Vous êtes sur la page 1sur 602

Revue française de

psychanalyse : organe officiel


de la Société psychanalytique
de Paris

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte. Revue
française de psychanalyse : organe officiel de la Société
psychanalytique de Paris. 1953-01.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées
dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-
753 du 17 juillet 1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le cadre d’une publication académique ou scientifique
est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source
des contenus telle que précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France » ou « Source
gallica.bnf.fr / BnF ».
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation
commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service ou toute autre
réutilisation des contenus générant directement des revenus : publication vendue (à l’exception des ouvrages
académiques ou scientifiques), une exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit payant, un
support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété
des personnes publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent
être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est
invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et
suivants du code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de
réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec
le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur,
notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment
passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter


utilisation.commerciale@bnf.fr.
REVUE FRANÇAISE
DE PSYCHANALYSE
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE

TOME XVII

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1953
TOUS DROITS RÉSERVÉS
XVe Conférence
des Psychanalystes
de Langue française
Paris, 1952

Théorie des instincts


La théorie des instincts est
pour ainsi dire notre mytholo-
gie. Les instincts sont des êtres
mythiques superbes et indéfinis,
FREUD (1933).
Rapport théorique
par le Dr M. BÉNASSY
(Paris)

A différentes reprises, s'est plaint que la Biologie ne


FREUD
fournissait aucune théorie des instincts à la Psychanalyse. Voyons ce
qu'elle lui offre actuellement (1).

I
THÉORIE BIOLOGIQUE DES INSTINCTS
A la recherche d'une théorie biologique des instincts, j'ai lu plusieurs
volumes à votre intention. E. S. RUSSEL (1945) m'a apporté une théorie
des instincts en fonction de leurs buts. E. RABAUD (1949) m'a offert
une théorie des instincts où ceux-ci ne sont plus que des réflexes.
Avec H. PIÉRON (194Ï) et P. GUILLAUME (1940), j'ai trouvé une théorie
des instincts beaucoup plus nuancée. Le premier surtout apporte une
grande richesse de faits et les critique rigoureusement, mais sans que

(1) Les passages en petit caractère sont, soit des observations, soit des résumés de la pensée
des auteurs auxquels ils se rapportent. Ce sont des citations exactes lorsqu'ils sont entre guille-
mets. I,es phrases entre crochets n'appartiennent qu'au rapporteur.
2 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de l'ensemble se dégage une véritable théorie des instincts, c'est-à-dire


que ceux-ci apparaissent presque comme un cadre vieilli dans lequel
on a l'habitude de faire entrer certains comportements de l'animal.
C'est TINBERGEN (1951) qui m'a fourni une théorie de l'instinct
immédiatement utilisable pour les raisons suivantes : il décrit des
comportements, il en recherche d'abord les causes suivant la méthode
expérimentale la plus rigoureuse, il en étudie ensuite le but. Ce sont
pour lui deux temps distincts et indispensables de toute analyse des
instincts. De plus, il s'efforce d'établir dans tout comportement une
distinction entre l'inné et l'acquis, sans se leurrer sur la difficulté de
cette tâche. Enfin, il aboutit à une théorie neurophysiologique des
instincts.
La théorie biologique que nous exposons est donc avant tout celle
de TINBERGEN. NOUS nous sommes de plus aidés d'un article remar-
quable de LASHLEY (1938) et des chapitres de MORGAN et STELLAR (1950)
consacrés à la psychophysiologie des comportements instinctifs.
Il s'agit de répondre à la question : Pourquoi l'animal a-t-il un
comportement ?
Des stimuli externes et des stimuli internes agissent sur le sys-
tème nerveux qui commande le comportement par l'intermédiaire des
contractions musculaires. C'est l'intégration, dans un comportement,
de ces fonctions qu'il faut étudier. Mais ce comportement a une signi-
fication biologique, il aboutit à un résultat, on peut lui assigner un but.
A partir de ce moment nous interprétons ce comportement à l'aide
de nos sentiments subjectifs, par un mécanisme de projection. Mais
on étudiera d'abord la structure causale du comportement (ethologie)
avant d'aborder sa signification biologique, et dans l'étude des instincts
on s'intéresse avant tout au comportement inné.
STRUCTURE CAUSALE DU COMPORTEMENT INNÉ
Le comportement est réaction dans la mesure où il dépend d'un
stimulus externe (appartenant au monde extérieur, à l'environnement)
il est spontané dans la mesure où il dépend des facteurs internes (appar-
tenant au monde interne de l'organisme).
Le monde extérieur et les stimuli externes
Tout de suite on s'aperçoit qu'il n'est pas de monde extérieur en
quelque sorte indépendant de l'organisme, et que la distinction précé-
dente entre l'environnement et l'organisme n'est à proprement parler
qu'une classification qui rend plus aisé l'exposé des faits.
THEORIE DES INSTINCTS 3

L'étude des organes des sens et leur infinie variété nous montre
sans contestation possible que chaque espèce d'animal possède ce que
UEXKULL a appelé son univers perceptif. Mais l'étude du comportement
nous montre que l'animal réagit seulement à une partie de la situation
totale et néglige tout le reste quoiqu'il soit capable de le percevoir.
Le Dytique Carnivore (Dyticus marginalis) a des yeux parfaite-
ment développés, il peut apprendre à répondre aux stimuli visuels.
Mais quand il capture une proie, par exemple un têtard, il ne réagit
absolument pas aux stimuli visuels. Une proie mobile dans un tube
de verre ne déclenche ni ne guide aucune réaction. La réponse de
capture est déclenchée par les stimuli tactiles et chimiques exclusive-
ment. Un extrait de viande dans l'eau oblige l'animal à chasser et
à capturer tout objet solide qu'il touche.
Mais il faut aller plus loin encore car l'expérimentation montre que
lorsqu'un organe des sens est responsable d'une réaction une partie
seulement du stimulus est effective.
L'épinoche mâle combat non pas les autres mâles mais tout
modèle artificiel quelle qu'en soit la forme pourvu qu'il offre les
caractéristiques de la parure nuptiale : gorge et ventre rouge.
Ces stimuli essentiels sont les stimuli signaux, et cette dépendance
étroite du stimulus et de la réponse est caractéristique du comporte-
ment inné. De ce fait le monde perceptuel de l'animal est perpétuelle-
ment changeant suivant l'activité instinctive en jeu.
Il est intéressant de noter que bien des réactions même simples sont
des chaînes de réaction dépendant de stimuli différents.
Dans le comportement sexuel de l'épinoche : la première réaction
du mâle, la danse en zigzag dépend du stimulus visuel fourni par la
femelle (abdomen gonflé et posture). La femelle réagit à la couleur
rouge du mâle et à la danse, en nageant vers le mâle. Ce mouvement
incite le mâle à se retourner et à nager rapidement vers le nid. Il
incite ainsi la femelle à le suivre. Elle incite ainsi le mâle à montrer
l'entrée avec sa tête. Il déclenche ainsi la réaction de la femelle qui
entre dans le nid. Elle déclenche ainsi la réaction de tremblement du
mâle ce qui provoque le frai de la femelle. La présence des oeufs dans
le nid déclenche la fécondation du mâle.
Dans une telle séquence la plupart des stimuli sont visuels, quelques-
uns sont tactiles ou chimiques.
Il est à remarquer que LASHLEY étudiant des mammifères ait conclu
que leur comportement instinctif dépend d'un complexe de stimuli.
Mais les auteurs des travaux qu'il cite n'ont même pas tenté de déceler
l'existence de comportementsen chaîne. Commele remarque TINBERGEN,
si l'on considère le comportement sexuel de l'épinoche comme un tout
4 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

on ne mettra en évidence qu'un complexe de stimuli, et non une


séquence ordonnée. La conclusion de LASHLEY est valide pour l'en-
semble mais elle est peut-être fausse pour chacun des éléments;
Notons l'existence de comportements ambivalents, c'est ce qui se
passe lorsque deux stimuli signaux appartenant à deux réactions diffé-
rentes sont présents simultanément. Les deux stimuli sont en conflit,
chacun activant une action différente.
A l'époque de la couvaison, la mouette argentée réagit à tout objet
de couleur rouge se trouvant dans le nid, elle l'emporte hors du nid.
Le stimulus visuel que constituent les oeufs dans le nid déclenche la
réaction de couvaison, tout objet arrondi est d'ailleurs accepté. Mais
si on donne à la femelle des oeufs d'un rouge brillant elle montrera
alternativement les deux réactions sous forme de commencement de
réaction. Elle picore l'oeuf et essaye de le sortir du nid, un instant plus
tard elle écartera ses plumes ventrales et s'installera sur l'oeuf.
Le conflit instinctif est à rapprocher du conflit conditionné de
PAVLOV (le chien qui a appris à distinguer le cercle de l'ellipse, réagit
par l'agitation lorsque le rapport entre les deux axes de l'ellipse atteint
un certain chiffre).
Le monde intérieur de l'organisme et les facteurs internes
Mais chaque fois qu'on étudie la valeur de déclenchement d'un
stimulus sensoriel on se trouve en face du problème des variations de
seuil. Celles-ci, si l'expérience est bien menée, sont dues aux variations
d'intensité des facteurs internes. Les facteurs internes déterminent la
motivation d'un animal, l'activation de ses instincts.
On les étudie indirectement par l'intermédiaire des variations du
stimulus déclencheur ou inhibiteur de l'animal.
Les variations du stimulus déclencheur liminal sont énormes. Il
suffit quelquefois d'un stimulus minime pour déclencher un compor-
tement d'accouplement. A l'extrême le comportement alimentaire, par
exemple, peut s'exercer « à vide ».
LORENZ a décrit en 1937 de tels comportements à vide. Chez
l'étourneau en captivité on voit se déclencher tout le schème de la
chasse d'insectes : surveiller la proie, l'attraper, la tuer, l'avaler, sans
que l'observateur ait pu déceler aucun insecte même très petit.
Peut-être existait-il un stimulus minuscule, une poussière invisible
à l'oeil humain.

Il est à remarquer comme il serait facile de projeter sur un pareil


comportement l'attitude humaine, et de parler de phantasme ou de
simulacre, voire d'hallucination.
THEORIE DES INSTINCTS 5

Les variations du stimulus inhibiteur liminal s'étudient par la


méthode d'obstruction (douleur, crainte). En faisant varier l'intensité de
celle-ci on peut mesurer l'intensité, d'une tendance, à différentes
époques, chez différents individus.
C'est cependant l'étude directe des facteurs internes qui a permis
de renouveler la conception de la motivation.
Le rôle des hormones est capital. Rappelons-nous seulement que
c'est récemment (guère avant 1930) qu'on a étudié l'influence des
hormones sur le comportement et non pas sur la croissance ou la
morphologie.
Inutile de reprendre ici toutes les expériences qui montrent le rôle
considérable des hormones gonadales dans le comportement de repro-
duction. Il est plus important d'insister sur ce fait que les hormones
ne sont qu'un facteur de comportement parmi d'autres : chapons et
poulardes ont des comportements différents après un traitement
hormonal identique, et de plus la castration n'empêche pas un compor-
tement d'accouplement.
Il est donc nécessaire de supposer soit l'intervention d'autres
hormones (qui n'a jamais été montrée) soit l'intervention du système
nerveux central bien plus vraisemblable, car une même hormone,
l'oestrogène, peut activer le comportement mâle chez le mâle, et le
comportement femelle chez la femelle.
En fait LASHLEY a montré que les hormones agissent en augmentant
l'excitabilité des mécanismes sensorimoteurs intéressés dans une acti-
vité instinctive.
Les stimuli internes, les contractions de l'estomac dans la faim par
exemple, jouent un rôle, mais sont loin d'être une source unique de
motivation. Si on ampute l'estomac de sa portion contractile on ne
constate qu'une faible variation de motivation.
Pourtant, MOLL a élaboré une théorie de l' « évacuation » de la
tendance sexuelle : de la muqueuse utérine, du grossissement du tes-
ticule, de la glande mammaire en lactation pourraient provenir des
stimuli abaissant le seuil des réactions sexuelles, le comportement
d'accouplement ou le comportement d'allaitement « évacuant » en
quelque sorte l'excitation accumulée.
Mais cette théorie est infirmée par les recherches de STONE, qui ampute
tout ce qu'il est possible d'amputer du systèmereproducteur de rats mâles
et leur injecte de l'hormone mâle. L'excitabilité sexuelle et la réponse à la
femelle en rut sont intégralement conservées, alors qu'anatomiquement
il n'existe plus d'organe où puissent s'accumuler des sécrétions provo-
6 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

quant une tension, source du renforcement dans la théorie de l'évacuation.


BALL a fait une expérience exactement semblable chez la femelle.
WISNER, SHEARD, puis NORMAN ont montré de même que le stimulus
mécanique de la lactation ne peut produire le comportement maternel.
Les exemples de renversement de comportement sexuel sont encore,
plus concluants.
Chez les insectes gynandromorphes (Habrobracon) où la tête est
d'un sexe, le thorax et l'abdomen de l'autre, le comportement sexuel
suit le sexe de la tête, et non celui du système de reproduction (WHI-
TING et WENSTRUP). Dans les expériences de MOORE, les gonades sont
interchangées chez le rat, et les comportements sont inversés. Les
mâles féminisés retrouvent les jeunes, les femelles masculinisées ont
un comportement mâle. Ainsi l'importance du renforcement sensoriel
provenant des organes somatiques est bien réduite.
Le système nerveux central joue, semble-t-il, le rôle principal.
Certains cas d'activité spontanée (chien chassant le ventre plein), les
cas d'épuisement de réponse (il faut un certain temps pour reconstituer
la motivation) les activités « à vide » de LORENZ, suggèrent que le sys-
tème nerveux lui-même produit des excitations agissant comme des
causes spécifiques des schèmes instinctifs.
C'est au niveau moteur qu'on a le mieux étudié l'existence des
fonctions intrinsèques ou automatiques du système nerveux central, respon-
sables de coordinations compliquées, infirmant ainsi l'hypothèse de
locomotion, chaîne de réflexes.
Une tanche dont toutes les racines dorsales ont été coupées (sup-
pression des afférents) sauf les deux racines qui innervent les nageoires
pectorales, et dont la connexion avec le cerveau est restée intacte
peut nager sous l'influence de stimuli tactiles, visuels, statiques,
nociceptifs. (VON HOLST, 1935.)

L'instauration des mouvements n'est donc pas entièrement auto-


matique, il suffit cependant d'un stimulus très faible et non spécifique.
D'autres expériences montrent que la moelle est capable d'une
activité indépendante.
P. WEISS, dans une expérience d'implantation, greffe au même
animal intact (axolotl) un fragment de moelle embryonnaire et un
membre antérieur à l'envers. Le tissu nerveux embryonnaire émet
des fibres motrices et sensitives vers le membre greffé seulement.
Les neurones moteurs établissent le contact avec les muscles plu-
sieurs semaines avant les fibres sensitives mais, dès ce moment, le
membre commence à se mouvoir rythmiquement.La moelle implantée
est donc capable de produire des excitations indépendantes de toute
stimulation externe.
THEORIE DES INSTINCTS 7

Les faits sont donc en apparence contradictoires. On peut les


concilier, soit en supposant que l'excitation non spécifique élève l'état
d'excitabilité générale, soit en supposant que l'excitation supprime une
inhibition qui empêche les impulsions automatiques de s'exprimer en
mouvements. Certains faits sont en faveur de cette hypothèse. En voici
un parmi d'autres :
Chez le cyprin doré, on peut augmenter les mouvements rythmés
d'une préparation où le bulbe est coupé en avant du vague, en diri-
geant un faible courant d'eau sur les téguments du tronc. Après une
augmentation d'amplitude, celle-ci s'abaisse au-dessous du niveau
d'amplitude antérieur (avant toute excitation) puis atteint de nouveau
ce niveau primitif après un certain laps de temps. Le stimulus n'aug-
mente donc pas l'excitation du centre lui-même, mais lui donne l'occa-
sion de décharger plus d'excitation que normalement.
Il existe donc une activité intrinsèque du bulbe et de la moelle,
certains stimuli sont nécessaires pour élever cette activité au niveau
du seuil. D'autres font disparaître une inhibition et permettent à l'acti-
vité du centre automatique de devenir manifeste.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des réflexes en jeu, mais ils
ne sont pas tout.
Dans l'ensemble les mécanismes sous-jacents à la locomotion sont
étroitement parallèles à ceux qui sont sous-jacents à un acte instinctif.
Tous deux sont soumis à des facteurs externes et internes. Tous deux ont
tendance à « exploser » en l'absence de stimuli externes de déclenchement.
C'est pourquoi LORENZ a émis l'hypothèse que les réponses instinc-
tives aussi, sont contrôlées par des centres automatiques qui envoient
un flux continu d'excitation vers des mécanismes neuromoteurs cen-
traux. Certaines inhibitions empêchent la décharge sous forme d'action
musculaire, leur absence conduirait au chaos.
La décharge est provoquée par des stimuli adéquats, en particulier
la combinaison de stimuli signaux typiques de chaque réponse instinc-
tive. Ces stimuli signaux agissent sur un mécanisme réflexe, le méca-
nisme inné de déclenchement qui est seul capable de lever l'inhibition,
permettant ainsi aux excitations accumulées de se décharger en actions
musculaires constituant la réponse motrice.
« Le système nerveux, disait VON HOLST, n'est pas un âne pares-
seux qu'il faut battre ou plutôt qui doit se pincer la queue pour être
capable d'avancer d'un pas, mais bien un cheval fougueux qu'il faut
maîtriser de la bride et exciter de la cravache (1). »

(1) Ce qui évoque irrésistiblement le Moi actif et inhibiteur cavalier du Ça.


Mais peut-être VON HOLST avait-il lu FREUD.
8 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Cependant les stimuli externes présentent certains caractères qui


méritent d'être précisés.
Certains d'entre eux, c'est d'ailleurs la règle et non l'exception,
ont un caractère configurationnel.
Les réactions de fuite des gallinacés, aux oiseaux de proie en vol,
sont déclenchées non pas exactement par des modèles à cou court,
mais des modèles à cou court allant dans une certaine direction
(modèles à ailes symétriques dans le sens antéro-postérieur ne déclen-
chant la réaction que s'ils se meuvent dans un certain sens).
D'autres au contraire ont un caractère additif.
Le plus souvent, en effet, si la motivation est suffisamment élevée,
une stimulation externe sous-optimale amènera la totalité des facteurs
au-dessus de la valeur liminale. Mais dans quelques cas, ce sont ceux
qui nous intéressent ici, il se produit des mouvements incomplets
qu'on appelle « intentions » : la loi du tout ou rien n'a pas joué.
D'autre part, avec une motivation modérée, une stimulation externe
incomplète suscite des réactions incomplètes.
De plus les lacunes des stimuli signaux ont toujours le même effet
quel que soit l'élément qui manque : la forme de la réaction ne dépend
pas de ce qui manque mais de combien il en manque.
Le vol sexuel de l'Eumenide mâle est déclenché par : 1° Des
objets ayant un mouvement d'aile particulier ; 2° Des objets sombres ;
3° Des objets proches. Le stimulus luminosité peut être compensé
par l'intensité du mouvement, le raccourcissement de la distance.
De même le stimulus mouvement peut être compensé par la diminu-
tion de la luminosité, et le raccourcissement de la distance.
Dans ce type l'influence des stimuli est additionnée quantitativement
quelque part dans le système nerveux (probablement avant le centre
moteur), mais même dans ce type la réponse motrice a un caractère
configurationnel (relations de fréquence et d'intensité de contraction).
Donc les influx nerveux additionnés dans un centre et agissant quan-
titativement sur le centre moteur sont réacheminés et distribués suivant
des processus configurationnels (1).
Un troisième type peut être décrit à part, c'est celui sur lequel
LASHLEY a insisté. La motivation provoque une activité, sans qu'il y ait
de stimulus externe (l'araignée bâtit sa toile, l'oiseau bâtit son nid, le
pigeon-voyageur se dirige vers le colombier) mais le stimulus externe
que constitue le résultat de cette activité doit avoir certaines qualités

(1) C'est un véritable mécanisme de surdétermination.


