. C’est aussi à cette époque que l’on découvrit, à travers le cours
d’Alexandre Kojève, la pensée hégélienne, avec l’idée de négativité
et de « pour-soi », ce qui transparaît également dans La Structure du
comportement. Bien sûr, on peut considérer que ce livre est aujourd’hui
très daté, voire dépassé, les travaux commentés étant fort anciens. Mais,
par ailleurs, on constate souvent que bien des théories actuelles, suppo-
sées représenter le dernier état de la science, ne sont qu’une nouvelle
mouture de vieilles théories datant de la fin du XIXe siècle ou des années
1920 2. De sorte qu’une analyse critique faite il y a soixante-dix ans sur
des travaux datant de près d’un siècle peut garder toute sa portée, si l’on
sait prendre la distance voulue et discerner l’essentiel.

Une critique interne


de la science

Notre contexte actuel – je me situe cette fois non plus en 1942, mais
en 2008 – est marqué par la coexistence de deux attitudes diamétrale-
ment opposées à l’égard des sciences. Pour les uns – c’est l’attitude
prédominante – la science est supposée détenir une autorité absolue.
Pour d’autres, elle est rejetée en bloc comme un mal absolu, en raison
des dangers de la techno-science ou parce qu’elle incarnerait une forme
d’aliénation par rapport à la vie. Il me paraît important de dépasser
cette alternative et d’articuler une position dans laquelle les sciences
sont soumises à un examen critique – tant du point de vue épistémo-
logique qu’éthique – sans être rejetées. Un tel rejet constitue de toute
façon une inconséquence, car comment répudier aussi radicalement ce
qui, par ailleurs, empreint notre vie et nous apporte d’incontestables
bienfaits ? Est donc requise une critique de la science qui doit consister
à la situer à sa juste place, ni suprême ni inférieure, dans une vision
globale de l’existence humaine. C’est très exactement ce qu’avait écrit
Merleau-Ponty : « La vigueur de la réflexion est liée à la renaissance

2. Erwin Straus ([1935] 1989 : 20), dans la préface à la seconde édition de Du sens des sens,
avait fait la même constatation. Entre la première et la seconde édition – de 1935 à 1955 – on
était passé des théories de Pavlov et de Watson à la cybernétique, mais, écrivait-il, c’était
« du vin ancien dans de nouvelles outres ».
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 129

d’un sens philosophique qui, certes, justifie l’expression scientifique du


monde, mais dans son ordre, à sa place dans le tout du monde humain »
(Merleau-Ponty 1960 : 249).
La phénoménologie husserlienne a apporté une contribution impor-
tante, en réfléchissant sur le rapport entre la « science » et le « monde de la
vie ». Cela consiste à opposer aux théories, abstractions et représentations
de la science « l’expérience effective », les « phénomènes » ou « le monde
de la vie » – ce sol de l’expérience humaine dont la science est issue et
qu’elle ne peut pas oublier. C’est un premier biais permettant d’effectuer
une critique de la science. Mais il y a un autre angle d’approche possible,
consistant non pas à opposer la science et le monde de la vie, mais à
mettre en relief une discordance interne à la science elle-même. Il s’agit de
mettre en évidence, dans les travaux scientifiques, une discordance entre
les faits qu’ils décrivent – résultat d’observations ou d’expériences – et les
interprétations avancées par les auteurs. Les phénomènes décrits sont plus
intéressants que le cadre théorique, dans la mesure où ces scientifiques ne
sont pas à la hauteur de leurs propres découvertes : ils sont aveugles à tout
ce que leurs travaux font apparaître et qui les déborde eux-mêmes. Tel
est précisément le style d’argumentation que Merleau-Ponty a développé
dès La Structure du comportement et que l’on retrouve dans toute son
œuvre. Alphonse de Waehlens a bien résumé cette stratégie dans sa pré-
face intitulée « Une philosophie de l’ambiguïté » : « Si M. Merleau-Ponty
collationne et discute sans relâche les faits que nous livrent l’expérimenta-
tion scientifique et la psychiatrie, c’est à seule fin de prouver que ces faits
font littéralement voler en éclats les cadres ontologiques – généralement
implicites – dans lesquels ils sont présentés. [...] La Structure du compor-
tement [...] se place donc au niveau de l’expérience non pas naturelle
mais scientifique et s’efforce de prouver que cette expérience elle-même
[...] n’est pas compréhensible dans les perspectives ontologiques que la
science adopte spontanément » (Merleau-Ponty [1942] 1972 : XV). Bien
loin d’être neutres, les savants en question sont tributaires à leur insu d’une
précompréhension métaphysique, d’autant plus dommageable qu’elle
reste inconsciente (ainsi, d’un « réalisme », d’un « atomisme », d’un
« cartésianisme »). Bien loin de proposer un cadre théorique qui éclaire
les phénomènes, on fait le contraire : on cherche à plaquer un cadre dont
on ne parvient pas à se détacher, en procédant à la manière de Procuste
– tout ce qui n’y entre pas est censé ne pas exister.
Merleau-Ponty va même plus loin : tout se passe comme si ces savants
(et avant eux, les cartésiens) avaient peur d’affronter ce que leurs travaux
font apparaître. « La théorie des animaux machines est une “résistance”
130 VIE ET COMPORTEMENT

au phénomène du comportement » (ibid. : 137). « Résistance » : c’est


une notion issue de la psychanalyse qui, elle aussi, a imprégné la pensée
française dès cette époque. Ailleurs, Merleau-Ponty avance une critique
également proche de la psychanalyse : Pavlov « s’est donné des principes
qui permettent de boucher toutes les fissures de la théorie, de construire une
théorie qui laisse intacte la notion de réflexe conditionné » (ibid. : 62).
On voit bien en quoi la science glisse ainsi vers l’idéologie : il ne
s’agit plus de répondre à l’exigence fondamentale de rendre compte du
réel en acceptant ses éventuels démentis. On a affaire bien souvent à une
stratégie de dénégation : le motif prédominant est non pas de sauver les
phénomènes, mais de sauver la théorie contre les démentis des phéno-
mènes (« boucher toutes les fissures »). Mais cette critique de la science
objectiviste – lorsque celle-ci s’égare ainsi – n’est pas antiscientifique ;
elle consiste au contraire à retrouver les conditions de la vraie scienti-
ficité et de la vraie rationalité.
Cela implique, il est vrai, une attitude constante qui n’est pas sans
danger : la conscience de mieux comprendre les intentions de l’auteur
que lui-même. Tel scientifique voulait dire autre chose que ce qu’il
avait dit effectivement. D’où ce passage où Merleau-Ponty va jusqu’à
suggérer que le fondateur du béhaviorisme était au fond un existen-
tialiste qui s’ignorait : « À notre avis, Watson avait en vue [...], quand
il parlait de comportement, ce que d’autres ont appelé existence, et la
notion ne pouvait recevoir son statut philosophique que si on aban-
donnait la pensée causale et mécanique pour la pensée dialectique ».
Il s’autorise en somme à dire que certains auteurs ne savaient pas au
juste ce qu’ils faisaient, et avance implicitement que, lui, il le sait mieux
qu’eux. Attitude qui peut être risquée et dangereuse, mais aussi féconde.
Sa lecture de ces auteurs garde un œil sur l’énoncé explicite tout en
discernant un autre sens possible – mais qui ressort du texte même et
plus exactement de la pratique même de ces scientifiques.
Car justement, les faits, les phénomènes résistent et ils suggèrent
– pour qui reste attentif – une autre interprétation, pour laquelle toutefois
fait souvent défaut un cadre approprié. Et tel est précisément le projet
fondamental de Merleau-Ponty, dans toute son œuvre, depuis le livre de
jeunesse jusqu’aux ouvrages posthumes : élaborer une autre ontologie
qui pourrait précisément rendre mieux compte de ce que la métaphysique
classique – ou les explications scientifiques courantes – ne peut pas
prendre en compte 3. C’est une démarche de portée très générale, qui ne

3. Cette démarche pratiquée par Merleau-Ponty se retrouve également chez Erwin Straus, tout
au long de Du sens des sens, mais aussi chez l’un de ses auteurs-témoins : Wolfgang Kœhler
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 131

s’applique pas seulement à la science objectiviste puisque Merleau-Ponty


écrit également : « On ne réfute pas le finalisme en ignorant les faits dont
il tire argument, mais en les comprenant mieux que lui » (ibid. : 26).

Critique des antinomies

Un autre trait typique du style philosophique de Merleau-Ponty apparaît


dans ce premier livre : la critique des antinomies. En effet, la métaphysique
dont on est prisonnier consiste souvent dans le fait que l’on oscille entre
deux positions antagonistes qui sont toutes deux incapables de rendre
compte des phénomènes, comme l’empirisme et l’intellectualisme. En
pratique, à la lecture des textes, on constate soit une incessante oscilla-
tion d’un pôle à l’autre de l’alternative, soit une coexistence éclectique
et insatisfaisante de ces deux positions antithétiques qui, en quelque
sorte, « font système ».
Cette démarche consiste à récuser toutes les abstractions et à retourner
au concret. Mais cela ne revient pas à opposer de manière binaire et
quasi idéologique le concret à l’abstrait, la vie à l’intelligence – en cela,
Merleau-Ponty se distingue de Bergson, et tout autant de Michel Henry.
Il s’agit, lorsqu’on a pris en compte l’expérience concrète, d’élaborer de
nouveaux concepts, de donner au concret un logos qui lui soit approprié.
Et on ne peut pas non plus se contenter de l’attitude consistant à compléter
une abstraction par une autre abstraction, à ajouter à l’abstraction d’un
donné empirique atomisé celle d’une pure conscience, car « deux abs-
tractions ensemble ne font pas une description concrète » (ibid. : 179).
Soit précisément la notion de comportement. Il s’agit d’un certain phé-
nomène que nous connaissons par l’expérience, par le sens commun,
qui ne se laisse réduire ni à la pure extériorité de la chose étendue, ni
à l’intériorité d’une conscience – ni à un pur « empirisme », ni à un
« intellectualisme » ou « idéalisme ». Si on devait ne retenir comme
catégories que cette extériorité-là et cette intériorité-là (pure extériorité,
pure intériorité), il n’y aurait alors aucune place pour le comportement

qui, en critiquant la « théorie du hasard », s’adresse à son lecteur : « Il sentira peut-être,


en face de la réalité, que ces explications, déjà si exagérées au point de vue théorique, ne
conviennent pas ici ; dans une certaine mesure, observation et explication restent en face
l’une de l’autre comme des choses disparates. [...] Désormais, je ne reviendrai plus sur la
théorie et je ne traiterai les expériences que d’après les vues qu’elles suggèrent d’elles-
mêmes. » (Kœhler [1917] 1931 : 208).
132 VIE ET COMPORTEMENT

qui n’existerait donc quasi pas. Et pourtant, il existe, ce qui nous oblige à
mettre en question ces deux catégories comme mutuellement exclusives :
ou bien la pure extériorité ou bien la pure intériorité, tout tiers terme
étant exclu, et à envisager, voire à imaginer de nouvelles catégories,
par-delà le découpage hérité.
Il faut éviter, on l’a dit, une erreur qui consisterait à comprendre la
démarche phénoménologique en la réduisant à quelque anti-intellec-
tualisme : renonçons à toute construction abstraite en faisant place à
l’expérience, au monde de la vie ou à « la vie » comme telle (laquelle est
indicible). Or – s’agissant en particulier du comportement –, il ne suffit
pas de jeter aux orties toutes les constructions, représentations, concepts et
catégories, forcément abstraits et réducteurs, mais d’inventer de nouvelles
catégories appropriées au phénomène en question. Les phénomènes ont
besoin de concepts, mais de concepts qui leur conviennent, dont l’élabo-
ration résulte d’une confrontation avec eux et avec l’expérience. La pensée
n’est pas, à cet égard, un simple enregistrement du donné, elle est une
création. Certes, pas non plus une création pure : un acte créateur qui se
sait précédé par quelque chose – par une expérience, un phénomène. Plus
tard, Merleau-Ponty écrira : « L’Être est ce qui exige de nous création pour
que nous en ayons l’expérience » (Merleau-Ponty 1964 : 25).
Il apparaît clairement que Pavlov, et l’ensemble de ces scientifiques,
est tributaire d’un atomisme : ne sont retenus que des éléments isolés,
privés de toute continuité interne et de toute finalité. L’unité ne peut
donc venir que, ultérieurement, d’un acte synthétique effectué par l’esprit
humain – exposé par là même au reproche d’anthropomorphisme (on y
reviendra). Or, l’une des caractéristiques fondamentales d’un comporte-
ment – comme « phénomène » avant d’être une « notion » – est qu’il
manifeste une unité interne, une cohérence (n’étant pas une simple addi-
tion de moments ponctuels, atomisés), qu’il a un sens et qu’il est le plus
souvent dirigé vers un certain but. Ici, il s’agit de dépasser l’antinomie de
l’atomisme et d’une sorte de globalisme abstrait : d’une part, une réalité
supposée consister en atomes, en éléments « discrets », d’autre part, un
ordre global imposé de l’extérieur à cette atomisation et qui serait le fait de
l’esprit humain. L’antinomie ontologique, portant sur la texture du réel, est
donc accompagnée d’une antinomie plus spécifiquement épistémologique
ou cognitive. En récusant ces deux positions opposées, on suppose qu’est à
l’œuvre dans le réel lui-même un principe d’ordre et de structuration, bien
avant que l’esprit humain – scientifique, philosophique – ne survienne.
Le scientifique comme le philosophe doivent se savoir précédés par cette
activité ouverte que l’on peut caractériser aussi comme un acte de liberté.
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 133

Elle a à voir avec ce qui caractérise toute vie organique, depuis les
stades élémentaires jusqu’à l’ordre humain, à savoir son caractère global,
synthétique, le fait d’être un ordre, une cohérence en train de s’accomplir
en chaque acte de perception et plus tard de parole. Par là, l’esprit humain
– et la cohérence qu’il cherche à établir dans la réalité – et la réalité du
vivant ne sont pas opposés en deux ordres antagonistes et étrangers. Il y a
une certaine parenté entre ces deux modes de structuration, ce qui donne
une légitimité ontologique au travail de l’esprit scientifique.

Gestalt et Stimmung – excursus

Il est impossible de restituer les analyses et la lecture des travaux scien-


tifiques contenues dans La Structure du comportement. Pour résumer
sommairement la critique adressée par Merleau-Ponty et quelques autres
(dont Erwin Straus) à la théorie des réflexes conditionnés, on peut mettre
en avant deux termes allemands : Gestalt [forme] et Stimmung [disposi-
tion affective, humeur], correspondant à deux objections.
Première objection : ce qui provoque la réaction de l’animal, ce n’est
pas un stimulus isolé, mais une certaine configuration, une structure, un
ensemble de caractères, bref une Gestalt, quelque chose qui est perçu
comme un tout. Cela ressort des protocoles d’expérience alors même
que ce n’est pas reconnu dans la théorie. Seconde objection : le stimulus
n’est pas stimulant dans toutes les circonstances ; pour qu’il le soit,
il faut que l’animal se trouve dans une certaine disposition intérieure,
bref dans une certaine Stimmung. La perception que peut avoir le rat ou
le singe est en quelque sorte façonnée par les humeurs de l’animal et par
le rapport au monde particulier qu’il peut avoir à un certain moment,
qui peut être par exemple l’ennui ou la curiosité. Ici aussi, le stimulus
n’est pas isolé, il doit être mis en corrélation avec une disposition ou
réceptivité du sujet de l’expérience. Dans les deux cas, cela revient à
dire qu’il y a une certaine attitude non purement passive mais active
de l’animal, un certain rapport au monde qui, lui, n’est pas dérivable
des stimuli extérieurs, des données du milieu. C’est une présupposition
fondamentale que méconnaît la théorie. Il y a déjà à l’œuvre dans l’exis-
tence animale, un ordonnancement doué de sens.
Tout cela, nous le savons bien en raison de notre propre expérience,
qui n’est pas fondamentalement différente de celle des animaux. Lorsque
nous faisons au dernier moment un saut de côté pour éviter un camion
134 VIE ET COMPORTEMENT

qui fonce, nous n’avons pas reçu différents stimuli isolés que notre cer-
veau devrait regrouper ensuite, mais perçu une Gestalt globale. Si tel
n’était pas le cas, on ne donnerait pas cher de notre peau. Et lorsque
nous recevons une invitation à un colloque scientifique, ce n’est pas
un stimulus qui déclenche mécaniquement le fonctionnement de notre
esprit. Il faut, pour que ce processus se mette en branle, qu’il survienne
(chez certains) dans une Stimmung de curiosité et d’appétence intellec-
tuelle ou (chez d’autres) d’ambition et de plan de carrière. Bien sûr, il
peut arriver que certains thèmes nous fassent aussitôt saliver (comme le
nom de Merleau-Ponty), mais là non plus, il ne s’agit pas d’un simple
réflexe immédiat, car il a été précédé par une longue expérience positive
de fréquentation de cet objet.

La nature du phénomène « comportement »

Merleau-Ponty ne donne aucune définition précise du comportement,


mais on peut récapituler ce qui ressort de ses analyses en mettant en évi-
dence deux aspects, l’un ontologique, l’autre davantage épistémologique.
À côté de la question aristotélicienne du « Qu’est-ce que ? » existe – en
tout cas, depuis le renversement transcendantal inauguré par Kant – la
question du « Comment accéder à ? ». La spécificité de la démarche
phénoménologique pourrait bien consister à relier étroitement ces deux
questions, s’il est vrai qu’il n’existe pas une seule méthode valable pour
tous les objets et que la vraie méthode doit être appropriée à son objet
(je paraphrase une phrase célèbre de Husserl : « La méthode véritable
suit la nature des choses à étudier ») (Husserl 1911). Tel objet appelle
une certaine méthode – une voie d’accès – qui lui soit appropriée (et qui
bien souvent doit être inventée), avec une forme de circularité : la voie
d’accès est commandée par la nature de l’objet, mais l’objet ne se révèle
dans sa nature véritable que si l’on a choisi la bonne voie d’accès en sa
direction. Ontologie et épistémologie sont donc en rapport mutuel.
Soit d’abord l’aspect ontologique et phénoménologique. Le compor-
tement avant d’être une notion, est un phénomène – ou même, de manière
plus générale, un certain « type de phénomène ». L’une de ses caracté-
ristiques ontologiques est que c’est un mixte d’intérieur et d’extérieur,
qu’il ne se laisse rabattre ni sur une pure extériorité ni sur une intériorité.
En cela, c’est une propriété inhérente à la vie, au vivant, s’il est vrai que
la vie comme telle apparaît – en une reconstitution phénoménologique
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 135

esquissée parfois par Merleau-Ponty – comme une sorte de repli de la


pure extériorité, avec l’apparition d’un « pour-soi » en opposition à
l’en-soi. Le comportement est aussi un phénomène doué de sens et de
signification et non un simple mouvement observable de l’extérieur – et
ce sens est aussi dans une large mesure intelligible malgré les difficultés,
les obstacles et les méprises que l’on peut rencontrer. C’est aussi, le plus
souvent ou même toujours, un phénomène orienté vers une certaine fin
– soit une fin extérieure (tel objet perçu, telle proie convoitée), soit une
fin intérieure (sous la forme par exemple d’une satisfaction). Dès lors,
l’on ne peut faire l’économie, pour en rendre compte, d’une dimension
téléologique, de la finalité – non pas selon une supposée finalité externe
ou ultime, mais selon une finalité interne. Il faut bien dire que ce trait
essentiel est, sinon absent, du moins peu souligné chez Merleau-Ponty
(qui, à cet égard tributaire de la pensée moderne, tend à évacuer la ques-
tion téléologique). Comprendre un comportement, c’est déceler son sens
immanent qui, souvent, comporte aussi une direction.
C’est également un phénomène qui a une unité intérieure. À cet égard,
le comportement est bel et bien une structure, une forme, une Gestalt
– d’où le titre de l’ouvrage, La Structure du comportement, qui n’est
pas à comprendre de manière structuraliste. Non pas : le comportement
a une structure abstraite que nous pourrions analyser et décomposer, mais
bien : le comportement est une structure (un autre titre possible serait
Le Comportement comme structure), une forme synthétique a priori,
et non pas le résultat d’une addition d’éléments. Pourtant, cette forme
ou cette structure n’est pas non plus à comprendre de manière statique :
elle n’est pas toute faite mais en train de se constituer. Elle est une cer-
taine structuration dynamique, même si, par ailleurs, elle est ce que
l’on pourrait appeler aussi un eidos, une physionomie, une forme ou un
profil reconnaissable. Peut-être y a-t-il chez Merleau-Ponty comme chez
d’autres auteurs une difficulté : comment concilier l’aspect dynamique
avec l’aspect physionomique, qui est sinon statique, en tout cas stable ?
J’en viens à l’aspect plus spécifiquement épistémologique : la ques-
tion des modalités de l’accès à ce phénomène. Car il n’existe pas de
phénomène en soi. Un phénomène (ou type de phénomène), pour être
appréhendé, exige un certain mode d’accès, ou mieux encore, un cer-
tain regard. Quoique, par définition et par nature, le comportement
soit quelque chose qui appartient à la sphère de l’extériorité (voire de
l’objectivité, mais à penser autrement), il n’a pas non plus d’existence
purement empirique et objective (puisqu’il est ce mixte d’intériorité et
d’extériorité). Comme pour tout phénomène ou objet, quel qu’il soit,
136 VIE ET COMPORTEMENT

il faut, pour simplement le voir, avoir un certain regard approprié


(comme le disent deux célèbres détectives : « Il faut ouvrir l’œil, et le
bon »). Faute de ce regard, on n’y voit que du feu. D’où vient ce regard ?
En grande partie de notre expérience d’êtres vivants. Pour appréhender
le comportement comme tel – comme comportement et non comme
arrangement fortuit –, il faut apporter quelque chose qui n’est pas immé-
diatement donné, il faut s’apporter comme être doué de comportement
et qui a appris depuis toujours à déceler un comportement (bienveillant,
agressif, etc.) chez les autres et qui, fort de cette initiation, sait ce qu’est
un comportement. Cela comporte deux stades : le premier, quasi élémen-
taire, est d’apercevoir l’existence même d’un comportement ; le second,
ultérieur, est de comprendre le sens particulier de tel comportement dans
telle situation. À ces deux stades, l’observateur doit faire appel à ce qu’il
sait à la fois comme être humain et comme être vivant.
D’où la nécessité d’un certain anthropomorphisme bien compris. Mais
que faut-il entendre par là ? On peut appeler « anthropomorphisme »
toute imputation ou projection dans la sphère préhumaine (animale,
voire préanimale) de réalités valables dans l’expérience humaine –
notions intellectuelles, modèles techniques, affects. Tout le problème est
de savoir si une telle imputation est à exclure par principe ou si elle peut
être justifiée et féconde. Dans la conception que je soutiens (Dewitte
2002), l’anthropomorphisme n’est pas un obstacle à la connaissance
du vivant – le résidu d’une époque naïve où on projetait naïvement
l’humain sur les animaux – mais une voie d’accès incontournable. Et
il ne suffit pas non plus de considérer qu’il aurait seulement une valeur
heuristique, car une telle expression suggérerait qu’il ne correspondrait
à rien de réel et ne serait qu’une illusion nécessaire.
La science objectiviste adresse la critique constante d’une projec-
tion : on projetterait dans la sphère matérielle et biologique des schémas
proprement humains, notamment en supposant un comportement doué
de finalité et d’utilité, alors que n’existent que des mécanismes aveugles.
Or, tout en reconnaissant la pertinence partielle de ce reproche (la pro-
jection anthropomorphique, s’agissant par exemple des grands singes,
est un danger constant), on ne peut l’accepter comme une attitude de
principe. Il est légitime, pour l’observateur, le scientifique, de puiser dans
sa propre expérience d’être vivant pour comprendre les phénomènes.
L’anthropomorphisme ne peut pas être banni comme une aberration
scientifique ; s’il est pratiqué avec mesure et justesse, il constitue au
contraire une voie d’accès privilégiée à l’intériorité de la vie autre. Il
faudrait procéder à une élaboration intellectuelle plus systématique, à une
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 137

« critique de la raison anthropomorphique » (allant de pair avec une « cri-


tique de la raison téléologique ») mettant en évidence non pas des critères
absolus, mais des critères herméneutiques permettant de comprendre
comment il est possible de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie.
La question de l’anthropomorphisme apparaît de manière persistante
et convergente chez tous les grands auteurs contemporains ayant abordé
la question du vivant : Thure von Uexküll, Hans Jonas, Adolf Portmann,
Robert Spaemann (Dewitte [1996] 2008). Il n’y a donc rien d’étonnant
à ce qu’elle apparaisse aussi chez Merleau-Ponty, qui a lui aussi déve-
loppé une pensée « inorthodoxe » du vivant, comme je l’ai constaté lors
de ma relecture de son œuvre.

Du bon usage
de l’anthropomorphisme

Une lecture attentive de La Structure du comportement montre


que l’anthropomorphisme est un fil rouge qui traverse tout le livre 4.
Examinons et commentons différents passages en faisant ressortir les
différents angles d’approche.
A.– Le thème apparaît dans les toutes premières pages de l’ouvrage,
avec la manière dont la science objectiviste – ici, le béhaviorisme –
interprète l’expérience courante du regard qui suit une tache lumineuse
ou du geste consistant à tendre la main vers un fruit lorsqu’on a faim.
Au lieu d’admettre qu’il s’agit d’un comportement dirigé vers un certain
but, qui se structure en fonction de celui-ci, elle suppose qu’il serait
entièrement déterminé par des stimuli agissant comme causes. « Le sens
commun, écrit Merleau-Ponty, croit qu’on tourne les yeux vers un objet
“pour le voir”. Non seulement cette “activité prospective” est renvoyée
aux données anthropomorphiques de l’observation intérieure, mais elle
n’existe même qu’à titre d’effet du mécanisme réflexe. Non seulement la
perception spatiale ne guide pas le mouvement de fixation de mes yeux,
mais il faudrait même qu’elle en soit issue. Je perçois la position de la
tache parce que mon corps y a répondu par des réflexes adaptés. Dans
l’étude scientifique du comportement, on doit rejeter comme subjectives

4. Ce thème était déjà présent chez Wolfgang Kœhler ; tout indique donc que, ici aussi, Merleau-
Ponty prolonge et approfondit des aspects déjà envisagés par les auteurs commentés.
138 VIE ET COMPORTEMENT

toutes les notions d’intention ou d’utilité ou de valeur parce qu’elles


n’ont pas de fondement dans les choses et n’en sont que des détermina-
tions extrinsèques » (Merleau-Ponty [1942] 1972 : 7).
Cette description est commandée par un postulat ontologique fon-
damental : d’un côté, il y a une réalité objective excluant toute forme
de finalité ; de l’autre, la réalité subjective qui interprète comme
intentionnel ce qui, objectivement, est un ensemble de stimuli. Elle
procède à un renversement de ce qui est évident pour le sens commun,
toute la réalité étant réinterprétée de manière à entrer dans ce schéma
préalable. Admettre qu’il y a, dans le vivant, dès les stades élémen-
taires, de la perception, de l’intention, de la finalité, de l’utilité, ou
bien encore des objets doués de sens, et non pas des choses purement
objectives, revêtues d’une valeur par projection, ce serait faire preuve
d’anthropomorphisme. L’objectivisme béhavioriste s’en prend donc à
un subjectivisme supposé.
B.– Cela conduit la science objectiviste à décomposer l’expérience et
le comportement, à procéder à une réduction atomistique. Il ne reste plus
rien du phénomène comportement, décomposé en réactions ponctuelles à
des stimuli eux-mêmes particuliers et isolés. « Nous donnerions comme
essentiels aux comportements observés des caractères qui ne leur viennent
que de notre manière humaine de les percevoir et de les interpréter. [...]
Si nous considérons le comportement objectivement, c’est-à-dire instant
par instant et dans le cadre des stimuli réels qui le déclenchent, nous
n’avons affaire qu’à des mouvements particuliers répondant à des exci-
tations particulières ; tout autre langage serait “anthropomorphique” »
(ibid. : 111-112). Cette décomposition en éléments isolés d’un certain
phénomène global est, en fin de compte, une déréalisation. Voulant
échapper à une projection indue, qui serait non scientifique, on est amené
à ignorer qu’il y a déjà, dans la réalité objective elle-même, une unité
qui se constitue et qui rassemble des facteurs causaux divers. C’est là
que gît la divergence fondamentale. La conception objectiviste postule
deux niveaux de réalité, un premier niveau où n’existent que des faits
isolés – les stimuli – et un second niveau où c’est l’esprit humain qui
les rassemble en une unité purement cognitive. La contre-conception
admet que la réalité du vivant comporte une synthèse en acte qui n’est
pas opérée par la connaissance scientifique, mais dont elle doit elle-
même prendre acte.
C.– L’objection, selon sa logique propre, devrait être étendue de
proche en proche à d’autres situations, et finalement à la science tout
entière. En développant son ascèse anti-anthropomorphique avec une
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 139

rigueur extrême, la science saperait sa propre condition de possibilité.


« Si l’on refuse de prendre en considération, comme objet de science,
toute propriété des phénomènes qui ne se manifeste pas dans l’intuition
d’un cas particulier [...] ce n’est pas l’anthropomorphisme qu’on exclut,
c’est la science – ce n’est pas l’objectivité que l’on défend, c’est le réa-
lisme et le nominalisme » (ibid. : 112). L’objection frappe d’invalidité
à peu près tout notre vocabulaire et ruine la possibilité même de parler :
« Quand on parle de structure de la situation et de son sens, ces mots
désignent évidemment certaines données de l’expérience humaine et sont
en conséquence suspects d’anthropomorphisme. Mais les “couleurs” et
les “lumières”, les “pressions” ou leur expression en langage physique
ne le sont pas moins. Il est clair, poursuit Merleau-Ponty, que tous les
termes dont nous pouvons nous servir renvoient à des phénomènes de
l’expérience humaine, naïve ou savante. Toute la question est de savoir
s’ils sont vraiment constitutifs des objets visés dans une expérience
intersubjective et nécessaires à leur définition » (ibid. : 112).
On peut remarquer que l’explication critique (chez Merleau-Ponty
comme chez Erwin Straus) prend la forme d’une confrontation lan-
gagière : la science objectiviste parle, elle tient un certain discours
intimidant auquel on doit se confronter pour essayer de le réfuter.
D’où la nécessité de lui donner tout d’abord la parole, par le procédé
du discours indirect et du conditionnel (« tout autre langage serait
anthropomorphique »), avant de lui opposer une réplique.
D.– Merleau-Ponty introduit un argument essentiel qui apparaît dans
plusieurs passages. Il consiste à dire : soit, admettons que nous effec-
tuons alors une interprétation anthropomorphique. Mais le fait qu’elle
ait lieu n’implique pas encore qu’elle soit erronée. Il se pourrait que,
s’agissant de certains phénomènes, elle soit appelée par eux, alors
que, dans d’autres cas, elle est inappropriée. Cet argument ressortait
déjà de la fin de la citation précédente et il est formulé ici de manière
plus nette encore : « Mais il resterait encore à expliquer pourquoi cette
interprétation dite anthropomorphique est possible à l’égard de certains
comportements, impossible à l’égard des autres » (ibid.). À l’interdic-
tion absolue de tout anthropomorphisme, on oppose l’introduction d’un
critère de jugement et de discrimination : l’évaluation de la réalité et
donc le rapport aux phénomènes, à la chose même. Il faut se demander
pourquoi, s’il y a projection ou imputation, elle est tantôt en prise sur
le réel et tantôt ne l’est pas. Cela implique (mais c’est un aspect que
Merleau-Ponty laisse de côté) qu’il existe aussi des situations où cer-
taines imputations anthropomorphiques sont inappropriées et exclues,
140 VIE ET COMPORTEMENT

le critère décisif restant le rapport au réel. Il y a un mauvais usage


de l’anthropomorphisme, lorsqu’on projette indûment des expériences
humaines sur l’animal.
Le même argument se précise encore sous un aspect particulier. La
science objectiviste fait valoir que c’est l’esprit humain qui, dans une
situation donnée, rassemblerait des éléments dispersés, procédant ainsi
à une projection anthropomorphique. « Il ne servirait à rien de dire que
c’est nous, spectateurs, qui réunissons par la pensée les éléments de la
situation auxquels le comportement s’adresse, pour en faire un sens, que
c’est nous qui projetons dans l’extérieur les intentions de notre pensée,
puisqu’il resterait à savoir sur quoi, sur quel phénomène s’appuie cette
Einfühlung [empathie], quel signe nous invite à l’anthropomorphisme »
(ibid. : 136). Il n’est pas faux de considérer que, comme témoins des obser-
vations sur la vie animale, nous procédons à une sorte d’interpolation,
en apportant quelque chose qui n’est pas immédiatement donné : nous
apercevons un sens global dans des éléments dispersés. Mais encore
une fois, cela n’implique pas pour autant que ce soit le simple plaquage
de schémas humains sur un donné empirique qui n’en pourrait mais.
On est bien obligé d’admettre qu’il y avait, dans la réalité phénomé-
nale, quelque chose qui appelait cette imputation : certains « signes »
qui « invitaient à l’anthropomorphisme ». L’acte de l’esprit humain est
accompagné ou précédé par une réceptivité.
Ajoutons ceci. Le fait que l’imputation anthropomorphique puisse
être appelée et confirmée par les phénomènes tient aussi à ce qu’il
existe une affinité au moins partielle entre le comportement animal et
le comportement humain. Une base corporelle, mais aussi une sorte de
base spirituelle : l’acte de l’esprit qui unifie le donné a un répondant dans
un acte d’unification qui est inhérent au comportement lui-même et qui
précède cet acte de l’esprit. Et l’esprit humain n’est jamais seulement un
pur esprit : il a un ancrage corporel, il s’articule et s’incarne en une parole.
Telle est sans doute l’une des clés de toute la réflexion de Merleau-Ponty
dans son ouvrage – jamais énoncée sous cette forme : une proximité
à distance entre le comportement aniamal et l’esprit humain.
E.– Dans un autre passage, Merleau-Ponty avance un argument
assez différent, qui consiste à renvoyer la balle à la science objectiviste.
Celle-ci taxe d’anthropomorphisme toute imputation de certaines fins
et valeurs. Mais n’est-ce pas plutôt elle qui fait preuve d’un véritable
anthropomorphisme dans sa manière d’opérer un traitement préalable
de la réalité ? Avec la situation expérimentale qu’elle crée en laboratoire
et avec bon nombre de ses concepts (stimuli, réflexes conditionnés),
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 141

elle introduit dans le monde animal des schémas qui lui sont étrangers,
d’origine humaine, au lieu de rechercher ce qui fait sens pour lui, dans
son monde. Est anthropomorphique cette décomposition du phénomène
en unités qui ont un sens pour le scientifique, mais n’en ont aucun dans
le milieu naturel. On impose aux animaux un cadre issu de la science
humaine (et qui d’ailleurs est tout aussi impropre à décrire la psycho-
logie humaine). « Le réflexe tel qu’il est défini dans les conceptions
classiques, note Merleau-Ponty, ne représente pas l’activité normale
de l’animal, mais la réaction que l’on obtient d’un organisme, quand
on l’assujettit à travailler, pour ainsi dire, par pièces détachées [...].
L’animal est placé dans une situation anthropomorphique, puisque, au
lieu d’avoir affaire à ces unités naturelles que sont un événement, une
proie, il est astreint à certaines discriminations, doit réagir à certains
agents physiques ou chimiques qui n’ont d’existence séparée que dans
la science humaine » (ibid. : 45). Le même argument réapparaît plus loin
envisagé de manière plus large : « Empirisme et intellectualisme trans-
portent dans les modes primitifs du comportement des structures qui
appartiennent à un niveau très supérieur : structure de pure juxtaposition
– atome – ou structure de pure intériorité – la relation » (ibid. : 135).
Auparavant, on avait plaidé pour un anthropomorphisme de bon
aloi, et voilà que, cette fois, on reproche à la science objectiviste de se
rendre coupable d’une forme d’anthropomorphisme. N’y a-t-il pas là
une contradiction ? Elle se résout si l’on admet que ce ne sont pas les
mêmes notions humaines qui sont imputées à la vie animale dans les
deux cas. Dans la situation de laboratoire, ce sont des abstractions de
l’entendement ; on projette des schémas qui n’ouvrent pas à une vraie
connaissance de la vie animale, mais à sa méconnaissance. À ce « mau-
vais anthropomorphisme » s’oppose un « bon anthropocentrisme », celui
que nous pratiquons constamment en recourant, pour décrire la vie ani-
male (et même pour établir des principes scientifiques généraux), à des
expressions puisées dans notre expérience humaine et dans tout ce que
nous avons en commun avec l’existence animale.
F.– Citons enfin un dernier passage, où c’est bien de l’anthropo-
morphisme qu’il s’agit, bien que le mot ne soit pas nommé : « Toute
théorie de la projection, qu’elle soit empiriste ou intellectualiste, suppose
ce qu’elle voudrait expliquer, puisque nous ne pourrions projeter nos
sentiments dans le comportement visible d’un animal, si quelque chose
dans ce comportement même ne nous suggérait l’inférence. Or, ce n’est
pas la ressemblance de nos propres gestes et des gestes d’autrui qui
peut donner à ceux-ci leur valeur expressive : l’enfant comprend le sens
142 VIE ET COMPORTEMENT

joyeux du sourire longtemps avant d’avoir vu son propre sourire, celui


de mimiques menaçantes ou mélancoliques qu’il n’a jamais exécutées et
auxquelles son expérience propre ne peut fournir aucun contenu » (ibid. :
169). Dans la première phrase, on retrouve l’argument commenté plus
haut : l’idée de projection – qu’elle soit récusée ou invoquée comme
principe d’explication – présuppose que quelque chose, dans le réel, se
prête à elle ou même l’appelle. S’il nous arrive – à tort ou à raison – de
projeter nos sentiments humains, ce geste n’est pas absolument premier ;
il est suggéré par quelque chose que nous avons cru discerner dans le
comportement animal et qui y était peut-être vraiment présent.
Mais Merleau-Ponty va plus loin encore en mettant en question ce
que je voudrais appeler la primauté de la sphère du propre. L’idée
même de projection suppose en effet qu’il y aurait d’abord quelque
évidence vécue dans l’intériorité humaine, qui serait transposée ensuite
ailleurs. C’est en reconnaissant nos propres comportements que l’on
comprendrait l’expressivité du comportement autre. Or, on n’est nulle-
ment obligé de faire une telle supposition. L’enfant découvre le sens
expressif des comportements en dehors de lui-même avant de les décou-
vrir à l’œuvre, par introspection, en lui-même 5.
Il y aurait donc une expressivité qui n’appartient pas préalablement
à la sphère propre. C’est ce que Merleau-Ponty, dans le développe-
ment qui suit, appelle le corps phénoménal, c’est-à-dire la corporéité
en tant qu’elle n’est pas un simple être physique, mais le porteur d’une
expressivité. Ce développement est sans doute le passage du livre
où le philosophe caractérise le mieux, sans la nommer, la notion de
comportement. Il écrit aussi que le corps phénoménal et son expressivité
intrinsèque constituent « comme un a priori de la science biologique ».
En effet, il est impossible d’engendrer cette forme globale à partir de
réactions élémentaires ; elle est toujours déjà présupposée de manière
synthétique, et elle fait partie de l’expérience de la vie à laquelle par-
ticipe le biologiste lui-même. Contrairement à l’idée que ce serait

5. Ce passage de Merleau-Ponty converge de manière frappante avec la réflexion de Hans Jonas


qui, dans Changement et permanence, écrit : « D’où me vient qu’un sourire est un sourire ?
Qu’un visage tourné de mon côté veut dire : quelqu’un me regarde ? Qu’une mimique est
une expression ? D’après la théorie de l’introspection et de la transposition analogique, il
faudrait que l’enfant de trois mois, cherchant les yeux de sa mère ou répondant à son sourire,
ait déjà exécuté toute une série d’opérations pour être en état de le faire – opérations qui
incluent par exemple l’observation et la connaissance de son propre reflet dans le miroir,
et son usage postérieur pour interpréter ce qu’il perçoit d’autrui. Il suffit de formuler cette
construction pour rendre superflue sa réfutation » ([1992] 2000 : 98-99).
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 143

à la suite d’une projection de nos affects qu’apparaîtrait une expressi-


vité dans un comportement animal qui serait lui-même objectif, il faut
admettre qu’il existe une expressivité intrinsèque, que nous comprenons
pour elle-même et pas seulement par analogie avec notre sensibilité ;
nous nous apportons certes dans cette appréhension, mais ce n’est pas
cette perception subjective qui est constitutive du sens ; elle en est
seulement révélatrice.

Un existentialisme de l’animalité

Dans La Structure du comportement, Merleau-Ponty tente d’articuler


l’ordre physique, l’ordre vital et l’ordre humain (c’est le titre du cha-
pitre III), en se gardant d’inscrire sa réflexion dans une antithèse radicale
de l’homme et de la nature, où l’ordre humain « s’arracherait » à l’ordre
naturel. Il récuse donc à la fois le réductionnisme naturaliste – qui nie
ou occulte la spécificité humaine, la différence anthropologique – et la
position idéaliste ou spiritualiste, celle qui consiste à nier l’existence
biologique de l’homme et sa parenté avec la vie animale ou avec le
vivant en général.
À travers la notion de comportement transparaît la spécificité du
mode d’être animal, c’est-à-dire d’un ordre de réalité irréductible à la
fois à celui de la conscience et à celui du monde physico-mathématique :
« L’animal, dans une mesure variable selon l’intégration de son com-
portement, est bien une autre existence, cette existence est perçue par
tout le monde, [...] elle est un phénomène indépendant de toute théorie
notionnelle sur l’âme des bêtes. Spinoza n’aurait pas passé tant de temps
à considérer une mouche qui se noie si ce comportement n’avait pas
offert au regard autre chose qu’un fragment d’étendue » (ibid. : 137).
Chacun sait très bien que l’animal a, comme nous, un certain rapport
affectif au monde et à sa propre vie. Que l’animal soit « une autre exis-
tence » est un fait admis par le sens commun, relevant de l’évidence.
Le nier, au nom d’une représentation idéologique de ce qui doit être,
c’est très exactement faire la bête. Mais toute la difficulté, pratiquement
insurmontable, est de démontrer cette mauvaise foi et d’amener le déné-
gateur à reconnaître ce qu’il ne cesse pas de nier.
Merleau-Ponty esquisse, dans un contexte intellectuel marqué par la
philosophie existentielle, un existentialisme de l’animalité. La proximité
de La Structure du comportement avec l’« ontologie phénoménologique »
144 VIE ET COMPORTEMENT

exposée par Sartre dans L’Être et le néant (qui parut en 1943) est évidente
dans plusieurs développements, mais ils font apparaître aussi en quoi sa
pensée s’en distingue : elle se caractérise par une autre manière de situer
la négativité et de la détacher de l’opposition de la nature et de l’homme.
On discerne clairement un fondement philosophique commun et une
bifurcation. C’est le même terreau initial : la découverte de l’idée de
négativité. Mais alors que les autres pensées françaises les plus connues
qui ont pris leur point de départ dans cette idée du manque ou du vide
(Sartre, Lacan) ont adopté un point de vue globalement anthropo-
centrique, Merleau-Ponty adopte d’emblée une autre direction.
Je songe à l’important développement en conclusion du chapitre II, où
l’on peut lire : « Le comportement, en tant qu’il a une structure [...] ne se
déroule pas dans le temps et dans l’espace objectifs, [...] un maintenant
“sort” de la série des “maintenant”, acquiert une valeur particulière, [...]
transforme la situation singulière de l’expérience en situation typique et
la réaction effective en une aptitude. À partir de ce moment, le compor-
tement se détache de l’ordre de l’en-soi et devient la projection hors de
l’organisme d’une possibilité qui lui est intérieure. Le monde, en tant
qu’il porte des êtres vivants, cesse d’être une matière pleine de parties
juxtaposées, il se creuse à l’endroit où apparaissent des comportements »
(ibid. : 136 – nos italiques). Merleau-Ponty tente ce que l’on pourrait
appeler une genèse phénoménologique du comportement, dont on peut
se demander si elle est pertinente : est-il bien exact de supposer qu’il y
aurait eu un événement fortuit qui aurait pris une signification plus géné-
rale ? Mais l’important ici est le bouleversement ontologique qui a lieu
du fait même qu’existe un comportement animal ou humain. Ce passage
prend tout son sens si on le compare à l’opposition de l’« en-soi » et du
« pour-soi » qui sous-tend L’Être et le néant et est caractéristique de
toute la pensée de Sartre : une pensée de la liberté (le pour-soi) opposée
à l’ordre naturel obéissant aux déterminations (l’en-soi), que l’on peut
décrire aussi comme une opposition du vide et du plein, de la négativité
et de la positivité (Dewitte 1994).
Merleau-Ponty évoque lui aussi l’apparition d’un vide qui s’oppose
à la plénitude de l’en-soi (que, pour sa part, conformément à son style
de pensée, il décrit comme une manifestation de la spatialité carté-
sienne) mais avec cette nuance décisive que la liberté n’est pas réduite
de manière anthropocentrique à l’humain ; elle est déjà à l’œuvre chez
l’animal. Avant le « trou dans l’être » que constitue la conscience, il y
a précisément le creux du comportement. Alors que pour Sartre il y a
d’abord une nature conçue comme une masse homogène, comme une
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 145

plénitude inquiétante, et ensuite l’événement que constitue l’apparition,


avec l’homme et la liberté humaine, d’un vide, d’une négativité qui
introduit un trou, un vide dans cette pâte homogène, pour Merleau-Ponty
cette rupture a déjà lieu auparavant, dès l’animalité : lorsque apparaît un
comportement, le monde « se creuse » – le comportement est, en tant
que tel, l’événement d’un certain vide qui creuse l’Être, apporte de la
négativité dans sa positivité.
Cette conception qui se fait jour dans La Structure du comportement,
Merleau-Ponty allait la poursuivre et l’approfondir dans ses travaux
ultérieurs. Dans La Nature, on trouve cette phrase remarquable où, à
propos de Bergson, il parle d’un être « qui met du négatif dans son
être » (Merleau-Ponty 1995). L’Être merleau-pontyen n’est ni l’Être
heideggerien ni l’Être sartrien ; il est une positivité qui comprend en elle
de la négativité, caractéristique qui n’est pas associée exclusivement à
l’ordre humain, mais est déjà décelable dans l’ordre naturel. C’est là sa
profonde originalité dans la pensée française et même au-delà. Songeons
au fait que Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne
(ouvrage très influencé en profondeur par Heidegger), oppose constam-
ment à la « vie », censée être pure répétition processuelle, l’« œuvre »
et l’« action », de sorte qu’elle maintient elle aussi une pensée fon-
damentalement anthropocentrique dans laquelle c’est avec l’homme
qu’apparaît une rupture par rapport à la répétition vitale. Cette idée
très répandue de l’hominisation comme « arrachement à la naturalité »
implique aussi un constant péril : l’être humain qui s’est ainsi « arraché »
pour s’autoconstituer risque à tout moment de retomber dans la vie
naturelle répétitive, monotone ; il risque de ne pas être à la hauteur de
sa propre humanité, de déchoir dès l’instant où se manifeste à nouveau
son existence biologique, assimilée à l’animalité (Dewitte, 1996).

Une dimension scénique

Merleau-Ponty commente à deux reprises (Merleau-Ponty [1942] 1972 :


123-130 et 189-190), les travaux anciens et classiques de Wolfgang
Kœhler sur les singes supérieurs. Ces passages passionnants, où il déve-
loppe tout son art de la lecture, font ressortir plusieurs niveaux de réalité
en interaction mutuelle : un milieu naturel, en partie simplifié et recons-
titué en laboratoire (les bâtons, les branches d’arbres) ; les singes ; le
psychologue qui expérimente et observe tout cela (Kœhler) ; à quoi vient
146 VIE ET COMPORTEMENT

encore s’ajouter le philosophe-écrivain qui commente ces observations


et les complète (Merleau-Ponty). Une lecture attentive de ces passages
m’amène à suggérer certains prolongements.
Soit d’abord ceci : l’étude scientifique du comportement – l’éthologie,
mais aussi la psychologie animale, que ce soit en laboratoire, dans un
milieu naturel ou semi-naturel – a lieu à l’intérieur d’une scène. Il n’y
a pas seulement le comportement comme objet d’observation, mais
une situation incluant le sujet de l’observation, à savoir le scientifique
lui-même, lequel est présent dans la scène, comme témoin du compor-
tement 6. Il ne se contente pas d’enregistrer mécaniquement, mais choisit
et interprète ; il existe lui-même, tant intellectuellement que corporelle-
ment, dans la situation en question. Mais la science objectiviste a pour
caractéristique générale de nier toute forme d’interaction : chaque niveau
est censé exister de manière séparée, et elle nie donc forcément l’impli-
cation de l’observateur dans la chose observée (tout comme la médiation
d’un discours dans la pratique de la science). Or, la réalité effective est
différente : d’une part, le comportement est une interaction constante de
l’animal et du milieu, d’autre part, la connaissance de son sens exige une
forme d’implication de l’observateur dans la chose observée.
Cela, il me semble, devrait conduire à mettre en question une oppo-
sition trop tranchée entre des conditions d’observation « naturelles » et
« artificielles » et à admettre toute une gamme de situations expérimen-
tales possibles. À coup sûr, l’observation en milieu naturel (le passage
de la psychologie animale expérimentale à l’éthologie) a constitué un
progrès décisif, mais il n’existe jamais d’observation purement extérieure
et objective. Tantôt cette scène est vraiment naturelle (même si la présence
d’éthologues tapis dans un coin de la forêt et parfaitement camouflés dans
le milieu naturel est déjà une intrusion), tantôt elle est entièrement mise
en scène comme l’est une situation de laboratoire. Mais que la situation
d’expérience soit artificielle n’est pas en soi une objection ; l’important
est que l’on n’impose pas aux animaux des expériences aberrantes et que
l’on fasse preuve envers eux d’intelligence et de tact. Qu’il y ait mise en
scène et donc arrangement préalable n’est pas une objection à la validité
des observations et résultats obtenus, mais il faudrait à tout le moins que
l’on prenne conscience de cette situation au lieu de la dénier en présentant
l’observation comme un simple enregistrement de la réalité empirique,

6. « Le comportement n’est pas une chose, mais il n’est pas davantage une idée, il n’est pas
l’enveloppe d’une pure conscience et, comme témoin d’un comportement, je ne suis pas une
pure conscience » (Merleau-Ponty [1942] 1975 : 38).
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 147

sans quasi aucun médiateur ni aucune médiation. Curieusement, il se pour-


rait bien qu’une certaine éthologie pure et dure rejoigne le béhaviorisme
le plus rigoureux dans l’illusion d’une absolue objectivité, d’une absence
totale d’incidence de l’observateur sur la chose observée.
Or, la science objectiviste nie ou dénie cette dimension scénique
alors même qu’elle la présuppose ; elle nie la présence même d’un sujet
de l’observation et de l’énonciation (c’est un thème très présent dans
Du sens des sens d’Erwin Straus). Qu’il y ait cette dimension scénique,
c’est un des angles par lesquels on met en question la séparation du
milieu et de l’organisme. Tout comme cette séparation doit être remise
en question si on veut rendre compte de la vie organique effective, elle
doit l’être au stade suivant de l’observation, avec cette fois la séparation
entre un fait supposé objectif et empirique et un regard supposé extérieur.
De même que l’organisme vivant – et son comportement en particu-
lier – constitue une interaction constante, une unité intérieure qui se
poursuit, de même il y a, dans la scène de l’observation scientifique, une
implication de l’observateur dans la chose observée (le mot d’« implica-
tion » contient la métaphore du pli, et c’est bien d’un repli qu’il s’agit).
Autrement dit, le scientifique pas davantage que le philosophe ne peut
être un simple « spectateur étranger 7 ». Dans cette scène, l’observateur
n’existe pas comme une pure conscience, une « intériorité » comprise
ainsi ; il existe comme être de comportement et d’expression. Le même
mixte d’intériorité et d’extériorité existe à la fois dans le comportement
observé et dans la situation de l’observateur – d’où le rôle obligé d’une
forme d’anthropomorphisme.
Ensuite, ma relecture m’a fait voir un autre aspect qui n’a pas été
théorisé et auquel on peut donner une dimension nouvelle : les diffé-
rentes modalités du thème se mettre à la place. Il apparaît de deux
manières. D’une part, dans la manière « empathique » dont Kœhler,
puis Merleau-Ponty cherchent à comprendre les animaux. Tout au long
de son commentaire, il n’hésite pas à faire intervenir des analogies avec
le comportement humain (ainsi : parcourir un itinéraire compliqué, jouer
un match). D’autre part, il apparaît déjà dans le rapport que l’on peut
avoir, comme animal ou être humain, à certains objets. Or, tout en faisant
preuve d’une attitude bienveillante consistant à reconnaître l’intelligence
du chimpanzé, on doit bien constater qu’il lui manque quelque chose de
notre point de vue ou d’une manière absolue : « L’animal ne peut pas

7. « Le point de vue du “spectateur étranger” doit-il être abandonné comme illégitime au profit
d’une réflexion inconditionnée ? » (Merleau-Ponty [1942] 1975 : 199).
148 VIE ET COMPORTEMENT

se mettre à la place du mobile et se voir lui-même comme le but. Il ne


peut pas varier les points de vue, comme il ne pourrait pas reconnaître une
même chose dans différentes perspectives » (ibid. : 128). Il s’agit donc
de la capacité mimétique, pas seulement comme un moyen de chercher
à comprendre autrui ou d’autres êtres vivants, mais comme une attitude
à l’œuvre dans notre rapport pratique au monde, et dont tout indique que
l’animal, même le singe supérieur, est dépourvu. Elle comporte, comme
un trait inhérent, une aptitude à faire varier les points de vue. Cette varia-
bilité porte aussi bien sur la chose que sur soi-même – elle consiste à
s’envisager aussi « comme un objet parmi les objets ».
Le livre de Kœhler démontre que le singe manifeste une forme d’in-
telligence : à un certain moment, l’animal « comprend » (Aha-Erlebnis)
et trouve une solution qui n’est pas la simple résultante des données ou
des stimuli. Mais en même temps, Merleau-Ponty fait valoir que l’animal
n’accède jamais à un certain stade supérieur, « l’ordre symbolique », dont
la caractéristique – avant même le fait du langage – est surtout d’être
capable de discerner la mêmeté – de comprendre qu’il peut exister une
même chose pouvant être utilisée à des fins différentes ou envisagée sous
différents aspects (ce sont différents « comme » : comme une branche,
comme un outil...). Plutôt que de parler d’un « ordre symbolique » (terme
qui me semble maladroit et d’ailleurs non défini), on pourrait parler d’une
dialectique du Même et de l’Autre, en laquelle consiste cette variabilité.
En outre, notre observation empathique des animaux nous amène à des
situations où nous comprenons mieux qu’eux : nous voyons ce qu’ils ne
voient pas et ce qu’ils devraient faire. L’observation même des chimpanzés
suppose une situation où l’homme occupe une position privilégiée comme
observateur : nous voyons ou anticipons ce que le singe ne peut pas voir,
c’est-à-dire que cette branche pourrait être employée comme instrument.
Merleau-Ponty écrit : « Si le singe cueille une branche pour atteindre un
but, c’est qu’il est capable de conférer à un objet de la nature une significa-
tion fonctionnelle. Mais le singe n’arrive guère à construire des instruments
qui serviraient seulement à en préparer d’autres [...] et, devenue un bâton,
la branche d’arbre est supprimée comme telle, ce qui revient à dire qu’elle
n’est jamais possédée comme un instrument. [...] Pour l’homme, la branche
d’arbre devenue bâton restera justement une branche-d’arbre-devenue-
bâton, une même “chose” dans deux fonctions différentes, visible “pour
lui” sous une pluralité d’aspects » (ibid. :190). Du livre de Kœhler et du
commentaire de Merleau-Ponty se dégage donc une conception nuancée :
d’une part, elle se démarque de celle de l’animal-machine, ou de la réduc-
tion de l’animal à un être qui subirait passivement des stimuli, en faisant
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 149

ressortir ce qu’on doit, sans forcer les mots, appeler une intelligence des
chimpanzés ; d’autre part, elle n’escamote pas la différence anthropolo-
gique. Elle esquisse, à partir de cette situation d’observation, un cadre
général où les trois ordres – psychique, naturel, humain – ont leur place
respective. Le travail de Kœhler appartient très certainement au lointain
passé de la primatologie, qui s’est considérablement développée. Mais il
ne me semble pas que le cadre général tel qu’il y avait été esquissé, puis
précisé encore par Merleau-Ponty, soit devenu caduque pour autant.
La spécificité humaine est une capacité à se mettre à la place d’un
animal ou d’un objet quelconque, tout en maintenant une distance par
rapport à cette identification. L’animal ne peut pas accéder à une telle
relation, à ce battement de la mêmeté et de l’altérité qui rend possible
à la fois la technologie et la compréhension empathique de la vie autre.
Car la capacité humaine de varier la perspective sur le bâton est analogue
et peut-être même identique à l’empathie dont fait preuve l’éthologue
envers le chimpanzé. Telle est, il me semble, la conclusion (non for-
mulée ainsi par le philosophe) que l’on peut tirer de ces développements
et qui m’est apparue avec évidence en le relisant. Je résumerais comme
suit cette conception : notre compréhension de l’animal est possible
grâce à une capacité mimétique, à une capacité à nous mettre à la place
de l’autre – en une dialectique du Même et de l’Autre : nous restons
nous-mêmes tout en épousant le point de vue de l’autre et tout en nous
identifiant à ses actions. L’animal, même s’il peut comprendre finement
le comportement des autres animaux et de l’homme, n’a pourtant pas
une telle capacité mimétique, qui va de pair avec le « comportement
symbolique ». C’est pourquoi il ne peut pas non plus viser une branche
comme outil tout en continuant à savoir qu’elle est une branche.
Bien sûr, plus de soixante-cinq ans après la parution du livre et près
d’un siècle après les travaux pionniers de Kœhler, on doit se poser la
question : dans quelle mesure l’immense travail des éthologues infirme-
t-il ou confirme-t-il cette thèse ? Une bonne part de ce que nous avions
considéré à tort comme « le propre de l’homme » (l’organisation sociale,
la capacité technique) est battu en brèche : il se révèle que certains ani-
maux en sont déjà capables. Cela n’implique pas pour autant qu’il faille
rejeter l’idée même d’une différence anthropologique, qui doit seulement
être cherchée ailleurs qu’on ne l’a fait 8. En particulier, la question qui se

8. Sur ce point, Élisabeth de Fontenay a une position pour le moins difficile : elle récuse l’idée même
d’un propre de l’homme, tout en se refusant aussi à nier la différence anthropologique comme le
voudrait un « antispécisme » radical. Elle admet donc le fait de la différence anthropologique.
150 VIE ET COMPORTEMENT

pose est de savoir si les travaux actuels infirment ou confirment l’idée


que l’animal ne peut prendre ses distances vis-à-vis de la branche. Il faut
se garder de deux idées opposées : l’une consistant à mépriser les travaux
scientifiques actuels et à maintenir, sans modification, une vieille thèse
philosophique et une vieille théorie scientifique. L’autre consisterait à
écarter a priori la validité de travaux anciens supposés être forcément
dépassés par la recherche actuelle.
Il me semble – c’est l’hypothèse à laquelle je me risque – que l’intui-
tion de Merleau-Ponty (qu’il y aurait chez l’être humain une manière
différente de « se mettre à la place ») demeure juste et peut fonder la
différence anthropologique : l’homme a une capacité mimétique dont,
sous cette forme, aucun animal n’est capable (malgré sa capacité très
fine à détecter nos intentions). Le lieu propre de l’homme est précisé-
ment sa capacité à sortir de soi tout en restant en soi. C’est cette capacité
mimétique qui est la condition de possibilité de la psychologie animale
et de l’éthologie. De sorte que l’on peut avancer, inversement, que le
propre de l’homme consisterait en ce qu’il est un être capable de zoo-
logie et d’éthologie. Cette spécificité, sans doute impossible à localiser
dans quelque zone neuronale et pas davantage dans telle glande, pinéale
ou autre, ressort en particulier de la dimension scénique dans laquelle
se déroule la recherche scientifique.
EN RELISANT LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT 151

Références bibliographiques

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Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon.
6
Georges Canguilhem :
le comportement comme « allure de la vie »

Françoise Armengaud

Une question de terminologie


Je voudrais d’abord expliquer mon titre, qui peut surprendre. À vrai
dire, ce titre contient la thèse, à savoir que chez Georges Canguilhem le
comportement est un concept si central qu’il est en quelque sorte consi-
déré comme coextensif à la vie. Mais qu’en est-il de ce terme d’allure,
qui peut-être paraît un peu vague ? Allure, c’est littéralement manière
d’aller, démarche. On le dit le plus fréquemment du cheval – pas, trot,
galop, sans parler des allures dites « défectueuses » comme l’amble ou
l’aubin – ou du voilier dans sa relation au vent (par exemple les « allures
portantes »), mais c’est aussi le rythme, le tempo, le mouvement en
musique, c’est la qualification générale d’une manière de bouger ou de
se tenir, d’agir, bref, de se comporter ; notons que dans le langage courant
on peut avoir fière allure, ou piteuse allure, ou une grande liberté d’allure.
Quant à l’expression « allure de la vie », elle se trouve plusieurs fois sous
la plume de Canguilhem. L’une est dans La Connaissance de la vie, à
propos de la maladie. Il y est dit que la maladie est une autre allure de la
vie que la santé. « La maladie, l’état pathologique, ne sont pas perte d’une
norme mais allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures
ou dépréciées » (Canguilhem 1965 : 166-167). Pourquoi dépréciées ?
« Du fait, écrit Canguilhem, qu’elles interdisent au vivant la participation
active et aisée, génératrice de confiance et d’assurance, à un genre de vie
154 VIE ET COMPORTEMENT

qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d’autres » (ibid.).


Comme l’a noté le chirurgien René Leriche, sur qui Canguilhem s’appuie,
les maladies, les blessures, tout en restreignant les précédents possibles
de la vie, actualisent de nouveaux possibles, ce qui devient pour le phi-
losophe de « nouvelles allures de la vie » (Canguilhem 1966 : 59). Autre
référence, enfin, dans un tout autre domaine, on trouve le choix du terme
d’allure, chez un philosophe mathématicien proche ami de Canguilhem,
que ce dernier admirait beaucoup, Jean Cavaillès, résistant fusillé en 1944
à Arras. Jean-Pierre Séris note que Cavaillès décrit souvent le mouvement
de la pensée « en son “allure” ou sa “démarche”, comme un “geste”, ou
un “geste intérieur” dont l’imprévisible déviation procure les nouveautés
et maintient les liaisons » (Séris 1993 : 99). Mais surtout Canguilhem
justifie son choix comme fondé sur une idée précise. Il explique : « Nous
avons parlé à plusieurs reprises d’allures de la vie, préférant dans certains
cas cette expression au terme de comportement pour mieux faire sentir
que la vie est polarité dynamique » (Canguilhem 1966 : 137). D’où la
définition de la physiologie comme « science des allures stabilisées de la
vie » (ibid.). Cela ne va pas sans difficulté pour nous lecteurs, ce relati-
vement moindre usage du terme de comportement. Il y a, à ce choix, une
raison positive, c’est celle que nous venons d’évoquer. Il y en a peut-être
aussi une autre, assez extrinsèque. Je songe en effet à ceci, que Maurice
Merleau-Ponty ayant publié dès 1942 sa Structure du comportement, peut-
être Canguilhem, dont les intérêts théoriques et philosophiques étaient très
voisins, parfois identiques, a-t-il préféré se démarquer en n’utilisant pas le
même terme que son jeune collègue de quatre ans son cadet.
Quoi qu’il en soit, une portée très large est donnée par Canguilhem,
sinon au mot, du moins au concept de comportement. Et les comporte-
ments, ce sont avant tout des manières de vivre. Dans un texte conjoint
de Georges Canguilhem et de François Dagognet, rédigé pour les
besoins d’une émission de télévision scolaire des années 1966-1967,
que leurs auteurs ont qualifié de « duo » et non de « débat », on peut
lire l’affirmation suivante : « Les vivants vivent, il faut voir comment ils
vivent, et ce “comment”, c’est un comportement qui intéresse aussi bien
le psychologue que le biologiste, le zoologiste, et aussi le philosophe. »
Le concept de comportement est donc bien coextensif à la vie. Et puisque
des disciplines sont évoquées, avec ce qu’on peut comprendre comme
la recommandation d’une approche pluridisciplinaire, notons que ce qui
intéresse Canguilhem, n’est pas d’emblée, comme on pourrait s’y attendre
aujourd’hui, l’éthologie, mais la biologie, c’est la biologie qui le mène
à prendre en considération, mais finalement assez peu, l’éthologie.
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 155

Et ce qui l’intéresse, dans la biologie, c’est le vivant, humain ou animal


peu importe, et pour approcher le vivant, la médecine est encore
meilleure que la biologie. J’y reviendrai.

Biographie et méthode : une certaine


« allure » de philosophie...

Auparavant, qu’il me soit permis de consacrer quelques lignes à


la personnalité de Georges Canguilhem, qui a marqué des générations
d’étudiants alors qu’il était professeur à la Sorbonne et directeur de
l’Institut d’histoire des sciences (où il succéda à Gaston Bachelard),
de 1955 jusqu’en 1971, son influence, bien sûr, ne s’arrêtant pas là.
Canguilhem, philosophe, médecin et historien des sciences, né en 1904
et mort en 1995, s’inscrit dans une tradition, moins celle des médecins
écrivains, parmi lesquels toutefois, on peut citer, pour ses affinités avec
notre philosophe, Georges Duhamel (l’auteur de La Vie des martyrs, qui
contient de poignantes et précieuses observations des blessés de la guerre
de 1914-1918, proches de celles effectuées par Goldstein sur les mêmes
lieux), et Céline, que des philosophes médecins, tradition qu’illustreront
à sa suite, près de nous, François Dagognet, Anne Fagot-Largeault et
d’autres que je ne connais pas ! Et il y a aussi des vétérinaires philo-
sophes, comme Philippe Devienne, que nous avons le bonheur de lire
dans ce volume. Jeune enseignant de philosophie, Canguilhem avait
préféré étudier la médecine, plutôt que la biologie. Le sens de ce choix
tient, explique-t-il, à une préférence pour le concret, la vie de tel vivant,
individu singulier, plutôt que les lois de la vie en général. Il remarque
que même Claude Bernard reconnaît que « c’est à l’individu qu’il a
toujours affaire » (Canguilhem 1965 : 157). Canguilhem déclare : « Nous
attendions précisément de la médecine une introduction à des problèmes
humains concrets » (Canguilhem 1966 : 7). Et il parle de l’idiosyncrasie
sur laquelle repose toute la médecine. « La médecine, raconte-t-il, nous
apparaissait et nous apparaît encore, comme une technique ou un art
au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science pro-
prement dite » (ibid.). Il dira beaucoup plus tard, en 1990, qu’il n’y a
pas de science de la santé : « Santé n’est pas un concept scientifique,
c’est un concept vulgaire » (Canguilhem 1990). Il exerça en tant que
médecin pendant la Résistance. En 1940, il avait refusé de prêter ser-
ment à Pétain, comme cela lui était demandé en tant que fonctionnaire,
156 VIE ET COMPORTEMENT

et il avait envoyé sa démission. Il s’est engagé dans une Résistance


active, menée en Auvergne, avec d’Astier de La Vigerie, participant
aux activités du Mouvement Libération-Sud. Il a été jusqu’en 1944 un
médecin du maquis. Ses confidences étaient rares. J’ai souvenir per-
sonnellement d’une allusion – c’était une allusion plutôt qu’un récit – à
l’Institut d’histoire des sciences de la rue Dufour, à une amputation
effectuée sur un maquisard, sous les bombardements. Simples étudiants
en philosophie, nous étions très impressionnés...
Philosophe du concret, jusque dans les détails de sa manière d’ensei-
gner : quand il citait un auteur, de sa voix aux accents méridionaux, à la
fois rocailleuse et chantante, il n’était pas rare qu’il se levât pour aller
dans la bibliothèque dont la porte était située juste derrière son bureau,
et il apportait un exemplaire des livres dont il parlait, souvent de gros
volumes très anciens aux reliures dorées, comme pour nous signifier :
« Ça existe », preuve ostensive à l’appui, et comme pour nous assurer :
« Je ne vous raconte pas des fariboles. »
J’en viens maintenant à un point qui nous touche de près : le peu d’in-
térêt de Canguilhem pour une quelconque hiérarchie entre les espèces.
Déjà dans ses premiers choix terminologiques, il parle d’abord et sur-
tout du vivant, des êtres vivants ; qu’ils soient animaux ou humains,
la différence l’intéresse peu (elle l’intéressera plus tard, au fur et à
mesure qu’il accordera davantage d’importance au caractère historique
et social des normes vitales pour l’humain). Il précise ainsi que même
si la réaction humaine à la provocation du milieu se trouve diversi-
fiée, complexifiée, « les mêmes vues doivent être appliquées à l’animal
et à l’homme » (Canguilhem 1965 : 142). Il est remarquable qu’il ne
consacre pas une étude particulière au comportement animal comme
tel, distingué de l’humain. Mais du vivant, il retrouve la communauté
d’appellation grecque du « Zoon ». Il affirme : « En tant que milieu
propre de comportement et de vie, le milieu des valeurs sensibles et
techniques de l’homme n’a pas en soi plus de réalité que le milieu
propre du cloporte et de la souris grise » (ibid. : 153). Mais c’est dans
l’introduction à La Connaissance de la vie que se trouve sans doute
le plus beau texte, véritable proclamation, ou manifeste : « Quelle
lumière sommes-nous donc assurés de contempler pour déclarer
aveugles tous autres yeux que ceux de l’homme ? Quelle significa-
tion sommes-nous donc certains d’avoir donné à la vie en nous pour
déclarer stupides tous autres comportements que nos gestes ? Sans doute
l’animal ne sait-il pas résoudre tous les problèmes que nous lui posons,
mais c’est parce que ce sont les nôtres et non les siens » (ibid. : 10).
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 157

Canguilhem trouve des expressions poétiques dignes de Montaigne et


des psaumes de David pour poser cette question : « L’homme ferait-il
mieux que l’oiseau son nid, mieux que l’araignée sa toile ? » (ibid.). Et
enfin il s’interroge, et nous interroge sur notre attitude à l’égard des ani-
maux ainsi que sur la pensée humaine : cette dernière « manifeste-t-elle
dans ses inventions une telle indépendance à l’égard des sommations
du besoin et des pressions du milieu qu’elle légitime, visant les vivants
infra-humains, une ironie tempérée de pitié ? » (ibid.).
Quelques mots maintenant sur sa conception de la philosophie ne
seront peut-être pas inutiles pour compléter cette présentation, qui restera
néanmoins sommaire. La philosophie de Georges Canguilhem est une
philosophie réflexive et non spéculative. Mais s’il considère que la philo-
sophie doit prendre son bien dans toute matière étrangère qui lui est bonne
– surtout étrangère ! – et notamment la science, Canguilhem n’entend pas
pour autant subordonner sa réflexion de philosophe aux sciences : « La
philosophie, étant une entreprise autonome de réflexion, n’admet aucun
prestige, pas même celui du savant » (ibid. : 94). On remarquera qu’il situe
la constitution d’un savoir scientifique comme un comportement, l’un des
comportements de l’espèce humaine (ou de certains de ses représentants),
ce qui ne va pas sans soulever des difficultés paradoxales, puisque selon
lui, la « fonction essentielle de la science » est de « dévaloriser les qualités
des objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie
générale d’un milieu réel, c’est-à-dire inhumain » (ibid. : 153).
On peut affirmer qu’il a pratiqué une histoire des sciences et de
la philosophie très critique. Généalogique plutôt que structurale (à la
manière de Martial Guéroult), soucieuse de repérer les renversements,
retournements et déplacements plutôt que les ruptures, et qui inspirera
Michel Foucault. Un exemple remarquable est ce chef-d’œuvre de réfu-
tation de la doctrine cartésienne des animaux machines, où il montre que
c’étaient toutes les causalités aristotéliciennes, prétendument répudiées
par Descartes, qui revenaient, mais subrepticement, déguisées, placées
ailleurs (ibid. : 112-114)... Nous ne nous y attarderons pas, car cela nous
entraînerait trop loin.
Je voudrais souligner encore que c’est une philosophie très cohérente,
où tout se tient : les thèmes que je viens d’évoquer constituent à peine
des chapitres à part. Néanmoins nous allons les exposer successivement.
On verra que la critique du concept de réflexe procède d’une certaine
idée des rapports entre le vivant et son milieu, et que ces rapports entre
le vivant et son milieu se laissent interpréter, ou exprimer, dans leur
majeure partie, comme liés à des normes.
158 VIE ET COMPORTEMENT

Critique du concept de réflexe, élaboration


des concepts de milieu et de norme
Le concept de réflexe
Son ouvrage intitulé La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et
XVIIIe siècles (Canguilhem [1955] 1977) n’est pas le premier ouvrage
important qu’il publie. Il fut précédé de sa thèse de médecine, Essai sur le
normal et le pathologique, parue en 1943, mais nous pouvons commencer
par là. Cet ouvrage présente un double aspect : c’est une étude érudite d’his-
toire des sciences, et en même temps une évaluation critique des conditions
de succès et d’échec d’un concept. Mais d’abord pourquoi s’intéresser
au réflexe ? Dagognet répond à cette question en invoquant, paradoxa-
lement, une sorte de manque d’intérêt du réflexe. Il écrit : « La théorie
du réflexe devait retenir tout particulièrement Canguilhem parce que
ce chapitre tant de la pathologie que de la physiologie semble le plus
opposé qui soit à la créativité. Et, en effet, le réflexe n’innove en rien.
Il faut le voir comme l’intrusion de la mécanique dans la vitalité »
(dans Braunstein 2007 : 21-22). Comment cette intrusion a-t-elle pu
se produire ? Canguilhem montre que, contrairement à ce qu’on pour-
rait attendre et au point de vue généralement soutenu, la conception du
réflexe n’est pas issue de la philosophie cartésienne. En effet, le réflexe,
réplique instantanée à un stimulus, ne procède pas d’un centre, il se joue
à la périphérie, et l’excitation suscite une réplique immédiate, tout cela
à l’opposé du cartésianisme. En revanche, l’anatomiste et physiologiste
anglais Thomas Willis (auteur du De motu musculari, 1670) est tenu
pour le vrai pionnier. Le nerf cesse d’être assimilé à une corde ou à un
fil, il est plutôt comparé à une mèche (qui amène une explosion). Willis
voit l’origine du mouvement réflexe à la périphérie et non au centre, il
l’exprime par une métaphore lumineuse, l’irradiation.
Dans La Formation du concept de réflexe, Canguilhem note que
le réflexe tel que conçu autour de 1850, qui avait pris la forme d’un méca-
nisme rigide de simplicité élémentaire, va subir une triple révision : en
clinique, en physiologie, en psychologie. On peut résumer cette analyse
avec Jean-François Braunstein en précisant que le « réflexe 1850 » est
« une erreur clinique car les réflexes tendineux et notamment le réflexe
rotulien ne sont ni constants ni uniformes » (ibid. : 83). C’est aussi « une
erreur physiologique, car, avec Sherrington, l’acte réflexe n’est plus la
réaction d’un organe spécifique mais la réaction d’un être vivant un et indi-
visible à une excitation du milieu. Enfin, en psychologie, la substitution
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 159

progressive du concept de situation à celui de stimulus et du concept


de conduite à celui de réaction, sous l’influence de la psychologie de
la forme, marque la fin de la réflexologie mécaniste » (ibid.). Ce n’est
donc pas une idée cartésienne. Néanmoins, c’est bien une idée méca-
niste. La critique canguilhemienne est une attaque contre la conception
classique du réflexe, interprétée comme une doctrine mécaniste de
soumission au milieu, c’est-à-dire quelque chose de faux. Canguilhem
écrit : « Le fond solide sur lequel Goldstein construit sa théorie, c’est
une critique de la théorie mécanique du réflexe. Le réflexe n’est pas
une réaction isolée ni gratuite [...] mais est fonction d’un sens, d’une
orientation, liée à la signification d’une situation dans son ensemble »
(Canguilhem 1965 : 146). L’animal ne réagit pas par sommation de réac-
tions moléculaires à un excitant décomposable en unités d’excitation,
mais il réagit comme un tout à des objets totaux, et ses réactions sont des
régulations pour les besoins qui les commandent. C’est pourquoi, note
Canguilhem, « la physiologie de l’automatisme est plus aisée à faire que
celle de l’autonomie » (Canguilhem [1955] 1977 : 3).
Le réflexe analysé par les physiologistes a été imposé et célébré par la
culture machinique et le monde industriel. Nous sommes dans l’univers
de la mécanisation, qui privilégie la rapidité des réactions et leur auto-
matisation stéréotypée, et dont il convient de se méfier. Cette critique
du concept de réflexe constitue, comme le souligne Florence Burgat,
« une première étape vers une compréhension phénoménologique du
comportement » (Burgat 2006 : 234). Ce que Merleau-Ponty exposera,
ajoute-t-elle, « dans son cours au Collège de France consacré à la nature
en 1956-1957 ».