THEORIE DES INSTINCTS 9

configurationnelles (une certaine forme de toile, une certaine forme


de nid, un certain colombier) pour mettre un terme à l'activité.
Les perceptions guident l'activité. C'est ce que LASHLEY a appelé
les « réactions au déficit ». Elles sont théoriquement importantes,
car elles montrent comment l'absence d'un stimulus peut être une
véritable cause d'activité, contrairement aux affirmations de la logique.
Il est nécessaire d'attirer l'attention sur un certain nombre de faits
qui permettent seuls de comprendre la nature du comportement
instinctif.

Les deux aspects du comportement instinctif

L'activation des niveaux les plus bas aboutit, habituellement, à des


réponses simples, mais ces réponses sont précédées d'un accès d'activité.
Il faut donc distinguer : 1° La réponse qui semble « satisfaire »
l'animal, c'est-à-dire provoque une chute soudaine de la motivation.
CRAIG a appelé cet élément de comportement acte terminal ou plus
exactement qui achève, indiquant que cette réponse est terminale.
Elle achève l'action et consomme les influx spécifiques responsables
de son activation, c'est pourquoi TINBERGEN l'appelle acte consommatoire.
2° La phase précédente de l'activité qui, contrairement à l'acte
consommatoire, n'est pas caractérisé par un schème moteur stéréotypé
mais par sa variabilité et sa plasticité, sa direction vers un but. CRAIG a
appelé comportement appétitif ce comportement de recherche.
Les canards une fois appariés recherchent un emplacement pour
nidifier. Ce comportement peut être très prolongé et adaptable
(migration).
Le comportement dans son ensemble comprend donc deux éléments
très différents. Si l'élément consommatoire est simple, l'élément appé-
titif pose les problèmes les plus difficiles de plasticité, d'adaptabilité,
d'intégration et fait intervenir une grande variété de mécanismes,
schèmes locomoteurs, réflexes conditionnés, insight, etc., c'est dit
TINBERGEN un défi à la science objective.
LORENZ a montré que la notion de tendance (tendance vers) ne
s'applique qu'au comportement appétitif et non à l'activité qui l'achève,
mais l'action qui achève est le véritable but du comportement appétitif,
et non pas l'atteinte d'un objet ou d'une situation. Dans le cas des
réactions à un déficit de LASHLEY l'acte consommatoire est une percep-
tion. TINBERGEN a montré que le repos et le sommeil sont des actes
consommatoires dépendant de l'activation de centres précis.
10 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Les preuves directes de l'organisation hiérarchique


du comportement instinctif

Il est remarquable que l'hypothèse d'un système hiérarchique de


centres nerveux dont chacun aurait une fonction intégrative, celle de
recueillir puis d'acheminer, a été élaborée à partir de faits indirects, mais
elle a été confirmée par la neurophysiologie à des niveaux relativement
élevés et non seulement au niveau de la locomotion.
HESS explorant systématiquementavec ses élèves la région hypotha-
lamique du chat intact, à l'aide de microélectrodes et suivant sa
technique personnelle, découvre des points où l'application d'un
stimulus suscite un schème de comportement complet tel que com-
battre, manger, dormir. Non seulement tous les éléments du schème
sont présents mais ils apparaissent parfaitement coordonnés. De plus
la réponse débute par un comportement appétitif authentique : le
chat regardait autour de lui, cherchait un coin convenable pour y
dormir ou bien cherchait la nourriture, etc.
En combinant ces expériences avec l'étude anatomique, HESS a
pu dessiner une carte des centres de ces schèmes.
Moelle et bulbe ne contrôlent que certaines composantes des
schèmes instinctifs, l'hypothalamus contient les centres les plus élevés
du comportement instinctif.
Les remarques précédentes permettent de résoudre le problème
de la rigidité ou de la plasticité de l'instinct : cela dépend uniquement du
niveau étudié.
Les centres les plus élevés contrôlent un comportement tendant à
lin but, adaptatif quant aux moyens employés pour atteindre ce but.
Les centres les moins élevés contrôlent des mouvements de plus en plus
simples et stéréotypés jusqu'au niveau de l'acte qui achève.
L'acte consommatoire est rigide, le comportement appétitif est
adapté et tend à un but. Il n'existe pas un type unique d'activité instinc-
tive. Le problème de l'activité intentionnelle n'est pas résolu pour
autant, mais si l'on remarque que ce comportement intentionnel appa-
raît sous l'influence de l'excitation quantitative d'un centre et qu'il se
termine quand un des centres inférieurs a utilisé l'excitation, on peut
espérer résoudre ce problème par les méthodes physiologiques. Cepen-
dant le vrai problème se trouve en réalité dans l'histoire et l'origine de
l'espèce : comment telle espèce présente-t-elle tel comportement
instinctif ?
TINBERGEN propose d'appliquer le nom d'instinct à tous les niveaux.
Mais il faut remarquer que les différents instincts ne sont pas indépen-
THEORIE DES INSTINCTS II
dants les uns des autres. Chaque mécanisme est toujours amorcé, prêt
à l'action, mais bloqué. Il y a donc interinhibition des différents centres
appartenant à un même niveau. Dans la règle une motivation forte
élève considérablement le seuil de fonctionnement des schèmes qui ne
lui sont pas liés. Une forte motivation sexuelle empêche l'animal de
fuir ou de se nourrir. Ce sont ces relations d'inhibition qui expliquent
pourquoi on distingue souvent de nombreux instincts définis par leur
but ou l'intention qu'ils servent.
TlNBERGEN définit l'instinct comme un mécanisme nerveux organisé
hiérarchiquement, qui soumis à certaines excitations, amorçantes, déclen-
chantes, et dirigeantes d'origine interne aussi bien qu'externe répond à ces
excitations par des mouvements coordonnés qui contribuent à la survivance
de l'individu et de l'espèce.
Il est trop tôt pour énumérer les différents instincts. Chez le chat
HESS a seulement mis en évidence se nourrir, combattre, dormir, mais
ni celui de fuite ni celui de reproduction. Il n'existe pas d'instinct
social (1), car il n'est pas d'activité sociale qui ne soit une partie d'un
autre instinct. Chez certaines- espèces tous les instincts ont un aspect
social, chez d'autres certains seulement. De même il n'est pas d'instinct
du choix de l'environnement. Les réactions à l'habitat sont des éléments
de l'instinct de reproduction ou d'un autre instinct. Mais il existe un
instinct de sommeil, un instinct des soins de la surface du corps.
Il n'existe pas un instinct de combat, il en existe plusieurs. Le plus
connu est le combat sexuel- qui dépend du schème de reproduction.
Il est différent de la défense contre un prédateur car il a un mécanisme
de déclenchement différent et souvent un schème moteur différent.
Mais il existe une catégorie de comportements qui constitue un
aspect peu connu mais très important pour la compréhension des
mécanismes neurophysiologiques de l'instinct, ce sont les activités de
déplacement.
Les activités de déplacement
Beaucoup d'animaux peuvent dans certaines circonstances exécuter
des mouvements qui n'appartiennent pas au schème moteur de l'ins-
tinct activé au moment de l'observation.
Des coqs domestiques, entraînés à combattre, tout d'un coup
picorent le sol comme s'ils se nourrissaient. Des étourneaux combat-
tant se lissent vigoureusement les plumes. Des oiseaux de paradis

(1) C'est l'avis de FREUD (1922).


12 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

au cours de leur parade sexuelle nettoyent leur bec. Des mouettes


argentées engagées dans un combat mortel ramassent tout d'un coup
du matériel pour construire leur nid. Dans tous ces cas l'animal est
fortement motivé, il apparaît « nerveux ».
MAKKINK appelle ces activités sparking-over activities, ce qui désigne
exactement cette gerbe d'étincelles faisant court-circuit, qui permet
au courant de passer suivant une voie qui n'est pas habituellement la
sienne. TINBERGEN emploie le terme de déplacement. Le phénomène
a été clairement analysé par KORTLANDT et TINBERGEN en 1940.
Dans tous les cas où on le constate, il y a un surplus de motivation
dont la décharge à travers les voies habituelles est en quelque façon
empêchée, les situations les plus habituelles sont :
1° Le conflit de deux tendances antagonistes fortement activées
2° La motivation forte d'une tendance (habituellement sexuelle)
coïncidant avec le manque des stimuli externes nécessaires au déclenche-
ment des actes consommatoires appartenant à cette tendance.
a) Le conflit entre tendances
On le trouve chez les épinoches qui combattent à la frontière de
leur territoire : les mâles se rencontrant à cette frontière adoptent
l'attitude menaçante la tête en bas.
A première vue ces mouvements semblent semblables au mouve-
ment du poisson cherchant la nourriture, mais on a montré que si la
motivation est très forte le mouvement se complète et aboutit à creuser.
Ce mouvement n'est pas différent de l'action de creuser un nid, mou-
vement qui appartient au schème de nidification et non à celui de
combat.
C'est un fait frappant que les activités de déplacement surgissent
souvent dans une situation où les tendances au combat et à la fuite
sont toutes deux activées.
A l'intérieur de son territoire un épinoche mâle attaque invaria-
blement l'autre mâle. En dehors de son territoire le même mâle ne
combat pas mais fuit devant l'étranger. A la frontière de deux situa-
tions, ou de deux territoires, les mâles s'opposant accomplissent des
activités de déplacement.
On en conclut que les activités de déplacement sont dans ce cas
une issue pour les tendances d'attaque et de fuite en conflit (elles ne
peuvent se décharger simultanément puisque leurs schèmes moteurs
sont antagonistes). Cette conclusion a été mise à l'épreuve de l'expé-
rimentation.
THEORIE DES INSTINCTS 13

Un modèle rouge est présenté à l'épinoche sur son territoire, il


est immédiatement attaqué. Au lieu de retirer ce modèle, on le fait
résister à l'attaquant en heurtant le mâle avec le modèle. Quand cette
contre-attaque est assez vigoureuse, le mâle qui défend son territoire
est battu sur son propre territoire. Il se retire et se cache dans la
végétation. Si le modèle reste immobile sur le territoire il continue
à stimuler la tendance combative du mâle. La tendance à fuir diminue
avec le temps, graduellement la tendance d'attaque retrouve sa supé-
riorité sur la tendance de fuite, et après quelques minutes le mâle
attaque de nouveau le modèle. Mais exactement avant que cela se
produise, le mâle accomplira le déplacement représenté par l'action
de creuser. Le déplacement sous forme de fouille se produit au moment
où les deux tendances sont exactement en équilibre.
Les autres déplacements d'activité survenant dans les combats
pour des territoires doivent s'expliquer de la même façon.
b) Manque de stimulus adéquat
Dans beaucoup d'espèces, le mâle, même fortement motivé, est
incapable d'accomplir la copulation tant que la femelle ne fournit pas
le stimulus signal nécessaire au déclenchement de l'acte consommatoire
du mâle.
L'épinoche mâle ne peut éjaculer son sperme tant que la femelle
n'a pas déposé ses oeufs dans le nid.
C'est pour cette raison que les activités de déplacement jouent un
rôle si grand dans les parades sexuelles.
Les canards mâles lissent leur plumage. Les mouettes argentées
nourrissent leurs compagnes pendant la parade (LACK, 1940) et c'est
probablement une activité de déplacement.
En considérant dans leur ensemble les activités de déplacement,
on s'aperçoit que ce sont toujours des schèmes innés observés dans
l'étude d'autres instincts. Il est souvent difficile de les reconnaître car
l'activité de déplacement est habituellement incomplète, mais seule-
ment parce que la motivation n'est pas très intense. Si la motivation
est très forte l'acte de déplacement peut être complet. Un autre caractère
rend les activités de déplacement difficiles à reconnaître, c'est la « ritua-
lisation » que subissent ultérieurement certaines d'entre elles.
La stéréotypie remarquable des activités de déplacement, le fait
qu'elles ressemblent aux schèmes moteurs innés appartenant à d'autres
instincts, le fait qu'elles sont typiques pour l'espèce et sont identiques
d'un individu à l'autre, font penser qu'un instinct empêché de se
décharger suivant les schèmes moteurs qui lui sont propres trouve une
issue suivant les centres moteurs appartenant à un autre instinct.
14 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le caractère incomplet des activités de déplacement montre que


ces décharges à côté, rencontrent des résistances considérables. Il est
remarquable que ce que nous savons des activités de déplacement
confirme la conclusion que les soins de la surface du corps et le sommeil
sont des instincts véritables activés par certains centres nerveux moti-
vants, car tous deux apparaissent comme des activités de déplacement.
Du fait qu'une activité de déplacement est l'expression non de sa
tendance propre, mais d'une tendance étrangère, elle est comprise
comme un signal par les membres de la même espèce, pourvu qu'on
puisse la distinguer de l'activité authentique activée par sa tendance
propre. En fait beaucoup d'activités de déplacement sont légèrement
différentes de leurs modèles.
L'activité de déplacement (fouille) chez l'épinoche mâle, est
comprise par l'autre mâle comme une menace (expression d'une ten-
dance de combat). Elle est différente de son modèle, la fouille, en ce
que les piquants sont dressés.
On verra plus loin que les activités de déplacement peuvent être
entraînées dans une évolution qui leur donnera une fonction sociale.
Aux niveaux les plus bas, on trouve aussi une organisation hiérar-
chique à l'intérieur de chaque acte consommatoire. Mais, au niveau
supérieur, on avait conclu à une organisation hiérarchique du fait
d'interactions inhibitrices permettant de distinguer les unités indépen-
dantes. Au niveau inférieur, il y a au contraire coopération et non inhibi-
tion, l'indépendance apparaît quand le pouvoir coordonnateur a été aboli.

Organisation des centres à l'intérieur d'un instinct principal


A titre d'exemple, voici comment on décrit le comportement de
l'épinoche mâle :
L'influence hormonale (probablement le testérone) agit sur le
centre le plus élevé, en même temps que la température. Ces deux
influences provoquent la migration du poisson, de la mer ou des
eaux profondes, vers des eaux moins profondes. Ce centre élevé
qu'on peut appeler centre de la migration semble ne pas avoir d'inhi-
bition. Un certain degré de motivation provoque le comportement
migrateur qui est un comportement appétitif vrai. Ce comportement
continue (le poisson migre) jusqu'à ce que les stimuli-signaux fournis
par un territoire convenable (eaux peu profondes, plus chaudes,
végétation appropriée) agissent sur le mécanisme de déclenchement
inné qui bloque le centre reproducteur au sens étroit.
Les excitations s'écoulent jusqu'à ce centre. Ici encore les voies
qui conduisent aux centres subordonnés (combat, nidification) sont
bloquées, tant que les stimuli signaux adéquats pour ces centres ne
sont pas fournis. La seule voie ouverte est celle du comportement
THÉORIE DES INSTINCTS 15

appétitif qui consiste à nager ça et là, en attendant un autre mâle à


combattre, une femelle à courtiser, ou le matériel à utiliser pour nidi-
fier. Si l'activité de combat est déclenchée par l'approche d'un autre
mâle, le mâle étudié nage vers l'adversaire (comportement appétitif).
L'opposant doit donner de nouveaux stimuli spécifiques qui aboliront
l'inhibition de l'un des actes consommatoires (mordre, poursuivre,
menacer) permettant de diriger l'excitation vers le centre d'un de ces
actes consommatoires.
Les différents centres, aux différents niveaux n'agissent pas de la
même façon. Le plus élevé n'a pas de blocage. S'il y avait blocage à ce
niveau l'animal n'aurait aucun moyen de « se débarrasser » de ses exci-
tations ce qui mènerait à la névrose autant que nous le sachions.
Plus on descend dans les niveaux de comportement plus l'influence
des stimuli externes déclencheurs est importante.

INSTINCT ET APPRENTISSAGE
Il nous faut maintenant dire quelques mots des relations entre
l'instinct et l'apprentissage.
En effet les dispositions à apprendre appartiennent à l'équipement
inné. Dans ce sens, on peut définir l'apprentissage comme un processus
nerveux central provoquant des modificationsplus ou moins durables des
mécanismes innés de comportement, sous l'influence du monde extérieur.
Il est nécessaire à propos de l'apprentissage de signaler l'existence
d'apprentissages localisés dans le temps, c'est-à-dire de périodes critiques.
Les chiens esquimaux du Groenland oriental vivent en groupe
de 5 à 10 individus. Les membres d'un groupe défendent leur terri-
toire contre les autres groupes. Chaque chien connaît la topographie
exacte des territoires. Les chiens non adultes ne défendent pas le
territoire. Ils errent à travers toute la colonie, violent les autres terri-
toires dont ils sont promptement chassés, ils sont incapables d'en
apprendre la topographie. En l'espace d'une semaine un chien est
capable de réaliser sa première copulation, d'apprendre à défendre
le territoire de son groupe, et d'apprendre la topographie des autres
territoires. (TINBERGEN.)
Les jeunes oies suivent leurs parents dès qu'elles sont sorties de
l'oeuf. Si elles ne les connaissent pas, elles s'attachent à un autre
oiseau ou à un être humain pourvu que ce soit la première créature
vivante qu'elles rencontrent. Une fois qu'elles ont adopté un animal
comme parent, il est impossible de leur en faire accepter un autre,
même leurs propres parents. L'apprentissage est très rapide, une
minute ou moins. Il s'agit d'une aptitude à apprendre liée à une période
critique.
Il est également intéressant de noter comme l'a montré SEITZ qu'un
conditionnement progressif, un apprentissage apparaît lié à la vie de
groupe. Les réactions acquises dans cette situation sociale dépendent
16 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de stimuli complexes, l'absence d'un élément du stimulus complexe


suffit pour inhiber l'action des autres.
Au contraire l'élevage dans l'isolement met en évidence les schèmes
purement instinctifs, dont les réactions sont déclenchées par des
caractères isolés qui le plus souvent additionnent leurs effets ; ce seraient
eux et eux seuls qui auraient ce caractère additif signalé plus
haut.
LORENZ est du même avis puisqu'il a accepté les notions de totalité,
dé structure, de transposition de structure, lorsqu'il s'agit des compor-
tements appris, et qu'il rejette ces mêmes notions pour les schèmes
innés qui se composent d'une somme, d'une mosaïque n'ayant d'unité
que dans l'objet extérieur.