Le concept de milieu, et son corrélat,


le vivant comme centre

L’essai intitulé « Le vivant et son milieu », publié dans La Connaissance


de la vie, contient une thèse essentielle : « Pour qu’il y ait environne-
ment, il faut qu’il y ait centre. C’est la position d’un vivant se référant
à l’expérience qu’il vit en sa totalité qui donne au milieu le sens de
conditions d’existence » (Canguilhem 1965 : 96). Canguilhem rappelle
les distinctions soigneusement établies par Uexküll. Umgebung : l’en-
vironnement géographique banal ; Umwelt : le milieu de comportement
propre à tel organisme ; Welt : l’univers de la science. On reconnaît ici
l’apport de la Gestalttheorie, la distinction due à Koffka entre milieu
160 VIE ET COMPORTEMENT

de comportement et milieu géographique. Canguilhem note un retourne-


ment, un renversement, entre Uexküll, d’une part, Buffon et Lamarck,
d’autre part. Buffon et Lamarck disaient que le temps et les circons-
tances favorables constituent peu à peu le vivant. Uexküll « retourne
le rapport et dit : le temps et les circonstances favorables sont relatifs à
tels vivants ». En somme, la Umwelt est « un prélèvement électif dans
l’environnement géographique » (ibid. : 145). La Umwelt de l’animal
n’est rien d’autre qu’un milieu « centré par rapport à ce sujet de valeurs
vitales en quoi consiste essentiellement le vivant » (ibid.). Pour qu’une
excitation agisse sur un vivant, il faut qu’elle soit anticipée par une atti-
tude, une orientation du sujet. Si le vivant ne cherche pas, il ne reçoit
rien. Un vivant n’est pas une machine qui répond par des mouvements
à des excitations.
« Le milieu du vivant, souligne Canguilhem, est aussi l’œuvre du
vivant qui se soustrait ou s’oppose électivement à un certain milieu »
(Canguilhem [1955] 1977 : 117). Comme le résume très clairement
Guillaume Le Blanc, « le vivant animal ne subit pas le milieu, il
contribue à le constituer. Le comportement animal n’est pas une réponse
mécanique à des contraintes externes. Il découpe dans le monde exté-
rieur ce qui favorise son propre développement [...]. Les termes d’œuvre
et d’élection précisent la nature de l’activité biologique » (Le Blanc
[1998] 2007 : 53). La relation entre le vivant et le milieu n’est pen-
sable que si l’organisme est appréhendé comme un tout qui prélève
dans le milieu extérieur de quoi s’assurer un sens individuel global.
Canguilhem avance une caractérisation très claire de ce qu’est un orga-
nisme : « L’organisme est considéré comme un être à qui tout ne peut
pas être imposé, parce que son existence comme organisme consiste à
se proposer lui-même aux choses, selon certaines orientations qui lui
sont propres » (Canguilhem 1965 : 143). Dans le passage suivant, que je
considère comme capital, il écrit : « Nous devons concevoir à la racine
de cette organisation de la Umwelt animale une subjectivité analogue
à celle que nous sommes tenus de considérer à la racine de la Umwelt
humaine » (ibid.). Malheureusement, semble-t-il, Canguilhem n’explo-
rera guère cette piste qu’il a pourtant magnifiquement ouverte ; il n’ira
guère plus loin que cette affirmation, qui peut cependant nous éclairer
et qu’il nous est loisible de poursuivre et porter plus loin.
L’appel à la notion de « comportement privilégié » est une autre
manière de dire que l’animal a « ses normes vitales propres ». Idée reprise
du Traité de psychologie animale de Frederik Buytendijk : les organismes
se manifestent à nous d’abord comme des touts, des unités totalisantes,
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 161

et de Kurt Goldstein : tout phénomène biologique entretient un rapport


avec la totalité. Guillaume Le Blanc précise ainsi la portée de ces affir-
mations : « Canguilhem invite à penser l’organisme en termes de valeur
plutôt que de mécanisme. Tout cela exclut, conformément à Goldstein,
de diviser le sens global de l’organisme par une méthode analytique
vouée à la méconnaissance du sens normatif de celui-ci » (Le Blanc,
op. cit. : 54). L’organisme doit être repensé à partir de l’activité globale
de la régulation, qui est, selon Canguilhem « le fait biologique par excel-
lence » (Canguilhem [1974] 1989 : 712).
Entre le vivant et son milieu, le rapport s’établit comme un débat, où
le vivant apporte ses normes propres d’appréciation des situations, où
il domine le milieu, se l’accommode. C’est pourquoi la biologie doit
« tenir d’abord le vivant pour un être significatif, et l’individualité, non
pas pour un objet, mais pour un caractère dans l’ordre des valeurs »
(Canguilhem 1965 : 147). De cette conviction, Canguilhem tire une
admirable définition du vivre : « Vivre, c’est rayonner, c’est organiser le
milieu à partir d’un centre de références qui ne peut lui-même être référé
sans perdre sa signification originale » (ibid.). Une conséquence est la
pluralité des milieux, exactement appariés à la pluralité des vivants,
ou des types de vivants. « Dans ce qui apparaît à l’homme comme
un milieu unique, plusieurs vivants prélèvent de façon incomparable
leur milieu spécifique et singulier. [...] Et d’ailleurs, en tant que vivant,
l’homme n’échappe pas à la loi générale des vivants » (ibid. : 152). Il est
intéressant de noter que Canguilhem précise que le milieu propre de
l’homme, c’est « le monde de sa perception » (ibid.). Mais l’homme
ne s’en tient pas à sa perception : « en tant que savant [il] construit un
univers de phénomènes et de lois qu’il tient pour un univers absolu. [...]
L’homme vivant tire de son rapport à l’homme savant, par les recherches
duquel l’expérience perceptive usuelle se trouve pourtant contredite et
corrigée, une sorte d’inconsciente fatuité qui lui fait préférer son milieu
propre à ceux des autres vivants, comme ayant plus de réalité et non pas
seulement une autre valeur » (ibid. : 152-153).
Florence Burgat tire parfaitement les leçons des propos de
Canguilhem lorsqu’elle affirme : « La caractérisation de l’individu
comme centre autour duquel s’organise un comportement empreint de
liberté, n’est-elle pas, comme y insiste Canguilhem, le préalable qui
devrait être observé avant toute analyse d’un phénomène propre aux
êtres vivants ? » (Burgat, op. cit. : 70). Or liberté et capacité de sens
sont liées. Elle poursuit : « Aussi la biologie ne devrait-elle jamais jeter
hors de son domaine “toute considération de sens” » (ibid.). Tout cela
162 VIE ET COMPORTEMENT

implique une critique radicale de l’expérimentation en laboratoire.


Uexküll, Goldstein et Canguilhem s’accordent sur ce point fondamental :
étudier un vivant dans des conditions expérimentalement construites,
c’est lui faire un milieu, lui imposer un milieu. Or le propre du vivant,
c’est de se faire son milieu, de se composer son milieu. Canguilhem
nous en avertit sérieusement : « Les excitants séparés, cela a un sens
pour la science humaine, cela n’a aucun sens pour la sensibilité d’un
vivant. Un animal en situation d’expérimentation est dans une situation
anormale pour lui, dont il n’a pas besoin d’après ses propres normes,
qu’il n’a pas choisie, qui lui est imposée » (Canguilhem 1965 : 146). On
remarquera l’insistance dans la redondance ! François Dagognet corro-
bore cette position : « L’animal, au laboratoire de physiologie, est déjà
prisonnier, enfermé dans un piège qui le dénature, d’où résulteront des
résultats faussés, en dépit de leur fausse rigueur » (dans Braunstein, op.
cit. : 18). Et là encore, Florence Burgat tire les leçons : « La remarque
de Canguilhem selon laquelle sont posés à l’animal de laboratoire des
problèmes qu’il ne peut par définition pas résoudre parce que “ce sont
les nôtres et pas les siens”, ne devrait-elle pas constituer un postulat
méthodologique de base de toute observation comportementale ? C’est
une totale méprise quant à la nature des comportements qui gouverne
les observations en laboratoire, et Canguilhem insiste sur l’erreur de
fond qui sous-tend ces expérimentations : leurs maîtres d’œuvre partent
du principe qu’un organisme est “égal à la totalité théorique de ses
possibilités”, qu’en d’autres termes un ensemble de postures dessine un
comportement » (Burgat, op. cit. : 235).

Le concept de norme,
corrélé au concept de milieu

La notion de norme est liée à celle de besoin, de valeur, et par là à


celle de milieu. En effet, les relations entre le milieu et son vivant sont
commandées par les normes de ce vivant. L’activité du vivant lui permet
d’inventer des réponses inédites à toute situation nouvelle. C’est cette
activité première de l’organisme que Canguilhem désigne par le terme
de normativité. L’« originale normativité » (Canguilhem 1966 : 116) du
vivant précise son initiative sur le milieu, et par là même son individua-
lité. Guillaume Le Blanc commente ainsi la position de Canguilhem :
« Le vivant cesse d’être compris comme un mécanisme. Il est désormais
pensé comme une puissance. Les organismes développent leur puissance
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 163

par leurs comportements particuliers ; les comportements ne sont pas des


réponses automatiques à un stimulus externe, mais des manières singu-
lières de se rapporter à un milieu extérieur » (Le Blanc, op. cit. : 52).
Le comportement est donc une notion centrale dans la probléma-
tique de l’expérience vécue. Le Blanc en veut pour preuve les dernières
pages de Le Normal et le pathologique consacrées à Claude Bernard.
Selon Canguilhem, « en instituant une continuité de l’état normal et du
pathologique, Claude Bernard court le risque de dissoudre totalement le
concept de comportement » (ibid. : 39). C’est du comportement malade
qu’il s’agit et de sa spécificité. Cette spécificité se trouve « minée
puisqu’il est appréhendé non comme l’appropriation organique d’un
mode de vie mais comme la réponse locale à une perturbation interne
ou externe » (ibid.). Le comportement cesse ainsi de valoir comme
« l’unité globale de l’organisme pour devenir le fruit d’une spécialisa-
tion mécanique qui est moins la mise au jour de l’intégrité organique que
la projection d’un schème technique sur l’organisme. Si tout comporte-
ment convoque la totalité de l’organisme, la maladie ne peut simplement
renvoyer à une déviation locale » (ibid.).
J’emprunterai encore à Guillaume Le Blanc sa forte et concise formu-
lation de la conviction philosophique centrale de Canguilhem : « La vie
est par elle-même création » (ibid. : 41). Le comportement, poursuit
Le Blanc, « désigne l’expérience créatrice de la vie » (ibid.). Et de
conclure : « La proximité conjoncturelle que Canguilhem évoque en
1950 dans la préface de la deuxième édition du livre Le Normal et le
pathologique avec La Structure du comportement de Merleau-Ponty
prend ici tout son sens : l’un et l’autre conçoivent le comportement
comme une création individuelle globale » (ibid.).

Contre le réductionnisme et le mécanisme :


sens de la défense canguilhemienne du vitalisme

Il s’agit d’abord d’un refus, celui du réductionnisme analytique d’un


tout à ses parties, ou à la sommation de ses parties. Les formes vivantes
sont des totalités. Elles doivent être appréhendées comme telles, globa-
lement : « Les formes vivantes étant des totalités dont le sens réside dans
leur tendance à se réaliser comme telles au cours de leur confrontation
avec leur milieu, elles peuvent être saisies dans une vision, jamais dans
une division » (Canguilhem 1965 : 11). Plus particulièrement, il s’agit
164 VIE ET COMPORTEMENT

du refus de la réduction de la vie à la matière, et de l’organisme au


mécanisme. Comme le souligne Florence Burgat, la dissolution du
phénomène de la vie dans la physico-chimie « représente une menace
de pétrification qui ne cesse de peser sur le regard porté sur les êtres
vivants. La réduction du vivant à un “carrefour d’influences” est, selon
Canguilhem, caractéristique d’une biologie dont les limites proviennent
d’une “soumission complète à l’esprit des sciences physico-chimiques” »
(Burgat, op. cit. : 208). Pour Canguilhem, « une biologie réduite a pour
corollaire l’objet biologique annulé en tant que tel, i.e. dévalorisé dans
sa spécificité » (Canguilhem 1965 : 83).
Conjointement à la critique du réductionnisme, apparaît sous la plume
du philosophe une défense du vitalisme. Qu’est-ce à dire ? Canguilhem
voit dans le vitalisme « le refus de deux interprétations métaphysiques
des causes des phénomènes organiques, l’animisme et le mécanisme »
(Canguilhem 1966 : 156). Le mécanisme est quelque chose de très
connu. Le vitalisme l’est moins. Mais ce propos un peu facétieux de
Canguilhem en donne vite une idée. Un vitaliste, c’est un homme qui est
« conduit à méditer sur les problèmes de la vie davantage par la contem-
plation d’un œuf que par le maniement d’un treuil ou d’un soufflet de
forge » (Canguilhem 1965 : 88) (allusion claire à Descartes !). Quant
à l’animisme, il est défini par Canguilhem comme la « théorie selon
laquelle la vie du corps animal dépend de l’existence et de l’activité
d’une âme pourvue de tous les attributs de l’intelligence » (ibid. : 97).
Pour résumer l’essentiel du vitalisme, Canguilhem précise que
« l’appellation de vitalisme convient à titre approximatif et en raison
de la signification qu’elle a prise au XVIIIe siècle à toute biologie sou-
cieuse de son indépendance à l’égard des conditions annexionnistes des
sciences de la matière » (ibid. : 84). Le vitalisme se trouve caractérisé par
Barthez, médecin de l’École de Montpellier, dans le droit-fil de l’inspi-
ration d’Hippocrate : « La théorie hippocratique de la natura medicatrix
accorde en pathologie plus d’importance à la réaction de l’organisme
et à sa défense qu’à la cause morbide. Le vitalisme médical est donc
l’expression d’une méfiance, faut-il dire instinctive, à l’égard du pouvoir
de la technique sur la vie » (ibid.). Canguilhem place Goldstein parmi les
vitalistes dans la mesure où le vitalisme traduit « une exigence perma-
nente de la vie dans le vivant » (ibid.). En tant qu’exigence, on comprend
qu’il ait quelque peine à se formuler en déterminations. Quant au méca-
nisme, il traduit une attitude permanente du vivant humain devant la vie.
L’homme, c’est le vivant « séparé de la vie par la science et s’essayant
à rejoindre la vie à travers la science » (ibid.). La critique du mécanisme
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 165

revêt également un aspect moral et politique. Pour Canguilhem, en effet,


« la mécanisation de la vie du point de vue théorique et l’utilisation
technique de l’animal sont inséparables » (ibid. : 111). Et il repère une
saisissante analogie : « Descartes fait pour l’animal ce qu’Aristote avait
fait pour l’esclave, il le dévalorise afin de justifier l’homme de l’utiliser
comme instrument » (ibid., Armengaud dans Guichet 2008).
Il me semble enfin qu’on peut apercevoir des liens entre cette forme
contemporaine de vitalisme et la phénoménologie. Vu par Canguilhem,
le vitalisme n’est pas loin de la phénoménologie, comme s’il représentait
une sorte d’archéo-phénoménologie. Écoutons par exemple ce propos
canguilhemien : « L’œil du vitaliste recherche une certaine naïveté de
vision antétechnologique, antérieure aux instruments créés par l’homme
pour étendre ou consolider la vie : l’outil et le langage » (Canguilhem
1965 : 91). En revanche, Merleau-Ponty pratique l’évitement à l’égard
du terme de vitalisme – auquel il donne son acception étroite. Dans La
Structure du comportement, il estime que c’est l’idée de signification qui
« permet de conserver sans l’hypothèse d’une force vitale la catégorie de
vie » (Merleau-Ponty [1942] 1977 : 168-169) et que si la coordination
par les lois, « telle que la pratique la pensée physique, laisse dans les
phénomènes de la vie un résidu », ce dernier est « accessible à un autre
genre de coordination, la coordination par le sens » (ibid.). Soit. Mais je
suis persuadée que Canguilhem n’aurait jamais parlé de « résidu »...
Avant de poursuivre sur la phénoménologie, je voudrais insister sur
le point suivant : que la philosophie de Canguilhem est une philosophie
de la liberté, enracinée dans la vie, et que de cet enracinement le philo-
sophe n’éprouvait nulle « nausée » (pour faire allusion à Sartre qui fut
l’un de ses condisciples à l’ENS), et exercée dans sa vie, avec un sens du
lien éthique et politique et des corrélations entre économie et mentalités
(esclavage et technique). Avec lui, il faut voir la vie comme création de
normes, comme résistance, comme initiative. « La vie est expérience, i.e.
improvisation, utilisation des occurrences, elle est tentative dans tous les
sens » (Canguilhem 1965 : 118). Ce qui inclut le risque de l’erreur, tout
comme le péril de la folie. De ce point de vue, la critique de la psychologie
est associée à la critique du béhaviorisme qui méconnaît ce qu’est la vie.
Jean-François Braunstein nous rappelle que Canguilhem a toujours com-
pris la psychologie comme « une doctrine d’obéissance et de soumission
au milieu. Il note qu’elle est de plus en plus explicitement attaquée au
cours de l’œuvre dans la mesure où elle est de plus en plus identifiée à
un béhaviorisme qui se fonderait, selon Canguilhem, sur une conception
purement déterministe du concept de milieu » (Braunstein, op. cit. : 64).
166 VIE ET COMPORTEMENT

Vers une phénoménologie


du comportement ?
Je noterai en premier lieu que Canguilhem souligne l’importance de la
perception, le lien entre science et perception, ainsi qu’entre percep-
tion et sens (non nécessairement lié à la conscience). Il affirme : « Si la
science est l’œuvre d’une humanité enracinée dans la vie avant d’être
éclairée par la connaissance, si elle est un fait dans le monde en même
temps qu’une vision du monde, elle soutient avec la perception une rela-
tion permanente et obligée » (Canguilhem 1965 : 154). Mais je propose
encore une fois de remonter à Goldstein qui mentionne parmi les idées
philosophiques qui l’ont le plus influencé particulièrement celles de Kant,
Ernst Cassirer et Edmund Husserl (Debru 2004 : 55). On trouve en effet
chez Goldstein, une déclaration de principe citée par Canguilhem à la fin
de son introduction à La Connaissance de la vie : « Il est évident que
pour le biologiste, quelle que soit l’importance de la méthode analytique
dans ses recherches, la connaissance naïve, celle qui accepte simplement
le donné, est le fondement principal de sa connaissance véritable et lui
permet de pénétrer le sens des événements de la nature » (Goldstein
[1934] 1951 : 427). Dans le texte rédigé pour l’émission d’enseignement
télévisé évoqué plus haut, Canguilhem et Dagognet expliquent pourquoi
ils ont donné pour titre à leur émission « Le vivant ». Pourquoi parler de
vivant plutôt que de vie ? C’est, nous disent-ils, que « le mot “vivant”
offre l’avantage d’inviter le philosophe à regarder la multiplicité des
êtres qui vivent, et cette multiplicité, cette surabondance, cette profusion
étonnantes donnent l’occasion de variations extraordinaires. Or les philo-
sophes s’évertuent à réaliser des variations : le vivant pourrait donner
ainsi lieu à une recherche, disons phénoménologique, de variations sur
ce qu’on appelle une essence ». On ne peut mieux dire !
Canguilhem n’est pas seul. En phénoménologie, sa proximité la plus
grande se révèle être avec Merleau-Ponty. Sur les sujets que nous avons
abordés, les deux philosophes s’appuient sur les mêmes recherches et
lectures : Goldstein, Uexküll, Buytendijk ; ils entretiennent les mêmes
visées pour la compréhension du comportement des vivants. Toutefois,
force nous est de reconnaître que la phénoménologie n’était pas la pré-
férence explicite de Canguilhem. Nous allons tenter de voir pourquoi,
et ce que nous pouvons en penser.
Je voudrais en effet reprendre une discussion avec Élisabeth de
Fontenay qui rappelait l’opposition qui fut naguère dressée entre, d’une
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 167

part, philosophie du concept et, d’autre part, philosophie du sujet, plus


exactement philosophie de la conscience. Cavaillès avait résumé cette
opposition d’une formule lapidaire dans l’ouverture de son Essai sur la
logique et la théorie de la science, en confrontant philosophies du concept
et philosophies de la conscience. Je présume qu’Élisabeth de Fontenay
faisait également allusion à l’article de Michel Foucault, l’un de ses tout
derniers écrits, peut-être l’ultime, paru un an après sa mort en 1985,
consacré à Canguilhem dans un numéro d’hommage de la Revue de méta-
physique et de morale, où Foucault évoque une ligne de partage qui sépare
« une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet, et une philosophie du
savoir, de la rationalité et du concept » (Foucault [1985] 2001).
Foucault établit le partage : « d’un côté une filiation qui est celle de
Sartre et de Merleau-Ponty, et puis une autre qui est celle de Cavaillès,
de Bachelard, de Koyré et de Canguilhem » (ibid.). Sans doute, poursuit
Foucault, ce clivage vient de loin, et il propose d’en faire remonter la
trace à travers le XIXe siècle : Bergson et Poincaré, Lachelier et Couturat,
Maine de Biran et Comte. Foucault estime que ce clivage était à ce point
constitué au XXe siècle que c’est à travers lui que la phénoménologie a
été reçue en France. C’est ainsi que les Méditations cartésiennes « ont
été très tôt l’enjeu de deux lectures possibles : l’une qui, dans la direction
d’une philosophie du sujet, cherchait à radicaliser Husserl et ne devait
pas tarder à rencontrer les questions que Heidegger pose dans Sein und
Zeit, c’est l’article de Sartre sur la Transcendance de l’ego en 1935 ;
l’autre qui remontera vers les problèmes fondateurs de la pensée de
Husserl, ceux du formalisme et de l’intuitionnisme, et ce sera en 1938,
les deux thèses de Cavaillès sur la Méthode axiomatique et la Formation
de la théorie des ensembles » (ibid.). J’ajouterai qu’à mon avis, l’oppo-
sition initiale remonte également aux discussions entre Frege et Husserl
sur l’origine et les fondements de l’arithmétique, mais je ferme cette
parenthèse, qui n’est point de notre procès.
Foucault remarque que si la seconde lecture – la conceptuelle – est
restée plus théoricienne, la plus éloignée des interrogations politiques
immédiates, c’est elle qui pendant la guerre a pris part directement au
combat, « comme si la question du fondement de la rationalité ne pou-
vait pas être dissociée de l’interrogation sur les conditions actuelles de
son existence » (ibid.). Foucault ajoute – et c’est là, je crois, un point
tout à fait crucial de grammaire, rien moins que la conjugaison du verbe
vivre – que la phénoménologie « a demandé au “vécu” le sens originaire
de tout acte de connaissance » (ibid.). Une question se pose alors : ne
peut-on pas ou ne faut-il pas le chercher du côté du vivant lui-même ?
168 VIE ET COMPORTEMENT

Foucault note encore que l’enjeu de la discussion philosophique depuis


la Critique du jugement et la Phénoménologie de l’esprit est : « Est-ce
que la connaissance de la vie doit être considérée comme rien de plus
que l’une des régions qui relèvent de la question générale de la vérité,
du sujet et de la connaissance ? Ou est-ce qu’elle oblige à poser autre-
ment cette question ? Est-ce que toute la théorie du sujet ne doit pas être
reformulée dès lors que la connaissance, plutôt que de s’ouvrir à la vérité
du monde, s’enracine dans les “erreurs” de la vie ? » (ibid.).
Ce sont là deux manières d’approcher la notion de vie. « On comprend
pourquoi, poursuit Foucault, la pensée de Georges Canguilhem, son tra-
vail d’historien et de philosophe, a pu avoir une importance si décisive
en France pour tous ceux qui, à partir de points de vue si différents, ont
essayé de repenser la question du sujet. La phénoménologie pouvait bien
introduire dans le champ de l’analyse le corps, la sexualité, la mort, le
monde perçu, le cogito y demeurait central ; ni la rationalité de la science
ni la spécificité des sciences de la vie ne pouvaient en compromettre le
rôle fondateur. C’est à cette philosophie du sens, du sujet et du vécu que
Canguilhem a opposé une philosophie de l’erreur, du concept, du vivant,
comme une autre manière d’approcher la notion de vie » (ibid.).
Que penser de tout cela maintenant ? Certes, Canguilhem est « du côté
du concept », il l’a dit, mais n’est-il pas aussi du côté du sujet comme
vivant, en débat avec son milieu, créateur de normes ? La subjectivité
du vivant peut être conçue comme liberté, mais pas forcément comme
conscience au sens cogitoïde du terme (si l’on me permet ce néolo-
gisme). S’agissant de Canguilhem, le partage foucaltien mérite peut-être
des remaniements et des déplacements...
Alors pas de cogito pour Georges Canguilhem ? Sans doute s’en passe-
t-il fort bien. Sa référence est spinoziste. Allusion au « Homo cogitat »
de l’Éthique, qui était une réplique au cogito cartésien. Dans Vie et mort
de Jean Cavaillès, Canguilhem écrit : « C’est parce que la philosophie
de Spinoza représente la tentative la plus radicale de philosophie sans
cogito, qu’elle était si proche de Cavaillès, si présente à lui quand il
avait à s’expliquer aussi bien sur l’idée de son combat de résistant que
sur l’idée de la construction des mathématiques » (Canguilhem [1996],
2004 : 27-28). Dans les deux cas, la liberté est liée à la reconnaissance
intellectuelle de la nécessité. Canguilhem semble y voir une injonction à
reléguer la conscience en désuétude, lorsqu’il déclare que Cavaillès « a
assigné, vingt ans à l’avance, la tâche que la philosophie est en train de se
reconnaître aujourd’hui : substituer au primat de la conscience vécue ou
réfléchie le primat du concept, du système ou de la structure » (ibid.).
LE COMPORTEMENT COMME « ALLURE DE LA VIE » 169

Plusieurs questions : d’abord la phénoménologie est-elle indéfecti-


blement liée à un cogito ? Au vécu, plutôt qu’au vivant ? Et qu’en est-il
pour une approche phénoménologique du comportement, c’est-à-dire
finalement qui prenne en compte le sens ? Ou bien y a-t-il d’autres
manières que la manière phénoménologique de prendre en compte le
sens ? Autre question. La difficulté pour Canguilhem ne venait-elle
pas de ce qu’il prenait en considération le vivant dans son ensemble,
animal et humain, et qu’il n’envisageait sans doute ni de priver le vivant
animal d’un « vécu de conscience », ni de le lui attribuer explicitement,
ni plus probablement encore de poser la question en ces termes. Si la
phénoménologie lui convenait par certains aspects, il ne l’adoptait certes
pas directement. Alain Badiou s’est demandé naguère : « Y a-t-il une
théorie du sujet chez Georges Canguilhem ? » (dans Braunstein, op. cit. :
304). Bien sûr, on peut transposer la formule de Bichat, et dire que le
sujet, c’est « l’ensemble des fonctions qui résistent à l’objectivation »,
mais cela ne suffit pas. Personnellement, je dirais qu’il n’y a pas chez
Canguilhem de doctrine du sujet, mais qu’il en est tout le temps ques-
tion, et qu’il y en a un usage : sujet vivant, sujet libre, et aussi, pour
l’humain, sujet « déplacé ». Dans son étude intitulée « Le concept et
la vie », Canguilhem exprime son opposition à l’idée de sujet trans-
cendantal : « Ce n’est pas parce que je suis sujet au sens transcendantal
du terme, c’est parce que je suis vivant que je dois chercher dans la
vie la référence de la vie » (Canguilhem [1968] 2002 : 352). Quant au
sujet animal chez Canguilhem, il est fortement esquissé – par exemple
lorsqu’il évoque une « façon de considérer l’animal comme le “sujet”
de son expérience, au point de vue duquel il importe de se placer pour
parvenir à en parler sans assimilation anthropomorphique » (ibid. : 112-
125) – esquissé, donc, mais finalement esquivé. À nous de poursuivre
cette entreprise.

Références bibliographiques

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170 VIE ET COMPORTEMENT

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7
Le renversement opéré
par Kurt Goldstein et par Erwin Straus :
le réflexe comme comportement

Jean-François Nordmann

Des enjeux stratégiques

L’objectif de cette contribution est d’aborder et de penser ensemble les


deux grandes entreprises théoriques et critiques qui se déploient dans
La Structure de l’organisme (1934) de Kurt Goldstein et dans Du sens
des sens (1935) d’Erwin Straus. Ces deux grandes entreprises, qui coïn-
cident presque exactement quant à leur date de publication, mais sont
tout à fait indépendantes l’une de l’autre (Goldstein et Straus ne se citent
pas mutuellement et semblent ne pas avoir connaissance des travaux
l’un de l’autre), révèlent une analogie et une convergence profondes
d’approche, de méthode et de résultats qui ne permettent pas seulement
de les découvrir engagés dans la même voie et sur un même front (point
qui sera susceptible d’intéresser surtout l’historien spécialiste), mais
qui autorisent, bien au-delà, à y voir deux cas particuliers remarquables
– qui gardent leur pleine actualité aujourd’hui, au-delà des années qui
nous en séparent – de mise en question radicale de l’approche scienti-
fique de l’animal et du vivant.
La Structure de l’organisme et Du sens des sens, on le sait, sont des
ouvrages « classiques », qui font référence et tradition, quoiqu’ils soient
finalement peu connus au-delà des cercles étroits de l’épistémologie des
sciences du vivant pour le premier et de la phénoménologie de la sensi-
bilité pour le second. Ils présentent un certain nombre de ressemblances
172 VIE ET COMPORTEMENT

extérieures frappantes, qui tiennent à ce qu’ils forment chacun une sorte


de somme ou d’opus magnum où leur auteur a tenté non seulement de
reprendre et de réarticuler tout l’ensemble de ses travaux antérieurs, mais
a entrepris d’en expliciter et d’en habiliter les fondements, avec une
pleine conscience des conséquences et des enjeux scientifiques, épistémo-
logiques et philosophiques considérables soulevés par sa démarche 1.
Goldstein et Straus ont par ailleurs tous deux un parcours très riche à la fois
de théoriciens et de praticiens, à l’intersection ou à la conjonction des
disciplines : ils sont tous deux neurologues, psychologues et psychiatres
et ont travaillé au croisement de la science expérimentale, de la médecine
et de la philosophie, le premier à Francfort avec des malades atteints de
lésions cérébrales dues à des blessures de guerre, le second à Berlin où
il a exercé à La Charité et à la Poliklinik. Mais c’est au cœur même de
l’orientation de leur travail qu’apparaissent la profonde analogie et la
convergence que nous mentionnions : ils entreprennent tous deux égale-
ment une critique fondamentale (qu’ils tiennent en tout cas pour telle) des
théories qui cherchent à rendre compte du comportement du vivant ou de
l’animal en termes de « réflexes », et ils le font, d’une part, en mettant
au jour les difficultés multiples dans lesquelles tombent inévitablement
de telles théories, d’autre part, et surtout, en leur substituant une autre
théorisation, l’une, pour le dire vite, de type organiciste et holiste, l’autre
de type subjectiviste, qui ne conduit pas seulement à penser le compor-
tement dans des termes tout autres que ceux de « réflexes », mais aussi
bien à re-comprendre et à réinterpréter le « réflexe » lui-même comme
un véritable comportement. Tel est le fond même de l’opération que
j’appelle ici renversement : à son terme, non seulement il doit se révéler
qu’on n’arrive pas à expliquer (et à « réduire ») un comportement en le
traitant comme la résultante d’un faisceau et d’un jeu de combinaisons et
d’interactions de réflexes, mais que ce qu’on appelle « réflexe » désigne
en fait toujours une manière d’agir spécifique qui implique l’ensemble de
l’organisme vivant dans sa relation avec son environnement (Goldstein)
ou l’expérience vécue même d’un sujet animal qui éprouve affectivement
cet environnement (Straus). Les deux ouvrages produisent bien ainsi
chacun un modèle ou un contre-modèle d’intelligence, soit du vivant
en général, soit du vivant « animal » doué de sensibilité, qui repose sur
le concept fondamental et irréductible de comportement. Et ils relèvent

1. Ce trait est-il également lié à la situation des deux auteurs dans l’Allemagne nazie des années
1930 ? Les deux ouvrages ont en tout cas été rédigés, soit juste à la veille, soit au cours même
de leur exil forcé hors d’Allemagne en raison des persécutions antisémites.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 173

bien de ce que Florence Burgat appelle, au sens large me semble-t-il,


les « approches phénoménologiques », mettant en jeu l’idée d’une cer-
taine liberté ou du moins d’une certaine spontanéité et activité propres
de l’organisme ou de l’animal ainsi que la mise en œuvre d’une relation
« dialectique » ou « dialogique » avec son milieu.
Mais l’analogie entre les deux ouvrages va bien plus loin encore : de
façon remarquable me semble-t-il, ce renversement de la théorie des
réflexes auquel travaillent Goldstein et Straus, et qui les conduit ainsi,
si l’on peut dire, à inverser la distribution des rôles de l’explicans et de
l’explicandum entre réflexe et comportement, n’est pas du tout pour eux
l’objectif unique et ultime de leur travail : ce n’est là pour eux qu’un
moment, fût-il central et focal. Et de fait, le renversement de la théorie du
réflexe se donne manifestement pour chacun d’eux comme un échantillon
exemplaire ou paradigmatique d’un type de travail qui est à mener, de
façon bien plus générale, par rapport à toute théorie scientifique positiviste
et causaliste-déterministe qui cherche à rendre compte de la conduite, de
l’action, de la manière d’être d’un vivant ou d’un animal (l’animal humain
non excepté) en termes d’occurrences et de combinaisons de séquences
causales objectives 2. Pour cette théorie positiviste, l’apparence d’inten-
tionnalité ou plus généralement de « relation » au milieu (relation vécue
ou relation simplement opérante) caractéristique du « comportement » doit
scientifiquement se dissiper pour ne plus laisser place qu’à des enchaî-
nements de causalité « aveugle », où les processus qui adviennent se
produisent par la seule loi de la détermination nécessaire des effets par les
causes sans qu’il n’y ait plus aucunement à faire intervenir de considéra-
tion de sens ou de signification pour l’organisme ou pour le sujet animal
– ou pour l’organe ou le point particulier du corps (ou éventuellement du
psychisme) où le processus causal est en train d’avoir lieu.
Au-delà de la théorie des réflexes, c’est ainsi de façon tout à fait géné-
rale la singularité de toute la démarche positiviste causaliste-déterministe
et par suite de toute la démarche scientifique-naturaliste qui est en jeu pour
Goldstein, démarche qui, s’agissant de la vie et de l’entreprise de « com-
prendre la vie », va prendre la forme d’une démarche de recomposition

2. Les séquences causales peuvent être exclusivement physiques (neuromotrices, biochimiques,


biophysiques...) – auquel cas on pourra parler d’une théorie scientifique physicaliste. Mais il
est aussi de nombreuses théories qui font place, à côté de ces séquences causales physiques,
à des séquences causales psychiques (processus mentaux) ainsi qu’à des séquences psycho-
physiques (« interactions » corps/psychisme). Ce sont ces théories non moins que les
physicalismes radicaux que Goldstein et Straus nous semblent avoir en vue et chercher à
mettre foncièrement en question.
174 VIE ET COMPORTEMENT

« de l’inférieur au supérieur », du plus simple au plus complexe


(Goldstein [1934] 1983 : 8), que les éléments simples relèvent « de la
structure morphologique, ou de l’organisation physiologique fonction-
nelle, ou de la composition chimique, ou de la composition physique,
ou bien encore [de l’ordre] des phénomènes somatiques ou psychiques »
(ibid. : 55). Dès lors, et Goldstein le déclare très explicitement (ibid. : 56),
le travail mené sur la théorie des réflexes, auquel il consacre particu-
lièrement les chapitres II, III et V de son ouvrage, aurait pu tout aussi
bien, et de façon analogue et équivalente, prendre pour objet n’importe
laquelle de ces autres théories, morphologique, physiologique, chimique,
physique, psychosomatique, etc. 3. Son analyse est bien ainsi fondamen-
talement conçue pour être généralisée à chaque moment à l’ensemble
des approches scientifiques positivistes causalistes-déterministes exis-
tantes – et même à l’ensemble de ces approches possibles : la fin du
chapitre V (qui clôt l’étude sur les réflexes) déclare ainsi que « tout ce
que nous a appris l’analyse des réflexes quant à la possibilité et à la diffi-
culté de remonter d’un phénomène isolé par l’analyse jusqu’à l’essence
de l’organisme s’applique aussi bien à toutes les « parties [et séquences
constituantes] obtenues par une méthode analytique » (ibid. : 171) et
s’applique donc aussi particulièrement, par anticipation, à cette approche
biochimique dont Goldstein prédit qu’elle occupera sans doute à l’avenir
une place considérable – et bien plus considérable que la théorie même
des réflexes. Mais ce n’est pas autrement que Straus, dans l’introduction
de Du sens des sens (Straus [1935] 1989), va annoncer que la critique
qu’il entreprend de la théorie des réflexes – et plus spécifiquement de la
théorie des réflexes conditionnés chez Pavlov, à laquelle sont consacrées
les deux premières parties de son ouvrage – vise là de façon générale un
des derniers « produits tardifs » de la psychophysique et la philosophie
cartésiennes (ibid. : 57) et au-delà encore « une doctrine [...] marquée au
coin d’un mécanisme et d’un atomisme extrêmes », caractéristiques de
l’orientation « cartésienne » qui selon Straus règne dans toute la science
« moderne » (ibid. : 57-58).
Reste que le choix de faire porter cette mise en question générale de
l’explication scientifique sur le cas particulier de la théorie des réflexes
chez Goldstein (et des réflexes conditionnés chez Straus) ne va pas sans
doute sans raison ni intention « stratégique ». Goldstein déclare ainsi, juste
après avoir évoqué l’« indifférence » du « genre de matériaux » choisi :

3. « Il est indifférent que nous prenions pour point de départ tel genre de matériaux ou bien
tel autre » (ibid. : 55).
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 175

« Pour notre part, nous rattacherons nos discussions aux matériaux qui
servent de base à la doctrine des réflexes. Nous avons fait ce choix parce
que ce genre de données nous paraît le mieux approprié à une discus-
sion de la méthode cognitive qui doit nous conduire à la connaissance
de l’organisme » (ibid. : 56). Je suggérerais volontiers, pour commenter
ce caractère « approprié », que la différence radicale ou l’abîme qui
sépare une approche positiviste causaliste-déterministe (« atomiste » et
« mécaniste » pour reprendre les termes de Straus) et une approche orga-
niciste-holiste ou subjectiviste ne se fera jamais sentir avec une telle acuité
qu’au point même où l’on escompterait que ces approches viennent se
rencontrer et converger harmonieusement, au point de jonction supposé
où viendraient s’articuler et s’engrener un mécanisme ayant cours dans
les régions « inférieures » de la matière et une intentionnalité, un rapport
orienté et actif au sens, caractéristique des régions « supérieures » où serait
censé régner l’esprit. Le réflexe peut en effet apparaître comme ce point-
charnière où une ample séquence causale serait comme l’ébauche d’un
rapport actif au sens et où inversement un processus intentionnel serait
comme venu se fixer et se figer dans l’épaisseur du corps matériel 4.
Cela relevé, on procédera dans ce qui suit en deux temps. On présen-
tera d’abord, de façon synthétique, les grandes étapes chez Goldstein
et chez Straus de l’entreprise de mise en question critique et de ren-
versement des théories positivistes causalistes-déterministes du réflexe,
qui les conduit, on l’a dit, à substituer respectivement à ces théories
une approche de type holiste-organiciste et une approche de type sub-
jectiviste. Cette substitution n’est nullement pour eux simplement
optionnelle et facultative, mais au contraire indispensable et néces-
saire tant pour le projet général de « compréhension » de l’animal et du
vivant que pour l’intelligence adéquate du phénomène même du réflexe.
Mais on n’en restera pas là : dans un second temps, c’est cette idée
même d’une indispensabilité et d’une nécessité du passage à un point
de vue organiciste ou subjectiviste qu’on viendra à mettre en discussion

4. N’est-ce pas un même choix stratégique qui peut nous conduire aujourd’hui à faire porter
la discussion et la mise en question sur la notion même de « comportement » – à l’instar de
ce qu’a proposé F. Burgat ? Depuis les usages qu’en a faits notamment le béhaviorisme, cette
notion de « comportement » peut se retrouver effectivement à l’œuvre de part et d’autre, du
côté de certaines approches causalistes-déterministes (notamment béhavioristes) non moins
que des approches herméneutistes, et à ce titre peut apparaître comme le point de jonction où
ces approches devraient pouvoir se rencontrer et s’articuler les unes aux autres. Le « réflexe »
pour Goldstein et Straus, comme aussi le « comportement » pour nous aujourd’hui, apparaî-
trait bien ainsi comme le nœud ou le foyer même où va s’éprouver avec la plus grande acuité
la question de la différence des approches dans l’étude de l’animal et du vivant.
176 VIE ET COMPORTEMENT

et en question. Prenant alors une vraie distance critique par rapport à


Goldstein et à Straus, on rencontrera la question épistémologique à notre
sens fondamentale – et ardue – du rapport entre approches positivistes
causalistes-déterministes et approches herméneutistes, soulevant le
problème très général du rapport entre ordre de la positivité et ordre du
sens ou entre ordre des questions de fait et ordre des questions de sens.
La position vers laquelle on s’acheminera, pour l’annoncer dès à présent
en quelques mots, consistera à soutenir, d’une part, qu’aucune des deux
sortes d’approches ne pourra jamais prétendre « réduire » l’autre (soit
en démontrant son invalidité, soit en faisant voir qu’elle peut intégrer
entièrement ses résultats), et, d’autre part, que ces deux approches ne
peuvent pas structurellement être conciliées et articulées l’une à l’autre,
ce qui nous acheminera à la conception d’une position hétérogénéiste et
dissociationniste qui vient bouleverser notre représentation habituelle de
l’intelligibilité du monde aussi bien qu’obliger à re-concevoir dans une
tout autre lumière les « fondements » de l’éthique et du rapport éthique
à l’autre et à soi-même.

Renversements des théories causalistes


du réflexe

C’est dans une suite d’étapes étonnamment parallèles que Goldstein et


Straus vont, chacun de son côté, produire leur critique et leur renver-
sement des théories causalistes du réflexe. Ainsi tous deux vont-ils
d’abord commencer par montrer comment les théoriciens scientifiques
causalistes-déterministes se heurtent constamment à de nouveaux faits
empiriques et résultats d’expériences qui viennent contredire leurs prévi-
sions quant à ce qui devrait se passer en réaction « réflexe » à un stimulus
ou à une excitation donnée, ce qui les oblige à faire place, et de façon
proliférante, à de nouveaux éléments et mécanismes réflexes dans les
bases mêmes de leurs théories. Par différence, l’introduction d’un point
de vue organiciste chez le premier, subjectiviste chez le second, va se
révéler capable de rendre compte de tous ces faits empiriques constatés
sans qu’il y ait du tout à introduire ni a fortiori à multiplier indéfini-
ment de nouvelles hypothèses. La mise en œuvre de ce point de vue
organiciste ou subjectiviste va enfin conduire à mettre profondément en
question le concept même de « réflexe » et – s’il peut même être main-
tenu (ce qui ne va pas de soi, en particulier chez Straus) – à le redéfinir
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 177

complètement en le re-concevant comme un certain comportement qui


met bien en jeu tout l’ensemble de l’organisme (Goldstein) ou de la
subjectivité sentante (Straus) en rapport avec la signification particulière
que peut présenter pour lui (pour elle) le stimulus ou l’événement qui
en est l’inducteur.
Voyons plus précisément comment les choses se passent chez
Goldstein. Ce dernier se réfère aux travaux de multiples expérimenta-
teurs et théoriciens de la physiologie et de la neurologie des réflexes,
parmi lesquels Magnus, Sowton, Kroetz, Schiff, Weiss, Bethe, Graham-
Brown et plus particulièrement Sherrington, qu’il prend particulièrement
et paradigmatiquement en vue à la fois pour la haute notoriété dont il
jouit et pour la clarté remarquable avec laquelle il met en œuvre ses
idées (Goldstein, op. cit. : 77). Sherrington a ainsi défini le réflexe, selon
Goldstein, comme ce processus par lequel « une excitation produit une
réaction par l’intermédiaire d’un récepteur et d’un effecteur sans aucune
participation du reste de l’organisme » (ibid.). Et il a bien conçu d’emblée
qu’aucune partie du corps ou de l’organisme ne pouvait être le siège que
d’un seul réflexe de ce type, mais qu’il fallait toujours l’appréhender et la
décrire comme le siège de multiples réflexes qui s’y produisent simulta-
nément en réaction à d’autres stimulations, y compris à des stimulations
induites par l’occurrence des réflexes qui ont lieu dans toutes les autres
parties du corps – si bien qu’il faudra tenir, selon le terme même de
Sherrington, le réflexe isolé par une « abstraction ».
Sur quoi alors l’objection de Goldstein va-t-elle porter ? Elle va
consister d’abord à mettre en question toute assignation que fait
Sherrington d’une séquence réflexe particulière en montrant à chaque
fois, et de façon précise, comment des variations parfois même minimes,
soit locales (par exemple une variation de l’intensité de l’excitation, ou
de sa durée, ou une modification de l’état du récepteur ou de l’effec-
teur...), soit générales (par exemple une modification de l’état général
de l’organisme, de sa posture, de sa tension, de la configuration de son
activité motrice...), vont entraîner des variations multiples et souvent
considérables des réactions réflexes – en particulier leur « inversion »
pure et simple ou la survenue de phénomènes de labilité avec succession
de réactions opposées alternantes – qui ne sont nullement prévues au
départ par la théorie. Le théoricien du réflexe est alors à l’évidence mis
dans l’embarras à chaque pas. Mais ne peut-il toujours faire valoir que sa
théorie n’en est encore qu’à ses débuts, et que la prise en compte de nou-
veaux phénomènes permet aussi de découvrir et d’assigner de nouvelles
séquences réflexes élémentaires aussi bien que de nouveaux mécanismes
178 VIE ET COMPORTEMENT

d’interaction des réflexes (tels les mécanismes d’inhibition réciproque,


de désinhibition ou de facilitation, de dérivation et d’aiguillage de
Sherrington), réflexes et mécanismes qu’il s’agit justement d’intégrer à
la théorie ? La stratégie argumentative de Goldstein consiste me semble-
t-il en retour à suggérer, à la fois par la multiplication et la diversification
constantes des exemples, que le théoricien du réflexe se retrouvera tou-
jours, quoi qu’il en ait et quel que soit le degré de développement de sa
théorie, dans la même situation, à savoir qu’il ne cessera de se heurter à
de nouveaux phénomènes imprévus qui le contraindront à introduire de
nouvelles hypothèses à la fois sur les éléments et sur les mécanismes.
Il est ainsi suggéré que sa situation est peut-être structurellement celle
d’une prolifération sans fin des hypothèses – et d’hypothèses qui plus
est qui restent toujours confectionnées pour les besoins de la cause,
autrement dit de simples hypothèses ad hoc. Il se dégage alors égale-
ment l’idée que le développement même d’une théorie des réflexes est
peut-être une impasse et une fausse piste, et que le concept même de
« réflexe » est à mettre radicalement en question. Goldstein en vient
ainsi à déclarer qu’« à examiner de près les faits qui servent de base à la
théorie des réflexes », on peut en venir à se demander si ces faits sont à
vrai dire « réellement conformes au concept du réflexe et s’il y a vraiment
finalement des réflexes à proprement parler. Cette question paraît étrange,
mais elle mérite toutefois d’être traitée très sérieusement. Il n’est pas si
facile qu’on pourrait le croire de mettre en évidence des effets constants
à la suite d’une excitation constante, tels que les implique le concept du
réflexe. Si nous observons de fait sans parti pris les réactions réflexes à
ces excitations, nous constatons que se produisent habituellement une
multitude de réactions diverses à une même excitation » (ibid. : 58-59).
Dans un deuxième temps, Goldstein va alors introduire et déployer le
point de vue organiciste et holiste là où précisément échoue l’approche
positiviste causaliste-déterministe. Selon ce point de vue organiciste et
holiste, non seulement toutes les conduites et les séquences d’action de
l’organisme, mais aussi toutes lesdites réactions réflexes elles-mêmes
vont se trouver reconsidérées et recomprises comme étant de véritables
comportements ou « opérations » (selon le terme de Goldstein), « opé-
rations » à la fois totales et orientées par lesquelles l’organisme répond
tout entier à ce qui lui advient en fonction de la signification que cela
peut avoir pour lui ou – autrement dit – de la manière dont cela peut
compter pour lui et lui importer, par exemple comme quelque chose
qui le menace et le met en danger ou qui au contraire lui est favorable
et adéquat. Tous les différents phénomènes de variation, d’inversion,
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 179

de labilité... sur lesquels venait heurter la théorie des réflexes deviennent


alors intelligibles en s’éclairant sous un autre jour, étant avéré par
exemple qu’une variation objective minime de l’intensité d’une excita-
tion peut en transformer du tout au tout la signification pour l’organisme.
L’hypothèse organiciste-holiste apparaît ainsi efficace et féconde : elle
permet de rendre compte des divers cas observés. Elle est par ailleurs
une hypothèse simple, qui n’appelle pas l’adjonction indéfinie d’hypo-
thèses complémentaires. Elle achemine enfin, par différence avec les
hypothèses causalistes-déterministes, à une authentique « compréhen-
sion » de la réaction produite par l’excitation considérée, en relation
directe avec la signification même de l’excitation intiale, et permet plus
généralement de « comprendre la vie », pour reprendre les mots de
l’ouverture du livre, de comprendre pourquoi le vivant ou l’organisme
agit et opère comme il le fait. Le gain de l’introduction du point de vue
holiste et organiciste est donc décisif. Il est d’efficience, par l’intelligence
qu’il produit des phénomènes observés ; il est d’économie, ne laissant
place qu’à un seul point de vue ou à une seule hypothèse, et non plus à
une démultiplication des hypothèses ad hoc ; et il est de connaissance,
puisqu’il permet manifestement d’ajouter à la connaissance positive
factuelle des phénomènes une connaissance supplémentaire, qui est celle
du sens ou de la raison d’être de ces phénomènes.
Mais comment concrètement le réflexe vient-il à être recompris
comme comportement ou opération de l’organisme total ? Et pourra-
t-on alors encore parler véritablement de « réflexe », ou ne faudra-t-il
pas définitivement renoncer à tout usage de cette notion ? Goldstein
est en fait amené à concevoir une distinction fondamentale entre deux
types de comportement. Le premier type de comportement est celui, de
loin le plus fréquent, où c’est bien le corps tout entier qui est mis en
mouvement, de façon observable et mesurable, dans toutes ses parties ;
c’est pour ce type de comportement que, comme on l’a vu, des variations
même minimes des conditions d’expérimentation peuvent entraîner des
variations considérables de la réponse locale, variations qui deviennent
intelligibles quand elles sont replacées en perspective comme partie
de la réponse globale que fait le tout de l’organisme aux sollicitations
actuelles de son milieu 5. Et c’est dès lors aussi pour ce premier type

5. Goldstein cite ainsi le cas (étudié entre autres par Uexküll) de l’étoile de mer qui réagit à
une excitation exercée sur un côté de l’un de ses bras par une flexion de ce côté lorsqu’elle
est au repos, mais qui, quand on met artificiellement ce bras en tension (par exemple en le
suspendant par son extrémité centrale), réagit par une flexion du côté le plus étiré de ce bras
quel que soit le côté du bras sur lequel on exerce l’excitation.
180 VIE ET COMPORTEMENT

de comportement que Goldstein conçoit qu’il faut renoncer complète-


ment à penser en termes de « réflexes » : on a de fait toujours affaire là
à un comportement ou à une opération de l’organisme à part entière 6.
Mais il est un second type de comportement qui laisse place à une opéra-
tion très singulière qui, selon Goldstein, consiste en ce que l’organisme
laisse agir une seule de ses parties en l’isolant et la séparant de toutes les
autres. On peut en ce cas parler d’un « phénomène partiel », mais on peut
aussi conserver la dénomination même de « réflexe », dont on retrou-
vera effectivement ici quelques-unes des propriétés caractéristiques
habituelles – localisation circonscrite, stéréotypie de l’effet induit,
intensité et durée souvent prolongée. Goldstein cite trois cas principaux
où ce type de comportement peut être observé : a) lorsqu’un stimulus
place l’organisme dans une situation « catastrophique » où son existence
même et sa survie se trouvent menacées ; la réaction à l’excitation, qui
sert la partie isolée et réagissante de l’organisme, peut alors aussi bien
servir que desservir l’ensemble de l’organisme dont le comportement
total se trouve alors de fait « désorganisé » 7 ; b) lorsque l’organisme a
subi certaines lésions cérébrales 8 ; c) lorsque l’organisme est capable
d’une véritable isolation volontaire de certaines de ses parties, ce qu’on
n’observe que chez certains des vivants les plus développés 9. Mais,
quoi qu’il en soit de l’inventaire de ces trois cas particuliers (situation
catastrophique, lésion cérébrale, performance volontaire), le point qui

6. Le prétendu « réflexe » de flexion du bras de l’anémone induit par l’excitation en conditions


normales est ainsi en fait une véritable opération totale et orientée de son organisme, qu’il
faut comprendre ou recomprendre comme une opération fondamentale d’orientation vers
le stimulus, laquelle peut conduire soit à l’accueil et la préhension de ce stimulus, soit à
son rejet.
7. On peut songer, pour citer un cas qui n’est pas chez Goldstein, au « réflexe », sur le champ
de bataille, de fermer la bouche lorsqu’un obus tombe et explose à côté de soi alors que
la réaction salvatrice aurait consisté à l’ouvrir pour prévenir l’éclatement des tympans.
8. Ainsi Goldstein (qui a particulièrement étudié de tels cas avec Adhemar Gelb à Francfort)
rend-il compte notamment du « phénomène de Babinski » associé à des lésions des voies
pyramidales : une excitation de la voûte plantaire produit non pas la flexion habituelle (qu’on
peut comprendre comme un comportement d’orientation de tout l’organisme vers le sti-
mulus), mais au contraire une extension du pied ou flexion dorsale où se donne à comprendre
un comportement de fuite et de tentative de soustraction à une situation là aussi vécue
comme catastrophique par l’ensemble de l’organisme.
9. Cette prouesse ou cette performance s’explique selon Goldstein par la difficulté que ren-
contrent ces organismes à s’intégrer dans des environnements hautement complexes et
variables. Et elle est au principe de la capacité fondamentale du dressage qu’on observe chez
l’homme, mais aussi chez certains animaux : c’est dans cette voie que demande notamment
à être expliquée la formation des « réflexes conditionnés » (Goldstein, op. cit. : 430). On y
reviendra un peu plus loin.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 181

reste décisif s’agissant de ces « réflexes » ou « phénomènes partiels » est


qu’il s’agit bien encore et toujours de comportements orientés de tout
l’organisme – comportements il est vrai paradoxaux puisque consistant
à ne laisser agir que certaines de ses parties activement isolées des autres
(que cette isolation soit forcée et catastrophique comme dans les deux
premiers cas ou volontaire comme dans le troisième). Dans tous les cas
donc, et même s’il y a lieu pour Goldstein de maintenir une distinction
entre les deux types de comportement qu’on vient de voir, le compor-
tement consiste bien toujours en une opération totale qui implique
l’ensemble de l’organisme dans sa relation avec ce qui compte et qui
importe pour lui et nécessite pour son intelligence et sa compréhension
la mise en œuvre du point de vue organiciste et holiste.
L’analyse d’Erwin Straus, qui s’attaque stratégiquement, on l’a dit, au
cas de la théorie pavlovienne des réflexes conditionnés, va procéder de
même en montrant d’abord les multiples difficultés auxquelles se heurte
Pavlov dans le développement de sa théorie avant de faire voir comment
l’introduction d’une perspective subjectiviste permet de résoudre ces
difficultés et de mettre radicalement en question l’usage même de la
notion de réflexe 10.
Les difficultés que rencontre Pavlov – difficultés qui l’obligent à
introduire de multiples hypothèses causales qui se révèlent selon Straus
« forgées pour les besoins de la cause » et sont par ailleurs directement
contradictoires avec le point de vue causaliste-déterministe principiel-
lement adopté au départ – sont, selon l’analyse menée dans Du sens des
sens, de cinq ordres : 1° Les animaux, en l’occurrence les chiens sur
lesquels Pavlov mène ces expériences, ne peuvent pas développer de
réflexes conditionnés 11 tant qu’ils ne se sont pas longuement familiarisés
avec le nouvel environnement où ils ont été introduits, en l’occurrence
avec le laboratoire où ils se retrouvent privés aussi bien de toutes les
multiples stimulations visuelles, auditives, olfactives, tactiles... de leur
environnement naturel que de leur liberté de mouvement ; pour répondre

10. Relevons que Straus ne conteste nullement les résultats expérimentaux mêmes de Pavlov,
qu’il salue au contraire comme une grande découverte – mais une grande découverte qu’à
l’instar de Christophe Colomb son auteur aurait mécomprise et mésinterprétée (Straus,
op. cit. : 63).
11. Pour Pavlov (selon Straus), un réflexe conditionné se forme lorsqu’à une excitation
productrice d’une réaction naturelle (« inconditionnée »), qui a lieu dans les centres sous-
corticaux, se trouve associée par répétition une autre excitation productrice d’une autre
réaction naturelle ayant lieu dans les centres corticaux et lorsque la survenue de la seconde
excitation peut suffire à elle seule à produire la réaction liée à la première excitation.
182 VIE ET COMPORTEMENT

à cette difficulté, Pavlov est obligé de forger l’hypothèse de « réflexes


particuliers d’orientation » qui seraient relatifs au caractère de nouveauté
même d’une situation et viendraient empêcher et inhiber le processus
de formation de réflexes conditionnés. 2° Le réflexe ne peut se former
que si le stimulus conditionnant (l’émission par exemple d’une certaine
note de musique) a précédé le stimulus inconditionné (la présentation
effective de nourriture, qui suscite l’activation des glandes salivaires et
des muscles masticateurs de l’animal) ; il ne se forme pas de fait en cas
d’antécédence du stimulus inconditionné sur le stimulus conditionnant
ni même en cas de simultanéité des deux stimuli – ce dont Pavlov ne
peut pas rendre compte dans la conception qui est la sienne où les évé-
nements de stimulation conditionnante et de stimulation inconditionnée
ne peuvent être conçus qu’exactement sur le même plan. 3° Le réflexe
conditionné est éminemment variable selon de multiples facteurs, moda-
lité sensorielle du stimulus, intensité du stimulus, état de faim ou de
satiété de l’animal, variation du renforcement du stimulus condition-
nant, occurrence et renforcement d’autres stimuli... : Pavlov se retrouve
alors contraint de forger de multiples hypothèses, notamment celle d’une
inhibition spécifique qui serait produite par... le non-événement qu’est
le non-renforcement du stimulus conditionnant... 4° Même si le réflexe
conditionné a été produit au moyen d’une seule et même note de
musique, l’animal peut réagir semblablement de façon conditionnée à
l’audition d’une autre note de musique : ce phénomène ne peut pas être
expliqué par Pavlov, sauf à faire état d’un mécanisme de généralisation
et de différenciation des réflexes conditionnés qui contredit directement
les fondements atomistes de sa théorie. 5° Enfin, il est possible d’ob-
server des réflexes conditionnés retardés, qui peuvent se produire bien
après le début de la stimulation conditionnante (dans un retard d’une
demi-minute à cinq minutes), voire se produire même en relation avec
la cessation du stimulus : pour en rendre compte, il faut encore introduire
des « réflexes de trace » qui seraient liés à des excitations particulières
laissées dans le cortex par la stimulation conditionnante.
Toutes ces difficultés, nombreuses et non résolues, viennent pourtant
à se dissiper selon Straus dès lors qu’on réexamine les faits d’expérience
en question dans une perspective subjectiviste, c’est-à-dire dès lors qu’on
introduit la représentation d’une subjectivité et d’une expérience vécue
de l’animal – et en l’occurrence d’une expérience vécue sentante consis-
tant pour l’animal à saisir de façon affective ou « pathique » si l’être ou
la chose qu’il ressent entre avec lui dans une « communauté d’orienta-
tion ou de voie », ou au contraire va à l’encontre de cette « orientation »
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 183

et de cette « voie » dans lesquelles il se trouve engagé. Ainsi considéré,


le prétendu réflexe conditionné change alors complètement de sens :
l’excitation conditionnante n’est plus du tout la cause déterminante qui
amorce un enchaînement causal qui, de proche en proche et par le jeu
des associations, va produire un effet « conditionné » très éloigné, mais
elle est bien plutôt un événement qui se trouve directement vécu et
ressenti par l’animal – qui fait l’expérience d’un signal. Un signal est
pour Straus un type d’affectant tout à fait singulier, qui mobilise le sujet
(ici l’animal) en annonçant « un événement qui est important pour
[lui] » (Straus, op. cit. : 137) et met en jeu ses besoins, ses désirs et ses
intérêts vitaux, ici en l’occurrence la survenue de la nourriture, mais
aussi de la gratification et de la récompense pour la tâche bien accom-
plie (ibid. : 253). Plus précisément, le signal peut être caractérisé (au
terme de l’analyse phénoménologique dans laquelle s’engage Straus) en
termes d’« annonce de l’approche d’une situation différenciée » au sortir
d’une « situation neutre », en entendant par « situation différenciée »
une situation où le sujet éprouve que quelque chose d’important est en
train d’advenir qui le capte et qui l’implique, et par « situation neutre »
une situation où rien de tel n’est éprouvé de sorte que le sujet se tient
disponible et ouvert à l’avenir (ibid. : 142-145).
Mais quelles sont les conséquences, eu égard aux difficultés ren-
contrées par Pavlov, de cette re-compréhension du réflexe conditionné
comme expérience affective de signal et d’approche d’une situation
différenciée ? Moyennant cette re-compréhension, on saisit bien que
1° l’animal placé en laboratoire ne peut redevenir sensible et attentif à
un signal que s’il sort de la situation différenciée que suscite sa confron-
tation avec ce nouvel environnement tout à fait inhabituel – qui plus
est contraignant et assujettissant – et, finissant par s’y habituer, revient
à une situation neutre où il se trouve à nouveau disponible pour l’oc-
currence de nouveaux événements ; 2° le signal doit nécessairement
précéder la survenue de la situation différenciée, et non pas lui succéder
ou lui être simultanée, sans quoi il ne peut fonctionner comme intermé-
diaire entre la situation neutre et la situation différenciée ; 3° l’intensité
excessive d’un stimulus, l’alternance de son renforcement et de son
non-renforcement, le renforcement simultané d’autres stimuli ou de
multiples autres variations du même genre viennent bien altérer et par-
fois empêcher l’expérience vécue du signal ; 4° tout sentir est toujours
(comme le montre l’analyse phénoménologique) un sentir de généralité,
de sorte que l’expérience vécue d’une note de musique différente de la
note habituellement émise peut fonctionner également comme signal
184 VIE ET COMPORTEMENT

– la « généralisation » n’étant pas à expliquer, mais étant au contraire


un fait primitif à constater ; 5° enfin, la tenue de la note ou sa cessa-
tion, la durée temporelle et le silence eux-mêmes, peuvent très bien et
sans paradoxe être perçus comme des signaux lorsqu’une différencia-
tion a lieu par exemple avec le flux régulier de notes rapides perçues
comme situation neutre. Les cinq sortes de difficultés auxquelles se
heurte Pavlov viennent ainsi selon Straus à se résoudre ou plutôt à se
dissoudre et se dissiper lorsqu’elles sont reconsidérées dans la nouvelle
perspective subjectiviste et moyennant la thématisation d’une capacité
fondamentale de perception de signaux.
Mais, ce faisant, c’est aussi le concept même de réflexe conditionné
qui vient à être radicalement mis en question et se révèle non pertinent
comme fondement d’un modèle pour penser le comportement animal.
On citera ici simplement la conclusion de l’analyse et de la discussion
critique de l’analyse de Pavlov, à la dernière page de la deuxième partie :
« Les phénomènes décrits [...] ne sont absolument pas des réflexes.
[...] On ne saurait prétendre les comprendre que comme des modes de
comportement d’êtres doués de psychisme en relation avec leur monde »
(ibid. : 179-180). Et Straus ne fait pas même place, dans sa perspec-
tive, à l’idée goldsteinienne de « phénomène partiel », avec isolement
catastrophique ou volontaire par le tout de l’organisme de certaines de
ses parties. La perception affective du signal est toujours pour lui une
expérience vécue qui engage le sujet animal tout entier dans le tout
indifférencié de son corps et de sa motricité et de sa sensibilité comme
dans la totalité de sa vie et de son être.
Le type de comportement que Pavlov a décrit (et produit expérimen-
talement) apparaît alors comme un comportement artificiel et factice,
lié à une situation-limite produite par l’arrachement de l’animal à son
milieu naturel et par une sévère privation sensorielle et motrice géné-
ratrice d’inquiétude et d’anxiété, autrement dit par une « altération
profonde de sa relation au monde » (ibid. : 180). Mais alors, loin que
le réflexe conditionné puisse constituer un modèle adéquat pour penser
le comportement naturel de l’animal, c’est au contraire l’inhibition
forcée de ce comportement naturel qui permet de comprendre que puisse
se développer chez l’animal placé dans des circonstances tout à fait
exceptionnelles cette capacité singulière, mais hautement fragile, pré-
caire et instable, de développer de nouveaux comportements au terme
d’un « conditionnement » spécifique.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 185

Vers une position hétérogénéiste


et dissociationniste ?
Ayant rappelé brièvement les grandes lignes des analyses de Goldstein
et de Straus, dont on se souviendra qu’elles visent, à travers la mise
en question des théories du réflexe, l’ensemble des théories positivistes
causalistes-déterministes du vivant ou de l’animal, on s’arrêtera pour ter-
miner sur cette double prise de position fondamentale, mais à notre sens
hautement problématique, que partagent manifestement les deux auteurs,
et qui les conduit à soutenir que l’échec selon eux avéré de ces approches
positivistes causalistes-déterministes à rendre compte du comportement
du vivant ou de l’animal devrait non seulement faire renoncer défini-
tivement à de telles approches (pour laisser place aux perspectives
herméneutistes) quand il s’agit de produire une « compréhension » de
la vie, mais devrait aussi, de façon tout à fait générale, faire renoncer
définitivement à toute approche exclusivement positiviste causaliste-
déterministe dans l’abord même du réel. Il nous apparaît de fait que ce
verdict invalidant foncièrement la pertinence des approches positivistes
causalistes-déterministes à ce double niveau biologique et scientifique
général demande à être mis décisivement à son tour en question.
Cette mise en question peut s’articuler nous semble-t-il autour de
deux axes principaux :
1° La reconnaissance des difficultés de fait que peuvent rencontrer les
théories positivistes causalistes-déterministes, par exemple quand elles
cherchent à élaborer un modèle efficient du fonctionnement du système
neuromoteur tentant de rendre compte de l’ensemble des phénomènes
observés (y compris donc des phénomènes d’inversion, de labilité, etc.),
permet-elle de conclure à une difficulté de principe, voire à une impos-
sibilité a priori de produire un tel modèle ? Il apparaît qu’on ne peut
sans doute nullement inférer de l’un à l’autre et que, contrairement à
la façon dont Goldstein et Straus présentent les choses, l’introduction
incessante de nouvelles hypothèses causales, fussent-elles au départ
– inévitablement – des hypothèses ad hoc, n’est pas du tout nécessai-
rement le signe d’un échec foncier de l’approche causaliste, mais peut
être bien plutôt le signe de sa vitalité, de la fécondité de son travail et
de sa recherche toujours ouverte au remaniement, à la reformulation et
à la réarticulation des hypothèses ainsi que le signe, en un certain sens,
de sa jeunesse et de son état encore incipient. Mais pourrait-on en tirer
objection à l’encontre de la jeune neurologie ou physiologie causaliste ?
186 VIE ET COMPORTEMENT

– pas davantage sans doute que si l’on entreprenait de tirer objection à


l’encontre de l’astronomie scientifique de l’état tâtonnant de ses débuts
avant la mécanique newtonienne... La fécondité de l’approche positiviste
causaliste-déterministe ne pourrait donc a priori être mise en cause ainsi
que le laissent entendre Goldstein et Straus 12.
2° Il apparaît que le point de vue qu’introduisent les perspectives
organiciste-holiste et subjectiviste, point de vue simple, économique et
efficient quant à la « compréhension » biologique, peut être profondément
mis en question dans une perspective positiviste causaliste-déterministe
et plus généralement dans une perspective positiviste naturaliste du
type de celle des sciences de la nature. Et cela au moins à trois titres.
A. Tout d’abord, le « tout de l’organisme » ou la « subjectivité » qui se
trouvent ainsi introduits et mis en jeu restent et doivent apparemment
rester à jamais inassignables et inattestables physiquement ; ils ne sont
pas directement ostensibles ; ils ne sont pas atteignables par analyse et
démembrement ; on ne peut leur attribuer ni masse ni énergie propre ;
ils ne peuvent constituer des éléments intervenant dans des séquences
causales physiques, chimiques, physiologiques... B. La représentation
d’un tout de l’organisme, d’une subjectivité et de la relation active et dia-
logique qu’il/elle peut entretenir avec son milieu, son environnement ou
son monde semble relever d’un ordre qui n’est nullement celui des faits et
des réalités objectivement et empiriquement attestables, mais qui est celui
du sens : mais de telles considérations herméneutiques ne sont-elles pas
entièrement non pertinentes dans une science qui se veut foncièrement
et intégralement positive ? C. Ne pourrait-on par ailleurs estimer que ces
diverses notions de tout de l’organisme, de subjectivité, de relation au
milieu, etc. ne font que reconduire et maintenir en l’état des représenta-
tions qui ont cours dans l’expérience ordinaire et quotidienne ou si l’on
veut dans l’« attitude naturelle », représentations qui, loin de disposer
d’aucune autorité particulière, devraient bien plutôt être profondément
soupçonnées et mises en question – soit qu’on les tienne pour des repré-
sentations non scientifiques ou préscientifiques qui ont leur cohérence et
leur utilité pour la conduite de la vie mais ne peuvent pas du tout donner
aux sciences leurs principes, soit qu’on les tienne même pour de véritables
obstacles sur la voie de la constitution des sciences ? Le point de vue

12. Il est capital de bien distinguer ici les deux aspects de la fécondité et de la pertinence :
une approche positiviste causaliste-déterministe pourrait conduire au développement de
connaissances nouvelles considérables sans pour autant que ces connaissances nous fassent
du tout avancer dans la « compréhension » du comportement ou de la manière d’agir du
vivant ou de l’animal.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 187

herméneutiste apparaîtrait dès lors comme un vestige voire comme une


résistance qu’il appartiendrait justement à la science positiviste, causa-
liste-déterministe et naturaliste, de dépasser et de « réduire ».
La position disons herméneutiste et anticausaliste prise par Goldstein
et Straus se révèle ainsi pouvoir être mise profondément en question
par ces tenants mêmes des approches positivistes qu’ils pensaient avoir
écartés et congédiés définitivement. Mais ne se retrouve-t-on pas par
suite aussi dans la situation tout à fait singulière d’un différend profond
mettant aux prises approches positivistes causalistes-déterministes et
approches herméneutistes ? Les unes en viennent à mettre en cause les
autres au point même de leur contester leur pertinence scientifique. Mais
cela, elles ne le font que depuis leur propre perspective, perspective qui
est précisément ce que leurs antagonistes viennent mettre foncièrement
en question. Ainsi, concrètement, les premières sont contestées par les
secondes parce qu’elles ne rendent pas compte et ne peuvent pas a priori
rendre compte du comportement et plus généralement de la manière
d’être du vivant ou de l’animal qui exigent de penser un sujet unifié
(conscient ou non) en relation active avec son environnement, mais,
en retour, les secondes ne se voient pas moins incriminées par les pre-
mières parce qu’elles mettent précisément en œuvre des représentations
(comportement, animal, vivant, subjectivité...) que la science positiviste
causaliste-déterministe peut espérer « réduire » et reformuler. Ou, pour
le dire autrement, les premières sont incriminées par les secondes parce
que leurs explications causales ne permettent jamais de comprendre
le sens qu’il y a pour un organisme ou pour un sujet vivant à agir et à
se comporter, mais les incriminent en retour parce que leur entreprise de
compréhension de sens est profondément contraire à la démarche même
de l’explication causale positive.
Mais où ce différend, qui demande manifestement à être réfléchi et
élaboré, nous mène-t-il ? Parvient-on à un certain moment à son dépas-
sement et à sa résolution ou sa dissipation ? Il nous semble que ce n’est
nullement le cas et que nous nous acheminons au contraire seulement
vers son acceptation et son approfondissement.
Quatre directions principales viennent à cet égard s’ouvrir, qu’il faut
au moins relever et esquisser :
1° On peut tout d’abord faire observer que le différend qu’on
rencontre ici entre positivistes et herméneutistes ne se noue pas seule-
ment au sujet de la question du comportement du vivant et de l’animal,
mais qu’il se produit ou se reproduit aussi, et en des termes analogues,
au sujet de multiples autres instances et réalités. La mise en jeu de
188 VIE ET COMPORTEMENT

la conscience suscitera ainsi un semblable différend des approches, pour


autant qu’elle pourra apparaître d’un côté (pour les approches phénomé-
nologiques et subjectivistes en général) comme l’instance fondamentale
et constituante même du monde, et d’un autre côté (pour les approches
physicalistes ou matérialistes) comme une entité hautement probléma-
tique, inassignable physiquement et relevant peut-être d’une simple
illusion ou d’une simple mythologie. De la même manière, un différend
se formera concernant la référence aux autres consciences (other minds)
et à la figure même d’autrui, et d’autres différends naîtront encore
relativement à la reconnaissance d’une dimension de spontanéité,
d’activité et de liberté ou d’une dimension d’intériorité et de profon-
deur de la conscience, ou encore de l’assignation même d’une identité
subjective et personnelle. Mais le différend des approches ne va-t-il
pas même se retrouver pour la plupart des entités et des configurations
fondamentales de notre monde ? La question se pose en tout cas de
savoir si, loin d’être une situation exceptionnelle et purement ponctuelle,
il ne correspondrait pas à une situation commune voire à la situation
commune tout à fait générale pour toutes les réalités que notre expé-
rience vient découper dans le monde.
2° Il est fondamental d’observer que l’assignation herméneutique
de sens peut donner lieu à des pratiques tout fait rationnelles et scienti-
fiques. À l’encontre de la représentation qui a communément cours
parmi les tenants des approches positivistes-causalistes, il faut ainsi éta-
blir qu’une assignation de sens (par exemple du sens d’une excitation,
d’un signal, d’un comportement...) n’est nullement à disqualifier et à
soupçonner a priori comme s’il pouvait ne s’agir au fond que d’une pure
spéculation subjective, arbitraire et à jamais invérifiable, mais que cette
assignation de sens peut au contraire donner lieu – et donne de fait très
ordinairement lieu – à la formulation d’hypothèses qu’il s’agit de tester
et de mettre à l’épreuve selon des procédures spécifiques, qui restent
toujours des conjectures susceptibles d’être remaniées et corrigées, qui
peuvent laisser place à une pluralité d’hypothèses concurrentes simul-
tanées, etc., autrement dit à une vraie pratique approfondie, méthodique
– voire systématique – et consciente critiquement d’elle-même et de ses
limites. Mais une telle pratique pourra légitimement par ces différents
traits être caractérisée comme rationnelle et comme scientifique. On
en conclura que l’herméneutique peut donner lieu au développement
d’une authentique science – même si cette science n’est pas du même
type et n’a pas affaire aux mêmes objets ni ne met en œuvre les mêmes
procédures que la connaissance empirique positive.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 189

3° Dans un mouvement pour ainsi dire inverse du précédent, qui


consistait à reconnaître que le champ des interprétations est « scientifici-
sable », il importe de continuer à travailler, dans la suite de ce qu’ont pu
produire l’épistémologie et la philosophie des sciences depuis Hume et
Kant, à une redétermination et une réévaluation des connaissances pro-
duites par les sciences empiriques positives ou sciences de la nature. À cet
égard, il faut par exemple réaffirmer – à l’encontre de toute position hégé-
monique que ces sciences sont parfois encore tentées de se donner – que
les propositions générales qu’elles produisent (et notamment les énoncés
de causalité et les énoncés de lois), malgré le caractère universaliste et
nécessitariste de leur formulation, ne peuvent jamais être tenues pour
des connaissances universelles et nécessaires effectives, mais restent
à jamais elles aussi des hypothèses et des conjectures indéfiniment à
vérifier et toujours susceptibles d’être falsifiées. Par ailleurs, il importe
aussi certainement, en retour du soupçon que les théories positivistes
peuvent faire peser contre les théories herméneutistes d’activer et de
perpétuer des représentations qui ont cours dans l’attitude naturelle et
sont sans consistance ni valeur scientifique, de bien appréhender que les
sciences empiriques positives ne dérivent pas moins elles-mêmes des
procédures de la connaissance ordinaire (par exemple des procédures
de la recherche ordinaire des causes), en sorte qu’on pourrait également
faire valoir contre elles qu’elles font un usage de catégories ordinaires
(par exemple de celle de cause et d’effet) qui n’ont pas été éprouvées et
fondées scientifiquement.
4° Enfin, il nous apparaît que la mise en œuvre d’un point de vue
wittgensteinien peut permettre encore un nouvel approfondissement
du différend en donnant à penser que l’assignation herméneutique
de sens comme l’assignation empirique positive de faits et de causes
constituent finalement deux « jeux de langage » – et « formes de vie » –
qui ont leurs objets, leurs opérations et leurs règles, mais qui, loin
d’offrir aucun fondement et de pouvoir prétendre atteindre se régler sur
aucune « nature ultime des choses », peuvent bien au contraire faire à
chaque instant l’objet d’une réflexion et d’une mise en doute sceptiques
de ce qu’ils tiennent pour réalité et vérité. Dans cette nouvelle perspec-
tive, les deux types d’approches se retrouvent également dépossédés de
toute prétention hégémoniste et réductionniste, et apparaissent comme
foncièrement équivalents au sens où ce sont deux manières de procéder
– et deux manières de déployer sa vie – qui se présentent à nous l’une
et l’autre dans le cours ordinaire de notre expérience aussi bien que
dans l’élaboration rationnelle scientifique que nous pouvons en faire.
190 VIE ET COMPORTEMENT

Par ailleurs, la mise en œuvre d’un tel point de vue wittgensteinien (si
l’on saisit bien dans toute sa portée la notion même de forme de vie)
permet encore d’acheminer vers une autre perspective, qu’on qualifiera
d’hétérogénéiste et de dissociationniste, qui donne à saisir, pour le dire
synthétiquement, qu’il ne faut pas seulement dire que les faits et le
sens ne se rencontrent pas au même plan à l’intérieur du monde, mais
bien plus radicalement qu’ils ne se rencontrent pas même dans le même
monde. Loin de l’image profondément ancrée d’un monde unique et
omni-intégrateur, la pluralité des approches nous ferait être à une plu-
ralité de mondes sans communication les uns avec les autres – sans
interactions mais aussi sans parallélisme. Dès lors, il en résulterait qu’il
n’y aurait pas lieu d’attendre ou d’espérer qu’un jour les deux types
d’approches positivistes et herméneutistes puissent venir à converger
et s’accorder ou s’unifier : au contraire, il y aurait lieu de comprendre
et de réaliser que l’analyse empirique positive-causale peut être indé-
finiment poussée et approfondie sans que jamais puisse être rencontré
du sens et du rapport à quoi que ce soit qui compte et qui importe, de
même qu’inversement l’assignation herméneutique de sens peut être
indéfiniment poussée et approfondie sans que jamais ne vienne à être
considérée aucune séquence causale positive 13.
De cette représentation d’une pluralité et d’une hétérogénéité des
mondes, il résulterait de façon générale qu’il faudrait renoncer définiti-
vement à l’idée que les approches positivistes-causalistes et les approches
herméneutistes puissent être jamais réduites et disqualifiées les unes par
les autres. Mais dans le même temps, il en résulterait aussi, pour la ques-
tion qui nous intéressait au départ, que le comportement de l’animal ou du
vivant échappent à jamais et structurellement (et non pas provisoirement
et par quelque défaut remédiable) à l’approche positiviste-causaliste, de
même que l’approche herméneutiste ne peut pas produire structurelle-
ment d’assignation de séquence causale-déterministe.
Quant à la question éthique du rapport au vivant et à l’animal, je dirai
simplement en terminant que l’adoption d’une telle perspective hétéro-
généiste et dissociationniste conduit manifestement à la repenser sous un
angle inhabituel. On ne pourra développer ici ce point, mais il apparaît

13. Sans doute une telle compréhension hétérogénéiste et dissociationniste va-t-elle profondé-
ment à l’encontre de la représentation ordinaire d’une unité ou d’une unifiabilité (au moins
possible et à venir) du monde découvert par les sciences de la nature – de même qu’elle va
profondément à l’encontre de notre représentation d’une unité même de notre expérience.
Mais c’est peut-être la mise en question et l’abandon même de ces représentations que
requiert l’approfondissement du différend des approches.
LE RÉFLEXE COMME COMPORTEMENT 191

sans doute au moins suffisamment, dans la continuité de ce qu’on a vu


précédemment, que le souci éthique s’avèrera prendre toujours corps
dans une certaine approche de type herméneutiste ; qu’il faudra ainsi
renoncer décisivement à l’idée que la science positive puisse un jour
par son développement l’habiliter et le « fonder » ; qu’il faudra même
renoncer à l’idée que cette science positive puisse même lui faire une
quelconque place ; qu’il faudra encore reconnaître qu’il n’y a pas pour
lui de fondement possible dans aucune nature ultime des choses (méta-
physique) ; mais qu’il n’en apparaîtra pas moins pour autant comme une
expérience vécue affective fondamentale que nous nous trouvons de
facto tous faire très ordinairement et où se donne à éprouver que quelque
chose d’essentiel se joue pour nous dans le rapport à l’autre, animal ou
vivant, en tant que sujet pour qui quelque chose compte et importe.

Références bibliographiques

GOLDSTEIN Kurt. [1934] 1983. La Structure de l’organisme. Introduction


à la biologie à partir de la pathologie humaine, traduit de l’allemand
par le Dr E. Burckhardt et Jean Kuntz, préface de Pierre Fédida, Paris,
Gallimard.
STRAUS Erwin. [1935] 1989. Du sens des sens. Contribution à l’étude des
fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par Georges Thinès et
Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon.
DEUXIÈME PARTIE

Du terrain au laboratoire,
les conditions d’observation
des animaux
Étudier
des séquences comportementales
en laboratoire
8
Que faire du comportement
dans les sciences du comportement ?

Robert Dantzer

Introduction
Introduire une réflexion sur la façon de penser le comportement animal
dans le contexte d’un travail de recherches visant à questionner l’éthique
des productions animales tout en faisant référence à la phénoménologie
de Merleau-Ponty n’est pas une démarche anodine. Merleau-Ponty fait
du comportement la manifestation du vivant (Merleau-Ponty [1942]
1977). En schématisant quelque peu, un objet n’est vivant que parce
qu’il se comporte et que ce comportement a un sens. L’élevage intensif
restreint considérablement le comportement des animaux qui y sont
soumis en raison de la réduction de l’espace et de la privation des prin-
cipaux objets nécessaires à l’expression des comportements naturels de
l’espèce. Dans le contexte de la pensée de Merleau-Ponty, des animaux
qui ne peuvent se comporter naturellement perdent donc leur statut d’être
vivant et ne sont plus qu’objets, en l’occurrence objets de spéculation
économique. Bien plus, les comportementalistes qui pensent aider la
cause animale en permettant aux animaux de s’engager dans quelques
comportements élémentaires ne font qu’un simulacre de travail scienti-
fique puisque leurs travaux portent sur des postures et des attitudes plutôt
que sur de véritables comportements. Les quelques améliorations qu’ils
proposent sont donc sans intérêt puisque les comportements concernés
sont condamnés à n’être que des ébauches.
198 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Malgré le fossé qui sépare la majorité des comportementalistes des


philosophes, le débat qu’a suscité Florence Burgat au travers des tra-
vaux qui ont nourri ce volume, Penser le comportement animal, n’a
pas nécessairement pour vocation de creuser davantage ce fossé pour
en faire un véritable gouffre. Je voudrais montrer dans ce chapitre qu’il
existe des solutions au moins intellectuelles à ce problème et qu’elles
sont certainement accessibles aux comportementalistes. Pour ce faire,
je décrirai d’abord la position théorique sous-jacente aux méthodo-
logies déployées dans les sciences du comportement avant de revenir
aux attendus philosophiques et aux façons d’en tenir compte dans nos
approches comportementales. Mon point de vue sera bien entendu celui
du psychobiologiste que je suis.

Les sciences du comportement

Les sciences du comportement s’organisent autour de deux courants


de pensée, l’un hérité de la zoologie et fortement inspiré par l’éthologie,
le second issu de la psychologie expérimentale et recentré sur la psycho-
biologie ou la neurobiologie des comportements.
Pour l’éthologiste, le comportement participe à l’adaptation, comme
n’importe quelle autre caractéristique anatomique ou organique, à la
différence importante près que le comportement ne laisse pas de traces
fossiles. Il n’est donc pas possible de décrire l’évolution des compor-
tements comme le zoologiste décrit l’évolution d’une fonction ou d’un
organe même si le comportement peut être en partie au moins inféré de la
structure. L’éthologie décrit les stratégies que déploient l’individu ou le
groupe pour une exploitation optimale des ressources environnementales
et, pour cela, elle observe les acteurs de ces comportements dans leur
milieu naturel puisque c’est au sein de ce milieu que s’est affinée la valeur
adaptative des comportements. Les quatre questions proposées originelle-
ment par Tinbergen pour comprendre le comportement structurent encore
la recherche en éthologie. Tout comportement doit pouvoir être décrit
en termes de fonction adaptative (sa causalité ultime), de phylogénie, de
causalité proximale et d’ontogénie. L’éthologie élude cependant avec
soin la question fondamentale des rapports entre l’objet d’un comporte-
ment (la nourriture par exemple) et la raison même de ce comportement.
Sans vouloir anticiper sur le débat philosophique qui occupera la der-
nière partie de ce chapitre, la nourriture n’existe que parce qu’elle est
COMPORTEMENT ET SCIENCES DU COMPORTEMENT ? 199

nourriture pour un être en quête de nourriture. En d’autres termes, un


animal en quête de nourriture doit avoir un minimum de conscience de
lui-même et de ce qu’est de la nourriture. L’éthologiste traditionnel fait
de la quête de nourriture l’expression d’un besoin ou d’une motivation.
Mais il rabat sur le domaine physiologique l’explication de ce besoin ou
de cette motivation, en évitant soigneusement d’introduire toute référence
à une intentionnalité ou à une quelconque conscience.
L’éthologie rejoint ainsi la psychologie dans ce que Staddon appelle
un béhaviorisme méthodologique (Staddon 1983). Il ne s’agit pas de nier
qu’il puisse y avoir des états mentaux tels des intentions, des désirs, des
passions ou encore des croyances à l’origine de tel ou tel comportement.
La question est simplement de savoir si cela est utile pour expliquer le
comportement, qu’il s’agisse des explications causales ou mécanistiques
qui définissent les règles de variation et de sélection des comportements,
ou des explications fonctionnelles qui précisent les règles de sélection
en termes de résultats finaux. La psychologie diffère cependant de
l’éthologie dans la mesure où elle cherche à établir des règles générales
du comportement indépendantes de la niche dans laquelle apparaît le
comportement en question. Les travaux sur l’apprentissage et la mémoire
en sont un exemple. Le psychologue place le sujet dans une situation apte
à révéler le processus étudié, un nouvel environnement avec des aspects
saillants que le sujet devra apprendre à discerner et à relier les uns aux
autres ou à son propre comportement dans son exploration de cet envi-
ronnement. Dans le premier cas, le sujet établit des relations temporelles
entre des stimuli distincts et en infère une causalité puisqu’un événement
donné ne peut avoir qu’une cause antérieure. Dans le second cas, le
sujet établit une relation de contingence instrumentale (j’obtiens un objet
donné en conséquence d’une action précise) qu’il peut directement tester
en faisant varier la fréquence et l’intensité de ses actions.
Nonobstant la règle des quatre questions chère à Tinbergen, les expli-
cations du comportement sont le plus souvent formulées en termes de
causalité immédiate ou antécédente. L’étude fine des règles d’organisa-
tion des comportements qui caractérisait la psychologie expérimentale
de la seconde moitié du XXe siècle a totalement disparu au profit d’une
biologisation à outrance. La psychologie moderne est biopsychologie ou
n’est pas, comme l’avait prédit Mario Bunge (Bunge 1980).
Les neurosciences comportementales expliquent le comportement
en termes de structures cérébrales et de neurotransmetteurs. L’endocri-
nologie comportementale considère l’action des facteurs libérés par
les glandes endocrines, les hormones, sur le cerveau aussi bien que sur
200 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

les effecteurs du comportement. La psychoneuroendocrinologie essaye


pour sa part d’effacer cette barrière entre le cerveau et le corps non-
cerveau en inscrivant le fonctionnement du corps noncerveau dans le
prolongement de celui du cerveau. Les développements technologiques
qui ont dominé la biologie au cours des vingt dernières années fournissent
à ces approches des outils puissants de description du fonctionnement du
cerveau et des organes périphériques. La génomique identifie les gènes
participant à l’activation d’un comportement ou à sa variation. L’étude
du transcriptome fournit une mesure quantitative de l’expression de
ces gènes. La protéomique permet d’identifier les protéines impliquées.
La neuroimagerie procure une vision dynamique des structures céré-
brales impliquées. Dans tous les cas, l’approche dominante est celle
d’un cerveau maître dont le fonctionnement détermine en totalité le
comportement. Il n’est donc pas étonnant que les neurosciences com-
portementales engendrent des pseudo-sciences dont le dernier avatar est
la neuro-économie. Cette nouvelle discipline prétendument scientifique
postule que l’activité de telle ou telle structure cérébrale règle nos choix.
Il suffit donc d’observer par des moyens appropriés l’activité de ces
structures pour prédire quels seront les choix du consommateur.
Dans ce contexte, le travail du comportementaliste n’est plus d’étu-
dier des comportements en tant que tels. Il en est réduit à développer
et utiliser des bio-essais comportementaux pour appréhender le fonc-
tionnement de structures cérébrales ou résumer les processus mentaux
d’intérêt et à les mettre en relation avec des biomarqueurs biochimiques
des phénomènes étudiés.
L’étude du bien-être animal fournit un exemple particulièrement
démonstratif de cette tendance forte des recherches menées sur les
comportements adaptatifs. La question à laquelle se trouvent confrontés
les chercheurs de l’INRA et des autres organismes de recherches agro-
nomiques à travers le monde est de savoir comment objectiver les
atteintes au bien-être susceptibles d’être engendrées par les contraintes
de l’élevage intensif et ce afin de modifier les pratiques et de diminuer les
contraintes en question. Les mots clés ici sont « adaptation » et « stress ».
Placés dans un environnement limitant de façon plus ou moins sévère les
possibilités d’expression de leurs comportements naturels, les animaux
essayent de s’adapter et y arrivent en principe pour autant que le coût
biologique de cette adaptation ne soit pas trop élevé. Le coût biologique
auquel il est fait référence ici est apprécié par un certain nombre d’indi-
cateurs qui incluent la mortalité, la morbidité et la survenue de blessures
et d’atteintes corporelles, l’apparition de comportements anormaux et la
COMPORTEMENT ET SCIENCES DU COMPORTEMENT ? 201

mobilisation des systèmes physiologiques impliqués dans la réaction de


stress. Sur la base de cette construction de la réalité (Watzlawick 1988),
les comportementalistes vont d’abord essayer d’établir un état des lieux en
mesurant avec application les différents indicateurs mentionnés dans les
diverses conditions d’élevage rencontrées sur le terrain. Ils vont ensuite
essayer d’intervenir sur tel ou tel élément du système d’élevage, qu’il
s’agisse de l’animal ou de son environnement, pour essayer d’améliorer
les scores obtenus. Il faut noter que ce système codifié de recherches
n’interroge ni la réalité du phénomène étudié ni sa dimension morale
(jusqu’où peut-on aller dans la subordination de l’animal à l’homme ?).
Le conventionnel des recherches comportementales n’est pas limité
à l’éthologie appliquée aux animaux d’élevage. On le retrouve dans
tous les domaines des neurosciences comportementales (Dantzer 1986),
y compris celui de la psychopathologie. Il en va ainsi des travaux sur
la dépression. Il n’existe pas de modèle animal isomorphe de la dépression
humaine, mais uniquement des modèles pharmacologiques développés à
l’origine pour leur sensibilité aux médicaments antidépresseurs identifiés
comme efficaces en clinique. Une des composantes comportementales
la plus sensible aux antidépresseurs est la résignation, quand elle est
mesurée par la durée d’immobilité dans une situation dans laquelle il ne
sert à rien de tenter de s’échapper. Un rat ou une souris placé(e) dans un
seau rempli d’eau ou suspendu(e) par la queue peut s’agiter tant et plus,
rien n’y fait. L’animal s’immobilise donc plus ou moins rapidement.
Les médicaments dits antidépresseurs réduisent cette durée d’immobilité.
Il ne s’agit pas d’une simple activation locomotrice puisque les psycho-
stimulants comme l’amphétamine ne partagent pas cet effet. A contrario,
des animaux qui s’immobilisent plus durablement que d’autres pour une
durée identique de test seront considérés comme déprimés (Dantzer et
al. 2008). Certes, ce ne sont pas les seuls tests de dépression, il en existe
d’autres cernant d’autres dimensions de la dépression. La composante
anhédonique par exemple est mesurée par la diminution d’attractivité
de stimulations normalement plaisantes pour l’animal, la stimulation
électrique des systèmes de récompense dans le cerveau ou l’ingestion
d’un aliment très appétent, une solution sucrée par exemple. Le fait que
certaines dépressions soient réactionnelles et apparaissent en réponse
à différents événements de vie a également amené à développer des
modèles à caractère plus étiologique, l’exposition chronique à des stress
modérés par exemple. Mais dans tous les cas, la nature même de l’expé-
rience dépressive n’est pas interrogée si bien que sa mesure chez l’animal
ne dépasse pas le cadre du conventionnel sinon de la caricature.
202 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Comme cela a déjà été souligné précédemment, toutes ces recherches


réduisent le comportement à l’expression du fonctionnement d’un
ensemble de structures cérébrales. Les neurobiologistes parlent de
réseaux neuronaux et le comportement n’est qu’un moyen parmi d’autres
pour étudier les propriétés fonctionnelles de ces réseaux. L’idée que le
cerveau puisse être modifié dans son fonctionnement et sa structure par le
comportement lui-même ou ses conséquences en termes de stimulations
sensorielles ou de modifications de l’état interne n’est cependant pas
négligée même si sa prise en compte est loin d’être systématique. Cette
plasticité neuro-comportementale et l’élucidation de ses mécanismes
constituent un des objets d’étude les plus passionnants de la neurobio-
logie malgré les avatars inévitables de ce genre d’approche. Il a ainsi
été montré que contrairement à ce que l’on pensait initialement, le
nombre de neurones n’est pas figé dans le cerveau. Il existe une neuro-
génèse, c’est-à-dire une production de nouveaux neurones même à l’âge
adulte et celle-ci est modulable par les facteurs d’environnement. Le
stress diminue la neurogénèse sous l’action des hormones du stress et en
particulier du cortisol. Comme le stress peut précipiter l’apparition de
troubles dépressifs, il a été proposé que la dépression représente en fait
la manifestation symptomatique de cette insuffisance de neurogénèse au
sein d’une structure cérébrale, l’hippocampe, qui est particulièrement
sensible aux effets neurotoxiques du cortisol. Ces données obtenues chez
l’animal ont donné naissance à des programmes de recherches visant à
mesurer le volume de l’hippocampe chez les patients dépressifs. La varia-
bilité des résultats obtenus (Bao et al. 2007) ne saurait masquer le sens
profond de cette démarche, à savoir ramener la dépression mélancolique,
dont certains ne voudraient faire qu’un trouble existentiel, à une anomalie
élémentaire de la structure ou du fonctionnement du cerveau.

Le retour à la phénoménologie

Le réductionnisme forcené des neurosciences comportementales est-il irré-


versible ? L’envahissement de la biologie par la génétique moléculaire a
imposé un programme de recherches excessivement contraignant, consis-
tant à élucider le rôle de tel ou tel gène ou de familles de gènes. Le rôle
de l’environnement n’est pas négligé pour autant puisque les programmes
de recherche actuels incitent de plus en plus à prendre en compte la
modulation de l’expression des gènes par les facteurs d’environnement.
COMPORTEMENT ET SCIENCES DU COMPORTEMENT ? 203

Tout cela est certainement bien pour des objets organiques tels l’os,
le rein et le foie ou des processus pathologiques comme la cancéro-
génèse ou l’athérosclérose. Mais cela ne veut pas dire que la même
démarche puisse être transposée au comportement, tant cet objet reste à
appréhender dans sa dimension phénoménologique au lieu d’être réduit
à sa dimension mécanistique. Ce n’est pas un hasard s’il en va ainsi.
Le terme de phénoménologie est déjà en lui-même prétexte à conflit.
Les scientifiques font de la phénoménologie une démarche descriptive
sans intérêt car non centrée sur les mécanismes. Sous la plume d’un
évaluateur, l’utilisation de ce terme pour désigner la nature d’un projet
de recherches est une condamnation à mort de la carrière du chercheur
concerné et de son projet. Pour le philosophe, la phénoménologie oppose
l’expérience subjective à l’analyse dite scientifique, laquelle, en prenant
le parti d’éliminer le subjectif au profit du rationalisme et du positivisme,
se condamne d’emblée à ne pouvoir accéder à la vérité.
Réintroduire le débat philosophique dans la compréhension du
comportement n’est pas anodin. Tout préoccupés qu’ils sont par leur
objet, les biologistes oublient volontiers que le comportement bénéficie
d’une longue tradition philosophique, qu’elle porte par exemple sur
la distinction entre le monde vivant et le monde physique ou qu’elle
s’inscrive dans le cadre d’une réflexion sur l’inné et l’acquis, le naturel et
le culturel. Cet oubli va parfois jusqu’à nier que le comportement puisse
faire l’objet d’une réflexion philosophique puisque son enracinement
biologique en interdit la compréhension à ceux qui n’ont pas la culture
correspondante. Est-ce à dire qu’il faut d’un côté des philosophes et de
l’autre des biologistes et que leurs relations sont condamnées à n’être que
de juxtaposition, à défaut d’une véritable jonction? Il est en fait mainte-
nant possible de dépasser la tentation de la territorialité en changeant de
registre pour s’attaquer à ce qui est l’essence même du comportement.
Revenir à Merleau-Ponty peut permettre de faire avancer le débat.
Son ouvrage, La Structure du comportement, a été écrit dans les années
1930-1940, à un moment clé de l’évolution des idées, entre la faillite
d’une psychologie intentionnelle, le développement du béhaviorisme
radical et l’attrait de la psychologie de la forme (Merleau-Ponty,
op. cit.). Merleau-Ponty a fait du corps et du comportement qui constitue
le prolongement du corps dans l’espace et le temps la condition d’une
conscience minimale, préréflexive. Dans La Structure du comportement,
Merleau-Ponty insiste sur le fait que l’animal, tout comme l’homme, ne
fait pas que réagir à son environnement, mais agit dans son environne-
ment avec son propre point de vue, sa propre conscience. C’est ce qui
204 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

confère du sens au comportement. Avoir soif n’est pas juste ressentir un


déséquilibre de l’osmolarité plasmatique, mais chercher dans le monde
ce qui est susceptible de mettre fin au déséquilibre organique à l’origine
de la sensation de soif. Le buveur de bière n’a pas la même soif que
le buveur d’eau. Chez l’animal, ce point de vue ne nécessite pas une
conscience réflexive puisqu’il est ancré dans la survie de l’individu ou
de l’espèce. Ce n’est que chez l’homme que la relation entre le compor-
tement et l’objet du comportement devient signifiante car seul l’homme
serait capable de distinguer entre des phénomènes empiriques incluant
le corps (la possibilité de former des relations de contingence tempo-
relle et de contingence instrumentale) et des phénomènes conceptuels
comme par exemple la relation entre les moyens et les fins. En d’autres
termes l’être humain peut apprécier la signification d’un comportement
chez l’animal, mais l’animal se comportant n’en a pas la possibilité.
Comme le souligne Lijmbach, ce n’est pas parce que l’animal n’a pas la
possibilité d’attacher de la signification à son expérience, c’est-à-dire de
la situer dans un continuum historique et de se distancier par rapport à
elle, que l’on peut prétendre pour autant que ladite expérience ne compte
pas (Lijmbach 1997). Au contraire, cette conscience en quelque sorte
brute mériterait d’autant plus d’être prise en compte qu’elle ne peut
être modulée. Dire que l’animal peut ressentir la douleur mais n’a pas
conscience de cette douleur ne saurait donc légitimer l’ignorance de
cette douleur. Au contraire, tout devrait être fait pour la réduire puisque
l’animal n’en a pas la capacité propre.
S’il nous est facile de dire que nous avons conscience ou non de
quelque chose, cette notion n’en reste pas moins trop générale pour
pouvoir être utile au débat. Les discussions sur la connaissance que peut
avoir un individu, animal ou être humain, de son monde ont grande-
ment avancé depuis Merleau-Ponty grâce aux acquis de la psychologie
cognitive. Celle-ci s’intéresse à la façon dont l’individu traite l’infor-
mation pour la structurer en catégories signifiantes, sous la forme de
représentations mentales, et la mémoriser et éventuellement la resti-
tuer. L’individu ne fait pas que réagir à son environnement, il projette
sur lui sa propre organisation et son expérience. La connaissance n’est
pas le produit d’un esprit éthéré puisqu’elle comprend non seulement
des éléments de connaissance sensorielle extéroceptive mais également
une connaissance intéroceptive relative au fonctionnement du corps.
La psychologie cognitive utilise le comportement ou plutôt les varia-
tions comportementales (y compris le langage) comme révélateurs de
la connaissance. La psychologie cognitive est étroitement associée aux
COMPORTEMENT ET SCIENCES DU COMPORTEMENT ? 205

neurosciences dites cognitives dont l’objet est de rechercher comment


est codée l’information source de connaissances dans le cerveau. Les
philosophes s’introduisent volontiers dans le débat pour interroger, voire
ordonner, les sciences cognitives (Churchland 2002 et 1988). Le champ
de la psychologie cognitive ne se limite pas au traitement de l’informa-
tion. Il peut être élargi en particulier aux affects et à la psychopathologie,
en capitalisant sur la dimension cognitive de ces phénomènes. Le stress
a déjà été décliné en termes cognitifs (Ursin et Eriksen 2004). Il en va de
même des émotions, les aspects évaluatifs prenant le pas sur les aspects
réactionnels habituellement étudiés par les psychobiologistes (Sander et
al. 2005). Des tentatives sont en cours pour appréhender de cette façon
le répertoire émotionnel des animaux d’élevage (Boissy et al. 2007).
Dans le domaine de la psychopathologie, il est encore trop tôt pour
savoir si la compréhension de la dimension cognitive de la dépression
a plus de chances de déboucher sur la compréhension des mécanismes
de la dépression que la considération de sa dimension neurovégétative,
mais il n’en reste pas moins que seule la première peut donner accès à
l’essence même de l’expérience d’un état dépressif.

Conclusion

Le détour par les sciences cognitives ne permet pas de faire l’économie


de la question de la nature des états mentaux associés au comportement.
Les émergentistes prétendent que les systèmes complexes ne peuvent
être compris sans faire appel aux niveaux de complexité et aux pro-
priétés émergentes apparaissant à chaque niveau de complexité. Pour
l’organisme vivant, c’est aller de la molécule à la cellule, de la cellule à
l’organe, de l’organe à l’organisme et de l’organisme au groupe social.
De nouvelles propriétés apparaissent à chaque niveau de complexité et
ne peuvent être réduites aux propriétés des composantes élémentaires
du système. La théorie des propriétés émergentes est ainsi avancée pour
penser le fonctionnement d’un réseau neuronal au-delà des propriétés du
seul neurone ou l’organisation d’un comportement au-delà des systèmes
biologiques sous-tendant ce comportement. Les limites de cette des-
cription apparaissent très vite quand on fait d’une propriété émergente
d’un système l’explication de ses conséquences sur le fonctionnement
du système. Je ressens une douleur vive et me voilà obligé de m’arrêter
d’écrire en raison de l’inconfort de cette douleur. Pour expliquer ce qui
206 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

m’arrive, je dis que j’ai mal et que c’est à cause de la douleur que j’agis
ainsi. Cette explication verbale n’est pas plus vraie que de faire de la
pluviosité la cause des inondations qui ont frappé certaines parties de
l’État de l’Illinois au début de l’année 2008. La pluviosité est un indice
que les météorologistes ont forgé pour décrire la quantité d’eau tombée
dans un espace donné pendant un intervalle de temps défini. Cet indice
résume un phénomène physique mais il n’explique rien. L’alternative
à l’émergentisme est l’épiphénoménalisme qui fait des prétendues pro-
priétés émergentes des épiphénomènes accessibles à la conscience et
formulables mais sans existence réelle. La neurobiologie moderne est
résolument moniste. Les comportements sont réductibles au fonction-
nement d’ensembles neuronaux dont ils modifient de façon dynamique
le fonctionnement dans un flux continu d’interactions.
En proposant de penser la vie sans recourir à la force vitale grâce au
concept de structure, Merleau-Ponty serait certainement aujourd’hui du
côté des monistes. Soucieux de faire passer sa réflexion philosophique
par des domaines non philosophiques, Merleau-Ponty a pris soin de
s’inspirer des travaux scientifiques de l’époque et plus particulièrement
de ceux des psychologues et des biologistes. Comme il l’évoque dans son
cours sur la nature dispensé au Collège de France durant l’année 1956-
1957 (Merleau-Ponty 1995), il a été marqué par les travaux de Coghill
sur le comportement de l’axolotl. L’axolotl est la larve d’un vertébré
amphibien urodèle qui n’a pas besoin de subir de métamorphose pour se
reproduire. Il passe par une phase aquatique au cours de laquelle il nage
avant de rejoindre la terre pour marcher avec ses quatre pattes. Dans les
années 1920, Coghill a montré que l’apparition et le développement de
ces comportements sont organisés par le système nerveux d’une façon
non figée mais dynamique, le système nerveux s’organisant au fur et
à mesure du développement comportemental. En d’autres termes, le
système nerveux contient l’esquisse des tâches que l’organisme a à
remplir. Mais cette esquisse ne peut s’organiser et déboucher sur de véri-
tables comportements intégrés que dans la mesure où le comportement
lui-même se réalise et mature par additions et transformations succes-
sives. Un stimulus sur n’importe quelle partie du corps de l’embryon
de l’axolotl lui fait courber la tête dans le sens opposé. C’est le début
d’une réponse d’évitement. Ce mouvement s’étend progressivement à
l’ensemble du corps, donnant lieu à un mouvement d’enroulement de
l’animal sur lui-même. Plus tard au cours du développement, ce mou-
vement d’enroulement progressant du cou vers la queue donne lieu à un
mouvement en sens inverse retardé et progressant toujours du cou vers
COMPORTEMENT ET SCIENCES DU COMPORTEMENT ? 207

la queue (la phase S). L’enchaînement de ces mouvements est à l’origine


de la nage, une réaction de fuite. Cela n’est possible que parce que se
mettent en place des interconnexions excitatrices et inhibitrices entre les
deux voies motrices latérales par l’intermédiaire d’interneurones dans
le cerveau postérieur.
Les principaux résultats de Coghill ont été confirmés par les neuro-
biologistes contemporains. Ceux-ci ont pu suivre en direct l’apparition
de ces interneurones dans le générateur spinal de mouvements chez le
poisson zèbre en couplant un facteur de transcription spécifique de ces
interneurones, Engrailed-1, au gène de la protéine fluorescente verte.
Au-delà de ces recherches en pleine expansion sur la plasticité des sys-
tèmes neuronaux, il reste que le comportement et son substrat organique
sont liés de façon dynamique et que la pleine réalisation des comporte-
ments spécifiques de l’espèce conditionne certainement l’aboutissement
de l’organisation cérébrale. Pour autant, il faut rappeler que le com-
portement ne prend pas place dans le vide ou en simple réponse aux
stimulations extérieures. L’organisme est habité en interne d’un mou-
vement d’ouverture sur son monde environnant. Il est en quelque sorte
avide de sensations ou, pour citer Merleau-Ponty « [...] comme habité
d’un mouvement interne qui l’ouvre à une possibilité de déséquilibre,
c’est-à-dire à la possibilité de l’émergence en lui d’un manque, manque
qui n’est pourtant pas manque de ceci ou de cela : c’est cette ouverture
au déséquilibre qui est le principe directeur du développement de l’or-
ganisme et de son évolution comportementale » (ibid. : 207).

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9
Bien-être animal :
peut-on objectiver la subjectivité de l’animal ?

Isabelle Veissier

Introduction
C’est sans conteste à partir de la publication de l’ouvrage Animal
Machines de Ruth Harrison en 1964 que la prise de conscience collective
de la nécessité de respecter le bien-être des animaux a émergé (Algers,
Ekesbo 2000 : 1). Questionnant l’origine des denrées alimentaires, Ruth
Harrison décrit alors les abus de l’élevage moderne, mettant ainsi par
écrit ce que beaucoup pensaient déjà sans l’exprimer. Cet ouvrage a eu
des impacts à la fois sur le « grand public », les milieux politiques et la
communauté scientifique, que nous esquisserons dans un premier temps.
Du côté des sciences, la problématique du bien-être animal a été abordée
essentiellement au sein des sciences du comportement, en particulier
l’éthologie appliquée, c’est-à-dire la science du comportement des ani-
maux qui vivent sous la dépendance de l’homme (animaux d’élevage,
de compagnie, de laboratoire...).
En quoi les sciences du comportement permettent-elles de comprendre
le bien-être animal ? Quelles sont les questions auxquelles la science doit
répondre dans le domaine du bien-être animal ? Tels sont les points qui
seront évoqués dans cet essai.
210 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

La prise en compte
du bien-être animal
Même si le livre de Ruth Harrison a d’abord été publié en Grande-
Bretagne – et c’est dans ce pays que la première loi de protection des
animaux (Martin’s Act 1822) fut prise en Europe –, il serait inexact
de conclure que le bien-être animal correspond à une attente sociétale
purement britannique. Ainsi, les enquêtes d’opinion conduites depuis
une dizaine d’années suggèrent que les citoyens européens dans leur
ensemble souhaitent une meilleure prise en compte du bien-être des
animaux. Selon de récentes enquêtes, 75 à 80 % des consommateurs
français pensent que les conditions d’élevage des animaux doivent être
améliorées et 40 % disent se soucier du bien-être animal lors de l’achat
de denrées d’origine animale (European commission 2007 ; European
commission 2007 ; Kjarnes 2007). Ces chiffres se situent généralement
dans la moyenne des pays de l’Union européenne.
En réponse à la parution de Animal Machines, le gouvernement bri-
tannique a mis en place un groupe de travail (comité Brambell du nom de
son président), chargé de faire l’état des lieux des conditions d’élevage
intensif et de les évaluer à la lumière des connaissances scientifiques
disponibles (Brambell 1965 : 85). Le Farm Animal Welfare Council,
comité permanent chargé des questions de protection animale, fut créé
dans la foulée. Au niveau européen, plusieurs conventions de protection
des animaux ont été adoptées par le Conseil de l’Europe dans les années
1960-1970 et les premières directives européennes de protection des ani-
maux ont vu le jour dans les années 1980 (Veissier et al. 2008). La France
avait, quant à elle, adopté des mesures visant à réprimer les mauvais
traitements infligés aux animaux dès le XIXe siècle (loi Grammont,
1850, punissant « les personnes ayant fait subir publiquement des mau-
vais traitements aux animaux domestiques »), mais c’est avec la loi du
10 juillet 1976 que les animaux ont été véritablement protégés pour
eux-mêmes, en tant qu’êtes sensibles (Veissier 2006). L’organisation par
le ministère de l’Agriculture en 2008 des Rencontres animal et société
confirme l’intérêt des politiques français pour la cause animale.
Dans les milieux scientifiques, la question du bien-être animal a été
débattue essentiellement au sein de la discipline de l’éthologie appli-
quée, depuis les années 1970. Le concept de bien-être animal a été
précisé par différentes définitions. Certaines d’entre elles, très générales,
reflètent le sens commun. Ainsi pour Hughes (1976), le bien-être est l’état
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 211

d’harmonie entre l’animal et son environnement. D’autres insistent sur


les mécanismes à l’origine de cette harmonie. Broom (1996) part du
principe que chaque individu possède des mécanismes d’ajustement à
son environnement et que le bien-être dépend des efforts que l’animal
fait pour s’ajuster : si les moyens d’ajustement sont dépassés, alors il n’y
a pas bien-être. Selon Duncan (2005), le bien-être est atteint lorsqu’il y a
absence de souffrance et au contraire présence d’expériences positives.
Quant à Webster (2005) et Dawkins (2006), ils mettent en avant à la fois
le ressenti de l’animal et sa santé physique. Une large part est toujours
faite à l’expérience de l’animal, soit que les émotions ou sentiments
sont considérés comme le point central du bien-être (Duncan 2005),
soit que ceux-ci sont considérés comme des moyens de l’animal pour
s’ajuster à son environnement (Broom 1998). De surcroît, la thématique
du bien-être animal est abordée uniquement chez les espèces jugées
sensibles, c’est-à-dire capables d’une vie émotionnelle (Volpato et al.
2007). C’est d’ailleurs ce qui explique que l’on ne parle pas de bien-
être des plantes puisque étant dépourvues de système nerveux elles sont
par conséquent insensibles.
Certains contestent encore l’existence d’états mentaux chez les animaux
ou la possibilité de les étudier (Duncan 2006). Toutefois les correspon-
dances entre les structures nerveuses des vertébrés et l’analogie des
réponses physiologiques et comportementales vis-à-vis de situations
apparemment nocives ont apporté autant d’arguments en faveur de
l’existence d’états émotionnels chez les vertébrés non humains, voire
chez les invertébrés (Barras 2007 ; Bateson 1991 ; Desire et al. 2002).

Les sciences classiques du comportement


et le bien-être animal

Les études de comportement animal n’ont pas toujours laissé une large
part à la compréhension de la façon dont un animal perçoit son envi-
ronnement et aux émotions qu’il peut ressentir, loin s’en faut. Nous
ferons ici une intrusion dans l’histoire des sciences du comportement
pour comprendre comment s’est construite l’étude du bien-être animal.
Quatre disciplines retiendront notre attention : le béhaviorisme, l’étho-
logie, la cognition animale et l’éthologie appliquée.
212 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Le béhaviorisme
En réaction aux études de psychologie fondées sur l’introspection et dans
la mouvance du positivisme, des psychologues expérimentaux décidè-
rent d’étudier le comportement animal de manière purement objective.
Ainsi, pour Watson, le comportement correspond à toute réponse adap-
tative qu’un organisme, généralement possédant un système nerveux,
produit en réponse à des stimuli de l’environnement (Campan 1980). Il
devient alors possible d’étudier de manière objective à la fois les stimuli
déclencheurs et les réponses corporelles. Des animaux de laboratoire,
généralement des rats, sont placés dans des environnements entièrement
contrôlés par l’expérimentateur et les conditionnements sont utilisés pour
déclencher des réponses de l’animal, en particulier les conditionnements
opérants (par exemple les boîtes de conditionnement développées par
Skinner). En parallèle, on observe leurs réponses motrices, ou réponses
opérantes dans le cas de conditionnements. Ce qui se passe entre les
stimuli et les réponses est une boîte noire qui est exclue des analyses.
Aussi n’est-il fait référence à aucun état interne, aucune vie mentale.
Le bien-être animal ne peut alors être objet d’analyse.

L’éthologie

Tout courant est bien souvent suivi d’un contre-courant, et le béhavio-


risme n’y a pas échappé. Alors que ce dernier fait une place essentielle à
l’apprentissage (on considère que toute réponse peut être conditionnée),
d’autres scientifiques se sont au contraire intéressés aux comportements
naturels spontanés des animaux. Ce fut le cas de Lorenz et de Tinbergen,
pères de l’éthologie. Loin de l’ambiance artificielle des laboratoires, ils
ont observé les animaux dans leur environnement naturel, ou du moins
dans des environnements où ils étaient libres. Ils se sont intéressés aux
comportements innés des animaux, en cherchant à répondre à quatre
questions majeures (Tinbergen 1963) : – Quelles sont les causes immé-
diates d’un comportement ? – Quelle est sa valeur de survie ? – Comment
s’est-il mis en place au cours de l’ontogenèse ? – Comment s’est-il mis
en place au cours de la phylogenèse ?
Contrairement aux béhavioristes, Lorenz défendait l’idée que des fac-
teurs internes peuvent déclencher un comportement ou interagir avec
des facteurs externes pour le déclencher, ce qu’il décrit dans son modèle
hydraulique (Lorenz 1965). Il y représente l’énergie interne disponible
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 213

pour un comportement comme de l’eau s’accumulant dans une cuve,


la source étant matérialisée par un robinet. Au-delà d’un niveau seuil
et en présence d’un stimulus déclencheur qui permet de lever l’action
inhibitrice des centres nerveux supérieurs matérialisée par une valve
qui empêche l’eau de s’écouler, l’énergie est libérée et le comportement
est alors exprimé. Ce à quoi cette image correspond exactement dans
la réalité reste flou : l’énergie interne correspond-elle à une hormone
agissant sur le cerveau pour en modifier les sorties ? En dépit du modèle
hydraulique, les états internes des animaux ne sont pas décrits et les états
mentaux ne sont pas étudiés car considérés comme inobservables.

La cognition animale

Bien que le béhaviorisme ait été une école dominante au sein de la


psychologie pendant la première moitié du XXe siècle, elle n’était pas la
seule. Ainsi, certains psychologues comme Tolman ont considéré qu’il
était possible d’étudier les processus mentaux chez l’animal et l’homme
(Toates 1986). Les travaux de cognition animale visent souvent à recher-
cher chez les animaux des évidences de processus mentaux connus chez
l’homme. D’où les thèmes traités : la mémoire, le langage, les capacités
de catégorisation et la résolution de problèmes. Ces questions peuvent
être abordées dans des environnements de laboratoire ou des situations de
terrain. Les résultats ont permis de transformer la boîte noire en une boîte
grise en comprenant mieux les modes de raisonnement des animaux.
Toutefois, les problèmes auxquels sont soumis les animaux sont inspirés
de problèmes humains et ne sont pas forcément pertinents pour l’animal. Il
en va ainsi de la mise en évidence de la capacité de perroquets à combiner
des mots humains (Pepperberg 1981), donc à utiliser un langage, sans
que cela nous aide à comprendre comment les perroquets communiquent
entre eux. Par ailleurs, les thèmes étudiés correspondent à de la cognition
froide et les affects ne sont pas abordés. Là encore, la cognition animale
ne permet pas d’aller jusqu’au concept de bien-être animal.

L’éthologie appliquée

L’éthologie appliquée s’est développée à partir des années 1970, avec la


création en 1966 de la Société vétérinaire d’éthologie devenue ensuite
International Society for Applied Ethology, et le lancement en 1974
214 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

de la revue Applied Animal Ethology devenue ensuite Applied Animal


Behaviour Science. L’éthologie appliquée s’intéresse au comportement
des animaux qui vivent sous la dépendance de l’Homme, en particulier
aux animaux domestiques. En tant que science appliquée, l’éthologie
appliquée s’est construite à partir de disciplines plus fondamentales mais
avec des contours beaucoup plus flous puisque son objectif premier
est de résoudre des problèmes – sous-entendu avec tous les moyens
disponibles – plutôt que d’élargir le champ de connaissances dans un
domaine précis. Au départ l’éthologie appliquée était principalement
orientée vers l’amélioration de l’élevage des animaux, avec des travaux
sur le comportement sexuel, maternel, social, etc. De plus en plus de
travaux font maintenant référence au bien-être animal : ainsi dans les
quatre premiers volumes de la revue Applied Animal Ethology, le bien-
être figurait dans le titre ou les mots clés de 7 % des articles seulement
alors qu’il l’est maintenant dans près de 40 % d’entre eux (volumes 109
à 112 de Applied Animal Behaviour Science).
En conclusion, les sciences classiques du comportement animal
n’abordent pas la question du bien-être animal. Comment l’éthologie
appliquée, dérivée de ces disciplines peut-elle y répondre ? C’est ce que
nous abordons à présent.

L’étude du bien-être animal :


des questions et des méthodes spécifiques

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le bien-être des animaux est
devenu un thème très majoritaire de l’éthologie appliquée alors qu’il
n’apparaissait pas dans les sciences classiques de comportement animal
(béhaviorisme, éthologie classique, cognition animale). La question du
bien-être animal nécessite de s’intéresser à la façon dont l’animal perçoit
son environnement, puisque c’est cette perception qui est à l’origine de
son bien-être ou au contraire son mal-être. Aussi comme l’a formulé
Dawkins (1980), la science du bien-être animal consiste-elle à « étudier
objectivement la subjectivité de l’animal ».
Le comportement peut être vu simplement comme l’ensemble des
manifestations motrices organisées d’un individu, dans la lignée des
thèses béhavioristes. Il peut aussi se comprendre comme l’expression
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 215

du sens que l’individu donne à son environnement 1. Le comportement


devient alors l’ensemble des manifestations qui découlent de l’in-
terprétation que l’animal fait de son environnement et de son propre
état dans cet environnement. L’éthologie appliquée, et en particulier
l’étude du bien-être animal, s’est vraisemblablement construite à partir
de cette conception du comportement, bien que cela n’ait pas été clai-
rement explicité. Dans cette acception, le comportement comprend
non seulement les réponses comportementales stricto sensu (actions,
gestuelle, expressions faciales) mais aussi les réponses physiologiques
qui y sont associées. Ainsi dans une situation menaçante, les réponses
de fuite, de défense ou d’attaque mais également les réponses phy-
siologiques de stress peuvent-elles être comprises dans l’étude du
comportement (Boissy, Le Neindre 1997). Le stress, qui avait initia-
lement été conçu comme une réponse purement physiologique par
Selye (1936), est d’ailleurs considéré maintenant comme un concept
comportemental, puisque les réponses dépendent de la perception par
l’animal de son environnement (Mason 1971). On est loin des études
classiques de comportement.
Face à la problématique du bien-être animal, la science doit chercher
à répondre aux questions suivantes (Veissier, Forkman 2008) :
1° Quelle est l’étendue de la sensibilité des animaux ?
2° Comment un animal perçoit-il son environnement, c’est-à-dire
quelles sont les situations perçues comme négatives ou à l’inverse posi-
tives, quels sont les éléments qu’un animal apprécie ou non ?
3° Comment peut-on apprécier l’état de bien-être ou au contraire de
mal-être ?
4° Quel est l’impact des conditions dans lesquelles les animaux sont
maintenus par l’Homme et quelles solutions peut-on proposer pour amé-
liorer leur niveau de bien-être ?
Les scientifiques répondent à ces questions par des méthodes emprun-
tées aux différents courants des sciences du comportement animal, voire
à d’autres disciplines.
Ainsi, à la première question, concernant l’étendue de la sensibilité
des animaux, il est possible de répondre à l’aide de la neurobiologie,
en recherchant par exemple l’existence de récepteurs de la douleur
(Sneddon 2002). Cette question peut également être traitée sous l’angle
de la psychologie pour analyser les émotions que peuvent ressentir

1. Voir Jacques Dewitte, « Une autre existence. En relisant La Structure du comportement de


Maurice Merleau-Ponty », infra, p. 127.
216 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

les animaux. Désire et al. (2002) proposent ainsi d’utiliser le cadre théorique
des théories de l’évaluation (selon lesquelles une émotion naît de la
façon dont l’individu évalue son environnement sur la base de critères
tels que la nouveauté, la prévisibilité, la contrôlabilité... de situations
déclenchantes) pour décrypter le ressenti des animaux. À partir de situa-
tions expérimentales où l’évaluation était orientée par l’expérimentateur,
Greiveldinger (2007) a montré que de tels critères étaient utilisés par les
moutons, ce qui suggère qu’ils peuvent ressentir de la peur, de la colère,
de la frustration voire de la honte ou de la fierté.
En réponse à la deuxième question portant sur les goûts et aver-
sions des animaux, une approche éthologiste reposant sur l’observation
des animaux dans un milieu semi-naturel a été utilisée par certains
auteurs pour identifier les éléments clés de ce milieu. Ainsi Stolba et
Wood-Gush (1984) ont décrit les comportements de cochons en semi-
liberté dans un terrain couvert de plusieurs types de végétation, pour
comprendre comment s’organisaient les activités et reproduire ensuite
certains éléments de l’espace (zone couverte versus découverte, objets
pour la fouille...) dans un milieu d’élevage. Cette approche n’est pas
sans rappeler les travaux de Uexküll, le précurseur de l’éthologie, sur
les stimuli pertinents pour telle ou telle espèce animale (Campan 1980).
D’autres auteurs ont utilisé des procédés de conditionnement opérant,
chers aux béhavioristes, pour évaluer l’intensité d’une motivation pour
des objets particuliers : en demandant à des poules de pousser une porte
pour accéder à un nid, il a été ainsi montré que plus l’heure de la ponte
approche, plus une poule est prête à fournir un effort important pour
accéder au nid (Cooper, Appleby 2003).
Afin de répondre à la troisième question et d’être en mesure d’apprécier
le niveau de bien-être ressenti par un animal, les scientifiques se sont ins-
pirés des troubles observés dans des situations jugées a priori très néfastes
(isolement social, instabilité de l’environnement, voire stimuli nocifs) ou
présents chez des patients atteints de troubles nerveux. Différents indica-
teurs ont été développés, qu’il s’agisse d’indicateurs comportementaux
ou d’indicateurs empruntés à la physiologie du stress. Parmi les pre-
miers, citons les réactions de fuite face à un événement menaçant, les
comportements anormaux tels les stéréotypies dans des situations qui
se prolongent, ou encore les modifications de réactivité. À l’image des
personnes anxieuses ou dépressives, les animaux soumis à la répétition
de situations désagréables peuvent développer un « biais cognitif », attri-
buant une valeur négative à toute situation ambiguë (Harding et al. 2004).
Parmi les seconds, citons la fréquence cardiaque et les taux circulants
PEUT-ON OBJECTIVER LA SUBJECTIVITÉ DE L’ANIMAL ? 217

d’hormones de stress. Le fonctionnement de l’axe corticotrope (impliqué


dans le stress) peut être perturbé lors de l’exposition à des événements
stressants répétés, ce que l’on mesure à l’aide de tests pharmacologiques
similaires à ceux utilisés en médecine humaine pour confirmer un dia-
gnostic de dépression (test à la Dexamethasone, à l’ACTH 2 ou au CRF 3)
(Janssens et al. 1994 ; Meunier-Salaün et al. 1987).
La quatrième question nécessite une approche très englobante. Pour
comprendre l’impact de conditions d’élevage et développer des solu-
tions permettant d’améliorer le bien-être des animaux, il est nécessaire
de connaître les besoins des animaux (question 2) afin d’identifier les
éventuels points critiques d’un système d’élevage. Ces points critiques
peuvent ensuite être évalués en comparant des animaux placés dans
une situation exacerbant l’un de ces points à d’autres animaux placés
dans une situation témoin supposée non contraignante, sur la base des
indicateurs de bien-être (question 3). La plupart des études combinent
plusieurs indicateurs : il a ainsi été montré que les veaux étaient sen-
sibles à l’instabilité sociale, des modifications répétées de groupes
sociaux entraînant une agitation et une hyper-sensibilité au test à l’ACTH
(Veissier et al. 2001). Des solutions permettant d’améliorer le bien-être
des animaux pourront être testées de façon similaire. Enfin, s’agissant
d’animaux élevés à des fins économiques, il conviendra de vérifier que
les solutions proposées permettent de concilier bien-être et production.
De telles solutions existent souvent : parquets aménagés pour les dindes,
compléments d’alimentation sous forme de fourrages chez les veaux,
etc. (Mirabito et Michel 2003 ; Veissier et al. 2003).

Conclusion

La question du bien-être animal, issue d’attentes sociétales fortes, a pro-


fondément renouvelé l’étude du comportement animal, au moins pour
les animaux qui dépendent de l’Homme. Elle a apporté de nouveaux
enjeux à l’éthologie appliquée, tout en éloignant celle-ci des sciences du
comportement plus traditionnelles. Comme le remarque Toates (1997),
l’éthologie appliquée ne peut se suffire des concepts et méthodes de l’étho-
logie classique pour répondre aux questions liées au bien-être animal.

2. ACTH : Adreno Cortico Tropic Hormone.


3. CRF : Cortico Releasing Factor.
218 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

En effet, alors que les concepts tels que la souffrance, la frustration,


le plaisir... sont centraux pour traiter du bien-être animal, les sciences
classiques du comportement ont délibérément évité l’emploi de tels
concepts pour expliquer les comportements. Les études de bien-être
animal ont dû se forger leur propre cadre conceptuel et développer une
méthodologie empruntant bien souvent des méthodes issues d’autres
disciplines. Il devient alors difficile de considérer ces études comme
une simple application de disciplines plus théoriques. Aussi le bien-être
animal peut-il apparaître comme une nouvelle science du comportement
(Veissier, Forkman 2008).

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Observer le comportement de l’animal
dans son milieu naturel
10
Des troupeaux dans la broussaille :
un comportement inattendu
qui incite à changer de paradigme scientifique

Michel Meuret

Introduction

Comment penser le comportement animal face aux ressources alimen-


taires dans le cas des troupeaux mis à pâturer sur milieux naturels ?
Lorsqu’on importe les paradigmes conçus en prairies cultivées, on
se retrouve vite découragé : l’herbe se présente sous des formes très
variées et de qualité incertaine et toute une série d’autres végétaux,
lianes, arbustes et arbres, encombrent les pâturages. Le réflexe est alors
de recourir aux engins et produits débroussaillants, afin de remettre au
propre. Faisant cela, on nie les capacités des animaux à développer un
gros appétit lorsqu’ils ont la liberté d’associer des ressources complé-
mentaires. Pour en être conscient, il faut s’intéresser au bétail, à ses
habitudes et stratégies comportementales, ce à quoi l’industrialisation
de l’élevage et ses systèmes de normes n’ont guère incité.
Nous évoquerons d’abord les raisons qui font que des éleveurs sont
conviés à faire pâturer leurs troupeaux sur milieux naturels, situation
qui provoque de fortes incompréhensions au sujet de l’usage des brous-
sailles. Nous décrirons ensuite nos méthodes de recherche et évoquerons
la surprise provoquée par le fait que des animaux d’élevage habitués
aux milieux naturels ne se comportent pas selon les normes de l’alimen-
tation animale. Afin de contourner la difficulté théorique en nutrition
animale suscitée par ce comportement imprévu, nous avons enquêté
224 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

auprès des bergers, praticiens expérimentés dans l’usage d’une diver-


sité de ressources pastorales. Nous ferons état des principaux résultats
acquis auprès d’eux, qui témoignent de la richesse des savoir-faire
empiriques, y compris pour ce qui concerne l’apprentissage des jeunes
animaux confrontés à des ressources nouvelles. Enfin, nous conclurons
par une proposition, celle d’un changement de paradigme en zootechnie
et écologie animale. Privilégiant le point de vue de l’animal, il a pour
ambition de mieux connaître et mieux traiter les troupeaux mis à pâturer
sur milieux naturels. Il a aussi pour implication d’avoir à reconsidérer
les objets et méthodes de recherche habituels.

Faire pâturer des terrains


trop embroussaillés
Des connaissances non stabilisées pour
des politiques publiques urgentes
Des politiques européennes agri-environnementales et environne-
mentales 1 se soucient depuis une vingtaine d’années des espaces
embroussaillés, sorte de « ventre mou » du modèle agricole dominant,
et plus généralement de la pensée agronomique. Fondées en tout ou
partie sur un objectif de préservation de la biodiversité, elles incitent
les éleveurs à faire pâturer leurs troupeaux afin de contribuer à maîtriser
des dynamiques d’embroussaillement jugées néfastes aux paysages et
aux habitats d’espèces sauvages remarquables. Il s’agit de faire pâturer
des « parcours », pelouses naturelles, landes et sous-bois, où l’absence
prolongée des activités agricoles laisse libre cours à l’embroussaillement
et l’afforestation 2. Cela oblige à réinvestir des territoires que les éleveurs
avaient plus ou moins récemment délaissés, en raison de la diminution
du nombre d’actifs mais aussi du fait du repli agricole sur les terres
situées en plaine ou en fond de vallée, là où le modèle d’intensification
pouvait se développer sans encombre.

1. « Agri-environnementales » : les politiques faisant suite à la réforme de la Politique agricole


commune de 1992, qui visent un plus grand respect de l’environnement avec une mise
en place de Mesures Agri-Environnementales ; « Environnementales » : les politiques non
issues du monde agricole et qui, depuis 1992 également, interpellent les pratiques au titre de
la directive Habitats-Faune-Flore pour la conservation de la biodiversité (Natura 2000).
2. Depuis 1970, les surfaces boisées ont gagné en France près de 7.106 hectares.
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 225

Ces politiques publiques prennent à revers un ensemble de para-


digmes et de normes techniques que la modernisation de l’élevage avait
consacrés depuis quarante ans. Le monde agricole a déjà été habitué à
de tels revirements, mais lorsque les consignes viennent d’ailleurs (des
consommateurs, des environnementalistes...), elles doivent être accom-
pagnées de référentiels techniques solides et d’une forte légitimité. Or,
dans le cas présent, les recherches s’accordent à constater la carence des
connaissances, ou du moins leur caractère non stabilisé (Alphandéry,
Billaud, 1996 ; Meuret, Micoud et al. 2006). Lorsque des références sont
produites à la suite d’observations et expérimentations in situ, elles le
sont de façon prudente et parcellisée, du fait de la diversité des situations
et modes d’élevage concernés.
Malgré cette carence des connaissances, les politiques se mettent en
place précipitamment et avec très peu de moyens. On assiste alors à des
emprunts hâtifs, faute de mieux, de normes issues de systèmes agricoles
mieux référencés, ceux fondés sur l’usage de milieux artificialisés : les
prairies cultivées.

Incompréhension au sujet des broussailles


Consensus sur la question des incendies de forêts

Le projet de s’attaquer aux broussailles par le pâturage de troupeaux


domestiques ne date pas d’hier. Dès le début des années 1980, les services
forestiers de l’État contractualisaient avec des éleveurs afin de prévenir
le risque d’incendie de forêt, notamment en région méditerranéenne.
La situation était alors simplifiée par un consensus face à l’urgence de ce
problème de sécurité civile. Des dérogations au Code forestier permettaient
de faire pâturer en forêt, ou plus souvent sur des coupures de combus-
tible, espaces stratégiques préalablement débroussaillés par des machines.
Les éleveurs s’aventuraient sur des terres leur étant devenues inconnues
depuis près d’un siècle, propriété de l’État ou de collectivités locales,
mais où des réseaux de pastoralistes et écologues concevaient des cahiers
des charges à ajuster au cas par cas. Il fut ainsi démontré qu’un pâturage
judicieusement organisé permettait de diminuer par deux ou trois la fré-
quence des interventions à réaliser par les forestiers (Étienne et al. 1990).
Aux yeux des éleveurs non concernés ainsi que des structures nationales
d’appui technique à l’élevage, ces opérations très médiatisées furent géné-
ralement considérées comme ayant une portée marginale.
226 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Le choc des cultures provoqué par l’Agri-environnement

En 1992, il y eut simultanément réforme de la Politique agricole commune,


avec ses Mesures Agri-Environnementales (MAE), et mise en application
de la directive européenne Habitats-Faune-Flore, avec son réseau de sites
Natura 2000. À nouveau, cela met en présence éleveurs et gestionnaires
d’espaces naturels. Toutefois, la situation est très différente. D’une part,
les objectifs alloués au pâturage sont nettement moins explicites que la
réduction des végétaux combustibles en forêt (ex. MAE : « redéployer le
pâturage afin de lutter contre la fermeture des milieux et la banalisation
des paysages résultant de la déprise [agricole] »). D’autre part, le monde
de l’élevage se retrouve concerné quasiment en toutes régions. La diversité
des espaces visés, de leurs états, ainsi que celui des enjeux affichés locale-
ment est telle que l’absence de références techniques est presque totale.
POINT DE VUE DES GESTIONNAIRES D’ESPACES NATURELS. Inspirés par
le paradigme du « Brouteur archaïque », postulant que les actuels ani-
maux d’élevage, trop industrialisés, ont perdu toute compétence à vivre
et à se nourrir dans la nature (Lecomte et al. 1995 ; Lizet 1997), les ges-
tionnaires ont pris l’habitude de contenir l’embroussaillement de leurs
sites à l’aide d’herbivores quasi sauvages, dont l’archétype est le bovin
Highland Cattle, proche des aurochs. Ces travaux de génie écologique
procèdent en de vastes enclos, où les animaux sont maintenus à l’année
avec un strict minimum d’intervention humaine : ni compléments alimen-
taires ni soins vétérinaires. Des limites apparaissent néanmoins assez vite :
1° la plupart des sites sont trop petits pour assurer la migration saisonnière
des animaux en recherche de ressources plus satisfaisantes ; 2° lorsque
le pâturage se déroule en permanence et en toutes saisons dans un unique
enclos, cela aboutit à du surpâturage localisé et à de l’infestation parasi-
taire ; 3° lorsque les sites sont ouverts au public, les visiteurs n’apprécient
guère de voir des animaux très faibles ou parfois mourants, même si on
leur explique qu’il s’agit d’une saine régulation écologique. Engagés
depuis 1992 dans la mise en application des MAE et de Natura 2000, les
gestionnaires d’espaces naturels ont eu à bâtir des partenariats avec des
éleveurs privés. S’intéressant alors aux parcelles agricoles, ils ont pris
conscience de l’origine « anthropique » d’un grand nombre d’habitats
d’espèces remarquables à protéger. À présent, il s’agit donc pour eux
d’y maintenir ou d’y réintroduire le pâturage, encadré par des cahiers
des charges visant à restaurer puis stabiliser des « mosaïques végétales »
composées d’herbes, d’arbustes et d’arbres, structures favorables à un
cortège d’espèces sauvages (Wallies de Vries et al. 1998).
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 227

POINT DE VUE DE L’ÉLEVAGE. La modernisation agricole a conduit à une


perte de savoir presque totale quant aux usages des milieux non cultivés
ou peu artificialisés. Pour la grande majorité des éleveurs et leurs réseaux
d’appui technique, ayant pris comme modèle la vache laitière à l’herbage
dans l’ouest de la France, tout végétal non herbacé est considéré comme
un « indésirable », à éliminer. Cela en raison de l’abondance des réfé-
rences accumulées sur les prairies artificielles à base de graminées, mais
aussi parce que les éleveurs ont été formés pour penser leurs ressources
fourragères sur le temps court, celui des journées et des saisons, ressources
à ajuster à la demande alimentaire de leurs animaux qui se raisonnent
également à cette échelle. Sont donc privilégiés les modèles agronomiques
visant à reproduire à l’identique et annuellement des ressources prévisi-
bles. Ainsi, sur les parcelles agricoles, qui sont également des lieux où les
naturalistes identifient des mosaïques végétales à préserver, les éleveurs
demeurent enclins à manier avec conviction les gyrobroyeurs et épandeurs
de phytocides, afin de « tenir propres » des nappes d’herbe dans un état le
plus homogène possible (fig. 1). Or, les politiques agri-environnementales
et environnementales les convient plutôt à cultiver « du sale », avec le
malaise et les réticences qui en découlent, notamment pour quiconque est
récemment sorti d’une école d’agriculture.

Figure 1. – Couverture d’une plaquette


commerciale de présentation
d’un produit phytocide, dont la marque
a été gommée ici.
228 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

POINT DE VUE DE LA ZOOTECHNIE. Cette discipline traite de l’alimen-


tation du bétail par la méthode dite du « bilan zootechnique ». Il s’agit
d’estimer si la demande alimentaire quotidienne de l’animal, liée à son
gabarit et à son statut physiologique, est satisfaite ou non par l’apport
d’aliments. Les références sont issues des tables de valeurs des aliments,
provenant de mesures faites en conditions expérimentales (Aggeri et
Fixari 1998). Cette approche a fait preuve de pertinence pour nombre
de situations d’élevage, notamment celle de la vache laitière à haut ren-
dement et élevée en bâtiment. Un problème cependant : les tables sont
presque exclusivement consacrées aux fourrages cultivés et ne com-
portent aucune référence aux végétaux de parcours, plus encore s’il
s’agit de broussailles. Dans ce cas, la procédure courante est d’analyser
en laboratoire les végétaux non référencés, puis d’estimer leur valeur
alimentaire à partir de modèles paramétriques de prévision. Procédant
ainsi, on constate que la plupart des feuillages d’arbres et d’arbustes
sont de valeur similaire à celle d’une paille médiocre, puisqu’ils ne
satisfont en théorie qu’à la moitié environ de la demande énergétique
d’un animal en production. Il s’agit donc de couvrir le déficit par des
apports conséquents et quotidiens en foin et aliments concentrés, ce qui
devient excessivement coûteux pour l’éleveur.
Il y a donc incompréhension, et difficulté d’action, autour d’un objet
biologique apparemment bien commun : les broussailles. Pour la majo-
rité des éleveurs, encouragés par l’absence de références, ce sont des
colonisateurs indésirables car de valeur alimentaire médiocre ou trop
incertaine ; pour les environnementalistes, c’est une composante indis-
pensable des milieux naturels et des paysages ruraux, à cultiver au titre
des fonctionnalités écologiques des habitats d’espèces sauvages.

Des chèvres et des moutons


qui se comportent a-normalement

Au début des années 1980, nous avons été confrontés à une étrange
situation. En enquêtant sur le fonctionnement d’élevages caprins utili-
sateurs de parcours embroussaillés dans le sud de la France, nous avons
constaté que des chevriers ne faisaient aucun cas des recommandations
des manuels d’alimentation du bétail. En effet, en guise de complément
du pâturage, ils ne distribuaient qu’un peu de céréales (400 g/jour), du
sel et de l’eau. Leurs chèvres auraient dû dépérir, car elles étaient théo-
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 229

riquement en état de gros déficit énergétique. Or elles se montraient en


excellente santé et produisaient chaque jour en plein été de 2 à 3 litres
de lait de bonne qualité fromagère, ce qui est proche de la moyenne
nationale, tous systèmes d’élevage confondus. Cela laissait supposer que
les références étaient tout à fait inappropriées concernant cette situation
d’élevage. Pour y voir plus clair, il nous fallait mesurer comment et
combien ces animaux consommaient au pâturage.

Réussir à mesurer l’ingestion


sur parcours

Mesurer de façon fiable les quantités et qualités ingérées par un herbi-


vore sur parcours est une question délicate. La plupart des techniques
en usage avec des animaux domestiques concernent l’ingestion en prai-
ries, des milieux ne comportant parfois qu’une seule espèce d’herbe de
qualité connue. Cela permet de recourir à des méthodes d’estimation
indirecte de l’ingéré, comme celle qui consiste à recueillir les matières
fécales et à en déduire les quantités ingérées, la digestibilité du régime
étant relativement stable et aisée à apprécier. De plus, les mesures sont
habituellement réalisées en stations expérimentales et à l’aide d’animaux
voués à ces fins. Or, dans le cas d’élevages caprins sur parcours, il n’est
question ni de supposer connues les qualités respectives des dizaines de
plantes consommées chaque jour, ainsi que la digestibilité qui s’ensuit
du régime, ni même d’équiper les animaux de collecteurs de matières
fécales, technique trop perturbante pour des mesures lorsque les trou-
peaux sont conduits en milieu accidenté et embroussaillé.

La nécessité d’innover
méthodologiquement

En nous y consacrant plusieurs années, nous avons développé une


technique d’observation directe et non invasive du comportement d’in-
gestion, technique dite des prises alimentaires stratifiées (Meuret et al.
1985 ; Agreil, Meuret 2004). Elle consiste à suivre en permanence dans
la journée un individu du troupeau (fig. 2.1) et à enregistrer en continu
par focal sampling la totalité de ses prises alimentaires, décrites selon
des catégories de masse, de structure et de qualité nutritive probable,
grâce à une « grille de codage trans-espèces » (fig. 2.2). La grille permet
230 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Figure 2.1. – Réussir à enregistrer par observation directe toutes les prises alimentaires réalisées
par un animal. Après accoutumance réciproque, l’observateur est capable de suivre un individu du
troupeau durant des journées complètes et successives afin d’enregistrer par observation directe la
totalité de ses prises alimentaires.

à l’observateur de ne recourir qu’à un nombre réduit de codes, malgré la


très grande diversité des espèces et des structures végétales comestibles.
Elle permet d’enregistrer sans aucune rupture d’enregistrement, y compris
lors des phases où la fréquence de prises est supérieure à 100 par minute.
Avec 8 000 à parfois 30 000 prises par jour, cette technique permet la
mesure des cinétiques d’ingestion au cours des repas, dont la variation du
flux d’ingestion (grammes de matières ingérées par minute), que nous uti-
lisons comme indicateur de la motivation alimentaire à court terme (Agreil
et al. 2005). Conçue à l’origine pour les caprins et les ovins, la grille de
codage a été récemment adaptée aux bovins (Agreil, Meuret 2008).
En couplant cette technique à celle du marqueur externe indigestible
Cr2O3, nous avons montré que nos estimations de l’ingestion individuelle
divergeaient entre les techniques de moins de 10 %. Ce résultat est meilleur
que ceux obtenus en prairies de stations expérimentales. La raison découle
de deux options méthodologiques fortes, répondant aux critiques habi-
tuellement formulées en zootechnie et écologie animale à l’encontre de
l’observation directe : 1° réaliser un programme d’accoutumance mutuelle
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 231

Figure 2. 2. – L’observateur utilise une grille de codage des prises (ci-dessus) permettant d’enre-
gistrer en continu l’ingestion réalisée sur des végétaux de nature et d’état très divers. La forme
en « U » symbolise la mâchoire d’une brebis ou d’une chèvre. Les portions de plantes sont
symbolisées par les petites icônes de physionomie : les traits fins sont les tiges chlorophylliennes
des arbustes, les limbes de feuilles de graminées ou les tiges de lianes ; les ovales sont les feuilles
d’arbustes et d’arbres ; les cercles blancs et noirs sont respectivement les fleurs et les fruits.
La longueur des tiges ou des limbes foliaires non étirés est indiquée, lorsque c’est nécessaire,
à gauche des icônes (en centimètres). Les codes mono- et bi-syllabiques dictés en temps réel lors
des observations sont notés à droite des icônes (d’après Agreil et Meuret, 2004).
232 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

entre les animaux observés et leurs observateurs ; 2° affiner la mesure


des masses ingérées lors de chacune des prises alimentaires. Pour ce qui
concerne l’accoutumance, un programme « pédagogique », consistant
en une succession d’étapes préalables sur plusieurs jours, voire plusieurs
semaines dans le cas d’animaux assez farouches au départ, permet à des
observateurs de circuler au sein du troupeau en restant continuellement à
environ 2 mètres de l’individu ou des individus observés. Pour l’estimation
de la masse et de la qualité nutritive des prises, la grille de codage permet
de reconstituer aisément et avec grande précision par simulation manuelle
chacune des catégories de prises prélevées sur les différents végétaux.
UN ACCUEIL MITIGÉ. Notre technique d’observation a recueilli un
vif intérêt de la part d’éleveurs, de bergers ou de techniciens d’élevage,
assez surpris mais plutôt heureux de constater que des chercheurs appré-
ciaient de rester des journées complètes en pleine nature et au milieu
des troupeaux. Mais il en fut autrement de la part de scientifiques, pour
qui l’observation directe, c’est-à-dire le non-recours à des appareils de
mesure automatique, reste synonyme de grande subjectivité dans les
mesures. Nous avons ainsi rencontré des difficultés à publier nos travaux,
des évaluateurs exigeant la validation de nos mesures par des techniques
selon eux plus objectives, telles de fréquentes pesées des animaux en
cours de journée, avec déduction des masses de fèces et d’urines excré-
tées. Nous avons préféré valider nos résultats en concevant un dispositif
original de cages à digestibilité, où des animaux issus des mêmes éle-
vages, maintenus en production et confortablement installés par paires,
sélectionnent leur régime à partir de végétaux fraîchement distribués et
continuellement renouvelés en cours de repas (Meuret 1988).

Une ingestion double par rapport


aux prévisions

Des modèles de prévision des quantités ingérées par les herbivores,


notamment les ruminants, ont été produits en abondance et dans de
nombreux pays. L’objectif est de comprendre le contrôle physique
et métabolique de l’ingestion lorsque les aliments sont disponibles à
volonté et que la durée de consommation l’est également. Les nutri-
tionnistes s’accordent aujourd’hui sur un modèle linéaire de référence
pour le ruminant (fig. 3, trait pointillé épais), qui met en relation la
digestibilité de la matière organique du régime (dMO) avec les quantités
ingérées de matières organiques digestibles (MODI) corrigées du poids
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 233

Figure 3. – Les chèvres et les brebis observées au pâturage ou en cages à digestibilité ingèrent le double,
à digestibilité équivalente du régime, par rapport aux références de la littérature. Les données de la
littérature concernent ici les herbes fraîches distribuées à l’auge et le modèle classique de référence
est celui d’après Morley (1981) et Van Soest (1994). L’ingestion est exprimée en Matière organique
digestible ingérée (MODI) par kilo de poids métabolique de l’animal. Le trait grisé vertical (A) représente
la qualité du fourrage distribué chaque jour à l’identique dans le cas des données de référence. Le cône
grisé représente la diversité qualitative des fourrages consommés chaque jour sur parcours, qu’il n’est
pas pertinent de résumer à une valeur moyenne.

métabolique de l’animal (poids vif – PV – muni du coefficient 0,75). Ce


modèle a été construit à partir de mesures réalisées en stations expéri-
mentales, avec des animaux isolés à l’auge à qui on distribue des herbes
fraîchement récoltées (fig. 3, ronds blancs). Il indique que les animaux
ingèrent de plus grandes quantités lorsque la digestibilité du régime est
meilleure. Avec d’excellents fourrages (80 % dMO), le niveau d’inges-
tion augmente jusqu’à environ 60 g MODI/jour/kg PV0,75.
UN COMPORTEMENT JUGÉ « IMPOSSIBLE ». La surprise fut donc
grande lorsque nous avons produit nos résultats obtenus sur parcours
embroussaillés (fig. 3, triangles et carrés noirs). À digestibilité égale
des régimes, les animaux ingèrent en effet le double par rapport au
modèle de référence. Certains de nos pairs ont tout d’abord jugé ce com-
portement impossible, et cela les confortait dans l’idée selon laquelle
l’observation directe est entachée d’erreurs. Mais lorsque nous avons
confirmé ces données par des mesures en cages à digestibilité (fig. 3,
triangles gris), l’étonnement et la curiosité ont pris le pas.
234 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

La surprise était légitime, car avec des régimes à base de broussailles


ayant une digestibilité moyenne (45 à 65 % dMO), l’ingestion est supé-
rieure à celle du mouton nourri à l’auge, y compris avec de la luzerne
fraîche, qui est pourtant un excellent fourrage cultivé. Cela permet,
par exemple à une chèvre laitière, de couvrir 80 % de sa demande
énergétique, jusqu’à et y compris la moitié de celle liée à la lactation
(Meuret, Giger-Reverdin 1990). Ce comportement a-normal remet en
cause les recommandations des manuels d’alimentation, mais il valide
la pratique des chevriers ne distribuant à l’auge qu’un petit complément
après pâturage.
DE LA FAÇON DE PRÉSENTER LES RÉSULTATS. Des sous-bois, des
landes et des pelouses embroussaillées auraient-ils une meilleure valeur
alimentaire qu’une bonne herbe cultivée ? C’est une idée incongrue
pour quiconque a engagé de gros efforts dans la « rationalisation de
l’alimentation » au pâturage : sélection des espèces fourragères les plus
nutritives, essais au champ, mise en vente du paquet technologique com-
prenant semences certifiées, produits phytosanitaires, normes de mise
en culture et de conduite des animaux.
Mais l’expression canonique des résultats comparés (fig. 3) masque
en réalité des situations et processus fort distincts. Dans le cas des résul-
tats obtenus à l’auge et ayant servi à bâtir le modèle de référence (fig. 3,
ronds blancs), à chaque donnée correspond un régime constitué d’un
aliment unique (une herbe plus ou moins mature) distribué à l’identique
durant plusieurs jours (fig. 3, trait vertical A). Or, sur parcours, les ani-
maux sélectionnent chaque jour parmi une gamme de plusieurs dizaines
ou centaines d’aliments consécutivement disponibles et de digestibilités
différentes (fig. 3, cône grisé). Ils se constituent ainsi des régimes com-
posites, qu’il n’est pas pertinent de résumer, même si c’est de tradition,
par une valeur moyenne de digestibilité.
À l’auge, tout est fait pour restreindre au maximum le comportement
de sélection alimentaire. On cherche à minimiser les « refus » (portions
non consommées), ce qui conduit parfois à hacher finement le fourrage
afin que l’animal ne puisse pas en trier ses portions préférées. Cela
permet d’extrapoler sans trop d’erreur la qualité du fourrage distribué
à celle du régime ingéré. Il suffit donc d’analyser les fourrages frais,
les foins ou les ensilages, pour estimer la valeur de l’ingéré. Il est fait
de même en prairie cultivée, lorsqu’on échantillonne l’herbe en la sec-
tionnant à la même hauteur du sol que l’animal. Cette démarche est
encouragée par un paradigme dominant, celui de la valeur intrinsèque
des aliments : chaque herbe a une valeur individuelle, définie par sa
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 235

variété et son stade de maturité. Au pâturage, et lorsqu’il y a plusieurs


variétés d’herbes, on additionne les valeurs individuelles au prorata de
leurs biomasses respectives sur la parcelle.
Sur parcours, les animaux sont placés dans un tout autre monde. Ils
ont une grande liberté de choisir leurs aliments parmi une gamme très
diverse. Ils en font usage et leur appétit en est visiblement fort stimulé.
QUAND LA NUTRITION ANIMALE DÉCLARE FORFAIT. Face à une telle
diversité d’aliments incluse dans les régimes, la nutrition des ruminants
domestiques est démunie. Seules des situations à deux aliments, voire,
plus rarement, trois ou quatre, ont été étudiées, afin de décrire le phéno-
mène de « substitution alimentaire » (lorsque l’apport d’un second aliment
a pour conséquence de faire diminuer la consommation du premier) et par-
fois de « synergie », lorsqu’il y a recours à un aliment stimulateur vis-à-vis
d’un régime peu apprécié (ex. des pailles). Cela résulte de la difficulté à
intégrer, avec des modèles paramétriques, les mécanismes physiques et
métaboliques qui sous-tendent les voies de régulation de l’ingestion et de
la digestion lorsque le régime comporte de multiples composantes alimen-
taires, qui plus est lorsque leur apport est échelonné dans le temps.
Pour tenter néanmoins de comprendre ce qui motivait à ce point l’ap-
pétit des chèvres et des moutons, nous avons changé radicalement de
perspective scientifique. Inspirés par les travaux menés dans les alpages
(Landais, Deffontaines 1988), nous nous sommes intéressés aux bergers,
à leurs expériences empiriques et règles d’utilisation d’une diversité de
ressources alimentaires pour un troupeau.