LES INSTINCTS EN TANT QUE COMPORTEMENT ADAPTÉ

Maintenant que nous avons étudié les mécanismes du comporte-


ment instinctif, quelle est la relation entre ces mécanismes et l'adapta-
tion de l'animal, c'est-à-dire comment ces mécanismes contribuent-ils
à la survie de l'animal ou de son espèce ?
Car ce sont deux ordres de fait qu'il faut soigneusement distinguer.
Pour comprendre les comportements instinctifs, il est nécessaire de
faire intervenir successivement le système causatif, et la signification
biologique. Si on les confondait on ne pourrait plus s'apercevoir que
du fait de l'évolution, et de la sélection, la valeur de survie peut être
considérée comme un facteur causal.
Cependant E.-S. RUSSEL ne s'intéresse avant tout qu'à ce qu'il
appelle le but objectif des activités vitales.
Il introduit la notion de valence positive ou négative d'un objet
suivant qu'il attire ou repousse l'animal.
H. PIÉRON (1941) ne craint pas d'écrire :
Les perceptions se limitent à ce qui présente un intérêt, une
«
valeur pour l'organisme. »

et plus loin :
La valeur affective étant liée aux tendances, il y a lieu de préciser
«
la nature de ces tendances. La plus générale est celle qui tend à sous-
traire l'organisme aux sources d'expériences pénibles et à rechercher
au contraire les sources d'expériences agréables et le caractère uni-
versel de cette tendance s'impose si bien qu'en réalité le caractère
d'une expérience faite par un autre que soi apparaît pénible ou agréable
dans la mesure où celle-ci provoque une réaction répulsive ou appé-
titive. »
THEORIE DES INSTINCTS 17

C'est dans ces derniers mots que réside toute la difficulté du système
des valeurs, c'est qu'on conclut de l'attraction ou de la fuite, au plaisir
et au déplaisir au sens subjectif.
D'après ce que nous éprouvons quand nous nous approchons ou nous
éloignons nous concluons que l'animal éprouve quelque chose d'ana-
logue. L'affirmer c'est faire un acte de foi, nous n'en savons exactement
rien, nous ne pouvons que définir arbitrairement le plaisir par l'approche
et le déplaisir par la fuite.
Il est intéressant de donner un exemple de l'utilisation que fait
RUSSEL de la notion de valence.

L'anémone Sargatia parasitica peut avoir l'une ou l'autre de


3 valences suivant l'état physiologique du Pagurus amsor (Bernard
L'Ermite). Ou bien ce dernier cherchera dans l'anémone commensale
l'ornement qu'il fixera à la coquille dans laquelle il vit, elle a une
valence ornement, ou bien ayant perdu sa coquille, il essayera d'in-
troduire son abdomen dans une anémone qui acquiert ainsi une
valence maison, ou bien étant sous-alimenté, il se nourrira de l'ané-
mone qui aura ainsi une valence nourriture.
Une telle interprétation en valences apparaît facile, aisée ; légère
et court vêtue, elle ne s'embarrasse pas de la pesante expérimentation.
Personnellement nous prenons résolument position pour l'attitude
de TINBERGEN qui s'efforce d'expliquer tout comportement par ses
causes avant d'en rechercher la signification biologique.
C'est sur la notion d'adaptation qu'il est nécessaire de revenir.
Il existe en effet des comportements inadaptés, mais ce sont des sous-
produits de processus physiologiques eux-mêmes adaptés. Un surplus
de motivation peut conduire à une activité à vide, à une activité de
déplacement. Un tel mouvement peut être entièrement dépourvu .de

2
valeur de survie, agir sur des prédateurs visuels et ainsi être très
dangereux.
Mais nous avons vu que certains déplacements peuvent avoir une
valeur de survie, ils sont utilisés socialement comme stimuli signaux.
Il y a souvent conflit entre deux adaptations, l'épinoche flamboyant
dans sa parure nuptiale attire la femelle, mais il attire aussi les préda-
teurs visuels. La solution de compromis sera trouvée dans la limitation
dans le temps de la livrée rouge. Nous savons dès le début que l'adap-
tation du comportement est réalisée par la coordination des mécanismes
et du résultat ou du but objectif, c'est toujours notre hypothèse de
travail. Les études causatives nous montrent simplement comment
cette adaptation est réalisée.
PSYCHANALYSE
18 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

CLASSIFICATION DES INSTINCTS

On peut les classer : 1° Suivant leur signification biologique, nourri-


ture, fuite, reproduction ; 2° Suivant les mécanismes neurophysiolo-
giques sous-jacents, de façon exactement parallèle ; 3° Mais on peut
aussi les classer suivant leur utilité individuelle ou leur utilité sociale.
Ce sont les activités avantageuses pour le groupe qui sont les plus inté-
ressantes pour nous, car les instincts sociaux servent à maintenir l'espèce.
Le développement individuel étant basé sur un processus de crois-
sance très compliqué, les croisements entre espèces entraînent des
troubles mortels. Une espèce ne peut donc survivre qu'à condition que
se soient développés des mécanismes d'isolement sexuels.
En ce qui concerne le comportement d'accouplement le chant des
oiseaux est un mécanisme d'isolement sexuel, la coloration des poissons
ou des oiseaux, les mouvements du crabe Uca (33 espèces voisines,
ont des mouvements d'appel différents, et la proximité des espèces
est parallèle à la ressemblance des mouvements). Le phénomène de
parade effectue une synchronisation aussi bien peut-être qu'une stimu-
lation génitale des deux membres du couple. Cette synchronisation à la
minute ou même à la seconde est un mécanisme d'isolement des espèces.
Quant au comportement de combat, il offre un certain nombre de
caractères remarquables. Il a lieu le plus souvent entre individus de
la même espèce, il est habituellement subordonné à l'instinct de repro-
duction. La plupart des combats ont lieu entre individus de même sexe.
Peu d'espèces ont un instinct de combat développé contre les prédateurs.
Le combat sexuel a une valeur de survie pour l'espèce, il partage
entre le plus grand nombre de mâles possibles certains objets indispen-
sables pour la reproduction, en particulier le territoire (nécessaire pour
la nourriture des individus et des petits, pour l'isolement sexuel pen-
dant l'accouplement) et le partenaire sexuel.
L'existence d'une sélection sexuelle a été niée du fait qu'un animal
ne peut faire de choix délibéré. Mais une réaction préférentielle peut
avoir lieu sans choix délibéré. Un animal réagit parce qu'un des compé-
titeurs déclenche des réactions plus complètes ou plus intenses grâce
à des stimuli signaux plus intenses, même sans choix il y a sélection.
Le combat n'est le plus souvent que menace et bluff. Alors que le
combat sexuel prend tellement de temps pour bien des espèces, la
lutte physique est rarement observée. Tuer est désavantageux pour
l'espèce. Des déclencheurs qui intimident sans dommage offrent une
solution de compromis.
THEORIE DES INSTINCTS 19

En conclusion, tout déclencheur social est en réalité un stimulus


signal. Ils sont simples et évidents, adaptés aux mécanismes innés de
déclenchement, développés dans le sens de la spécificité (improba-
bilité), ils garantissent non seulement le déclenchement de la réponse
spécifique, mais sa limitation à la même espèce. La plupart étant au
service de la reproduction, ils agissent comme des mécanismes d'isole-
ment de l'espèce.
Tout cela montre la nécessité et la possibilité d'étudier objectivement
la finalité du comportement.
II
HISTOIRE CRITIQUE
DE LA THÉORIE FREUDIENNE
DES DEUX INSTINCTS
Il est impossible de saisir la théorie de FREUD et de la mettre à sa
juste place, sans refaire, après tant d'autres, une histoire de la pensée
de FREUD, car sa théorie est étroitement dépendante des faits cliniques
accumulés par lui-même et par ses élèves pendant près de cinquante
ans, faits qu'il cherche au fur et à mesure à ordonner en une construc-
tion toujours modifiable, mais de plus en plus compréhensive, c'est-à-
dire de plus en plus solide.
Dans cette tâche j'ai été très aidé par l'excellentethéorie des instincts
de Marie BONAPARTE (1934) qui est un résumé aussi exact qu'il est
possible de la théorie de FREUD. Mais mon but était différent du sien.
Je désirais avant tout examiner dans quelle mesure une théorie neuro-
physiologique des instincts pouvait s'accorder avec celle de FREUD.
Il m'a donc fallu faire oeuvre critique. Cette critique sera surtout un
effort de compréhension, et portera sur la démarche même de la pensée
de FREUD élaborant ses théories successives des instincts.
Dès 1892, FREUD (1893 b, c) saisit chez ses malades l'événement
actuel, le conflit, il parle d'idées inhibées et conçoit la maladie comme
dynamique. Mais cette maladie est provoquée par un événement passé
que le malade souhaite oublier.
Tout de suite (1894) la notion de dynamisme entraîne la conception
de quantité d'énergie de nature physique, c'est l'ébauche de la libido.
Il est révélateur que le mot ait été employé tout d'abord dans le sens
subjectif de désir psychique. C'est de la conjonction de ces deux concepts
fondamentalement différents que naîtra la notion d'instinct.
20 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C'est sans doute parce qu'il eut le tort de ne pas clairement distinguer
l'origine objective et subjective de ces concepts, et les a fondus en un
concept unique qu'il a été capable d'accomplir son oeuvre. Il a en effet
pu appliquer aux phénomènes psychiques subjectifs la méthode causa-
liste suivant laquelle on traite les phénomènes physiques objectifs.
Malheureusement on ne peut pas sans confusion conduire jusqu'à son
terme un raisonnement rigoureux portant sur des faits subjectifs
traités comme des faits objectifs, pas plus qu'on ne peut conclure des
faits objectifs aux faits subjectifs. Car le malade ne s'intéresse qu'à ses
états de conscience. L' « inconscient » du malade doit devenir conscient
pour être utilisable. La clinique ne peut s'éloigner que très peu des
phénomènes subjectifs.
C'est pourquoi nous verrons surgir des difficultés chaque fois que
FREUD fera appel à la biologie pour appuyer des arguments cliniques.
Et cependant si exacte est son analyse clinique qu'on trouve des ana-
logies bien plus frappantes entre les théories neurophysiologiques
récentes et les théories psychanalytiques purement cliniques qu'entre
celles-ci et la biologie de l'époque de FREUD. C'est l'autre tort de
FREUD d'avoir été en avance sur son époque.
Un peu plus tard, les événements déterminants du conflit seront
repoussés dans l'enfance, et FREUD s'aperçoit qu'ils sont toujours de
nature sexuelle. Dès (1896 a, b) (1898) toutes les caractéristiques de la
psychanalyse sont posées sinon élaborées : le conflit, son aspect actuel
et son aspect historique, l'instinct, la défense, l'inconscient, la sexualité
infantile. Il faut remarquer qu'à cette époque on pressent seulement
ce que sera plus tard l'instinct. En fait il n'apparaît qu'à travers le Moi.
Dans l'histoire de la psychanalyse comme dans notre pratique, on
discerne un conflit, on voit lutter le sujet, on ne voit pas pourquoi
ni contre quoi il lutte et c'est pour expliquer le conflit que nous avons
besoin des instincts. En ce sens, ce sont essentiellement des hypothèses
expliquant un comportement, mais surtout, ils sont capables d'être
compris par le malade comme un état de conscience : un mouvement vers.
Avec La science des rêves (1900) apparaît une théorie du désir qui
constitue sans doute la première théorie des instincts.
Le désir est défini de façon assez surpienante, mais très exacte,
comme un conditionnement. Le besoin de plaisir ayant été satisfait
par un objet, le besoin évoquera désormais l'image de l'objet. Le
mouvement d'évocation c'est le désir, mais avec le désir s'introduit
la notion de plaisir. En effet FREUD écrit : « Nous avons appelé désir
cette réaction de l'appareil psychique du désagréable à l'agréable. »
Le désir c'est donc la fuite du désagréable vers l'agréable.
THEORIE DES INSTINCTS 21

Cette théorie appelle plusieurs remarques. Tout d'abord le désir


est appris (puisque c'est un conditionnement) il n'est pas inné, il en est
de même du plaisir, mais il n'en est pas de même du déplaisir qui est
inné. Puis, s'il est impossible de concevoir un plaisir inconscient, il est
très facile d'imaginer un déplaisir provoquant un comportement sans
que ce déplaisir soit conscient. Enfin, suivant qu'on mettra l'accent sur
ce qu'on fuit ou ce qu'on recherche, on aura une conception causaliste
ou finaliste de la motivation. Or à l'époque de La science des rêves,
FREUD parle de principe de déplaisir.
D'ailleurs l'appareil psychique décrit par FREUD est conçu sur le
schéma de l'arc réflexe et les deux fonctions opposées des deux systèmes
(inconscient primitif et préconscient secondaire) sont simplement celles
d'excitation et d'inhibition. Et c'est en neurologiste qu'il écrit :
« Refoulement dans l'inconscient ne veut pas dire qu'un certain
ordre en une région ait été remplacé par un ordre nouveau dans une
autre région. Mais, par un déplacement d'énergie une formation
psychique contrôlée par un système a été soustraite à son pouvoir.
Ce qui change c'est l'innervation. Les formations psychiques ne
sauraient être localisées dans les éléments du système nerveux, mais
entre eux, là où se trouvent des résistances ou des frayages qui leur
correspondent. »
C'est vraiment, avant la lettre, une théorie synaptique des méca-
nismes de défense.
En somme, à cette époque, la tendance qu'on appellera bientôt
instinct, n'est représentée que par un mouvement du désagréable à
l'agréable où l'accent est mis sur le facteur causal plutôt que sur le
facteur intentionnel.
Avec les Trois essais sur la sexualité (1905 a) une théorie des instincts
apparaît en filigrane derrière la théorie de la sexualité.
La libido est un instinct du besoin sexuel comme la faim est un
instinct du besoin de nutrition. Le besoin sexuel se manifeste sous
l'aspect d'une action, c'est son but, accomplie sur une personne,
c'est son objet.
La tendance, peu différente de l'instinct, est l'équivalent d'une
source continue de mouvements provenant de l'intérieur de l'orga-
nisme : elle est donc psychique (ressentie subjectivement) et physique,
(elle prend sa source dans l'organisme). Elle n'est spécifique que par
son origine somatique (l'organe excité) et son but (l'apaisement de
cette excitation).
On distinguera donc, dans l'espace autant de tendances ou d'ins-
tincts que de zones érogènes (et toute zone cutanée ou muqueuse
peut être érogène) et dans le temps autant d'organisations instinc-
tuelles qu'il y aura de zone érogène prépondérante (successivement,
les composantes instinctuelles seront inorganisées et diffuses, centrées
sur les intérêts oraux, puis anaux, enfin génitaux).
22 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mais une classification suivant les objets s'ajoute à cette classifi-


cation suivant les buts. A la période autoérotique l'objet est le sujet
lui-même, stade narcissique, aux périodes suivantes les objets sont
hors du sujet, c'est le stade objectai. C'est par rapport à ces objets
que le sujet s'efforce de satisfaire ses tendances grâce à des mécanismes
phantasmatiques, ou plus exactement somatopsychiques : incorpo-
ration et identification au stade oral, expulsion et projection au stade
anal. Le comportement qui exprime à la fois l'amour et l'hostilité
est dit ambivalent.
Théoriquement, la libido apparaît comme une force quantitative
variable ayant son origine dans le domaine biologique. Représentée
psychiquement, ses vicissitudes expliquent les phénomènes sexuels.
Différente de l'énergie psychique, elle a un caractère qualitatif car
elle tire son énergie d'un chimisme particulier (hormonal). La libido
du moi n'est accessible à l'analyse que sous forme de libido objectale,
détachée des objets elle revient au moi. [Ce qui revient à dire que la
libido exprimée dans le comportement est toujours objectale. La
libido du moi est postulée.]
De plus FREUD insiste sur le danger d'identifier libido et énergie
psychique subjective, car ainsi s'écroulerait toute la construction
théorique. Mais l'argument qu'il évoque est d'ordre biologique, c'est
celui du chimisme spécifique.
Il faut bien avouer que tout ce développement est obscurci par
plusieurs contradictions. Le but du besoin est tantôt une action, tantôt
une satisfaction passive. La source est à l'intérieur de l'organisme et
elle est cutanéo-muqueuse. Son origine est dans l'organe excité et sa
satisfaction dans l'excitation de cet organe.
De plus l'argument biologique est sans valeur, nous avons vu que
les hormones abaissent seulement le seuil d'excitabilité, et que excitation
nerveuse et excitation sexuelle sont identiques. Il est certain qu'il est
impossible d'imaginer un modèle neurophysiologique de la libido.
Et pourtant la description du développement libidinal de l'enfant
est parfaitement cohérente. C'est que la libido est une notion clinique.
Ce sont l'étude des perversions, et celle de la vie sexuelle de l'enfant
telle qu'on l'observe indirectement dans la psychanalyse des adultes
et directement dans celle des enfants, aussi bien que l'observation des
enfant normaux, qui imposent la nécessité de rassembler toute une
série de comportements en apparence disparates, en une fonction
unique, car tous contribuent à un moment donné à la construction de
l'organisation objectale définitive.
En fait il est impossible de faire coïncider simplement une description
clinique finaliste par nécessité et une description biologique causaliste
par méthode.
Il est prématuré de donner ici un modèle neurophysiologique, mais
un tel modèle doit tenir compte du fait que toutes les zones érogènes
THEORIE DES INSTINCTS 23

sont normalement excitées soit par l'activité du sujet (zones muqueuses)


soit par celle de l'entourage (soins du corps) et que le plaisir appris
grâce à ces activités entraîne une attitude réactionnelle. On peut alors
définir le but comme la satisfaction provoquée par l'excitation cutanéo-
muqueuse, la source comme l'attitude réactionnelle qui correspond à
l'attente du plaisir, l'action comme le moyen d'obtenir la satisfaction,
l'agent de la satisfaction comme le sujet ou une autre personne, l'objet
comme l'agent extérieur en tant que provoquant l'attitude réactionnelle.
Dans l'autoérotisme l'agent et le sujet coïncident. Ainsi, il sera peut-
être possible d'expliquer par des mécanismes éthologiques un compor-
tement intentionnel. Mais c'est à condition de faire intervenir l'appren-
tissage et de renoncer à la conception d'un instinct inné. Cette tendance
apprise n'en sera pas moins utilisée plus tard lorsque les mécanismes
moteurs innés de l'accouplement s'y intégreront pour construire le
comportement de reproduction.
Depuis ce moment jusqu'en 1915 où apparaît une deuxième théorie
des instincts, FREUD enrichit de son expérience et de celle de ses élèves
le schéma ainsi constitué. Mais il est deux points dont l'importance
clinique et théorique ne saurait être surestimée. Nous voulons parler
du rôle des phantasmes (1905 b) et des faits d'ambivalence.
Dans la théorie élaborée aux alentours de 1895, un grand rôle
était attribué aux séductions par des adultes ou d'autres enfants, donc
aux circonstances. Mais progressivement FREUD s'est aperçu que ces
séductions étaient surtout des phantasmes de séduction auxquels le
sujet attribuait une valeur objective. Ce fait se traduit sur le plan
clinique par l'interposition de phantasmes entre les événements
vécus de l'enfance et les symptômes de la maladie. Mais l'histoire
sexuelle est la même chez les normaux et les anormaux. Le fait
important n'est pas la circonstance mais le fait que le sujet a répondu
ou non par le refoulement. C'est donc à la constitution, à l'inné que
revient le rôle prépondérant, c'est elle qui décide à la fois du méca-
nisme de défense et de la quantité d'instinct que le sujet aura à
maîtriser (1).
Il est intéressant de remarquer que c'est une des rares indications
qui nous permettent de penser que les instincts sont conçus par FREUD
comme innés. Car partout il dit biologique et toute la théorie des
instincts ou presque peut s'exprimer en termes d'apprentissage. Cepen-
dant FREUD insiste sur la nécessité de tenir compte aussi bien de la
constitution que des circonstances dans l'étiologie des névroses, mais

(1) Cf. discussion p. 43-44.