L’organisation des repas au pâturage


par des bergers

Nous avons été déconcertés par les premières informations recueillies


auprès des bergers, tant leurs vocabulaire et règles d’action étaient
différents de nos références disciplinaires habituelles. Ils évoquent la
nécessité de bien concevoir le « circuit de garde », qui correspond à un
repas d’une demi-journée, alors que la zootechnie et l’éthologie animale
ont l’habitude de raisonner, soit l’ingestion totale quotidienne, soit la
cinétique d’ingestion en tout début de repas qui reflète le niveau de moti-
vation vis-à-vis de l’aliment. Ils disent « l’intérêt de la nouveauté d’une
plante ou d’un espace mis à pâturer », alors que c’est la néophobie qui
est étudiée. Ils déclarent : « L’important, c’est d’offrir au cours du circuit
236 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

les choses dans un ordre qui stimule l’appétit ! », alors que les effets de
temporalité de l’offre alimentaire en cours de repas et de journée ont été
généralement ignorés par la zootechnie (Mertens 1996).
Les bergers nous invitaient donc à creuser des questions jusqu’alors
assez inédites en écologie et alimentation animales. C’est pourquoi nous
nous sommes engagés dans plusieurs années d’enquêtes et de mesures
auprès d’eux, sur leurs territoires et avec leurs troupeaux. Nous avons
comparé des situations variées, depuis des petits troupeaux de chèvres
laitières jusqu’à de grands troupeaux de brebis. L’entretien direct compré-
hensif a été notre méthode de base (Yin 1994 ; Kauffman 1996), associé
à des observations sur le terrain et en cours d’action avec le troupeau (« à
la garde »). Nous avons enregistré simultanément : 1° la répartition des
faciès de végétations pâturées (cartographiés au 1/3 000e) ; 2° le rythme
spatialisé des activités du troupeau ; 3° la cinétique d’ingestion chez un
animal, selon la méthode décrite ci-dessus ; 4° les interventions du berger
ainsi que leurs raisons explicitées par le berger lui-même sur fond de carte
muette (Meuret 1993 ; Miellet, Meuret 1993).

Règle de base : ajuster le « référentiel


provisoire de palatabilité »

« Elles trient tout le temps ! » ; « Elles cherchent quelque chose qu’il n’y
a plus » ; « Il y a des périodes où elles ne vont pas le toucher, et mainte-
nant elles se jettent dessus ». Les bergers sont généralement très attentifs
et curieux vis-à-vis des choix alimentaires d’un troupeau, certains ayant
été jusqu’à se constituer un herbier. Mais tous considèrent que ce sont
avant tout les lieux de pâturage, plutôt que tel ou tel végétal, qui susci-
tent ou non la motivation alimentaire. Ils doivent donc savoir distinguer
les différents lieux, qui seront plus ou moins appréciés « en fonction
de la gamme des choix possibles à un moment donné », mais aussi en
fonction de ce qui a été consommé auparavant et de ce que les animaux
« espèrent trouver ensuite ». Cette notion d’espoir est l’interprétation
faite par les bergers du comportement de contrariété observé à la suite
d’une recherche de nourriture visiblement non satisfaite. Selon eux, la
contrariété se manifeste par des « attitudes interrogatives » (oreilles dres-
sées, tête droite et yeux écarquillés dans leur direction, bêlements) et de
« bouderie » (consommation de végétaux habituellement délaissés).
Au dire des bergers, les animaux se bâtissent une sorte de « référentiel
provisoire de palatabilité » pour juger en termes comparatifs si une offre
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 237

alimentaire est satisfaisante ou non. Et ils estiment être en mesure de


réussir à moduler ce référentiel, en organisant au fil des journées l’accès
aux différentes zones de pâturage, telle une suite raisonnée de petites
transitions alimentaires. Il s’agit d’éviter au troupeau des expériences
gustatives à ce point positives qu’elles déphasent ensuite son référentiel
de palatabilité par rapport aux disponibilités réelles, ce qui aura pour
conséquence d’augmenter les durées de recherche inutiles : « J’aurai
besoin de plusieurs jours pour leur faire comprendre qu’il n’y a plus de
châtaignes et ça va me faire perdre un maximum de temps ! », nous a
dit un berger en Cévennes.
Selon les bergers, deux situations sont défavorables à un bon niveau
d’ingestion quotidienne : 1° laisser le troupeau se constituer un réfé-
rentiel de palatabilité trop large au regard des disponibilité réelles, ce
qui le conduit à être constamment « frustré » ; 2° à l’inverse, amener le
troupeau à se constituer un référentiel très réduit, et surtout éminemment
prévisible, ce qui conduit à la « lassitude alimentaire » et diminue aussi
fortement l’ingestion. Entre ces extrêmes, les bergers cherchent à ajuster
le référentiel provisoire de palatabilité en agissant à trois niveaux :
A. Rendre prévisibles au troupeau les horaires et le rythme quotidien
d’alimentation. Par exemple, il s’agit d’offrir systématiquement en tout
début de circuit ou, à l’opposé, strictement le soir, les aliments nettement
préférés, cela afin qu’ils ne soient pas recherchés durant tout le reste de
la journée. Le berger crée ainsi des référentiels provisoires différents
selon les moments de la journée.
B. Rendre prévisible la nature des lieux pâturés du jour ou de la demi-
journée. Cela vise à faire prendre assez vite connaissance de la gamme
des possibles sur un espace donné et à limiter ainsi les déplacements
prospectifs trop inutiles.
C. Rationner soigneusement lors de chaque circuit l’accès aux
« meilleurs endroits », afin de renforcer la dépendance et aussi la
confiance du troupeau envers le berger. Cela aboutit à ce que le troupeau
se contente assez vite des ressources proposées, comme s’il savait que
« ça le satisfait généralement ».
238 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Structurer le circuit afin


de stimuler l’appétit
Un exemple de structuration d’un circuit d’une demi-journée par un
berger est présenté figure 4. Le flux d’ingestion y est très dynamique,
avec des pointes à plus de 10 gMS/min, notamment suite à l’utilisation
par le berger d’une nouvelle « zone alimentaire » constituant une phase
du repas (voir numéros en haut de la figure). Dans ce cas également,
lorsque nous avons présenté nos premiers résultats, la réaction de cer-
tains collègues fut plutôt vive : « C’est irréaliste ! » En effet, sur une
belle prairie de graminées feuillues, le flux d’ingestion culmine chez le
petit ruminant autour de 4 à 5 gMS/min, ce qui a été aussitôt interprété
comme un seuil à valeur générale. Mais nous sommes ici ailleurs qu’en
prairie, et sous la houlette d’un berger.

Concevoir un menu
En étroite collaboration avec une dizaine de bergers expérimentés
contribuant à nos enquêtes, nous avons conçu MENU (fig. 5), un modèle
d’organisation dont l’objectif est de raisonner la façon de stimuler l’ap-
pétit au cours d’un circuit vis-à-vis d’un « secteur cible » (au centre du
modèle) comportant des végétations habituellement moins appréciées,
notamment sur des portions d’espace à débroussailler. La conception du
circuit (flèches) procède par la mise à disposition ordonnée d’une série
de zones contrastées (sphères grises) en termes d’intérêt pour le troupeau
(palatabilité et abondance locale des ressources), dont les caractéristi-
ques sont aisément identifiables par un berger, fût-il encore novice.
Les zones de pâturage peuvent jouer six « rôles types » lors d’un cir-
cuit. Au sortir du lieu de repos, deux types de zone sont mobilisés selon
l’appétit initial estimé du troupeau. Si le troupeau manque d’appétit, le
berger peut utiliser une zone de « mise en appétit » (A), avec ressources
bien appétibles mais pas nécessairement abondantes. Au contraire, lorsque
le troupeau manifeste des signes de faim prononcée, il est préférable de le
conduire sur une zone de « modération » (M), où les ressources doivent
être abondantes mais plutôt de palatabilité médiocre. Lorsque le rythme de
consommation est stabilisé, le troupeau est conduit une première fois dans
le secteur cible, sur une zone de « plat principal » (PP) servant de référence
au modèle en termes de palatabilités et d’abondances relatives. L’idéal
pour le berger est que le troupeau y consomme la plus grande part pos-
sible de son repas, sans baisse significative du rythme de consommation.
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 239

Figure 4. – Un exemple de structuration de circuit de pâturage d’une durée de trois heures par un berger
utilisant des sous-bois. Le circuit procède d’un enchaînement raisonné de différentes zones de pâturage
(voir les numéros en haut de figure). Les accélérations du flux d’ingestion en cours de repas, notamment
lors des changements de zone provoqués par le berger, témoignent du renouvellement de l’appétit vis-
à-vis des ressources alimentaires (d’après Meuret, 1993).

Mais il est fréquent que ce rythme diminue rapidement après 40 à


60 minutes, du fait de la lassitude des animaux vis-à-vis de cette zone de
qualité moyenne. Le berger peut alors organiser une « relance » de l’ap-
pétit (r). Deux modalités de relance existent, soit un passage sur une zone
d’excellente palatabilité (en bas à droite), soit un bref passage sur une zone
de palatabilité très médiocre (en bas à gauche) où « il s’agit d’indiquer au
troupeau que la zone de plat n’est pas si mauvaise, par comparaison ».
Une fois la relance réussie, le troupeau peut être ramené dans le sec-
teur cible, sur une zone de « plat secondaire » (PS). Lorsque le berger
juge que son troupeau n’est pas rassasié (rythme d’activité et/ou état de
réplétion des ventres) et que le temps dont il dispose ne lui permet plus
de réaliser une nouvelle séquence relance-plat, il peut utiliser une zone
de « dessert » (D). Ce sont des zones offrant à la fois une forte palatabi-
lité et une forte abondance qui jouent ce rôle, car il s’agit d’obtenir alors
à coup sûr une consommation très dynamique sur une durée limitée. Il
est primordial que le dessert reste imprévisible pour le troupeau, sous
peine d’engendrer des effets d’anticipation néfastes au rythme d’activité
lors des phases de plats.
240 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Lieu de repos
Phases du repas

M - modération
D
A - mise en appétit
M PP - plat principal
Abondance relative

r - relance
PP PS - plat secondaire
D - dessert
PS
A
r
Secteur cible
r

Palatabilité relative

Figure 5. – Le modèle MENU permet à un berger de stimuler l’ingestion sur un « secteur cible » de pâturage
(au centre), qui serait insuffisamment apprécié du troupeau sans une organisation particulière. Le berger
tire ici profit de l’hétérogénéité de l’espace, en concevant ses circuits de gardiennage (correspondant
chacun à une demi-journée ou à un repas) sous la forme d’enchaînements appropriés de l’accès du
troupeau à une série de zones (phases du repas) contrastées en termes de palatabilité et d’abondance
relative des ressources (d’après Meuret, 1993).

Conséquences théoriques et pratiques :


comment définir les aliments ?

MENU nous a permis de proposer une notion théorique, celle de pala-


tabilité circonstancielle des aliments (Meuret 1993, 1997). Remettant
en cause l’approche utilisée dans les tables de valeurs des aliments, elle
n’a pas reçu beaucoup d’écho. Elle a toutefois encouragé des collègues
nutritionnistes à travailler la notion de palatabilité instantanée des ali-
ments (Sauvant et al. 1996). Elle a aussi suscité l’intérêt d’une équipe
nord-américaine traitant des raisons sensorielles et physiologiques de
la diversification des régimes pâturés (Provenza 1996).
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 241

MENU contribue à remettre en question la notion d’« aliment » pour ce


qui a trait au pâturage sur milieux naturels. Traditionnellement, il s’agit
d’un végétal comestible dans un certain état de croissance. Selon cette
acception, les bergers et leurs troupeaux mobilisent plusieurs centaines
d’aliments par jour, car il s’agit de plusieurs dizaines d’espèces végé-
tales, diversement développées et plus ou moins jeunes ou sénescentes,
car situées en sol profond ou plus superficiel, à l’ombre ou au soleil, etc.
De plus, il n’est pas rare d’observer, soit la prise concomitante et réitérée
par l’animal de plusieurs espèces végétales (ex. mélange d’herbes fines),
soit le tri méticuleux de tel ou tel organe, ou fraction d’organe (ex. des
portions de limbes de feuilles ou de tiges chlorophylliennes sans traces
d’oïdium). Au risque de devoir comptabiliser plusieurs milliers d’ali-
ments par jour, en proportions variables dans les régimes au fil des jours
et des saisons, s’imposait la nécessité d’une définition plus fonctionnelle
de la notion d’aliment.
Dans le cas des troupeaux conduits par des bergers, nous avons pro-
posé de considérer comme « aliments fonctionnels » les portions d’espace
enchaînées en cours de circuit. Leur taille est fonction de l’effectif et de
la grégarité du troupeau, puisque plusieurs zones peuvent être identifiées
pour un petit troupeau de chèvres, sur un espace n’en comprenant qu’une
seule pour un grand troupeau de brebis. Ces aliments, successivement
« distribués » par le berger, comprennent souvent plusieurs communautés
végétales, ainsi que leurs lisières, et c’est une analyse de l’ensemble du
territoire du berger qui permet de les identifier. Bien évidemment, aucune
de ces portions d’espace n’a de valeur intrinsèque, qu’il serait possible
de prédire par l’analyse des biomasses et valeurs nutritives des végétaux
qui les composent. C’est en effet en organisant un accès ordonné dans le
temps à ces portions d’espace que le berger construit la valeur alimentaire
résultante de son territoire, par anticipation et création d’interactions ali-
mentaires synergiques en cours de repas.
Cette définition fonctionnelle permet de penser l’action de l’homme
sur la motivation alimentaire du troupeau. Elle permet notamment
d’identifier, à l’échelle de l’ensemble d’un territoire et à une saison
donnée, les portions d’espace susceptibles de jouer les rôles « mise en
Appétit », « relance » et « dessert ». Ce sont les facteurs rares, au sens
économique du terme, car, par définition, les meilleures palatabilités
sont relatives à l’ensemble des disponibilités dont les animaux ont déjà
pris connaissance. Il s’agit donc de soigneusement en limiter l’accès
(« les rationner », dit-on en élevage), afin d’optimiser la valeur des
autres portions d’espaces, des autres aliments.
242 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Apprendre aux jeunes animaux


à manger de tout
Le troupeau d’élevage est un objet biologique construit par l’homme. Les
bergers disent parfois « il a compris », parlant du troupeau comme d’un
être doué d’un comportement propre (Landais, Deffontaines 1988). Ils
savent que le comportement de groupe transcende souvent les compor-
tements individuels, et qu’ils doivent en tenir compte pour moduler leur
propre attitude. La stabilité et la cohérence du troupeau sont renforcées
par des pratiques d’élevage : sa construction passe par l’éducation des
jeunes, mais aussi par la sélection des adultes, conservation ou réforme
d’individus influents, selon leur rôle positif ou négatif vis-à-vis de ce
qui est attendu du groupe.
Nous n’allons pas aborder ici la vaste question des apprentissages
chez l’animal d’élevage, et en quelle mesure ceux-ci influent ensuite
sur ses aptitudes à répondre aux attentes de l’éleveur. Pour ce qui nous
intéresse ici, à savoir comment des troupeaux sont en mesure de s’atta-
quer volontiers aux broussailles, nous nous bornerons à signaler que les
sciences de l’animal domestique ont privilégié soit l’attribut de « rus-
ticité », synonyme de moindre exigence alimentaire, soit le forçage de
la consommation en augmentant le « chargement animal » au pâturage
(nombre d’animaux mis à pâturer par unité d’espace et de temps, généra-
lement décrit en Unités Gros Bétail (UGB)/ha/saison). La rusticité reste
un aspect relativement peu abordé en alimentation animale (Silanikove
1997). C’est toutefois un argument avancé par beaucoup d’éleveurs de
races animales dites « à petit effectif », vis-à-vis desquelles la moder-
nisation et industrialisation de l’élevage a manifesté un total désintérêt
(Audiot 1995). En revanche, la technique de la gestion du pâturage
par le chargement animal s’est généralisée, partant du principe selon
lequel des herbivores placés en situation de concurrence plus exacerbée
vis-à-vis des ressources accepteront de manger de tout, y compris des
broussailles. Agir ainsi, c’est implicitement considérer l’animal comme
un perpétuel naïf, incapable d’apprendre sans contrainte à goûter de
nouveaux aliments (Provenza et al. 2003).
Depuis peu, des travaux de recherche visent à étudier l’impact des
pratiques d’élevage sur les capacités d’apprentissage de l’herbivore
domestique. Ils sont notamment motivés par le risque d’intoxication d’ani-
maux trop naïfs (exemple : des aiguilles de pins dont l’ingestion provoque
des avortements chez des bovins aux États-Unis), mais plus généralement
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 243

par la question de la culture alimentaire chez l’herbivore et les façons de


parfaire à son éducation (Provenza 2004 ; Howell 2005 ; Meuret et al.
2006). L’extrait d’enquête ci-dessous en est une petite contribution.
TÉMOIGNAGE D’UN ÉLEVEUR DE MOUTONS. C. a 40 ans de vie profes-
sionnelle. Il mène à l’année son troupeau d’environ 400 brebis sur parcours
embroussaillés à l’aide de parcs mobiles électrifiés. Il vend ses agneaux à
la coopérative mais aussi à des bouchers locaux. Il ne distribue aucun com-
plément alimentaire, mis à part le sel et l’eau. L’entretien a été conduit en
juin, lors de l’arrivée sur le « quartier d’été » (pâturage plus en altitude).

« Pourquoi je mets mes brebis dans ce parc-ci ? Bon, ce n’est pas aussi simple
qu’on le croit, l’histoire. Tu as remarqué qu’il y a des brebis avec des agneaux.
Ce sont des agneaux qui ont en ce moment entre un mois et demi et deux
mois et demi. Donc, ils savent déjà manger. Ils commencent à ruminer, mais
ils tètent encore, ils ont les deux fonctions : ils digèrent encore du lait, mais
ils savent aussi digérer des végétaux. Alors, ils arrivent ici en sachant déjà
manger de l’herbe, parce qu’ils ont appris avec leur mère à manger de l’herbe
autour du village, d’où on vient de monter. Hier soir, on est arrivé ici, c’est le
quartier d’été. Ils sont donc passés brusquement de 700 mètres à 1 100 mètres,
et ils trouvent ici un milieu tout à fait nouveau.
Ici, qu’est-ce qu’on a ? On a, d’un côté, tout un versant de lande, avec
surtout des genêts, de l’églantier, de l’aubépine, des prunelliers, toutes sortes
de choses un peu grossières. Et sur l’autre versant, il y a surtout des pins,
avec de la belle herbe en dessous. Donc, pourquoi je les mets de ce côté-ci,
plutôt que de l’autre ? Eh bien, c’est pour les..., comment dire ?... pour les
éduquer. On pourrait appeler ce parc, un parc école, si on veut. Voilà. Et alors,
qu’est-ce qu’ils vont faire ici, en arrivant ? Ils voient ces genêts grossiers, eh
bien, ils ne connaissent pas, ils ne savent pas ce que c’est. Et forcément, s’ils
étaient laissés seuls, sans leurs mères, ils ne seraient pas attirés par ce truc
qu’ils ne connaissent pas.
Par contre, en arrivant dans le parc, les mères se sont toutes jetées sur les
genêts. Pourquoi ? Parce que les genêts, en ce moment, elles les adorent. Il ne
faut pas oublier que le genêt, c’est une légumineuse, une très bonne nourriture,
alors qu’on croit que c’est... que ça ne vaut rien, mais en réalité c’est une très
bonne nourriture. Et donc, à partir de la fleur, elles adorent ça. En ce moment,
ici à 1 100 mètres, c’est au stade de la petite gousse bien tendre, et elles se
jettent dessus. Alors, que font les agneaux ? Eh bien, ils imitent leur mère et
ils se jettent dessus aussi. Et ils apprennent à manger du genêt.
Il y a des troupeaux, où les brebis ne mangent pas le genêt. Parce qu’elles
n’ont pas été éduquées jeunes à manger du genêt [...]. Car il faut apprendre
à le manger quand les agneaux sont jeunes, et quand le genêt est le meilleur.
Parce qu’après, tout le versant, ils n’auront que ça, et ça va durcir au fur et
à mesure que les genêts vont passer [arriver à maturité], jusqu'au 15 août.
244 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Au 15 août, ils n’en mangeront plus, parce que les genêts seront trop durs.
Personne ne mangera plus de genêts. Donc, il faut en profiter maintenant, il
faut leur apprendre tout de suite, en arrivant sur le quartier d’été [...].
– D’où ça te vient, cette histoire de “parc école”, tu étais professeur avant ?
– Il y a plusieurs choses. D’abord, en tant que berger, j’ai beaucoup gardé
les brebis dans ma vie. Je commence à avoir un âge respectable, donc j’ai
pas mal d’années derrière moi, de gardiennage et d’observation. En tant que
berger, j’ai travaillé dans toutes sortes d’élevages, j’ai circulé un peu dans
toute la France, et je me suis aperçu que certaines bêtes, qui étaient élevées
dans des conditions d’agriculture intensive, disons, ne savaient pas manger
certaines plantes. En gardant en milieu montagnard, je me suis aperçu que
les brebis et leurs agneaux qui avaient été conduites différemment, c’est-
à-dire en profitant de ce qu’il y a dans la nature, eh bien, s’attaquaient un peu
à tout, et aimaient un peu aussi la variété. Parce que, apparemment, elles se
composent un menu, toute la journée pendant qu’on les garde, on s’aperçoit
qu’elles changent de plantes régulièrement.
Et donc, quand je suis devenu éleveur, et que j’ai choisi cette forme d’éle-
vage, le plein air, c’était en ayant réfléchi à tout ça depuis un certain temps.
Et mon idée de départ, c’était qu’un mouton peut, non seulement survivre,
mais aussi produire, et produire une viande de qualité, avec ce qu’il y a dans
la nature, pourvu qu’on lui donne l’occasion de s’exprimer. Et donc, quand
je suis passé du gardiennage au parc clôturé, j’ai raisonné mes parcs de cette
manière-là. C’est-à-dire que je ne mets pas mes clôtures n’importe où, j’ai
une rotation de clôtures qui est raisonnée d’après ce qu’elles auront à manger,
d’après l’exposition, l’ensoleillement, selon les saisons, et tout ça.
– Et dans ce troupeau, tu as aussi tes jeunes femelles, qui vont être mères
dans les années suivantes ?
– Parmi ces agneaux, qu’est-ce qu’il y a ? Il y a des mâles, qui vont faire
par la suite des agneaux de boucherie, et il y a des femelles. Ces femelles, une
partie d’entre elles, ce sont les futures mères de remplacement du troupeau.
C’est-à-dire qu’elles vont remplacer les vieilles brebis qui seront mises à la
réforme. Et donc, ces agnelles, elles vont à leur tour devenir des mères, et il
faudra aussi qu’elles apprennent à leurs agneaux, involontairement évidem-
ment, mais elles apprendront à leurs agneaux à se débrouiller dans la nature.
Donc, j’ai intérêt à ce que ces agnelles soient très bien éduquées. »
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 245

Changer de paradigme pour rendre


les broussailles plus « désirables »
« On a oublié de demander à la vache
l’herbe qu’elle préfère »

André Voisin (1903-1964), un Normand membre de l’Académie d’agri-


culture de France, a écrit : « Malheureusement, jusqu’ici, on a surtout
étudié les herbages du point de vue de la plante et fort peu du point de
vue de la vache. On a certes analysé les herbes, mesuré la teneur en
protéines ou cellulose, mais on a oublié de demander à la vache l’herbe
qu’elle préfère, c’est-à-dire qu’elle considère comme la plus palatable.
[...] Ce qui est remarquable, c’est que la plante la plus palatable est une
“mauvaise” herbe, ou plutôt “soi-disant mauvaise” herbe, bien courante
dans nos pâtures : le plantain. Mais ce qui est surtout bien troublant,
c’est que l’herbe la moins palatable est une sélection de dactyle S. 143
[...] » (Voisin 1957). En guise d’illustration, il a choisi la photo du
Pr Johnstone-Wallace du Royal Agricultural College of Cirencester,
examinant au pré, mais aussi en costume cravate, « comment un taureau
récolte son herbe ».
Traduit en plusieurs langues (dont Voisin 1959), cet auteur est encore
apprécié en de nombreux pays et notamment aux États-Unis. Mais il est
demeuré quasi inconnu en France jusqu’en 2001, date à laquelle son
ouvrage a été publié sous la forme d’un fac-similé aux Éditions France
Agricole, la référence de la presse professionnelle. La réforme de la
Politique agricole, avec ses dispositifs agri-environnementaux, doit y
être pour quelque chose, mais aussi « les excès de la productivité qui ont
généré les problèmes que l’on connaît », comme le mentionne l’éditeur
sur sa quatrième de couverture.

Pour une éco-zootechnie de l’herbivore mis


à pâturer des milieux non artificialisés

Sur milieux pastoraux non artificialisés, tels les parcours embroussaillés


comportant des ressources diverses et variables, il ne s’agit plus de
chercher à tout maîtriser par une connaissance supposée exhaustive des
facteurs agissant sur l’interaction entre le troupeau et son pâturage. Les
scientifiques qui prétendent procéder ainsi, au titre de l’élaboration de
246 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

modèles prédictifs et paramétriques, sont encore pour longtemps loin


du compte, tant la multiplicité des facteurs et de leurs interactions est
grande, et surtout car l’animal peut transformer par ses apprentissages
d’apparentes contraintes en sources de motivation.
Dans ce cas, un éleveur doit apprendre à agir en conservant une part
d’incertitude. S’il peut prétendre probabiliser la réussite de sa conduite
du troupeau sur la base d’expériences antérieures, c’est avant tout en
se donnant les moyens d’ajuster à l’aide d’une batterie d’indicateurs
adéquats, dont il aura anticipé l’usage afin de ne pas constamment
improviser. Il pilote à distance, plus ou moins grande selon les cas,
après avoir établi, ou rétabli, une relation de confiance réciproque avec
son troupeau (Porcher 2002). Et la confiance apparaît lorsque les com-
portements lui deviennent prévisibles ou, du moins, non étranges.
Pour informer scientifiquement une telle pratique, il s’agit de se
démarquer, à la fois, des paradigmes ayant fondé l’industrialisation des
animaux d’élevage, tout autant que de ceux visant à un ensauvagement
des animaux, au titre d’une nature non perturbée. L’enjeu consiste à
donner les moyens aux éleveurs et aux gestionnaires de milieux natu-
rels de mieux anticiper le comportement des troupeaux, la plasticité de
leurs choix alimentaires, d’être en mesure de repérer et de conforter
leurs lieux et modes de vie préférentiels. La pratique peut se résumer
ainsi, comme le disent certains bergers : « il s’agit d’être habile avec
le troupeau », en procédant par « une suite de tenir et de laisser-faire »
(Landais, Deffontaines 1988).
Quels enseignements tirer de la prise en compte du point de vue de
l’animal vis-à-vis des milieux et de leurs diverses ressources ? Comment
éduquer les troupeaux afin de leur faire acquérir de nouvelles compé-
tences ? Comment tirer parti des aptitudes animales afin d’identifier puis
de chercher à mieux maîtriser des ressources alimentaires jusqu’alors
ignorées ? Ces questions sont actuellement absentes des débats, mais
une fois exposées et informées par des connaissances scientifiques
originales, elles devraient contribuer à faire émerger une approche,
l’éco-zootechnie, ayant pour ambition de mieux connaître, donc mieux
traiter, les troupeaux mis à pâturer des milieux non artificialisés. La
notion d’éco-zootechnie a été proposée par Micoud (1993), sociologue,
afin d’analyser les pratiques de gestion de la faune sauvage, qui procè-
dent par des emprunts aux savoirs traditionnels mais aussi à toute une
collection de disciplines scientifiques.
L’éco-zootechnie devrait trouver sa pertinence en permettant
d’aborder concomitamment trois enjeux :
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 247

A. AIDER À PENSER L’ANIMAL : penser la nature des connaissances à


acquérir en sciences biologiques et écologie animale lorsque les troupeaux
domestiques au pâturage sont vus comme des composantes à part entière
de la biodiversité des milieux concernés. Il s’agit de remettre en question
les conceptions des gestionnaires de milieux naturels, où les troupeaux sont
considérés comme des « outils de gestion » comparables à des engins de
débroussaillage. Il s’agit également de se détourner des conceptions encore
dominantes en élevage, où les troupeaux sont apparentés à une somme de
besoins physiologiques à satisfaire par une somme d’aliments.
B. AIDER À PENSER LE TEMPS LONG DES IMPACTS DU PÂTURAGE SUR
LES MILIEUX : penser la nature des connaissances à acquérir lorsqu’il est
attendu des éleveurs qu’ils interfèrent par le pâturage dans des dynami-
ques végétales pluriannuelles au titre de la préservation des paysages
et de la biodiversité. Réussir à alimenter un troupeau sur milieu non
artificialisé ne peut suffire à étayer les politiques publiques agri-environ-
nementales. Il s’agit donc aussi de mieux comprendre comment, au fil
des années, des successions de choix alimentaires peuvent correspondre
à une meilleure maîtrise de dynamiques de communautés végétales.
C. AIDER À PENSER LA PLACE DES CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES EN
INTERACTION AVEC CELLE DES PRATICIENS : du fait de l’extrême diversité
des milieux et des conditions de pâturage, les enquêtes auprès de praticiens
expérimentés sont fécondes, notamment pour concevoir la nature et portée
des travaux scientifiques. Toutefois, en Europe, les pratiques pastorales
sont tombées en désuétude sous l’assaut de l’industrialisation de l’élevage
et de ses normes. Il devient ainsi impératif de prendre au sérieux les bergers
et leurs savoir-faire techniques. Cela afin de légitimer ces savoirs, et non de
les folkloriser, au titre des enjeux liés à l’usage et au renouvellement des
ressources naturelles issues des territoires ruraux et d’encourager aussi la
transmission des savoirs, y compris à destination des jeunes postulants au
métier de berger, aujourd’hui pour la plupart d’origine urbaine.

Implications en matière d’objets


de recherche et de méthodes

L’approche éco-zootechnique ne se limite pas à adjoindre, pour être ten-


dance, le qualificatif « éco » aux approches disciplinaires classiques. Elle
implique de redimensionner les objets de recherche et de reconsidérer assez
en profondeur les méthodes d’investigation. C’est pourquoi, à la suite de
Hubert et al. (2008), nous suggérons quelques implications majeures :
248 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

OBJETS DE RECHERCHE. L’étude de la capacité d’ingestion selon la


race et le stade physiologique de l’animal serait à remplacer par celle
de la motivation à ingérer selon la culture alimentaire de l’animal et
ses conditions d’alimentation ; la valeur intrinsèque des plantes et les
effets additifs dans les régimes quotidiens devrait céder le pas devant
la palatabilité circonstancielle des plantes et les effets d’interaction au
cours des repas ; la couverture de la demande alimentaire de l’animal
par une offre fourragère simplifiée et optimisée est à remplacer par le
processus de pilotage de l’ingestion par l’organisation temporelle de
l’accès à une diversité de ressources complémentaires.
MÉTHODES. L’éco-zootechnie impose de privilégier les recherches in
situ et à l’échelle des unités de gestion en élevage, conditions auxquelles
les animaux ont été habitués : séquence de journées en parc clôturé ou
circuits quotidiens de berger ; il s’agit aussi de travailler à l’échelle du
troupeau ou du lot d’élevage, en veillant à ne pas modifier dans le trou-
peau la structure et les affinités existantes ; il s’agit de travailler avec
des animaux déjà expérimentés vis-à-vis du milieu pastoral et de la
diversité de ses ressources alimentaires, mis à part bien entendu le cas
où ce sont les pratiques d’apprentissage qui sont objet de recherche ; il
est nécessaire d’investir du temps préalable d’accoutumance réciproque
du troupeau et des observateurs ; enfin, pour ce qui concerne le choix
des animaux pour les suivis individuels, le tirage au sort aléatoire au
sein du groupe, recommandé par les canons de la science, est à proscrire
au profit d’un choix tenant compte du statut social de l’individu et du
probable changement qui va s’opérer suite à la présence permanente
d’un humain : par son attitude, l’individu doit explicitement montrer
qu’il accepte la présence de l’observateur à ses côtés, et le reste du
groupe doit aussi se comporter de façon à montrer qu’il accepte que cet
individu-là fasse l’objet d’une attention rapprochée.

Des broussailles devenues


« désirables »

Il est difficile de passer du statut de « végétal indésirable à éliminer » à


celui d’« aliment de bonne valeur à cultiver ». Plusieurs de nos interlo-
cuteurs, notamment en lycées agricoles, nous ont dit combien cela les
obligeait à opérer une « révolution culturelle ». L’intérêt a toujours été
suscité en premier par nos résultats portant sur les niveaux d’ingestion
des régimes à base de broussailles. Obtenus en conditions habituelles
DES TROUPEAUX DANS LA BROUSSAILLE... 249

chez des éleveurs, avec des animaux de races tout à fait banales, ils
soulevaient une saine curiosité, « si ça ne vaut rien, pourquoi les appré-
cient-elles donc tant ? », puisqu’il était certain que ces chèvres et ces
brebis n’étaient pas, elles, devenues folles.
Nos travaux ont contribué à faire changer peu à peu quelques points
de vue au sujet des milieux embroussaillés, perçus comme des ressources
de qualité pour des herbivores d’élevage. Cela notamment dans le sud-
est de la France, où nous avons été plusieurs à nous attaquer de front à la
question (Institut de l’élevage et al. 2006 ; Meuret, Agreil 2006 ; Gouty,
Gautier 2007 ; Agreil, Greff 2008). Il faut reconnaître que l’intérêt a été
récemment encouragé, non seulement par les effets du changement cli-
matique, avec ses épisodes récurrents de sécheresse où l’herbe cultivée
devient rare ou totalement inappétente (Nouzille-Favre d’Anne 2007),
mais aussi par l’envolée du prix des céréales, qui stimule l’imagination
des éleveurs vis-à-vis de ce qu’il y aurait de meilleur marché à faire
brouter aux alentours.

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11
Quand l’anthropologue
observe et décrit
des journées de chiens

Marion Vicart

Introduction

Depuis longtemps la philosophie nous enseigne combien les hommes


et les animaux sont à la fois proches et différents. Mais cette ambiguïté
semble néanmoins avoir été levée depuis que la séparation disciplinaire
s’est progressivement affirmée : les hommes et les animaux sont diffé-
rents, leur domaine d’étude le devient donc aussi. C’est sur la base de
cette division empirique du travail que les habitudes méthodologiques
et épistémologiques des sciences se sont alors forgées : la connaissance
scientifique de l’animal appartiendrait aux sciences naturelles, celle de
l’homme relèverait des sciences humaines et sociales. Que faire face à
cette séparation disciplinaire, si l’on envisage, comme c’est notre cas,
d’étudier côte à côte l’homme et l’animal – le chien en l’occurrence – au
sein d’une même recherche ? Comment prendre au sérieux les compor-
tements de l’un sans devoir délaisser ceux de l’autre ? Comment éviter
cet interminable mouvement de bascule qui réclame que nous choisis-
sions notre « camp ». N’y aurait-il pas moyen de trouver des conditions
d’équilibre pour étalonner notre propre regard ?
La phénoménographie équitable est une démarche méthodologique
qui, selon nous, répondrait de façon intéressante aux précédentes ques-
tions. Celle-ci offre, en effet, la possibilité d’observer et de décrire
l’homme et l’animal, en tant qu’ils sont chacun des êtres présents en
254 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

situation, nouant des relations avec le monde et avec d’autres entités.


Cette démarche vise ainsi à produire des données plus justes – « équi-
tables » –, dans la mesure où celles-ci ne s’inscrivent pas dans la seule
perspective de l’humain, mais concernent également l’animal et la
connaissance de son comportement.
Les pages qui suivent seront consacrées à l’aspect méthodologique
de la question « Comment penser le comportement animal ? », laquelle,
au fur et à mesure de notre présentation, se reformulera pour devenir :
« Comment observer et décrire le comportement animal quand on est
anthropologue ? » Enfin, notre perspective de réponse tient dans l’utilisa-
tion de la phénoménographie équitable. Il nous a par conséquent semblé
important de commencer cette présentation en exposant, dans une pre-
mière partie, les raisons pour lesquelles nous n’avons pas suivi les voies
traditionnelles empruntées par les sciences naturelles, ni celles prises
par les sciences sociales pour appréhender le comportement animal.
Nous présenterons ainsi l’essentiel de ces raisons sous forme de pistes
ou d’écueils. Ceux-ci nous donneront dès lors l’occasion d’analyser
les différentes manières dont les dispositifs classiques de ces sciences
« saisissent » les animaux et décrivent leurs comportements. Précisons,
dès maintenant, que ces analyses ne prétendent pas à l’exhaustivité.
Dans un second temps, il sera question d’alternative et d’ouverture,
celles que proposent certaines approches socio-anthropologiques qui
abordent la question du rôle actif joué par les êtres non humains, en
particulier les animaux, dans la constitution des activités sociales. Parmi
ces approches alternatives, nous en retiendrons deux, l’anthropologie de
la nature et la sociologie des sciences, dont nous suivrons les développe-
ments théoriques et méthodologiques. À l’occasion de ce cheminement,
nous ferons apparaître les différents déplacements qu’au fur et à mesure
nous avons été tenue d’opérer dans notre champ de curiosité, pour par-
venir à élaborer progressivement une phénoménographie équitable.
C’est sur cette dernière que portera la troisième partie de cette présen-
tation. Celle-ci visera, en effet, à développer les arguments théoriques
et méthodologiques que nous avons mobilisés en faveur d’une approche
phénoménographique. Ce faisant, nous chercherons à spécifier les carac-
téristiques de cette dernière.
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 255

Dispositifs classiques : questions et limites


Les sciences naturelles
En sciences naturelles, et plus particulièrement dans les approches
cognitives de l’éthologie et de la psychologie dont il sera question ici,
l’observation des animaux est devenue un enjeu majeur. Ainsi, les outils
et les concepts de ces approches se seraient forgés autour de la question
« Qu’est-ce que l’animal ? », c’est-à-dire en sa qualité de membre d’une
espèce. L’animal, il est vrai, est souvent interrogé dans ses propriétés
d’être vivant et se voit, dès lors, considéré comme un organisme plus
ou moins performant influencé par divers facteurs. Concernant le chien,
les recherches récentes menées par exemple en psychologie cognitive se
réalisent principalement à partir de situations dites « protocolaires » : cela
signifie que les « sujets » sont placés au sein de situations préalablement
organisées sous forme de séquences contrôlées par des expérimenta-
teurs. Ces derniers observent alors la répétition d’un comportement d’un
chien, lequel est le plus souvent tenu pour anonyme et placé dans une
situation de résolution de problèmes (par exemple obtenir un morceau
de nourriture caché dans un container). Les chercheurs peuvent alors
mesurer la variation du comportement animal soumis à tel ou tel fac-
teur pour ensuite configurer une sorte de modèle stabilisé de schèmes
comportementaux, c’est-à-dire un modèle à portée générale capable de
se répéter au sein de n’importe quel groupe de la même espèce et avec
n’importe quel individu (Serpell 1995).
Une telle « mise en forme » situationnelle nous laisse perplexe à cause
du « découpage » temporel qu’elle entraîne et de ses conséquences.
Qu’observe-t-on des comportements de l’animal lorsque celui-ci est
placé dans une situation qui, d’une certaine manière, se présente comme
un petit fragment d’espace-temps volontairement isolé et reproduit à
l’infini par des expérimentateurs ? Quelle valeur accorder à ces compor-
tements animaux qui semblent, pour ces chercheurs, n’exister de manière
légitime que s’ils sont mis à l’épreuve et viennent dire une seule et
même chose tout au long de la chaîne de tests ? Quelles conséquences
l’évacuation de la notion de vécu de l’animal peut-elle entraîner sur la
nature des connaissances relevées ? Quatre constats s’imposent.
Premier constat : l’animal en sciences naturelles ne serait pas vu comme
une « présence située » mais comme une variable. La mise en forme
artificielle des situations expérimentales en éthologie et en psychologie
256 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

cognitive privilégie en réalité un temps objectif composé de situations


neutres et répétitives au détriment d’un temps « ordinaire », celui du
temps vécu par l’animal dans sa dimension phénoménologique, lequel
est composé de situations diversifiées s’enchaînant dans la progression
« naturelle » de sa journée. Priver ainsi l’animal de son expérience
temporelle revient à le priver, comme l’ont montré à plusieurs reprises
les phénoménologues, d’un sentiment de réalité pourtant essentiel à la
perception du monde. Cela revient à le « sortir » d’un rythme de vie
qui lui permet de donner sens à ce qui l’entoure. Comme l’indique à ce
propos Dominique Lestel, l’expérience de la durée et les significations
qui l’accompagnent sont les conditions de possibilité de l’expression et
du développement d’une conscience, ou du moins d’un sentir et d’un
vécu chez l’animal (Lestel 2007 : 151).
Par ailleurs, la soustraction de l’animal à son « temps ordinaire »
est, pour ce qui est des approches cognitives, fréquemment associée à
sa soustraction spatiale. La situation expérimentale se réalise souvent
dans un endroit neutre : l’animal n’est pas dans son espace familier ou
encore son « territoire » pour parler un langage éthologique. Cet espace
familier, comme l’a par exemple souligné Jacob von Uexküll (Uexküll
[1956] 1965), ne se limite pas à l’environnement physique dans lequel
l’animal évolue, mais constitue une partie intrinsèque de sa propre sub-
jectivité. « L’animal ne vit pas dans un territoire, il est partie de ce
territoire qui est lui-même partie de l’animal » (Lestel, op. cit. : 174).
Or, les expériences des approches cognitives menées sur le chien n’ont
pas lieu, sauf exception, dans un espace familier, ni même avec une
personne « intime » avec laquelle il aurait tissé une certaine proximité,
comme avec son maître 1. Dans ces approches, l’espace et le temps ne
sont donc pas signifiants et partagés entre l’homme et l’animal, ils sont
simplement mesurés. De ce fait, l’insertion de l’animal dans un espace-
temps objectif, celui du cadre neutre des situations expérimentales, ne
permettrait pas de le considérer comme une « présence située ». Cela
entraînerait plusieurs effets sur la production des connaissances à propos
du comportement animal, et notamment sur le plan de ses particularités.
Dans les approches expérimentales, en effet, les comportements singu-
liers d’un sujet sont généralement considérés comme des « à côtés »
marginaux, répertoriés dans la colonne des « échecs ». De même, les

1. Les travaux de Juliane Kaminski ont montré la nécessité d’étudier le chien (Ricco) dans
ses interactions avec les maîtres. Toutefois, il s’agit toujours de placer l’animal face à des
problèmes qui suivent une logique d’intelligibilité humaine tels que l’apprentissage chez le
chien de la linguistique humaine (Kaminski, Call et Fischer 2004 : 1682).
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 257

comportements singuliers font en principe très peu l’objet d’analyse


et figurent rarement dans les conclusions. Ces dernières, au contraire,
reprennent les comportements « intelligents », ceux considérés comme
étant typiques à l’espèce.
Deuxième constat : en sciences naturelles, la présence humaine serait
une donnée à minimiser. Il est possible de relativiser ce premier constat
de la présence animale « désituée » en soulignant le fait que depuis
quelques années, en primatologie, « on ne force plus l’animal à rentrer
dans un dispositif conçu pour la seule commodité de l’observateur. Mais
[c’est] l’observateur [qui] se force lui-même à entrer dans le dispositif
environnemental de l’animal » (Sigaut 1990 : 11). Il est vrai que des
primatologues comme Jane Goodall ou Shirley Strum se sont mises
à suivre de près le quotidien des singes dans leur milieu naturel et à
décrire en détails, individu par individu, l’enchaînement des activités
au sein d’un groupe de congénères. Un tel bouleversement des disposi-
tifs méthodologiques pour saisir les animaux entraîne une modification
complète des connaissances les concernant : chaque singe se voit à pré-
sent doté d’un nom, tandis que sa description laisse progressivement
apparaître son tempérament et ses particularités.
Cependant, une difficulté survient lorsque l’on étudie de plus près les
principes méthodologiques de ces approches : ceux-ci sont sous-tendus
par l’idée que la présence humaine (celle du primatologue) doit rester
le plus possible « effacée », c’est-à-dire que l’observateur humain doit
s’efforcer d’intervenir le moins possible sur les activités et les compor-
tements simiesques, lesquels doivent rester le plus « naturels » possibles.
Autrement dit, pour parler des « singes entre eux », l’observateur humain
doit le plus souvent se faire oublier par « habituation » de ses sujets, ou
du moins minimiser les interférences liées à son humanité. C’est ce qui
de notre côté devient gênant : comment se tenir à un tel principe si notre
projet s’inscrit dans une démarche socio-anthropologique et si l’on s’in-
téresse, de fait, non seulement au chien mais aussi à l’humain ? Quand
bien même nous déciderions de suivre les chiens selon les dispositifs
postulés par la primatologie, comment minimiser la présence de l’hu-
main alors que le chien s’est justement constitué sa « niche écologique »
au sein même d’un environnement humain et déploie son comportement
dans une coprésence avec l’homme ? Le chien est un animal domestique
et, dans « domestique », il y a « d’homme »...
Troisième constat : il y aurait une asymétrie persistante entre l’homme
et l’animal dans la recherche. Il s’agit d’un aspect qui nous paraît encore
peu exploré en sciences naturelles. Il se trouve que, la plupart du temps,
258 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

l’homme et l’animal ne sont pas tenus côte à côte dans l’étude, et l’émission
de connaissances à leur sujet fait rarement l’objet de comparaisons
appropriées. La présence de l’être humain, lorsqu’elle n’est pas tota-
lement effacée par ce principe d’habituation, apparaît le plus souvent
dans la recherche comme un paramètre listé parmi d’autres, qui vient
influencer plus ou moins le comportement animal, et dont on mesure
alors les effets. Ce qui signifie que l’on ne cherche pas vraiment à tirer
des connaissances sur l’homme, que l’on ne se questionne pas sur lui,
lorsqu’on étudie l’effet de sa présence sur l’animal.
Quatrième constat : le chien ne serait pas assez « bête ». Notre der-
nier constat porte essentiellement sur le chien. Celui-ci serait, il est
vrai, perçu comme le mauvais élève de ces disciplines, dans la mesure
où les chercheurs le considèrent souvent comme un « loup déguisé ».
C’est un peu comme si le chien n’était pas assez « bête » (au sens de
« pas assez pur ») pour être étudié en sciences de la nature, et que fina-
lement il répondait moins bien que le loup à la question : « Qu’est-ce
que le chien ? », ses comportements étant au bout du compte perçus
comme « décanisés », en « demi-teinte » par rapport à ceux du loup.
Les chercheurs accorderaient alors moins d’importance au fait que grâce
à sa forte et longue proximité avec l’humain, le chien est aujourd’hui
capable, contrairement aux loups et aux singes, de lire les compor-
tements de l’homme comme certains gestes de désignation et de
percevoir des nuances dans son regard (Hare, Tomasello et Williamson
2002 : 1634-1636). En revanche, ils insisteraient plus sur l’idée que
cette proximité avec l’homme lui aurait fait perdre certaines carac-
téristiques (la densité de son cerveau, la performance de ses sens, la
fréquence de ses interactions avec les congénères, etc.) (Clutton-Brock
1995 : 7-20). Les particularités comportementales acquises par le chien
lors de son évolution au sein du monde humain font toutefois l’objet
de quelques études qui les abordent dorénavant sous un jour positif.
Cela étant dit, pour la plupart des chercheurs, ces particularités restent
conçues comme des anomalies relevant de la pathologie (notamment
dans les approches vétérinaires).
D’une manière générale, nous ne pouvons pas nier le travail empi-
rique effectué en sciences naturelles sur les animaux, et en particulier
sur le chien. Mais l’absence de l’humain ou, du moins, cette attitude qui
consiste à en minimiser la présence pour n’en faire qu’un simple facteur,
ainsi que le manque de suivi des journées de chiens, deviennent, selon
nous, de sérieux écueils que l’on ne peut plus occulter.
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 259

Les sciences de l’homme


Souvenons-nous de cet épisode évoqué par Emmanuel Lévinas dans
Difficile liberté (Lévinas 1963 : 199-202). Nous détournerons volontai-
rement l’interprétation de celui-ci pour servir notre entrée en matière
concernant la présence des animaux en sciences de l’homme. Emmanuel
Lévinas raconte en effet que, pendant la guerre, seul le chien surnommé
Bobby présent dans le camp de prisonniers fut capable de reconnaître ces
captifs dans leur humanité : « Pour lui, écrit Lévinas, – c’était incontes-
table – nous fûmes des hommes. » Le chien possèderait ainsi la capacité
de regarder ces « Autres », les hommes, comme des hommes 2. Les
anthropologues ont fondé leur savoir sur l’observation de l’« Autre »,
l’indigène, le « primitif », l’homme. Ainsi, nos premiers pas dans la
recherche nous ont appris ceci : si le chien possède cette aptitude fonda-
mentale à regarder les hommes, il semble que l’anthropologue, malgré ses
capacités à voir chez certains hommes des « Autres », regarde difficile-
ment hors de l’humanité. L’anthropologue ne regarde pas les chiens...
Dire que le chercheur en sciences sociales ne regarde pas les animaux
ne signifie pas que ces sciences aient tourné le dos à ces derniers. Elles
se sont en fait plus intéressées aux rapports hommes-animaux qu’aux
animaux eux-mêmes. Comme nous allons le voir, la question de l’obser-
vation du comportement des animaux n’a, en réalité, jamais vraiment été
posée dans le domaine des sciences sociales, lequel est encore largement
pensé comme le domaine réservé à la description des humains. L’animal
n’est donc pas absent des sciences de l’homme mais, d’une manière
générale, les dispositifs méthodologiques classiques pour l’appréhender
le font apparaître sous plusieurs figures – nous en présenterons cinq –
qui ne lui laissent pas vraiment la possibilité d’être pris au sérieux sur
le plan empirique. Parmi ces figures classiques, il y a celles de :
– l’animal bon à manger : pour le cas du chien, il s’agit par exemple de
discussion autour du thème de la cynophagie ;
– l’animal comme technique : l’anthropologue étudie, dans ce cas, les
différentes utilisations fonctionnelles de l’animal qu’il confronte au
système domesticatoire ;
– l’animal bon à penser : l’animal devient une sorte de support de
représentations humaines. Une attention particulière est ici apportée au

2. Les travaux de l’éthologie montrent précisément que la communication du chien avec


l’homme ne s’établit pas sur les mêmes critères que celle entre chiens. Le chien fait donc
bien la différence entre un homme et un congénère.
260 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

discours des humains à propos d’une catégorie d’animaux ou d’une


espèce. L’animal devient celui qui permet d’accéder à la compréhension
de l’esprit humain et ce qu’il symbolise pour les hommes peut alors
venir témoigner des spécificités socioculturelles d’un groupe ;
– l’animal comme variable pour catégoriser les hommes : il s’agit
plus précisément du versant sociologique de la recherche. C’est moins
l’animal en lui-même qui intéresserait le sociologue que le fait d’en
posséder un. Le chercheur croise alors la variable « posséder un animal »
avec d’autres paramètres humains comme la catégorie socioprofession-
nelle, la possession d’enfants, le capital culturel, pour ensuite dresser
une typologie d’humains ;
– l’animal comme facteur agissant sur l’homme : ce cas de figure se
situe plutôt dans le domaine de la psychologie. Ces études mesurent par
exemple les effets – le plus souvent positifs – des animaux de compagnie
sur l’homme sur les plans biologique, psychologique et social.
C’est ainsi que les méthodes classiques en sciences sociales vont
agir comme des dispositifs qui conditionnent la saisie des animaux dans
la recherche selon ces différentes figures, sans toutefois leur laisser
l’opportunité d’être observés concrètement dans leur manière de se com-
porter. Par ailleurs, nous constatons, en particulier pour le chien, que ces
dispositifs méthodologiques ne lui laissent pas la possibilité d’acquérir
un statut interactionnel au sein de sa relation avec l’homme, ni même
la simple possibilité d’être perçu comme un être vivant, mobile et actif.
Ces méthodes ont en effet été pensées pour saisir les différents types
de liens fonctionnels qui unissent les hommes à l’environnement et aux
animaux, et non pour considérer la présence humaine dans sa manière
d’être en interaction avec cette autre présence animale. C’est pourquoi,
en règle générale, ces méthodes reposent sur des analyses de discours,
des entretiens, des questionnaires ; parfois aussi sur des observations,
mais celles-ci restent principalement tournées vers les êtres humains
équipés d’animaux.
Par ailleurs, ces approches socio-anthropologiques conduisent fré-
quemment le chercheur à adopter une attitude que nous qualifions de
« 3 D ». Les « 3 D » correspondent en fait à trois types de regard ou de
visée, adoptés par le chercheur, et qui, selon nous, viennent compliquer
l’observation des comportements animaux en sciences sociales.
Le premier « D » correspond à la posture de Dénonciation qui revient
par exemple à accuser certaines utilisations et traitements parfois
excentriques exercés sur l’animal par l’homme. Dans cette perspective,
l’homme apparaît tantôt comme un calculateur égocentrique qui agit
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 261

selon des logiques rationnelles de rentabilité avec ses animaux, c’est-à-


dire en passant par des actes mentaux consistants et stratégiques. Tantôt
comme un individu en mal de maternage agissant avec un cœur en trop
plein, tricotant des pulls pour son cocker. L’animal reste ici celui sur
lequel on agit, le produit qui se fabrique et qui reçoit le traitement, mais
rarement celui qui « donne » ou qui agit. Dans tous les cas il est conçu
comme une victime muette donc inaccessible.
Le deuxième « D » désigne la Désingularisation qui consiste à col-
lectiviser par a priori et de manière abusive les pratiques des humains
à l’égard des animaux sous la forme de modèles fondamentaux de
conduites. Cette opération, qui tend à privilégier les actions collectives
en milieu public tournées vers l’animal, entraîne généralement dans les
descriptions une perte des dimensions personnelles et intimes qui sont
par ailleurs fondamentales à la relation homme-animal.
Enfin, le troisième « D » correspond à la posture du Dévoilement
consistant à mettre au jour les différents motifs inconscients qui sous-
tendent les pratiques de l’humain à l’égard de l’animal. Dans ce cas, le
sociologue passe pour celui qui est le seul capable de dévoiler le sens
caché dans les rapports de l’homme à l’animal, alors que les acteurs eux-
mêmes sont dans l’ignorance partielle ou totale, leurs pratiques exercées
sur l’animal étant dans cette perspective largement déterminées par des
forces supérieures (symboliques ou affectives) qui les pousseraient à
agir selon les mêmes règles. L’animal reste dans ce cas un prétexte silen-
cieux parmi tant d’autres pour comprendre la configuration des pratiques
et de l’esprit humain. Cette position donne l’image d’un chercheur qui
entre et sort de l’enquête en critiquant la mauvaise foi des acteurs tandis
que, lui, tient la vérité sur la réalité qu’il dénonce et moralise.
Avec ce type de visée en « 3 D », nous comprenons pourquoi les
méthodes d’observation classiques en sciences sociales n’ont pas profité
aux animaux et pourquoi les chercheurs ne les observent quasi jamais
dans leur comportement. Appliquer ces méthodes au cas de l’animal
n’aurait en fait pas vraiment de sens, puisqu’elles reposent sur une
architecture adaptée à l’étude de l’homme et non à celle des êtres non
humains : une recherche de sens caché des pratiques, une attention portée
au discours, une analyse des usages et des formes de représentations
humaines à l’égard des animaux, etc. C’est pourquoi, l’aménagement
de ces dispositifs ne permet pas de faire entrer les animaux en sciences
sociales sans que ces derniers ne soient aussitôt confinés dans ce type
de figures où ils apparaissent comme les produits du social, porteurs de
culture et de représentations humaines.
262 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

En somme, l’idée d’un suivi quotidien des êtres humains existe bien
en sciences sociales mais, d’une manière générale, il y aurait comme une
sorte de vide empirique autour de l’animal : ses comportements ne font
ni l’objet d’observation ni l’objet de description. Les anthropologues
sont, en fait, très clairs là-dessus : « En tant qu’anthropologue, écrit par
exemple Jean-Pierre Digard, les animaux ne me concernent que dans
la mesure où l’homme, mon objet, s’intéresse à eux et où, en retour, ils
m’apparaissent comme des révélateurs de l’homme » (Digard 2003). Les
animaux nous enseignent sur les hommes, certes, mais nous ne cher-
chons pas à en apprendre sur eux, sur ce qu’ils sont en tant qu’animaux
dotés de spécificités. En fin de compte, ils n’apparaîtraient jamais en
tant que présences dotées d’un pouvoir d’action.
Être présent c’est, par définition, « être là, exister ici et maintenant ».
Le verbe « être » dans le dictionnaire indique, en effet, ce qui sert à
relier le sujet à une réalité et à une temporalité. Nous allons voir que
cette idée va devenir pour nous essentielle. Aussi, dans les propos qui
suivent, la notion de présence désignera le fait d’« être là dans le cours
de l’action ». Nous reviendrons sur cette définition pour mieux la déve-
lopper en dernière partie.

Nouvelles entrées des animaux


en sciences sociales ?

Pour soutenir notre idée de faire entrer le chien en sciences sociales et


lui donner la possibilité de se tenir aux côtés de l’être humain dans les
descriptions et les analyses en respectant la spécificité de sa présence,
nous avons tenté de trouver des pistes capables de nous escorter dans
ce projet. Parmi elles, nous nous intéresserons en premier lieu aux ana-
lyses de Philippe Descola associées à l’anthropologie de la nature. Puis,
dans un second temps, nous discuterons des travaux de Bruno Latour
en sociologie des sciences. Ces analyses vont ainsi nous aider à penser,
chacune à sa façon, le thème des « relations hybrides ». En cela, elles
concourent à une nouvelle prise en compte des êtres non humains, en
particulier des animaux, en sciences sociales.
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 263

« La communauté des existants »


et l’anthropologie de la nature
Dans son ouvrage Par-delà nature et culture, Philippe Descola (Descola
2005) analyse la notion de « communauté des existants » qui tient son
origine d’un constat élucidé en Amazonie : selon lui, pour comprendre
les Achuar et leur rapport à l’environnement, on ne peut recourir à nos
explications courantes en anthropologie, qualifiées de « naturalistes ».
Philippe Descola en vient, sur ce fait, à contester l’héritage anthro-
pologique qui consiste à voir la nature comme un bloc de réalités et de
déterminations objectives isolé du bloc de la culture. Racontant l’histo-
rique de ce « grand partage », il montre que la nature est devenue peu
à peu silencieuse et impénétrable, en quelque sorte, vidée de toute vie.
Or, ce dualisme n’a rien d’universel, il n’est qu’une manière particu-
lière parmi d’autres possibles de classer les « existants », humains et
non humains. Ainsi, en dégageant ces nouvelles manières de percevoir
et de saisir le monde qui tendent à effriter le paradigme nature-culture
de nos sociétés occidentales, Philippe Descola exprime son intention
de le dépasser en présentant une nouvelle approche de l’universalité.
Pour cela, il ne se contente pas d’insister sur l’arbitraire des visions du
monde ; il va plus loin et annonce clairement le projet de définir « une
anthropologie renouvelée dont l’objet ne serait plus les institutions et les
pratiques classées selon leur degré d’autonomie vis-à-vis de la nature,
mais les formes et les propriétés des différents systèmes possibles de
rapport à l’environnement humain et non humain » (Descola 2001).
Le travail de Philippe Descola nous est apparu important dans le
cheminement de notre propos pour la raison essentielle qu’il aide à
penser l’ouverture de l’anthropologie aux non-humains, en particulier
les animaux, d’une part, grâce à sa façon d’examiner la pluralité des
visions du monde vivant, d’autre part, grâce à sa démarche désignée
d’« écologique » permettant de réintroduire du « réalisme » au sein
d’une approche structuraliste qui, traditionnellement, tendrait à l’effacer.
Parce que certains peuples s’adressent aux animaux avec le même voca-
bulaire que celui qui décrit les relations sociales, il n’y a en effet, d’après
Philippe Descola, aucune raison pour que, dans le domaine scientifique,
nous continuions de penser qu’il existe un fossé entre les hommes et les
animaux. Plutôt qu’une dichotomie réductrice qui continue d’influencer
notre manière de définir le social en opposition à la nature, il vaut
donc mieux considérer une relation dialectique entre nature et culture.
264 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Cela deviendra le projet théorique de l’anthropologie de la nature :


passer du social – en tant qu’exclusivité humaine – à la communauté
des existants qui inclut les non-humains.
Il s’ensuit qu’une telle approche doit refuser de traiter les animaux
comme de simples accessoires pittoresques qui décorent la scène
monopolisée par les hommes. L’homme n’est pas un solitaire, il tisse
constamment des liens avec les non humains qui le font s’insérer dans le
monde qu’il habite avec eux. Ces liens, tissés par exemple avec les ani-
maux, ne dépendent pas seulement de l’homme. Et c’est ici que Philippe
Descola fait intervenir les non-humains de façon intéressante pour notre
propos. En effet, selon lui, la manière dont l’homme élabore son expé-
rience du monde est liée aux modes d’identification 3 des non-humains.
Ainsi, les animaux ne sont pas simplement compris comme un entou-
rage de l’homme, ils tiennent une place « active » dans cette opération
d’identification. Pour lui, les animaux comme la plupart des non-humains
possèdent des propriétés contrastées (des formes, des matières, des
comportements typiques, des fonctions, etc.) qui offrent des prises aux
hommes pour nouer des rapports de différence et d’analogie avec eux,
rapports dont les configurations varient. Il y aurait, de cette façon, une
sorte de « coconstruction » de la perception des animaux par l’homme,
où ceux-ci influenceraient celui-là, grâce à leurs diverses propriétés. C’est
pourquoi, dans la pensée écologique de Philippe Descola, les animaux
doivent être inclus dans l’objet de l’anthropologie, car leurs propriétés
et certains de leurs comportements typiques deviennent porteurs, au sens
« actif » du terme, de valeurs et de significations pour les hommes.
Cependant, en même temps que le projet initial de Philippe Descola
trace une voie nouvelle pour faire entrer les animaux en sciences sociales
en semblant vouloir leur accorder une place active dans la recherche,
une ombre au tableau se dessine progressivement. En effet, dire que les
animaux ont des propriétés qui deviennent des prises sur lesquelles les
hommes appuient leur identification n’engage pas à les tenir côte à côte
dans la recherche. Cela permet de montrer que les hommes n’accrochent
pas n’importe quelle identité sur n’importe quels animaux, mais qu’au
contraire ils prennent bien en compte leurs propriétés. C’est l’idée que
les animaux et la nature offrent alors un support, un guide aux membres

3. L’opération d’identification consiste à établir des différences et des ressemblances entre


les différents existants, humains et non humains, sur le plan de leurs apparences, leurs
propriétés, leurs formes et leurs comportements typiques. Cette opération s’appuie sur l’ex-
périence de soi de l’être humain.
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 265

d’une culture qui leur permet de conceptualiser leur rapport au monde


et d’orienter leurs pratiques à l’égard de celui-ci. Cet argument permet
en fait à Philippe Descola d’insister plus ou moins implicitement sur
l’idée que la « pensée sauvage » comporte elle aussi une part de ratio-
nalité. Certes, les animaux jouent bien à première vue un rôle dans cette
identification, celui de « patère » pourvue de valeur et de signification
sur laquelle les hommes accrochent leurs perceptions et leurs représen-
tations, mais ils restent assimilés à un « environnement » dont l’action
reste simplement conçue comme « effet ».
Que nous apprend au juste Philippe Descola sur les animaux, sur ce
qu’ils font et comment ils le font ? Qu’une fois rentrés chez eux, par
exemple, ils se déshabillent de leur enveloppe animale pour reprendre
une forme humaine que l’humain, lui, ne voit jamais que pendant son
sommeil. Ou encore, que les caribous de Sibérie « apparaissent en rêve
aux hommes comme de belles jeunes femmes, filles du maître des cer-
vidés, à qui on fait l’amour » (Descola 2005 : 503). En clair, rien de
très « concret » si l’on se place dans la perspective de l’animal, car la
connaissance portée sur lui et sur son comportement « réel », n’est pas
vraiment l’objet de l’attention de Philippe Descola. Celui-ci étudie la
manière dont les hommes saisissent les animaux mais ne voit pas, par
exemple, comment les animaux réagissent et agissent face à ces modes
de saisie. Il n’observe pas la manière d’être effective de telle ou telle bête
pour apprendre des choses sur elle. Il écoute les hommes lui parler de
leurs rêves et de leurs mythes à propos de leurs relations avec certaines
d’entre elles, ou les regarde les chasser, les élever ou les sacrifier.
La vision de Philippe Descola cherche donc plus à se saisir du point
de vue des hommes, en se souciant de rendre compte de sa pluralité,
qu’à symétriser son regard en prenant autant appui sur le point de vue
des animaux. Lorsque ces derniers font l’objet d’une description, c’est
toujours à travers l’interprétation que l’être humain en donne par le biais
de son témoignage, de son récit, etc. Ce passage par le discours pour
accéder aux données symboliques vient donc limiter la voie d’accès aux
animaux dans la recherche.

Les « collectifs hybrides » et la sociologie des sciences

Les analyses de Philippe Descola, comme nous venons de le voir, nous


invitent à prendre au sérieux les animaux en anthropologie. Cependant,
on constate aussi qu’elles maintiennent un caractère asymétrique au
266 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

cœur même du projet puisque, d’une certaine façon, elles continuent


de placer l’action de l’humain au-dessus de celle des non-humains. Les
propositions théoriques de Bruno Latour (Latour 1999) semblent au
contraire encourager la symétrie entre les êtres humains et non humains.
Son projet est effectivement de trouver les moyens de rassembler un
collectif hybride sur la base de nouveaux critères et de nouvelles « atta-
ches », en vue de recréer un monde commun entre les différents êtres.
Quel est le point de départ de l’œuvre de Bruno Latour ? Elle part en fait
d’un questionnement : « Comment se fait-il que la sociologie soit restée,
si l’on ose dire, “sans objet” ? » (Latour 2006 : 105). Selon lui, en effet,
les êtres non humains – les objets – de la sociologie classique ne cessent
de vivre aux marges du social, c’est-à-dire « qu’ils ne disposent d’aucune
ouverture, d’aucun accès, d’aucun point d’entrée qui leur permettrait de
venir se fondre dans l’étoffe dont le reste des liens sociaux est tissé »
(ibid. : 106). Or, comme l’a montré Bruno Latour à la suite de l’enquête
ethnographique qu’il a menée dans un laboratoire (Latour, Woolgar 1988),
nous ne pouvons plus écarter les entités non humaines de la production
des activités scientifiques et, plus largement, de la production de l’en-
semble des activités sociales humaines. Ces entités doivent, au contraire,
être considérées comme des « actants » jouant un rôle important dans
l’organisation de l’action et des relations sociales. C’est pourquoi, à ses
yeux, nous devons réapprendre à faire de la sociologie en aménageant une
entrée propice pour accueillir les non-humains. Toutefois, cette entrée ne
peut plus continuer à réduire l’existence de ces derniers à l’état « d’infras-
tructure matérielle » qui déterminerait les rapports sociaux, ni à l’état de
« miroir » qui se contenterait de refléter les distinctions sociales, ni même
à celui d’arrière-plan de la scène sur laquelle les acteurs humains occu-
pent les principaux rôles sociaux. Le problème posé par ce type d’entrée
est, selon Bruno Latour, qu’elle perpétue une définition asymétrique des
objets séparant les actions humaines de celles des non-humains. De ce fait,
elle ne peut suffire à rendre compte des nombreux enchevêtrements entre
les humains et les autres entités.
C’est donc à partir de ce postulat que Bruno Latour établit un prin-
cipe de symétrie : « Être symétrique, écrit-il, signifie simplement ne pas
imposer a priori une fausse asymétrie entre l’action humaine intention-
nelle et un monde matériel fait de relations causales » (Latour 2006 : 109).
En refus d’un tel décalage méthodologique pour appréhender l’action des
hommes et celle des non-humains, il va, de ce fait, s’attacher à repenser la
médiation, « l’inter », c’est-à-dire « l’entre-deux » qui relie les hommes
aux non-humains sous l’aspect d’une coconstruction de l’activité.
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 267

Pour éclairer la démarche symétrique de Bruno Latour, nous choisis-


sons de présenter, au hasard de ses ouvrages, un exemple bien précis :
celui de l’homme et de la cigarette (Latour 2000). Celui-ci montre en
effet que pour la sociologie classique, la proposition constructiviste
« l’homme fume la cigarette » évoque la maîtrise et l’autonomie de
l’individu par rapport aux « artefacts », tandis que la proposition réaliste
« la cigarette fume l’homme » suggère que le sujet est ici déterminé par
la société et ses objets. Bruno Latour souhaite alors s’émanciper de ces
deux versions classiques en sociologie pour en proposer une nouvelle
qui, cette fois, distribue les actions entre les différents êtres : « La ciga-
rette fait fumer l’homme. » Le « faire faire » est un type d’attachement
qui, selon l’auteur, permet de donner une place symétrique à l’objet,
qu’il nomme à ce propos « faitiche ». Dans cette perspective, « fumer »
ne signifie pas que l’homme ait une « action sur » la cigarette. Pour
Bruno Latour, cela n’a pas de sens, étant donné que « dans chacune
de nos activités, ce que nous fabriquons nous dépasse » (Latour 1996 :
40). Mais, en revanche, « fumer » devient une « solution de continuité »
entre le travail humain et l’indépendance de l’objet : cela signifie que la
cigarette et l’homme sont attachés par « des liens qui font exister, liens
vidés de tout idéal de détermination, de toute théologie de la création
ex nihilo » (Latour 2000 : 194).
Décrire le « faire faire » entre les êtres humains et non humains
devient pour Bruno Latour le moyen de concentrer ses analyses sur
l’activité, en tant qu’elle repose sur un véritable « travail d’association
de forces hétérogènes en œuvre dans toute forme d’innovation ou d’in-
vention » (Chateauraynaud 1991). Elle est le « passage » qui permet
d’inclure tous les êtres, passage (obligé) sur lequel le sociologue des
sciences doit focaliser son attention. L’approche symétrique développée
par Bruno Latour nous montre que les êtres non humains sont ici compris
comme des médiateurs ou des intermédiaires, inscrits au sein de longues
chaînes d’entités hétérogènes que l’on ne peut finalement jamais isoler.
Pour cette raison, il semble que le projet de cette approche accorde une
priorité à la saisie de l’attachement entre les différentes entités. L’étude
de l’attachement est en fait une priorité pour de nombreux courants de
la sociologie, tout simplement parce que l’attachement est ce qui permet
de « réincarner » l’humain, de le réintroduire dans un monde composé
d’entités auxquelles il s’attache.
Cependant, cette focalisation sur l’objet « attachement » ne fait-elle
pas courir le risque de ne plus voir la spécificité des êtres concernés par
celui-ci, lesquels sont alors « fondus » et confondus dans cet entre-deux
268 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

impalpable ? C’est à partir de cette réflexion que nous voulons déve-


lopper notre critique. Par définition, « attacher, c’est, comme le note
Paul-Laurent Assoun, fixer, maintenir à un endroit » (Assoun 2003 :
184). Comment, dès lors, suivre les êtres dans le rythme de leur exis-
tence, dans leur « acte d’exister » (Piette 2008) pour en comprendre
les spécificités, si, comme dans l’approche symétrique, l’on soutient le
principe de se concentrer uniquement sur l’attachement, lequel tend à
fixer les êtres dans un état à un moment donné ? Et Paul-Laurent Assoun
d’ajouter : « est attachant ce qui émeut, ce qui touche, ce qui est “inté-
ressant” » (Asssoun, op. cit. : 184). Focaliser son attention sur l’être
lorsqu’il est « attachant » pour l’homme, c’est donc le saisir seulement
quand sa présence est « intéressante » pour ce dernier, quand elle est
importante, car inscrite au cœur des activités humaines significatives.
Or, avant d’être attachées, ces entités, humaines et animales, sont
avant tout des existences. C’est pourquoi nous pensons que l’approche
symétrique ne suffit pas pour répondre à notre projet. Elle permet sim-
plement de focaliser l’attention du chercheur sur un espace interstitiel
théorique – l’attachement –, où les spécificités des êtres n’apparaissent
pas, dans la mesure où ce ne sont pas eux, dans leurs manières d’être
au monde, qui sont visés, mais l’activité qui émane de leur contact.
C’est ce qui d’ailleurs permettrait à ces sociologies de traiter avec le
même regard et le même « langage » les objets, les animaux, les arts,
les plantes ou même les ovnis, lesquels se verront tous attribuer le statut
de « médiateur », « d’attache », tandis que les particularités de chacun
seront globalement étouffées au profit du « faire faire », c’est-à-dire
de l’activité en train de se faire, celle autour de laquelle se nouent les
épreuves, les débats ou les controverses.
Ainsi, pour accorder une valeur empirique aux non-humains, la
démarche de Bruno Latour est devenue pour nous nécessaire. Mais en ce
qui concerne les animaux, elle ne nous paraît pas suffisante. Certes, elle
permet d’offrir aux animaux une position symétrique dans l’attachement
en considérant que ceux-ci « font faire » des choses aux humains, mais
n’a-t-elle pas tendance à oublier le fait que les animaux, contrairement
aux objets inertes, « font » aussi des choses eux-mêmes en dehors de ces
attachements ? Les animaux ne sont pas que les « représentants » aux-
quels les hommes délèguent une part d’action dans l’élaboration de leurs
activités de création et de découverte. En tant qu’êtres vivants dotés
d’aptitudes sociocognitives aujourd’hui bien démontrées, les animaux
ne font pas que bouger, ils se comportent. Ils explorent et accordent
du sens au monde, ils agissent avec d’autres êtres qu’ils côtoient. Tout
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 269

simplement, ils existent dans et en dehors de leur relation et contact avec


l’homme, ce qui n’est pas le cas pour la cigarette : elle a besoin de ce
dernier et de ses compétences variées pour être active, et ne peut exister
en dehors de ces attaches avec lui.
À l’évidence, cette anthropologie symétrique ne peut coïncider par-
faitement avec notre projet d’étudier les hommes et les chiens côte à
côte dans la recherche en préservant leur spécificité. Même si Bruno
Latour projette de s’intéresser aux non-humains en leur accordant
une place symétrique dans l’élaboration d’un fait, il ne les regarde pas
avec un intérêt équitable, c’est-à-dire en mobilisant une méthodologie
concrète qui permettrait d’en apprendre autant sur l’humain que sur le
non-humain même en dehors de leur contact réciproque. Le partage
des connaissances entre l’homme et l’animal n’est donc pas assuré par
la symétrisation de leur position dans l’attachement. En effet, dans la
démarche symétrique, l’être non humain est intéressant pour le chercheur
parce qu’il « fait faire » aux hommes et non parce qu’il « est », tout sim-
plement dans ses modes d’existence. Sorti de ce rôle clé et efficace (donc
contraignant) de « faitiche » qu’il occupe au cœur des épreuves dans les-
quelles il est inséré par les hommes, l’animal perd tout intérêt aux yeux
du sociologue. Prendre au sérieux l’animal dans ses attachements avec
l’homme, c’est-à-dire uniquement dans des « occasions » 4 où se joue
un enjeu de sens pour les acteurs humains, c’est effectivement le voir
lorsque sa présence est pertinente pour ces derniers. Celle-ci devient,
dans ce cas, l’objet d’un régime d’action (Boltanski, Thévenot 1991),
c’est-à-dire l’objet d’une reconnaissance, d’une qualification, d’un juge-
ment et d’un traitement par les hommes, qui impliquent du même coup
sa saisie au sein de dispositifs exigeants et donc souvent claustrants
pour l’animal, dans la mesure où ceux-ci viennent cadrer et contraindre
son comportement pour l’ajuster – souvent par conditionnement – aux
exigences que réclament les circonstances dites « sérieuses ».

4. Pour Bruno Latour, les « occasions » sont des moments spéciaux où, visiblement, les objets
font faire des choses aux hommes. Il y a quatre types d’occasions : les innovations, les prises
de distance, les accidents et enfin la remémoration.
270 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Observer et décrire les chiens :


les apports d’une phénoménographie équitable
La phénoménographie équitable
Dans le cheminement de cette présentation, nous avons pointé les voies à
défricher et celles susceptibles de nous orienter, de sorte que nous sommes
à présent en mesure de tracer notre parcours et d’exposer notre démarche.
Plus qu’une méthode d’observation, nous avions besoin de nous
équiper d’un langage capable de décrire sur le même plan les hommes
et les chiens dans leurs manières d’être respectives. C’est donc bien
l’être, dans le détail de sa conjugaison aux modes humain et canin que
nous devions apprendre à observer et décrire. Or, souvenons-nous que
dans le dictionnaire, « être » signifie « exister, avoir une réalité » et c’est
surtout le verbe servant à lier le sujet à un attribut, un complément de
lieu, de temps, de manière. S’intéresser à l’« être » du chien, c’est donc
en quelque sorte pouvoir redonner à l’animal une réalité, un temps et un
espace, bref un quotidien, une manière d’exister. De même que la défini-
tion d’« exister » signifie « être actuellement en vie ». C’est donc aussi
s’intéresser à l’être dans son actualité, dans sa présence avec l’idée d’une
continuité de cette existence, d’un élan dans la vie. « Exister », dans sa
seconde acception, c’est aussi « être important, compter ». Considérer
l’homme et le chien dans leur manière d’exister, c’est les faire compter,
les prendre tous les deux au sérieux. C’est aussi montrer comment ils
comptent l’un pour l’autre.

C’est pourquoi la démarche phénoménographique, telle que la définit


Albert Piette (Piette 2007), associée à une option « équitable » (plutôt
que « symétrique »), nous a semblé répondre à ces exigences de réalité
et de temporalité. Il est vrai que la phénoménographie s’appuie principa-
lement sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, elle-même sensible à
ces notions. Cependant, une distinction est volontairement marquée par
le suffixe « graphie », lequel permet d’insister sur l’opération d’observa-
tion et de description de la réalité spécifique à l’anthropologie (que l’on
retrouve dans le terme « ethnographie »). Ainsi, la phénoménographie a
pour ambition, selon Albert Piette, « d’observer et de décrire le plus pré-
cisément possible les êtres humains, en évitant cette mise en perspective
socio-culturaliste (d’où la suspension du terme “ethnographie”). Elle
garde le cap sur les informations importantes pour comprendre l’enjeu
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 271

de la situation mais elle le dirige aussi sur celles qui ne le sont pas »
(ibid. : 21-22). Par conséquent, la phénoménographie équitable désigne,
pour nous, ce qui permet d’observer et de décrire l’homme et le chien
en tant qu’ils sont chacun des êtres présents en situation, tissant avec le
monde et avec d’autres êtres des relations variées.
Concrètement, la phénoménographie équitable implique que nous déca-
lions notre regard pour lire autrement ce qui se passe dans la situation,
c’est-à-dire sans que nous accordions un ordre de sens à telle ou telle acti-
vité. Cette méthode suppose ainsi de suivre un « être » dans ses modalités
pendant toute une journée. Nous suivons donc comment sont l’homme et
le chien du matin au soir (parfois même la nuit), plutôt que de décrire ce
qu’ils « ont » (en termes d’attributs : une culture, un langage, des repré-
sentations) ou ce qu’ils « font » (en termes de performances). S’intéresser
à l’« être » permettrait ainsi une comparaison qualitative entre l’homme
et l’animal plutôt qu’une comparaison quantitative qu’impliquent peut-
être plus les questions de l’avoir et du faire (ce que l’un possède et ce que
l’autre n’a pas, ou ce que l’un fait que l’autre ne sait faire).
La démarche phénoménographique se caractérise donc par un appel à
la description minutieuse bien plus qu’à l’explication synthétisante. Par
conséquent, il s’agit de porter son attention au grain de la réalité par le
biais de l’observation des corps en mouvement, de l’« être » en train de
se faire de l’homme et du chien. À cette fin, il a fallu nous équiper sur le
plan méthodologique. Or, nous ne pouvions pas nous contenter de nous
appuyer sur les discours des personnes recueillis par le biais d’entre-
tiens. Certes, il nous arrive de retranscrire les paroles des acteurs, mais
toujours en les resituant dans le contexte de leur énonciation. Nous nous
sommes, par conséquent, tournée vers les travaux mettant l’accent sur
la communication non verbale comme ceux des interactionnistes. Ces
travaux s’attachent en principe à décrire en détail les mouvements, les
gestes, les expressions faciales et les mimiques des individus dans leur
interaction. Nous complétons cela par la prise en compte des attitudes de
distraction, d’inattention, d’assoupissement, etc. qui n’entrent pas dans
la constitution de l’individu comme « acteur agissant » – puisque ces
attitudes anodines n’ont rien à voir avec l’action et son enjeu – mais qui,
néanmoins, font partie de la définition de l’être dans sa modalité pas-
sive. De plus, comme le suggère Bernard Conein (Conein 2001), nous
décrivons aussi l’orientation des regards, les attitudes attentionnelles,
bref tout ce qui relève de la perception. Ces attitudes sont pour lui des
indices non conceptuels permettant de décrire et d’interpréter certains
comportements et actions intentionnels ou non.
272 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Cependant, les travaux interactionnistes, comme leur nom l’indique,


se centrent sur l’interaction, ce qui, de notre côté, ne paraît pas suffisant
en soi, car ils tendent en quelque sorte à considérer les êtres uniquement
lorsqu’ils sont en contact, et tendent à négliger la situation et son cadre
pragmatique. C’est pourquoi nous nous sommes également appuyée
sur les travaux des nouvelles sociologies pragmatiques qui accordent
le primat à la situation, ses objets et ses dispositifs mobilisés par les
acteurs pour agir selon différentes modalités. Cette approche permet de
considérer l’action de l’individu comme étant plurielle et dynamique
en fonction des basculements de situation qu’il rencontre, sans figer
celui-ci dans une catégorie collective. L’action est alors réintroduite
dans son cadre pragmatique, ce qui facilite l’étape de son interprétation
et permet d’instaurer dans la prise de notes un équilibre entre le détail
morphologique et le comportement général, puisqu’on ne déconnecte
pas ce dernier de la situation et de son contexte.
Par ailleurs, concernant la description des chiens, nous avons dû ren-
forcer notre connaissance à leur égard. Contrairement à cet étudiant en
médecine, décrit par le neurologue Olivier Sacks (Sacks 1998 : 203-
208), qui se droguait et qui, un matin, s’est réveillé dans la peau d’un
chien, vivant pendant quinze jours dans cette « enveloppe canine »,
avec des sens et une perception du monde de chien, nous ne pouvions
pas prétendre pouvoir devenir nous-même un chien et savoir quel effet
cela fait d’en être un. En revanche, nous voulions trouver une alterna-
tive qui nous amènerait à approcher la perspective du chien, comme l’a
par exemple suggéré Vinciane Despret (Despret 2006). Il s’agit alors
d’accorder un intérêt particulier aux savoirs éthologiques sur le chien
pour véritablement nous sensibiliser à ce dont celui-ci est capable et nous
aider à comprendre ce qui l’intéresse en tant que chien. Plus précisément,
nous avons appris quelles étaient ses possibilités de communication,
sa psychologie, les mécanismes de sa perception et de sa cognition,
le fonctionnement de ses sens, ses capacités d’apprentissage, etc. Grâce
à ces savoirs accumulés en éthologie associés à notre familiarité avec
les chiens, laquelle nous aide à accéder à une compréhension immédiate
de leurs comportements, nous pourrions sans doute plus ou moins bien
approcher les manières dont ces animaux perçoivent et donnent sens à
ce qui les entoure.
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 273

Observer et décrire des journées de chiens :


travail d’anthropologue ?
Quel intérêt y a-t-il pour un anthropologue à observer des journées de
chiens ? Pour nous, il s’agissait au départ d’une exigence liée à notre
présence sur le « terrain ». En effet, lorsque nous avons commencé
à mener nos observations dans une famille (inconnue) possédant des
chiens de compagnie, nous nous sommes présentée en disant simplement
que nous faisions une étude sur les relations entre l’homme et le chien
(donc entre le maître et son chien). Pour ce terrain, nous n’étions pas
hébergée chez ces personnes. Nous leur avions simplement demandé si
nous pouvions passer quelque temps chez elles, sans vraiment fixer de
consignes autour de notre présence et de sa durée. Par politesse mais
aussi peut-être par timidité, nous ne voulions pas brusquer les choses.
C’est pourquoi le père de famille (« le maître ») a pris les choses en main
et nous a en quelque sorte imposé un emploi du temps en sélectionnant
les moments clés où il interagissait avec ses chiens, ceux qu’il consi-
dérait comme intéressants à observer parce qu’il se passait des choses
importantes avec ses chiens. Il s’agissait de moments ponctuels, comme
celui de la promenade, de la distribution de nourriture ou encore lorsque
le maître faisait appel à ses chiens pour se faire aider dans une tâche
spécifique, comme rentrer les poules ou les moutons dans l’enclos. En
dehors de ces situations clés, le maître nous disait que nous pouvions
repartir pour revenir plus tard dans la journée, puisqu’il n’y avait pour
l’instant « plus rien d’intéressant à observer ». Il nous précisait alors
l’heure de notre prochain rendez-vous, celle de la prochaine activité
significative avec ses chiens.
Or, dans ces situations sélectionnées pour notre compte, les chiens
étaient, en général, tantôt soumis à un dressage (comme pendant la pro-
menade en laisse), tantôt contraints par le poids de certaines exigences
humaines (comme par exemple les faire s’asseoir pour attendre leur
gamelle). À vrai dire, ces situations (qui, au passage, ne sont pas sans
rappeler les situations de « faire faire » décrites par Bruno Latour) étaient
intéressantes pour comprendre comment le chien est au quotidien capable
de répondre aux attentes de l’humain et de se conformer à un rôle attendu
et efficace dans l’activité principale, mais elles ne nous permettaient pas
de voir le chien en dehors de ces activités contraignantes pour lui. Nous
manquions les moments un peu plus « légers » où l’animal disposait
d’une marge de liberté lui permettant de faire des choses intéressantes
d’un point de vue canin. Nous restions donc prise dans des « événements
274 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

d’humain », de la même façon que Jeanne Favret-Saada (Favret-Saada


1977) l’était dans l’activité de sorcellerie, et nous ne parvenions pas à
voir les moments plus marginaux avec le chien.
Nous avons donc décidé de nous présenter autrement dans les autres
familles observées : seuls leurs chiens nous intéressaient et nous voulions
savoir comment se passait leur journée canine. Les maîtres nous laissaient
donc la possibilité de rester avec leurs animaux nuit et jour pendant une
quinzaine de jours. Contrairement aux observations précédentes, avec
cette nouvelle présentation, les personnes se sentaient beaucoup moins
épiées et surtout moins forcées de sélectionner pour nous les moments
forts d’interaction avec leur chien. Rester avec les chiens nous a ainsi
permis de voir les moments où le maître avait besoin de son chien pour
équiper ses propres activités (rentrer les poules ou les moutons dans l’en-
clos). Cela dit, nous pouvions aussi observer toutes ces situations parfois
furtives où le chien n’était pas appelé par les hommes pour être inséré
dans leurs « affaires », mais où il venait de lui-même perturber de façon
inattendue le cours de leur activité et influencer celle-ci : par exemple,
quand le chien se met à aboyer lorsque le maître est en train de parler
au téléphone. Ces instants de perturbation faisaient apparaître d’autres
manières d’être du chien beaucoup moins conditionnées par un dressage
et le montraient dans un mode nettement plus actif et créatif lorsque, par
exemple, il ne se plie plus aux exigences humaines et leur résiste. Nous
pouvions également observer les situations où le chien était au repos.
Aussi nous arrivait-il parfois de quitter la pièce un instant en laissant le
maître seul avec son chien. Dès que nous revenions, nous les surprenions
tous deux en train de se regarder, de jouer, et se câliner... En notre absence
passagère, le maître s’autorisait à prendre du recul face à l’enjeu de la
situation, il relâchait pendant un instant son attention pour interagir avec
le chien dans un mode d’être léger qui s’approche de celui du bonheur.
C’était aussi pendant ces instants d’intimité que le chien était perçu par
l’homme comme un individu doté de compétences et qu’il lui apparais-
sait dans son unicité et dans ses particularités que le maître est seul à
pouvoir reconnaître. Mais, dès que nous revenions et que notre présence
était perçue, l’homme redevenait aussitôt plus sérieux et, en toute pudeur,
mettait fin à cette interaction anodine et ludique avec le chien. Il nous
accordait alors de nouveau de l’attention et se mettait à nous parler, s’oc-
cupait de nous, etc. De ce fait, notre présence introduisait une connotation
non familière dans la situation ordinaire, qui empêchait le maître de se
détendre normalement, de s’autoriser toutes ces petites parenthèses de
légèreté et de distraction avec le chien. De même, notre présence avait
QUAND L’ANTHROPOLOGUE... 275

aussi une incidence sur le comportement du chien, puisqu’un chien qui


ne vous connaît pas bien vous regarde sans doute plus qu’une personne
familière, ne serait-ce que parce qu’il est plus méfiant envers vous. Ainsi,
nous connaissions l’existence de ces moments de bonheur fugitifs avec le
chien. Nous-même les vivons avec notre propre chienne quand nous nous
retrouvons seule avec elle ou en compagnie d’un proche. Mais, chez les
autres, nous ne parvenions pas à les observer, tout simplement parce que
notre regard d’étrangère, certainement plus pesant que celui d’un membre
de la famille, ne laissait pas la possibilité à ces personnes de s’installer
dans cet état de « bonheur tiède » (Vicart 2008) avec leur animal.
Ces parenthèses anodines avec le chien sont devenues pour nous aussi
importantes que les « moments clés », car elles nous montrent comment
l’homme laisse une marge de manœuvre au chien et lui donne ainsi
l’opportunité d’agir en faisant preuve de créativité et en exprimant par
exemple ses préférences, sa fantaisie et ses humeurs. Ces instants de jeu,
de câlin, de confort et de soin, où l’homme et le chien agissent « pour
rien » (de sérieux), juste pour le plaisir gratuit d’être attentif à l’autre et
d’être ensemble, ne sont pas synonymes d’ennui mais de paix. Et cette
paix, nous ne pouvions pas l’observer chez les autres car aussitôt notre
regard était vécu comme scrutateur et gênant. C’est ainsi qu’est apparue
l’idée de faire de l’autophénoménographie, c’est-à-dire d’observer notre
relation privée avec notre propre chienne. Cette autophénoménographie
s’est révélée enrichissante pour saisir certaines dimensions de la relation
homme-chien qui restent tacites et qui réclament, pour être comprises, de
les vivre soi-même. Par exemple, pour comprendre cet étrange phénomène
qui fait que la face de notre propre chien devient pour nous un visage, que
ses expressions faciales deviennent des « airs », que ses yeux scrutateurs
se déclinent sur de nombreux modes visuels que nous reconnaissons par
exemple comme de la curiosité, de l’inquiétude, de la joie...
Enfin, suivre des journées de chien c’est aussi pouvoir les observer en
l’absence de l’humain. Pour cela, nous avons cherché à observer ce que
faisaient les chiens quand ils étaient seuls, et donc sans chercheur pour
les guetter. De fait, nous avons laissé tourner nos caméras au sein d’une
meute de cent cinquante chiens pour découvrir comment se compor-
tent les chiens entre eux, sans homme. Nous avons également placé une
webcam dans notre domicile, pour observer ce que faisait notre chienne
lorsque nous n’étions pas là. Toujours dans l’idée de suivre l’existence
du chien dans sa continuité. À partir de ces images, nous avons effectué
des analyses détaillées des comportements, des gestes et des regards
difficiles à repérer à l’œil nu. La complémentarité entre le travail sur
276 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

image, l’observation et la description, vise ainsi à introduire des compa-


raisons entre les différents modes d’être et états de présence de l’homme
et du chien, acheminant les réflexions sur des questions d’évolution. Ces
comparaisons entre les êtres ouvrent, selon nous, la voie à une anthro-
pologie existentielle comparative d’un nouvel ordre qui, d’emblée, vient
dégager des plans d’analyse inédits s’annonçant prometteurs.

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La méthode d’observation
à l’épreuve de son objet
12
Entre laboratoire et terrain :
les recherches sur le comportement animal
au début du XXe siècle

Marion Thomas

« Il n’appartient qu’aux chasseurs d’apprécier l’intelligence des bêtes. Pour


les bien connaître, il faut avoir vécu en société avec elles et la plupart des
philosophes n’y entendent rien. [...] le naturaliste, après avoir étudié la struc-
ture des parties, soit extérieures, soit intérieures, des animaux et deviné leur
usage, doit quitter le scalpel, abandonner son cabinet, s’enfoncer dans les
bois pour suivre les allures de ces êtres sentants, juger les développements
et les effets de leur faculté de sentir, et voir comment, par l’action répétée
de leur faculté de sentir et de l’exercice de la mémoire, leur instinct s’élève
jusqu’à l’intelligence » (Leroy [1762, 1781] 2006 : 15, 17-18). Tels sont les
propos du philosophe et lieutenant des chasses royales Charles-Georges
Leroy (1723-1789) dans ses Lettres philosophiques sur la perfectibilité et
l’intelligence des animaux (1781) (Fontenay 1998 : 465-487). Cet abandon
des modèles spéculatifs à la faveur de la recherche sur le terrain que vante
Leroy reflète aussi une opposition majeure à l’époque entre naturaliste de
cabinet et naturaliste de terrain. À côté d’un Buffon qui dirigea pendant
cinquante ans le Jardin du Roi de Paris, figurent les voyageurs-naturalistes
envoyés autour du monde collecter les produits de la nature, ou encore un
Leroy, dont le terrain de recherche ne sera pas le Nouveau Monde mais,
plus modestement, les parcs de Marly et de Versailles, dont il hérite de la
charge de lieutenant à la mort de son père en 1753.
282 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Opposés, complémentaires, inégalitaires, déjà au XVIIIe siècle, les rap-


ports entre savoirs de cabinet et savoirs de terrain apparaissent comme
problématiques et engagent des questions épistémologiques importantes.
Au XIXe siècle, ces tensions s’exacerbent. Lors de la période couram-
ment tenue pour celle de la « transformation de la biologie », qui se
situe entre les années 1840 et 1870 aux États-Unis, et plus tardivement
en Europe, les recherches en laboratoire vont s’imposer par rapport à
celles effectuées sur le terrain et dans les musées (Rainger, Benson
et Maienschein 1988). Des changements épistémologiques s’opèrent :
l’émergence du laboratoire va transformer les objets de la nature pour
répondre aux besoins de l’expérimentation et la conception même de
la nature et du naturel va en être modifiée.
Les critères de scientificité du laboratoire, à savoir le contrôle, la
répétition et la quantification s’imposent au détriment des données de
l’observation sur le terrain. Le fossé se creuse entre les exigences quan-
titatives du laboratoire et celles, qualitatives, du terrain. Les défenseurs
de la « nouvelle » biologie se saisissent alors des critères du laboratoire
et en font leurs prérogatives, disqualifiant au passage l’épistémologie de
l’histoire naturelle. Aux yeux des « nouveaux » biologistes, le laboratoire
est le symbole de la science moderne. Cependant, face à la progression
massive du laboratoire, de nombreux naturalistes vont réagir et, fidèles
aux traditions de l’histoire naturelle, vont dénoncer ce qu’ils perçoivent
comme les exagérations du laboratoire. Parmi eux, les scientifiques qui
s’intéressent au comportement animal sont nombreux.
La question sera alors de savoir dans quelle mesure les transfor-
mations épistémologiques qui affectèrent les disciplines du vivant au
tournant du XXe siècle, influencèrent le développement des sciences du
comportement animal. On s’interrogera sur la manière dont les étho-
logues (ceux qui étudient le comportement animal en milieu naturel) et
les psychologues (ceux qui étudient principalement le comportement
en laboratoire) définissent leurs approches et leurs objets et légitiment
leurs pratiques dans des lieux de recherche précis. Comment l’étude des
animaux vivants dans un environnement contrôlé peut-elle s’affirmer
face à l’étude des animaux dans leur environnement naturel ? Quels
critères d’objectivité ces scientifiques mobilisent-ils pour justifier de
la pertinence de leur méthodologie, sur le terrain et/ou au laboratoire ?
Abandonnent-ils le terrain pour le laboratoire ou réussissent-ils à tirer
avantage des deux approches ? Et si tel est le cas, quels moyens maté-
riels et techniques utilisent-ils pour réussir l’exportation des critères du
laboratoire vers le terrain ?
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 283

Pour répondre à ces questions, on s’appuiera sur deux exemples : les


travaux de Nikolaas Tinbergen (1907-1988) et Konrad Lorenz (1903-
1989), les pères fondateurs de l’éthologie dite « classique », et ceux
du psychologue américain Robert Yerkes (1876-1956). En particulier,
on s’intéressera à la manière dont Lorenz et Tinbergen définissent les
principes de leur éthologie positivement et négativement, notamment
par rapport à la question du lieu des recherches en éthologie. On cher-
chera en particulier à identifier la rhétorique mobilisée par Lorenz pour
légitimer son approche du comportement animal contre les approches de
laboratoire. On montrera ensuite comment, au-delà de la tension entre
laboratoire et terrain, il peut exister des territoires où se conjuguent
les impératifs du laboratoire et du terrain. C’est ce que nous verrons à
travers l’exemple de la station expérimentale où Yerkes conduira des
travaux sur l’intelligence animale au début du XXe siècle.

Mise en perspective
de l’héritage lorenzien
La vie contre la mort

Depuis le début du XIXe siècle, la biologie s’était donné pour objet la vie,
mais, paradoxalement, son étude se pratiquait sur le cadavre. L’étude
de la vie des animaux ne se faisait pas en plein air, dans les prairies, les
forêts ou le long d’étendues d’eau, mais à l’intérieur, sur des spécimens
morts. En France, par exemple, elle dépendait presque entièrement des
extraordinaires collections de spécimens zoologiques conservées au
Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Ainsi, l’anatomie com-
parée que Georges Cuvier (1769-1832) initia au Muséum était dominée
par l’analyse de spécimens morts soigneusement rangés dans les tiroirs
de cabinets ou exposés dans des vitrines, dans tous les cas ayant fait les
frais d’une table à dissection. Cuvier, toujours, s’il louait le travail de
terrain pour rendre compte d’impressions directes et vivantes, affirmait
cependant que la grandeur d’une comparaison et une analyse objective
ne pouvaient passer que par le naturaliste de cabinet (Kohler 2002 : 2).
Étudier des animaux morts, écrire de longues monographies, en s’in-
téressant de manière très détaillée à leur anatomie, leur histologie et
leur embryologie, voilà les activités que l’entomologiste-poète français,
Jean-Henri Fabre (1823-1915) n’eut de cesse de dénoncer tout au long
284 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

de sa vie. En particulier, Fabre épingla les pratiques de ses contempo-


rains disséqueurs et leur nouveau lieu de recherche : les laboratoires
maritimes qui, durant la seconde moitié du XIXe siècle, étaient devenus
un lieu d’étude privilégié de la nature : « On fonde à grands frais sur nos
côtes océaniques et méditerranéennes des laboratoires où l’on dissèque
la petite bête marine, de maigre intérêt pour nous ; on prodigue puis-
sants microscopes, délicats appareils de dissection, engins de capture,
embarcations, personnel de pêche, aquariums, pour savoir comment se
segmente le vitellus d’un annélide, chose dont je n’ai pu saisir encore
toute l’importance, et l’on dédaigne la petite bête terrestre, qui vit en
perpétuel rapport avec nous, qui fournit à la psychologie générale des
documents d’inestimable valeur [...] » (Fabre, 1882 : 12).
Fabre était aussi révolté par les pratiques de dissection de l’école de
physiologie bernardienne, qui avait fait de l’expérimentation animale
la pierre angulaire de la méthode expérimentale. Contre eux il vocifé-
rait : « Vous éventrez la bête et moi je l’étudie vivante ; vous en faites un
objet d’horreur et de pitié, et moi je la fais aimer ; vous travaillez dans un
atelier de torture et de dépècement, j’observe sous le ciel bleu, au chant
des cigales ; vous soumettez aux réactifs la cellule et le protoplasme,
j’étudie l’instinct dans ses manifestations les plus élevées ; vous scrutez
la mort, je scrute la vie » (ibid. : 3).
Ce rejet de la connaissance acquise sur le cadavre se retrouvait chez le
naturaliste américain William Morton Wheeler (1865-1937). Spécialiste
des fourmis, Wheeler avait, en 1902, défini l’éthologie comme « l’étude
des animaux, avec l’idée d’élucider leur caractère ainsi qu’il [était]
exprimé dans leur comportement physique et psychique en relation avec
leur environnement organique et inorganique » (Wheeler 1902 : 974,
traduction personnelle). Comme les naturalistes en « révolte » contre le
laboratoire, Wheeler envisageait l’éthologie comme une revendication de
l’étude de la vie contre la mort. Ainsi, il invectivait ceux qui « scrut[ai]ent
des sections de paraffine d’animaux ou de plantes, des spécimens morts
montés sur des épingles entre des lames et des papiers buvards », et
affirmait qu’il était nécessaire de « s’attaquer à l’étude des organismes
en tant qu’agents dynamiques dans un environnement très complexe et
instable » (Wheeler 1911 : 307-308, traduction personnelle).
De manière similaire, quelques décennies plus tard, Lorenz et
Tinbergen choisirent l’étude du vivant sur le vivant, en réaction contre
ceux qui cherchaient à comprendre la vie sur le cadavre. Cette position
était clairement affichée dans les propos de Tinbergen : « L’éthologie
était [...] une réaction contre la science de l’époque [...] : les zoologistes
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 285

qui s’intéressaient aux animaux vivants étaient dégoûtés par l’analyse


détaillée de l’anatomie comparée qui s’intéressait de plus en plus à la
simple étude des homologies, et avaient perdu l’intérêt pour l’étude de
la fonction. Les zoologistes sortirent donc de leur laboratoire pour voir
eux-mêmes ce que les animaux faisaient avec leurs organes, ces organes
décrits dans des livres d’anatomie et sur les tableaux noirs, et observés
sous des formes décolorées, souvent punaisés, comme “momifiés” par
les dissections standardisées » (Tinbergen 1963 : 412) 1.

Objectiver les instincts : l’étude des schémas instinctifs


de comportement dans un environnement naturel

Pour Lorenz et Tinbergen, l’étude de la vie animale exigeait un lieu


privilégié : le milieu naturel. Aux yeux de Lorenz, seul un lieu non
contraint était légitime. C’était en effet la garantie pour que l’animal
puisse déployer un comportement spontané, donc inné et ainsi permettre
au zoologiste de comprendre l’intégration écologique de l’espèce à
laquelle il était attaché. C’était d’ailleurs autour des comportements
instinctifs que Lorenz allait fonder son éthologie.
Se situant dans une tradition darwinienne d’étude du comportement,
Lorenz allait reprendre le thème de l’instinct et en proposer une expli-
cation évolutionniste 2. À la suite du zoologiste américain Charles Otis
Whitman (1842-1910), qui s’était passionné pour les pigeons 3, Lorenz
affirmait que l’étude du comportement pouvait fournir des critères
aussi sûrs que les traits physiques pour identifier et classer les espèces.
Ainsi il affirmait que « les instincts comme des organes [devaient]
être étudiés d’un point de vue phylogénétique », soit, en d’autres termes,
qu’ils avaient « une valeur spéciale pour construire des arbres phy-
logénétiques » (Lorenz 1966 : 275). En conséquence, pour Lorenz,

1. De la même manière, l’ornithologue amateur américain Margaret Morse Nice déclarait :


« Je ne pouvais voir que très peu de liens entre mes cours de collège et les choses sauvages
que j’aimais. J’avais acquis cette connaissance de la diversité des formes de la nature, mais
cette approche me paraissait morbide. Je n’aimais pas couper les animaux en morceaux.
[...] Je n’envisageais aucun futur dans la zoologie de laboratoire » (extrait de Morse Nice
dans M. Barrow, A Passion for Birds: American Ornithology after Audubon, Princeton (NJ)
Princeton University Press, 1997 : 195, traduction personnelle).
2. Charles Darwin consacre le chapitre VIII de L’Origine des espèces (1859) à l’étude de
l’instinct.
3. Whitman avait illustré ce postulat en montrant que l’habitude de boire par succion distingue
les pigeons des autres oiseaux.
286 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

on devait « se livrer à des études comparées de l’instinct avec des mêmes


méthodes empruntées à l’anatomie comparée » (Lorenz 1970 : 285, tra-
duction personnelle).
En définissant l’éthologie comme l’étude comparée du comportement,
Lorenz rapprochait l’éthologie de l’anatomie comparée et en assurait
ainsi la scientificité. L’approche naturaliste participait aussi de ce pro-
cessus de légitimation. Cette dernière s’ancrait sur une épistémologie
de terrain : aux yeux de Lorenz, seules des observations (majoritaire-
ment qualitatives) obtenues dans un milieu naturel (donc non contraint)
étaient la garantie de l’observation d’un comportement naturel, l’objet
même que s’était donné l’éthologie.

Les vertus morales de l’éthologue

Lorenz avait toujours revendiqué la nécessité d’entretenir « une extrême


familiarité avec un groupe d’espèces animales précis », d’éprouver
« un amour non ordinaire pour les animaux » (Wasson 1987 : 645) au
point d’en « tomber amoureux ». De son point de vue, un « engage-
ment émotionnel » était une condition nécessaire sans laquelle « aucune
connaissance exhaustive des traits comportementaux d’un groupe d’ani-
maux ne pourrait jamais être atteinte » (Lorenz 1970 : XVI). Seul l’amour
des animaux pouvait permettre d’endurer des conditions très inhabi-
tuelles de travail, comme, par exemple, plonger dans un étang sale,
nager en étant entouré d’animaux bruyants ou encore passer des heures
à observer des animaux sans perdre patience. Aux yeux de Lorenz, le
« bon » éthologue partageait des caractères avec les chasseurs ou les
paysans, dont les activités se situaient sur le terrain.
Comme eux, l’éthologue était amoureux des animaux, condition pre-
mière de leur patiente observation (Lorenz [1974] 1978 : 68). Selon Lorenz,
chez le chasseur, « l’objet et la méthode [étaient] commandés par le plaisir
de guetter l’animal », de l’épier, autrement dit de le « piéger », tandis que
chez le paysan « l’objectif était essentiellement de posséder des animaux,
de les élever et de les faire se reproduire » (Lorenz 1970 : XVI). Qu’il fût
du « type chasseur » (comme Tinbergen) ou du « type paysan » (comme
Lorenz), l’éthologue devait être capable de tomber en contemplation devant
les animaux. Ainsi, l’empathie, l’endurance face à des conditions difficiles
de travail, la patience apparaissaient comme les vertus morales requises
d’un « bon » éthologue et donc d’un « bon » travail éthologique. Pour
Lorenz, ces vertus morales avaient aussi valeur de vertus scientifiques.
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 287

Notons également que les photographies qui montraient Lorenz en


compagnie d’animaux dans la nature contribuèrent, de manière indé-
niable, à valoriser l’image de l’éthologie et à rendre populaire auprès
d’un grand public cette discipline naissante 4. Qui, en effet, n’a pas en
mémoire les scènes où l’on voit Lorenz poursuivi par une famille de
canetons ou encore nageant en compagnie d’oies cendrées dans un lac
proche de sa résidence autrichienne d’Altenberg, près de Vienne ?
Cette vision du naturaliste avait pour but de raviver des images
d’Épinal associées aux plaisirs de la nature. De même, dans des ouvrages
grand public (Lorenz 1949, 1950) 5 ou dans des récits autobiographiques
(Lorenz 1985 : 259), Lorenz insistait sur l’enracinement de sa passion
pour les animaux avec les plaisirs de l’enfance, en faisant jouer un ima-
ginaire enfantin présent dans les récits d’histoire naturelle de la fin du
XIXe siècle ou dans des contes fantastiques : « Petit garçon, j’adorais
les hiboux et j’étais déterminé à devenir un hibou. [...] J’appris à nager
très tôt et lorsque j’ai réalisé que les hiboux ne pouvaient pas nager,
ils perdirent mon estime. Mon vif désir pour l’universel me poussa à
vouloir devenir un animal qui pouvait voler, nager et rester dans les
arbres. [...] Je n’avais pas tout à fait six ans quand je fus frappé par
le livre immortel de Selma Lagerlöf Le Merveilleux Voyage de Nils
Holgerson chevauchant des oies sauvages. C’est alors que je voulus
devenir l’espèce d’oie sauvage idéalisée par la poétesse suédoise »
(ibid., traduction personnelle).
Pour conclure, en posant l’étude de l’instinct comme la pièce maîtresse
de son éthologie, Lorenz s’affirma comme le théoricien du comporte-
ment animal. L’objectivisation du concept d’instinct, reposant sur la
formalisation des concepts de releaser, de « schémas de comportement
inné » (que nous n’avons pas détaillés ici 6), permit à Lorenz d’attacher
aux études du comportement animal une théorie cohérente et unitaire.
Grâce à cette théorisation du concept d’instinct, l’éthologie de Lorenz
accéda au rang de science : elle s’était dotée d’un corps de doctrines qui
reposait sur la recherche de la causalité du comportement et rejetait toute

4. L’éthologie fut institutionnalisée en Grande-Bretagne à la fin des années 1940. En 1973,


Lorenz, Tinbergen et le zoologiste autrichien Karl von Frisch (1886-1982) furent récom-
pensés par le prix Nobel pour leur découverte concernant les schémas de comportement
innés d’animaux solitaires ou sociaux.
5. Ainsi, par exemple, Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons (Er redete
mit dem Vieh, den Vögeln und den Fischen, 1949) ou encore Tous les chiens, tous les chats
(So kam der Mensch auf den Hund, 1950).
6. Voir l’article de Jenny Litzelmann dans le présent volume.
288 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

explication vitaliste ou finaliste (sans pour autant tomber dans la simpli-


fication d’explications mécanistes). À la fin des années 1930, l’éthologie
de Lorenz se définissait donc comme l’étude des comportements innés,
en milieu naturel, en vue de construire des arbres phylogénétiques, avec
un modèle animal privilégié, les oiseaux. Tous ces critères, aux yeux de
Lorenz, faisaient de l’éthologie une science positive.

Sociologie de l’éthologie lorenzienne

En imposant une définition stricte de l’éthologie, Lorenz se démarqua


de nombreuses approches contemporaines du comportement animal. Il
est alors intéressant d’explorer la manière dont Lorenz a raconté l’his-
toire de sa discipline. Chercher à établir la sociologie de l’éthologie
lorenzienne aide, en effet, à comprendre la manière dont Lorenz s’est
approprié le champ des sciences du comportement animal et a cherché à
légitimer l’étude du comportement animal en milieu naturel face à celle
menée en laboratoire. Essayons d’analyser alors comment, d’un côté,
Lorenz désigne des précurseurs et construit des alliances, de l’autre,
évince la majorité des scientifiques engagés dans des travaux d’études
du comportement animal en laboratoire.

Construire des alliances et désigner


des précurseurs

Lorenz inscrit son éthologie dans la lignée de la tradition naturaliste


anglaise et darwinienne du bird watching. En particulier, c’est le bio-
logiste britannique Julian Huxley (1887-1975) que Lorenz désigne
en 1966 comme l’un des pères fondateurs de l’éthologie (Burkhardt
1992 : 127). Huxley, que Lorenz a rencontré à Oxford en 1934, lors du
VIIIe Congrès international d’ornithologie, est fasciné par les oiseaux
depuis que, enfant, il a été « imprimé » par un pic. L’ornithologie est
alors devenue une passion à laquelle il s’adonne en tant que hobby entre
1901 et 1910, puis qui se concrétise dans une série de cinq articles
publiés entre 1911 et 1925.
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 289

En étudiant le comportement des oiseaux, Huxley vise à étayer la


théorie darwinienne de la sélection sexuelle 7. Son étude des parades
amoureuses chez la grèbe huppée, si elle vise à raffiner la théorie de
Darwin (Huxley 1914 : 524), s’inscrit aussi dans une démarche natura-
liste. Comme nous le dit Huxley, « les données les plus valables [sont]
celles accumulées pendant des longues observations continues » (Huxley
1916 : 256). Huxley ne se contente pas de publier ses travaux. Profitant
de sa position institutionnelle avantageuse (il est alors professeur à
Oxford), à une époque où le laboratoire attire tous les suffrages des bio-
logistes (Burkhardt, op. cit. : 142), Huxley va valoriser les travaux des
ornithologues amateurs dans les milieux académiques (ibid. : 147). Par
exemple, il contribue au financement des travaux du naturaliste Henry
Eliot Howard (1873-1940), qui, dans le maigre temps libre que lui laissait
la direction de son aciérie, avait une prédilection pour l’observation des
fauvettes et forgea en 1908 le concept de « territoire » 8.
La nomination de Huxley en 1936 à la présidence de l’Institut pour
l’étude du comportement animal (Institute for the Study of Animal
Behaviour – ISAB) accentue cette position de médiateur entre profes-
sionnels et amateurs. De nouveau, Huxley va jouer de son influence
auprès de ses collègues biologistes pour remettre en cause l’image
obtuse et obsolète de l’amateur en ornithologie, et plus généralement en
sciences du comportement animal. En s’associant au destin de l’ISAB,
Huxley va faire de l’éthologie, à partir du premier tiers du XXe siècle
et ce, de manière définitive, une discipline scientifique légitime à part
entière, en la débarrassant d’une image qui inhibe sa reconnaissance
dans les universités anglaises (Durant 1986 : 1602).
Ainsi, les précurseurs désignés par Lorenz partagent des caractères
communs : l’étude du comportement des oiseaux, une approche de ter-
rain, une adhésion aux théories darwiniennes, la valorisation des savoirs
amateurs, autant de caractères qui les désignent comme des « bons »
éthologues au sens de Lorenz.

7. La sélection sexuelle est l’idée selon laquelle certains individus mâles ont acquis une confor-
mation qui les aide non pas dans la « lutte pour l’existence » (« sélection naturelle ») mais
dans la conquête des femelles en leur prodiguant un avantage sur d’autres mâles (ex. : cornes
chez le cerf, ergots chez le coq, crinière chez le lion, plumage éclatant, chant mélodieux
chez les oiseaux).
8. Howard montra que le chant ou la couleur du plumage d’un mâle n’étaient pas uniquement
des atouts dans la compétition pour une femelle, mais servaient davantage à la délimitation
d’un territoire.
290 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Identifier des ennemis :


le rejet du béhaviorisme et de la primatologie
Inversement, le choix de l’étude des comportements innés pousse Lorenz
à se distancier d’autres traditions de recherche du comportement animal.
L’instinct, objet d’étude central, nous l’avons vu, pour Lorenz, est aussi
un thème de recherche privilégié pour les psychologues. Une concurrence
pour Lorenz, qui essaie alors de « démontrer le caractère fallacieux ou
tout au moins la faiblesse de leurs [ceux des psychologues] points de vue
et théories » (Lorenz 1970 : 259). Cette négation des théories psychologi-
ques de l’instinct est un thème récurrent de la critique de Lorenz. Ainsi,
bien après que l’éthologie eut été établie en tant que discipline, Lorenz
minimise toujours la contribution des psychologues dans le domaine
des sciences du comportement animal. « L’étude du comportement, dit-
il, commença avec les psychologues, et la psychologie est la fille de la
philosophie et non des sciences de la nature » (Lorenz 1966 : 271). Cette
attaque contre les psychologues n’est pas anonyme : « [...] Spencer, Lloyd
Morgan, McDougall ainsi que Yerkes, Watson [...]. Je dois avouer que
tous m’ont causé une profonde déception et désillusion ! Ce n’était pas
des experts ! Ils ne connaissaient simplement rien au sujet des animaux !
Ils étaient ignorants des phénomènes et des problèmes, auxquels, moi,
alors jeune homme, je m’étais attaqué » (Lorenz 1970 : XVIII).
L’attaque de Lorenz envers les psychologues est double : les psycho-
logues sont tombés soit dans l’écueil vitaliste (comme par exemple
McDougall et Morgan), soit dans l’écueil mécaniste. Lorenz place
les psychologues américains John B. Watson (1878-1958) et Robert
Yerkes (1876-1956) dans ce dernier groupe. La critique de Lorenz est
cinglante : à ses yeux, le travail de Watson est inconsistant au point
qu’« il ne mérite même pas qu’on s’y arrête. » « Une complète ignorance
du comportement animal domine ces laboratoires américains, poursuit
Lorenz, où l’on explique le comportement animal comme la simple
combinaison de réflexes conditionnés » (ibid. : 261).
En 1913, Watson alors professeur à l’université Johns Hopkins, a bou-
leversé de manière radicale le champ de la psychologie en l’affranchissant
de la philosophie. Dans un texte devenu depuis célèbre, il a proclamé
que « la psychologie, du point de vue du béhavioriste, est une étude
purement objective, expérimentale devenant une branche des sciences
naturelles, qui a aussi peu besoin de l’introspection que les sciences phy-
siques ou chimiques » (Watson 1913 : 177). Le béhaviorisme est né. Sa
scientificité, assure Watson, est certaine et repose sur le fait qu’il s’est
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 291

donné un nouvel objet d’étude : le comportement, cela au détriment de la


conscience, tout autant qu’une nouvelle méthode : l’approche expérimen-
tale en laboratoire. À cette psychologie expérimentale, Watson a associé
un nouveau modèle animal : la souris (Pauly 1987 : 172).
De manière simplifiée, le béhaviorisme repose sur l’idée que les actes
d’un animal sont provoqués par un stimulus externe qui entraîne une
réponse particulière de l’animal. Dans les termes d’une formule, le béha-
viorisme pourrait être réduit à la formule S-R, où S fait référence à un
stimulus et R à la réponse. Le stimulus peut signifier n’importe quel objet
de l’environnement ou n’importe quel changement interne dans un tissu
glandulaire ou musculaire. La réponse, quant à elle, ne signifie rien d’autre
que l’acte de l’animal en lui-même, comme se tourner vers une lumière,
sauter à l’émission d’un son, etc. Ainsi, pour un béhavioriste, le compor-
tement animal ne signifie rien d’autre que « ce que l’animal fait » 9.
La position de Watson à l’égard de l’instinct est radicalement opposée
à celle de Lorenz. Si, initialement, Watson a accepté une conception de
l’instinct comme une série de mouvements réflexes qui se déploient de
manière innée (cas du réflexe rotulien ou du clignement des paupières),
il finit par rejeter complètement cette notion. Pour justifier ce parti pris
radical, Watson établit la liste d’instincts chez les enfants et montre
que la plupart d’entre eux étaient rapidement masqués par des compor-
tements acquis : « Pour nous il n’y a plus d’instincts – nous n’en avons
plus besoin pour la psychologie. Tout ce que nous appelons “instinct”
est le résultat d’un long entraînement, appartenant au comportement
d’apprentissage » (Watson 1928 : 1).
Ainsi, non seulement Watson en est arrivé à abandonner l’idée d’ins-
tinct, mais il défend des positions « environnementalistes » radicales : à
ses yeux, le talent, les capacités, les tempéraments sont des notions vides
et, inversement, il prétend que tous les caractères que l’on voyait exister
chez un adulte sont seulement le fruit d’un apprentissage 10.

9. « From the behaviorist’s point of view the problem of “meaning” is a pure abstraction [...].
We watch what the animal or human being is doing. He “means” what he does. It serves no
scientific or practical purpose to interrupt and ask what he is meaning. His action shows his
meaning » (extrait de Roger Smith, The Norton History of the Human Sciences, New York,
W. W. Norton & Cie, 1997 : 655). Voir aussi Braunstein, Pewzner [2000] 2005 : 162-163.
10. « Give me a dozen of healthy infants, well-formed, and my own specified world to bring
them up in and I’ll guarantee to take any one at random and train him to become any
type of specialist I might select – doctor, lawyer, artist, merchant-chief, and yes, even
beggar-man and thief, regardless of his talents, penchants, tendencies, abilities, vocations
and race of his ancestors » (extrait de Roger Smith, The Norton History of the Human
Sciences, op. cit. : 657).
292 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Dans le groupe des béhavioristes, Lorenz inclut aussi le psychologue et


primatologue américain Yerkes. « Mes découvertes, affirme-t-il, contre-
disent avec la même force les opinions tenues par les mécanistes ou
l’école béhavioriste, représentée par Watson et Yerkes » (Lorenz 1985 :
265). Tinbergen le rejoint sur ce point. En 1938, il a rencontré Yerkes lors
d’un séjour aux États-Unis et confessé « que le travail de Yerkes sur les
rats et les chimpanzés l’avait laissé perplexe » (Tinbergen 1985 : 447).
Sans aucun doute, le modèle animal choisi par Yerkes incarne le
piège anthropomorphique dont Lorenz a toujours voulu se tenir à dis-
tance. Lorenz insiste pour étudier le point de vue de l’animal lui-même,
alors que Yerkes a toujours soutenu l’idée qu’il étudiait les singes
dans une visée anthropocentrique, c’est-à-dire afin de mieux saisir le
comportement humain. Ainsi, au zoocentrisme de Lorenz s’oppose
l’anthropocentrisme de Yerkes. Par ailleurs, Lorenz envisage les tra-
vaux sur les singes comme relevant d’une approche trop subjective, qui
inévitablement pousse à prendre en considération des données autres
que physiologiques. En particulier, aux yeux de Lorenz, la notion de
« comportement d’idéation » (ideational behavior) développée par
Yerkes dans ses études sur les primates prête trop facilement à l’animal
une volonté à agir, intentionnalité que Lorenz ne peut admettre.
CONCLUSION. Entre les années 1930 et 1950, Lorenz a fait de son
éthologie une discipline scientifique en s’affirmant comme le théo-
ricien de cette nouvelle discipline. Cela signifie faire de l’éthologie
l’étude de schémas de comportements innés observés chez les oiseaux
dans un environnement naturel. Cette définition étroite de l’éthologie
influença la manière dont Lorenz choisit ses alliés et, inversement, iden-
tifia des ennemis dans le champ des sciences du comportement animal.
L’éthologie de Lorenz s’opposa au béhaviorisme en de nombreux points.
Alors que Lorenz se concentrait sur des comportements innés, Watson
avait fait des comportements d’apprentissage son objet privilégié de
recherche. Alors que Lorenz défendait l’étude du comportement animal
dans un milieu naturel, Watson avait revendiqué l’approche de labora-
toire. Alors que Lorenz conduisait ses expériences avec des oiseaux,
Watson avait fait de la souris son objet privilégié d’étude. Enfin, alors
que Lorenz exigeait « une implication émotionnelle » avec les animaux
et insistait sur une approche zoocentriste, Watson les avait réduits à une
boîte noire mystérieuse (Watson 1924 : 49).
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 293

La question de l’autorité de l’expérimentation


dans les sciences du comportement animal
La rhétorique de Lorenz : la polarisation
entre laboratoire et terrain
La cartographie précédente nous a montré un comportement animal
comme pris en étau entre les zoologistes et les psychologues. Cette com-
pétition pour un champ de recherches peut expliquer le malaise affiché par
Lorenz et Tinbergen chaque fois qu’il s’agit de se distinguer des psycholo-
gues, en particulier des béhavioristes qui dominent le champ des sciences
du comportement animal aux États-Unis, au début du XXe siècle. La ligne
de tensions autour des couples dichotomiques : inné et acquis, approche
de terrain et approche de laboratoire, modèle animal oiseaux et modèle
animal souris/singes ne peut, cependant, être tenue comme allant de soi.
En effet, comme l’a souligné l’historien américain spécialiste de l’histoire
de l’éthologie Richard Burkhardt, sans pour autant l’explorer : « Il est
évident [...] que les déclarations de Lorenz concernant ses prédécesseurs
ne peuvent pas être lues comme une tentative sérieuse de reconstruction
historique. Au contraire, elles doivent être interprétées comme faisant
partie de la campagne de Lorenz pour légitimer son approche du compor-
tement animal » (Burkhardt 1981 : 67 ; Burkhardt : 2005).
Afin de mieux évaluer les tensions entre d’un côté les psychologues,
de l’autre les éthologues, nous nous proposons maintenant d’explorer le
couple dichotomique laboratoire/terrain. Ce thème apparaît comme un
point d’achoppement fort dans les sciences du comportement animal,
dans la mesure où il soulève la question de l’autorité de l’expérimentation
et celle du statut épistémologique accordé à l’expérience de laboratoire
et à l’observation de terrain. En d’autres termes, on cherchera à identifier
les critères d’objectivité mobilisés par les scientifiques pour justifier la
pertinence de leurs méthodes à la fois sur le terrain et au laboratoire.

Transformation de la biologie
et sciences du comportement animal

Pour tenter de mieux saisir les enjeux de la polarisation établie par


Lorenz entre laboratoire et terrain, nous nous proposons de situer les
études du comportement animal dans ce qui a couramment été appelé
294 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

la « transformation de la biologie ». La raison est que cette transforma-


tion fait apparaître de manière très évidente les tensions entre approche
de terrain (ou approche naturaliste) et approche de laboratoire. En effet,
cette transformation désigne le remplacement des traditions naturalistes
héritées du XIXe siècle (observations et collecte sur le terrain) par les
approches de laboratoire qui voient les biologistes chercher à péné-
trer les processus internes des organismes vivants et découvrir leurs
cause (Nyhart 1996 : 426). Ce sont en particulier les « nouveaux » bio-
logistes, qui insistent sur l’existence d’une démarcation radicale entre
les deux approches. Dans leurs propos, l’« histoire naturelle » se réduit
à la collecte et la description tandis que la « nouvelle » biologie repose
fondamentalement sur l’expérimentation. Avec la « nouvelle » biologie,
les prérogatives du laboratoire : contrôle, répétition des expériences et
quantification, s’imposent comme les critères de scientificité.
Ce souhait d’épouser les critères du laboratoire est identifiable aussi
dans les sciences de l’esprit. Par exemple, au début du XXe siècle, des
psychologues comme Watson ou Yerkes s’efforcent de faire de la psy-
chologie animale une science expérimentale, c’est-à-dire une science de
laboratoire. En ce sens, ils accordent leurs travaux avec les exigences
de la « nouvelle » biologie et cela les conduit souvent à considérer
les descriptions naturalistes du comportement animal comme rele-
vant de l’anecdote, du singulier, du non-quantifiable. À leurs yeux, la
psychologie ne pourra acquérir une nouvelle identité institutionnelle
qu’en épousant les critères de scientificité de la « nouvelle » biologie.
C’est donc par le laboratoire qu’elle se détachera de la philosophie et
deviendra, de manière définitive, une branche des sciences naturelles.
L’équivalence qui est posée entre « nouvelle » biologie et labora-
toire n’est pas sans soulever des colères. L’entomologiste Wheeler, que
nous avons évoqué plus haut, défend une éthologie ; il promeut non
seulement l’étude de la vie contre la mort mais il revendique aussi une
« renaissance de la zoologie » contre la montée croissante de celle de
laboratoire. À cette fin, il fait référence à Fabre dont il a été chargé, en
1916, de rédiger la nécrologie pour le Journal of Animal Behavior :
« [Fabre] est le premier à avoir appliqué de manière sérieuse la méthode
expérimentale pour étudier l’esprit de l’animal. Les Souvenirs abondent
en récits d’expériences, conduites dans le but d’élucider la nature de
l’instinct, et, même si elles sont conduites avec des moyens précaires
et des instruments bricolés, elles n’en sont pas moins conclusives et
lumineuses. C’est instructif et aussi humiliant de lire ses résultats et
de réfléchir aux gigantesques appareils utilisés dans nos laboratoires
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 295

modernes, pensons seulement à la ridicule souris et aux soi-disant résul-


tats issus de son étude dans les laboratoires de recherche » (Wheeler
1916 : 79-80, traduction personnelle).
Parmi les biologistes « modernes » visés par Wheeler, se trouve certaine-
ment Watson, qui, nous l’avons vu, a fait de la souris l’animal de laboratoire
par excellence. En opposant la rusticité des appareils utilisés par Fabre à la
complexité des appareils « modernes », Wheeler sous-entend que les expé-
rimentations sont aussi possibles dans le domaine de l’histoire naturelle,
quand bien même cette phrase pourrait apparaître comme contradictoire
pour les « nouveaux » biologistes. Wheeler renverse alors la rhétorique des
« nouveaux » biologistes. Il montre que l’histoire naturelle repose elle aussi
sur les expérimentations et que même si ces expérimentations ne néces-
sitent pas d’équipements élaborés, elles impliquent des manipulations, la
mise à l’épreuve d’hypothèses et le contrôle de paramètres. Pour Wheeler,
Fabre, comme lui-même, est un naturaliste et un expérimentateur. Fabre le
rejoint d’ailleurs sur ce point quand il écrit : « À quand donc un laboratoire
d’entomologie où s’étudierait, non l’insecte mort, macéré dans le trois-six,
mais l’insecte vivant ; un laboratoire ayant pour objet l’instinct, les mœurs,
la manière de vivre [...] ? » (Fabre, op. cit. : 12)
Ainsi, l’établissement d’une démarcation stricte entre histoire natu-
relle et « nouvelle » biologie apparaît comme le produit d’un discours
des « nouveaux » biologistes cherchant à dévaloriser les pratiques
naturalistes. Comme le souligne l’historienne américaine Lynn Nyhart,
cette démarcation a été acceptée trop facilement par certains historiens
des sciences qui ont insuffisamment identifié les rhétoriques à l’œuvre
entre des approches concurrentes (Nyhart, op. cit. : 426-427 et 433-434).
De son côté, elle se propose d’identifier, notamment en comparant et
contrastant, les discours et pratiques scientifiques à la fois du côté des
« nouveaux » comme des « anciens » biologistes. À son instar, nous
allons chercher à situer l’éthologie de Lorenz dans la « transformation
de la biologie », en comparant ses discours et ses pratiques.

L’éthologie lorenzienne : observation passive


ou expérimentation en milieu naturel ?

Comme le fait remarquer l’historien Burkhardt, Lorenz, « tout autant


qu’il ait pu être inspiré par la campagne autrichienne, tout autant qu’il ait
pu insister sur l’importance de l’observation du comportement naturel des
animaux sauvages, ne fut, en aucun cas, un field naturalist » (Burkhardt
296 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

2005 : 132). Sans aucun doute, Lorenz adore être en pleine nature, mar-
cher, nager ou simplement paresser avec ses oies et ses canards le long
des bords du Danube. Cependant, alors qu’il passe des heures à parcourir
les collines, poursuivi par son choucas ou des corbeaux élevés par ses
propres soins, Lorenz n’a pas goût à épier un animal qui n’est pas dans
une certaine mesure sous sa protection ou son contrôle. Ce que Lorenz
aime, c’est élever des animaux chez lui, les observer dans sa maison et,
éventuellement, les soigner quand l’un d’entre eux tombe malade (ibid.).
Il est cet observateur de « type paysan », pour reprendre sa termino-
logie, et sa conception du terrain est donc plus celle d’un lieu domestique
qu’une traque dans un habitat naturel.
Tinbergen, quant à lui, décrit l’étude des animaux comme une acti-
vité de terrain, qu’il associe à de longues heures de balades dans la
nature, parfois entreprises sans but spécifique (Tinbergen [1958] 1974 :
263). C’est notamment lors de ses séjours dans sa résidence secondaire
anglaise, une superbe ferme du XVIIIe siècle, près de la mer Baltique,
qu’il passe des heures à analyser le comportement des mouettes, à le
comprendre grâce à des expériences ingénieuses et à en fixer la preuve
à travers l’objectif de sa caméra.
Ainsi, même s’ils partagent la même passion pour la nature sauvage,
Tinbergen et Lorenz ont des approches différentes, quoique complé-
mentaires. Tinbergen, à ses propres yeux, est « plus expérimental, plus
rigoureux et plus intéressé par l’écologie », tandis que Lorenz est « plus
intuitif et plus propre à se laisser aller à des spéculations » (Tinbergen
1985). Même constat chez Lorenz qui confesse : « Niko et [moi]
formions une parfaite équipe. [Je] [...] préférais observer plutôt qu’ex-
périmenter. Cela m’était difficile de mettre en danger la vie d’une nichée
d’oiseaux ou de poissons en vue de la réalisation d’une expérience.
Niko Tinbergen était le maître attitré pour faire des expériences non
invasives, pour poser des questions à un être vivant sans avoir besoin
de le perturber » (Lorenz 1985 : 269).
Cette complémentarité fut vitale à l’émergence de l’éthologie. Si
Lorenz avait su extraire la portée théorique des études comparées des
comportements innés conduites par Whitman et Heinroth, les progrès
ultérieurs de l’éthologie (Lorenz était le premier à l’admettre) furent prin-
cipalement dus à Niko Tinbergen dont les expérimentations circonspectes
eurent un rôle considérable dans l’instauration de l’éthologie comme
branche respectable des sciences biologiques (Burkhardt 2005 : 203).
Parmi les expériences délicates et astucieuses auxquelles se livra
Tinbergen, celles qui utilisaient des leurres étaient fréquentes. Dans le
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 297

cas d’expériences visant à l’analyse de la reconnaissance d’une proie


chez les insectes, les subterfuges étaient nombreux : « une abeille à
miel tuée récemment, une abeille morte, une abeille désodorisée, une
abeille qui a été rendue inodore et que l’on a re-odorisée en la mettant en
contact avec des abeilles vivantes, un morceau de bois de la taille d’une
abeille, et un morceau de bois qui a été parfumé au contact d’abeilles
vivantes » (Ridley 1981 : 571).
Ainsi, les pratiques de Tinbergen, d’où naîtront le corps de doctrines
de l’éthologie « classique », répondent aux critères de répétition et
de contrôle associés aux expérimentations de laboratoire et partagent
donc des points communs avec la « nouvelle » biologie. L’éthologie de
Lorenz et Tinbergen ne repose donc pas sur une observation passive en
milieu naturel mais sur des expérimentations réalisées soit dans l’en-
vironnement contrôlé de la résidence de Lorenz, soit en pleine nature,
mais là encore avec la possibilité de contrôle de paramètres. Il apparaît
donc que, dans ses discours des années 1930, Lorenz a minimisé les
méthodologies de l’éthologie lorsqu’elles étaient trop proches d’une
épistémologie de laboratoire. Cela laisse supposer que la limite entre
l’éthologie et la psychologie comparée fut moins marquée que Lorenz
a bien voulu le laisser entendre dans les années 1930.

Une caricature
de la démarche béhavioriste

La manière radicale selon laquelle Lorenz a regroupé sous l’étiquette


« béhavioriste », des scientifiques de profils très différents demande
aussi à être revue. Le cas du psychologue Yerkes illustre comment
Lorenz a pu se méprendre sur le travail des béhavioristes et nous aide,
par là même, à remettre en cause la polarisation radicale de Lorenz entre
approche de laboratoire et approche de terrain.
Au début de sa carrière, à la fin des années 1900, Yerkes avait par-
tagé avec Watson la même vision pour la psychologie expérimentale.
Tous deux jeunes professeurs, respectivement à l’université de Harvard
et de Johns Hopkins, ils avaient œuvré pour faire admettre la psycho-
logie comparée dans les cursus universitaires. Tous deux considéraient
les études expérimentales du comportement animal comme centrales au
développement de cette discipline. Watson et Yerkes partageaient suffi-
samment d’idées communes sur le comportement animal pour fonder
ensemble, en 1911, le Journal of Animal Behavior. Dans l’éditorial du
298 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

premier numéro, la revue se présentait comme une tribune pour publier


des études de terrains sur les habitudes, les instincts, les relations sociales,
etc. des animaux, mais aussi des études de laboratoire des comportements
animaux et de la psychologie animale. L’éditorial poursuivait qu’une telle
attitude favoriserait les relations et les collaborations entre les naturalistes
et les expérimentalistes américains 11. Dans un élan œcuménique, Yerkes
émettait le vœu de concilier dans une large famille des travaux sur le
comportement animal issus à la fois du terrain et du laboratoire. Vœu
pieux certainement, quand on sait qu’au début du XXe siècle, et de manière
très évidente aux États-Unis, les sciences du vivant, en pleine mutation,
étaient marquées par la suprématie du laboratoire sur le terrain.
Cependant, après que Watson rendit public son Manifeste béhavio-
riste de 1913, les dissensions entre les deux hommes s’accentuèrent.
Contrairement à Watson qui prétendait que la psychologie devait se
débarrasser des spéculations sur la nature de l’esprit qu’il soit humain
ou animal, Yerkes commença à revendiquer l’idée d’analyser l’esprit
animal et à prendre sérieusement en compte le possibilité que l’esprit
humain et animal aient bien des ressemblances (Radick 2008). En fait,
Yerkes considérait le « problème de la nature et des relations de la
conscience comme l’un des plus fascinants et des plus importants de la
biologie », et espérait, dans une certaine mesure, contribuer à « résoudre
ce problème » (Yerkes 1932 : 396).
En pratique, cela signifia que Yerkes commença à travailler avec
des animaux plus complexes et à les mettre dans des situations expéri-
mentales où ils pourraient exercer leurs capacités d’apprentissage, pas
seulement à travers des situations d’« essais et erreurs », mais aussi par
la compréhension d’une règle (Radick 2008). Ces nouvelles expériences,
Yerkes les conduisit dans un lieu précis : une station expérimentale cali-
fornienne où l’un de ses anciens étudiants, le psychiatre Gilbert Van
Tassel Hamilton (1877-1944), l’avait invité à séjourner pour étudier
l’intelligence des grands singes.
Le choix d’une station expérimentale n’était pas anodin. Avant d’ac-
cepter l’invitation de Hamilton, Yerkes avait eu l’intention de rejoindre
le psychologue allemand Wolfgang Kœhler (1887-1967), qui dirigeait

11. Robert Yerkes (1910) cité par Richard W. Burkhardt, « Charles Otis Whitman... », op. cit. :
193. Le souhait de Yerkes de marier approches de laboratoire et approches de terrain était
aussi évident dans la manière dont Yerkes renvoyait dos à dos les faiblesses du terrain,
tout autant que celles du laboratoire : « Fieldwork alone produced “sentimentally colored”
generalizations, while laboratory work was as unreal as “cloister theology” » (extrait de
Yerkes (1914), cité dans Robert E. Kohler, Landscapes and Labscapes..., op. cit. : 34).
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 299

une station expérimentale sur l’étude des anthropoïdes, à Ténériffe, dans


les îles Canaries, et qui travaillait à l’époque sur l’insight (que l’on peut
traduire par « compréhension intuitive ») des chimpanzés. Le choix de
ce laboratoire en plein air répondait à une conception beaucoup plus
ouverte que celle avancée par Watson.

Un lieu hybride de recherche du comportement animal :


la station expérimentale

Yerkes rejoignit donc son ancien étudiant Hamilton, à Montecito, près de


Santa Barbara, en Californie. Hamilton y travaillait en tant que médecin
privé d’un financier philanthrope qui, non seulement lui payait des
honoraires pour ses services en tant que médecin mais aussi l’autorisait
à consacrer une partie de son temps à ses recherches en psychologie 12.
Grâce à son généreux mécène, Hamilton avait pu faire construire un labo-
ratoire de psychologie comparée, incluant une colonie d’une quinzaine de
singes (Yerkes à Hamilton 1913). Pendant six mois, dans des conditions
matérielles et humaines optimales, Yerkes va être absorbé par ses pre-
mières recherches systématiques et approfondies sur le comportement des
singes. Lorsqu’il arrive à Montecito, il se met à travailler avec « l’appareil
à choix multiples », amélioré par Hamilton de manière conséquente depuis
son installation en Californie. L’instrument qu’il va utiliser est beaucoup
plus imposant que l’appareil initialement conçu : les quatre portes ont fait
place à neuf portes qui ferment des sous-compartiments dans lesquels
l’animal peut être emprisonné en cas d’échec.
Dans la procédure de Yerkes, le sujet expérimental doit percevoir une
certaine relation entre les portes qui lui font face, autrement dit il doit
apprendre une discrimination fondée sur une position (Yerkes [1916]
1979 : 10). Par exemple, la règle est la suivante : pour un jeu de portes
données, seule celle qui est à l’extrême droite est toujours la bonne.
Si le sujet ouvre la bonne porte, il reçoit une récompense. Dans le cas
inverse, il est puni et reste enfermé dans le sous-compartiment pendant

12. Robert H. Wozniak, « Gilbert Van Tassel Hamilton and An introduction to Objective
Psychopathology », dans Robert H. Wozniak (ed.), Behaviourism: The Early Years,
London, Routledge/Thoemmes Press, 1994: V-XXVII Wozniak (1994), XVI. Stanley
McCormick est le fils d’une illustre famille qui a fait fortune dans le matériel agricole,
en particulier en inventant la moissonneuse-batteuse. Pour une version librement adaptée
de la vie de McCormick (et de sa relation avec son médecin Hamilton), voir le roman de
T. C. Boyle, Riven Rock (1998).
300 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

quelques minutes (ibid. : 11). Selon Yerkes, cela décourage les choix
hâtifs, hasardeux et négligents (ibid.). Durant son séjour californien,
Yerkes travaille en particulier avec deux macaques rhésus, du nom de
Sobke et Skirrl, et Julius, un orang-outan âgé de cinq ans. Après avoir
soumis ces animaux à une série de quatre problèmes à choix multiples,
des résultats concluants apparaissent (Yerkes 1916 : 640). Les courbes
d’apprentissage des deux macaques présentent des pentes faibles, tandis
que celle de Julius décrit une chute rapide, qui montre son habileté à
articuler des idées. Après une vérification avec le test d’empilement
des boîtes, Yerkes conclut que, contrairement aux deux macaques, « le
grand singe est capable de montrer plusieurs formes de comportement
d’idéation » (ibid. : 642, traduction personnelle).
Ces expériences sur l’intelligence animale ont permis à Yerkes de
faire du laboratoire le lieu incontournable de la recherche en psychologie
comparée. Les critères du laboratoire ont été respectés : expériences réali-
sées dans des conditions contrôlées (ici cage expérimentale), répétition des
tests expérimentaux, usage de plusieurs sujets animaux, recours à la quan-
tification (usage des courbes). C’est un moyen pour Yerkes de marquer
du sceau de la scientificité les études de primatologie et, en conséquence,
de faire accéder la psychologie comparée au statut de science.
Malgré ces pratiques artificielles, Hamilton comme Yerkes sont
persuadés que les comportements des animaux qu’ils observent sont
spontanés, donc naturels. Pour Hamilton, l’enceinte dans laquelle vivent
les animaux et le laboratoire attenant aux cages, « au milieu d’une forêt
de chênes, dans une belle clairière » (Hamilton 1914 : 298), offre aux ani-
maux des conditions dans lesquelles ils peuvent évoluer naturellement.
La station expérimentale jouit d’un climat exceptionnel, qui permet de
libérer fréquemment les animaux par groupes présélectionnés et ainsi
de les aider à retrouver les comportements de plein air. Pour les ani-
maux trop gros pour être libérés, « un excellent substitut pour la liberté
en plein air est de leur donner accès à une rampe qui longe les cages »
(ibid. : 300). Hamilton va même jusqu’à dire que « les cages d’une
taille suffisante » permettent une raisonnable approximation des condi-
tions naturelles (ibid. : 296). Ainsi, aux yeux d’Hamilton (et, on peut
le penser, aux yeux de Yerkes), la station expérimentale de Montecito
offre les avantages du terrain sans ses limitations : elle représente une
nature « en petit », tout en offrant la possibilité d’atteindre les idéaux
du laboratoire : le contrôle et la répétition. Le concept de « laboratoire
sur le terrain » incarné par la station expérimentale de Montecito et,
plus tard, par les laboratoires de Yale (New Haven, Connecticut) et
LE COMPORTEMENT ANIMAL AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE 301

d’Orange Park (Floride), que Yerkes fondera en 1929, représente ainsi


un moyen d’échapper à la dichotomie entre laboratoire et terrain. Les
comportements naturels des animaux (ou ce qui est considéré comme
tel par Yerkes et Hamilton) peuvent être étudiés en laboratoire, sans être
entachés par des artefacts, parasitant l’expression d’un comportement
naturel. La station expérimentale est bien un lieu hybride où se combinent
critères de terrain et de laboratoire.
EN GUISE DE CONCLUSION. En polarisant le champ des études du
comportement animal entre approche de terrain et approche de labora-
toire, Lorenz a donné une image déformée du champ des sciences du
comportement animal, au point de simplifier l’approche de ses prédé-
cesseurs, comme nous l’avons vu dans le cas de Yerkes. La cartographie
des sciences du comportement animal par Lorenz porte à leur paroxysme
les tensions qui traversèrent la biologie au tournant du XXe siècle. Cette
radicalité en fait aussi sa fragilité. Nous l’avons vu, les catégories de
« laboratoire » et de « terrain » sont protéiformes et méritent d’être
interrogées pour elles-mêmes, à chaque époque. Ou alors, il faut oublier
ces catégories et utiliser d’autres concepts, comme celui de « cultures
expérimentales », qui mettent plus facilement en évidence la richesse
de pratiques hybrides entre laboratoire et terrain. C’est la démarche que
l’historien américain Robert Kohler a suivie, en s’intéressant à ce qu’il
appelle le « lab-field border zone », c’est-à-dire ce « lieu de cultures
mixtes, où les biologistes de chaque côté, adoptent les pratiques des
autres et développent des approches qui ne sont purement issues ni du
laboratoire ni du terrain » (Kohler 2002 : 19, traduction personnelle).
Kohler donne l’exemple du vivarium, où « des pratiques de laboratoires
purent devenir plus naturelles et les pratiques de terrain plus contrôlées
et proches de celles du laboratoire, permettant ainsi l’étude des ani-
maux dans des conditions naturelles et selon les standards dominants à
l’époque du laboratoire » (ibid. : 51, traduction personnelle). D’autres
lieux hybrides restent encore à explorer : les stations expérimentales,
mais aussi les espaces semi-naturels, comme les îles ou les réserves
naturelles, les lieux de semi-captivité comme certains zoos ou encore les
espaces domestiques où les animaux vivent en liberté contrôlée.

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302 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

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13
Redéfinition des notions
d’instinct, d’inné et d’acquis
chez Konrad Lorenz

Jenny Litzelmann

Je voudrais ici revenir sur une interprétation de l’éthologie lorenzienne,


victime, semble-t-il, d’un certain nombre de lieux communs qui, comme
tous les lieux communs, ne sont pas nécessairement faux, mais occultent
la complexité et les nuances réelles d’une pensée.
Pourquoi Lorenz est-il considéré comme le père de l’éthologie
classique, alors que, comme il le dit lui-même, les notions purement
scientifiques qui fondent cette nouvelle discipline sont pour une très
grande partie empruntées à ses prédécesseurs ?
L’originalité de Lorenz résiderait plutôt dans sa prise de position
épistémologique, qu’il voulait intermédiaire entre les positions extrêmes
des deux courants psychologiques s’affrontant alors : la psychologie
mécaniste et réductionniste des béhavioristes et la psychologie vitaliste
et finaliste représentée entre autres par Uexküll et MacDougall. À ce
stade, la psychologie était donc partagée entre les partisans de l’acquis,
qui n’accordaient d’intérêt qu’aux conditionnements, et ceux qui recon-
naissaient l’innéité des instincts mais les considéraient comme résultant
d’une force inexplicable.
Pour Lorenz, aucune des deux écoles n’était en mesure d’expli-
quer le comportement des animaux : « Le drame était que les vieux
instinctivistes, les vitalistes, voyaient très bien qu’il existait quelque
306 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

chose d’inné, mais ils étaient aveuglés par leur notion d’instinct, consi-
déré comme un facteur extra-naturel. Cela les a empêchés de tenter
des recherches expérimentales. Et pourtant les mécanistes, comme
Watson, confirmaient l’hypothèse qui est devenue la théorie contem-
poraine : il n’y a que des réflexes conditionnés, le comportement inné
n’existe pas. Ainsi, pour les mécanistes, ça n’existait pas, et pour les
vitalistes, ça existait mais c’était surnaturel. Alors, le champ si fertile,
si riche pour les recherches, du comportement inné est resté vide, comme
un no man’s land entre les fronts de ces deux opinions opposées »
(Lorenz 1975a : 28-29).
1° Pourquoi s’intéresser prioritairement (mais pas uniquement) aux
instincts ou aux comportements innés ? Il y a d’abord à cela une raison
scientifique : l’homologie des comportements, qui sont aussi fixes et
héréditaires que les traits morphologiques, permet la classification des
espèces, en particulier de celles qui sont difficiles à distinguer uni-
quement par leurs traits morphologiques (découverte de Heinroth et
Whitman). Il y a aussi une raison épistémologique, qui est la plus forte :
il n’existe en effet aucune étude objective de l’instinct.
2° Pourquoi s’intéresser à l’inné et à l’acquis, et plus particulièrement
à l’interpénétration de l’inné et de l’acquis ? Il y a de même une raison
scientifique : l’interpénétration de l’inné et de l’acquis, comme la définit
Lorenz, permet d’expliquer le phénomène d’empreinte (dont la découverte
fut récompensée par le prix Nobel en 1973). La part d’inné de l’empreinte
est la capacité de l’animal à être imprégné et la période déterminée de
la vie de l’animal durant laquelle cette empreinte peut avoir lieu, la part
d’acquis est l’objet de l’environnement, contingent, par lequel l’animal
va être imprégné. Et de même, une raison épistémologique également la
plus forte : l’interpénétration de l’inné et de l’acquis dévoile la partialité
de ceux qui considèrent seulement l’inné ou seulement l’acquis. Lorenz
va dénoncer leur atomisme et leur monisme explicatif, c’est-à-dire selon
lui leur mépris de la totalité de l’organisme et de sa complexité réelle.