24 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nulle part il ne prend parti sur le rôle des circonstances dans le choix
de ce qu'il appellera en 1926 un mécanisme de défense (1908 a, b).
Quant à l'ambivalence, ainsi nommée par BLEULER, elle pose des
problèmes dont la solution influencera de plus en plus la théorie.
Dès (1909 d) FREUD explique l'acte compulsionnel et le combat
entre l'amour et la haine qu'il comporte, en disant qu'à la période
préhistorique infantile les deux opposés ont été dissociés (ce qui
implique leur confusion antérieure) et l'un d'eux la haine a été
réprimé. Mais il dit ailleurs (1919 h) que chez l'enfant de tels senti-
ments opposés peuvent exister paisiblement côte à côte et pendant
très longtemps. Il ajoute qu'il ne peut se résigner à supposer l'exis-
tence d'un instinct agressif spécial à côté des instincts familiers de
sexualité et de préservation de soi et sur un pied d'égalité avec eux.
Le caractère impulsif et dynamique est un attribut de tous les instincts,
si on leur supprime cet élément agressif, chaque instinct n'est plus
qu'une relation à un but sans moyen de l'obtenir.
En fait le problème des instincts reste insoluble si on confond l'exci-
tation réceptrice et la réaction effectrice, la motivation et l'action, le
comportement appétitif et l'acte consommatoire. Mais c'est parce que
cliniquement, c'est-à-dire subjectivement, ils sont confondus chez les
malades que FREUD n'a pu les distinguer dans la théorie. Mais rien
n'empêche de considérer un instinct subjectif comme une relation à un
but sans moyen de l'obtenir.
A cette époque le conflit entre instincts ne mérite .pas vraiment son
nom car il oppose les instincts sexuels et les instincts du Moi qui ne
sont pas de vrais instincts même si on les appelle instincts de conser-
vation, c'est si vrai qu'en (1911) FREUD en fera des instincts sexuels ayant
le sujet pour objet. Le conflit instinctuel devient non plus un conflit
d'instincts, mais un conflit de choix d'objets s'offrant au même instinct.
Remarquons d'autre part que chaque fois que FREUD reprend le
problème du conflit majeur entre l'instinct et le Moi, la véritable dis-
cussion porte toujours sur le Moi, sur l'obstacle, sur l'interdiction.
Il en est ainsi dans (1912) :
Ce qui est en jeu c'est la proportion entre la quantité de libido
accumulée et celle que le moi peut maîtriser.
et dans (1913) :
Il faut tenir compte non seulement du stade prégénital sadique
anal mais aussi du développement du moi dont la précocité prédispose
sans doute à l'obsession.
Et il est impossible qu'il en soit autrement, car on étudie chez le
malade le conflit, c'est-à-dire les obstacles à l'expression de l'instinct,
avant qu'on puisse déceler les objets et les buts de celui-ci,
THEORIE DES INSTINCTS 25

Nous en arrivons à la période capitale qui autour de 1915 a permis


à FREUD d'élaborer sa seconde théorie des instincts. Elle est presque
tout entière contenue dans l'article intitulé : « Les instincts et leurs
vicissitudes » (1915).
Il est caractéristique de la pensée freudienne que la définition des
instincts soit expressément calquée sur la notion neurophysiologique
d'arc réflexe.
«
Le stimulus par l'intermédiaire d'un arc réflexe provoque une
décharge sous forme d'action. [Nous dirions qu'un stimulus pro-
voque une réponse motrice.] Un instinct est un stimulus pour l'esprit,
c'est-à-dire qu'il vient du monde intérieur et non du monde extérieur,
qu'il faut pour le faire disparaître des actions différentes de celles
qui font disparaître un stimulus ordinaire. Celui-ci agit par contact
unique. L'instinct est une force constante qu'on ne peut fuir. Un
terme plus exact serait besoin, et ce qui fait disparaître le besoin
c'est la satisfaction.
Il est facile de remarquer que FREUD appelle ici instincts simplement
les stimuli internes. Les instincts dans cette définition apparaissent
comme des sources motivantes constituées par des stimuli provoquant
un déplaisir. Ce sont des réflexes et la base physiologique de cette
théorie des instincts est une réflexologie. Comme toute réflexologie,
elle a un caractère statique qui l'empêche de fournir un modèle analo-
gique exact aux données de la psychanalyse qui sont essentiellement
dynamiques. Il faudra attendre une conception dynamique du système
nerveux composé de systèmes continuellement interagissants pour
pouvoir établir un modèle utilisable.
La définition du système nerveux que FREUD donned'après FECHNER :
Le système nerveux est un appareil qui a pour fonction d'abolir
les stimuli qui l'atteignent, ou de réduire l'excitation au niveau le
plus bas possible.
n'est qu'une généralisation en termes finalistes de la « loi » du réflexe.
Cependant, si insuffisant que soit ce modèle, il permet à FREUD
d'établir des définitions biens plus cohérentes que celles des Trois essais,
encore qu'il soit toujours gêné par sa conception d'instinct à la limite
du physique et du mental dont nous avons vu ce qu'il fallait penser.
Un instinct a une intensité, cette énergie est sa caractéristique,
car tout instinct est une forme d'activité (1) ; un instinct passif est
un instinct dont le but est passif (2).

(1) Mais tout comportement aussi.


(2) Voir discussion activité-passivité, p. 53.
26 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le but d'un instinct est sa satisfaction, mais il y a plusieurs moyens


d'obtenir cette satisfaction, et un instinct peut avoir des buts inter-
médiaires qui peuvent se combiner ou s'échanger.
En fait, on constate qu'un instinct devient inactif à la suite d'un
certain événement, qui est une action de l'organisme. On en conclut
que cette action a satisfait l'instinct, qu'elle était recherchée, qu'elle
était le but de cette activité. Si nous suivons ici LORENZ, le but véritable
est l'acte consommatoire qui seul met fin au comportement d'appétition.
Mais les déplacements permettent sans doute, à certains actes consom-
matoires de satisfaire des instincts dont le but normal est différent.
L'objet d'une tendance est ce grâce à quoi elle atteint son but,
c'est l'élément le plus variable. Les circonstances donnent à un objet
le pouvoir de satisfaire la tendance. L'instinct peut changer d'objet
(déplacement) se servir d'un même objet pour satisfaire plusieurs
instincts (confluence) s'attacher à un seul objet (fixation) ce qui met
un terme à sa mobilité.
Du point de vue biologique l'objet n'existe qu'en tant que stimulus
dont nous avons vu qu'il pouvait être configurationnel (surtout appris)
ou additif (surtout inné). L'objet en tant que personne est bien appris,
il est certainement configurationnel. Chez l'homme, il fait certainement
partie du monde imaginaire, en tout cas il est surtout subjectif.
La source d'un instinct est le processus somatique d'où nait le
stimulus représenté mentalement par un instinct. La connaissance
de la source n'est pas nécessaire à l'investigation psychologique.

Nous dirions qu'on ne peut connaître objectivement que la source,


le résultat et les mécanismes qui mènent au résultat mais la connais-
sance subjective seule est utilisable pour le malade.
FREUD considère les instincts comme qualitativement semblables,
mais quantitativement variables, et ayant des sources variables,

ce qui revient à dire qu'ils doivent leurs qualités à leurs intensités et à


leurs sources. Si à ce moment FREUD semble avoir renoncé à la concep-
tion d'un instinct sexuel qualitativement différent de tous les autres,
c'est que l'instinct sexuel à lui seul apparaît comme un principe d'expli-
cation suffisant. Les instincts dont il est question ne sont que des
composantes ou des modalités de l'instinct sexuel. Les instincts de
conservation nécessaires à l'explication de l'événement vécu conflictuel
ayant été rapportés à l'instinct sexuel ayant le sujet pour objet, il me
semble qu'il faudrait dire les instincts doivent leurs qualités à leurs
intensités, à leurs sources et à leurs objets.
THEORIE DES INSTINCTS 27

FREUD conserve entièrement la conception clinique de 1905 :

Les instincts sexuels multiples émanant de sources multiples,


s'appuient à leur apparition sur les instincts de conservation. Ces
instincts sont capables d'agir les uns à la place des autres, de changer
d'objets, d'activités éloignées de leurs buts directs (sublimation).
Ils peuvent subir des retournements, des renversements, des refoule-
ments. Ces vissicitudes constituent un moyen de défense contre les
instincts.
Il est une fois de plus, indispensable de noter que l'étude clinique
des instincts nous ramène toujours à leurs vicissitudes, c'est-à-dire
aux mécanismes de défense, c'est-à-dire au moi, donc au sujet tout
entier (le moi n'étant pas encore une instance) à son comportement
objectif, à ses sentiments et à ses pensées conscientes.
Nous ne suivrons pas FREUD dans l'étude de ces vicissitudes mais
nous noterons au passage quelques points qui précisent la théorie des
instincts.
L'ambivalence est de nouveau au centre de la discussion et c'est
autour d'elle que nous voyons se dessiner les problèmes qui nécessi-
teront cinq ans plus tard l'hypothèse d'un instinct de destruction.
Pour l'instant FREUD se contente de définir l'ambivalence comme
la coexistence d'un instinct sous sa forme primaire et de son opposé
[avec tout ce que cette définition grammaticale comporte de sub-
jectif (1)]. Une ambivalence marquée est peut-être un héritage
archaïque et, sans doute, le rôle des pulsions actives sous leur forme
originale, était plus important dans la vie des instincts aux temps
primitifs que de nos jours. [C'est bien cet élément actif de l'instinct
qui deviendra dans les différentes formulations, soit instinct destruc-
teur, soit composante active de l'instinct sexuel]. Mais l'histoire de
l'ambivalence est plus suggestive encore. L'amour naît dans le moi
autoérotique qui obtient [activement ou passivement] le plaisir de
l'organe. Cet amour narcissique est transféré aux objets incorporés
(1er stade) il exprime ensuite la recherche motrice du moi à l'égard
de ces objets (2e stade), il sera lié aux instincts sexuels et coïncidera
avec leur synthèse (3 e stade). Mais au premier stade le but sexuel
temporaire est celui d'incorporer et de dévorer : ce type d'amour est
compatible avec l'abolition de toute existence séparée de l'objet, il
est ambivalent (2). Au deuxième stade qui est celui de l'organisation
prégénitale anale la recherche de l'objet devient un désir de maîtrise :
la blessure ou l'annihilation de l'objet ne sont pas prises en considé-
ration (3). Cet amour est à peine distinct de la haine dans son compor-
tement envers l'objet. Au troisième stade qui est celui de l'organisation
génitale, l'amour s'oppose à la haine.

(1) Cf. discussion activité-passivité, p. 53.


(2) C'est le type même de l'amour des abandoniquesde G. GUEX.
(3) D'autant moins qu'à cet âge et même bien plus tard, la mort apparaît à l'enfant comme
réversible, L. BENDER et al. (1936).
28 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le point important c'est le caractère indifférencié des instincts à


leur origine. Tout se passe comme si l'amour et la haine étaient appris
et non pas innés. S'il en est ainsi des sentiments pourquoi en serait-il
autrement des instincts ?
Et d'ailleurs un peu plus tard (1919), FREUD écrivait :
On sait bien que tous les signes sur lesquels nous sommes habi-
«
tués à baser nos distinctions tendent à se fondre quand nous appro-
chons de la source. Peut-être pourrions-nous dire, comme la sorcière
à Banquo, non pas clairement sexuel, non pas sadique en soi, mais
cependant la substance dont tous deux naîtront plus tard. »
FREUD termine en affirmant que :

Dans leurs vicissitudes, les instincts sont soumis aux trois grandes
lois qui dominent la vie mentale : activité-passivité qui est biologique,
moi-non moi qui est réelle [nous dirions intellectuelle], plaisir-
déplaisir qui est économique [nous dirions axiologique].
Remarquons que la polarité intellectuelle et la polarité axiologique
sont évidemment subjectives. Quant à la polarité biologique, nous en
discuterons plus loin (1), mais notons ici que d'après le texte même de
FREUD elle est équivoque car il en donne successivement deux défini-
tions dont l'une est physiologique et l'autre subjective.
En somme dans la théorie des instincts de 1915 l'élément biologique
se réduit à l'affirmation que nos motivations naissent dans notre corps
et sont élaborées par le système nerveux. Le fait que le système nerveux
est autre chose qu'un système statique de réflexes n'est pas soupçonné,
le caractère inné des activités instinctives est passé sous silence. Mais
l'histoire, les vicissitudes, la nature des instincts, tout entières liées à
la clinique constituent un système de théories aussi solides que souples.
De 1920 à 1926, FREUD conscient des insuffisances des théories
précédentes remanie en grande partie la théorie psychanalytique. Mais
c'est surtout Au delà du principe de plaisir (1920) qui nous fournit l'essen-
tiel de la théorie complète des instincts telle qu'il la précisera sans la
modifier jusqu'à sa mort.
Cette petite monographie débute par une définition du principe de
plaisir qui est plus exactement une définition du principe de déplaisir.
Nous croyons... que le cours de ces processus [mentaux] est
«
invariablement déclenché par une tension désagréable, et qu'il
prend une direction telle que son résultat final coïncide avec un
abaissement de cette tension, c'est-à-dire avec l'absence de déplaisir
ou la production de plaisir. »

(1) P. 53.
THEORIE DES INSTINCTS 29

Cet énoncé contient en fait deux propositions :


I. — Le cours des processus mentaux est invariablement déclenché
par une tension, il prend une direction telle que son résultat final
coïncide avec un abaissement de cette tension.
II. — La tension initiale est ressentie comme désagréable,la tension
terminale plus basse est ressentie comme moins désagréable ou
agréable.
La première proposition formule en loi et applique aux phénomènes
mentaux la descriptionneurophysiologiquede l'arc réflexe. Elle implique
soit une identité entre les phénomènes mentaux et les phénomènes
physiologiques, soit un parallélisme si rigoureux qu'ils puissent être
traités de façon identique (matérialisme méthodologique).
La seconde proposition, considérée isolément de la première
exprime ce fait subjectif qu'on fuit le déplaisir et qu'on recherche le
plaisir.
Quatre attitudes sont possibles vis-à-vis de ces deux propositions.
On peut affirmer :
a) Que la première fournit à elle seule une explication suffisante
de tous les comportements. On néglige ainsi théoriquement la seconde,
c'est l'attitude d'une psychophysiologie objective stricte ;
b) Que la seconde fournit à elle seule une explication suffisante de
tous les comportements. On néglige ainsi la première. C'est l'attitude
d'une psychologie subjective stricte ;
c) Qu'elles sont complètement indépendantes, ce qu'aucun dua-
liste n'oserait accepter ;
d) Qu'elles sont indissolublement liées, ce qui implique : 1° Qu'un
phénomène subjectif et un phénomène objectif soient deux aspects
d'une même réalité (ce qui est une excellente hypothèse de travail) ;
2° Qu'on puisse les étudier suivant la même méthode (ce qui est très
contestable) ; 3° Qu'on puisse passer de l'un à l'autre « de droit » (ce qui
est encore plus contestable).
Les faits objectifs et les faits subjectifs sont recueillis par des
moyens différents, traités selon des procédés différents. L'explication
par la cause s'applique avant tout aux faits objectifs. L'explication par
la fin aux faits subjectifs. Il est évident qu'on peut expliquer un fait
objectif par une fin, ou un fait subjectif par une cause, mais on raisonne
alors par analogie. On imagine les faits objectifs sur le modèle des faits
subjectifs, ou le contraire. C'est une méthode fructueuse mais à condi-
tion de n'en espérer que des concordances et jamais des identités.
Ou, si l'on veut, les théories tirées des faits objectifs peuvent fournir
30 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

des hypothèses de travail ou des vérifications par analogie à la psycho-


logie subjective. De même les théories tirées des faits subjectifs peuvent
fournir des hypothèses de travail ou des vérifications par analogie à la
psychophysiologie objective. Mais les raisonnements doivent se pour-
suivre et s'achever suivant l'un ou l'autre mode d'explication.
D'après ce que nous savons de la pensée de FREUD, il considère
évidemment ces deux propositions comme indissolublement liées, il
considère probablement qu'un phénomène objectif et un phénomène
subjectif sont deux aspects différents d'une même réalité, il considère
peut-être qu'on ne peut les étudier par la même méthode (il oppose
souvent les faits de la biologie et ceux de la psychologie). Mais la forme
même qu'il donne à l'énoncé du principe de plaisir, et toute l'argumen-
tation qui va suivre, montre à n'en pas douter qu'il passe sans méfiance
d'un mode de raisonnement à l'autre. C'est, je pense, la raison pro-
fonde des obscurités de sa théorie des instincts.
Reprenons l'argumentation de FREUD :
Quels sont les faits qui vont à l'encontre du principe ainsi mis
au centre de la vie psychique ? Lorsque le sujet entre en contact avec
la réalité il rencontre quelquefois le déplaisir, mais ce n'est plus le
déplaisir initial qu'on fuit, c'est un déplaisir recherché, mais ce n'est
pas aller à l'encontre du principe de plaisir, car ce déplaisir actuel
permet d'atteindre plus tard un plaisir ou d'éviter un plus grand
déplaisir. Tenir compte de la réalité c'est être capable de différer
un plaisir [et j'appellerais volontiers le principe de réalité principe
du moindre déplaisir]. Mais il n'est question ici que de plaisir et
déplaisir subjectifs. FREUD précise dans une note ajoutée en 1925, '
« sans aucun doute, le point essentiel est que plaisir et déplaisir étant
des sentiments conscients appartiennent au moi ».
Le comportement discuté est strictement humain. On pourrait le
deviner d'après l'importance donnée au délai : le comportement de
réalité est différé. Il exige donc une fonction imaginaire ou symbolique,
c'est elle seule qui permet tantôt de ne pas tenir compte de la réalité
et tantôt d'en tenir compte avec une précision sans cesse accrue.
Mais il est intéressant de noter que tout le raisonnement précédent
est fondé sur la proposition II (finaliste) (1).

(1) En se fondant sur la proposition I on aboutit à un résultat différent


mais parfaitement valable pour l'animal. Le déplaisir primitif provoque un
comportement lequel supprime le déplaisir. L'organisme apprend à associer
certains objets (stimuli) avec la suppression du déplaisir, il les recherche :
approche ou appétition. Au cours de sa recherche certains objets provoquent
un déplaisir secondaire, bien différent du premier (voies nerveuses différentes).
Il les évite : fuite. Dans une situation de conflit entre fuite et approche il oscille,
THEORIE DES INSTINCTS 31

Dans les deux chapitres suivants FREUD pose les faits cliniques qui
semblent en contradiction avec le principe de plaisir.
Ce sont :1° Les rêves des névroses traumatiques où le malade
revit l'accident ; 2° Les jeux de l'enfance : l'enfant rejoue un événe-
ment désagréable (séparation) dans un effort pour transformer sa
participation passive en participation active. Mais s'agit-il d'un
mécanisme de défense, revanche agressive ou identification avec
l'agresseur, donc conforme au principe de plaisir, ou s'agit-il d'une
tendance primitive à revivre un événement pour le maîtriser ; 3° La
répétition dans l'analyse d'événements vécus appartenant au passé.
Certes cette compulsion de répétition est celle des pulsions se heur-
tant à la résistance du moi et celui-ci obéit au principe de plaisir.
Mais comment la compulsion de répétition peut-elle ramener des
événements qui ne comportent aucune possibilité de plaisir ?
On peut dire que la compulsion de répétition est toujours ren-
forcée par des motifs obéissant au principe de plaisir : celle de l'enfant
par le plaisir immédiat, celle du transfert par la peur d'abandonner le
refoulement. Seuls les rêves des névroses traumatiques semblent
des répétitions pures. Mais à y réfléchir il semble qu'il existe quelque
chose de plus primitif, de plus élémentaire, de plus instinctif que le
principe de plaisir.
En somme, FREUD pense que malgré des explications suivant le
principe de plaisir, il reste dans les faits observés un mouvement vers
l'action qui doit ressortir à une autre explication.
Abandonnant les faits cliniques, FREUD entre alors dans ce qu'il
appelle lui-même le domaine de la spéculation. Il rappelle sa conception

ou dans des conditions précises il choisit. Où se trouve le plaisir ? nulle part.


Où se trouve la réalité ? partout. C'est que l'animal vit dans la situation. Il est
incapable de différer sa réaction. Le délai, varie chez lui de quelques secondes
à quelques minutes suivant les espèces, et lorsqu'il s'agit d'un comportement
appris.
Comme le dit P. GUILLAUME (1940) « combien l'animal, dans son horizon
si borné, paraît d'abord plus équilibré, plus près du réel, on serait tenté de dire
plus raisonnable » [que l'homme]. La question qui se pose c'est de savoir si
ce raisonnement valable pour l'animal n'est pas aussi valable pour le nouveau-né
et pour le nourrisson, et à quel moment il cesse d'être valable. Mais on risque
de s'égarer en comparant le nourrisson qui apprend le monde extérieur avec
un rat qui apprend un labyrinthe dans un laboratoire. Il faut le comparer au
jeune qui en liberté apprend le monde extérieur. L'expérience de laboratoire
ne fait que préciser un aspect étroit du comportement. Un rat dans un laby-
rinthe n'apprend que le milieu physique. Un jeune oiseau ou un mammifère,
comme l'enfant, apprend un milieu social d'abord, physique ensuite. La diffé-
rence de l'animal à l'enfant n'est que quantitative. Le jeune animal subit cet
apprentissage' des relations avec autrui pendant un temps relativement court,
et dans un état d'impuissance très relative. L'enfant le subit pendant très long-
temps et au début dans un état d'impuissance totale.
32 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

du système mental (il ne dit plus nerveux, comme en 1892) qui est tout
entière tirée de la proposition I.
Les stimuli externes tendent à la destruction de l'organisme par .
égalisation des potentiels (1).
Les stimuli externes sont filtrés par un bouclier protecteur, mais
non les stimuli internes (2) ce qui explique l'importance des senti-
ments de la série plaisir-déplaisir et celle de la projection à l'extérieur
des stimuli internes, mais n'explique pas les échecs du principe de
plaisir.
Dans un traumatisme mental, le bouclier est brisé, le principe
de plaisir est mis hors d'action et avant qu'il puisse jouer à nouveau,
l'organisme doit maîtriser les stimuli en excès. La peur joue un rôle
capital : elle se produit chez un organisme non préparé ; l'angoisse
aide l'organisme à se préparer à la maîtrise des stimuli en excès.
Les rêvés des névroses traumatiques sont des tentatives pour
maîtriser rétrospectivement grâce à l'angoisse, les stimuli en excès.
Cette maîtrise des stimuli consiste à transformer de l'énergie libre
en énergie liée. Cette fonction primitive indépendante du principe
de plaisir oblige à répéter. Elle apparaît sous forme de compulsion
de répétition.
En somme, en face d'un déplaisir externe, il faut d'abord éliminer
le déplaisir avant de pouvoir obéir à l'attraction du plaisir. La répétition
est le moyen de défense contre le déplaisir primitif.
Le même raisonnement est valable pour la défense contre les stimuli
internes, expression des instincts de l'organisme (3).
Les impulsions instinctives sont des processus libres qui tendent
à se décharger. Elles doivent être maîtrisées (transformées d'énergie
libre en énergie liée) avant que le principe de plaisir puisse entrer
en action. C'est cette fonction de liaison qui se traduit par la compul-
sion de répétition. Lorsque celle-ci est en opposition avec le principe
de plaisir elle prend l'apparence d'une force étrangère.

(1) Certes c'est une autre façon de formuler le principe de constance. Mais
sous cette forme il est en contradiction directe avec l'expérimentation qui montre
la nécessité des excitations afférentes. On peut lire à ce propos le livre de
H. PIÉRON (1945), La sensation guide de vie dont je citerai ici un exemple simple.
Une grenouille dont le tégument est anesthésié cesse de respirer. Mais la res-
piration est réactivée par des stimulations mécaniques ou électriques (H. PIÉRON
et M. O. DE ALMEIDA).
(2) Cette distinction est inadmissible, si le « boucher » n'est autre que le
cortex. Il est évident que tout stimulus interne ou externe qui parvient à la
conscience passe obligatoirement par le cortex.
(3) Nous ne pouvons accepter de limiter l'instinct aux seuls facteurs
internes, ni les facteurs internes aux stimuli internes. L'instinct est un compor-
tement dans lequel les facteurs externes jouent un rôle indispensable. Même
en limitant arbitrairement l'instinct au comportement d'appétition, les facteurs
externes servent de déclencheurs et de guides indispensables à l'expression de
l'instinct.
THEORIE DES INSTINCTS 33

La répétition apparaît donc comme un moyen de défense contre le


déplaisir aussi bien externe qu'interne mais toujours subjectif. C'est du
moins ce que FREUD affirmait dans la note citée plus haut. Mais on peut
se demander si le déplaisir qui doit être « lié » n'est pas aussi bien un
déplaisir inconscient, une excitation, comme le fait soupçonner le fait
que le point de départ du raisonnement tout entier est tiré de la pro-
position I et que « fonction primitive indépendante du principe de
plaisir » semble indiquer un mécanisme de défense non seulement
inconscient, mais en quelque sorte physiologique ou animal, et non
pas un mécanisme de défense du moi psychologique ou humain.
Dans ce cas quelle pourrait être l'explication causaliste de la compul-
sion de répétition, compte tenu des modèles neurophysiologiques dont
nous disposons actuellement ?
Nous savons que tout schème effecteur suppose une excitation.
Des schèmes récurrents supposent des excitations récurrentes. Lors-
qu'il s'agit d'un comportement instinctif inné, dans l'hypothèse pure-
ment réflexologique qui est celle de FREUD comme de PAVLOV, les
stimuli internes constants suffisent à provoquer la récurrence des
comportements (ce qui correspond à ce que LAGACHE (1951) appellera
plus tard la répétition des besoins). D'ailleurs ces stimuli internes
peuvent être compris aussi bien comme des déplaisirs inconscients
(excitations neutres) que comme des déplaisirs conscients (subjectifs).
L'existence de centres d'activité intrinsèque du système nerveux
(VON HOLST, P. WEISS, W. R. HESS, in TINBERGEN (1951) dorme davan-
tage d'importance à l'élément spontanéité par rapport à l'élément
réactivité. Mais cette explication n'est plus du tout axiologique (ce
mécanisme correspond à ce que LAGACHE (1951) appelle le besoin de
répétition). Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une tendance
réactionnelle ou spontanée à l'activité dont on sait par ailleurs qu'elle
aboutit à un résultat ayant une valeur de survie, que nous appelons
instinct. De toutes façons elle n'a rien à voir avec le plaisir subjectif
et peut être en opposition avec lui.
Existe-t-il des comportements de répétition appris ? Théorique-
ment c'est possible. En effet dans l'hypothèse réflexologiquede l'appren-
tissage ce sont des mécanismes réflexes circulaires impliquant des
contractions (ou des potentiels d'action) musculaires qui expliquent la
récurrence des conduites apprises. On ne comprend pas bien alors
comment une conduite « punie » et non plus récompensée peut persister.
Mais les travaux de LORENTE DE NÔ (1938) ont montré que même au
niveau cortico-thalamique, qui est probablement le niveau cérébral
PSYCHANALYSE 3
34 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de l'apprentissage, il pouvait exister des circuits réverbérants capables


de fonctionner comme des centres intrinsèques d'activité nerveuse.
Le schéma de l'arc réflexe n'est plus la seule explication possible de
l'apprentissage.
Et ainsi on peut imaginer un comportement de répétition appris
en opposition avec le plaisir subjectif. Enfin FREUD a remarqué, nous
l'avons vu plus haut, que les comportements de répétition s'expli-
quaient presque par les mécanismes de défense du moi fonctionnant
sous le signe du plaisir, mais qu'il semblait exister quelque chose
d'autre. On en peut dire autant de notre modèle physiologique : l'expli-
cation réflexologique garde une valeur incontestable, mais ne suffit
pas à tout expliquer. Les centres d'activité intrinsèque fournissent le
surcroît d'explication nécessaire.
On peut donc dire qu'il existe une étroite analogie entre la compul-
sion de répétition clinique et l'activité spontanée et réactive, innée et
acquise des centres nerveux, puisque nous nous sommes refusés le
droit de dire que l'une est le support de l'autre.
Il est possible de poursuivre un peu plus loin l'explication des
conduites adaptées et inadaptées avec l'aide de notre modèle neuro-
physiologique. Mais avec la notion d'adaptation, nous faisons appel
à la valeur de survie, notre interprétation devient finaliste.
Nous proposons d'interpréter le processus « libre » comme un pro-
cessus « naturellement lié ». D'après le schéma de TINBERGEN simplifié,
une impulsion nerveuse efférente acheminée par exemple verst trois
centres de même niveau, a, b et c, est inhibée en a et b mais peut passer
en c (désinhibé par un stimulus adéquat) qui active un schème moteur.
C'est à cause de l'inhibition de a et de b que nous disons qu'il s'agit
d'un processus « naturellementlié ». Ainsi s'exprimerait dans l'action un
processus instinctif, moyen d'adaptation au monde extérieur, récurrent
sous l'influence des facteurs internes et guidé par les facteurs externes.
Un processus « lié » pourrait être considéré comme lié par l'appren-
tissage, c'est-à-dire que l'apprentissage introduit à un niveau élevé une
inhibition supplémentaire qui bloque tout le processus précédent.
On peut supposer puisque toute excitation doit se décharger d'une
façon ou d'une autre, que deux éventualités seulement sont possibles :
a) Il se produit un déplacement, un acheminement vers un autre
schème plus ou moins complet (aboutissant à une expression motrice) (1)

(1) Les cas décrits par TINBERGEN chez l'animal concernent des inhibitions
d'activités innées par conflits d'instincts, ou manque de stimuli déclencheurs.
THEORIE DÉS INSTINCTS 35

c'est sans doute ce qui se produit chez l'enfant lorsqu'on ne se contente


pas d'interdire une activité mais lorsqu'on encourage une activité de
remplacement socialement acceptée (1) ;
b) Il se produit un blocage sur place (représenté dans notre hypo-
thèse par un circuit réverbérant) qui devient source intrinsèque d'acti-
vité nerveuse. Mais l'activation des centres moteurs étant refusée, il se
produit un déplacement spécial à l'homme, vers les schèmes d'activité
imaginaire ou symbolique, qui sans être vraiment moteurs ont proba-
blement été originellement des images motrices et qui suscitent à leur
tour des comportements moteurs (2).
Remarquons incidemment que les faits de période critique de
l'apprentissage (apprentissage du jeune chien esquimau à la période
de maturation sexuelle, de la jeune oie à l'éclosion) nous fournissent
une analogie avec ces faits cliniques où un traumatisme mental, c'est-à-
dire un apprentissage comportant un déplaisir limité à un seul événe-
ment vécu est à l'origine de comportements persistants.
En somme le blocage appris d'un schème instinctif naturel sans
possibilité de déplacementserait à l'origine de la récurrence de compor-
tements non adaptés à la réalité. Mais il s'agit de la réalité culturelle, et
c'est celle-ci qui n'est pas adaptée à l'instinct, à la nature. La répétition,
moyen d'adaptation primitif apparaît comme un moyen de défense
contre un forçage culturel, accidentel ou maladroit. Ce moyen de
défense étant utilisé chez l'homme sur le plan imaginaire ou symbo-
lique (phantasmes, et expressions verbales récurrentes) (3).
Reprenons l'exposé de FREUD. Quel est le lien, se demande-t-il,
entre l'instinct et la compulsion de répétition ?
L'instinct, c'est la compulsion de rétablir un état antérieur aban-
donné sous la pression des forces extérieures. La tension née dans la
substance primitivement inorganique s'efforce d'égaliser son potentiel.
Le premier instinct est celui du retour à l'inanimé, c'est un
instinct de mort. Les instincts de conservation semblent lutter pour

il n'est pas question d'inhibition par apprentissage. C'est donc une hypothèse
vraisemblable que nous formulons mais elle est vérifiable expérimentalement.
(1) Cf. FREUD (1932) : « La guerre est en opposition brutale non avec les
instincts, non avec la nature, mais avec la culture qui s'accompagne d'un dépla-
cement progressif des buts instinctuels. »
(2) On peut se demander si les mêmes explications (blocage avec ou sans
possibilité d'expression motrice) n'expliquent pas l'apprentissage dans le premier
cas, la névrose expérimentale dans le second, chez l'animal qui ne peut avoir
recours aux images pour « sortir » de la situation.
(3) Dans tous les exemples donnés par FREUD, rêves des névroses trauma-
tiques, jeu de l'enfant, répétition du transfert, il s'agit de répétitionimaginaire.
36 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

empêcher l'organisme d'atteindre directement son but, seraient-ils


donc identiques aux instincts de mort ? Mais d'autre part les cellules
germinales, indépendantes de l'organisme contiennent une immor-
talité potentielle. Les instincts sexuels les protègent et lés amènent
à la coalescence ; particulièrementrésistants aux influences extérieures
ce sont les instincts de vie. On doit donc renoncer à identifierinstincts
de conservation et instincts de mort.
Mais si les instincts sont tournés vers le passé, n'en existe-t-il
aucun qui soit tourné vers l'avenir ? L'évolution ne s'est pas faite
sous la poussée des instincts mais sous, celle des forces extérieures ; les
instincts n'ont fait que maintenir une modificationobligée. L'instinct de
progrès humain n'est que le résultat du refoulement instinctuel, base
de la civilisation. Éros remplace un instinct de progrès inadmissible.
Il est frappant que la définition de l'instinct, compulsion de rétablir
un état antérieur abandonné, ou retour à l'inanimé, ne soit qu'une
formulation différente de la proposition I, c'est-à-dire du principe
de FECHNER et que toute la conception freudienne de l'instinct procède
du principe de constance (1) qui est un principe statique en opposition
avec la clinique psychanalytique dynamique puisqu'elle étudie les
événements vécus conflictuels.
Tout ce qui précède montre que l'instinct de mort constitue
une explication hypothétique à laquelle aboutit une interprétation du
comportement formulée en termes stricts de causalité (2).

(1) Le principe de la constance du milieu intérieur de Claude BERNARD


implique un système d'interactions, un équilibre dynamique par mise en jeu
de forces antagonistes. Il en est de même de l'homéostasis de CANNON (1932)
qui est le même principe, repris, élargi et quelque peu hypostasié (Sagesse
du corps).
D'autre part, certains servomécanismes ont pour unique principe la « ten-
dance » à rétablir un équilibre électrique lorsque celui-ci est perturbé (grâce
à des feed-backs de second ordre) ce qui leur permet d'avoir une « mémoire »
et les rend capables d' « apprentissage ». ASHBY (1952) a montré au Congrès
de Psychiatrie en 1950 des courbes de « conditionnement » obtenues avec l'une
de ses machines, exactement semblables à des courbes recueillies chez l'animal.
La tendance à rétablir un équilibre de forces perturbé par une influence
extérieure est donc le principe même d'un comportement actif. Au contraire
le principe de constance, la tendance à la stabilité de FECHNER implique non
pas un équilibre (dynamique) mais un état auquel on parvient par élimination
de l'excitation ou dissipation d'énergie. C'est une rupture d'équilibre par
suppression d'une des forces composantes. C'est un principe statique.
(2) Je ne saurais dire si en prenant comme point de départ un modèle
dynamique on éviterait d'aboutir à l'instinct de mort. Car, d'une part, tout
modèle dynamique est à l'intérieur d'un système ; dès qu'on en sort (dès qu'on
sort du vivant) pour entrer dans le monde physicochimique on retrouve cette
causalité en quelque sorte linéaire. Mais, d'autre part, la conception moderne
physicomathématiquede l'univers a tendance, semble-t-il, à considérer celui-ci
comme un système dynamique.
THEORIE DES INSTINCTS 37

Au contraire, le raisonnement en apparence bien moins rigoureux


qui aboutit à la définition des instincts sexuels ou instincts de vie est
tout aussi logique, car il est sous-tendu par la pensée finaliste qui ne
peut se passer de l'idée de but, ressenti subjectivement comme néces-
saire, exigé par la clinique qui travaille sur les événements vécus par le
malade.
Lorsque FREUD nie l'existence d'un instinct de progrès, lorsqu'il
dit que l'évolution s'est faite sous la poussée des forces extérieures,
c'est la force de son raisonnement causaliste qui l'oblige à nier en tant
que but ce qu'il a accepté par ailleurs grâce à la force de son raisonne-
ment finaliste, sous la forme de l'instinct sexuel qui tend à la coales-
cence. Si cette coalescence n'était qu'un résultat et non un but, si le
mouvement même de l'instinct sexuel n'était expliqué que par des
causes, tout l'édifice construit dans les Trois essais à partir de faits
cliniques et inébranlable sur le plan subjectif s'écroulerait, car on ne
pourrait plus soutenir que l' « instinct » sexuel, génital se forme de
multiples composantes dont les unes sont utilisées, les autres transfor-
mées, les autres réprimées.
En somme on pourrait presque dire, l'instinct de mort, c'est la
pensée causaliste hypostasiée, l'instinct de vie, c'est la pensée finaliste
hypostasiée.
Dans le dernier chapitre qui nous intéresse, FREUD réexamine du
point de vue biologique ses hypothèses.
Cependant les arguments biologiques en faveur de l'existence
d'un instinct de mort sont surtout des analogies et s'ils ne sont guère
convaincants, au moins n'y contredisent-ils pas. En faveur d'un
dualisme biologique, FREUD attache une certaine importance à la
fameuse théorie de WEISSMANN du soma et du germen. Mais les
arguments cliniques montrent la nécessité du dualisme sans lequel
on ne peut expliquer l'événement vécu conflictuel. Et cependant
FREUD, [non seulement l'avoue mais] le souligne, la psychanalyse
ne peut montrer que des instincts libidinaux. C'est ailleurs qu'il
faut chercher l'existence d'instincts de mort. Aussi FREUD insiste
sur l'importance de la tendance à la stabilité, argument le plus fort
en faveur de l'existence d'un instinct de mort.
Quant à l'origine et à la nature de la reproduction et de l'acte
sexuel, la biologie ne nous offre que des hypothèses, et rien n'empêche
de supposer que l'instinct de vie et l'instinct de mort ont agi de
concert « dès le commencement ». Aussi FREUD a-t-il recours au mythe
platonicien, non pas pour prouver son hypothèse, mais pour montrer
son accord avec les penseurs de tous les temps ; [et sa conclusion
dans son humilité que nous n'avons pas de raison de croire affectée,
est un modèle de sincérité et de mesure].
« Je ne sais pas jusqu'à quel point je crois aux hypothèses que.
38 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

j'ai élaborées. » Lorsqu'il a étendu le concept de sexualité, lorsqu'il


a proposé l'hypothèse du narcissisme, il était sur un terrain bien plus
sûr, car il partait de faits observés. Mais la troisième étape qu'il
accomplit maintenant est bien plus hasardeuse. Car si le caractère
régressif des instincts, si la compulsion de répétition sont des faits
d'observation, peut-être leur importance est-elle surestimée, et l'on
peut rejeter sans remords des théories contredites par les faits et
peut-être la biologie « balayera-t-elle d'un souffle toute la structure
artificielle de nos hypothèses. »

Je pense personnellement que toutes ces difficultés disparaîtraient


si l'on se souvenait que des explications causales, comme le sont les
explications physicochimiques de la biologie, ne peuvent concevoir le
conflit que comme un équilibre tôt ou tard rompu par le renforcement
ou l'affaiblissement d'une des forces composantes, et de rupture d'équi-
libre en rupture d'équilibre aboutissent à l'inertie.
C'est exactement l'entropie (1) des physiciens dont EDDING-
TON (1929) soulignait le caractère intuitif en disant qu'il faudrait la
classer avec la beauté, si elle n'était pas susceptible de mesure. Tous les
arguments biologiques causalistes, poussés à leur extrême doivent donc
aboutir à l'existence d'une tendance à la mort dont FREUD a fait un
instinct de mort.
Au contraire, la plupart des interprétations du comportement, que
ce soient celles de la psychologie expérimentale, ou celles de la clinique,
font intervenir l'idée de but et non celle de résultat. Elles constatent
des comportements d'hésitation, d'oscillation ou d'arrêt, ou bien des