L’instinct chez Lorenz

Lorsque débutent les recherches de Lorenz, les définitions de l’instinct


sont nombreuses et vagues, et aucune ne parvient à s’imposer. Comme le
faisait déjà remarquer Charles-Georges Leroy au XVIIIe siècle, la notion
d’instinct, opposée à celle d’intelligence, sert à accentuer la rupture
INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 307

métaphysique entre l’homme et l’animal, mais n’a aucun contenu véri-


table, puisque celui qui observe attentivement les animaux doit se rendre
à l’évidence : leurs actes sont des actes intelligents.
Lorenz fit un grand pas dans la définition de l’instinct lorsqu’il fit
l’hypothèse que les mouvements instinctifs ne se réduisent pas à un
enchaînement de réflexes en réponse à une stimulation externe. Il eut
très tôt cette idée en observant l’activité « à vide ». Le fait qu’un animal
puisse exécuter un mouvement instinctif de façon spontanée, sans stimu-
lation, signifie pour Lorenz que la théorie des réflexes alors dominante
n’explique pas tout. Les observations répétées d’activités à vide chez
de nombreux animaux prouvent selon Lorenz l’existence d’une énergie
endogène accumulée par l’animal tant que les stimuli externes ne se
présentent pas. Au bout d’une période plus ou moins longue, le mou-
vement instinctif en question se déclenche spontanément. Cette double
quantification des mouvements instinctifs (énergie endogène et stimuli
externes) a permis à Lorenz d’élaborer son célèbre modèle hydraulique 1
ou modèle de la double quantification, qui donne un aperçu général et
didactique des travaux de Lorenz, d’une part, et du mode de pensée

1. Voir Lorenz Konrad, Les Fondements de l’éthologie, 1984, fig. 18.


308 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

qui a fait naître l’éthologie classique, d’autre part. C’est en fait une
modélisation métaphorique du double déterminisme (interne et externe)
qui caractérise la causalité immédiate du déclenchement des comporte-
ments innés ou instinctifs.
Ce modèle montre la relation quantitative et l’action des deux compo-
santes, endogène et exogène, d’où résulte l’acte instinctif. La composante
endogène, ou motivation pour Lorenz, est représentée par le robinet
produisant constamment l’énergie pour un acte instinctif donné et qui
s’accumule jusqu’à un certain niveau qui correspond au potentiel d’acti-
vité spécifique. La composante exogène, c’est-à-dire les stimuli externes
plus ou moins adéquats, sont représentés par les poids sur la balance.
La pression de l’énergie endogène additionnée à la traction des stimuli
externes écartent plus ou moins le piston à la base du réservoir (méca-
nisme inné de déclenchement), produisant un écoulement qui se déverse
dans un récipient à plusieurs cases (1, 2, 3...), correspondant aux degrés
d’intensité croissants de l’acte instinctif. Ce modèle explique l’activité à
vide : lorsque la pression de l’énergie endogène est très forte, elle suffit
à elle seule, c’est-à-dire sans stimulation externe, à activer le méca-
nisme inné de déclenchement de l’acte instinctif. À l’inverse, quand les
stimulations externes sont nombreuses et très rapprochées, on observe
une « fatigue » de l’animal et l’acte instinctif ne se déclenchera qu’en
cas de stimulation très forte.
Lorenz fait ainsi une décomposition de l’ancienne notion d’instinct
et réduit celui-ci à n’être plus qu’une fraction de l’ensemble du système
comportemental d’un animal. Cette décomposition du comportement,
qui a eu pour effet de repousser l’instinct, rigide et héréditaire, tout à
la fin du déroulement d’un comportement, a permis du même coup de
mettre au jour toute une série d’autres composantes du comportement
qui échappent à la rigidité de l’instinct, et qui ont évolué de manière
à laisser de plus en plus d’initiatives à l’animal, mais aussi une plus
grande capacité à contrôler son comportement. Ces composantes sont
par exemple l’appétence, le but, la motivation, la prise de décision, le
comportement volontaire. Lorenz s’est beaucoup intéressé à ces compor-
tements, même s’il s’est surtout tourné vers l’étude des instincts.
L’appétence est un terme appliqué à la phase active du comportement
de la poursuite d’un but et à la phase du comportement exploratoire qui
précède l’acte consommatoire (ou acte instinctif) plus stéréotypé dont
l’animal fait preuve lorsqu’il atteint son but. On reconnaît un certain
nombre de conditions dans lesquelles l’orientation vers un but n’est
qu’apparente et peut être provoquée et d’autres dans lesquelles le terme
INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 309

de but peut véritablement être utilisé pour décrire un comportement.


Nombre d’éthologistes pensent que la plus grande partie du compor-
tement d’un animal est contrôlée par une sorte de référence à des buts
internes ; d’autres attirent l’attention sur la difficulté de distinguer
un comportement qui est organisé sur la base de buts ou de modèles
internes et un comportement qui semble être dirigé vers un but en raison
de l’action des mécanismes de rétroaction qui ne font pas appel à des
buts internes. L’appétence peut plonger l’organisme tout entier dans un
état d’agitation qui l’incite à rechercher activement la configuration de
stimuli adéquats. On observe un réel acharnement de l’animal et par-
fois une locomotion totalement désordonnée jusqu’à ce qu’il trouve le
stimulus qui va lui permettre d’exécuter son instinct.
On parle de motivation lorsque l’on observe que les animaux modi-
fient leur comportement même lorsque la situation extérieure ne change
pas. On peut donc chercher la cause du changement dans l’animal. Les
changements de comportement peuvent être dus à cinq facteurs ou à leur
combinaison : les stimuli externes, la maturation, la blessure, l’appren-
tissage et la motivation. Ce qui distingue la motivation (la faim, la peur,
l’agression, le sexe...) des autres facteurs, c’est qu’elle désigne une caté-
gorie de processus internes réversibles : ils s’arrêtent et recommencent
en fonction des besoins et du degré de satisfaction. Il y a souvent
conflit de motivations, ce qui pousse l’animal à une prise de décision,
avec évaluation des coûts et des bénéfices de son comportement. Le
psychologue Henri Piéron définit la motivation comme un « facteur
psychologique prédisposant l’individu, animal ou humain, à accom-
plir certaines actions ou à tendre vers certains buts ». En éthologie, la
conception de la motivation diffère de l’interprétation qu’en fait tradi-
tionnellement la psychologie : c’est un terme qui regroupe toutes les
sortes de changements internes qui modifient la capacité de réponse,
l’intégration des réponses séparées en séquences fonctionnelles (chasse,
capture, morsure...) et la directivité du comportement. La notion est donc
plutôt vague et suscite à bon droit beaucoup de méfiance : certains la
considèrent comme métaphysique, préscientifique et peu susceptible de
recevoir une élaboration conceptuelle pouvant lui conférer une effica-
cité opératoire. Telle fut la réponse de Konrad Lorenz lorsque Richard
Evans lui demanda lors d’un dialogue s’il était partisan d’abandonner
le terme d’instinct : « Je ne serais pas partisan de l’abandonner mais
simplement de l’utiliser dans le sens que les éthologues sont convenus
de lui attribuer, c’est-à-dire pour décrire les patrons moteurs hérités
[synonyme d’acte instinctif] qui s’observent dans le comportement
310 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

de l’organisme et non pour définir les motivations de cet organisme »


(Lorenz 1978 : 45). Cela veut dire que ce n’est pas l’instinct qui motive
l’animal, comme on pourrait le croire, mais que c’est l’instinct qui est
motivé par... toute une série de facteurs indépendants de l’instinct en
question, qui sont intégrés pour ne faire qu’une seule motivation. C’est
en prouvant qu’une motivation unique et homogène est à l’origine d’une
succession de séquences comportementales que l’on justifie, en quelque
sorte, l’utilisation du terme de motivation.
L’observation nous fournit trois arguments en faveur d’une moti-
vation unique : la prévisibilité de la phase qui succède ; l’existence de
transitions entre une phase et la suivante : pendant que l’animal effectue
un mouvement correspondant à une phase, il arrive qu’il esquisse cer-
tains mouvements de la phase suivante ; troisièmement, la rapidité du
passage d’une phase à une autre.
Il peut y avoir conflit de motivations, donc, lorsque nous voyons
un animal engagé dans un type de comportement, nous ne pouvons
présumer qu’il ne soit motivé que par ce type de comportement. Nous
devons reconnaître qu’il y a dans chaque animal une potentialité de
motivations sous-jacentes pour divers types de comportement et que
l’animal prend une décision quant à l’action à poursuivre selon ses moti-
vations intérieures et selon les circonstances extérieures.

La critique par Lorenz de ses prédécesseurs


(l’inné et l’acquis)

Dans l’essai Sur la formation du concept d’instinct (1970) et dans


Évolution et modification du comportement (1966), Lorenz revient sur
les théories et conceptions de ses prédécesseurs (les éthologistes aussi
bien que les vitalistes et les béhavioristes). Il montre à la fois ce qu’il
leur doit et ce qu’il considère comme des incohérences ou des faiblesses
épistémologiques, pour affirmer ainsi sa propre position.
La critique adressée par Lorenz à MacDougall repose essentiellement
sur le fait que ce dernier considère les mécanismes moteurs comme des
moyens utilisés par un instinct hiérarchiquement supérieur et finalisé.
Selon MacDougall, il existe treize instincts supérieurs, déduits grâce
au nombre d’émotions humaines isolables les unes des autres, valables
a priori pour toutes les espèces animales. C’est ainsi qu’il regroupe, par
exemple, tous les mouvements de soins envers les petits sous le terme
INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 311

générique d’« instinct parental ». Mais les expériences de Lorenz ont


montré que ces mouvements de soin étaient totalement indépendants les
uns des autres. Le fait que les stimuli déclencheurs se trouvent réunis sur
le même petit peut effectivement faire croire que tous les mouvements
obéissent à un seul et même instinct parental, mais c’est une erreur, car si
l’on répartit les différents stimuli déclencheurs sur plusieurs leurres, il est
possible de déclencher à chaque fois l’acte instinctif particulier de façon
adéquate. Les « mécanismes moteurs » obéissant à un instinct supérieur
chez MacDougall sont en fait chez Lorenz les véritables actes instinctifs
autonomes. « MacDougall parle d’un “instinct” dans le cas d’un système
d’actes instinctifs rassemblés en vue d’une fonction unique et commune.
Il est certainement possible, en se plaçant du point de vue purement fonc-
tionnel, d’entreprendre un tel classement et de ranger par exemple tous
les actes instinctifs de soins à la couvée sous la nomenclature “instincts
parentaux”. Mais ce qui manque, c’est la possibilité d’utiliser cette expres-
sion au singulier » (Lorenz 1970). Selon Lorenz, l’erreur de MacDougall
n’est pas d’avoir associé les instincts à des phénomènes subjectifs tels
que les sentiments ou les émotions reconnus par l’introspection, mais
d’avoir fait le transfert de l’homme à l’animal sans prendre en compte les
données de l’observation et de l’expérience. L’instinct au singulier chez
MacDougall est un mot vide de contenu scientifique et trop empreint de
finalisme ; il n’a donc aucun pouvoir explicatif.
À l’opposé du finalisme et du vitalisme de MacDougall, on trouve,
comme nous l’avons déjà remarqué, les partisans de la théorie réflexe de
l’acte instinctif. Selon Lorenz, c’est le manque de précision du concept
de réflexe qui a en partie provoqué les querelles incessantes entre méca-
nistes et vitalistes. Tous les biologistes non mécanistes ont rejeté le fait
d’expliquer les actes instinctifs par des mécanismes réflexes tout sim-
plement parce que cette conception était revendiquée par les biologistes
réduisant ouvertement et dogmatiquement l’organisme à la machine.
Pourtant, constate Lorenz, « puisque l’acte instinctif ne représente très
certainement qu’une fraction des comportements animaux, on comprend
mal pourquoi expliquer les actes instinctifs par la physiologie du réflexe
reviendrait à “abaisser” l’animal au niveau de la machine. Cela semble
tout aussi insensé que de vouloir comparer l’homme à une machine sous
prétexte qu’on pourrait expliquer d’une manière presque exclusivement
mécanique la fonction d’une partie de son organisme, de l’articulation
de son coude par exemple » (ibid. : 55). Une des erreurs des opposants
à la théorie réflexe est donc de n’avoir pas vu que celle-ci n’était pas
incompatible avec l’idée que les animaux sont plus que des machines.
312 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

Mais d’un autre côté, il est vrai que les mécanistes avaient tendance à
élargir la notion de réflexe au-delà des limites acquises par l’expérience ;
chez certains, elle désignait « n’importe quel mouvement affectant un
organisme vivant et [englobait] donc dans ce terme les mouvements
des protozoaires, les tropismes des plantes et même les processus de
croissance » (ibid. : 56). Par conséquent, si l’on considère de toute façon
tous les mouvements de l’animal comme des processus réflexes, on ne
dit pas grand-chose lorsque l’on dit que les actes instinctifs sont des
processus réflexes.
Dans Évolution et modification du comportement, Lorenz effectue
une critique de « certaines opinions généralement répandues quant à la
notion d’“inné” » (Lorenz 1974 : 9). Trois attitudes à l’égard de cette
notion sont ainsi examinées par Lorenz : celle de la majorité des psycho-
logues américains, c’est-à-dire les béhavioristes, celle des éthologistes
« de langue anglaise » ou « modernes », et celle des éthologistes « de
l’ancienne école. »
Les béhavioristes avancent deux arguments contre la notion d’inné :
celui de Hebb (1953), « distinguer arbitrairement deux comportements,
l’un inné, l’autre acquis, procède d’une pétition de principe, l’un ne pou-
vant être défini que comme le contraire de l’autre » (ibid. : 133) et celui
de Lehrman (1953), « aucune expérience ne pourra jamais déterminer
ce qui, dans le comportement d’un animal, est inné, puisqu’on ne peut
pas exclure la possibilité qu’il apprenne quelque chose dans l’œuf ou
in utero » (ibid. : 134). Le premier argument est réfuté par Lorenz car selon
lui l’inné et l’acquis ne sont pas que des contraires, mais représentent les
deux voies par lesquelles l’information est assimilée par les organismes,
à savoir l’évolution phylogénétique par sélection naturelle et l’évolution
ontogénétique du comportement par l’apprentissage ou l’adaptation au
milieu. Les béhavioristes, qui n’étudient que la seconde voie, oublient que
celle-ci doit nécessairement reposer sur des mécanismes innés modelés
par la phylogenèse. Si l’on nie cette ultime condition de possibilité, on
est obligé de croire à une harmonie préétablie entre l’organisme et son
milieu. Pour ce qui est du second argument des béhavioristes, Lorenz ne
nie pas la possibilité que l’embryon puisse acquérir des connaissances
avant de naître. Mais qu’il puisse en acquérir sur des données qu’il n’a
pas encore rencontrées suppose encore une fois « l’existence d’un méca-
nisme très spécial d’enseignement, phylogénétiquement programmé, ou
bien encore la croyance à une harmonie préétablie » (ibid. : 137).
Pour les éthologistes de langue anglaise, comme par exemple Jensen,
la notion d’inné est inutile, voire néfaste à la science. Les éléments innés
INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 313

et acquis du comportement sont mêlés entre eux jusque dans le moindre


mécanisme et de façon très complexe, si bien qu’il est vain d’essayer de
les séparer, que ce soit par l’expérience ou en pensée. Il est vrai qu’il
est très difficile de délimiter de façon précise les parts de l’inné et celles
de l’acquis et de déterminer quelles sont leurs influences réciproques.
Mais selon Lorenz, cette raison ne suffit pas à rejeter toute investigation
sur l’inné. Premièrement, comme Lorenz ne cesse de le répéter, l’acquis
présuppose de toute façon toujours l’inné ; deuxièmement, il est tout à
fait possible de connaître ce qu’un animal sait de façon innée, comme
le montrent les expériences de privation. Lorsqu’un animal réagit de
façon adéquate à un stimulus adéquat, alors qu’il n’a jamais été mis
en présence de quoi que ce soit pouvant le renseigner, on est obligé de
constater qu’il s’agit d’une connaissance innée de l’animal.
Enfin, « La plupart des éthologistes de l’ancienne école croyaient
(et croient encore) qu’il y a, dans le mécanisme du comportement, des
unités appréciables dans lesquelles l’acquisition n’intervient pas et qui
[...] se rencontrent alternativement avec des éléments modifiables, par
l’acquisition, dans le sens d’une adaptation. Bien qu’ils définissent le
comportement inné non comme “n’étant pas acquis”, mais comme “étant
phylogénétiquement adapté”, ces auteurs anciens estimaient quand
même que les notions d’inné et d’acquis étaient exclusives l’une de
l’autre » (ibid. : 135). Le fait d’avoir rendu les concepts d’inné et d’acquis
inconciliables fait tomber ces éthologistes dans la même erreur que les
béhavioristes. Les uns ont exclu l’acquis de leur domaine d’étude, les
autres l’inné, deux attitudes fondées selon Lorenz sur des erreurs épisté-
mologiques comme l’atomisme ou le monisme explicatif, notions sur
lesquelles nous reviendrons un peu plus loin. Pourtant, peu importe la
distinction que l’on opère entre l’inné et l’acquis : rien ne nous oblige
à une telle exclusion, ni inversement à l’abandon de cette distinction
comme l’ont cru les éthologistes de langue anglaise.
La critique épistémologique que fait Lorenz envers toutes ces écoles
(la psychologie finaliste des vitalistes, la psychologie béhavioriste des
mécanistes ou l’éthologie naissante) est fondée essentiellement sur un
seul et même type de reproche, à savoir la partialité dont ont fait preuve
tous ces courants de pensée en privilégiant à chaque fois une seule partie
de l’observation du vivant considérée comme la plus importante. Ainsi
l’école de psychologie finaliste et vitaliste de MacDougall a totalement
négligé le problème des causes du comportement, pour privilégier
celui des finalités. Sa tendance téléologique, en postulant l’existence
de « facteurs supra-naturels lui fournit sans difficulté un “parce que” en
314 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

réponse à tous ses “pourquoi ?” » (Lorenz [1978] 1984 : 49). Quant aux
béhavioristes, réagissant de manière violente à toute idée de finalité, ils
voulaient imiter le plus fidèlement possible les méthodes de la physique,
jugées alors comme les seules méthodes véritablement scientifiques.
Ils ont par conséquent négligé l’aspect téléonomique propre à tous les
systèmes évolutifs faisant preuve d’une capacité d’adaptation. Pour
Lorenz, l’étude d’un organisme suppose à la fois une analyse des fins
et une analyse des causes. Il est nécessaire de considérer l’organisme
comme une totalité avant d’entreprendre son explication causale.
« Cette démarche orientée de l’ensemble du système vers ses parties
constitutives est littéralement obligatoire en biologie. Bien entendu, le
chercheur a toute liberté de prendre comme objet de sa recherche n’im-
porte quelle partie d’un système organique. [...] Mais le spécialiste doit
toujours être guidé par une connaissance de l’ensemble du système qui
lui indique la place qu’occupe le sous-système qui l’intéresse dans la
structure globale » (ibid. : 58). Autrement dit, Lorenz ne reproche pas à
ses prédécesseurs de n’avoir étudié qu’une seule partie du comportement
animal, mais de n’avoir pas vu que cette partialité ne pouvait être que
méthodologique et provisoire, et d’avoir ainsi glissé de ce qui ne devait
n’être qu’une méthode à l’affirmation dogmatique d’une ontologie.

Épistémologie de Lorenz

Lorenz analyse les raisons de la prédominance de l’atomisme et du


monisme explicatif dans l’étude du comportement animal. Il définit
l’atomisme comme « le processus consistant à reconstruire un système
à partir de l’observation de son fonctionnement et de la connaissance
de règles générales mais sans analyse de sa structure » (ibid. : 94).
L’atomisme est la démarche de la plupart des éthologistes qui, comme
nous l’avons vu, ont tenté d’expliquer la totalité du comportement animal
en étudiant exclusivement soit l’inné, soit l’acquis, sans nier l’existence
de l’un ou de l’autre, mais craignant d’affronter leurs interactions et
par là même la complexité réelle du système organique. Cependant
l’atomisme n’ignore pas la multitude de fonctions intervenant dans un
organisme, contrairement au monisme explicatif, qui « extrait arbitrai-
rement de la totalité du système vivant un élément partiel pour lequel
se présente une méthode d’analyse assez simple et, sans se soucier des
autres structures constitutives du système, il s’efforce ensuite d’expli-
INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 315

quer la fonction de l’ensemble à partir de la loi de fonctionnement


interne de l’élément partiel qu’il a arbitrairement choisi » (ibid. : 94-95).
C’est l’erreur qu’ont commise les béhavioristes en voulant expliquer
l’ensemble du comportement animal par le mécanisme qui donne à tous
les animaux supérieurs la capacité d’apprendre. Ils pensaient en outre
pouvoir s’épargner l’étude des structures, comme le système nerveux,
sur lesquelles repose cette capacité, en s’en tenant à une méthode de
contrôle du comportement purement opérationnelle, comme ce fut le cas
chez Skinner dans son étude sur l’apprentissage par la récompense. Mais
il se trouve que l’appareil permettant un tel apprentissage est quasi le
même chez un grand nombre d’espèces, ce qui s’explique par son adap-
tation à une même fonction, adaptation que l’on ne peut bien entendu
pas prendre en compte lorsque l’on nie l’inné. En étudiant de la sorte
une fonction commune à plusieurs espèces et en ignorant pour ainsi dire
tout le reste de l’organisme, on ne pourra jamais connaître ce qui fait
d’un pigeon un pigeon et ce qui fait d’un homme un homme. Lorenz
pense à juste titre qu’il est facile de prouver ce que l’on veut quand on
élabore un dispositif expérimental de telle sorte que l’animal ne puisse
pas donner de réponse autre que celle attendue : « Lorsque les béhavio-
ristes enferment le sujet expérimental dans une caisse noire dont ils ne
peuvent tirer aucune autre information que celle concernant la manière
dont l’animal appuie sur un bouton et le nombre de fois où il le fait, je ne
peux m’empêcher de les soupçonner de ne pas vouloir voir tout ce qu’un
animal fait d’autre parce qu’ils ont peur d’être ébranlés dans la certitude
de leur monisme explicatif » (ibid. : 99-100).
Cette façon de procéder dans l’étude du vivant est due, selon Lorenz,
à la prédominance de la pensée « technomorphique ». Le succès des
sciences exactes dans la domination du monde anorganique et le dévelop-
pement des technologies a poussé la plupart des scientifiques, y compris
les biologistes, à n’accorder de valeur qu’aux résultats obtenus par ses
méthodes, en particulier l’analyse mathématique. Nombreux sont ceux qui
se sont enfermés dans leur laboratoire pour imiter les physiciens et leurs
méthodes opérationnelles, au point d’avoir rompu tout contact avec le
monde vivant et ignoré la différence fondamentale entre un système inerte
et un système vivant. Cet aveuglement dû au succès de la physique aboutit
à la glorification de la pensée logique, mathématique et opérationnelle au
détriment complet des autres facultés cognitives que l’homme a déve-
loppées au cours de sa phylogenèse pour s’adapter à son environnement.
Pourtant les physiciens eux-mêmes ne dénigrent pas du tout l’utilisation
des autres fonctions cognitives, comme par exemple la perception des
316 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

formes. « Mais en physique atomique et dans l’étude de la théorie des


particules, le physicien aborde des domaines dans lesquels la plupart
des fonctions cognitives de l’homme sont impuissantes et dans lesquels
on ne peut même pas utiliser les catégories kantiennes de la causalité et
de la substantialité, encore moins les formes de la perception de l’espace et
du temps. Le physicien traite là de phénomènes qu’il ne peut ni décrire ni
montrer et qu’il ne peut définir autrement qu’au travers des opérations qui
permettent de les mettre en lumière et lui en font prendre connaissance »
(ibid. : 96). Le physicien aimerait bien avoir recours à la description et à
l’intuition, mais son objet ne le lui permet pas, ce qui selon Lorenz n’a
pas été aperçu par les biologistes, qui excluent volontairement le recours
à ce type de connaissance, alors que leur objet le permet, et le rend même
nécessaire. Les organismes vivants possèdent des structures complexes
dont il est possible d’entreprendre la description grâce à nos facultés
perceptives, il n’y a donc pour Lorenz aucune raison de s’en dispenser.
« Il est des gens que des considérations épistémologiques empêchent
irrémédiablement de faire usage de leurs facultés sensorielles dans le
domaine des sciences naturelles » (ibid. : 58) 2. Comment se fait-il en
effet que le souci d’objectivité nous amène à considérer certaines facultés
humaines comme « meilleures » que d’autres, alors qu’elles sont toutes
issues du même processus d’adaptation de l’appareil neurosensoriel à
l’environnement ? La position épistémologique de Lorenz est le « réa-
lisme hypothétique » (Lorenz 1975b : 15), qui est « la conviction que
tout ce que notre appareil cognitif nous communique correspond à des
données réelles du monde extra-subjectif. Cette position en matière de
théorie de la connaissance est directement issue du fait que nous savons
que notre appareil cognitif est, en lui-même, un élément de la réalité
et qu’il n’a accédé à sa forme actuelle qu’à force de confrontations et
d’adaptations à des éléments tout aussi réels » (ibid. : 13). Par conséquent
il n’y a aucune raison d’exclure la faculté de perception des formes au
sein de l’investigation scientifique, ni d’ailleurs aucune autre faculté.
Une autre erreur commise par beaucoup de biologistes mécanistes ou
atomistes est de refuser de considérer le caractère d’unité ou de totalité
de chaque système organique. Ce refus s’explique par le fait que ce
sont essentiellement les vitalistes qui se sont appropriés ces notions en
invoquant des « facteurs d’unité » qui faisaient de cette unité un miracle.
Pourtant l’unité n’est pas incompatible avec une explication causale,
mais montre qu’ « il n’y a pas d’enchaînements univoques de causes et

2. Citation empruntée par Lorenz à Wolfgang Metzger.


INSTINCT, INNÉ ET ACQUIS CHEZ KONRAD LORENZ 317

d’effets au sein des systèmes organiques. On commet donc une erreur


méthodologique fondamentale dès lors que l’on tente d’isoler expéri-
mentalement ou même seulement par la pensée une relation causale que
l’on étudie seulement dans un sens » (Lorenz [1978] 1984 : 55).
Il est absolument nécessaire d’avoir conscience de la totalité d’un
organisme avant d’entreprendre l’explication causale de ses éléments
isolés, pour ne pas perdre de vue le fait que cet isolement est artificiel et
provisoire. Les éléments isolés ne pourront finalement s’expliquer que
les uns par rapport aux autres, ce qui implique de faire progresser simul-
tanément ses connaissances sur chacun d’eux et de ne jamais oublier la
pensée du tout auquel participent ces éléments. L’importance de la totalité
justifie les méthodes éthologiques prônées par Lorenz, à savoir l’obser-
vation et la description patiente de la totalité des comportements d’un
animal dans son environnement naturel. Cette façon de procéder a été
injustement taxée d’« amateurisme ». Mais pour Lorenz, c’est un travail
préparatoire absolument nécessaire, car ce n’est qu’ainsi que l’on peut se
rendre compte de la complexité de l’animal considéré comme une totalité.
L’analyse causale, qui est le but de toute recherche scientifique, n’a aucun
sens si l’on n’a pas un aperçu complet du système dans lequel s’enchaî-
nent les causes. Les méthodes et les considérations épistémologiques de
Lorenz sont très éloignées du point de vue partiel de ses prédécesseurs.
En éthologie, il faut utiliser la totalité de ses facultés cognitives afin de
connaître la totalité du comportement de l’animal. Lorsque cette totalité
est gravée dans l’esprit de l’éthologiste, il est libre de choisir l’étude de
telle ou telle partie. Ce qui est essentiel, c’est donc l’ordre de la démarche :
la connaissance ne peut progresser que du tout vers ses parties.
Finalement, pourquoi Lorenz est-il considéré comme le père de
l’éthologie ? (À juste titre je crois). Non pour l’originalité de sa position
épistémologique, mais pour sa pertinence au moment où les débats sur
le comportement animal prenaient des tournures idéologiques.

Références bibliographiques

LORENZ Konrad. 1970. « Sur la formation du concept d’instinct », dans Trois


essais sur le comportement animal et humain, traduit de l’allemand par
Catherine et Pierre Fredet, Paris, Le Seuil.
– 1974. Évolution et modification du comportement, traduit de l’allemand par
Laurent Jospin, Paris, Payot.
– 1975a. Entretiens avec Éric Laurent, Paris, Stock.
318 LES CONDITIONS D’OBSERVATION DES ANIMAUX

– 1975b. L’Envers du miroir. Une histoire naturelle de la connaissance, traduit


de l’allemand par Jeanne Étoré-Lortholary, Paris, Flammarion.
– 1978. Écrits et dialogues avec Richard J. Evans, Paris, Flammarion.
– [1978] 1984. Les Fondements de l’éthologie, traduit de l’allemand par Jean
Étoré, Paris, Flammarion.
TROISIÈME PARTIE

Limites et impasses
des discours positifs
Expérience et subjectivité
14
Du comportement « fait de nature »
au discours de l’éthologiste. Réflexions
sur la place de la subjectivité en éthologie

François Calatayud

Introduction

En 1920, le peintre expressionniste allemand Franz Marc peignait le tableau


Chevreuils dans la forêt avec la volonté de se mettre en rupture avec
l’approche de la peinture de son époque. Il ne s’agissait pas de montrer
la forêt telle que nous la voyons, mais telle que le chevreuil lui-même la
voit. En cela, Franz Marc s’inscrivait dans une certaine acception de la
subjectivité animale, celle décrivant un événement inaccessible à l’ob-
servateur, telle que les études du comportement l’ont par la suite le plus
souvent appréhendée. Cette idée d’un monde subjectif a pourtant fait
l’objet d’approches alternatives. Nous allons proposer un parcours au
travers de ces différentes conceptions de l’animal et du comportement,
illustrées notamment par l’approche du comportement du chevreuil que
nous développons au sein de l’équipe « Comportement et fonctionne-
ment des populations » du laboratoire INRA « Comportement et écologie
de la faune sauvage ». Cette réflexion s’est constituée lors de l’étude du
comportement de cet animal dans le cadre d’un projet de lutte contre les
dégâts des chevreuils en milieu forestier. Ces dégâts sont notamment
réalisés, au printemps et en été, par les mâles qui frottent leurs bois
sur les jeunes plants de différentes essences forestières (comportement
de frottis). Cette approche comprenait une phase descriptive afin de
déterminer si le frottis était un problème simple et unique auquel sont
324 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

confrontés les forestiers ou s’il implique des motivations différentes


selon les circonstances et les individus (l’interprétation classique des
frottis les présentant comme un marquage territorial de la part du mâle).
Une phase plus expérimentale devait suivre afin de préciser les hypo-
thèses élaborées. Le but de cette étude était de fournir des hypothèses
de travail permettant de mettre en place des techniques de limitation
ou de prévention des dégâts en agissant sur ce qui pouvait prendre du
sens pour l’animal. Cela impliquait donc de considérer la subjectivité
de l’animal, la notion de sens étant inséparable de celle de sujet pour
qui les choses font sens.

Différentes acceptions de la subjectivité


dans le cadre de l’étude du comportement animal

Ce recours à la subjectivité constitue déjà une pierre d’achoppement pour


l’étude du comportement envisagé à l’aune des préceptes du béhavio-
risme ou de l’éthologie objectiviste. Ces deux approches se sont placées
résolument dans le champ des sciences naturelles en visant un critère
d’objectivité (Burkhardt 1997). En cela la subjectivité de l’observateur
comprise comme le rapport individuel (et donc non objectif) de ce dernier
à la situation qu’il décrit se devait d’être tenue à l’écart. De même, ce
qui pouvait renvoyer à la subjectivité des individus dont elle décrivait
le comportement n’était pas retenu comme pertinent pour expliquer le
comportement, bien que son existence ne soit pas nécessairement remise
en cause. Il s’agissait d’un coévénement bien embarrassant dans le cadre
d’une étude scientifique dont le mieux que l’on pouvait faire était de
chercher à s’en passer. Pour Tinbergen : « C’est à proprement parler un
travail suffisant pour moi de tester et comprendre la machinerie compor-
tementale de la même manière que n’importe quel autre processus du
vivant est étudié biologiquement [...]. Toute tentative pour faire la
synthèse des données ainsi obtenues avec des phénomènes subjectifs
a toujours obscurci mon travail » (1963 : 9). Cette notion de subjecti-
vité se référait alors au fait que les individus puissent éprouver quelque
chose dans une situation (illustré par le what is like to be a bat de Nagel,
1974). Toujours selon Tinbergen, une des tâches principales de l’ap-
proche objectiviste consistait à défendre son cadre théorique contre
« la notion alors prévalente posant que le but de la psychologie animale
était de découvrir l’expérience subjective des animaux » (ibid. : 5).
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 325

De manière assez marginale dans les sciences de la nature, mais de


manière beaucoup plus suivie dans le cadre des sciences humaines, la
subjectivité a aussi pu être vue comme le fait qu’un sens différent puisse
être donné aux situations dans lesquelles un même individu ou des indi-
vidus différents se retrouvent impliqués. Pour Buytendijk, « le terme
de sujet est plus large que celui de conscience. Ce terme désigne un
mode d’existence qui s’affirme comme le fondement d’une réceptivité
aux significations intelligibles et en même temps d’une activité qui crée
ces significations et y répond intelligemment » (Buytendijk 1958 : 22).
Dans La Structure du comportement, Merleau-Ponty va décrire l’animal
comme étant déjà une existence, une certaine forme de conscience. La
conscience n’est alors pas un ego dans sa tour d’ivoire, ouvert à lui-
même, mais plutôt « un réseau d’intentions significatives tantôt claires
pour elle-mêmes, tantôt au contraire vécues plutôt que connues »
(Merleau-Ponty [1942] 1977 : 187). Un paysage de sens commence alors
à se dessiner au travers du comportement et qui serait « saisissable du
dehors » par l’observateur : « En même temps que le monde perçu se
fragmente en “régions” discontinues, la conscience se scinde en actes
de conscience de différents types » (ibid. 1942 : 186). Le comportement
prend dès lors une teinte dynamique, sous la forme de visées intention-
nelles qui découpent le monde en unités de sens.
Dans le premier cas, traitant de la subjectivité de l’observateur, celle-ci
était à bannir irrémédiablement car remettant en cause l’idéal d’objec-
tivité de l’étude scientifique (Tinbergen 1963). Ce souci de la mise en
suspens de la subjectivité de l’observateur était également partagé de
l’autre côté de l’Atlantique par les tenants du béhaviorisme et a été
illustré par la suite par l’expérience de Rosenthal sur les prophéties
autoréalisatrices (Despret 2002). Selon Rosenthal, outre les projections
de sa propre expérience que l’observateur peut faire sur l’animal qu’il
observe, les attentes de l’observateur peuvent influencer de différentes
manières le comportement des individus observés, notamment au travers
de la relation homme-animal juste avant et après l’expérience. C’est
typiquement ce qui peut se passer quand l’expérimentateur, sachant
avoir affaire à une souche de rats médiocre pour les apprentissages
de labyrinthe, ne va pas être particulièrement attentionné pour placer
l’animal dans le dispositif expérimental (il va donc le stresser davantage
et limiter son apprentissage). C’est également le cas lorsque, satisfait du
« travail » de son rat, il lui donne une caresse avant de le remettre dans
sa cage, lui donnant une « récompense » venant s’ajouter à celle attri-
buée à la suite de l’apprentissage (et donc favorisant les apprentissages
326 VIE ET COMPORTEMENT

ultérieurs). Dans tous les cas, cet idéal de scientificité était synonyme
d’indépendance de l’observateur et de la situation, et de généralisation
des résultats à des catégories comme l’espèce. Deux pôles dont tout ce
qui pouvait les affecter se trouvait étiqueté comme un biais générateur
de perte de crédibilité ou de validité. Il s’agissait donc de mettre en
œuvre des méthodologies rigoureusement établies afin de donner à la
discipline un caractère de scientificité (Tinbergen, op. cit. ; Burkhardt,
op. cit.), voire d’espérer la venue du jour béni où les expérimentations
pourront être entièrement réalisées de manière automatique, depuis la
manipulation des individus jusqu’à la prise de note (Rosenthal 1963).
Dans le deuxième cas, cette subjectivité pouvait sembler inacces-
sible car vécue en première personne (on ne saura jamais ce que ça
fait d’être une chauve-souris ni si le goût du chocolat est le même
pour deux personnes différentes). C’est ce que l’on retrouve avec le
thème de la solitude dont parle Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à
un jeune poète, et c’est typiquement la conclusion de Nagel à la fin de
son article de 1974, bien qu’il laisse une ouverture sur la possibilité
d’y arriver un jour. Comme cela apparaît dans la première citation de
Tinbergen, cette subjectivité semble non nécessaire, voire probléma-
tique, pour une explication causale du comportement. Dans le cadre
d’une explication causale, les problèmes apportés par cette conception
de la subjectivité en tant qu’expérience vécue vont d’ailleurs être aussi
ceux qu’amène la subjectivité comme capacité à structurer un paysage
de sens. En effet, l’explication causale implique que les éléments reliés
par le lien de causalité se définissent indépendamment l’un de l’autre
(Merleau-Ponty, op. cit.). Dans le cadre de l’étude du comportement
animal, cela implique que ce qui donne sa qualité « stimulante » au
stimulus se définit indépendamment de l’individu qui le reçoit, et uni-
quement en termes de propriétés physico-chimiques. C’est ce qui est à
la base de l’approche expérimentale des sciences de la Nature et qui,
en termes d’ancrage philosophique, se réfère au réalisme ontologique.
Cela se retrouve dans la condition ceteris paribus posant que « toutes
choses sont égales par ailleurs » : si certains facteurs mal connus peuvent
éventuellement influencer le phénomène étudié, on choisit de les consi-
dérer comme n’intervenant pas au profit d’un autre dont on essaye de
connaître l’effet. Tinbergen l’expose particulièrement clairement dans
son article de 1963 : « Le traitement du comportement comme des
organes n’a pas principalement ôté les obstacles à l’analyse causale, cela
l’a facilitée, en ce que cela a amené à la réalisation que chaque animal
est doté d’une machinerie comportementale strictement limitée, bien que
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 327

considérablement complexe, qui (abstraction faite des variations liées


aux différences d’environnement durant l’ontogenèse et des effets immé-
diats de l’environnement fluctuant) est étonnamment constante au sein
d’une espèce ou d’une population. Cette attention portée à la répétabi-
lité du comportement a stimulé l’analyse causale d’un nombre toujours
croissant de propriétés spécifiques à ces groupes plutôt qu’indéfiniment
variables » (ibid. : 414). L’individu devient alors un élément réactionnel
dans le cadre de l’expérience, un individu anonyme qui n’est pas une
« présence » pour citer Marion Vicart 1. Cette approche s’intéresse à un
individu moyen ou idéal et suppose directement que tous les individus
percevront le stimulus de la même manière. Poussé à l’excès, notamment
dans le cadre de l’étude expérimentale de la réactivité émotionnelle, le
corollaire va être que tout acte recevra une interprétation générique,
qui prévaut pour tout animal – éventuellement d’un autre sexe, d’une
autre souche, voire d’une autre espèce (Calatayud et al. 2004). Dans un
travail récent, Vinciane Despret (op. cit.) a souligné cette inscription
essentialiste des études sur le comportement dans lesquelles la volonté
de « faire science », déjà présente dans les écrits de Tinbergen, associe
la recherche d’objectivité et la recherche d’universaux.
Quant à la subjectivité présentant la structuration d’un monde de sens
par l’individu, le moins que l’on puise dire est qu’elle n’a pas connu un
grand succès dans le cadre des sciences du comportement, bien qu’elle
semble actuellement retrouver une certaine vigueur dans le domaine des
sciences et techniques de la cognition. Les écrits de Frederik Buytendijk
sont généralement peu connus, ceux de Jacob von Uexküll, s’ils le sont un
peu plus, peuvent se retrouver qualifiés d’« obsolètes », ceux de Merleau-
Ponty passer complètement à la trappe car, après tout, ce n’est jamais
que de la philosophie... Quelque chose qui reste difficilement soluble
dans le milieu scientifique et qui, pour le moins, est tenu à l’écart de la
pratique de la recherche, à la disposition éventuelle des chercheurs à la
carrière suffisamment avancée pour prétendre s’y consacrer. Des phrases
comme « Comment, vous allez jusqu’à la phénoménologie pour étudier
le comportement ? » ou « Pour essayer de faire réfléchir des étudiants
sur ce genre de textes, il conviendrait d’avoir l’âge de tel collègue » ne
sont pas anodines, mais illustrent bien les difficultés à aborder le compor-
tement sous un angle qui sorte de ce qui se fait classiquement (ce qui
au passage est tout de même problématique de la part d’une activité qui

1. Voir Marion Vicart : « Quand l’anthropologue observe et décrit des journées de chien »,
supra p. 253.
328 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

se revendique comme raisonnée et qui fonde ce raisonnement sur des a


priori particulièrement spécieux). Qu’il s’agisse de celle de l’individu
observé ou de celle de l’observateur, la subjectivité a longtemps été mise
de côté (et les exceptions restent encore marginales) dans l’étude du
comportement animal dont le monopole quasi exclusif est tenu par l’éco-
logie comportementale qui a assimilé les concepts de base de l’éthologie
objectiviste (Krebs, Davies 1997 ; Danchin et al. 2005) et par l’héritage
du béhaviorisme que l’on retrouve dans les approches de psychologie
expérimentale. Ce n’est que dans le cadre d’approches plus périphériques
à l’étude du comportement animal que la subjectivité dans son acception
de « création d’un monde de sens propre à l’individu » a pu être abordée
avec plus de succès. En cela les recherches sur la cognition s’inspirant de
la phénoménologie tiennent une place majeure ; elles ont pu préciser le
rôle central que pouvait prendre le sens commun dans le cadre de l’acti-
vité cognitive d’un individu, et même redéfinir cette activité cognitive en
tant qu’« émergence active » d’un monde de sens (Varela et al. 1993).

Le sens et l’action en situation

Les travaux sur la cognition ont permis de réactualiser des réflexions


plus anciennes sur la perception et la construction par l’individu d’un
paysage de sens. Notamment, les travaux de Bach y Rita dans les années
1960 se sont révélés particulièrement fondateurs (Bach y Rita 1969).
Ses expériences, désormais célèbres, de suppléance perceptive reliaient
une caméra à un écran tactile, posé sur le ventre de sujets aveugles,
sur lequel les pixels de l’image étaient remplacés par des stimulations
tactiles. Si le sujet n’avait pas de contrôle de la caméra, il lui était par-
ticulièrement difficile de discerner quoi que ce soit. En revanche, si
l’individu pouvait diriger lui-même la caméra (et donc être actif dans
sa perception), un paysage se formait très rapidement. Il n’y avait plus
dès lors de sensations tactiles sur le ventre, mais la perception d’une
dimension spatiale, d’un « là-bas » extérieur au sujet, et la reconnais-
sance de visages devenait possible. Ces travaux ont permis de redéfinir
la perception non plus comme le traitement d’une information qui exis-
terait dans la nature indépendamment de l’individu, mais la création de
sens comme possibilité d’action (deux individus pourront donc avoir
une perception complètement différente d’une même situation pour peu
qu’ils s’y impliquent différemment).
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 329

Ces idées n’étaient bien sûr pas complètement nouvelles, et d’autres


chercheurs, à la suite de Uexküll (1956) et Buytendijk (op. cit.) pour le
monde de l’animal, de Piaget (1970) dans le cadre du développement de
l’enfant et des philosophes issus de la tradition phénoménologique conti-
nentale (Merleau-Ponty, op. cit.), ont relié monde de sens et contexte
d’actions. Il semble que la condition essentielle pour qu’une dimension
spatiale et un paysage de sens apparaissent soit la capacité de l’individu
à agir dans son environnement, fût-ce de manière minimale, comme l’a
mis en évidence l’expérience de Bach y Rita (Lenay, Sebbah 2001) – ce
que Buytendijk avait par ailleurs déjà montré il y a plus de quarante ans
chez l’anémone de mer.
Cela a été également récemment illustré par les travaux sur la percep-
tion visuelle de Kevin O’Regan au travers de ce que l’on appelle la cécité
au changement. Ces expériences consistent à étudier comment des chan-
gements non négligeables à partir d’une image de départ peuvent passer
totalement inaperçus. Par exemple en faisant disparaître une partie impor-
tante en termes de surface d’image d’un paysage, ou en faisant passer
suffisamment lentement la teinte dominante d’une image du rouge au
bleu, sans que cela soit décelable (et qui plus est en prévenant à l’avance
que quelque chose allait changer). Un suivi des mouvements oculaires a
permis de montrer que l’activité visuelle se portait préférentiellement et de
manière récurrente sur certaines parties de l’image et pas sur d’autres, en
fait spécifiquement sur ce qui contribuait à caractériser un thème général.
Le fait que des changements massifs dans un paysage puissent passer
totalement inaperçus a permis de reconsidérer ce que pouvait être la per-
ception visuelle. La vision n’apparaît alors pas comme la réception passive
d’une information indépendante de l’observateur, mais la reconstitution
d’un contexte faisant sens (O’Regan, Noé 2001). Une fois le contexte
identifié (ce qui lie la perception à l’historique du vécu de l’individu) le
regard se porte sur ce qui thématise cette identification. Le reste apparaît
alors comme du bruit de fond non pertinent (et donc passe inaperçu).
Enfin, des travaux traitant plus spécifiquement du comportement
animal ont permis de redéfinir la notion d’espace (Gallo, Gaulejac
1995 ; Dubois et al. 2000, 2001, 2005). Avant de proposer une tâche
d’apprentissage aux animaux qu’ils observaient, ces chercheurs se sont
intéressés à leur investissement de l’espace au travers de leurs actions.
Cela a permis de décrire des zones préférentiellement associées à cer-
taines activités de manière individuelle. L’espace tel qu’il était vécu
par les animaux n’était vraisemblablement pas homogène et neutre
comme pourrait l’être un espace en géométrie euclidienne. Qui plus est
330 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

cet investissement de l’espace par des actions influençait également les


capacités d’apprentissage qui variaient beaucoup d’un animal à l’autre et
d’une zone à l’autre. Réaliser la tâche demandée par l’expérimentateur
n’était visiblement pas la même chose en tout point de l’espace.
Ce type de travaux, dont la liste est ici loin d’être exhaustive,
a contribué à définir un sujet comme un individu qui, par la relation
circulaire action-perception, va se créer un monde propre (Umwelt), un
paysage de sens dans lequel il va évoluer et en accord avec lequel il va
produire son comportement. Toute la question est alors d’avoir accès à
ce monde propre et de l’inscrire dans une méthodologie générale.

Comment aborder le monde de sens ?


Chercher la diversité et quitter
le concept d’individu moyen

Comme cela a été présenté précédemment, une approche expérimentale


« classique » proposant à différents individus des conditions que l’on
imagine semblables pour tester une hypothèse parlant d’un individu
moyen n’est plus tenable si l’on s’intéresse à la notion de sens et à un
individu sujet. La notion même de sens est incompatible avec celle
d’individu moyen et n’est effectivement valide que pour des individus
considérés indépendamment (chacun ayant son rapport au monde). Cela
dit, il est toujours possible de rapprocher des individus parce qu’ils
donnent un sens proche aux mêmes éléments de l’environnement
(parce qu’ils sont dans un même « usage » du monde). Ainsi, au lieu de
partir d’individus considérés d’entrée de jeu comme semblables, cette
approche de l’animal-sujet va les considérer comme potentiellement
tous différents entre eux et considérer qu’un même sujet peut vivre une
situation de manières différentes à deux moments différents.
L’idée ne va donc pas être de trouver une manière unique de se
comporter, mais des modes d’être en situation renvoyant à des usages,
éventuellement différents, de l’environnement. Cette phase est évidem-
ment descriptive et permet de « tâter le terrain » afin de savoir ce que
l’on peut demander à chaque sujet. Cette approche a notamment été uti-
lisée lors des études du rapport à l’espace précédemment citées (Gallo,
Gaulejac, op. cit. ; Dubois et al. 2000, 2001, 2005). Dans le cadre de
nos études sur le comportement de frottis chez le chevreuil, cette phase
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 331

descriptive nous a permis de passer de l’idée d’un comportement au


singulier à une pluralité des frottis, certains n’ayant rien à voir avec un
marquage territorial. Notamment un des mâles observés associait préfé-
rentiellement une manière particulièrement agressive de frotter les plants
avec une consommation alimentaire des feuilles situées avant cela hors de
sa portée, tout en exprimant cette activité dans un contexte d’alimentation
contrairement à ce que pouvaient montrer les autres mâles. La présence
de ces feuilles semblait alors motiver ce comportement de frottis.
Une deuxième phase peut ensuite être abordée où des expérimenta-
tions vont pouvoir être construites « à la carte » (puisque toutes choses
ne sont pas nécessairement égales par ailleurs, en fonction de ce qui
aura pris du sens pour les individus, et ainsi valider ou invalider des
hypothèses quant au sens que la situation a pu prendre pour eux). Cette
deuxième phase nous a permis par exemple de proposer spécifiquement
au chevreuil mâle précédemment évoqué une situation expérimentale
dans laquelle nous lui avons présenté des plants de merisier avec ou
sans feuilles afin de vérifier si c’était bien la présence des feuilles inac-
cessibles qui était à l’origine du frottis, ce qui a été vérifié de manière
particulièrement nette. Cette expérience a été réalisée pour cet individu
pour lequel les feuilles situées en hauteur sur le plant faisaient vraisem-
blablement sens. Les autres individus ne s’y intéressant pas, leur proposer
cette expérience n’aurait vraisemblablement pas été pertinent.

De la structure du comportement au sens :


influence de l’analyse du discours

Comme nous l’avons déjà évoqué, la contextualisation des actions est


essentielle dans la structuration du monde de sens. Inversement, cette
contextualisation peut également permettre à l’observateur de traduire
le thème d’une suite d’items comportementaux comme résultant d’une
visée intentionnelle. Ce regroupement préférentiel et individuel d’actions
illustre une structuration individuelle de l’espace qui esquisse la notion
de monde propre. Dans La Structure du comportement, Merleau-Ponty
contribue à décrire la constitution de ce paysage de sens comme le
découpage de l’environnement en « régions », en différentes unités
de sens ou thèmes d’activité au travers des visées intentionnelles le
parcourant. Cette notion de visée va nécessiter l’inscription de l’étude
du comportement dans une perspective dynamique, mais aussi faire de
cette étude une approche herméneutique se démarquant d’une approche
332 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

réaliste (on se souviendra des mots de Merleau-Ponty posant « la forme


comme un objet de conscience et la loi comme un instrument de connais-
sance » (op. cit. : 157), mais non comme étant des réalités en soi). En
cela, l’étude du comportement partage des points communs avec l’étude
du discours dont la structuration va aussi créer un paysage de sens pour
l’auditeur ou le lecteur. Une manière de prendre en compte le caractère
situé de l’étude du comportement, tant du point de vue de l’observateur
que des individus observés dans un contexte comportemental particulier,
serait de considérer cette activité dès la phase de relevé des données
comme l’étude d’un discours bien particulier. Ce discours serait celui de
l’éthologiste décrivant une situation observée (Le Pape et al. 1997).

Des mots pour dire le comportement

Contrairement à ce qu’imaginent beaucoup de comportementalistes, leur


objet d’étude n’est pas quelque chose qui existe indépendamment d’eux
et que l’on peut mesurer de la même manière que l’on quantifie une gran-
deur physique. Une telle assertion n’est pas un retour au solipsisme ; il y
a bien des animaux qui se comportent, éventuellement indépendamment
de nous, mais ce que l’on quantifie n’est pas indépendant de notre rap-
port à la situation. Que l’on se place dans une approche s’intéressant à la
subjectivité ou la rejetant, le comportement de l’animal est toujours un
continuum, une visée intentionnelle que l’on discrétise en un enchaîne-
ment d’items comportementaux. Pour cela, le comportementaliste se crée
de toutes pièces un vocabulaire spécial appelé répertoire comportemental
qui lui permet de décrire et de quantifier la situation qu’il a sous les yeux.
Ce lexique va comprendre des « mots » un peu particuliers, constitués
d’un verbe d’action éventuellement associé à des compléments circonstan-
ciels de lieu, de temps, d’objet et éventuellement d’adjectifs qualificatifs
(manger-pomme, se-toiletter, toiletter-congénère...). Cette étape essentielle
va consister à assimiler à une même forme des parties de ce continuum
comportemental que l’observateur estime être de même nature. Selon l’idée
qu’il se fait de la situation, le degré de finesse de l’observation va changer.
Faut-il considérer que toutes les parties de l’espace sont équivalentes, et
donc n’utiliser que des verbes d’action, ou bien assigner à chaque verbe
d’action, un complément circonstanciel de lieu et si c’est le cas comment
discrétiser l’espace ? Faut-il distinguer différentes formes de contacts entre
congénères ou les ramener à une forme unique avec le label laconique
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 333

« contact-congénère » ? Cela dépend de la manière dont l’observateur


« sent » la situation, notamment s’il est prêt à y voir de la diversité, et donc
de son rapport à cette situation. On retrouve en cela de nombreux points
communs avec l’analyse automatique du discours, dont une des premières
étapes va consister à regrouper différentes formes d’un mot autour d’une
racine commune, ce que l’on appelle une procédure de lemmatisation. De
la même manière qu’une procédure de lemmatisation a des conséquences
directes sur le résultat des analyses à suivre, la constitution du répertoire
comportemental donne une forte orientation à ce que l’animal pourra mon-
trer comme variété dans son comportement. L’observateur porte alors une
responsabilité lourde, celle de rassembler a priori des choses intervenant
dans des contextes très différents et renvoyant à des unités de sens très
différentes (Calatayud et al. 2004). Cette étape illustre à quel point l’étude
du comportement consiste plus à poser un regard particulier, à interpréter
une situation qu’à réaliser une quantification neutre, objective et réaliste.
Cela n’est pas sans rappeler, tout en prenant quelque distance, la méta-
phore de Uexküll citée par Buytendijk pour décrire le comportement : « une
mélodie du mouvement chantée pour ainsi dire “à deux voix” : par la situa-
tion et par le sujet “se comportant” qui tous deux accordent leur voix »
(Uexküll [1956] 1965 : 141). Le comportement dont parle le chercheur,
et qui est à la base de sa discipline scientifique, n’est jamais une mélodie
à deux voix, celle du sujet et de son milieu. Seule se fait entendre la voix
du chercheur qui parle de cette mélodie qu’il a entendue. Si la relation
circulaire et coconstitutive du sujet et de son environnement nous semble
intéressante pour décrire le comportement, il conviendrait néanmoins de
préciser cette description en rajoutant une voix, celle de l’observateur qui
utilise ses mots pour raconter la mélodie qu’il entend.

Le recueil des données

Une fois que l’on dispose d’un répertoire comportemental, on peut


commencer à quantifier le comportement. Pour cela de nombreuses
méthodes d’observation et de quantification sont à disposition (Altman
1974). L’une d’elles se focalise sur un individu à la fois et note en
continu ce qui est observé au travers du filtre du répertoire compor-
temental. Mais, là encore, les a priori de l’observateur vont avoir des
conséquences sur les interprétations du comportement. La manière la plus
classique de quantifier le comportement va consister à réaliser un grand
334 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

tableau où figurent en colonnes les items comportementaux et en lignes


les individus observés. Par construction, cette approche va considérer
que le contexte dans lequel les items apparaissent n’est pas pertinent, et
donc que les items font sens par eux-mêmes. Ce raisonnement est parti-
culièrement réalisé dans les études portant sur la réactivité émotionnelle
impliquant des rongeurs. Dans ces études, une interprétation est donnée
pour un acte et réutilisée en routine par la suite une fois qu’il aura pu
être « validé éthologiquement » (Calatayud et al. 2004).
Une manière alternative de quantifier le comportement consiste à
conserver l’enchaînement des actes au fur et à mesure qu’ils apparais-
sent et ainsi à conserver leur contexte d’apparition. Cet enchaînement
d’items comportementaux pourrait alors être comparé à un discours. Ce
discours n’est toutefois pas celui de l’animal, comme ont pu l’évoquer
Gallo et Cuq (op. cit.) mais, nous l’avons vu, plutôt celui de l’éthologiste
qui décrit la situation qu’il a sous les yeux avec le vocabulaire qu’il s’est
constitué. Si le choix des items dépend de l’observateur et de l’idée qu’il
se fait de la situation, la structuration de cette suite d’items dépend de
l’individu observé.
Il n’est certainement pas inutile de rappeler que nous avons jusqu’ici
décrit le comportement comme une visée intentionnelle se fondant sur un
monde de sens pour l’animal, sur la base de l’histoire comportementale
de l’individu et qui se matérialise, pour l’observateur et pour le sujet
qui se comporte, dans le comportement. Lorsque le chercheur vient de
constituer le répertoire comportemental, il n’y a pas déjà là du compor-
tement, mais uniquement un moyen d’y accéder. Cela implique nous
l’avons dit une vision dynamique de cette activité se posant comme une
unité de sens, et bien sûr, une dynamique qui soit celle de l’animal plutôt
que celle de l’homme. Les approches qui utilisent ces items comporte-
mentaux indépendamment de leur contexte ne feraient pas à proprement
parler une étude de comportement, mais utilisent l’animal et des items
comportementaux comme révélateurs ou « bio-essais ». Cela est particu-
lièrement évident dans le cadre de l’étude des émotions chez les rongeurs,
lorsqu’un item comportemental reçoit une interprétation définitive de ce
à quoi il pourrait renvoyer chez l’animal (on dit alors que le terme est
« éthologiquement validé »). Un « sens » lui est attribué et est conservé
d’un individu à l’autre, d’un genre à l’autre, voire d’une espèce à l’autre
(Calatayud et al. 2004). En cela, cette approche de phénoménologie du
comportement utilise bien certains des outils de l’approche causale (un
répertoire comportemental, éventuellement des méthode de relevé de
données), mais dans une perspective résolument différente.
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 335

Des outils pour étudier cette structuration :


l’analyse automatique du discours
Si l’étude du comportement peut être appréhendée comme l’étude du dis-
cours de l’éthologiste, cela ne veut pas dire qu’elle revient à l’étude d’un
récit, ou d’une suite d’anecdotes. Cela veut dire que l’on utilise le carac-
tère herméneutique de toute lecture ou écriture d’un texte pour décrire la
nature située de toute approche du comportement. Cela veut également
dire que ce n’est qu’au travers de l’étude de la structuration de ce texte
que l’on va retrouver des comportements sous la forme de visées inten-
tionnelles. L’étude de la structure du comportement au travers de celle de
ce texte permettrait alors de revenir vers la notion de sens, appréhendée
comme la thématisation d’une activité par le contexte général dans lequel
elle se place, et vers la notion de paysage de sens de l’individu, appré-
hendé comme l’investissement de l’espace et de l’environnement par
des actions. Pour cela le comportementaliste dispose de nombreux outils
statistiques qui vont lui permettre de s’intéresser à la structure du compor-
tement et de conserver l’individualité de ses sujets d’observation sans les
fondre dans un individu moyen. Certains de ces outils ont été créés spéci-
fiquement pour l’étude du discours (bien que par la suite ils aient pu être
utilisés pour décrire d’autres types de données). C’est le cas des analyses
de correspondance et de leurs dérivés, notamment la recherche d’unités de
contexte par la méthode ALCESTE (Le Pape, op. cit. ; Reinert 2003). Cette
dernière méthode se révèle particulièrement intéressante en ce qu’elle
permet de s’affranchir de l’arbitraire de l’observateur pour définir des
thèmes d’activités. Les analyses de cooccurrence « classiques » posent
comme hypothèse de base que la fenêtre d’observation décrite constitue
une unité de sens renvoyant à une même unité thématique (une même
visée intentionnelle en langage phénoménologique). Pour parler simple-
ment, cela revient à dire que dans la séquence considérée l’individu a une
activité principale qu’il mène à son terme, et peu d’activités satellites,
voire aucune. C’est une hypothèse lourde dont on mésestime la portée
et qui est directement à la charge de l’observateur. La méthode ALCESTE
prend de larges séquences en compte, pouvant receler différentes unités
thématiques, et cherche justement si l’on n’y retrouve pas des regrou-
pements préférentiels d’items qui pourraient permettre de les identifier
(et ce sans intervention de l’analyste). L’utilisation des principes de
base de cette méthode nous a permis de resituer les différents types de
frottis dans des contextes d’activité radicalement différents, les frottis dits
336 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

alimentaires intervenant spécifiquement dans les phases d’alimentation,


ce qui a conduit à confirmer l’interprétation que nous en faisions (données
non publiées actuellement). D’autres méthodes d’analyses, comme les
représentations arborées utilisées en phylogénie pour décrire la parenté
entre différents groupes taxonomiques grâce à un indice de distance géné-
tique, ont pu être mises en pratique de manière particulièrement élégante
en linguistique pour décrire la distance entre différents discours (Véronis
2007). L’application de ces dernières analyses à des observations com-
portementales serait sûrement très intéressante en ce qu’elle permettrait
d’illustrer la diversité éventuelle des « manières d’être » dans une situa-
tion donnée (et, entre autres, de travailler en connaissance de cause dans
le cadre d’une expérimentation supposant que « toutes choses sont égales
par ailleurs »). En permettant de s’intéresser à des différences qualitatives
de profils individuels, ces analyses amènent de nouvelles questions sur le
comportement. Il devient notamment possible de travailler sur un nombre
d’individus très restreint sans que cela pose un problème statistique (les
statistiques reposant sur un individu moyen faisant appel à la loi des
grands nombres). La possibilité devient également offerte de reconsidérer
la pertinence et l’homogénéité des catégories d’individus habituellement
utilisées comme le genre ou l’espèce. Enfin, ces méthodes offrent au
comportement la possibilité de commencer à exister en tant que suite
intelligible d’actes qui dessinent un certain rapport au monde et non plus
comme des actes isolés et faisant sens par eux-mêmes (i.e. selon ce que
veut bien en imaginer l’observateur).

Conclusion : revoir la notion d’objectivité


et faire des choix

L’étude du comportement n’est jamais objective au sens ou l’entendaient


initialement les approches réalistes du béhaviorisme et de l’objectivisme,
en ce qu’elle implique toujours un certain regard sur l’animal, et un regard
qui a des conséquences lourdes sur ce que ce dernier peut montrer en
retour. Toutefois, cela ne veut pas dire que c’est une futilité ou que cela
autorise toutes les interprétations que l’on souhaite sur l’animal, comme
ont pu le faire les approches mentalistes. Buytendijk (op. cit.) cite par
exemple un cas de sépultures organisées par des fourmis, dont la pré-
sentation par Romanes dans son livre Animal Intelligence est tout aussi
fantaisiste que peut l’être une mécanisation outrancière de l’animal.
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 337

Cela appelle plutôt à renoncer à l’idée d’une science indépendante


des sujets qu’elle étudie. L’éthologie, telle qu’elle vient d’être présentée,
n’est pas l’étude d’un comportement indépendant de l’observateur, mais
un discours sur l’être de l’animal au travers de la relation que le cher-
cheur peut avoir avec ce dernier. Ce discours se place ainsi dans une
approche résolument herméneutique, mais qui ne se voit ou ne veut pas
se voir ainsi lorsqu’il s’inscrit dans l’attitude positiviste critiquée par
Merleau-Ponty dans La Structure du comportement. Cette implication
de la relation au comportement et à l’animal en fait une activité engagée
qui demande à être reconnue comme telle. C’est bien parce qu’il se fait
une certaine idée de ce que sont un comportement et un animal que le
chercheur met un animal en scène, qui fait alors ce qu’il peut, souvent
suivant des lignes directrices qui ne peuvent que le mécaniser. Comme
l’a très bien illustré Thelma Rowell (1993), même les plus bêlants des
animaux peuvent révéler des comportements insoupçonnés si on les
place dans un contexte dans lequel ils peuvent s’exprimer quelque peu
librement, ce qui était d’ailleurs également argumenté par Merleau-
Ponty (1942) et Canguilhem (1965). Cet engagement peut alors se faire
dans des voies différentes, mécanisant ou non l’animal, avec des consé-
quences ontologiques et méthodologiques particulières.
Traditionnellement, les sciences du comportement se sont inscrites
majoritairement dans les sciences de la Nature dans une perspective
essentialiste. Ce discours vise une forme d’universalité dans laquelle
la diversité a souvent été assimilée à de la variation résiduelle autour
de la catégorie étudiée, souvent le genre ou l’espèce (comme le montre
la citation de Tinbergen évoquée au début de ce texte). C’est ainsi que
la diversité des conduites liée à la relation homme-animal tant décriée
par Rosenthal (1963) se trouve être une source de biais empêchant
d’atteindre le profil type de la catégorie observée plutôt qu’une ouver-
ture sur la richesse du monde de l’animal comme ont pu le montrer par
la suite les études de primatologie (Strum et Fedigan, 2000). C’est ainsi
que la subjectivité abordée comme la structuration d’un monde de sens
propre à l’individu peut être assimilée à de la variabilité interindividuelle
(commentaire récent d’un relecteur d’une revue internationale sur le
comportement animal), ce qui ignore toute la richesse du sujet pour
n’en retenir que ce qui empêche de cerner avec précision un individu
moyen. Dans le type d’approche expérimentale se focalisant sur un indi-
vidu moyen (ce que font les statistiques inférentielles), les individus
observés ne peuvent pas faire autrement que de se montrer sous un jour
assez monolithique. Ils sont alors traités plus ou moins comme des êtres
338 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

vivants, mais pas encore comme des existences, c’est-à-dire comme des
êtres se définissant non par leur appartenance à une catégorie mais par
leur activité créatrice de sens. Il n’est dès lors pas surprenant que les
mêmes concepts soient utilisés pour des animaux aussi bien que pour
des végétaux (Karlson, Mendez 2005). Ce rapprochement de l’animal
et du végétal présenté par Florence Burgat dans Liberté et inquiétude
de la vie animale (Burgat 2006) à partir des réflexions de différents
philosophes et biologistes trouve ainsi une résurgence dans le cadre
de l’écologie moderne. L’usage, initialement métaphorique, du terme de
« stratégie adaptative » va être le même pour l’animal et pour le végétal,
avec toutefois pour le premier un passage plus rapide vers une interpré-
tation cognitiviste, posant, en définitive, un animal mécanisé. Le cadre
théorique choisi alors montre ici vraisemblablement quelques limites.
La notion grecque d’hubris, de démesure d’une conduite, pourrait
qualifier ce dépassement du cadre de pertinence d’une approche, notam-
ment lorsque l’explication causale est utilisée à toutes les fins possibles
et imaginables. Cela est le cas lorsque l’on met en pratique cet outil
conceptuel pour parler de l’individu particulier alors qu’il n’a de per-
tinence qu’appliqué à une autre échelle d’analyse et pour d’autres fins.
Afin de cerner le domaine de pertinence du type d’approche de l’animal,
une utilisation libre de la notion de phronèsis pourrait se révéler intéres-
sante. Cette notion, qui est l’un des éléments fondamentaux de l’éthique
aristotélicienne, consiste justement à se poser la question de l’à-propos
de la réflexion menée afin de ne pas dépasser le cadre de pertinence du
discours et transformer ce qui pourrait être une vertu en vice. Pour cela, le
terme a souvent été traduit par « prudence » et, dernièrement, par celui de
« souci de la réflexion » (Arjakovsky 2007). Ce type de réflexion est mené
à l’origine sur la catégorie d’« étants qui peuvent être autrement », cette
approche se démarquant de l’épistèmè qui parle des êtres « qui ne peu-
vent être autrement que ce qu’ils sont ». L’attitude de la phronèsis serait
ainsi tout indiquée pour le comportement dans la mesure où celui-ci peut
apparaître comme relevant non plus d’une essence, mais d’une existence
pour peu que l’on veuille bien lui laisser la place de s’épanouir. Il serait
intéressant de renouer avec cette approche dans le cadre des études sur le
comportement pour en questionner l’à-propos. Cela reviendrait à ques-
tionner les conditions dans lesquelles on peut mécaniser l’animal, et ce
que l’on met de côté dans ce cas, mais aussi à réfléchir aux limites du dis-
cours produit, et éviter ainsi de vouloir tout appréhender par une approche
causale qui par définition ne permet de considérer qu’une seule manière
d’être de l’animal. Les travaux de Francisco Varela (1989) sur la cognition
LA PLACE DE LA SUBJECTIVITÉ EN ÉTHOLOGIE 339

mettent en avant ce type de réflexions quant à la manière d’aborder les


agents cognitifs. Un des points centraux de sa pensée consiste justement
à ne pas mettre en opposition les différentes théories de la cognition (le
cognitivisme, le connexionisme et l’énaction), car elles relèvent de dialec-
tiques différentes vis-à-vis des agents cognitifs. Chacune de ces approches
pourra donc être utilisée tant que cela se fera à bon escient, en assumant
les présupposés de départ et en ayant conscience du domaine de pertinence
du discours produit.
Si le but de l’étude est de prendre une décision sur une hypothèse
destinée à être vérifiée sur un nombre régulier, prédictible et acceptable
de cas et sans prendre en compte la notion de sens (et donc ne parlant
pas d’un animal donné dans une situation précise), une approche causale
et idéalisante peut être intéressante. Toute la question est alors de savoir
si l’on peut faire l’économie de la notion de sens, si l’étude peut justifier
ses prétentions d’universalité et notamment si la nature des données le
permet. La question de savoir pourquoi l’un des ours de l’enclos d’un
parc animalier présente des stéréotypies quand viennent des visiteurs
et non ses deux congénères ne pourra pas être traitée par une approche
causale, car son comportement dépend de ce à quoi il donne du sens et
non de ce que ferait l’ours moyen dans une condition de captivité elle
aussi idéalisée (Calatayud et al. 2006).
La grande question va être de se demander pourquoi, dans quelle
mesure et à quel prix l’on souhaite un discours universel, tout en sachant
que l’animal ne pourra se montrer comme une existence qu’à partir du
moment où l’observateur lui donnera l’occasion de se dévoiler comme
tel. Ce prix va bien sûr être celui de la perte de l’individualité et par voie
de conséquence celui de la réflexion éthique. L’utilisation mécaniste
et/ou industrielle de l’animal fait par construction l’impasse sur une
véritable réflexion éthique lorsqu’elle se place comme l’étape initiale
et l’horizon de l’approche de l’animal. Cette réflexion éthique devient
alors une sorte d’étape rituelle, nécessaire pour la forme, mais vide de
sens puisque de toute façon l’animal est d’ores et déjà mécanisé. Ce
souci de la réflexion éthique est toutefois légitimé par les approches de
la cognition et les approches de phénoménologie du comportement qui
amènent l’animal à se présenter comme une existence. Pour reprendre
l’expression de Vinciane Despret, l’animal va alors demander à entrer en
politique, car c’est bien de politique et de vie communautaire qu’il s’agit
lorsque l’on parle de réflexion éthique. L’animal ne va bien sûr pas le
faire de lui-même, mais parce que la relation qui nous lie aura changé
et convoqué un animal et un homme différents. On retrouve d’ailleurs
340 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

cette idée de politique dans la notion de phronèsis qui vise résolument


un objectif de vie communautaire harmonieuse, bien que généralement
circonscrite à la communauté spécifiquement humaine (Arjakovsky
2007). La notion de « bon escient » du regard sur l’animal prenant alors
tout le sens de son étymologie latine « me, te, eo sciente » : « moi, toi, lui
le sachant ». L’animal pourra alors intervenir dans la communauté avec
une place différente de la machine pour peu que l’on aille à sa rencontre
en ayant « la politesse de faire sa connaissance » (Despret, op. cit.)
Par ailleurs, même en se plaçant dans une optique construisant son
raisonnement sur une univocité de l’expression du comportement par
un groupe d’animaux (i.e. postulant que toutes choses seront bien égales
par ailleurs pour chaque individu observé), seule une première approche
s’intéressant à la diversité des comportements pourra justifier de l’à-
propos de l’étude et du bien-fondé de la construction des catégories
utilisées. Cette approche se montrerait alors particulièrement « pru-
dente » en ce qu’elle ne postulerait pas a priori l’homogénéité des
catégories qu’elle étudie, mais au contraire la vérifierait.
Dans tous les cas, la considération des individus observés en tant
qu’existences avant que d’être assimilés à une essence semble être une
nécessité. Cela amène à « poser les bonnes questions » aux individus
observés pour reprendre l’expression de Shirley Strum. Poser les bonnes
questions implique de s’intéresser à la pertinence de la situation pour les
sujets observés et à inscrire l’observation dans une phénoménologie de
la rencontre, qui a été si souvent sacrifiée sur l’autel de la scientificité.
Le titre du livre Primate Encounters de Shirley Strum et Linda Fedigan
(2000) est d’ailleurs particulièrement illustratif de cette approche qui
aurait tant à nous apprendre des animaux, primates ou autres.

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15
Le comportement douloureux
de l’animal :
entre symptômes et critères

Philippe Devienne

Introduction

L’étude du comportement animal est l’étude de l’interaction d’un indi-


vidu avec ses congénères et avec son environnement, dans ses actions
et réactions. Ainsi en est-il par exemple du comportement alimentaire,
du comportement sexuel, des actions et réactions au sein même d’une
espèce donnée dans un environnement donné.
Nous allons parler ici d’un type particulier de comportement, le compor-
tement douloureux. Mais il faut avouer d’emblée que le but de cette
réflexion est de montrer l’impact que certaines manières de parler des
animaux ont eu sur notre conception de la douleur : si le comportement
de douleur chez l’animal est retenu bien généralement comme symptôme
d’une affection donnée, ce comportement a aussi la caractéristique d’être
pris comme critère pour pouvoir répondre avec certitude à la question
« Comment savez-vous qu’il a mal ? » Nous insisterons dans cette étude
sur cette différence profonde existant entre les critères et les symptômes
de la douleur, pour montrer qu’ils sont souvent confondus dans notre
façon de parler. Notre matériau d’étude réflexive est la Philosophie du
langage ordinaire, celle proposée par Wittgenstein, et poursuivie par
Austin, Cavell, Hacker. Cette philosophie ne défend ni les croyances
communes, ni le « bon sens », ni les opinions, ni le remplacement de
la connaissance scientifique par une connaissance ordinaire ; c’est une
344 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

philosophie qui recherche le caractère public et partagé de nos mots, de


nos mots attribués à l’animal quand nous parlons de douleur. La Philo-
sophie du langage ordinaire se place dans un champ dans lequel les
attitudes de la métaphysique tout comme celles de la science sont des
vues particulières du monde. Le langage ordinaire est un accès au monde
qui a nos dimensions, un monde fait de tables, de chaises, de chiens
et de chevaux. Mes références à l’animal sont autant de réponses aux
expressions ou à l’incapacité d’exprimer ; elles sont fonction, comme le
dit Stanley Cavell, de « ce qui compte pour nous » (Cavell 1993 : 162)
dans notre relation à l’animal, découvrant que nos mots sont au-delà
de toute connaissance. Le point d’orgue de ce travail consiste dans la
possibilité ou l’impossibilité de ce qui est dit par un locuteur, dans son
rapport avec sa communauté linguistique, à propos de l’animal.

Définition de la douleur

L’Association internationale pour l’étude de la douleur définit la douleur


comme « une sensation désagréable et une expérience émotionnelle en
réponse à une atteinte tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en ces
termes ». Or, les termes de cette définition (la sensation, l’expérience
émotionnelle) ne se rapportent qu’à un caractère psychologique qu’il est
impossible de cerner ou d’appliquer en tant que praticien vétérinaire,
chercheur en biologie ou chercheur en zootechnie mais aussi en tant
que psychiatre, gériatre ou pédiatre face à l’autre humain qui ne peut
s’exprimer, et parfois qui ne réagit pas ou ne peut réagir. Comment
pouvons-nous alors savoir qu’une sensation est désagréable pour tel
animal, comment pouvons-nous savoir ce qu’est une expérience émo-
tionnelle chez un chien ou un cheval, eux qui sont privés de langage ?
Dans le cas des animaux, l’Association internationale nous propose
une autre version de cette définition de la douleur en nous disant que
« la douleur est une expérience sensorielle aversive causée par une
atteinte réelle ou potentielle qui provoque des réactions motrices et
végétatives protectrices, conduit à l’apprentissage d’un comportement
d’évitement et peut modifier le comportement spécifique de l’espèce, y
compris le comportement social ».
Nous voilà donc bien dans une étude du comportement animal, puis-
qu’il est à la fois fonction de chaque espèce et constitue également un
comportement d’évitement d’une espèce donnée. En quelque sorte, cette
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 345

double définition nous indique que la douleur humaine est essentiellement


déclinée en termes de sensations et de réactions – décrites par le porteur
de la sensation – mais la douleur animale n’est décrite qu’en termes de
réactions à un stimulus donné, qu’il soit interne ou externe.

Comment peut-on savoir


qu’un animal souffre ?

Cette question de la douleur animale et de son existence nécessite cepen-


dant un examen plus minutieux. « Comment peut-on savoir qu’un animal
souffre ? » Par exemple, si je vois mon chien marcher avec difficulté,
rechigner à se promener, j’en conclurai qu’il a mal à la patte, qu’il se sera
fait mal en descendant l’escalier, qu’il aura peut-être des douleurs dans
le ventre... Je peux encore consulter le vétérinaire qui me dira : « Oui,
votre chien a mal au genou. D’ailleurs, voyez, quand j’appuie sur cette
zone tuméfiée que je vous montre avec mon index, le chien réagit vive-
ment, geint et tente même de me mordre. Il a bien mal au genou. »
Mais sur quels critères se fonde donc ce vétérinaire ? Sur les signes
cliniques (boiterie, cris, tuméfaction) ? Le chien mord-il correctement
quand il a mal ? Et s’il mordait en fait pour une autre raison ? Nous
pouvons voir déjà ici une modification dans notre abord du comporte-
ment, celui qui passe du symptôme (la tentative de morsure), au critère
de douleur, qui serait certitude : il mord correctement. Le vétérinaire ne
peut-il pas doser dans le sang les signes mêmes de la douleur pour savoir
si l’animal en question répond bien aux critères de la douleur du genou ?
Et s’il manque un critère de la douleur, doit-il pour autant en conclure
que mon chien ne souffre pas ?
À la question « Comment peut-on savoir qu’un animal souffre ? »,
nous devrions répondre de deux manières différentes (Austin [1961]
1994) : celle, d’une part, qui met en cause nos compétences à dire que
« je sais » qu’il souffre. La question de la douleur animale devient alors
celle de savoir qui est capable de dire que les animaux souffrent, qui
a la compétence pour dire si les animaux souffrent. Or de nombreux
professionnels prétendent à cette compétence : les éleveurs, les profes-
sionnels des abattoirs, les vétérinaires, les chercheurs en physiologie,
les expérimentateurs, les juristes, les philosophes, mais aussi tout un
chacun, dans sa vie personnelle et dans sa relation avec son animal de
compagnie. En fait, nous avons tous notre couplet sur la souffrance.
346 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Cette question serait-elle une affaire de connaissance, une affaire


d’expérience professionnelle ou individuelle ou une question philoso-
phique ? L’autre façon de répondre est celle qui consiste à dire que c’est
parce que un ou plusieurs symptômes et critères existent chez un animal
que nous pouvons en déduire qu’il a mal. Ainsi, quand nous affirmons
que notre animal a mal, nous pouvons le dire d’après son comportement
ou dans la constatation d’une lésion. Généralement, ces caractères sont
considérés comme suffisants pour que nous puissions affirmer, dans
la vie de tous les jours, que cet animal souffre.