(1) L'entropie était primitivement la mesure de l'indisponibilité de l'énergie


d'un système thermique à se transformer en travail mécanique (c'est à peu près
la dégradation de l'énergie). Mais BOLTZMANN a relié l'énergie à la probabilité.
En fait entropie signifie seulement passage d'une organisation moins probable
à une organisation plus probable, c'est-à-dire un accroissement du hasard et
une perte d'organisation. La perte apparente de l'énergie n'est qu'une perte
de l'organisation de l'énergie. En somme la mesure de l'élément hasard peut
croître dans l'univers, mais jamais décroître.
Il est remarquable qu'on ait récemment tenté de faire entrer l'entropie
dans le domaine de la psychologie : N. WIENER a établi une théorie de l'infor-
mation (nos idées sont des informations) selon laquelle l'information est
organisée, elle est mesurée par l'entropie négative. Il en résulte que l'informa-
tion ne peut jamais croître en traversant notre cerveau (MC CULLOCH, 1951).
Dans une théorie mathématique de la pensée (de l'information) du fait de la
forme causaliste de son modèle physique, et malgré l'adjonction de « méca-
nismes téléologiques » (servo-mécanismes ou feed-backs) on ne peut aboutir
qu'à une perte d'organisation, c'est-à-dire en définitive que la pensée se dirige
vers un état de désorganisation complète, le repos et la mort vers laquelle
tend notre univers,
THEORIE DES INSTINCTS 39

événements vécus conflictuels, elles les interprètent sur le plan subjectif


comme des conflits, ce qui nécessite un dualisme.
Ce seront en psychologie expérimentale des conflits d'attraction
et de répulsion, c'est-à-dire des conflits d'action, en clinique des inter-
férences de désir et de peur, ou d'amour et de haine, c'est-à-dire des
conflits de sentiments (1).
Cette confusion du but et du résultat obscurcit bien des points de
détail. Ainsi on n'a pas le droit de dire que le but de la vie' sexuelle est
la coalescence. On doit constater un résultat : la vie se transmet, la
coalescence est le moyen de cette transmission. De même on peut
seulement constater que les individus comme les espèces naissent,
vivent et meurent, on ne peut dire qu'il existe un instinct de vie
dont le but est la vie, et un instinct de mort dont le but est la
mort, mais accepter cette évidence que tout ce qui vit, vit jusqu'à ce
qu'il meure.
Aussi quand FREUD invoque à l'appui de sa tentative le mythe pla-
tonicien, il a raison ; mais, ce faisant, il réduit sa construction grandiose
à son élément humain et abandonne délibérément l'explication causale
scientifique. Mais le physiologiste SHERRINGTON qui disait : « Nous en
savons plus sur le fonctionnement de l'esprit humain que sur celui
du cerveau » n'était-il pas d'accord avec lui ?
En 1923, dans Le Moi et le Ça, FREUD inaugure la théorie des trois
instances. Il nous faut voir les relations entre cette théorie et celle des
instincts. Si nous essayons de découvrir la signification profonde de cette
théorie nous nous apercevrons, je crois, que c'est un système de
classification des conflits.
La clinique nous montre une multiplicité d'événements vécus
conflictuels. Il faut les expliquer par des tendances opposées, certaines
viennent de notre nature animale, d'autres de notre conscience morale,
et toutes doivent en fin de compte s'organiser, se hiérarchiser dans
l'action. C'est pourquoi FREUD décrit de façon métaphorique un Ça
où se trouvent les instincts, un Moi actif et organisateur (2) représentant
de la réalité, un Surmoi qui est un aspect du Moi éloigné de la réalité
actuelle et lié à une réalité révolue.

(1) Nous verrons cette oppositions'atténuer lorsqu'on fera appel à l'attitude


réactionnelle que comportent les sentiments, p. 62.
(2) Il est passif dans Le Moi et le Ça, il devient actif dans Inhibitions, symp-
tômes et angoisse (FREUD, 1926).
40 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Ainsi, le conflit fondamental instincts sexuels-instincts du Moi, qui


était un conflit de désirs se décompose en :
1. Conflit des instincts avec le monde extérieur, correspondant au
danger objectif;
2. Conflit des instincts avec le Moi, c'est-à-dire avec le même
danger objectif anticipé par le Moi, sans déformation de la réalité (1)
même si la fonction imaginaire a joué ;
3. Conflit des instincts avec le Surmoi, c'est-à-dire avec le même
danger objectif mais imaginaire et anachronique.
Ces conflits sont tous des conflits entre instinct et danger, mais
comment décrire dans ce système les conflits de désirs qui sont monnaie
courante de la clinique ? Il n'est qu'une ressource. Puisque tous les
instincts sont dans le Ça on décrira des conflits intra-Ça. Ce sont :
4. Les conflits instinctuels.
Dès lors un seul instinct ne suffit plus, il en faut au moins deux,
c'est en ce sens que la clinique exige maintenant ces deux instincts
qu'elle discernait peu à peu dans ses descriptions.
On peut dire que les écrits de FREUD de 1923 à 1926 et jusqu'à sa
mort, peuvent être considérés en ce qui concerne les instincts, comme
traitant de deux problèmes que nous allons maintenant examiner
dans leur ensemble : les relations entre les instincts et le Moi, les
conflits instinctuels. Les appels continuels de FREUD à la biologie nous
autorisent à confronter chaque fois qu'il y aura lieu, sa théorie des
instincts et la biologie moderne.

III
LES RELATIONS
ENTRE LES INSTINCTS ET LE MOI
Il est aisé de dire que le Moi s'est différencié du Ça sous l'influence
de la réalité. Certes, tout serait simple si notre nature animale était une
fois donnée et représentait ce qui est inné en nous, et si le système
d'actions n'était composé que d'actions apprises. Malheureusement il
est vain de vouloir faire d'une nature même animale un système inné,
le biologiste expérimente longuement avant de pouvoir affirmer d'un
comportement qu'il est inné, et d'autre part les actions apprises ne

(1) En fait, la réalité n'est jamais déformée mais sa signification.


THEORIE DES INSTINCTS 41

peuvent que se couler dans le moule d'un système neuromusculaire


inné. La nature limite la culture, la culture actualise la nature. Pis
encore, notre étude des instincts nous a montré qu'il n'était pas d'ins-
tinct sans expression motrice, pas d'impulsion sans action, et pas
d'action sans impulsion. Ce n'est pas encore tout, chez l'animal humain
la fonction imaginaire et symbolique constitue une superstructure à
travers laquelle se réfracte ou s'épuise l'action, mais peut-on dire qu'elle
soit entièrement apprise, puisque seul, le petit d'homme possède en
naissant une aptitude à imaginer, une aptitude à parler (1). Avons-nous
cette fois épuisé les difficultés ? Il reste encore que certains compor-
tements sont conscients et d'autres non, sans qu'on puisse dire que
les uns sont appris et les autres innés. Des excitations internes peuvent
être conscientes, des excitations externes inconscientes.
Ces difficultés FREUD les a rencontrées, et peut-être en a-t-il saisi
l'essence lorsqu'il dit (FREUD, 1937) :
Si comme il est probable certaines particularités du Moi sont
déterminées par l'hérédité, la distinction Moi-Ça, perd beaucoup
de sa valeur. « Nous touchons au phénomène ultime, le comportement
des instincts primaires, leur distribution, fusion et défusion et
qu'on ne peut penser appartenir plus au Ça qu'au Moi ou au Surmoi. »
C'est dire qu'il n'est pas de distinction biologique ou plus exacte-
ment ontologique, mais seulement clinique ou taxinomique entre les
trois entités. Je ne tenterai pas de résoudre ici ces difficultés, et d'ailleurs
c'est un rapport sur la théorie des instincts et non sur celle du Moi
que je vous dois. Un seul élément reste indiscutable : nos malades ne
nous parlent que de ce dont ils prennent conscience. Et c'est sur ce seul
fait que je m'appuie pour interpréter les trois instances comme un
système de classification des conflits vécus.
Pour nous, le Ça sera le système des désirs tels que le malade peut
les éprouver, le Moi le système des actions telles que le malade peut les
accomplir (2), le Surmoi le système des contraintes morales telles que
le malade peut les ressentir.
Cette définition peut sembler étrange, car elle ramène tout au Moi

(1) Plus précisément, du fait que seul il acquiert la capacité d'imaginer


(l'expérience montre que l'animal est incapable d'utiliser des images hors de
la situation à laquelle elles se rapportent) et celle de parler, on en conclut qu'il
est le seul à posséder l'aptitude à imaginer et l'aptitude à parler. L'aptitude est
un concept hypothétique.
(2) Parler un sentiment c'est l'accomplir dans un système d'images sym-
boliques.
42 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

du malade, mais il s'agit du Moi du malade pour le malade. Le Moi du


malade pour l'analyste est également ou surtout, tout ce que le malade
pourrait faire c'est-à-dire tout ce qui ignoré du malade peut à chaque
instant s'actualiser (1).
Le Ça, système des désirs du malade, le Surmoi système des
contraintes morales du malade n'existent que pour l'analyste (2).
Il faut se souvenir que l'on ne voit que les actions des malades
mais qu'à partir d'elles et avec l'aide de notre expérience nous les
classons, puis nous construisons une chaîne de causes qui les expliquent.
WOODWORTH et MARQUIS (1947) disent de la Psychologie qu'elle
est la science des activités de l'individu. N'en peut-on dire autant de la
psychanalyse, en ajoutant seulement, dans ses rapports avec l'ana-
lyste (3) ?

(1) Je crois être très proche de LACAN (1948) qui écrit : « Le Moi dans
notre expérience représente le centre de toutes les résistances à la cure des
symptômes. »
(2) Il en est ainsi de toute médecine. Le malade qui « a une pneumonie »
ressent le malaise de sa fièvre, son point de côté, sa gêne respiratoire. Le méde-
cin voit la feuille de température, écoute le malade lui dire sa souffrance,
constate sa dyspnée. De plus il entend des râles crépitants dont le malade
n'a aucune connaissance, et ces râles évoquent pour lui la table d'autopsie sur
laquelle il a coupé des poumons hépatisés. C'est cette habitude de penser
anatomo-clinique qui nous fait voir derrière les désirs du malade un Ça fait
d'organes, de besoins, derrière les actions un moi fait d'un réseau nerveux
quelconque et qui n'est qu'un Ça plus affiné, plus adapté, derrière là crainte
un Surmoi fait d'on ne sait quoi, mais qui cruel et redoutable ressemblerait
assez au grand méchant loup à l'affût au détour d'une circonvolution cérébrale.
(3) Cependant la psychologie objective est capable par l'intermédiaire de
l'instrument du physiologiste d'expliciter une réponse implicite (toute science
objective est une science valable pour tout le monde et quoi de plus univer-
sellement valable que le déplacement d'une aiguille sur un cadran ?). Alors
que la psychanalyse peut seulement constater les réactions explicites (surtout
celles qui sont explicitées par le langage). Mais de cette faiblesse elle s'est fait
une force. D'une observation précise des circonstances concomitantes, elle
conclut qu'une réaction explicite maintenant a été précédée d'une réaction
implicite dans le passé (proche le plus souvent, sinon immédiat), qu'un obstacle
l'a empêché de s'expliciter, et que maintenant l'obstacle est levé. Si les circons-
tances s'y prêtent elle pourra même connaître d'emblée la nature de cet obstacle.
En définitive, la nécessité d'expliciter les réactions implicites par l'intermédiaire
du malade oblige à l'observation répétée dans des circonstances aussi semblables
que possible, et c'est ce qui lui permet de mettre en évidence le rôle du passé.
De plus, le passage des réactions implicites aux réactions explicites qui
appartiennent à la conscience du malade fait pénétrer l'analyste dans le monde
imaginaire du sujet, elles font constater qu'il existe un prisme imaginaire qui
déforme la situation. C'est à mon avis la différence essentielle entre psychologie
et psychanalyse. Ce qui les sépare, ce n'est pas tant que l'une emploie la mesure
THEORIE DES INSTINCTS 43

Mais si la psychanalyse est l'étude des actions du malade, si le


Moi est le système des actions du malade, il s'ensuit que l'objetvéritable
de l'analyse est l'étude du Moi et que c'est de l'étude du Moi qu'on
infère tout ce qui n'est pas le Moi (1). C'est pourquoi, nous avons
constaté que l'étude des instincts nous ramène à chaque instant au Moi
et à ses mécanismes. L'étude des vicissitudes des instincts est une étude
des mécanismes du Moi (2).
Nous en trouvons tout de suite un exemple frappant dans Analyses
terminables et interminables, ce lumineux article de 40 pages, qui est en
quelque sorte le testament scientifique de FREUD (1937).
Vous vous souvenez que la question posée est celle de savoir ce qui
empêche de terminer une analyse.
FREUD répond : c'est le rapport de force entre les instincts et le'
Moi, et traitant successivement de la force des instincts et des modi-
fications défavorables du Moi dans le conflit défensif, il affirme :
on ne peut parler d'instincts constitutionnellement forts, car un
renforcement énergétique instinctuel peut avoir les mêmes effets.
On ne peut affaiblir un instinct, on ne peut que le domestiquer,
c'est-à-dire lui permettre de s'harmoniser avec le Moi et les autres
tendances. Un conflit est résolu lorsqu'il existe un équilibre entre
force des instincts et force du Moi.
Théoriquement, l'analyse permet de corriger en face d'un Moi
fort, le refoulement qui a eu lieu, autrefois, en face d'un Moi faible.

et que l'autre ne le puisse, ni que l'une travaille dans le présent et l'autre fasse
à chaque instant appel au passé, c'est que l'une par sa mesure constate une
efficience globale, alors que l'autre montre comment le monde imaginaire de
l'homme lui interdit ou non certaines efficiences. La psychologie objective qui,
par définition, ne tient pas compte des faits de conscience en tant que tels, ne
peut atteindre cette couche réfringente qui permet à l'homme dans une situa-
tion objective de vivre une situation toute différente. Ce que LAGACHE appelait
naguère la psychologie du bocal est une psychologie trompeuse malgré les
apparences. En effet l'homme qui est dans un bocal pour l'expérimentateur se
promène au même moment grâce à ses phantasmes dans une forêt, il entend
les vagues du vent dans les arbres, il sent l'odeur des sous-bois, il voit les jeux
du soleil à travers les feuilles, mais s'il ne vous le dit pas, vous n'en saurez rien,
tant que la physiologie n'aura pas trouvé le moyen d'expliciter pour vous ses
images kinesthésiques, auditives, olfactives, visuelles, ou autres.
(1) Ainsi Anna FREUD (1936) : « le Moi est vraiment le domaine auquel
...
doit toujours s'appliquer notie attention et [qu']il constitue, pour ainsi dire,
le milieu au travers duquel nous tentons de nous faire une image des deux
autres instances ».
(2) Il est un autre aspect de cette primauté de l'action que nous examine-
rons plus loin : l'instinct destructeur s'extériorise par le système musculaire,
par l'action. Une analyse du moi sera donc une analyse de l'agressivité. En
définitive, la psychanalyse rigoureuse mène à l'analyse du moi, et à celle de
l'agressivité.
44 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La supériorité du facteur quantitatif disparaît ainsi par renforcement


du Moi. Quelquefois en pratique, l'analyse renforce les défenses.
Si nos malades n'atteignent qu'à une compréhension superficielle,
c'est que nous avons négligé le facteur quantitatif. En face d'instincts
forts, le Moi échoue maintenant comme autrefois.
Il est assez remarquable qu'une telle discussion puisse facilement
s'introduire dans le cadre de la théorie physiologique des instincts,
et qu'on puisse à la rigueur se passer de l'explication par la force des
instincts (1).
Souvenons-nous, en effet, qu'on explique un comportement instinc-
tif sans faire intervenir le concept d'instinct. Celui-ci n'est qu'une
réponse innée à des stimuli externes et internes. La force de l'instinct
peut être le reflet de l'intensité des stimuli externes aussi bien qu'in-
ternes. Les uns et les autres dépendent de l'interaction des circonstances
et de l'organisme (ainsi à la poussée pubertaire correspond une augmen-
tation des stimuli internes, mais suivant la nutrition, les climats, elle se
produit plus ou moins tôt). Ainsi s'expliquent les renforcements
instinctuels.
Résoudre un conflit entre instinct et Moi consiste à permettre à
l'instinct de se déplacer vers des buts acceptés par la société, ainsi
domestiquer un instinct c'est lui offrir des possibilités de déplacement
acceptées maintenant par l'analyste, alors qu'elles ont été autrefois
refusées par l'entourage. Mais cet équilibre instincts-Moi ne pourra
s'établir tant qu'une crainte imaginaire s'opposera à l'actualisation
directe de l'instinct aussi bien qu'à ses déplacements. Je serais tenté
de faire de cette possibilité de déplacement, réalisée par la suppression
de l'écran imaginaire où se projette la crainte, l'élément essentiel de la
force du Moi. Il est toujours possible de soutenir que la poussée instinc-
tuelle de la puberté ou de la ménopause est aussi, ou surtout, une poussée
de faiblesse du Moi, qu'au début ou à la fin de la vie adulte, le sujet
se trouve dans l'impossibilité de trouver et de réaliser les déplacements
nécessaires que lui interdisent les craintes imaginaires infantiles.
De même les analyses où les malades n'ont qu'une compréhension
intellectuelle de leurs troubles, pourraient s'expliquer par le refus ou
l'impossibilité de réaliser les déplacements nécessaires.
Mais dans les cas qui précèdent, il s'agit des déplacements de but
d'un instinct donné (un instinct s'exprime dans un schème de compor-

(1) FREUD (1915, b) écrivait d'ailleurs : « La force illusoire d'un instinct


est due à sa croissance non inhibée dans le domaine du phantasme, »
THEORIE DES INSTINCTS 45

tement nouveau, si les schèmes normaux sont bloqués). La généralité


du problème des déplacements n'a pas échappé à FREUD dès Le Moi et
le Ça (1923) : Existe-t-il des déplacements d'un instinct à l'autre ?
Un véritable changement d'amour en haine serait incompatible
avec l'existence d'instincts aussi opposés physiologiquement que les
instincts de vie et de mort, puisque l'un est anabolique et l'autre
catabolique (1).
Le cas de la paranoïa est le seul où il semble y avoir une transfor-
mation véritable. Mais cette transformation apparente n'est-elle pas
susceptible d'une autre explication compatible avec la théorie des
deux instincts ? Ce serait la suivante : Dans la paranoïa il existe au
début une attitude ambivalente, l'énergie d'investissement se déplace,
elle abandonne les impulsions erotiques pour alimenter l'énergie
hostile.. Mais cette explication suppose l'existence d'une énergie
neutre déplaçable, capable de s'unir aux impulsions erotiques aussi
bien qu'aux impulsions destructives. On ne peut se passer de cette
hypothèse et il faut aller plus loin. Cette énergie a pour rôle de faciliter
les décharges. Le point important, dit FREUD, et caractéristique du Ça,
c'est que du moment que la décharge se produit, peu importe la voie,
et cela est vrai des instincts erotiques aussi bien que des instincts
destructeurs. Dans le rêve il s'agit de déplacements d'objets, ici il
s'agit de déplacement des voies de décharge.
De ce qui précède résulte la nécessité clinique d'admettre une
énergie neutre s'exprimant dans des actions aussi bien de la série
agression que de la série tendresse. Ce qui conduit à admettre, sur le
plan neurophysiologique, que la décharge d'énergie c'est-à-direl'expres-
sion motrice est l'élément essentiel. Empêchée de s'exprimer dans un
comportement, elle s'exprimera dans un autre quelle qu'en soit la signi-
fication (agressive ou tendre).
Dans la théorie clinique de FREUD aussi bien que dans la théorie
neurophysiojogique de TINBERGEN le phénomène de déplacement nous
apparaît de plus en plus comme fondamental. D'une part, pour chaque
instinct, on peut mettre en évidence des déplacements d'objets, c'est
le problème des stimuli équivalents. D'autre part, chaque instinct
majeur apparaît comme un schème hiérarchisé activé par une énergie
neutre, celle du système nerveux. Les déplacements peuvent se faire d'un
schème à l'autre, à des niveaux différents : ainsi des schèmes moteurs