Comment peut-on évaluer la douleur ?

On pourrait aller plus loin, pour être plus précis, et se demander si


la douleur est mesurable. Plusieurs éléments peuvent permettre d’évaluer
la douleur des animaux. Ces éléments sont physiologiques, biologiques,
comportementaux et thérapeutiques. Il va sans dire que les méthodes
d’évaluation diffèrent largement selon les espèces.
1° Des éléments physiologiques, tels que la diminution de la prise de
nourriture et de boisson, la perte de poids sont retenus pour évaluer la
douleur chez l’animal. Mais ces éléments sont bien insuffisants.
2° Lorsque les animaux sont en situation de stress, ils sécrètent des
catécholamines et des corticoïdes. Ces substances agissant sur l’or-
ganisme, il est aussi possible de mesurer leurs effets. Cependant, les
résultats sont amplement discutables puisque, d’une part, les condi-
tions de prélèvement ou d’enregistrement elles-mêmes influent sur le
dosage de ces substances, les empêchant d’être de bons indicateurs
de leur état de douleur et, d’autre part, des variations individuelles
interviennent dans cette appréciation. Mais cette situation est plus
contrariante encore, puisqu’il pourrait y avoir une augmentation des cor-
ticoïdes, par exemple, sans pour autant qu’une douleur soit réellement
présente (Dantzer 2001).
3° C’est plutôt l’étude des réactions comportementales qui fournit pour
l’instant le meilleur indicateur (Weary, Nie, Flower et Fraser 2006) traduisant
la perception de sensations désagréables en réponse à un stimulus qui,
pour l’homme, serait algogène. Les signes de la douleur exprimés chez
les animaux n’ont pas de valeur univoque et varient considérablement
dans leurs expressions en fonction de l’espèce, de la race, du siège de
l’affection et de son intensité, et leur exposition ressemble plus, et pour
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 347

cause, à un catalogue qui collecterait des anecdotes plutôt qu’à une


véritable synthèse : chaque espèce animale, chaque individu exprime
la douleur au travers de son répertoire comportemental. Ainsi, les plaintes
spontanées sont rares chez les animaux : le chien est probablement
l’animal le plus capable d’exprimer une douleur par des gémisse-
ments ou des aboiements, notamment lors de cervicalgie. L’expression
faciale est souvent un mauvais indice, le cheval semblant exprimer le
mieux ce phénomène dans ses accès de coliques par un faciès tendu.
Le plus souvent, l’animal ne manifeste la douleur que par une prise de
position particulière parfois insolite comme la prosternation chez les
carnivores lors de douleur d’origine gastrique. En revanche, des cas
moins décrits sont les comportements inhabituels chez des animaux en
douleur, comportements qui ne nous semblent pas a priori douloureux :
par exemple, la chirurgie abdominale chez les rats est généralement
suivie chez ces animaux de frétillements et d’étirements verticaux dans
leur cage. S’il peut sembler de bon sens que la douleur induise des
réactions d’excitabilité, une agitation motrice, voire une tendance à la
fuite comme nous l’indiquait tout à l’heure la définition de la douleur,
le comportement de douleur est au contraire souvent manifesté par un
abattement, une apathie ou une dépression de l’animal. Le chien ne
joue plus, le chat reste immobile, semble somnoler, le cheval ne réagit
plus. Souvent, seules les conséquences directes du processus douloureux
sont exprimées : blépharospasme dans beaucoup d’affections oculaires,
boiterie lors d’affection d’un membre.
4° Certaines substances chimiques et de nombreux actes chirurgicaux
sont capables de diminuer, voire de supprimer le comportement doulou-
reux chez les animaux.

Comment peut-on savoir « réellement »


qu’un animal souffre ?

Cependant, pourrait-on objecter, l’observateur des animaux se trouve


placé dans une situation qui semble intenable : car en fait, le spécialiste
de la douleur de l’animal n’ayant jamais ressenti ce que l’animal res-
sent quand il a mal, comment peut-il affirmer, malgré tout ce qui vient
d’être dit, que l’animal a réellement mal, par exemple lorsqu’il boite,
a des difficultés à prendre la nourriture ou à la mastiquer ? C’est à ce
« réellement » que nous nous attacherons dorénavant.
348 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Nous faut-il élaborer un ensemble d’éléments qui soient suffisamment


convaincants pour dire de l’animal qu’il souffre ? Devons-nous nous
référer à notre propre douleur pour la comparer à celle de l’animal ?
Doit-on réagir « comme si » les animaux souffraient ou au contraire
sommes-nous persuadés qu’ils souffrent ? Comment avons-nous accès à
leurs sensations ? Je voudrais pourtant savoir de ce chien, de ce chat, etc.
si « réellement » il souffre quand il a la patte écrasée, si « réellement » il
est triste ou déprimé quand il « attend » son maître derrière la porte ou
s’il est là simplement sans raison. Mais ce qui ne va pas bien avec lui,
c’est qu’il ne bouge pas, ou simplement n’appuie pas sur la patte, ou a
tendance à se cacher, comme s’il y avait un décalage entre la douleur
et le comportement de la douleur. Et si pour certains d’entre nous les
choses semblent évidentes, ce n’est pas le cas de tout le monde.
Est-ce que je peux me fonder sur ma propre douleur pour inventer tout
un discours intérieur sur cet animal qui a probablement très mal ? Cet
argument avec lequel nous pensons que la douleur que ressent l’animal
pourrait être semblable à la nôtre ouvre l’accès à la critique sceptique
qui nous dit que nous n’en savons rien, que nous ne pouvons pas savoir
ce que ressent l’animal, ni même s’il ressent quelque chose. Car lorsque
nous nous trouvons face à cet animal qui est là, devant nous, et qui est
couvert de blessures, et ne réagit pas aux manipulations, nous nous
demandons s’il y a un intérieur. Ces situations nous laissent à penser
qu’il n’y a rien au-dedans de l’animal, qu’il n’y a pas d’intérieur, de
douleur, là où un humain gémirait, là où moi-même, dans mon inté-
rieur, je ressentirais sans aucun doute une terrible douleur. L’intérieur
de l’animal n’existe-t-il pas, ou me le cache-t-il ?

Douleur et comportement douloureux

La différence entre douleur et comportement douloureux laisse supposer


qu’il y a un extérieur – le comportement douloureux – et un intérieur – la
douleur elle-même. Aussi nous faut-il nous interroger sur cette relation
entre « comportement douloureux » qui implique ou qui n’implique pas
qu’il existe réellement « une douleur ».
Cette question laisse entendre qu’il existe un extérieur, quelque chose
que l’on peut voir « directement », qui est « révélé », quelque chose
qui est en l’occurrence le comportement douloureux, qui s’oppose
à cette autre chose qui est à l’intérieur de l’animal, à quelque chose
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 349

d’« indirect », qui est « caché », et qui serait la douleur elle-même.


Mais les choses vont plus loin parce que dans ce type de schéma, il
s’élève toute une dimension philosophique révélée à la fois par cer-
tains philosophes métaphysiciens attribuant plus ou moins un intérieur
à l’animal et les philosophes sceptiques niant cette relation du compor-
tement douloureux à la douleur : il y a comportement douloureux, mais
il n’y a pas de douleur.
L’histoire des idées à propos de la douleur de l’animal est pavée de ce
dualisme entre l’intérieur et l’extérieur. Ainsi en est-il du dogme carté-
sien du fantôme dans la machine qui correspond bien au concept dualiste
de l’intérieur et de l’extérieur, qui prend l’aspect ici d’un dualisme entre
l’âme et le corps dans lequel il y a séparation en deux catégories dif-
férentes, l’une correspondant à un monde matériel, physique, spatial,
extérieur, et l’autre à un monde mental, spirituel, interne qu’il nous est
difficile d’appréhender par la connaissance. Pour Descartes, l’animal,
contrairement à l’homme, ne pouvant avoir d’âme, n’est qu’un être de
matière tout comme les machines ; et s’il est animé, c’est par quelque
mécanisme interne fait de rouages, de ressorts et de fluides. La théorie de
dualité du corps et de l’âme permet aux cartésiens d’évacuer la question
de la souffrance animale. Ainsi, les cris que poussent les animaux ne
sont pas des cris de souffrance, ce ne sont que des effets mécaniques liés
à la conformation des organes. Cette philosophie cartésienne, qu’elle nie
un principe interne ou qu’elle le recherche, le théorise, se fonde tant bien
que mal sur cette opposition entre l’extérieur et l’intérieur.
Cet aspect n’est pas sans rapport avec le passage à l’animal outil
de production agricole, réduisant l’animal à une composante purement
matérielle, et qu’elle soit mécanique ou thermodynamique, la machine
animale n’est qu’un extérieur. Entre la montre de Malebranche et la
fabrique d’acides gras dans la panse des bovins, la différence n’est qu’un
changement de chapitres qui va d’un cours de mécanique à un cours de
thermodynamique dans un manuel de physique. Ces différentes versions
ont en commun non une certaine conception de l’âme mais plutôt une
attention commune à se limiter au caractère extérieur de l’animal.
Les versions anatomiste et physiologique nous poussent à cette dif-
férence entre l’intérieur et le comportement douloureux : l’information
douloureuse reçue par les nocicepteurs et transmise par les fibres Ad et
les fibres C via la moelle vers les relais bulbaires et les relais thalami-
ques et corticaux n’est pas plus qu’un récit sur l’extérieur. En effet, cet
argument anatomique nous donne la manière dont l’appareillage fonc-
tionne, la manière dont l’information circule, arrive au cerveau, mais
350 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

le cerveau n’est pas l’esprit ni un quelconque hardware dans lequel le


message douloureux est traité. Le dualisme rencontré ici n’est plus celui
entre l’âme et le corps, il est remplacé par celui du cerveau et du corps
dans lequel le cerveau reçoit et traite les informations du corps. Dans
cette nouvelle façon d’envisager notre question, percevoir une douleur
se réduit alors à véhiculer une information par les nerfs et traiter l’in-
formation par le cerveau. Or, une douleur ne peut être équivalente à une
activité neuro-électrique et neurochimique entre des milliards de neu-
rones. Les substances chimiques, tout comme les substances physiques
n’épuisent pas notre questionnement : Daniel Dennett a une belle expres-
sion pour cela quand il dit qu’« il n’y a pas plus de colère ou de peur
dans l’adrénaline qu’il n’y a de stupidité dans une bouteille de whisky »
(Dennett [1996] 1998 : 105).
Cette position de la relation entre le comportement douloureux et la
douleur elle-même semble claire dans la version sceptique qui nie que
l’on puisse à partir du comportement douloureux, c’est-à-dire en partant
de l’effet, remonter à la cause, c’est-à-dire la douleur. Dit autrement,
le cri de douleur, le faciès tendu du cheval en coliques, les contractions
abdominales du chien ne sont rien d’autre que des manifestations exté-
rieures ne présumant en rien de la sensation douloureuse que ressentent
ces animaux. Mais cette position de la relation entre le comportement
de douleur et la douleur est insidieuse dans une certaine version scienti-
fique. Dire qu’« il est clairement établi que les chiens, les chats et les
hommes souffrent de façon identique parce que les mécanismes physio-
logiques de la douleur sont identiques » est une affirmation qui relève
de la même problématique. Nous faut-il alors enregistrer les excitations
des fibres C pour dire si un animal a mal, ouvrir la boîte crânienne des
uns et des autres pour constater leur douleur ?
On pourrait dire ici qu’il y a un monde opposant ce qui est direct,
l’extérieur, le comportement, et ce qui est indirect, c’est-à-dire l’in-
térieur, ou encore ce qui est « révélé » comme le comportement
douloureux et qui s’oppose à ce qui est caché, la douleur. Car derrière
cette pupille bovine, derrière ce regard félin, derrière cet œil à facettes
de la mouche, se cache peut-être une douleur. Chez certains êtres – par
exemple l’homme – il existe une relation entre la douleur et le compor-
tement douloureux, mais cette relation entre les deux éléments est niée
chez l’animal, comme elle a pu être niée jusqu’à une époque très récente
chez les enfants en bas âge. Alors comment peut-on dire qu’un animal a
mal, qu’il ressent « réellement » une douleur ? Est-ce en se fondant sur
ce que l’on appelle des symptômes ?
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 351

Probabilité et symptômes
Qu’est-ce qu’un symptôme ? Le symptôme est une partie de la preuve
inductive découverte dans l’expérience, c’est-à-dire une partie de ce
qui permet de remonter des effets à la cause. Par rapport à notre étude
précédente, notre question deviendrait : le comportement douloureux
est-il un symptôme de la douleur ? Le genou rouge, chaud, congestionné
est un symptôme de l’arthrite septique du genou, une inflammation de
la gorge est un symptôme de l’angine. Les symptômes sont des preuves
empiriques d’une affection donnée. Ainsi, un vétérinaire peut inférer
que le chien qu’il examine a une hernie discale cervicale à partir de la
localisation de la douleur et des signes cliniques que présente un animal.
La localisation de la douleur grâce à une certaine manipulation du cou
est un symptôme de la hernie discale. Mais dans ce cas, nous nous
trouvons dans une relation par rapport à une hypothèse donnée : une
hypothèse peut avoir de multiples symptômes, mais les symptômes ne
sont pas des conditions suffisantes (Wittgenstein [1958] 1965 : 82).
N’oublions pas notre question : ce sur quoi nous réfléchissons ici
est de savoir si le comportement de la douleur chez l’animal est un
symptôme de la douleur elle-même ou non. Si notre animal crie, dans
notre raisonnement sur les symptômes, nous faut-il en partant de ce cri
en conclure qu’alors l’animal a mal ? Le vétérinaire, en prenant les cris
de la douleur pour des symptômes de la douleur, peut-il tirer la conclu-
sion que ce chien a mal ? Si une telle relation devait être fondée, cela
signifierait que nous ne pourrions jamais savoir si un animal, ou une
personne, est capable d’avoir mal, et qu’alors nos jugements sur les dou-
leurs de cet animal ou de cette personne seraient au mieux probables,
jamais certains. Des symptômes, qui peuvent être présents ou absents,
ne peuvent être mis en rapport qu’avec une hypothèse donnée (Hacker :
1993a : 248). La relation entre le comportement douloureux et la douleur
n’est pas une relation entre un symptôme et une hypothèse : quand je dis
« il a mal » d’après son comportement, le comportement n’est pas un
symptôme, auquel cas le comportement de douleur constituerait tout au
plus un élément d’une hypothèse.
La relation entre le comportement douloureux et la douleur ne peut
être une relation causale : en effet, pour qu’une relation soit causale,
il nous faut plusieurs éléments : premièrement, chacune des expres-
sions doit être indépendante ; deuxièmement, la relation ne peut être
une relation logique ; enfin, les éléments doivent être reliés par une loi
générale (ibid. : 249). Or, les expressions comportementales (c’est-à-dire
352 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

les comportements douloureux, ce que l’on voit) de l’intérieur (c’est-à-


dire de la douleur, ce que l’on ne voit pas) ne sont pas des symptômes
(c’est-à-dire des preuves inductives qui permettent de remonter de l’effet
à la cause). Les expressions comportementales de la douleur ne sont pas
de simples comportements indépendants de la douleur, mais ce sont des
comportements douloureux.
Pour résumer, le comportement douloureux n’est pas un comporte-
ment capable d’être détaché de la douleur elle-même, comme le serait
un symptôme. En effet, dans notre façon de parler nous ne pouvons pas
dire « j’ai vu ce chien se faire renverser par une voiture et se sauver en
hurlant avec une patte qui traînait, j’en ai alors conclu qu’il avait pro-
bablement mal » ou, comme j’ai pu le voir avec le cas de ce chien qui
s’était sauvé avec de la cire en feu sur le dos en hurlant, il n’y a pas de
sens à dire « il n’a pas mal, il ne fait que simuler ». Tout comme une
expression de douleur sur mon propre mal de dents n’est pas un propos
sur mon comportement douloureux, sur le fait de me tenir la joue par
exemple ; c’est un propos sur la sensation que j’ai, pas sur le compor-
tement que j’ai. Ce propos ne décrit pas la douleur, il est l’expression
de la douleur : on ne peut pas dire que ceci est une douleur et cela un
comportement de douleur. Et cette façon de dire n’est pas fondée sur
une preuve empirique, sur une preuve qui se fonde sur l’expérience
comme source de connaissance.
Même si l’on feint de ne pas avoir mal pour une raison quelconque, la
feinte reste un comportement associé à la douleur. Aussi, « avoir mal »
n’est pas « crier + une expérience intérieure de la douleur ». Pouvoir
supposer que cette relation causale entre comportement douloureux et
douleur qui serait la mienne puisse être différente chez un animal, ou
même chez un autre humain, n’a pas moins de sens que celle de croire
que ces animaux ou ces autres humains sont des automates (Wittgenstein
[1994] 2004 : 253). Cette relation entre le comportement douloureux et
la douleur elle-même est pourtant le soubassement de nombreux inter-
prètes de la douleur : la version cartésienne du corps et de l’esprit ou
la version dualiste corps/cerveau utilisent une telle construction. Mais
cette conclusion nous mène beaucoup plus loin, puisque nos mots de
douleur destinés à autrui, tout comme à l’animal, seraient des mots qui
se videraient de leur usage si nous voyions un humain ou un animal se
tordre de douleur et que nous limiterions notre réaction à une hypothèse
de souffrance, à une probabilité, tout au plus à une simple opinion.
« Si je vois quelqu’un se tordre de douleur pour une raison évidente,
je ne me dis pas : Ses sentiments me sont pourtant cachés » nous dit
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 353

Wittgenstein (ibid. : 313). En fait, il y a ici une sorte de confusion à propos


de laquelle il nous semble essentiel d’insister : les expressions comporte-
mentales de la douleur ne sont pas des symptômes de la douleur.

Les critères de la douleur

La relation entre la douleur et le comportement douloureux ne peut être


une relation causale. Il y a ici un changement de statut, si l’on peut dire,
quant aux expressions comportementales, qui ne sont pas des symp-
tômes de la douleur mais des critères de la douleur.
Or, quelle est la caractéristique des critères ? Si le genou rouge,
chaud, congestionné est un symptôme de l’arthrite septique du genou,
la présence d’une population bactérienne et de globules blancs dans
la ponction du genou est un critère de l’arthrite septique. Les critères
pour que quelque chose soit ainsi établissent de manière décisive, avec
certitude, comment sont les choses. Ainsi en est-il de la plupart des cri-
tères comme les critères choisis par un examinateur pour sélectionner
des étudiants, ou les critères qu’applique un juge pour qu’un chien soit
confirmé dans les standards d’une race donnée. Les critères de la douleur
déterminent l’usage et les réponses à la question « Comment savez-vous
qu’il a mal ? ». Or, ce qui est essentiel ici, c’est que les critères de la dou-
leur, contrairement aux critères des races de chiens ou de sélection aux
examens, sont posés dans la grammaire (Cavell 1996). Aussi, qu’est-ce
qu’une relation grammaticale ? C’est ce qui est défini par l’usage de
nos mots dans notre langage. L’animal qui est présenté en consultation
après un accident dans un état comateux ne recouvre-t-il pas ses esprits,
ne reprend-il pas conscience, quand on le voit relever la tête après cet
état inerte, quand il nous regarde ? Devons-nous nous référer à notre
propre introspection ou à nos connaissances livresques pour essayer
d’établir une référence de la conscience – réfléchie ou non – pour ce
chien qui sort de son coma ? La conscience a bien ici un caractère gram-
matical, un usage qui se rapporte à certains êtres vivants. On pourra
le dire sans aucun doute d’un oiseau, d’un reptile, mais le dira-t-on
encore du poisson ou de la mouche ? Probablement. Mais peut-on encore
dire du ver de terre ou de l’oursin qu’ils reprennent conscience ? Dans
tous les cas, nous ne dirons jamais d’une chaise, d’une table ou d’une
carotte qu’elles reprennent conscience, tout comme nous ne pouvons
pas dire d’une chaise, d’une table ou d’une carotte qu’elles souffrent.
354 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Pourquoi ? Parce que l’usage des mots de la conscience, de la douleur


décrivent notre attitude envers les chiens, les chats, les oiseaux, plus
rarement les vers de terre et les oursins, mais jamais envers les chaises,
les tables et les carottes. Et si votre interlocuteur utilise l’expression
« les carottes souffrent », vous constaterez que c’est toujours un argu-
ment de carnivore dans un contexte de dispute à propos du végétarisme !
Tout comme l’argument qui dit « Est-ce que cette main est réelle » (et
je montre ma main en disant cela) se dit uniquement dans un cours de
philosophie. Aussi, les critères dans ces situations de douleur détermi-
nent ce qui a mal et ce qui n’a pas mal. Et ainsi, les critères sont une
manière nécessaire et suffisante pour dire que « X a mal », indépendam-
ment de toute corrélation empirique.

Les critères de la douleur relèvent


de conventions grammaticales

Les critères de la douleur sont des critères grammaticaux. Notre propos


porte sur la grammaire de ces mots, sur notre usage correct ou incorrect
des mots de la sensation, mais aussi des mots du mental, et des mots
relatifs aux objets physiques. Et nous appelons grammaire l’usage cor-
rect de ces mots. On parlera alors de la grammaire des objets physiques,
de la grammaire des sensations, de la grammaire du mental, et ce que
nous décrivons ici, ce sont nos erreurs qui nous font parler, par exemple,
des sensations comme si elles étaient des objets physiques : les passages
d’une catégorie grammaticale à une autre entraînent des erreurs de lan-
gage parce qu’on ne peut parler de conscience, ou de douleur et autres
sensations comme on parlera de tables ou de chaises puisque les unes
et les autres grammaires ne peuvent transgresser leur domaine. Ainsi,
en donnant les critères de la douleur, nous donnons la catégorie des cri-
tères auxquels les mots de la douleur appartiennent. Et si l’on parle de
catégories, alors on parle aussi d’erreurs de catégories. Ainsi les états de
la sensation comme la douleur, les états mentaux comme la conscience
ou la pensée, n’appartiennent pas à la catégorie de substance, ce ne sont
pas des objets. Comme il n’y a pas d’« objet conscience » ou d’« objet
pensée », il n’y a pas non plus d’« objet douleur ». Mais si la douleur
n’est pas quelque chose comme une chaise ou une table, elle n’est pas
non plus un rien. Un mal de dos n’est ni un quelque chose ni un rien
(Wittgenstein [1994] 2004 : § 304) !
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 355

L’usage de cette grammaire du mental n’est pas la déduction de


régularités que nous observons dans le monde, comme si nous avions
associé des phénomènes avec régularité. Elle résulte plutôt d’une capa-
cité à suivre des règles, à avoir une disposition à apprendre l’usage
de cette grammaire, à savoir utiliser les mots que nous avons dans
notre discours. Aussi, il n’existe pas de découverte empirique pouvant
révéler que cette grammaire est incorrecte. Le fait que le comportement
douloureux soit un critère de la douleur est affaire de conventions, mais
ces conventions bien évidemment ne sont pas des conventions comme
celles, protocolaires, de rois et de reines, de chefs d’État ou même des
conventions religieuses. Ce ne sont pas des conventions arbitraires. Ce
sont en fait des conventions du langage, des conventions grammaticales
qui déterminent l’usage d’une expression pour laquelle ils sont les cri-
tères. Et ne nous leurrons pas : les erreurs ne viennent pas du langage.
Le langage est là, nous l’avons hérité de notre communauté linguistique,
qui nous a appris à utiliser des mots comme « avoir mal », « souffrir »,
« penser », « être conscient », et ces expressions atteignent profon-
dément notre comportement face à la douleur d’autrui. Tout comme
l’enfant qui apprend à parler ne va pas voir son chat ou sa mère comme
des automates, le concept de douleur a des fonctions particulières dans
notre vie et ne peut être détaché des usages particuliers que nous fai-
sons, des connexions avec d’autres mots et c’est ce que nous appelons
« douleur » (Wittgenstein [1967] 2008 : § 532-533) ou « avoir mal ».
Nous ne faisons que décrire les racines de notre discours : ce que nous
mettons en évidence ici est que les racines de notre grammaire ne rési-
dent pas dans une connaissance – ce ne sont pas les faits qui justifient la
grammaire – que ces racines du discours ne sont pas posées de manière
arbitraire, mais qu’elles révèlent simplement notre comportement face
à autrui dans sa souffrance, dans sa douleur.
Mais ces façons de voir ne sont pas celles que l’on peut attribuer à une
forme de béhaviorisme : nous ne nions pas ici l’existence du mental ni
ne réduisons le mental au comportement pas plus que nous ne réduisons
la douleur à son comportement. Nous parlons des usages de nos mots
à propos des comportements de douleur des animaux. Quand je dis « il
souffre », cette expression se rapporte à la fois à un comportement de
l’animal et à un état d’esprit de l’animal, mais ces deux niveaux ne sont
pas superposés, ne sont pas superposables. L’intérieur, en l’occurrence
la douleur, n’est pas à mettre en rapport avec le comportement doulou-
reux qui est son extérieur comme une fréquence respiratoire augmentée
pourrait être un symptôme de la fièvre chez le chien. La douleur n’est pas
356 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

cachée derrière le comportement de douleur. Le langage n’est pas une


traduction pour autrui de l’état de douleur, comme les cris de l’animal ne
sont pas une traduction pour autrui de son état d’une douleur intérieure.
Le comportement rend visible, manifeste l’état douloureux de l’animal.
Nous ne sommes pas en train de séparer la douleur de celui qui l’exprime
dans notre langage, et cette attitude nous relie à l’autre, décrit cette proxi-
mité dans laquelle nous vivons avec les autres, humains et animaux.
Le problème de l’intérieur et de l’extérieur, que nous avions signalé
plus haut, relève ainsi non pas d’un problème empirique mais d’un pro-
blème de grammaire (Rosat 2001 : 23) : c’est dans notre tendance à
projeter nos mots grammaticaux, comme « douleur », « souffrance » sur
l’intérieur. Ce qui ne va pas chez les sceptiques, et la réponse épistémo-
logique qui leur est associée – c’est ce que montre bien Wittgenstein –,
est qu’ils interprètent les états mentaux comme des objets. La douleur, la
souffrance, la sensation sont autant d’états qu’ils assimilent à des objets
de connaissance suivant ainsi la grammaire des objets et non celle des
sensations. Nous croyons, dans notre représentation du monde, que nos
usages des termes mentaux reposent uniquement sur la connexion qu’ils
ont avec des phénomènes neurophysiologiques (Wittgenstein [1958]
1965 : 48), et non sur une incertitude complexe. Wittgenstein nous dit
que « Notre “ignorance” de ce qui se passe en autrui n’est pas une : elle
est faite de diverses ignorances » (Wittgenstein 2001 : § 957, n. 1). Parce
que « l’intérieur n’est rien moins que sensations + pensées + images +
humeur + intention, et ainsi de suite » (ibid. : § 959), l’intérieur est ce
foisonnement de jeux de langage différents qui s’interpénètrent et for-
ment un réseau complexe.
Si nous voyons l’animal qui vient d’être renversé par une voiture
rester immobile, le regard figé, nous voyons qu’il souffre, sans avoir ni
l’opinion ni la croyance qu’il souffre. Pourquoi ne peut-on dire quand
quelqu’un se tord de douleur dans la rue que nous avons l’opinion qu’il
souffre ? Quand Wittgenstein nous interroge en disant : « “Je ne puis
que deviner ce que ressent autrui” – cela a-t-il véritablement du sens
quand je le vois, par exemple, couvert de blessures et souffrant atroce-
ment » (ibid. : § 954) ? Wittgenstein montre non pas une doctrine de la
douleur, mais plutôt une habitude que nous avons envers chaque autre,
envers les autres vivants. Aussi la douleur est fonction de ce que nous,
humains, disons sur les hommes et sur les bêtes. Pourquoi ? Parce que
nos propos d’humains dans nos usages du langage dépassent la barrière
d’espèce. Mais, attention, n’en concluons cependant pas trop vite que
nous sommes avec les animaux dans une humanité commune ou dans
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 357

une animalité commune : nous serions ici déjà trop avancés dans des
idées qui dépasseraient notre propos, des idées qui ne seraient pas à
ma taille, dirait Austin. Non, disons plutôt que le langage nous livre
une sorte de continuum entre les espèces animales non humaines et
humaines plutôt qu’il ne dresse des murailles infranchissables, des bar-
rières indépassables entre les unes et les autres. Wittgenstein nous dit :
« Ce n’est que d’un homme vivant ou de ce qui lui ressemble (de ce qui
se comporte comme lui) qu’on peut dire qu’il éprouve des sensations,
qu’il voit, est aveugle, entend, est muet, est conscient ou inconscient »
(Wittgenstein [1994] 2004 : § 281). Et il ajoute : « Ce n’est que d’une
chose qui se comporte comme un être humain qu’on peut dire qu’elle
a mal » (ibid. : § 283). Ainsi les manifestations comportementales ani-
males ne se limitent pas aux expressions et mouvements mais encore
aux circonstances qui permettent d’utiliser la grammaire des sensations.
La structure de la réalité qui apparaît dans nos phrases est ainsi la projec-
tion de notre grammaire. En décrivant, avec nos usages grammaticaux,
des formes de vie, nous nous ouvrons à d’autres espèces : nous pouvons
nous imaginer « un animal en colère, craintif, triste, joyeux, effrayé »
(ibid. : II, § 1, 247). Notre forme de vie permet d’imaginer d’autres
formes de vie, animales celles-là, par notre grammaire elle-même.
Aussi, quand nous reconnaissons la douleur d’un animal, nous ne
reconnaissons pas seulement le comportement de l’animal, ou même
son expression de douleur, comme une grimace, mais ce dont elle est
l’expression, c’est-à-dire sa douleur elle-même (Fleming 2004 : 25).
Et cette attitude est mon aptitude à pouvoir dire des mots, à utiliser les
règles du langage, pour vouloir dire ce que je dis.

Conséquences d’une telle approche


Des mauvais usages de la grammaire

Cette grammaire de la douleur permet de découvrir que certaines approches


nous fourvoient dans notre façon d’appréhender un tel problème. Nous
avons déjà décrit et dénoncé ce dualisme de l’intérieur et de l’exté-
rieur qui est tant présent dans une approche du vivant, et dans lequel
nous nous trouvions bloqués. Quant à notre affirmation sur la question :
« Comment savez-vous qu’il a mal ? », nous avons vu que le symp-
tôme n’était pas une condition suffisante pour dire une telle phrase,
358 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

que le symptôme était en relation avec une hypothèse donnée. La dou-


leur, à partir du moment où on la retient comme étant un objet privé qui
se cache derrière le comportement de la douleur, devient une fiction
grammaticale (Wittgenstein [1994] 2004 : § 307). Le critère, lui, ne
dépend pas d’une hypothèse, mais de notre usage des mots « douleur »,
« souffrir », « avoir mal ». Ainsi, le critère de la douleur quand je dis
« il souffre » peut être vrai ou faux, non à la manière d’une hypothèse,
mais dans le contexte d’un discours donné. Les comportements ne
sont pas décrits isolément, ils sont en étroite relation avec l’environne-
ment : ainsi le comportement de tristesse, le comportement dépressif de
l’animal ne peuvent être décrits qu’en relation avec un contexte large, un
contexte dans lequel on pourra dire, tout comme de l’enfant qu’il pleure
si sa mère le laisse seul, de l’animal si son maître est parti, mais aussi
du comportement de douleur s’il s’est fait renverser par une voiture,
etc. Le contexte large jouera aussi dans cet autre sens : c’était le cas
de ce chien qui boitait à la demande de son maître dans un numéro de
Music Hall : il boitait mais il n’avait pas mal. Notons ici que l’apparence
comportementale entre « dressé à boiter » et « simuler une boiterie » est
un gouffre grammatical dans lequel la seconde expression ne touche pas
la plupart des animaux.
On peut être surpris lors de discours sur la douleur de voir à quel point
le degré de discours dépend du contexte de ce qui est dit : aussi la par-
cellisation de la douleur est assez surprenante en fonction de situations
dans lesquelles nous parlons des animaux, et chacun a son répertoire : en
anatomie, en physiologie, en pratique vétérinaire, dans l’élevage, chez
les comportementalistes, sans parler des philosophes ! Nous choisissons
tous un niveau de discours et entamons notre répertoire, comme si nous
étions enfermés dans notre propre champ d’investigation. L’accord sur
les fondements comportementaux, en l’occurrence notre accord sur la
douleur, ou, dit autrement, notre accord sur ce qui compte comme étant
la manifestation de la douleur dans ce que nous disons présuppose un
accord dans nos règles d’usage de nos mots, de leur sens. Le fait de dire
que les animaux et les humains sont conscients ou « ont mal » n’est pas
une affaire empirique. La seule chose que l’on peut dire d’un cerveau
est que certains états neurologiques sont bien corrélés avec certains états
de conscience ou de douleur de l’animal. Mais cette corrélation ne peut
montrer que c’est le cerveau qui est conscient ou qui a mal. Quand un
animal hurle de douleur, est-ce qu’avoir mal ne veut pas dire cela ? Sinon
quand utiliserions-nous cette expression ? Quand un animal est abattu
parce qu’il a perdu son compagnon, qu’il se cache, passe son temps à
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 359

dormir, prend le jour pour la nuit et inversement, n’est-ce pas qu’il est
triste, qu’il souffre, qu’il est dépressif ? Ce ne sont pas les estomacs vides
qui ont faim (Hacker 1993b : 59), ce sont les chiens, ou les hommes. C’est
à propos des humains et de ce qui se comporte comme eux que l’on peut
dire qu’ils ont mal, qu’ils ont conscience, qu’ils s’amusent, mangent et
boivent, et ces activités ne sont attribuables ni à leur corps ni à leur cer-
veau, mais aux hommes et aux animaux tout entiers eux-mêmes.

Quant aux explications anatomiques


Il est important de dénoncer ces dérives que nous faisons lorsque nous
parlons de certaines parties du corps dans la douleur. Le cerveau ne pense
pas plus qu’il ne joue ou ne marche. C’est une confusion d’attribuer la
douleur à telle partie du corps, que ce soit le cerveau, les fibres C ou le
thalamus. Nous ne pouvons pas dire que le cerveau pense ni qu’il souffre,
hormis de manière dérivée, aussi une théorie scientifique ne peut reposer
sur le fait qu’une quelconque partie du corps puisse souffrir, par exemple
dire que « cette main a mal ». Nous pouvons dire que nous avons mal au
dos, mais c’est nous qui avons mal. Le chien a mal à la patte, mais c’est
le chien, ce n’est pas sa patte ni un quelconque organe. L’usage d’expres-
sions telles que « le cerveau a mal aux dents », ou « le genou a mal » en
neurophysiologie mène à une incohérence, qui se retrouve dans ce conflit
que nous avons dénoncé entre la douleur et le comportement de douleur.
Ce n’est pas le cerveau qui a mal (ibid. : 71), et ce n’est pas une question
de fait, de physiologie, ce sont les animaux et les gens qui ont mal et qui
manifestent leur douleur dans leur comportement. La réponse ne consiste
pas à dire que probablement, ou sûrement, les fibres Ad et C sont enflam-
mées ou excitées, et s’il existait un appareil pour voir l’inflammation de
ces fibres, ou enregistrer l’excitation du centre ponto-mésencéphalique,
nous n’aurions pas la preuve que la personne ou l’animal a mal, et ce ne
seraient ni les fibres ni le cerveau qui se feraient plaindre, qui gémiraient,
s’enfuiraient, demanderaient un calmant, appelleraient à la compassion
(Wittgenstein [1967] 2008 : § 534)...

Sur les tables d’évaluation de la douleur


L’une des caractéristiques de la douleur est une incertitude, et cette
incertitude n’est pas liée à une connaissance ou à l’ignorance des faits
– on ne peut offrir de preuve dans un cas ni dans l’autre – et il suffit,
pour voir nos modes individuels d’attitude envers la douleur de l’animal
360 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

comme Wittgenstein nous y invite, de se questionner sur l’usage de


nos mots. Nous constatons que notre répertoire commun, s’il s’accorde
bien quant à attribuer une douleur à un chien ou à un chat, par exemple,
divergera beaucoup plus en ce qui concerne des êtres dits « inférieurs »,
comme la mouche : « un insecte ressent-il la douleur ? » (Wittgenstein
[1980] 1998 : t. II, § 659-661) ? Cette question n’est pas une question
empirique ici, elle est au contraire l’interrogation à propos de cette incer-
titude qui emplit notre question sur la douleur chez l’animal. Quels sont
les cas limites pour chacun d’entre nous ? Le chien ? La vache ? Le ver
de terre ? La mouche ? L’oursin ? L’huître qui se contracte quand on
met la goutte de citron ? Le corail qui se casse comme une branche ?
Nous voyons ici que notre concept de douleur varie chez les uns et les
autres. En constatant cette variété de réactions que nous pouvons avoir
face à la douleur, nous en déduisons que nos concepts de la douleur sont
flous d’un individu à l’autre, et cette variation est une caractéristique
de notre façon de parler des concepts de l’intérieur. Cette évaluation
peut être très différente d’une personne à l’autre. Sans tomber dans les
clichés classiques réunissant des chasseurs et des partisans de la pro-
tection des animaux, et dans nos pratiques curieuses de faire des tables
rondes les réunissant en vue de... quoi ? – un accord ? (Devienne 2006),
nous pouvons dire que si, dans telle circonstance, je peux être certain
qu’un animal a mal tandis qu’une autre personne peut au contraire ne
pas en être certaine, cette différence n’est pas celle qui repose sur une
question de preuves, sur une ignorance des faits, ou une incapacité de
juger ou une irresponsabilité (Wittgenstein [1980] 1998 : § 685). Cette
différence repose plutôt sur une expérience à partager la maladie, à
partager les souffrances des animaux malades. Ce n’est pas une affaire
d’apprentissage technique, il ne peut y avoir un enseignement purement
théorique d’une telle évaluation. « Non en suivant des cours, mais par
l’“expérience” », nous dit Wittgenstein. Et il poursuit : « Existe-t-il des
maîtres pour cela ? Certainement. Ils sonnent de temps à autre, la bonne
indication. – C’est à cela que ressemblent ici l’“apprendre” et l’“ensei-
gner”. – On n’apprend pas une technique, mais des jugements pertinents.
Il y a aussi des règles, mais elles ne forment pas un système, et seul
l’homme d’expérience peut les appliquer à bon escient. À la différence
des règles de calcul » (Wittgenstein [1994] 2004 : 318). C’est probable-
ment la raison pour laquelle les tables d’évaluation de la douleur ne sont
tout au plus qu’un pis-aller.
LE COMPORTEMENT DOULOUREUX DE L’ANIMAL 361

Conclusion
Les problèmes philosophiques que nous nous posons sur la douleur
– il suffit de regarder l’importance des questions traitant de l’existence ou
de l’absence de douleur chez les animaux ou chez les petits enfants – ne
sont pas simplement résolus par de nouvelles découvertes empiriques.
La douleur, pas plus que la tristesse ou la crainte, n’est cachée derrière
le regard qui la manifeste, derrière – chez l’humain – le visage qui
la manifeste. Cette attitude, que nous proposons, est celle qui consiste non
plus à voir l’animal selon un aspect que nous avons retenu de lui dans nos
différentes versions professionnelles, un aspect qui nous a fait prendre
nos distances par rapport à lui, mais plutôt celle qui consiste à en-visager
l’animal, expression qui consiste ici à mettre ce petit trait d’union entre
le visage et le « en » qui le précède. Et toutes les tables d’évaluation sont
bien loin d’en-visager l’animal. Dans notre langage ordinaire nous agis-
sons et parlons à propos de la douleur de l’animal sans faire de distinction
entre sa douleur et son comportement de douleur. La douleur se manifeste
dans le comportement. Ce que j’ai su faire quand j’ai dit du chien qu’il
souffre, c’est d’avoir été capable d’utiliser grammaticalement les mots
« il souffre », sans pour autant avoir pu ressentir sa douleur. Et ce qui est
dit n’est pas simplement une jonction, un pont, entre l’animal et les mots
que je prononce. L’enjeu est aussi dans un autre registre. Quand je dis de
l’animal qu’« il a mal », je m’engage totalement à le reconnaître par mon
discours. L’animal amène ma réponse et mon engagement envers lui.

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362 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

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Dastur, Maurice Élie, Jean-Louis Gautero, Dominique Janicaut et Élisabeth
Rigal, Paris, Gallimard.
– 2001. Études préparatoires à la deuxième partie des Recherches philo-
sophiques, traduit de l’allemand par Gérard Granel, Mansempuy, Trans-
Europ-Repress.
16
Être « sujet-d’une-vie » :
croyances, préférences, droits

Enrique Utria

Introduction
Il existe, dans la langue française, une difficulté à qualifier l’extrémité
d’une cuillère, son « arrondi terminal » pour ainsi dire, ou encore sa
« petite palette creuse ». À l’instar de cette lacune lexicale sans consé-
quence, Tom Regan pense qu’un trou lexical rend invisible, du point
de vue moral, un certain ensemble d’individus conscients, doués de
croyances, de désirs, de préférences et d’une vie susceptible de tourner
bien ou mal selon leurs expériences. Les personnes (au sens kantien)
recouvrent trop peu d’individus. Les êtres vivants ou l’ensemble des
animaux allant des protozoaires aux humains en embrassent trop. Pour
éprouver cette réalité qui échappe à notre jugement moral, Regan forge
le concept de « sujet-d’une-vie » (subject-of-a-life). En raison du rôle
crucial des croyances dans ce concept, en tant que conditions nécessaires
à la possession de désirs, mais aussi en tant qu’attitudes propositionnelles
paradigmatiques, la discussion portera essentiellement, dans un premier
temps, sur l’attribution de croyances aux animaux. Ce n’est qu’après
avoir essuyé le feu des critiques conceptuelles qu’il sera possible de
se tourner vers les problèmes moraux attenants. Les théories éthiques
normatives prépondérantes (contractualisme, kantisme, utilitarisme)
échouent à rendre compte de nos devoirs envers ces sujets-d’une-vie,
particulièrement envers les patients moraux, qu’ils soient animaux ou
364 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

humains. Seule la notion de droits des animaux, fondée sur le postulat


de la « valeur inhérente », dont le caractère sujet-d’une-vie est un critère
suffisant, permettra à Regan d’éviter les écueils de la raison seulement
calculatrice, pratique ou utilitaire. C’est, à l’arrière-plan, le comportement
non verbal des animaux qui étaie la pertinence de leurs droits moraux.
« Les sujets-d’une-vie, écrit Tom Regan, ne sont pas simplement dans
le monde ; ils en sont conscients – ils sont conscients aussi de ce qui
transpire [transpire] à l’intérieur, pour ainsi dire, dans le royaume de
ce qu’ils ressentent, de leurs croyances, et de leurs désirs. À cet égard,
les sujets-d’une-vie sont quelque chose de plus qu’une matière animée,
quelque chose de différent des plantes qui vivent et meurent ; les sujets-
d’une-vie sont les centres faisant l’expérience de leur vie, des individus
ayant une vie qui se porte bien ou mal relativement à leur expérience
de la vie, logiquement indépendamment du fait que les autres leur
attribuent de la valeur » (Regan, Cohen 2001 : 209) 1.
De manière générale, être conscient, c’est percevoir, appréhender, ou
noter avec un certain contrôle de la pensée ou de l’observation (Merriam-
Webster). Regan ne définit pas formellement le concept de conscience,
mais il l’utilise en contraste avec la thèse de l’animal-machine. Dans
cette perspective, éprouver des sentiments de douleur, de chatouillement,
de faim, de soif, de couleurs, de sons, de saveur, d’odeurs, de chaud, de
froid, en bref être sensible, c’est déjà être conscient. L’attribution de tels
états de conscience à certains animaux fait partie du sens commun, elle
est en accord avec le langage ordinaire, est consistante avec le comporte-
ment que nous pouvons observer chez ces animaux, et est expliquée, du
point de vue théorique, par une compréhension de sa valeur adaptative
lors de l’évolution. Cet argument, dit cumulatif, prévaudrait également
pour l’attribution de croyances et de désirs aux animaux si deux objec-
tions majeures ne s’y opposaient.

Attitude phrastique
et attitude propositionnelle

La première objection rappelle l’idée cartésienne qu’un langage articulé


est nécessaire à toute pensée. Raymond G. Frey, spécialiste d’éthique et
professeur de philosophie politique et sociale à l’université de Bowling

1. Les textes anglais cités sont traduits par moi.


ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 365

Green, s’inspire explicitement de Quine pour analyser les croyances


en termes d’« attitudes phrastiques » (sentential attitudes), c’est-à-dire
d’attitudes portant sur des phrases. Parmi les exemples types d’attitudes,
peuvent être mentionnés les faits de croire, d’espérer, de craindre, de
douter. L’idée centrale de Frey est que, chaque fois qu’on croit quelque
chose, ce qui est cru est qu’une phrase donnée est vraie. Quand je crois
qu’une Bible de Gutenberg manque à ma collection, je crois que la phrase
« Une bible de Gutenberg manque à ma collection » est vraie (Frey 1980 :
87). Selon Frey, donc, les animaux ne peuvent avoir de désirs proprement
conçus parce qu’avoir des désirs implique la possession de croyances, et
parce que seuls les individus possédant « un langage » peuvent avoir des
croyances. Cette position pose au moins quatre problèmes.
En premier lieu, elle est contre-intuitive. Elle implique qu’un humain
dépourvu de langage n’aurait aucune croyance.
Deuxièmement, si James (qui est anglais) et moi-même sommes
monolingues, il semble que je ne puisse plus attribuer à James de
croyance. En effet, si je lui attribue la croyance qu’un serpent va l’atta-
quer, et si une et une seule phrase est vraie, de quelle phrase s’agit-il ?
N’entendant rien à l’anglais, je ne puis lui attribuer la croyance que
la phrase « This snake is going to harm me » est vraie. Et James ne peut
pas croire que la phrase française « Ce serpent va m’attaquer » est vraie
puisqu’il n’est pas francophone. Et si l’on souhaite dire qu’en réalité ce
sont plusieurs phrases qui sont vraies, lorsque j’attribue une croyance à
James, alors il faudra rendre compte du fait que ces phrases ne sont pas
formulées dans une langue particulière – ni en français, ni en anglais
(ni en espéranto). La chose est pour le moins incompréhensible.
Troisièmement, la position de Frey mène à la conclusion absurde que
personne ne peut croire quoi que ce soit. S’il ne peut y avoir aucune
croyance sans maîtrise préalable de langage, et si apprendre un langage
exige qu’on ait des croyances préverbales sur ce qui est en train d’être
enseigné, alors personne ne peut apprendre de langage. Et personne ne
peut croire quoi que ce soit.
Enfin, la thèse de Frey peut être réduite ad impossibile. Pour croire que
quelque chose est tel ou tel, ajoute Frey, on doit être capable de distinguer
entre vraies et fausses croyances. Comme on l’a vu, croire que quelque
chose est tel ou tel suppose qu’on croie qu’une phrase bien spécifique,
contrairement à d’autres phrases, est vraie. Or la vérité d’une phrase,
remarque Frey, semble dépendre, au moins en partie, d’un certain état
du monde. La phrase « Il manque un livre dans ma bibliothèque » est
vraie, s’il manque bel et bien, de fait, un livre dans ma bibliothèque. Bref,
366 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

selon Frey, avoir une croyance quelconque sur le monde exige, de manière
tout à fait essentielle, qu’on « comprenne [la] relation » entre, d’un côté,
des phrases vraies et fausses et, d’un autre, « le monde » (ibid. : 90-91).
Le problème est que la compréhension de ce lien implique nécessairement
une croyance. Et comme ce qu’on croit, quand on croit quelque chose,
c’est que certaines phrases sont vraies, alors la croyance portant sur le lien
entre le langage et le monde doit être une croyance qu’une certaine phrase
est vraie. La phrase « le langage et le monde sont liés de telle façon »,
phrase qui est vraie, sera distinguée de la phrase « Le langage et le monde
sont liés de telle autre façon » qui, elle, est fausse.
La difficulté, on l’aura compris, c’est que pour distinguer ces deux
phrases, je dois à nouveau croire quelque chose de la première phrase
que je ne crois pas de la seconde. En bref, je dois avoir des croyances
sur mes croyances-touchant-au-lien-entre-le-langage-et-le-monde ; et
des croyances sur ces croyances, ad infinitum. Puisque personne ne
peut satisfaire cette exigence de croyances infinies, la thèse de Frey
exclut qu’on croie quoi que ce soit sur le monde. Au final, donc,
l’analyse des croyances en termes d’attitudes phrastiques apparaît contre-
intuitive et fait montre d’une ostensible impuissance explicative, sinon
d’une absurdité patente.
Dans ces conditions il n’est pas déraisonnable de revenir à un compte
rendu plus orthodoxe des croyances. Depuis Bertrand Russell, il est
d’usage en philosophie analytique d’analyser les croyances en termes
d’« attitudes propositionnelles ». Croire, craindre, espérer, douter,
désirer sont autant d’attitudes différentes, on l’a dit. Et ces attitudes sont
dites propositionnelles parce qu’elles sont liées à un contenu – ce qui est
cru, ce qui est craint, espéré – par une clause en « que ». Par exemple,
je crois que le ciel est bleu, que la terre est ronde. C’est dans ce cadre
théorique que Stephen Stich, professeur de philosophie et de sciences
cognitives à l’université Rutgers, récompensé il y a peu en France par
l’institut Jean Nicod, adresse une deuxième objection à l’attribution
de croyances et de désirs aux animaux. Contrairement à Frey, il ne
nie pas que les animaux aient des croyances, mais seulement qu’il soit
possible de leur attribuer un contenu. « Nous ne sommes à l’aise pour
attribuer à un sujet une croyance avec un contenu spécifique que si nous
pouvons lui supposer la possession d’un large réseau de croyances liées
qui soit largement isomorphe au nôtre. Quand un sujet ne partage pas
une part très substantielle de notre propre réseau de croyances dans un
domaine donné, nous ne sommes plus capables d’attribuer un contenu
à ses croyances dans ce domaine » (Stich 1979 : 22).
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 367

L’argument montre un holisme du contenu des croyances : le contenu


d’une croyance est déterminé par ses relations avec les contenus de
toutes les croyances ou d’un large réseau de croyances. Pour croire qu’il
y a un os devant moi, je dois comprendre ce qu’est un os, en avoir le
concept, et cela implique nécessairement, selon Stich, que je ne sois pas
ignorant des faits élémentaires les concernant, y compris leur fonction
anatomique, la façon dont ils se forment, etc. En bref, le contenu d’une
croyance dépend d’un concept qui dépend lui-même d’un ensemble
de croyances liées. Fido étant dépourvu de nos croyances sur les os, il
nous est impossible de lui attribuer notre concept d’os pour expliquer
son comportement.
À cette objection à tendance sceptique, il est vain de répondre que
Fido possède son propre concept d’os, un concept canin différent du
nôtre. Cela échouerait à spécifier le contenu des croyances animales
et donc à répondre au problème de l’attribution des croyances. Regan
veut montrer que certains animaux ont bel et bien notre concept d’os.
Pour ce faire, il pointe la compréhension insatisfaisante qu’a Stich
de la façon dont nous pouvons identifier un même concept chez deux
individus différents.
S’agissant des concepts et de leur acquisition, il est possible de
penser en termes de tout ou rien. Ainsi, deux individus ont le même
concept s’ils possèdent exactement les mêmes croyances sur l’objet en
question. Soit on a le concept en question, soit on ne l’a pas. Et l’on ne
peut m’attribuer le concept d’os que lorsque je possède l’ensemble des
croyances pertinentes sur les os, y compris leur composition chimique,
leur origine, etc. Autrement dit, cette vue du « tout ou rien » suppose que
chaque amélioration d’un concept, lors de son apprentissage, correspond
à l’acquisition d’un nouveau concept, entièrement différent du précé-
dent – implication extrêmement contre-intuitive s’agissant de l’analyse
du concept de concept.
Inversement, les concepts peuvent être pensés en termes de plus ou
moins. Différents individus peuvent avoir le même concept à un plus
ou moins grand degré. Plus deux individus partagent des croyances sur
un concept donné, plus leur concept est semblable. La vue du « plus
ou moins » est rationnellement préférable à celle du « tout ou rien »
dans la mesure où elle rend intelligible l’attribution de concepts, et par
conséquent de croyances, à des êtres humains adultes, enfants, à des
personnes de cultures différentes, etc., ce que ne permet pas le point de
vue du tout ou rien.
368 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Avec la vue du plus ou moins en toile de fond, Fido possède en partie


notre concept d’os s’il possède au moins l’une des croyances essentielles
qui servent à la définition de notre concept d’os 2. Est-ce le cas ? La
« seule chose qui doive nous guider », écrit Regan, c’est « son comporte-
ment non verbal ». Si c’est une canette de Coca que nous avons enterrée
dans le jardin, et si Fido est un chien normal, il se comportera d’une
manière tout à fait différente lorsqu’il la sortira de terre, de la manière
dont il se serait comporté s’il avait trouvé un os [...]. Dût-il trouver la
cannette alors qu’il s’attendait à un os, il se comporterait comme toute
personne dont les attentes ont été déçues. Si Fido est un chien normal,
sa déception sera évidente (Regan [1983] 2004 : 70).
Frey conteste notre capacité à spécifier le contenu des croyances des
animaux sur la base de leur comportement. Son chien, écrit-il, remue
furieusement la queue lorsqu’il entend son compagnon sur le pas de la
porte, lorsque son repas est sur le point d’être servi, et lors des éclipses
de soleil. Si un même comportement est clairement compatible avec
trois croyances différentes, comment conclure sur la base de ce compor-
tement que le chien possède l’une de ces croyances ? Fragmenter pour
mieux régner, telle est la ligne directrice de l’argument. La stratégie
consiste à rendre inaudible le comportement en isolant des « segments
individuels [...] du contexte plus large dans lequel ils prennent place »
(ibid. : 68). Il est nécessaire de se départir d’une vue « atomique » du
comportement pour une vue « holiste » (ibid. : 68, 72) si l’on veut réelle-
ment procéder à des attributions raisonnables de croyances particulières
sur la base du comportement. « C’est l’association [re]connue entre
le remuement de queue, étant donné des circonstances pertinemment
similaires, et le fait qu’en pareilles circonstances [Fido] ait montré par
ses comportements antérieurs qu’il possède certaines attentes associées
à la présence de son ami sur le pas de la porte, qui fournit les raisons de
lui attribuer maintenant cette croyance » (ibid. : 69).
Les deux objections de Frey et Stich à l’attribution de croyances, et
par suite à l’attribution de désirs, aux animaux se révèlent défaillantes.
Faute d’adversaire capable de relever le fardeau de la preuve, l’argument
cumulatif évoqué en début d’exposé gagne la partie.

2. « Fido dût-il n’avoir qu’une seule croyance semblable, la compréhension qu’il aurait de
ce concept serait maigre, pauvre, élémentaire, etc., en comparaison de ceux qui possèdent
ce concept in toto. Mais cela montrerait seulement que sa compréhension était moindre
que celle des autres, et non pas qu’il n’en a absolument aucune compréhension » (Regan
[1983] 2004 : 56).
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 369

Théories éthiques normatives


Tout discours sur l’être des bêtes, sur leur conscience, leurs croyances,
leurs désirs, a des implications touchant au devoir être. Bien que l’histoire
de la philosophie contienne peu d’exemples, sinon aucun, de penseur
favorable à l’abandon des animaux au bon vouloir des hommes, nom-
breuses sont les théories « éthiques » dont les conclusions approuvent
leur exploitation, fût-elle totale. Les théories les plus lâches en la matière
sont des théories dites de « devoir indirect », dont les parangons sont le
contractualisme et la théorie morale kantienne.
Le contractualisme s’exprime de manière pure et dure dans l’« égoïsme
rationnel » du philosophe canadien contemporain Jan Narveson. « Chaque
être raisonnable tente de maximiser tout ce qui lui semble utile » (ses
désirs, ses intérêts, etc.) et éprouve par conséquent le besoin de passer
un accord avec les autres égoïstes rationnels sur « un ensemble de res-
trictions du comportement » (Narveson 1977 : 177) – ensemble censé
constituer le tout de nos relations morales. Pour elliptique que soit ce
résumé, deux problèmes apparaissent clairement. Les patients moraux
humains et animaux (c’est-à-dire les êtres incapables d’agir bien ou mal,
de se représenter une loi morale, contrairement aux agents moraux) ne
peuvent être protégés que parce que nous avons contracté pour eux en
raison des intérêts sentimentaux qui nous lient à eux. Cet appel aux inté-
rêts sentimentaux rend le devoir de protéger les patients moraux humains
entièrement contingent au fait que les agents ont ou continuent d’avoir
ces « intérêts sentimentaux » envers eux. Dès lors qu’est-ce qui pourrait
retenir un père de vendre à la science son fils pour lequel il n’a (plus)
aucun lien d’affection ? Après tout, de nombreux malades ont besoin de
greffes d’organes, et il a certainement besoin d’argent. Rien n’interdit, du
point de vue contractualiste, la vente de son enfant dans une société d’égo-
ïstes rationnels où chacun cherche à maximiser ses propres intérêts.
Deuxièmement, l’égoïsme rationnel n’a aucunement l’obligation de
passer un pacte avec tous les égoïstes rationnels. Le contractualisme
peut, par essence, approuver l’institution de politiques favorisant des
distributions de richesses, de ressources éducatives, médicales, etc., au
profit d’une caste bien précise, appuyée par une batterie de législateurs,
de juristes et de policiers loyaux et bien payés. Rien ne garantit la parti-
cipation équitable de chacun au contrat. Un compte rendu de la moralité
qui échoue à fonder les devoirs concernant les patients moraux et à
assurer un traitement équitable des agents moraux ne peut pas être une
théorie satisfaisante de la moralité.
370 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Supposer comme on l’a fait jusqu’à présent que le fondement de la


moralité est l’intérêt personnel et égoïste, c’est sans doute en détruire
la possibilité même. Le « principe suprême de la moralité » pourrait bien
consister plutôt, selon la première formulation qu’en donne Kant, à agir
« uniquement d’après la maxime grâce à laquelle [je] peux vouloir en
même temps qu’elle devienne une loi universelle (Kant [1797] 1994 :
97). Et cette capacité à universaliser la maxime de mon action est la
seule chose qui me rende intrinsèquement doué de valeur. « La moralité
et l’humanité en tant qu’elle est capable de moralité, c’est ce qui seul
possède de la dignité » (ibid. : 116), c’est-à-dire une valeur absolue, et
non une valeur relative ou un prix. Les êtres n’ont, « s’il s’agit d’êtres
dépourvus de raison, qu’une valeur relative, en tant que moyens, et se
nomment par conséquent des choses ; en revanche, les êtres raisonnables
sont appelés des personnes, parce que leur nature les distingue déjà
comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut
pas être utilisé simplement comme moyen » (ibid. : 107).
Il résulte du statut de chose 3 des animaux que tout bon traitement
les concernant « appartient indirectement aux devoirs de l’homme »
(ibid. : 302). Tout devoir concernant les animaux « n’est jamais qu’un
devoir de l’homme envers lui-même » (ibid.). Infliger un traitement
violent et cruel à des animaux violerait ce devoir anthropocentré « parce
qu’ainsi la sympathie à l’égard de leurs souffrances se trouve émoussée
en l’homme et que cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposition
naturelle très profitable à la moralité dans la relation avec les autres
hommes » (ibid.).
Bien que Kant n’ait jamais écrit, à notre connaissance, que seuls
les êtres rationnels et autonomes, et seulement eux, doivent être traités
comme des fins en soi, le statut des patients moraux humains reste hau-
tement problématique dans son œuvre. Si la « personnalité morale n’est
rien d’autre que la liberté d’un être raisonnable sous des lois morales »
(ibid. : 175), alors les patients moraux humains ne sont pas, au sens
strictement moral et kantien, des personnes. Ce faisant, et en l’absence
de considérations contraires, nos devoirs les concernant ne pourraient
être, dans cette théorie, que des devoirs indirects. Ainsi, la seule raison

3. Sur ce point, voir également Kant [1798] 1964 : 19 : grâce à l’unité de la conscience dans
tous les changements qui peuvent lui survenir, l’homme est un « être entièrement différent,
par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut
disposer à sa guise ».
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 371

d’objecter à la torture d’un enfant tiendrait aux effets que cela aurait sur
ma « disposition naturelle à la moralité » : je risque de m’endurcir dans
mon commerce avec les autres agents moraux.
Imaginons à présent que je torture avec horreur et dégoût un enfant,
et que ma certitude de ne plus jamais recommencer sur quelque humain
que ce soit se révèle renforcée après ce supplice. « L’habitude de
cruauté ne trouve aucune permanence en mon sein. Devons-nous dire
par conséquent que je n’ai rien fait de mal à ma seule et unique victime
humaine ? » (Regan [1983] 2004 : 183). Contraint par l’exigence de
cohérence, Kant doit faire face au dilemme suivant : soit il considère
les patients moraux humains comme des fins en soi et ouvre la même
possibilité aux patients moraux non humains – l’autonomie morale n’est
plus une condition nécessaire pour être une fin en soi ; soit il considère
ces patients moraux humains comme de simples moyens et légitime la
possibilité d’une exploitation humaine.
Les deux grandes théories éthiques fondant des devoirs indirects
eu égard aux animaux (contractualisme et kantisme) échouent à
donner un compte rendu adéquat des devoirs concernant les patients
moraux en général. Qu’en est-il des théories dites de « devoir direct »
envers les animaux ?
L’utilitarisme a toujours, depuis ses débuts, mis en avant des argu-
ments favorables aux animaux, qu’il s’agisse de Paley, Bentham, Mill 4,
ou, depuis le milieu des années 1970, de Singer. Tous les utilitaristes
s’accordent pour dire que seules les conséquences, sans égard à nos
intentions, déterminent la moralité de nos actes. Et tous conviennent
que ce sont les « meilleures conséquences », pour tous ceux affectés
par le résultat, que nous devrions avoir pour but de réaliser. Les utilita-
ristes classiques (Bentham) sont dits hédonistes. Ils soutiennent que le
plaisir (hêdonê) et le plaisir seul est intrinsèquement bon, et que seule
la douleur est intrinsèquement mauvaise. Sur ce point, ils sont claire-
ment les héritiers d’Épicure et d’Aristippe. Pour déterminer, dans le
cadre d’une action donnée, quelle alternative apporte les meilleures

4. Sur le droit douteux de manger chair, voir William Paley, The Principles of Moral and
Political Philosophy, Boston, Richardson & Lord, 1825 : 76-78. Pour l’idée que les animaux
sont les « malheureux esclaves et victimes de la portion la plus brutale de l’humanité », voir
John Stuart Mill, Principles of Political Economy, livre V, chap. XI, § 9, dans Robson (ed.),
The Collected Works of John Stuart Mill, vol. 3, Londres, Routledge and Kegan, 1965 :
952 ; pour le principe d’utilité suivant lequel une pratique causant « plus de souffrance aux
animaux qu’elle ne procure de plaisir à l’homme » est immorale, voir Mill, « Whewell on
Moral Philosophy », dans Robson (éd.), ibid., vol. 10, 1985 : 186-187.
372 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

conséquences, l’utilitariste de l’acte pèse l’ensemble des plaisirs et des


douleurs auxquels mène chaque alternative : l’option menant au solde
ou à la « balance » optimal(e) de plaisirs et de peines doit être choisie
du point de vue moral.
Maximiser l’utilité exige par principe une égale considération des
intérêts des parties prenantes, c’est-à-dire, dans le cadre de l’utilitarisme
hédoniste, une égale prise en compte des plaisirs et des douleurs de
tous les individus concernés. Les intérêts d’un animal sont égaux aux
intérêts d’un humain si leurs intérêts respectifs ont la même importance
pour l’animal et pour l’humain, respectivement. Tout bien considéré,
l’obligation de végétarisme paraît difficile à éviter eu égard à l’écrasante
souffrance des bêtes exploitées et aux plaisirs « triviaux » (Singer 1980 :
333) 5 arrachés à leur chair. Malgré l’avantage réel que constitue la prise
en compte de la sensibilité animale dans les calculs utilitaristes, Regan
pointe l’incapacité de cette théorie à fonder le devoir de ne pas tuer
sans douleur des agents ou des patients moraux, en secret. Les meurtres
inaperçus possèdent l’immense avantage de ne pas susciter de réactions
anxiogènes dans la population – impossible, donc, de les réprouver au
nom de leurs effets indirects. « Si nous imaginons qu’un meurtre ina-
perçu amenait réellement le solde optimal de plaisir et de douleur pour
tous ceux concernés par son résultat, alors l’utilitariste hédoniste ne
pourrait avoir aucune base morale pour y objecter. En fait, sa théorie le
justifie » (Regan [1983] 2004 : 204).
Que faire face à l’incapacité du contractualisme, de la théorie kantienne
et de l’utilitarisme 6 à fonder certains devoirs essentiels envers les agents
et patients moraux ? Le point de départ de Regan consiste à prendre le
contre-pied de la conception utilitariste de la valeur de l’individu. Pour les
utilitaristes hédonistes, seuls comptent les plaisirs et les douleurs, c’est-à-
dire, de manière imagée, les liquides doux ou amers que pourrait contenir
une tasse. Pour Regan ce sont les individus eux-mêmes qui comptent, les
tasses, et non pas leur contenu. S’il est condamnable moralement de tuer
les agents moraux, c’est précisément parce qu’ils possèdent une « valeur

5. Singer souligne néanmoins, en bon utilitariste, que « si la chair animale était uniformé-
ment délicieuse et si la nourriture végétarienne était uniformément abominable, il faudrait
admettre que le plaidoyer en faveur du végétarisme serait plus faible » (ibid.). D’où l’idée
que les recettes de cuisine végétarienne en annexe de certains de ses livres sont une partie
essentielle de son argumentation.
6. La critique précédente à l’encontre de l’utilitarisme hédoniste vaut également contre l’uti-
litarisme de la préférence : notre préférence à continuer d’exister peut être outrepassée dans
la balance agrégative d’utilité.
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 373

inhérente », c’est-à-dire une valeur non instrumentale. Ils ont une valeur
indépendamment du fait qu’on la leur attribue ou qu’on leur porte de
l’intérêt. Le statut moral d’un porteur de valeur inhérente est logiquement
indépendant du degré de bonheur dont il jouit, de son talent, de son mérite,
de son utilité. Soit on a cette valeur, soit on ne l’a pas ; et tous ceux qui la
possèdent la possèdent également. Le second point d’appui, pour éviter
les fâcheuses implications de la théorie kantienne cette fois, postule que
les patients moraux humains possèdent eux aussi, comme tous les autres
êtres humains, une telle valeur, cela indépendamment du fait que leur
exploitation minerait le fondement de notre commerce avec les autres
agents moraux. Ces deux points accordés, le sort des bêtes reste à déter-
miner. Possèdent-elles une valeur inhérente ?
Répondre exige un critère qui permette l’attribution d’une telle valeur.
Une pierre de touche peut être fournie en déterminant un point commun
à tous les porteurs humains de valeur inhérente. Qu’est-ce qui rend
fondamentalement tous les êtres humains égaux en valeur ? L’autonomie
et la sensibilité semblent être les deux candidats les plus sérieux.
Tous les humains ne sont pas autonomes moralement à tous les moments
de leur vie et tous n’y parviennent pas. Établir l’égalité de valeur à
partir de l’autonomie ouvre la voie à l’exclusion des patients moraux
humains de la sphère morale.
Quant à la solution de facilité qui consiste à affirmer que c’est l’auto-
nomie en puissance de tous les êtres humains qui fait leur égale valeur
inhérente, cela reste obscur et hautement problématique du point de
vue logique. C’est obscur parce qu’il est difficile de dire pourquoi un
patient moral humain serait plus autonome en puissance qu’un fœtus, un
embryon, un zygote, un simple spermatozoïde ou un ovule non fécondé.
Mais plus encore, il y a certainement une faute logique à déduire une
valeur en acte d’une simple qualification en puissance pour cette valeur
(Feinberg 1986 : 66-67). De même qu’un président en puissance de la
France n’est pas le chef des armées, de même un être ou des cellules
autonomes en puissance n’ont pas de valeur inhérente en acte – ce qui
n’exclut pas qu’on puisse leur attribuer un autre type de valeur, suscep-
tible d’être protégée.
Contrairement à l’autonomie, la sensibilité est partagée par tous les
êtres humains. Pour qu’une faculté ou une qualité se qualifie comme
critérium de valeur inhérente, elle doit non seulement être partagée par
tous les êtres humains, mais aussi rendre compte de l’immoralité de
certains actes particulièrement odieux comme, par exemple, la torture
ou le meurtre. La sensibilité peut aisément expliquer le mal de la torture
374 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

et du meurtre par la douleur qu’ils engendrent, et lorsque le meurtre est


perpétré sans douleur, par la perte d’occasions plaisantes à venir. Mais
la sensibilité n’explique pas pourquoi infliger une mort sans douleur est
un mal si un autre être est mis au monde pour jouir à sa place.
L’échec de l’autonomie et de la sensibilité à justifier l’égale valeur
inhérente de tous les êtres humains indique que cette valeur relève moins
de l’autonomie morale que de l’autonomie des préférences 7, et que ce
qui compte ce ne sont pas tant les expériences intrinsèques de plaisirs
et de douleur que le sujet qui les éprouve. Si le plaisir est remplaçable,
compensable, le sujet ne l’est pas. La perte de celui qui croit, fait des
plans, préfère, jouit, souffre, possède à travers le temps une identité
irremplaçable. C’est le sujet-d’une-vie, et non la vie seulement ou la
capacité à ressentir, qui possède une valeur inhérente.

Droits des animaux

À ce stade de la discussion, la valeur irréductible des sujets-d’une-vie


non humains à un simple moyen et le devoir de respect qui sied à une
telle valeur pourraient être aisément admis, sans que la notion de droits
des animaux soit pertinente pour autant. Après tout, les devoirs de cha-
rité n’impliquent pas des droits à la charité. Personne ne peut prétendre à
mes bonnes œuvres comme étant un dû, sur le mode du créancier récla-
mant sa créance. Les animaux n’ont aucun droit, pourrait-on dire, ils
sont simplement bénéficiaires de certains devoirs moraux dont l’exécu-
tion est laissée à notre entière discrétion. Pour répondre à cette objection
à l’existence de droits des animaux, la notion de droit doit être affinée.
1° Il est ici question de droit moral, c’est-à-dire (a) de droit universel,
indépendant des législations propres à chaque pays, (b) de droit égal au
sens où tous ceux qui possèdent le même droit le possèdent à part égale,
(c) de droit inaliénable, c’est-à-dire incessible, qu’on ne peut vendre,
auquel on ne peut renoncer, (d) de droit qu’on dit parfois « naturel »,
non parce que les droits naturels pourraient être découverts par une
étude minutieuse de la nature humaine, mais parce qu’ils ne dépendent
d’aucune convention ou contrat (Regan 1986 : § 10, 25).

7. La preference autonomy (The Case for Animal Rights, sect. 3-1) est l’aptitude à initier une
action en vue de nos désirs et de nos buts, à croire, à tort ou a raison, que nos désirs et nos
buts seront satisfaits ou achevés en agissant d’une certaine façon (ibid. : 85).
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 375

2° Le droit en question est un droit négatif. On distingue classi-


quement les droits-libertés et les droits-créances, aussi appelés, plus
couramment dans la littérature anglaise et allemande, droits négatifs
et droits positifs, respectivement. Dans le premier cas, les droits sont
corrélés à des devoirs d’abstention, dans le second à des devoirs d’assis-
tance via diverses prestations (éducation, Sécurité sociale). Les libéraux
(Hayek) et les libertariens (Nozick) considèrent que les droits-créances
sont des pseudo-droits qui entravent les seuls et véritables droits-libertés,
puisque, bien évidemment, je suis moins libre d’entreprendre tout ce
que je désire si je suis contraint d’assister (économiquement) les autres.
Les socialistes, au sens large du terme, reconnaissent l’existence de
droits-libertés et de droits-créances. Se demander si les animaux ont
des droits n’exige pas qu’on réponde d’abord à la question théorique de
savoir si les droits-créances sont de véritables droits. Puisque tous les
partisans des droits reconnaissent l’existence des droits-libertés, il suf-
fira de demander si les animaux possèdent de tels droits ; et pour éviter
toutes sortes de problèmes métaphysiques autour du concept de liberté,
on demandera si les animaux ont des droits négatifs, c’est-à-dire, comme
leur nom l’indique, des droits qui n’exigent rien d’autre qu’une absten-
tion, une non-intervention de la part des autres à leur égard. Plutôt que
de s’enquérir de l’éventuel droit positif 8 des animaux à vivre, droit qui
pourrait impliquer une assistance pour vivre, par exemple le droit à un
check up médical, annuel, pour les pigeons de la tour Eiffel, droit dont
l’existence serait contredite par tous les libéraux, on demandera si les
animaux ont le droit négatif à ne pas subir de dommage, par exemple.
Avant de répondre, il faut encore définir plus en avant la notion de
droit. Qu’est-ce qu’un droit, fondamentalement ? Regan s’appuie sur
l’importante définition proposée par Joël Feinberg. Un droit est un claim :
une prétention, une revendication, avec cette idée de clameur (clamare :
crier) propre à la réclamation. Lorsque j’affirme un droit, je prétends
avoir une certaine liberté ou être le bénéficiaire d’une prestation qu’un
autre, des autres ou l’État doit/doivent m’assurer. Plus précisément,
j’ai ce droit lorsque ma prétention est valide. Dans le cadre des droits
légaux, la validité est la justification par l’appel à des règles en vigueur.
Dans le cadre des droits moraux, la validité est la justification par l’appel
à des principes moraux reconnus par une « conscience éclairée ».

8. Non pas l’ensemble des règles de droit en vigueur dans un pays à un moment donné (opposé
au droit naturel), mais le droit de l’individu qui est corrélé à une action positive.
376 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

La question « Les animaux ont-ils le droit moral négatif à subir des


dommages ? » gagne à être reformulée comme suit : « Les animaux
ont-ils une prétention valide à ne pas subir de dommage ? » Le fait
qu’ils puissent avoir une prétention tient au fait même que les animaux
ont des intérêts 9. La formulation linguistique de ces intérêts n’est pas
nécessaire, un représentant, un mandataire, un tuteur, un avocat peut
formuler ces intérêts, comme c’est couramment le cas pour les incapa-
bles juridiques humains et non humains 10 ou pour les procédures par
contumace. En l’occurrence, la validité de la prétention est établie par
les conclusions précédentes, à savoir l’échec des principales théories
éthiques normatives (contractualisme, kantisme, utilitarisme) à fonder
le respect des agents et patients moraux humains. Seul un « principe de
respect » fondé sur le postulat de la valeur inhérente de tous les sujets-
d’une-vie permet de surmonter leurs écueils. La valeur inhérente de tous
les sujets-d’une-vie doit être respectée, et est violée chaque fois que ces
sujets sont utilisés comme de simples moyens.
Il reste néanmoins un moyen de nier la validité de la prétention des
animaux, à notre encontre, à ne pas subir de dommage 11. Il consiste à
montrer que ceux à qui échoient les devoirs corrélatifs sont dans l’in-
capacité de s’exécuter sans inexorablement mettre en péril leur vie. S’il
est devenu difficile de soutenir sans une extrême mauvaise foi que l’ali-
mentation végétale est impossible à l’homme, que la chasse est le seul
moyen de réguler les espèces et de protéger les récoltes, l’expérimenta-
tion animale peut, en revanche, sembler nécessaire à la survie humaine.
De fait, elle ne l’est pas au sens strict, c’est-à-dire au sens où elle ne
pourrait pas ne pas être, comme le sont l’oxygène et l’eau pour la survie
humaine. Elle n’est pas non plus un moyen de légitime défense contre
l’attaque de quelque bête sauvage. Mais tarir une source de connaissance
scientifique dans les domaines où il n’existe pas encore d’alternative,
n’est-ce pas léser les malades humains ?
Cette dernière tentative pour légitimer une forme particulière d’ex-
ploitation animale à partir de son utilité, et non de sa nécessité, pour les
hommes méconnaît l’une des caractéristiques fondamentales du concept
de droit mises en avant par Dworkin. « Les droits sont mieux compris

9. Pour l’idée que ce sont les intérêts conatifs en particulier, voir Feinberg [1974] 2008.
10. Pour les animaux, voir le Code de procédure pénale, art. 2-13 (loi n° 94-89 du 1er février
1994).
11. Pour l’analyse du concept de dommage en termes d’infliction (douleur aiguë ou chronique)
et de privation (dont la mort), voir Regan, The Case for Animal Rights, sect. 3.4 et 3.5 :
94-103.
ÊTRE « SUJET-D’UNE-VIE » : CROYANCES, PRÉFÉRENCES, DROITS 377

comme des atouts [coupant] l’arrière-plan justificatif des décisions poli-


tiques qui fixe un but pour la communauté en tant que tout 12 » (Dworkin
1984 : 153). Un droit fondamental prévaut sur le profit personnel des
autres, sur les coutumes, le bien public, comme un atout au jeu de bridge
coupe toutes les cartes supérieures d’une autre couleur. « Même si la
société en général [...] devait tirer avantage de la violation des droits
d’un nombre minime de ses membres, cela ne rendrait la violation de
leurs droits moralement acceptable pour aucun défenseur sérieux des
droits humains » (Regan, Cohen, op. cit. : 153) 13. La valeur inhérente
des sujets-d’une-vie non humains « ne disparaît pas simplement parce
que nous avons échoué à trouver un moyen d’éviter de leur causer des
dommages dans la poursuite de nos buts » (Regan [1983] 2004 : 385).
Et si cela signifie qu’il y a certaines choses que nous ne pourrons pas
apprendre, « alors qu’il en soit ainsi » (ibid. : 388). Le devoir moral de
ne pas expérimenter sur des minorités (ou des majorités) ethniques,
religieuses, culturelles ne constitue pas un manque de respect envers
les malades. Il en va de même pour l’expérimentation sur les sujets-
d’une-vie non humains. Le développement des méthodes alternatives
est le défi que doit relever la science 14 (ibid. : 379).
Avant de conclure, la limite pratique du concept de sujet-d’une-vie
doit être précisée. Il comprend tous les mammifères et tous les oiseaux
âgés d’un an ou plus (Regan 2004 : 60). Le bénéfice du doute doit être
accordé aux mêmes animaux lorsqu’ils sont moins âgés ainsi qu’aux
poissons, étant donné notre ignorance concernant leur possession des
caractéristiques physiques qui sous-tendent le fait d’être sujet-d’une-
vie : ils doivent être considérés comme s’ils étaient des sujets-d’une-vie.

12. La métaphore de l’atout a été et continue d’être très influente en philosophie du droit ; on en
retrouve l’idée sous-jacente, par exemple, chez deux théoriciens du droit contemporains de
premier plan : David Lyons, « Les droits moraux changent l’évaluation d’une conduite en
excluant une gamme d’arguments utilitaristes directs » (Rights, Welfare and Mill’s Moral
Theory, Oxford University Press, 1994 : 150), et Jeremy Waldron, « Les droits expriment
des limites à ce qui peut être fait aux individus par égard aux plus grands bénéfices des
autres ; ils imposent des limites quant aux sacrifices qui peuvent être exigés d’eux comme
contribution au bien général » (« Conflicts of Rights », dans Liberal Rights, Cambridge
University Press, 1993 : 209).
13. L’expression « droits humains » (human rights), peu courante en français, peut être consi-
dérée comme l’énoncé d’un genre de droits moraux dont la Déclaration d’indépendance,
la Déclaration des droits de Virginie et la Déclaration des droits de l’homme seraient des
espèces.
14. Quant au volontariat de personnes en bonne santé, sur la base d’un consentement éclairé,
il est dangereux pour les catégories sociales les plus défavorisées et ne doit pas, par consé-
quent, être encouragé.
378 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Leur exploitation entretiendrait l’idée que les animaux sont nos outils
ou nos ressources, et la production de ces bébés nous amènerait à traiter
leurs parents comme des machines fœtales (Regan [1983] 2004 : 391-392,
note 30 : 417). « Nous sommes quelque chose de plus qu’une matière
animée, quelque chose qui diffère des plantes qui, comme nous, vivent
et meurent ; nous sommes les sujets-faisant-l’expérience-d’une-vie (the
experiencing subject-of-a-life), des êtres dotés d’une biographie, et non
pas simplement d’une biologie. [...] chacun d’entre nous est quelqu’un
et non pas quelque chose » (Regan, Cohen, op. cit. : 201).

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Philosophy 57 : 15-28.
Le déni de la réalité animale
17
Le comportement des animaux
à la lumière du droit positif

Jean-Pierre Marguénaud

Introduction
Il y a toujours entre les juristes et les autres, tous les autres, des risques de
malentendus, d’incompréhensions. Du juriste, les autres attendent qu’il
ne se mêle de rien parce qu’il ne peut rien comprendre au fond des pro-
blèmes qui relèvent de la compétence des scientifiques, des médecins, des
économistes, des informaticiens, des sociologues, des anthropologues, des
philosophes, des moralistes ou des psychanalystes. En même temps, on
attend de lui qu’il ait réponse à tout. C’est ainsi que, très récemment, on
a pu entendre sur les ondes de France-Culture l’anthropologue Maurice
Godelier, débattant, le jeudi 12 mars 2008, des arrêts de la première
chambre civile de la Cour de cassation du 6 février 2008 relatifs à l’éta-
blissement d’un acte d’état civil pour le fœtus, s’écrier : « Franchement, je
croyais que les juristes étaient plus forts que ça ! » après avoir découvert
que le droit ne définissait pas le commencement de la vie. Effectivement,
le juriste ne peut pas tout décider à la place de tout le monde car il ne
dispose ni de la compétence technique ni de la légitimité démocratique
pour le faire. Ce n’est pas à lui qu’il revient de répondre seul à la ques-
tion de savoir s’il faut autoriser le mariage homosexuel, permettre la
maternité de substitution ou interdire toute forme d’expérimentation sur
les animaux. Seulement parmi les juristes, il y en a un qui doit pouvoir
répondre à toutes les questions que la complexité de la vie en société peut
384 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

faire se poser : c’est le juge. L’article 4 du Code civil rappelle d’ailleurs :


« Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité
ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de
déni de justice. » Le recours à l’expertise lui permettra de combler ses
lacunes techniques. Néanmoins, pour limiter les atteintes à la souverai-
neté populaire et aux principes démocratiques que cette obligation de
répondre pourrait entraîner, l’article 5 du Code civil précise aussitôt qu’il
est défendu aux juges de [se] prononcer par voie de disposition générale
et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises.
Cette espèce de piège à double entrée que les articles 4 et 5 du Code
civil tendent au juge vaut pour tout juriste constamment sommé, par
médias interposés, de répondre immédiatement aux mille questions
de détail que les hasards de la vie en société font surgir chaque jour,
mais toujours rappelé à son devoir démocratique de ne pas dépouiller
le peuple et ses représentants de son pouvoir d’énoncer des règles géné-
rales. Si les juristes ne répondent pas instantanément à la question de
détail qui vient d’être placée sous les projecteurs de l’actualité, on les
stigmatise par un « Franchement je les croyais plus forts que ça » ; s’ils
s’autorisent des vues plus générales, on les discrédite en brandissant
l’offense au suffrage universel. Cette contradiction s’estompe un peu
quand on introduit la distinction entre droit positif et droit prospectif.
Le droit positif c’est celui qui s’applique ici et maintenant même si on
le regrette. Il trouve sa source dans la Constitution, les Conventions inter-
nationales, la loi, les règlements, la jurisprudence. Aux limites extrêmes
du droit positif, il existe un certain nombre de productions juridiques, qui
fixent plutôt un objectif juridiquement louable qu’une règle juridiquement
contraignante, regroupées sous la dénomination anglo-saxonne de soft law
devenue chez nous droit mou ou droit flou. Les recommandations émises
par différents organismes nationaux ou internationaux en constituent la
principale variété. Le juriste peut naviguer sans contrainte sur l’immense
océan du droit positif. On peut même considérer qu’il a pour mission d’y
guider les justiciables et les citoyens même s’il ne peut le faire qu’avec
une infinie modestie : le nombre des règles qui constituent le droit positif a
tellement augmenté depuis le milieu du XXe siècle qu’aucun juriste, même
dans le champ de sa spécialité, ne peut les connaître toutes à un moment
donné. Au moins doit-il savoir où trouver vite n’importe laquelle d’entre
elles, la comprendre et l’expliquer aux autres.
Le droit prospectif est celui que l’on rêverait pour plus tard dans un
domaine plus ou moins large. Le juriste n’a pas plus que les autres son
mot à dire sur les choix qu’il faudra arrêter pour demain. Il lui revient
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 385

quand même d’indiquer quelle technique juridique pourrait le mieux


traduire la volonté générale en réalité concrète. À une époque où des
principes supérieurs, constitutionnels ou européens, s’imposent désor-
mais aux élus du peuple, il revient aussi au juriste de dire ce qui ne
pourrait pas être réalisé par une réforme projetée : le rétablissement de
l’esclavage ou la légalisation de la torture par exemple. Il faut quand
même convenir que le juriste et plus particulièrement le juge national ou
européen s’est peu à peu arrogé le pouvoir, au moyen de la jurisprudence,
de précipiter le moment où une solution trop longtemps évoquée au titre
du droit prospectif basculera dans le droit positif. C’est ce que l’on vient
d’observer dernièrement à propos de l’état civil du fœtus, déjà évoqué,
ou de l’adoption par un célibataire homosexuel avec l’arrêt de la Cour
européenne des droits de l’Homme E.B. c/France du 22 janvier 2008.
Le rappel de ces généralités me semble utile pour cerner le sujet « Le
comportement animal à la lumière du droit positif » et pour caractériser l’es-
prit dans lequel il sera traité. Il ne s’agira donc pas de dire comment le droit
pourrait ou devrait prendre en compte le comportement animal : il s’agira
seulement d’essayer de voir comment il le fait – ou ne le fait pas – actuelle-
ment – sans prétendre exposer ni même connaître toutes les règles de droit
positif pertinentes. Avant de s’engager sur cette voie périlleuse, il faudra
encore dire quelques mots sur un autre élément de l’énoncé de notre sujet
qui est « Le comportement animal à la lumière du droit positif ». La lumière
n’est pas très vive. C’est plutôt la lueur vacillante d’une bougie exposée au
souffle de la brise. Si le droit positif français n’éclaire pas franchement le
comportement animal en particulier c’est parce qu’il ne sait plus trop quel
statut conférer à l’animal en général. Officiellement, il en fait encore une
chose ou, plus techniquement, un bien. Cependant il n’arrive plus tout à
fait à nier la sensibilité qui, à tout le moins, fait de cet être vivant une chose
pas comme les autres, peut-être même autre chose qu’une chose. Aussi le
comportement de l’animal est-il différemment éclairé par le droit positif
selon qu’il est considéré comme une chose ou comme un être sensible.

Le comportement de l’animal
considéré comme une chose

L’arrimage séculaire, hérité, est-il besoin de le rappeler, de la philosophie


cartésienne, des animaux dans la catégorie des biens, qui sont les choses
placées dans le commerce juridique, est solidement maintenu par le Code
386 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

civil. Après avoir énoncé, en son article 516, que tous les biens sont meu-
bles ou immeubles, il distribue en effet les animaux entre la sous-catégorie
des immeubles par destination grâce à son article 524 et la sous-catégorie
des meubles par son article 528. Le libellé de ce dernier article laisse
augurer un souci de prise en considération du comportement animal
puisqu’il y est dit : « Sont meubles par leur nature les animaux et les corps
qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent
par eux-mêmes, soit qu’ils ne puissent changer de place que par l’effet
d’une force étrangère. » La formule « soit qu’ils se meuvent par eux-
mêmes » ne peut guère renvoyer qu’aux animaux et semble bien prendre
en compte leur comportement pour les distinguer des autres meubles
par nature. Un autre article du Code civil paraît attacher lui aussi une
grande importance au comportement animal : il s’agit de l’article 1385
qui instaure un régime de responsabilité civile du fait des animaux en
ces termes : « Le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, pendant
qu’il est à son usage, est responsable du dommage que l’animal a causé,
soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé. » Le
cas, spécialement distingué, de l’animal égaré ou échappé, paraît bien,
lui aussi, découler d’une prise en considération du comportement animal.
On pourrait donc s’attendre à ce que le droit positif, à partir du vénérable
Code civil, s’efforce de distinguer l’animal des autres biens en fonc-
tion de son comportement. Cette attente, si c’en était vraiment une, sera
partiellement déçue. En effet, pour mieux permettre l’exploitation éco-
nomique des animaux, les efforts du droit positif ont tendu à les assimiler
aux choses inanimées et à faire oublier que, à leur différence, ils peuvent
adopter un comportement propre. Si le comportement des animaux joue
un rôle, c’est essentiellement pour établir leur dangerosité et justifier leur
élimination expéditive. Le droit positif se caractérise donc par une néga-
tion du comportement de l’animal approprié et une particulière attention
au comportement de l’animal dangereux.

La négation du comportement
de l’animal approprié

En 1804, date de promulgation du Code civil, la machine à vapeur


commençait juste à s’imposer et le moteur à explosion n’avait pas encore
été inventé : c’est la force animale qui assurait l’essentiel du fonctionne-
ment de l’économie. Aussi, le droit, en général, n’était-il pas indifférent
au comportement animal. On relèvera avec intérêt que la célèbre loi
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 387

Grammont qui est le premier texte français à avoir pris en compte la


sensibilité de l’animal et, d’une certaine façon, son comportement face
à la douleur, date du 2 juillet 1850, dix ans avant la mise au point par
le Belge Lenoir du premier moteur à combustion interne. À partir du
moment où l’animal a été supplanté en tant que force motrice par des
engins à moteurs mécaniques, les problèmes juridiques ont été de plus en
plus souvent posés et résolus en considération des choses inanimées. Or,
comme le prodigieux essor de l’industrialisation masquait l’importance
du rôle de l’animal qui n’était qu’une chose animée, on lui a appliqué
les solutions taillées à la mesure des choses inanimées. Progressivement,
l’animal a donc été dépouillé par le droit de ses caractères spécifiques
et son comportement a été relégué dans l’ombre (Marguénaud 1992 :
19). Le droit de la responsabilité civile est particulièrement révélateur
de ce phénomène.
On se souvient que le Code civil avait organisé, à partir de son article
1385, un régime de responsabilité civile du fait des animaux prenant
directement en compte le comportement animal et dont la principale
caractéristique était de ne pas uniquement reposer sur la faute du gar-
dien mais aussi sur le risque (Flour, Aubert [1981] 2005 : 314-317).
Même en dehors des Facultés de droit, on sait peut-être que, pour ne
pas laisser sans réparation les victimes, toujours plus nombreuses, de
dommages dus à la mécanisation, qui n’arrivaient pas à prouver la faute
d’un responsable, la jurisprudence a bâti de toute pièce, à partir de l’ar-
ticle 1384 : al. 1er du Code civil, un régime de responsabilité du fait des
choses inanimées reposant lui aussi sur le risque et faisant peser sur le
gardien une présomption de responsabilité dont il ne peut se dégager
qu’en prouvant que le dommage est dû à une cause étrangère. Tel est
l’apport de l’arrêt essentiel rendu par les Chambres réunies de la Cour
de cassation le 13 février 1930 dans le célèbre arrêt Jand’heur 1. Or, par
un arrêt du 5 mars 1953 2, la Cour de cassation a fini par assimiler le
régime de responsabilité du fait des animaux, qui ont un comportement
propre, au régime de responsabilité du fait des choses inanimées qui n’en
ont pas. Le thème de ce livre invite d’ailleurs à préciser que, en droit

1. Arrêt des Chambres réunies de la Cour de cassation du 13 février 1930, Dalloz 1930, 1, 57,
note Ripert, concl. Matter ; Sirey 1930, 1, 121, note Esmein, pérennisant le principe général
de responsabilité du fait des choses découvert dans l’affaire dite du remorqueur, par l’arrêt
de la chambre civile de la Cour de cassation le 16 juin 1896, Sirey 1897, 1, 17, note Esmein,
Dalloz 1897, 1, 433, note Salleiles, concl. Sarrut.
2. Arrêt de la 2e chambre civile de la Cour de cassation du 5 mars 1953, Dalloz 1953, 473,
note R. Savatier.
388 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

de la responsabilité du fait des choses inanimées considérées comme


des objets dépourvus de toute initiative propre, s’est progressivement
imposée une distinction entre la garde de la structure inhérente à un vice
indécelable de la chose et la garde du comportement inhérente non pas
au comportement de la chose inanimée elle-même mais à l’impulsion
dommageable qui lui a été donnée 3. Autrement dit, les choses inani-
mées sont tellement inaptes à adopter par elles-mêmes un comportement
propre que, lorsque l’on parle à leur égard de garde du comportement, on
renvoie à ce qui leur est le plus extérieur. Dans ces conditions, l’assimi-
lation, du point de vue du droit de la responsabilité civile, des animaux
aux choses inanimées est presque un non-sens juridique qui débouche
d’ailleurs sur un certain nombre de difficultés pratiques (ibid. : 31-49).
Ce n’est ni le lieu ni le moment de les aborder. Il suffira de se souvenir
que le droit de la responsabilité civile est le terrain d’émergence du phé-
nomène de négation juridique du comportement animal, à l’œuvre dans
beaucoup d’autres domaines et plus particulièrement celui de l’élevage
industriel dont la réalité est toujours aussi sordide en dépit de disposi-
tions protectrices spécifiques, d’application très hypothétique, que nous
retrouverons plus tard. Il convient de citer à cet égard la très intéressante
affaire Verein gegen Tierfabriken Schweiz dans laquelle une associa-
tion militant contre l’expérimentation animale et l’élevage en batterie a
réussi, le 4 octobre 2007, à faire condamner la Suisse pour violation du
droit à la liberté d’expression parce qu’elle n’avait pas ordonné la diffu-
sion sur une chaîne de télévision qui s’y refusait d’un spot publicitaire
dénonçant les conditions concentrationnaires de l’élevage des porcs 4.
Le plus bel exemple de négation forcenée du comportement habituel
d’un animal est sans doute fourni par un arrêt de la Cour d’appel de
Dijon du 2 avril 1987 selon lequel, même dans un bourg rural, le chant
du coq peut constituer un trouble anormal de voisinage 5. Il s’agit là
d’une brève séquence comportementale que l’on souhaitait faire cesser
sans pour autant faire disparaître l’animal qui l’adopte matinalement et
quotidiennement. En effet, dans cette affaire, le propriétaire n’avait été

3. Sur la distinction entre garde de la structure et garde du comportement proposée par


B. Goldman dans sa thèse relative à « La détermination du gardien responsable du fait
des choses inanimées », Lyon, 1946, et sur le rôle contrasté en droit positif, V. J. Flour,
J. L. Aubert, E. Savaux, op. cit. : 278-283 ; M. Fabre Magnan, « Droit des obligations.
Responsabilité civile et quasi-contrats », PUF, coll « Thémis Droit », 2007, n° 80.
4. Arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme, Verein Gegen
Tierfabriken Schweiz c/Suisse, du 30 juin 2009.
5. Cour d’appel de Dijon, 2 avril 1987, Gazette du Palais 1987, 2, 601, note Goguey.
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 389

condamné, sous astreinte, qu’à éloigner le bruyant volatile. Plus souvent


une séquence comportementale plus ou moins brève est prise en compte
pour prescrire des mesures d’élimination de l’animal.

La prise en compte du comportement


de l’animal dangereux

Le Code de l’environnement et le nouveau Code rural pullulent de dispo-


sitions qui portent une appréciation sur le comportement, plus ou moins
tronqué, plus ou moins présumé de certains animaux pour les précipiter
vers un sort funeste. Parmi les animaux sauvages, on distinguait naguère
les bêtes féroces, les animaux malfaisants et les animaux nuisibles. Les
articles L. 427-1 à L. 427-7 de l’actuel Code de l’environnement ne se
préoccupent plus guère que de la destruction des animaux nuisibles,
sous le haut commandement des lieutenants de louveterie. Dans chaque
département, le préfet détermine, en fonction des situations locales ceux
des animaux, figurant sur la liste ministérielle des espèces susceptibles
d’être classées nuisibles, qui, comme la belette, la martre ou l’étourneau
sansonnet, peuvent faire l’objet de battues administratives. Cette liste,
dont le contenu plus ou moins extensif fait l’objet d’après les confronta-
tions entre les chasseurs et les écologistes, a une très curieuse tendance
à varier au gré des alternances politiques 6. C’est bien le signe que la
qualification d’animal nuisible dépend d’une appréciation éminemment
subjective et partielle du comportement animal.
Quant aux animaux domestiques, c’est le Code rural qui peut les
conduire d’abord à la fourrière puis vers l’euthanasie, quand ils sont dan-
gereux ou errants. Pour les animaux errants ou en état de divagation, ce
sont les articles L. 211-19-1 à L. 211-26 du Code rural qui fixent les règles
suivant lesquelles le maire de la commune où ils sont saisis peut les faire
maintenir, aux frais, le cas échéant, du propriétaire ou du gardien, dans
un lieu de dépôt, puis à l’expiration d’un délai, qui est en général de huit
jours ouvrés, décider de les céder ou de les faire euthanasier. L’article
L. 211-27 du Code rural se livre à une appréciation moins rudimentaire du
comportement animal en décidant que, dans les départements indemnes de
rage, le maire peut faire procéder à la capture des chats vivant en groupe

6. C’est ainsi que la belette, la martre et le putois ont été retirés de la liste des animaux susceptibles
d’être classés nuisibles par un arrêté du 21 mars 2002, à la veille des élections présidentielle et
législative, pour y être aussitôt rajoutés par un arrêté du 6 novembre 2002.
390 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

dans les lieux publics de la commune afin de faire procéder à leur stérili-
sation et de les relâcher après identification. Les chiens ne bénéficient pas
d’une telle bienveillance législative. Au contraire, ils sont les principaux
destinataires des règles relatives aux animaux susceptibles, compte tenu
des modalités de leur garde, de présenter un danger pour les personnes ou
les autres animaux domestiques, formulées par l’article L. 211-11 du Code
rural. Pour apprécier si un animal est susceptible de présenter un danger, il
faut à l’évidence porter un jugement sur son comportement. C’est pourquoi
une innovation remarquable de la loi du 5 mars 2007, figurant désormais à
l’article L. 211-14-1 du Code rural, prévoit que, avant de prescrire au titre
de l’article L. 211-11 des mesures de prévention dont le non-respect peut
conduire tout droit à la fourrière et à l’euthanasie, le maire peut demander,
aux frais du propriétaire, une évaluation comportementale du chien. C’est
la première fois, semble-t-il, que le comportement animal est délibérément
pris en compte par un texte de loi. On peut se demander pourquoi l’évalua-
tion comportementale est réservée au chien à l’exclusion de tous les autres
animaux susceptibles de présenter un danger au sens de l’article L. 211-11.
Il s’agit peut-être de contrebalancer la sévérité dont les chiens, et par consé-
quent leurs propriétaires, font l’objet depuis la célèbre loi du 6 janvier 1999
(Antoine 1999 : 167) qui prévoit des mesures spécifiques, aménagées par
les articles L. 211-12 à L. 211-14, pour prévenir les dangers réels, quoique
surmédiatisés, que représentent les chiens d’attaque et les chiens de garde
et de défense. Il n’est pas utile de détailler ici ces règles spécifiques qui vont
de l’exigence d’une déclaration de détention à la mairie à l’interdiction de
détention faite aux mineurs, aux majeurs en tutelle et aux condamnés pour
crime ou à un emprisonnement en passant par la stérilisation des chiens
d’attaque. L’important pour nous est de constater que c’est en fonction
d’un comportement présupposé qu’un chien peut-être qualifié d’attaque
ou de défense. Or, il n’est pas tout à fait certain que la liste des chiens
d’attaque et des chiens de défense établie par l’arrêté du 27 avril 1999 ait
été, elle aussi, précédée d’une évaluation comportementale sérieuse. Plus
fondamentalement, il est permis de se demander si la désignation d’espèces
de chiens réputés dangereux ne témoigne pas d’une grave et dramatique
méconnaissance du comportement animal en accréditant l’idée fausse selon
laquelle n’importe quel chien appartenant à une espèce ne figurant pas
sur la liste officielle ne peut jamais adopter un comportement dangereux.
À cet égard, il n’est pas indifférent d’observer que les tragiques accidents
mortels, dont les médias se sont si outrancièrement délectés à l’automne
2007, ont été provoqués par des chiens appartenant à une espèce qui ne
figure pas sur la liste des chiens d’attaque ou de défense.
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 391

Il ne faudrait pas croire, cependant, que seuls les comportements


maléfiques des animaux soient pris ponctuellement en compte par le
droit. Pour mieux en convaincre le lecteur, je ne résiste pas à la tenta-
tion de citer un court extrait du discours prononcé le 22 juin 2007 par
M. Michel Bart, préfet des Hauts-de-Seine, au cours d’une cérémonie
en l’honneur de la police nationale : « Je me dois enfin de faire mention
spéciale du chien policier Prim distingué tout à l’heure pour l’action
précieuse qui a été la sienne pendant sept années dans la lutte contre les
trafics de produits stupéfiants. Ses qualités ont permis aux policiers de
saisir plus de 354 kg de produits stupéfiants et 45 200 cachets d’ecstasy.
Lui aussi, au moment où prend fin sa “carrière” méritait bien reconnais-
sance pour les résultats obtenus 7 ».
Peut-être n’est-il pas inutile de citer également l’article 84 du règle-
ment taurin de l’Union des villes taurines de France : « Lorsqu’un animal
aura mérité d’être gracié en raison de son excellente présentation et
son excellent comportement [souligné par nous] dans toutes les phases
du combat, notamment en prenant les piques avec style et bravoure, le
Président pourra [à la demande majoritaire du public et avec le consente-
ment du matador] accorder cette grâce afin que l’animal, après les soins
nécessités par son état physique et ses blessures, puisse participer à la
préservation et l’amélioration de la race et de la caste de l’espèce 8 ».
C’est bien le comportement du taureau qui lui mérite la grâce signifiée
au moyen d’un mouchoir orange, mais il s’agit à nouveau d’une brève
séquence comportementale isolée. Pour une prise en compte d’un com-
portement s’inscrivant dans une relation dialectique avec le milieu, il
faut commencer par considérer l’animal comme un être sensible, c’est-à-
dire qu’il faut tourner résolument le dos au monde de la tauromachie.

Le comportement de l’animal considéré


comme un être sensible

Mme Suzanne Antoine, auteur d’un rapport remarqué sur le régime


juridique de l’animal remis au Garde des Sceaux en mai 2005 (Antoine
2007 : 250) a souvent dénoncé la rigidité des structures traditionnelles du

7. Discours disponible sur le site de la préfecture des Hauts-de-Seine : www.hauts-de-seine-


pref.gouv.fr.
8. Règlement accessible sur le site de la Fédération des Sociétés taurines de France : www-
torofstf.com.
392 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

droit des biens qui empêche de prendre en considération les caractères


propres aux animaux (Antoine 2003 : 2651). Cette rigidité, particulière
au droit civil, dont le droit des biens est une branche, n’a cependant pas
empêché le droit de prendre en considération ce que le droit des biens se
refuse encore à admettre : la sensibilité animale. C’est le droit pénal qui a
ouvert la voie de cette reconnaissance. Il avait déjà commencé à le faire
avec la loi Grammont de 1850, déjà évoquée, qui a institué la contraven-
tion de mauvais traitements envers un animal domestique. Cependant,
dans la mesure où cette infraction n’était constituée que si les mauvais
traitements avait été exercés publiquement, c’était d’abord la sensibilité
du public, ébranlée par la brutalité ordinaire des cochers, des charretiers
et des toucheurs de bœufs de cette époque antérieure au moteur à com-
bustion interne, qui était protégée (Marguénaud, op. cit. : 324). La date,
historique, qui marque le début, en France, d’une véritable protection
de la sensibilité des animaux domestiques et assimilés est celle du 7
septembre 1959. C’est la date du décret qui a abrogé la loi Grammont
pour lui substituer une contravention – passible du tribunal de police –
de mauvais traitements des animaux domestiques désormais constituée
même en l’absence de publicité des atteintes à l’animal. La loi du 12
novembre 1963 qui a créé le délit d’actes de cruauté – relevant de la com-
pétence du tribunal correctionnel – a suivi le même chemin protecteur
de l’animal pour lui-même en raison de sa sensibilité. Plus significative
encore, la loi du 10 juillet 1976 a proclamé le principe, aujourd’hui
repris par l’article L. 214-1 du Code rural, suivant lequel, « Tout animal
étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des condi-
tions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». Ce
texte est probablement capital du point de vue qui réunit les auteurs de
ce volume. Il montre en effet que, pour le droit positif, la reconnaissance
à l’animal de la qualité d’être sensible est un préalable à la prise en
compte de son comportement d’ensemble, déterminé par les impératifs
biologiques de son espèce. Encore faut-il faire respecter concrètement
ces impératifs pour qu’un comportement animal d’ensemble, qui ne
serait pas arbitrairement réduit à une brève séquence comportementale,
ait une véritable place en droit positif. Les articles L. 214-2 à L. 214-25
du Code rural visent effectivement à mettre en œuvre un véritable code
de l’animal tirant les conséquences, en matière d’élevages, de transport,
de vente, d’exposition ou même d’expérimentation du principe fon-
damental énoncé par l’article L. 214-1. Malheureusement, ce code de
l’animal est loin d’être respecté dans la pratique. C’est du droit européen,
et plus particulièrement du droit communautaire qu’une véritable prise
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 393

en compte d’un comportement animal d’ensemble peut venir, princi-


palement par le relais du concept, désormais juridique, de bien-être
animal. Seulement la sensibilité de l’animal n’appelle pas seulement
la prise en considération d’un comportement d’ensemble déterminé par
les impératifs biologiques de son espèce. De manière plus marginale
mais néanmoins significative, la sensibilité de l’animal peut l’engager
à adopter envers les humains qui l’entourent un comportement que l’on
pourrait presque qualifier d’affectif. Nous examinerons donc succes-
sivement la prise en compte du comportement des animaux au titre
du bien-être animal et la prise en considération du comportement des
animaux au sein d’une sphère d’affection.

La prise en compte du comportement


des animaux au titre du bien-être animal

Le Protocole additionnel n° 10 au traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997


qui est, encore aujourd’hui, la source essentielle du droit communau-
taire, dispose : « Lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique
communautaire dans les domaines de l’agriculture, des transports, du
marché intérieur et de la recherche, la Communauté et les États membres
tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux,
tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les
usages des États membres en matière notamment de rites religieux,
de traditions culturelles et de patrimoines régionaux. » Le futur, ou
plutôt l’éventuel traité de Lisbonne, qui prendrait le relais, étendrait le
domaine de prise en compte du bien-être des animaux à la pêche, au
développement technologique et à l’espace et préciserait, innovation
remarquable, qu’il s’agit de tenir pleinement compte des exigences des
animaux en tant qu’êtres sensibles. Comme l’ont remarqué nos collègues
limougeaudes Hélène Pauliat et Clotilde Deffigier (Pauliat, Deffigier
2008), la prise en compte est une obligation minimale de moyens, elle
n’appelle pas une obligation générale de protection du bien-être des
animaux. C’est quand même un progrès vers une appréhension plus
concrète et moins tronquée du comportement animal. C’est un progrès
sauf à remarquer, toujours à la suite de mes deux collègues, que, avant
le traité d’Amsterdam, le droit communautaire s’était déjà ouvert aux
considérations de protection du bien-être animal en adoptant un cer-
tain nombre de directives telle celle du 18 novembre 1991 relative à
394 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

la protection des animaux en cours de transport et surtout, en adhé-


rant à la plupart des conventions de protection animale élaborées sous
l’égide de l’autre Europe, celle du Conseil de l’Europe qui comprend
47 membres : Convention du 13 décembre 1968 sur la protection des
animaux en transport international, Convention du 15 mai 1979 sur la
protection des animaux d’abattage, Convention du 18 mars 1986 sur la
protection des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales ou
à d’autres fins scientifiques ou Convention du 11 novembre 1987 sur la
protection des animaux de compagnie (Dubos 2008). C’est un progrès
sauf à observer, toujours dans le sillage d’Hélène Pauliat et de Clotilde
Deffigier, que l’association de l’élevage, de l’abattage et, a fortiori, de
l’expérimentation au bien-être, n’est pas très éloignée de l’imposture
intellectuelle et qu’il vaudrait mieux parler de réduction du mal-être.
À part, peut-être, dans le cas de la protection des animaux de compagnie,
le Conseil de l’Europe et l’Union européenne conçoivent donc le bien-
être comme un standard minimal de protection qui s’en tient à limiter
les souffrances inutiles. Dans le cas du droit de l’Union européenne,
les exigences de bien-être des animaux qui, on l’aura relevé, cèdent
piteusement le pas aux traditions culturelles, aux rites religieux et aux
patrimoines régionaux, sont résolument tournées vers la protection des
consommateurs. Il y a donc encore beaucoup de chemin à faire pour
que l’appréciation du bien-être de l’animal se fonde non plus seulement
sur la mesure de son inconfort mais aussi, comme le suggère Donald
Broom, sur sa gaieté, son contentement, les possibilités d’exploiter ses
capacités, le contrôle de ses interactions avec l’environnement, bref sur
l’ensemble de son comportement (Broom 2006 : 19). Quant au bien-être
des animaux sauvages, qui sont très rarement protégés en raison de leur
propre sensibilité mais seulement comme représentants d’une espèce
menacée de disparition, il reste en dehors des préoccupations du droit.
À peine peut-on signaler, au titre de la réduction de leur mal-être, le
règlement communautaire du 4 novembre 1991 interdisant l’utilisa-
tion des pièges à mâchoires et l’importation dans la communauté des
fourrures et produits manufacturés de certaines espèces d’animaux sau-
vages provenant de pays qui utilisent des méthodes ne répondant pas aux
normes internationales de piégeage non cruel. S’agissant de la protection
des espèces d’animaux sauvages menacés de disparition, elle se fait sans
véritable prise en considération du comportement animal. Il convient
néanmoins d’observer que la Convention de Washington du 3 mars 1973
sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages
menacées d’extinction (CITES) prévoit que, en cas de confiscation d’un
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 395

spécimen vivant transporté en violation des dispositions de la conven-


tion, il pourra être confié à un centre de sauvegarde dont on imagine mal
qu’il puisse remplir sa mission, si d’aventure il était effectivement mis
en place, sans accorder une attention particulière au comportement des
animaux sauvages irrégulièrement arrachés à leur milieu naturel.
Dans ces conditions où l’essentiel reste à faire, il n’est peut-être pas
très raisonnable d’évoquer l’accessoire, mais il est un peu dans la tradi-
tion des juristes qui n’ont jamais rien à conclure de terminer en queue
de poisson.

La prise en compte du comportement de l’animal


au sein d’une sphère d’affection

Il arrive parfois que le comportement de l’animal soit pris en considé-


ration par le droit pour aider à choisir son propriétaire ou son maître.
Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 20 juillet 1949 9
en fournit un curieux et intéressant exemple. Pendant l’été 1944, au
cours de leur retraite, les Allemands avaient réquisitionné dans deux
communes iséroises plusieurs chevaux qu’ils abandonnèrent en rase
campagne quelques dizaines de kilomètres plus loin. Les animaux furent
capturés et une commission chargée de les rendre à leurs propriétaires
respectifs, involontairement dépossédés, fut mise en place. Or, un cheval
correspondait à peu près aux signalements fournis par deux victimes des
réquisitions de l’occupant en déroute. Après quelques hésitations, la
Commission l’attribua à un campagnard qui l’attela fièrement à sa car-
riole. Mais, quelque temps plus tard, un villageois d’une autre commune
croisa l’attelage et se persuada qu’il venait de retrouver son cheval à lui.
Il exerça donc une action en revendication dont il ne pouvait sortir vic-
torieux qu’en rapportant la preuve de son droit de propriété sur l’animal
dont l’autre avait désormais la possession. Le tribunal saisi fut donc
conduit à désigner un expert. Ce dernier eut alors une idée originale : il
s’installa dans la carriole remorquée par le cheval et, à partir de plusieurs
points de départ différents, il le laissa libre de se conduire où il voulait
en abandonnant les brides : chaque fois le cheval se rendait dans la cour
de la même ferme qui était celle du revendiquant. Le résultat invariable
de cette épreuve de mémoire imposée à un animal a déterminé la cour
d’appel à en attribuer la propriété à celui qu’il avait lui-même reconnu.

9. Cour d’appel de Grenoble, 20 juillet 1949, Dalloz 1952 : 551, note P. Gervesie.
396 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Cette prise en considération par le droit du comportement d’un animal


n’a pas grand-chose à voir avec l’affection. Elle a pourtant joué son rôle
car les juges ont aussi relevé que, au moment de son libre retour dans la
cour de son ancienne ferme, le cheval rencontra un mulet qui avait été
son compagnon de travail : alors, nous dit la Cour de Grenoble, les deux
animaux se mirent à hennir comme s’ils s’étaient reconnus...
De nos jours, c’est l’affection manifestée par un animal envers des
êtres humains qui commence à commander une issue originale à certains
litiges. Deux arrêts relativement récents des Cours d’appel de Douai et
de Riom aideront à en convaincre.
Dans l’affaire jugée par la Cour de Douai le 27 novembre 2003
(Marguénaud 2004 : 3009), un couple de nonagénaires avait résolu de
divorcer. En cours de procédure de divorce, s’était d’abord posée la ques-
tion classique de l’attribution de la jouissance du domicile conjugal qui
appartenait exclusivement à Madame. La solution, relativement originale,
retenue par les juges aura été d’attribuer la jouissance partagée du domi-
cile aux deux époux qui n’avaient plus la force de s’envoyer les assiettes
à la figure et qui pouvaient bien continuer à cohabiter encore quelque
temps. Le plus probable reste cependant que la réponse à cette première
question classique aura été influencée par une autre question plus inso-
lite : celle de l’attribution du chien. Or, la Cour de Douai a estimé qu’il
n’y avait pas lieu de statuer sur la jouissance de l’animal de compagnie
après avoir observé que, dans la mesure où les divorçants resteraient
sous le même toit, le chien « déjà âgé lui-même pourrait, allant de l’un
à l’autre, répondre à l’égale affection de ses deux maîtres ». C’est sans
doute l’existence d’un double lien affectif envers un animal de compa-
gnie qui a fondé la solution atypique de la Cour de Douai.
La Cour de Riom s’est prononcée, quant à elle, le 24 septembre 2002
(ibid.), dans une affaire où un couple séparé de concubins se dispu-
taient le chien que Monsieur avait offert naguère à Mademoiselle pour
la Saint-Valentin. Les règles classiques du droit des biens auraient dû
conduire à attribuer l’animal à Monsieur. Or, la Cour de Riom a infléchi
les règles classiques pour attribuer Mozart, nom du vivant cadeau de la
Saint-Valentin, à Mademoiselle en raison du vif attachement réciproque
qui existait entre elle et lui.
Ces deux affaires pourront paraître anecdotiques. Pour qu’elles soient
arrivées jusque devant des cours d’appel, il faut quand même supposer
un phénomène de société assez fort pour les y porter. Elles aideront à
mieux comprendre que le droit positif est particulièrement déconcerté
face au comportement animal : il ne sait pas exactement ce que c’est et
LE COMPORTEMENT DES ANIMAUX À LA LUMIÈRE DU DROIT POSITIF 397

lorsqu’il le prend en compte, c’est de manière ponctuelle, fractionnée,


parfois même incohérente sinon hypocrite. Si l’on voulait caractériser
l’attitude du droit positif face au comportement animal, on pourrait dire
qu’elle ressemble beaucoup à celle du chien qui chasse le hérisson...

Références bibliographiques

ANTOINE Suzanne. 1999. « La loi n° 99-5 du 6 janvier 1999 et la protection


animale », Paris, Recueil Dalloz, 15e cahier, Chronique.
– 2003. « L’animal et le droit des biens », Paris, Recueil Dalloz n° 39.
– 2007. Rapport sur « Le régime juridique de l’animal » déposé le 10 mai 2004
au ministère de la Justice dont le texte est reproduit dans Suzanne Antoine,
Le Droit de l’animal ». Bibliothèque du Droit, Paris, Légis France.
BROOM Donald M. 2006. « Concepts relatifs à la protection des animaux »
(Regard éthique), dans Le Bien-être animal, Strasbourg, Éditions du Conseil
de l’Europe.
DUBOS Olivier. 2009. « La Convention européenne pour la protection des
animaux de compagnie du 13 novembre 1987 », dans Olivier Dubos et
Jean-Pierre Marguénaud (sous la direction de), Les Animaux et les droits
européens, Actes du Colloque de Limoges des 7 et 8 avril 2005, Éditions
Pedone.
FLOUR Jacques, AUBERT Jean-Luc. [1981] 2005. Droit civil. Les obligations.
Le fait juridique, Paris, Armand Colin.
MARGUÉNAUD Jean-Pierre. 1992. L’Animal en droit privé, préface de Claude
Lombois, Paris, PUF.
MARGUÉNAUD Jean-Pierre et al. 2004. « La protection juridique du lien d’affec-
tion envers un animal », Paris, Recueil Dalloz, 1er cahier (rouge), n° 42/7183e :
3009-3014.
PAULIAT Hélène, DEFFIGIER Clotilde. 2009. « Le bien-être des animaux en droit
européen et en droit communautaire », dans Olivier Dubos et Jean-Pierre
Marguénaud, op. cit.
18
« Ceux que les animaux ne regardent pas »

Élisabeth de Fontenay

Ce sont les animaux de ferme, dits animaux de rente, ces orphe-


lins de l’éthologie, qui peupleront ce texte, et particulièrement les
bovins et les porcs qui vivent dans des structures d’élevage intensif
confiné. Disons-le d’emblée, je m’aventurerai parfois hors de ce qui
est mon domaine de compétence et beaucoup de mes références seront
donc de seconde main.
Imre Kertész, prix Nobel de littérature, relate une conversation por-
tant sur l’étape finale d’un transport d’animaux à partir des Balkans,
auquel son interlocuteur avait assisté. Celui-ci lui dit : « Quand le bétail
arrive enfin à l’abattoir, les bœufs tombent tout seuls à genoux devant
le merlin ou ce qui en tient lieu, parce qu’ils ont compris leur destin ».
Imre Kertész commente alors ce récit par une citation du Procès de
Kafka : « Le verdict ne vient pas d’un coup, c’est le processus lui-même
qui se transforme peu à peu en verdict. » Je place cette phrase en exergue
de mon propos.
400 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Se donner le mot
Alors, pourquoi un tel titre, « Ceux que les animaux ne regardent
pas » ? Parce que, en écrivant ces pages, j’étais sous l’emprise de
la lecture d’un livre posthume de Jacques Derrida, dont je venais
de prendre connaissance et qui s’intitule L’Animal que donc je suis
(Derrida 2006), le je suis étant à entendre dans le double sens d’être
et de suivre. Je citerai deux phrases qui font entrevoir le style de la
pensée derridienne des animaux : « Les hommes seraient d’abord ces
vivants qui se sont donné le mot pour parler d’une seule voix de l’animal
et pour désigner en lui celui qui seul serait resté sans réponse, sans
mot pour répondre » (ibid. : 54). Inutile de préciser que la réponse
humaine à une situation est antinomique de la réaction animale à un sti-
mulus 1. L’autre phrase, celle dont mon titre s’inspire : « Le philosophe,
celui que l’animal ne regarde pas ».
Derrida entend en effet s’excepter d’une certaine tradition à laquelle
appartiennent la plupart des philosophes, mais pas seulement eux, car les
scientifiques de toutes disciplines, dans la mesure où ils pratiquent un
anthropocentrisme mal élucidé, se situent dans cette provenance, qu’ils
le sachent ou qu’ils le dénient. Cette tradition aura consisté dans l’ob-
jectivation violente de ce qui ne relève pas de l’exclusivement humaine
subjectivité et dans le maintien de l’animal hors de la sphère du sens. De
rares philosophes et de nombreux écrivains, pour ne pas parler des poètes
et des peintres, auront, du reste, précédé Derrida dans ce constat d’un aveu-
glement au regard animal qui caractérise presque tous les théoriciens.
Mais, dans le sillage de ces voyants qui acceptent d’être regardés par
une bête, ne nous voici pas trop rapidement projetés dans une radicalité
intenable, surtout quand il s’agit d’intervenir dans un débat portant sur
le comportement animal, et même si nous sommes invités à le penser, ce
comportement, et pas seulement à le connaître ? Je ne puis ici qu’évoquer
le tourment personnel que suscite chez moi la montée aux extrêmes que
s’autorisent certains auteurs : Isaac Bashevis Singer, quand il parle, à
propos de l’abattage, d’un « éternel Treblinka » (Singer 1975 : 41-42) ;
Theodor Adorno, quand il écrit que « l’éventualité des pogroms est chose
décidée au moment où le regard d’un animal blessé à mort rencontre un
homme. L’obstination avec laquelle celui-ci repousse ce regard : “ce n’est

1. « Or, en ce qui concerne le rapport à “l’Animal”, cet héritage cartésien détermine toute la
modernité. La théorie cartésienne suppose, pour le langage animal, un système de signes
sans réponse : des réactions mais pas de réponse », écrit Jacques Derrida (2001 : 110).
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 401

qu’un animal” réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises


sur les hommes dont les auteurs doivent constamment se confirmer à
eux-mêmes que ce n’est qu’un animal, car même devant un animal, ils
ne pouvaient le croire entièrement » (Adorno 1980 : § 68, 101) ; Jacques
Derrida, quand il forge un parallèle que d’aucuns jugent insoutenable
entre le destin ordinaire des bêtes d’élevage et l’extermination des juifs
d’Europe 2. Juger en ces termes, à l’encontre de la dénégation scientifique
commune, juger, avec l’autorité qui est celle d’un écrivain ou d’un philo-
sophe reconnu, ces processus de violence économique, ce productivisme
qui « rationalise » et optimise la transformation d’un animal en viande
n’est pas sans danger. Car de telles positions doivent inexorablement
conduire à cette sécession végétarienne qui peut difficilement ne pas
passer pour une trahison de la communauté humaine, pour un reniement
du progrès : au pire, pour de l’asocialité, au mieux, pour de l’utopie. Des
exemples ? Les philosophes grecs recommandant l’abstinence de nour-
riture carnée ont manifesté ce choix de l’asocialité en abandonnant tout
souci de la cité. Les végétariens contemporains, à leur tour, alors même
qu’ils pensent à juste titre leur intervention comme politique, sapent les
bases de la civilisation dans laquelle nous baignons, en se soustrayant à la
commensalité, au consensuel partage de nourriture qui définit l’hospita-
lité. Quant à Derrida, c’est au titre de ce qu’il appelle la messianité (temps
messianiques de réconciliation mais sans venue de quelque messie), qu’il
assume la pensée d’une rupture avec le modèle dominant du « manger »,
en déclarant que nous ne pourrons plus très longtemps supporter de
mettre des bêtes à mort en vue de notre alimentation 3.

2. Jacques Derrida écrit : « Il faudra donc, peu à peu, réduire les conditions de la violence et
de la cruauté envers les animaux et, pour cela [...] aménager les conditions de l’élevage,
de l’abattage, du traitement massif, et de ce que j’hésite (seulement pour ne pas abuser
d’associations inévitables) à appeler un génocide, là où pourtant le mot ne serait pas si
inapproprié » (Derrida 2001 : 122). Ou encore, de manière plus précise : « Personne ne peut
plus nier sérieusement et longtemps que les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour dissi-
muler ou pour se dissimuler cette cruauté, pour organiser à l’échelle mondiale l’oubli ou
la méconnaissance de cette violence que certains pourraient comparer aux pires génocides
(il y a aussi des génocides d’animaux : le nombre des espèces en voie de disparition est à
couper le souffle). De la figure du génocide il ne faudrait ni abuser ni s’acquitter trop vite.
Car elle se complique ici : l’anéantissement des espèces, certes, serait à l’œuvre, mais il
passerait par l’organisation et l’exploitation d’une survie artificielle, infernale, virtuellement
interminable, dans des conditions que les hommes du passé auraient jugées monstrueuses,
hors de toutes les normes supposées de la vie propre aux animaux ainsi exterminés dans leur
survivance ou dans leur surpeuplement même » (Derrida 2006 : 46-47).
3. « Cette violence industrielle, scientifique, technique ne saurait être encore trop longtemps
supportée, en fait ou en droit. Elle se trouvera de plus en plus discréditée. Les rapports entre
402 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

On sait, au demeurant, et d’expérience historique, que l’irréalisme,


l’uchronie et le dissensus de l’utopie lui confèrent le pouvoir subversif
de faire éclater les contradictions et les injustices de la réalité présente. Il
est des situations où, au regard de l’humanité (« humanité » est entendu
ici comme pitié et non comme genre humain), le style de l’utopie a,
plus que le style scientifique, la force d’imaginer la justice à venir. Une
inquiétude fondamentale persiste, malgré tout, en face de cette radica-
lité absolue qui oblige à en passer par l’épreuve cruciale du « vais-je
continuer à manger comme tout le monde ? ». Angoisse serait ici le mot
juste : angoisse suscitée par une double injonction qui, portant sur l’ali-
mentation carnée, s’adresse contradictoirement chaque jour à chacun :
d’une part, celle qu’on ressent, à la lecture de textes convaincants parce
que bouleversants, d’avoir à prendre une décision qui marginalise, de se
sacrifier aux bêtes, en quelque sorte ; d’autre part, celle de ne pas vou-
loir-devoir franchir le pas. Car il ne suffirait aucunement de se rassurer
en disant avec Kant : « Il se peut que cela soit juste en théorie, mais en
pratique cela ne vaut rien 4 ». Contribue encore à ce tourment une pensée
naturaliste qui, même libre de tout positivisme et de tout nécessitarisme
dès lors qu’on tente de le croiser avec l’option phénoménologique, ne
peut que mener à des positions de compromis, lesquelles se concilient
fort mal avec l’exigence illimitée de déconstruction de la tradition occi-
dentale qu’implique le respect inconditionnel de la vie animale.

La grande barrière

Dans La Grande Barrière, Jean Giono raconte comment, entendant lors


d’une promenade des gémissements dans un fourré, il s’approcha d’une
hase qui venait d’être blessée à mort par des freux :

les hommes et les animaux devront changer. Ils le devront, au double sens de la nécessité
“ontologique” et du devoir “éthique” ». Plus loin : « À plus ou moins longue échéance, il
faudrait limiter cette violence autant que possible, ne serait-ce qu’à cause de l’image qu’elle
renvoie à l’homme de lui-même. Ce n’est pas la seule ni la meilleure raison, mais elle devra
compter [...], je ne crois pas qu’on puisse continuer à traiter les animaux comme nous le
faisons aujourd’hui. Tous les débats actuels signalent une inquiétude grandissante à ce sujet
dans la société européenne industrielle (Derrida 2001 : respectivement 108, 122-123).
4. Sur le lieu commun : « il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut
point », voir Kant, Œuvres philosophiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986,
t. III : 249.
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 403

« À genoux, à côté d’elle, je caressais doucement l’épais pelage brûlant de


fièvre [...]. Il n’y avait qu’à donner de la pitié, c’était la seule chose à faire :
de la pitié, tout un plein cœur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête : Non,
tu vois, tu n’es pas seule, quelqu’un souffre de ta souffrance.
Je caressais ; la bête ne se plaignait plus.
Et alors, regardant la hase dans les yeux, j’ai vu qu’elle ne se plaignait plus
parce que j’étais pour elle plus terrible que les corbeaux.
Ce n’était pas apaisement que j’avais porté là près de cette agonie mais
terreur, terreur si grande qu’il était désormais inutile de se plaindre, inutile
d’appeler à l’aide. Il n’y avait plus qu’à mourir.
J’étais l’homme et j’avais tué tout espoir. La bête mourait de peur sous ma
pitié incomprise, ma main qui caressait était plus cruelle que le bec des freux.
Une barrière nous séparait. »

Comme on sait, le lièvre est non domesticable, et c’est pour aider à


prendre mieux conscience de l’événement prodigieux que représente
la domestication de certaines espèces que j’invoque cette impression-
nante expérience de l’impuissance humaine à compatir avec une bête,
cette nostalgie du paradis perdu. La domestication consiste dans le
long moment fondateur et immémorial au cours duquel les animaux
et les hommes se sont formés, se sont inventés mutuellement. Mais, au
moment même où l’on mentionne cette naissance de l’humanité à l’ani-
malité et de l’animalité à l’humanité, comment ne pas reconnaître qu’il
y a beaucoup plus que de l’inégalité dans ce que Catherine et Raphaël
Larrère ont pu appeler « le tacite contrat domestique », et Valentin
Pelosse, un « compagnonnage comportemental » ? On doit reconnaître
en effet que la relation de l’éleveur à son bétail n’a jamais été seulement
idyllique. Il suffit de mentionner la castration, cet acte terrifiant sans
lequel aucune domestication n’aurait été possible. Il y a toujours eu, il
faut bien l’avouer, une hideuse contradiction entre les soins attentifs qui
pourvoient quotidiennement aux besoins des bêtes et la finalité ultime de
ces soins, à savoir l’abattage. Le juriste Beccaria parlait ainsi du « ter-
rible droit de propriété » : où est la frontière entre l’us et l’abus quand
l’us le plus légal qui soit donne droit de mort ?
Une juriste contemporaine, Suzanne Antoine, fait du reste remarquer
que les animaux brouillent la démarcation, la summa divisio établie par le
Code civil entre les personnes et les animaux, lesquels se voient assimilés
à des biens meubles ou immeubles, même si le Code pénal sanctionne
de plus en plus souvent certains exercices du droit d’us (Antoine 2006 :
111-121). Quoi qu’il en soit, une ambiguïté majeure résiste : les ani-
maux, tenus pour des êtres vivants, constituent des objets de transactions.
404 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

Ils sont sensibles mais appropriables, appropriables mais sensibles.


L’animal apparaît comme le seul être au monde à ne plus pouvoir
être traité ni vraiment comme un sujet ni seulement comme un objet
(Antoine 2007 : 284-289). La loi du marché, du reste, ne manque pas
de lever effrontément cette ambiguïté, puisque les porcs, les bœufs et
les autres animaux anciennement dits domestiques ont perdu toute réfé-
rence au domus, au foyer, à la ferme et sont désormais chosifiés en tant
qu’animaux de rente.

Le processus industriel et techno-scientifique

Encore faut-il faire un état des lieux, prendre en flagrant délit réitéré
d’« horreur économique » l’époque où nous vivons. Et c’est Derrida
que je solliciterai de nouveau. Nos contemporains, dit-il, ne cessent
de minimiser les proportions sans précédent de l’assujettissement des
animaux auquel on est parvenu. Il évalue à « à peu près deux siècles »
ce processus qui représente à ses yeux bien autre chose qu’un tournant
historique. « Au cours des deux derniers siècles, écrit-il, les formes
traditionnelles du traitement de l’animal ont été bouleversées, c’est trop
évident, par les développements conjoints de savoirs zoologiques, étho-
logiques, biologiques et génétiques, toujours inséparables de techniques
d’intervention dans leur objet, de transformations de leur objet même,
et du milieu et du monde de leur objet, le vivant animal : par l’élevage
et le dressage à une échelle démographique sans commune mesure avec
le passé, par l’expérimentation génétique, par l’industrialisation de ce
qu’on peut nommer la production alimentaire de la viande animale, par
l’insémination artificielle massive, par les manipulations de plus en plus
audacieuses du génome, par la réduction de l’animal non seulement à
la production et à la reproduction suractivée (hormones, croisements
génétiques, clonage, etc.) de viande alimentaire, mais à toutes sortes
d’autres finalisations au service d’un certain être et supposé bien-être
humain de l’homme » (Derrida 2006 : 45-46).
Derrida pense donc qu’il n’y a pas de commune mesure entre ces
pratiques et celles des milliers de siècles héritiers du néolithique. On
pourrait répliquer que ces innovations zootechniques, que ces mutations
doivent être tenues pour des péripéties qui s’inscrivent dans l’histoire
de l’évolution : la technoscience ne sait pas ce qu’elle fait, c’est un
devenir sans sujet, ceux qui la servent sont eux-mêmes les moments
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 405

des processus qu’ils croient initier. Mais cet indiscutable constat ne


saurait justifier que nous, les non-zoo-techno-scientifiques, âmes sensi-
bles qui ne voulons pas y aller voir de trop près parce que nous retirons
nourriture et guérison de ces manipulations, nous nous dérobions au
devoir de penser ces processus, je veux dire, au devoir d’interroger et
de porter un jugement sur ce monde sans bêtes autres que de compagnie,
qui est d’ores et déjà le nôtre.
En reprenant presque mot pour mot un article décisif de Catherine et
Raphaël Larrère, paru dans les Temps modernes et intitulé « Actualité
de l’animal-machine » (Larrère, Larrère 205), on peut montrer qu’il ne
s’agit plus aujourd’hui, bien entendu, d’expliquer le vivant de manière
dualiste et mécaniste, mais de transformer l’animal en outil de pro-
duction, de le mécaniser en vue d’une rationalisation industrielle de
l’élevage et d’une optimisation des rendements. L’animal d’élevage est
devenu un engin cybernétique doué de mécanismes, qui synthétise les
protéines, à partir de rations alimentaires cinq à sept fois plus élevées
que la normale. Si l’on a pu faire absorber aux vaches des farines ani-
males non préalablement chauffées, poursuivent les auteurs, c’est qu’on
a tout simplement oublié que les vaches avaient un cerveau. Car, si
elles ont pu devenir folles, c’est bien qu’elles ne sont pas réductibles
à leur fonctionnement métabolique. Par ailleurs, on fabrique des ani-
maux programmés par le génie génétique, ce qui permet de modifier ou
d’amplifier tel ou tel génome. De surcroît, le génie génétique sert aussi
à améliorer le bien-être, assimilé par les scientifiques et les responsables
des filières de la viande à l’adaptation. Or, ce que les travaux de Florence
Burgat, Robert Dantzer, Jocelyne Porcher, parus dans l’ouvrage col-
lectif Les Animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être (Burgat, Dantzer
2001), ont fait apparaître, ce sont les limites, et plus encore le caractère
de tromperie active des programmes de bien-être animal, et c’est l’équi-
vocité majeure du concept d’adaptation.
Quatre niveaux d’expertise du bien-être ont été définis. Un premier
niveau, minimaliste, selon lequel il suffit que l’animal ne soit ni malade
ni blessé. Un deuxième niveau où l’on recherche les indicateurs bio-
logiques ou comportementaux permettant d’évaluer, voire de mesurer,
donc de corriger le stress causé par les difficultés d’adaptation au modèle
contraignant de la zootechnie intensive, ce modèle n’étant pas remis en
cause. Un troisième niveau, plus complexe, dans lequel on tient compte
du qualitatif puisqu’on réfère les conditions artificielles d’élevage aux
comportements naturels de l’espèce. À un quatrième niveau, appa-
remment hétérogène aux trois autres mais qui ne rompt aucunement
406 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

avec la perspective comportementaliste, on tente à l’aide des neuros-


ciences de déterminer sur un mode réductionniste quelles espèces ont la
capacité de ressentir des émotions et l’on essaie, par l’expérimentation,
d’appréhender la subjectivité. En fait, toutes ces approches du bien-être
animal, plus ou moins mécanistes, à l’exception sans doute de celle qui
se préoccupe des comportements naturels de l’espèce, ne sont pas tant,
comme l’écrivent Catherine et Raphaël Larrère, « une limite apportée à
l’élevage industriel qu’un élément nécessaire de cet élevage ». Car, ajou-
tent-ils, « la critique éthique du sort fait aux animaux réifiés de l’élevage
moderne » ne peut pas ne pas en passer « par une critique épistémo-
logique de [...] l’animal machine » (Larrère, Larrère, op. cit. : 156).
La règle anglaise des Cinq Libertés représente ce qui, dans la défi-
nition du welfare, va le plus loin : absence de maladie, absence de faim
et de soif, absence de stress, absence de peur et possibilité d’exprimer
les comportements propres à son espèce. C’est dans la même perspec-
tive qu’un spécialiste danois d’éthique animale, Peter Sandøe, auquel
se réfèrent Catherine et Raphaël Larrère, propose deux concepts à la
fois épistémologiques et moraux, susceptibles de mettre en question
le caractère purement instrumental du welfare. D’abord, l’intégrité
définie comme « une unité qui doit être saisie de façon dynamique, sur
une longue durée qui est aussi bien celle de l’individu que celle de la
cohérence évolutive de l’espèce. L’intégrité est ainsi le moment où bio-
logie et biographie se rejoignent dans l’histoire d’une vie » (ibid. : 157).
La vie d’un individu peut être saisie comme une unité cohérente s’il a
une mémoire du passé et que ses actions sont orientées par un horizon
d’attente. Le concept d’intégrité s’applique aux lignées, aux variétés,
aux espèces. Ce qui donne à comprendre que, dans les élevages indus-
trialisés, on impose aux bêtes une vie qui n’est pas celle que l’histoire
évolutive a sélectionnée chez les autres variétés de leur espèce. Ils n’ont
donc plus d’autre histoire que celle dans laquelle on les a inscrits de
force, ils sont entièrement hétéronomes.
L’autre concept est celui de sociabilité. L’animal confiné de l’élevage
mécanisé s’en trouve privé, il n’a plus de rapport ni avec ses congénères ni
avec son éleveur, ce qui signifie la perte et des relations sociales naturelles
(hiérarchiques ou maternelles) et celle des relations sociales tradition-
nelles qui avaient rendu possible la domestication. Les communautés
mixtes ont disparu, porteuses d’obligations, dans lesquelles hommes et
bêtes échangeaient des services, des informations, des affects. Dans la
mesure où les réformistes normes de bien-être ne prennent aucunement
en compte ces interactions, les Larrère peuvent parler d’une rupture du
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 407

contrat domestique. Et c’est ici que la nostalgie, la nostalgie poignante


qu’on peut avoir des anciens élevages, celle qui jaillit des pages que
Jocelyne Porcher a consacrées à interroger des prolétaires de l’industrie
porcine sur leur souffrance et sur celles, indignes à leurs yeux, qu’ils
infligent aux bêtes, cette nostalgie, loin d’être réactionnaire, possède une
extraordinaire force de critique sociale et de révolte éthique.
Pourtant, ce ne sont là que ce que j’ai appelé des positions de com-
promis. Car, et j’y reviens comme à une obsession, seuls l’abolitionnisme,
la cessation de l’abattage à des fins alimentaires et le végétarisme qui en
est la condition sine qua non s’accordent avec la position radicale d’une
déconstruction de l’immémoriale structure pratico-théorique, baptisée
par Derrida carno-phallogocentrisme (Derrida 1992 : 293). L’opération
derridienne a ceci de renversant qu’elle articule fortement la tradition
métaphysique et scientifique à la pratique de l’alimentation carnée. C’est
dans le sujet, dans l’empire du sujet, exclusivement humain que se nouent
le théorique et le pratique. La souveraineté de la présence à soi-même
du sujet tout-puissant suffit à légitimer que les hommes s’approprient
les animaux, c’est-à-dire qu’en les exploitant il les exproprie d’eux-
mêmes. Nos cultures reposent sur ce sujet maître et propriétaire du
vivant non humain que Derrida identifie à la virilité carnivore. C’est
cela que permet d’analyser son concept de carno-phallogocentrisme,
« ce besoin, ce désir, cette autorisation, cette justification de la mise à
mort donnée comme dénégation du meurtre » (ibid. : 297).

Réinventer une communauté

Certaines philosophies du droit des animaux permettent d’argumenter


de façon moins fondamentale en faveur de l’octroi d’une protection
juridique aux animaux de rente 5. Elles opposent des droits à ces normes
de bien-être, seulement soucieuses, en fin de compte, d’améliorer la
logique économique, la fabrication au moindre coût, financier et social,
de produits animaux standardisés. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un
droit contractuel, mais de droits-créances ou de droits-titres, d’un droit
opposable aux hommes et que des représentants, des tuteurs font valoir.
Un philosophe américain, Joël Feinberg, propose ainsi qu’on reconnaisse

5. C’est par Jean-Yves Goffi, 1994, Le Philosophe et ses animaux, Éditions Jacqueline
Chambon, que j’ai pris connaissance des théories de Joël Feinberg et de Tom Regan.
408 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

à certains animaux une vie conative. On peut dire qu’il n’y a pas, en
apparence du moins, de concept plus antinomique de comportement
que celui de vie conative. Feinberg reprend là un concept spinoziste,
celui de conatus bien que l’admirable définition – « tendance de l’être
à persévérer dans l’être qui lui est propre » – n’ait paradoxalement pas
servi chez Spinoza à affirmer quelque spécificité du vivant : il est en effet
resté mécaniste. Donc, dit Feinberg, il suffit que les animaux aient une
« vie conative », c’est-à-dire des désirs et des représentations mentales,
des préférences, des valeurs par lesquelles ils manifestent leur identité
pour avoir des intérêts et pour qu’on leur accorde des droits élémentaires
à la non-souffrance, à l’intégrité, au bien-être, à la santé, à une relative
liberté, et même à la vie.
Un autre philosophe, Tom Regan, aborde le fondement juridique
d’une autre façon. Ont des droits, dit-il, les animaux capables d’être
des subjects-of-a-life. Les désirs et les croyances ne suffisent pas, il
faut de surcroît un minimum de conscience de soi et la possibilité de
se représenter l’avenir, ne serait-ce que sur le mode de l’attente. Ceux
des animaux qui manifestent ces capacités, les mammifères les plus
évolués, possèdent une valeur inhérente et des droits forts, incluant le
droit à la vie. Pour Regan comme pour Feinberg, l’animal à protéger
est donc un individu, non une unité numérique ou un simple lot, et pas
non plus une espèce.
Il pourrait être fécond de complexifier le concept de vie conative en
le renforçant par celui, réganien, de subject-of-a-life, avec lequel il n’est
pas incompatible, pourvu qu’on ne parle plus seulement de subject-of-a-
life mais qu’on précise subject-of-its-life. Maintenant, où situer le niveau
de pertinence de ces concepts qui tiennent lieu de principes ? Ils ont
pour fonction d’étayer philosophiquement un droit des animaux. Mais
quelle est leur extension, quelle limite d’application s’assignent-ils ?
Ils permettent certes de récuser une légitimation d’ordre naturaliste,
qui conduirait à une discrimination entre les animaux suivant une étude
objectiviste de leurs comportements et de leurs capacités. Une telle éva-
luation ferait retomber dans le positivisme : on consentirait à mesurer, à
graduer les univers émotionnels et cognitifs des différentes espèces, et
l’on manquerait alors ce phénomène de la vie, qu’on entendait respecter
dans les vivants. Pas question donc de recourir à quelque béhavorisme,
même raffiné et poussé à l’ultime par le neuro-cognitivisme, puisque
aussi bien son hypothèse, son axiome, plutôt, consiste à dénier la possi-
bilité de l’approche globale de l’animal en quoi consistent précisément
les concepts de vie conative et de subject-of-a-life.
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 409

Une question triviale n’en insiste pas moins : de quels animaux peut-
on dire qu’ils possèdent une vie conative ou qu’ils sont sujets de leur
vie ? Quels sont ceux dont la souffrance et le droit de vivre devrait être
pris en compte ? Les deux philosophes restent, me semble-t-il, dans le
flou à ce sujet. Et il faut alors reconnaître que le scrupule, tant éthique
que méthodologique, mis à déterminer les critères d’un partage entre
ceux qu’on pourrait et ceux qu’on ne pourrait pas mettre à mort fragilise
ces philosophies du droit. En tous cas, pour ce qui est des mammifères
de ferme, elles devraient légitimer la suppression de l’abattage.
Si l’éclectisme n’avait pas si mauvaise réputation en philosophie,
je suggérerais d’établir une synergie entre ces concepts juridiques et
l’approche étho-phénoménologique, celle qui, reconnaissant en l’animal
le sujet d’un monde, rend possible un regard sur lui, qui soit compré-
hensif et non pas seulement explicatif. Une méthode descriptive et
interprétative permet en effet d’argumenter la mise en cause de ces condi-
tions d’élevage et d’abattage, que les éclaircissements physiologiques
et comportementaux disculpent. Pourtant, cette voie étho-phénoméno-
logique qui permet d’appréhender l’autre subjectivité se heurte à ce qui
est bien plus et bien autre qu’un obstacle épistémologique, elle bute sur
une irréversibilité historique. « La sélection, demande Burgat, a-t-elle
modifié le comportement de l’animal jusqu’à lui rendre l’environnement
complètement indifférent ? La sélection, ajoute-t-elle, permet sans doute
aux races actuelles utilisées de supporter les conditions dans lesquelles
elles sont placées le temps d’être engraissées pour leur viande ou exploi-
tées comme reproductrices – durée extrêmement brève au regard du
potentiel de vie de l’espèce » (Burgat 2001 : 121). L’environnement créé
par les systèmes domesticatoires qui ont cours ne permet peut-être plus
aux individus animaux d’exprimer le répertoire comportemental inscrit
dans le patrimoine génétique de leur espèce.
Compte tenu de l’hétéronomie violente à laquelle on a soumis ces ani-
maux, l’hypothèse d’une approche phénoménologique ressemble donc
à un acte de foi ! Car ces bêtes, on les a ainsi faites et refaites de façon
qu’elles ne puissent être connues que par ce qu’il y a de mesurable, et de
modifiable, de manipulable dans leur comportement. Il est plus rentable
d’adapter l’animal à des conditions qui l’agressent que d’adapter son
environnement artificiel aux besoins de son espèce. Pourquoi prendre
en considération la sensibilité, les intérêts, les mondes et la conjecturale
intériorité d’animaux qu’on considère comme de la matière première,
de simples ressources, des moyens de production ? Pourquoi, diable !
chercherait-on à sonder les secrets psychiques de ces reins et de ces
410 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

cœurs que nous mangerons ? C’est pourquoi il est courageux et il est


capital de suggérer, comme le fait Robert Dantzer, une approche phéno-
ménologique (c’est-à-dire non comportementaliste et non cognitiviste),
une approche interprétative et empathique du comportement des mam-
mifères d’élevage. Il faut en effet redire que les animaux de ferme sont
les grands abandonnés de l’éthologie, la tique et le chimpanzé inté-
ressant plus les chercheurs que la vache laitière et bouchère, que le
porc dont le cœur battra bientôt dans nos poitrines. Et cela d’autant
plus que les scientifiques ont tenu pour nulle et non avenue l’impor-
tante réserve de savoirs qu’avaient accumulée les éleveurs à travers
des pratiques créatrices de liens.
À l’inverse, l’acte de foi phénoménologique dont je parlais peut
prendre appui sur la longue tradition de l’élevage. La phénoménologie,
loin de traquer l’intuition sensible et les savoirs empiriques, les réha-
bilite car c’est à l’objectivisme qu’elle s’en prend. La subjectivité (qui
n’a rien à voir avec le sujet arrogant dont Derrida fait le centre de nos
pratiques animalicides), disons l’intentionnalité corrélative de monde,
est tellement originaire que Husserl, dans un continuisme qui le rattache
à Aristote et à Leibniz, peut nommer animalité la couche de sens com-
mune aux bêtes et aux hommes. Les animaux, les animaux supérieurs, du
moins, dit Husserl, « sont comme nous sujets d’une vie de conscience.
[...] La bête possède aussi quelque chose comme une structure de moi »
(Husserl [1934] 1995 : 194) ; ils sont dotés d’une vie psychique, un ego
pratique et axiologique, ils ne sont pas des êtres de la nature mais des
sujets qui ont des visées de mondes, voire des sujets qui coopèrent avec
nous à la constitution du monde, et leur vie de conscience a quelque
chose d’analogue à l’ego humain. Ce sol commun de subjectivité rend
possible une intersubjectivité et une pratique de l’Einfühlung, de l’em-
pathie entre vivants, qui, procédant analogiquement, ne tombe pas pour
autant dans les facilités naïves de l’anthropomorphisme. Elle autorise à
prêter aux animaux supérieurs, à savoir à ceux qui ne sont pas comme de
quasi-plantes en état de torpeur, des opérations semblables aux nôtres.
Il s’agit là d’un anthropomorphisme réduit, non naïf, mais critique et
contrôlé. Faut-il rappeler que l’analogie et l’anthropomorphisme étaient
la bête noire de Descartes ? Or ils ont ici statut de méthode, et cette
méthode rigoureuse réside dans l’usage du als ob, du comme si. Je cite
Husserl : « Comme si les bêtes étaient en fait une espèce d’hommes infé-
rieurs, comme si elles avaient aussi des enchaînements d’être et des buts
dirigés vers l’étant, vers le monde environnant, comme si elles avaient
des représentations de ce qui doit être, comme si à la place de leurs
« CEUX QUE LES ANIMAUX NE REGARDENT PAS » 411

sentiments qui sont les simples modes de la vie instinctive aveugle, elles
avaient des valeurs humaines [...] » (ibid. : 203 ; je souligne). Husserl
confère donc un statut rigoureux au comme si : analogie, intropathie
où empathie et procédé du comme si n’ont rien d’arbitraire et de naïf,
puisque le niveau d’intentionnalité fruste et pulsionnelle qui compose, à
des degrés divers de complexité selon les espèces, la conscience animale
et son monde environnant, n’est pas étranger à la couche psychique ori-
ginaire de ceux qui se donnent et s’entredonnent le monde. En un mot,
ce n’est pas une projection imaginaire qui crée de la ressemblance, c’est
une analogie qui motive un transfert.
Il reste que Husserl, pas plus qu’Aristote et Leibniz, ses prédéces-
seurs, ne fait droit à l’expérience animale de la douleur. Il est resté
accaparé par le théorique, le mental et n’a pas envisagé une empathie qui
soit de l’ordre de la sympathie, du pâtir avec. On découvre ici un point
aveugle. Mais la tâche s’impose, à partir des présupposés phénoméno-
logiques, de se risquer dans cette direction. Et j’en reviens à la hase, cet
animal sauvage, et à ce grand malheur de la grande barrière. Avec les
animaux apprivoisés, domestiqués, dès lors qu’on procède de manière
non scientiste, on peut rencontrer l’espoir non pas de revenir en arrière
mais d’inventer ou de réinventer une communauté des êtres sensibles.

Enfant, vacances, guerre, ferme, Normandie, dix hectares avant le remembre-


ment, dix vaches, trois chevaux, deux porcs, des poules, des canards, des oies,
des lapins. Préposée aux vaches que je conduisais aux prés souvent éloignés,
j’enfonçais le piquet, j’allais les « changer » à midi, je les ramenais le soir,
je changeais la litière, je lavais les pis, je donnais à boire aux veaux. Le fils
du père Saint-Ouen s’occupait des chevaux, dormait à l’écurie. Je l’enviais.
Cela n’avait rien du petit Trianon. Je n’ai pas trahi ma fierté d’enfant, celle
d’être bien traitée par les bêtes.

Références bibliographiques

ADORNO Theodor. [1951] 1991. Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée,
traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladrimal, Paris,
Payot.
ANTOINE Suzanne. 2006. « La vie et la sensibilité ; tout ce qui rapproche l’animal
de l’être humain ; vers une nouvelle catégorie de bien », dans Jean-Claude
Nouët et Georges Chapouthier (sous la direction de), Humanité, animalité,
quelles frontières ? Paris, Connaissance et savoirs : 111- 121.
412 LIMITES ET IMPASSES DES DISCOURS POSITIFS

– 2007. Le Droit de l’animal, Paris, Légis-France.


BURGAT Florence, DANTZER Robert (sous la direction de). 2001. Les Animaux
d’élevage ont-ils droit au bien-être ? Éditions INRA, Versailles.
DERRIDA Jacques. 1992. « “Il faut bien manger” ou le calcul du sujet », dans
Point de suspension, Paris, Galilée.
– 2001. De quoi demain..., Paris, Galilée-Fayard.
– 2006. L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée.
SINGER Isaac Bashevis. 1975. Ennemies, traduit de l’américain par Gilles Chahine,
Paris, Stock.
HUSSERL Edmund. [1934] 1995. « Le monde et nous. Le monde environnant des
hommes et des bêtes », Alter. Revue de phénoménologie, n° 3 : 189-203.
LARRÈRE Catherine, LARRÈRE Raphaël. 2005. « Actualité de l’animal-machine »,
Les Temps modernes, n° 630-631 : 143-163.
Imprimé en France par EMD S.A.S.
53110 Lassay-les-Châteaux
N° d’imprimeur : 22743 - Dépôt légal : février 2010

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