(1) Cette analogie physiologique est équivoque. Par exemple, la transfor-


mation des hydrates de carbone en graisse qui est anabolique dans son résultat
est catabolique dans ses moyens, car une partie des hydrates de carbone est
brûlée afin de fournir l'énergie nécessaire à la synthèse des graisses. En fait
anabolisme et catabolisme sont des concepts physiologiques finalistes, d'ailleurs
utiles comme tels.
46 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

appartenant à un instinct seront activés par la mise en jeu d'un autre


instinct. Ajoutons que suivant le schème activé, la signification sociale
du comportement sera différente. C'est je pense la seule façon de
comprendre ce que FREUD appelle le déplacement des voies de décharge.
Mais FREUD pose alors la question fatale, car la réponse qu'il lui
donne pèse sur toute la théorie des instincts : Quelle est la nature de
cette énergie neutre ?
Cette énergie est peut-être de la Libido neutralisée. FREUD avoue
n'en avoir aucune preuve. Son seul argument est bien faible : les
instincts erotiques semblent plus plastiques que les instincts destruc-
teurs. Il tire cependant les conséquences de l'hypothèse d'une énergie
neutre d'origine libidinale. Cette énergie est désexualisée par le Moi
qui tend à unir et à lier comme Érôs. Mais ce faisant le Moi travaille
contre Érôs au service des tendances instinctuelles opposées. Nous
trouvons toujours que les pulsions instinctuelles appartiennent à
Érôs. Seuls les arguments de Au delà du Principe de plaisir, et en
définitive l'existence d'une composante sadique attachée à Érôs nous
obligent à maintenir le dualisme. Nous ne pouvons que conclure
à l'existence d'instincts de mort muets, alors que la clameur de la vie
vient d'Érôs. Le principe de plaisir sert de boussole au Ça contre la
Libido gouvernée par le principe de FECHNER.
La vie est une descente continue vers la mort, la chute de niveau
est retardée par Érôs « Le Ça guidé par le principe de plaisir, c'est-à-
dire la perception du déplaisir » se protège contre la tension due à Érôs,
et le Moi en sublimant partiellement la Libido assiste le Ça dans la
maîtrise de ces tensions.
Si FREUD avait répondu, cette énergie neutre c'est de l'énergie ner-
veuse, tout était clair; mais rien n'est clair car les faits cliniques ne
viennent pas à l'appui de son affirmation. Cette énergie neutre serait de
l'énergie sexuelle désexualisée, pourquoi pas de l'énergie destructrice
« débrutalisée » ? C'est bien ce qu'HARTMANN (1949) a soutenu qui
affirme l'existence de deux instincts neutralisés (1).
Pourquoi ne pas accepter l'existence d'un instinct neutre puisque
c'est ainsi qu'il nous apparaît ? Parce que, cliniquement, nos malades
ne ressentent que des désirs, des pulsions, des instincts non-neutres (les
instincts cliniquement neutres apparaissent dans l'analyse comme des
instincts non-neutres inhibés par la crainte), parce que tout ce que la
clinique a montré à FREUD depuis les études sur l'irystérie n'a fait que

(1) D'ailleurs désexualisé ou débrutalisé ne peut vouloir dire que capable


de se satisfaire (consommation mettant un terme à l'appétition) grâce à une
activité qui n'a plus rien de sexuel ou de destructeur. Il s'agit d'un déplacement
et non d'une neutralisation. (NACHT (1951), emploie le mot intégration au lieu
de déplacement, mais la pensée est la même.)
THEORIE DES INSTINCTS 47

confirmer l'importance des instincts sexuels. Et de cette existence


subjective, il passe sans s'en rendre compte à leur existence biologique,
exactement ontologique.
Nous avons déjà vu l'origine de cette confusion, nous n'y reviendrons
pas. Mais ici cette confusion nous mène à une contradiction véritable.
Le Moi qui est l'instance de l'action, chaque fois qu'il s'oppose à l'ins-
tinct sexuel, c'est-à-dire chaque fois qu'il exerce sa fonction d'inhibition
travaille contre Érôs au service des instincts opposés, puisqu'en effet
c'est la crainte du déplaisir qui déclenche l'inhibition. Mais comment
peut-il travailler contre Érôs avec de l'énergie erotique ? Il est égale-
ment impossible d'admettre qu'il travaille avec de l'énergie destruc-
trice, la clinique qui ne montre que des instincts sexuels s'y oppose.
Nous ne pouvons sortir de cette contradiction qu'en acceptant l'existence
d'une énergie neutre physiologique, c'est-à-direl'absence d'instinctsbio-
logiques et leur existence seulement subjective, c'est-à-dire clinique (1).
En ce qui concerne le Moi et ses mécanismes de défense, FREUD
affirme (1937) :
Que les mécanismes de défense falsifient les perceptions internes
de façon à ne transmettre qu'une image déformée du Ça [ce qui
correspond à la mise en jeu de ce que nous avons appelé la fonction
imaginaire]. Ils apparaissent dans l'analyse comme des résistances.
Le résultat de l'analyse dépend de l'intensité de ces résistances,
c'est-à-dire de la ténacité des mécanismes de défense. Puis dans la
phrase que nous avons citée p. 41, il ramène en quelque sorte le Moi
et ses mécanismes à la nature biologique de l'homme.
Si donc il existe une faiblesse physiologique du Moi, nous pouvons
penser qu'elle est peut-être acquise par suite des circonstances, mais
qu'elle peut être innée, elle dépendrait alors d'une structure nerveuse,
d'une déficience d'hormones ou d'enzymes, provoquant une difficulté à
effectuerles déplacementsnécessaires, ou d'une capacité excessiveà ressen-
tir la crainte qu'on peut expliquer par une difficulté à réaliser les inté-
grations nerveuses successives des différentes étapes du développement...
Plus généralement c'est ici la difficulté que nous avons rencontrée
sous une autre forme : si l'agressivité est action, si le Moi est le système
de l'action (physiologique) où est le Ça ? où est le Moi ? Et nous ne

(1) On retrouve d'ailleurs cette même contradiction sous une forme diffé-
rente : Comment les instincts de conservation peuvent-ils appartenir à l'instinct
de vie alors que l'instinct de mort (sous forme d'action) est. nécessaire à la
conservation de l'individu ? On s'en tire par un artifice de langage : on postule
la fusion complète des deux instincts tout en leur laissant leur individualité.
(Voir plus bas Fusion et Défusion, p. 48.)
48 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

pouvons qu'aboutir à la même solution. Sur le plan clinique l'instinct


d'agression est indiscutable :
Masochisme, réaction thérapeutique négative, sentiment de culpa-
bilité sont les arguments cliniques qui permettent d'affirmer « l'exis-
tence dans la vie mentale d'une puissance d'agression ou de des-
truction ».
mais sur le plan physiologique il n'existe pas. Nous n'avons pas le droit
de le faire « dériver de l'instinct de mort primitif de la nature inanimée »
car celui-ci provient d'une attitude de l'esprit vis-à-vis des phénomènes.

IV

LE CONFLIT INSTINCTUEL
Nous en arrivons maintenant au conflit instinctuel.
Nous retrouvons ici, exprimés en fonction de la théorie des instincts,
tous les problèmes de l'ambivalence. Celle-ci était clinique et subjective,
avec la terminologie nouvelle FREUD tente de lui donnerune basebiologique.
Rappelons que l'ambivalence (p. 27) apparaissait comme un instinct
et son opposé, mais elle prenait naissance historiquement dans des
comportements où haine et amour étaient primitivement impossibles
à distinguer. Sur le mode oral l'incorporation ne laissait pas d'existence
propre à l'objet, sur le mode anal la maîtrise de l'objet ne prenait pas
en considération l'annihilation de l'objet, sur le mode génital seulement
l'amour s'oppose à la haine.
Nous retrouvons maintenant les mêmes problèmes mais sous le nom
de Fusion et Défusion, et il s'agit d'instincts spécifiques, erotique et
destructeur, sous-jacents aux sentiments d'amour et de haine.
FUSION ET DÉFUSION
Il faut bien remarquer que la notion d'ambivalence, subjective, était
une notion claire. Mais celle de fusion et défusion introduit une équi-
voque car c'est une explication de l'ambivalence par des instincts aux-
quels ne correspond aucun modèle neurophysiologique. En effet, le jeu des
inhibitionsinterdit aux différents schèmes de se manifester simultanément.
Dans Le problème économique du masochisme
FREUD (1924) a pressenti cette difficulté : « Nous ne comprenons
pas les moyens physiologiques par lesquels s'opère cette subjugation »
[de l'instinct de mort par la Libido]. En fait la fusion est une notion
clinique et FREUD poursuit : « Dans le monde psychanalytique des
idées nous constatons qu'une coalescence se produit, nous n'avons
THÉORIE DES INSTINCTS 49

affaire qu'à des combinaisons, nous ne constatons jamais les deux


instincts à l'état de pureté. Mais il peut y avoir défusion des instincts. »
Et de même Anna FREUD (1949) : « Tous les tableaux du compor-
tement infantile avec lesquels nous sommes familiers incluent inva-
riablement les deux éléments. »
Si tout comportement (ajoutons normal) implique une fusion des
deux instincts, il en résulte qu'on ne peut attribuer à chacun d'eux des
manifestations propres. Ce sont donc les comportements pathologiques
de défusion qui pourront nous montrer en quoi consistent les manifes-
tations propres d'un instinct.
On est frappé de ce fait que tous les comportements de défusion
qu'on trouve décrits dans la littérature sont des comportements où
l'instinct destructeur apparaît isolé. On est même conduit à se demander
s'il est possible d'imaginer un comportement où l'instinct libidinal
apparaîtrait isolé.
L'exemple le meilleur de comportement destructif presque pur est
celui que décrit A. FREUD (1949) sous le nom d'agressivité pathologique.
C'est surtout, dit-elle, celle qu'on étudie dans des conditions
familiales mauvaises (orphelins, absence de foyer). Ces enfants sem-
blent avoir l'attitude destructrice incontrôlable des déficients. Ils
font preuve de plaisir ou d'indifférence dans leurs destructions ou les
souffrances qu'ils infligent.
Le facteur pathologique ne se trouve pas dans les tendances
agressives elles-mêmes (1), mais dans l'absence de fusion avec les
tendances erotiques. C'est le, développement erotique émotionnel
qui n'a pu se produire par suite des circonstances (absence d'objet,
absence de réponse de l'adulte, rupture de liens à peine formés). De
ce fait les tendances agressives ne sont pas fusionnées, liées et neutra-
lisées, mais restent libres et s'expriment sous forme de destructivité
pure inaltérée. La seule thérapeutique efficace est d'aider le dévelop-
pement émotionnel libidinal.
Voyons ce que pourrait être dans l'analyse, un comportement agressif
pur. Un malade exprime son agressivité sur le plan verbal. Le « je vous
hais » se développe en insultes génitales ou fécales qui ont toujours la
signification d'une défécation contre vous, ou de votre propre castration,
ou en phantasmes de votre mutilation, de votre déchirement, de votre
mort par des moyens cruels (2).

(1) Bel exemple de fausse force des instincts : l'instinct est fort parce que
le Moi qui s'y oppose n'a pas appris à être fort en face de cet instinct, à le
maîtriser en l'utilisant.
(2) Peut-être cette haine a-t-elle une signification historique, amoureuse
ou neutre, mais rien dans le matériel fourni par le malade n'autorise à ce
moment une interprétation dans le sens érotique.
PSYCHANALYSE 4
50 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Considérons au contraire une malade qui exprime son amour sur le


plan verbal. Le « je vous aime » se développe en « vous êtes admirable,
je sens une émotion, je voudrais que vous m'aimiez, je voudrais ne
jamais vous quitter ».
Le fait qui me semble le plus important c'est que l'agressivité pure,
l'agression, soit en fait action, mouvement, et l'amour pur, émotion,
état. Je serais tenté de dire, l'amour c'est être uni et non pas s'unir.
La perte d'amour c'est l'angoisse de la séparation. Le désir d'amour c'est
le désir de retrouver cette union qui a déjà été réalisée dans le contact
étroit de la mère et de l'enfant précédant le bien être d'être rassasié,
et je ne pense pas que le besoin de sécurité d'ODIER soit autre chose.
Du point de vue historique, l'action entravée s'accompagne d'une
émotion qu'on peut appeler colère, et d'hostilité et désormais cette
action réprimée devient agression.
Relisez la vivante description que donne Anna FREUD (1949) de
l'avidité orale, de l'amour possessif de l'enfant qui commence à
marcher après laquelle elle conclut : « Nous comprenons qu'à ces
stades prégénitaux ce n'est pas la haine mais l'amour agressif qui
menace de destruction l'objet. »

Vous vous apercevrez que de tels comportements ne sont ni agres-


sifs ni tendres, ils sont vraiment pré-instinctuels. Je vous rappelle la
phrase de FREUD (1919) :
« Non pas clairement sexuel, non pas sadique en soi, mais cepen-
dant la substance dont tous deux naîtront plus tard. »
L'agression et la tendresse n'existent que dans l'esprit de l'obser-
vateur et dans celui de la mère. C'est parce que celle-ci voit l'agressivité
et la réprime de son mieux, que les actions de l'enfant deviennent
agression à ses propres yeux, et suscitent cette réaction émotionnelle de
colère plus ou moins exprimée en action, qui est associée au risque de
perdre l'amour, et retournée contre soi deviendra le sentiment de
culpabilité, qui est le grand levier éducatif, qu'on le veuille ou non.
Si l'on réfléchit à la façon dont l'activité, l'indépendance de l'enfant
qui vient d'acquérir la pleine maîtrise de sa fonction de locomotion,
est réprimée par l'entourage, il est aisé de penser que l'activité elle-même
apparaît interdite.
Mais qui dit activité locomotrice, dit indépendance, dit séparation,
et c'est cette séparation spontanée qui est entravée. On peut se demander
si la destruction n'est pas séparation, dissociation (briser tous les rap-
ports dit FREUD) sur le modèle de la séparation spontanée, plus ou moins
irréalisable. Autrement dit le conflit fondamental de l'enfant qui
THEORIE DES INSTINCTS 51

commence à marcher serait celui du plaisir réceptif d'être attaché, uni,


et du plaisir effecteur de faire, d'être séparé, autonome.
Si l'éducateur n'intervient pas (ou pouvait ne pas intervenir) dans
le conflit, l'enfant satisfera successivement l'un et l'autre. Mais si
l'éducateur intervient dévalorisant un comportement et valorisant
l'autre, l'enfant devra choisir. Ainsi l'enfant sans affection d'Anna FREUD
n'a pas eu à choisir, le comportement destructeur s'est manifesté isolé-
ment, on dit qu'il y a eu défusion des instincts ; et c'est en lui offrant
le choix qu'on lui permet de guérir.
Ruth Mack BRUNSWICK (1940) a très bien exprimé une idée voisine
en termes tout différents, mais surtout en montrant l'importance de la
mère en tant que modèle :
« Chaque acte réussi d'identification à la mère rend la mère moins
nécessaire à l'enfant. Au fur et à mesure qu'elle est moins nécessaire
ses interdictions et ses exigences sont plus difficiles à supporter.
L'enfant est particulièrement sur la défensive en ce qui concerne
une activité fraîchement acquise. A moins que la mère accepte un
rôle passif elle est plus ou moins superflue. L'enfant réagit à sa simple
présence par une sorte d'agression primitive défensive qui est une
protection de son activité aussi bien qu'une défense contre sa propre
passivité à peine surmontée (car il est difficile d'abandonner toute
position antérieure). L'agressivité vraie survient quand la mère
réprime cette activité. »

Ce que nous avons dit de la locomotion s'applique à tout comporte-


ment actif et sans doute aussi à l'éducation de la propreté qui appartient
à la même période. Mais les choses sont plus compliquées du fait que
l'enfant peut non seulement expulser mais retenir. L'expulsion, en fait,
est un plaisir actif, comme la locomotion, mais alors que certaines
activités sont permises et d'autres interdites, l'expulsion est permise
à certains endroits et à certains moments, ce qui est bien difficile à
comprendre avant l'apparition de la fonction symbolique du langage. La
lutte ouverte pour l'indépendance se manifestera donc en faisant ses
besoins n'importe où, n'importe quand, en fait quand on en a... besoin.
Mais il est une forme de lutte plus dissimulée, c'est celle qui
consiste à retenir. Celle-ci a l'avantage de n'encourir le plus souvent
que des" sanctions minimes (à moins que le lavement ne vienne écraser
cette tentative d'indépendance) mais surtout elle s'accompagne du
plaisir récepteur de la muqueuse anale. Non seulement l'action, mais
l'autoérotisme anal est devenu signe d'autonomie (1).

(1) Un de mes jeunes amis (18 mois) a dernièrement combiné toutes les
satisfactions en refusant obstinément de faire ses besoins sur son pot malgré les
52- REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

NACHT (1950) est bien de cet avis quand il écrit :

« [Avec l'éducation de la propreté] se produit une rencontre la


première peut-être entre l'agression agie et la satisfaction erotique...
L'activité sphinctérienne employée agressivement et ressentie éroti-
quement donne à l'enfant les premiers sentiments de maîtrise. »
On peut se demander si les premiers sujets ne seraient pas spécia-
lement accessibles à la thérapeutique qui consiste à leur donner davan-
tage de satisfactions tendres, alors que les seconds ayant trouvé leurs
satisfactions en eux-mêmes seraient plus réfractaires à cette thérapeu-
tique comme tous les narcissiques. C'est aux éducateurs de nous dire
si leur expérience infirme ou confirme cette hypothèse.
Cependant notre analyse est incomplète. Ce que nous venons de dire
serait vrai d'un animal qui, vivant dans la' situation, ne peut réaliser que
l'alternance des comportements. Mais l'enfant est capable de réaliser
quelque chose de paradoxal, la simultanéité de comportements de signi-
fications différentes : grâce au jeu des images, il est capable de délai,
dès lors satisfaction effectrice ne signifie pas punition, renoncement
à la tendresse, ni satisfaction réceptrice renoncement à l'indépendance,
mais remise à plus tard.
Et c'est en plus que les déplacements vers les comportements
approuvés fournissent une satisfaction active directe qui apportera
automatiquement la satisfaction sensitive (tendresse).
Ainsi la fusion spéciale à l'homme nécessiterait l'intervention de la
fonction imaginaire (appréhension symbolique de la situation sans
déformation de celle-ci). Elle succéderait à une période d'alternance
de comportements agressifs et tendres. A l'appui de cette hypothèse
on peut mentionner la constance des comportements , ambivalents
ches les malades où la régression à la période anale est au premier plan,
en effet ces comportements ambivalents sont exactement des alter-
nances de comportements agressifs et de comportements tendres que le
malade ne peut intégrer ou fusionner.
Mais je pense qu'en décrivant ce conflit satisfaction des récepteurs,
satisfaction des effecteurs, nous ne faisons pas autre chose que de
retrouver limité avec plus de précision le problème de l'activité opposée
à la passivité que nous mettons ainsi au centre de la théorie des conflits
instinctuels.

objurations maternelles, puis dès qu'elle se fût éloignée, en allant les faire dans
le bureau... de son père.
THEORIE DES INSTINCTS 53

ACTIVITE ET PASSIVITE

Et d'abord que faut-il entendre par activité et passivité ?


HARTMANN, KRIS et LOEWENSTEIN (1949) discutant la définition
de FREUD (1915 a) :
«Tout instinct est une forme d'activité; un instinct passif est
un instinct dont le but est passif », remarquent très justement qu'acti-
vité possède plusieurs sens. Ils ajoutent qu'on peut les distinguer en
examinant les différents opposés du mot. Activité s'oppose à inacti-
vité, à passivité, enfin aimer activement s'oppose à être aimé.
Examinons d'un peu plus près chacun de ces couples d'opposés.
Lorsque nous opposons activité à inactivité, nous donnons une
définition en termes de motricité. Malheureusement' ce sont les deux
extrémités d'un continuum, et sans doute n'existe-t-il pas d'inactivité
complète du système nerveux sauf dans la mort. A moins que par inac-
tivité on entende repos, ce qui est un état actif d'élimination des déchets
et de reconstitution des réserves énergétiques de l'organisme. Précisons
donc qu'il s'agit d'une définition psychologique au sens de PIÉRON,
c'est-à-dire s'appliquant à un organisme considéré comme un tout,
et caractérisé par sa mobilité ou sa non-mobilité.
Activité s'oppose à passivité, c'est une façon d'opposer les systèmes
récepteurs et les systèmes effecteurs, mais n'oublions pas que les sys-
tèmes récepteurs structurant les stimuli physicochimiques sont déjà
actifs.
Enfin aimer (activement) s'oppose à être aimé. Cette fois c'est une
opposition grammaticale avec toute l'ambiguïté qu'elle comporte. Car
désirer « être aimé » peut être l'expression d'un désir de domination
aussi bien que le désir de recevoir passivement des satisfactions. Le
désir de domination peut s'exprimer aussi bien dans le comportement
d'appétition (homme ou femme qui cherche uniquement à être aimé).
que dans l'acte consommatoire (l'homme ou la femme qui dans l'acte
d'amour se laisse faire) : celui qui est aimé fait faire ce qu'il veut à celui
qui l'aime, l'amant dit ma maîtresse. Le désir de recevoir passivement
des satisfactions se manifestera par des comportements exactement
semblables aux précédents, mais ressentis subjectivement comme un
besoin de tendresse et ayant sans doute une signification toute différente.
Nous voyons ainsi que la définition grammaticale est trompeuse,
que la définition psychologique est seulement descriptive. Seule la
définition physiologique est assez précise pour nous être de quelque
utilité.
54 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C'est d'ailleurs celle que FREUD (1915 a) a donné dans ce même


article,
La relation du Moi avec le monde extérieur est passive dans la
«
mesure où il reçoit des stimuli, active quand il y réagit (1). »
et c'est sur elle que nous nous appuyerons.
Il ne semble pas que FREUD ait essayé d'aborder lui-même le pro-
blème dans sa généralité, quoiqu'il ait fait allusion à plusieurs reprises
au caractère général de la loi psychologique qui veut qu'on passe de la
passivité à l'activité. FREUD (1931) (1933). Il semble avoir été davantage
intéressé par l'impossibilité d'assimiler activité et masculinité, passivité
et féminité.
C'est à un article de Ruth Mack BRUNSWICK (1940) intitulé : La
phase préoedipienne du développement de la Libido qu'il faut se reporter,
écrit en collaboration avec FREUD, il pose le problème dans toute sa
généralité.
« On serait tenté de dire que le développement consiste surtout
à passer de la passivité à l'activité. On est empêché de généraliser
ainsi parce qu'on ne sait presque rien de la nature essentielle de la
passivité et de l'activité, de leurs relations réciproques. Mais de plus
on peut se demander si la passivité se change en activité, ou si cer-
taines tendances du développement sont spécifiquement actives et
d'autres passives ou si dans le cours du développement, les tendances
actives s'accroissent en nombre et en intensité, et occupent ainsi une
plus grande place. Mais ce que nous voyons... c'est un accroissement
constant de l'activité de l'enfant. »
Et plus loin : « Le développement normal exige que la passivité
fasse place à l'activité. Nous ne savons pas si la passivité persiste,
est abandonnée, ou est convertie. Cliniquement. elle semble faire
place à l'activité. Ce changement se produit suivant des degrés extrê-
mement variables. Le processus est plus vigoureux chez les garçons
que chez les filles et la quantité réelle d'activité est sans aucun doute
plus grande chez eux. Le caractère du jeune enfant dépend en grande
partie des proportions relatives d'activité et de passivité. »
Il me semble que la solution de ce problème se trouve déjà dans
FREUD. L'activité, principe général, est pour lui un aspect de la tâche
de maîtriser le monde extérieur. (Il serait plus exact de dire que c'est
le moyen unique de le maîtriser.) Il a, d'autre part, dans Au delà du
principe de plaisir attribué cette tâche à l'instinct destructeur qui est

(1) Malheureusement quelques pages plus loin, il ajoute : la transformation


d'aimer à être aimé représente la mise en jeu de la polarité activité-passivité.
Il établit ainsi une relation avec le narcissisme sans la préciser et rend équivoque
la notion d'activité-passivité.
THEORIE DES INSTINCTS 55

essentiellement motilité. L'activité (musculaire) est donc certainement


identifiable à l'instinct de destruction. Il est alors logique de considérer
la passivité (au sens que nous lui avons donné de réceptivité) comme
identifiable à l'instinct erotique. Ce faisant nous sommes tout à fait
en accord avec FREUD qui attribue des origines cutanéomuqueuses à
l'instinct erotique dans les Trois essais.
Certes, nous sommes en opposition avec la phrase de (1909 b) où
il affirme que chacun des deux instincts est actif. Cependant, lorsque
FREUD insiste sur le fait qu'aucun des deux instincts n'existe à l'état
de pureté, il nous autorise à conclure qu'aucun des deux n'existe subs-
tantiellement, car on ne peut admettre la fusion de deux instincts réels
qui garderaient leur individualité. Il devient, dès lors, parfaitement
légitime de définir, par abstraction, dans le mélange seul observable,
l'instinct destructeur comme l'élément actif, effecteur, et l'instinct
érotique comme l'élément passif, récepteur.
En somme, nous essayons de résoudre le problème de l'activité et
de la passivité en proposant une solution conforme au modèle neuro-
physiologique (que FREUD a lui-même proposé) le plus général et le
plus banal, mais ce modèle est si général qu'il est également valable
pour les instincts erotiques et destructeurs.
Et, à la réflexion, on ne voit pas en quoi une pulsion active et une
pulsion destructive, sont différentes sinon subjectivement ; en quoi
l'attente d'une satisfaction qu'on reçoit passivement est différente d'une
attraction erotique dépouillée de tout élément actif.
L'instinct destructeur serait donc l'élément moteur de l'instinct
érotique. Sans lui la Libido ne peut s'actualiser explicitement.
L'instinct erotique serait donc l'élément sensitif de l'instinct des-
tructeur. Sans lui l'instinct destructeur ne peut se diriger ni s'adapter.
L'instinct destructeur collabore d'une autre façon encore avec l'ins-
tinct érotique : lorsque le comportement appétitif (actif) est « satisfait »
par un comportement de consommation passif (récepteur). Ainsi s'ex-
plique une pulsion (active) ayant un but passif.
Et l'instinct érotique collabore d'une autre façon avec l'instinct
destructeur. La sensation est nécessaire à l'action en tant que stimulus,
sinon toujours immédiatement (réflexe) au moins antérieurement
(mémoire, quel qu'en soit le substratum physiologique). Mais il n'en
reste pas moins vrai que cliniquement (subjectivement) ces deux
instincts sont spécifiques et opposés, ressentis comme fusionnés ou
isolés.
56 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

HYPOTHÈSE D'UN INSTINCT EROTIQUE PASSIF

En précisant notre modèle neurophysiologique un peu trop général,


nous pourrions peut-être nous faire une idée de la fonction biologique de
cet instinct erotique passif, réceptivité abstraitement isolée.
On peut distinguer au niveau qui nous intéresse, deux sortes de
conflits neurophysiologiques :
1° Quel est le schème moteur qui s'exprimera ? Chez l'animal le
conflit est résolu (à intensité égale des facteurs internes) par la présence
d'un stimulus plus ou moins adéquat, c'est une réponse innée.
Chez l'enfant, c'est le conflit qui se présente lorsque l'entourage
dévalorise certaines activités pour en valoriser d'autres. On provoque
ainsi le déplacement de l'activité dans un sens socialement approuvé.
C'est une réponse apprise.
Mais ce déplacement d'activités naturelles vers les activités cultu-
relles est récompensé, c'est-à-dire qu'une activité culturelle sera suivie
de satisfaction passive, réceptrice (satisfaction libidinale, tendresse),
c'est ce qui se passe quand les parents sont tolérants et tendres.
2° Faut-il donner la préférence aux satisfactions actives ou aux
satisfactions passives ? (à celles des effecteurs ou à celles des récepteurs),
c'est-à-dire la récompense vaut-elle qu'on renonce à la satisfaction
interdite ? Il y a là de grandes différences individuelles sur lesquelles
R. Mack BRUNSWICK a attiré l'attention (voir plus haut) et dont on ne
sait pas si elles sont innées ou acquises pendant le premier âge. J'aurais
tendance à penser qu'elles sont en grande partie acquises, surtout après
lecture de la belle étude de Margaret RIBBLE (1944).
En tout cas à l'âge où nous nous plaçons, c'est-à-dire à la période
de maîtrise de la locomotion et des sphincters, les différences d'activité
sont importantes. Peut-être pourrions-nous comprendre ces variations
en recherchant la fonction de l'activité et celle de la passivité.
La fonction de l'activité est évidente, c'est le moyen d'agir sur le
monde extérieur, celle de la passivité ne l'est pas moins, c'est le moyen
de recevoir certaines satisfactions de l'entourage. Mais du point de vue
de l'organisme toutes deux sont liées au métabolisme, l'activité
dépense (1), elle est catabolique. La passivité ne dépense pas, mais
est-elle anabolique ?

(1) Certaines activités (manger) dépensent, mais mettent l'organisme en état


d'accumuler une quantité d'énergie supérieure à la dépense.
THEORIE DES INSTINCTS 57

NATURE DES SATISFACTIONS RECEPTRICES

Peut-être comprendrons-nous mieux son rôle en réfléchissant aux


différentes satisfactions réceptrices. Elles sont de deux ordres.
Ce sont d'abord celles dont on peut dire qu'elles sont au service
des besoins. Par exemple l'excitation de la muqueuse buccale dans
l'acte de manger, s'écoule dans l'activité musculaire et aboutit à une
satisfaction viscérale qui met fin au comportement d'appétition ; hédo-
nique, elle a une valeur adaptative, elle est directement liée à la fonc-
tion anabolique.
Elles sont apparemment différentes de celles que recherche l'enfant
en récompense d'une renonciation à une activité.
Je pense que celles-ci sont liées au comportement que TINBERGEN
a cru pouvoir isoler sous le nom de soins de la surface du corps. Il est
certain que ces soins font avant tout partie du comportement maternel
des mammifères qui lèchent leurs petits dès la naissance (la rate par
exemple enlève ainsi les membranes foetales) puis continuent à les
lécher plus ou moins tardivement. On a pu montrer que ces soins étaient
nécessaires à la bonne santé des jeunes.
Mais il est intéressant de noter que les animaux adultes se lèchent
eux-mêmes et continuent à montrer leur satisfaction lorsqu'on les
caresse. Nous savons tous que les chats aiment les caresses. Il n'est
pas jusqu'aux vautours comme le signale H. PIÉRON (1941) qui ne s'y
complaisent.
En ce qui concerne le nourrisson, nous avons tous pu constater le
comportement apaisé de l'enfant baigné puis langé de frais.
Ruth Mack BRUNSWICK (1940) insiste sur l'importance de ces
soins maternels. L'attachement passif a sa source dans ces soins (et
par dessus tout dans l'allaitement). Le plaisir de l'enfant est certes
sexuel, mais sans spécificité, sans but précis, ce qui le rend d'autant
plus insatiable. Avec le développement de l'activité et l'identification
primitive, l'enfant tente de répéter dans tous leurs détails les soins
corporels dont il est l'objet. L'enfant dont les organes génitaux ont
été lavés, tâchera de renouveler lui-même ce plaisir, c'est la base de
la masturbation primitive. Dans l'esprit du malade ces soins devien-
nent une véritable séduction, et la mère sera d'autant plus à blâmer
lorsque plus tard elle interdira ce qu'elle-même a incité. Cette ten-
dance au désir d'être caressé, touché génitalement, persistera long-
temps, bien après que l'enfant a remplacé la mère dans toutes ses
activités (1).

(1) Cela n'est pas contradictoire aux observations de SPITZ (1949) qui
concernent des enfants de moins d'un an et qui montrent que des excitations
58 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Ces soins ont donc pour caractéristique d'être donnés primitivement


par une autre personne, et c'est secondairement seulement que le sujet
tentera de les reproduire sur lui-même lorsqu'il possédera une certaine
maîtrise neuro-musculaire.
Du fait de la relation étroite mère-enfant, ils prennent une signi-
fication tendre, caresser (embrasser, lié à l'allaitement), et par compa-
raison avec les activités dé déplacement qui appartiennent à l'instinct
des soins de la surface du corps (lissage des plumes) on peut supposer
qu'ils prennent une véritable valeur de signal social, et que c'est à ce
titre qu'ils font partie du comportement sexuel de l'adulte.
Mais un problème se pose : quelle est la décharge motrice de cette
excitation ? Il semble que ce soit une réaction, non pas motrice, mais
peut-être vasomotrice, en tout cas qui porte sur les grandes fonctions
de la vie végétative, l'activité circulatoire, respiratoire, et la régulation
thermique.
L'expérience de la grenouille au tégument anesthésié qui « oublie » de
respirer (PIÉRON, 1945) est un argument en faveur de cette interpréta-
tion. Les observations cliniques de M. RIDDLE (1944) qui attribue aux
caresses sur la tête du nourrisson une action excitante sur la circulation
cérébrale, l'observation banale du chat qui ronronne quand on le
caresse sont des arguments dans le même sens.
En somme ce que nous avons appelé la satisfaction réceptrice,
correspondrait à une réaction viscérale, non pas anabolique, mais pré-
paratoire à l'assimilation, et probablement nécessaire chez le nouveau-né
et le nourrisson (mammifère inachevé). En d'autres termes les soins de
la surface du corps, les caresses susciteraient une attitude réactionnelle
viscérale favorable aux fonctions de l'assimilation. Hédoniques, contri-
buant eux aussi au maintien de la constance du milieu intérieur, ils
ont une valeur adaptative. C'est en ce sens qu'on peut envisager un
instinct erotique pur, c'est-à-dire une Libido ayant un but passif
comme dit FREUD, mais dépourvu de tout moyen d'action contrairement
à ce que dit FREUD, ceux-ci étant fournis par l'instinct destructeur dont
FREUD dit qu'il est toujours lié à la Libido.
Dans cette perspective, l'instinct érotique au service de la repro-
duction se présente le plus souvent sous forme d'action tendant à

clitoridiennes répétées n'aboutissent pas à la masturbation, mais à des activités


érotiques différentes liées soit à l'âge, soit à la modalité des relations mère-
enfant.
THEORIE DES INSTINCTS 59

obtenir une satisfaction réceptrice. Les mêmes mécanismes de blocage


et de déplacement au niveau situationnel, puis au niveau imaginaire
(on ne saurait surestimer le rôle de l'identification) jouent pour les
actions considérées comme sexuelles, c'est-à-dire toutes celles qui se
rapportent à certaines zones du corps propre du sujet, ou du corps
d'autrui, aussi bien en ce qui concerne la vue que le toucher. (La vue,
semble-t-il, acquiert le caractère d'action parce qu'elle guide et précède
l'action.) Mais ces actions comportent le plus souvent (pas toujours
car elles peuvent être exploratrices) un caractère hédonique (portant
sur les récepteurs) que nous avons considéré comme l'élément carac-
téristique de l'instinct erotique à l'état pur.

PLAISIR ET DÉPLAISIR : ATTITUDES RÉACTIONNELLES

Comment donc peut-on comprendre le mécanisme d'une sensation


agréable ou désagréable dont nous constatons la nature adaptative ? Ce
problème a fait évidemment l'objet de nombreuses expériences et
théories.
Il n'est que de lire celles qui ont été élaborées par WUNDT puis
TITCHNER et les élèves de celui-ci surtout NAFE, et celles de PHELAN
de Louvain, pour conclure que les qualités d'agréable et de désa-
gréable ne sont en elles-mêmes ni entièrement subjectives, ni entière-
ment objectives. Elles sont toujours rattachées à la fois à l'objet et au
sujet, mais dans des proportions variables. C'est l'objet qui est agréable
ou le sujet qui est dans un état de réceptivité à l'agréable. Mais la
théorie de WOODWORTH (1938) encore qu'elle ne soit qu'une théorie
de plus dans un domaine où les faits objectifs sont les paroles expri-
mées par le sujet, mérite d'être examinée. Les sentiments de plaisir
et de déplaisir seraient des attitudes réactionnelles de l'organisme :
agréable et désagréable correspondraient à des attitudes d'acceptation
et de rejet, excité et déprimé au niveau momentané de l'activité
musculaire ou de la disposition à l'activité, tension et relaxation au
degré de la tension musculaire. Mais probablement chaque « senti-
ment » serait apprécié sur les trois coordonnées à la fois comme le
voulait WUNDT.
Il est intéressant de noter que dans son étude sur La négation,
FREUD indique que la distinction entre bon et mauvais est originelle-
ment exprimée dans le langage oral puis anal : manger, cracher ;
garder, rejeter. Ce qui correspond exactement aux attitudes d'accep-
tation et de rejet de WOODWORTH.
FREUD va d'ailleurs plus loin puisqu'il pense que ces deux atti-
tudes sont plus tard transportées dans le langage sous forme d'affir-
mation et de négation, ce qui semble très vraisemblable, et aussi
que la polarité primitive introduction dans, expulsion de, semble
correspondre aux deux groupes d'instinct dont il a « supposé »
l'existence.
60 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Ainsi FREUD n'hésite pas à relier les attitudes réactionnelles d'accep-


tation et de rejet aux instincts érotiques et destructeurs. Mais si l'on
remarque que l'attitude de rejet est une attitude de préparation à
l'action et l'attitude d'acceptation une attitude passive, on pourra penser
que notre hypothèse d'instinct destructeur actif et d'instinct érotique
passif est bien moins étrangère à la pensée freudienne qu'elle ne le
paraît au premier abord.
Rien à l'heure actuelle ne vient infirmer cette théorie de l'attitude
réactionnelle. Au contraire les progrès de la neurophysiologie permet-
tent d'espérer pouvoir expliciter ces attitudes réactionnelles impli-
cites (1) encore qu'analysables subjectivement.
Quelques faits semblent montrer la voie dans laquelle la recherche
pourrait s'engager.
R. W. GERARD (1951) relate qu'en regardant une lampe de 100 watts,
et en écartant délibérément son attention de l'objet, l'enregistrement
EEG des ondes Alpha reste régulier, puis sans autre changement que
celui de faire attention, les ondes Alpha disparaissent. Il est certain
qu'une attitude réactionnelle a modifié le rythme Alpha, et c'est proba-
blement un passage de l'attitude passive à l'attitude active.
Certaines expériences de Grey WALTER en Angleterre, cité par
GASTAUT, de GASTAUT (1949) en France montrent que des décharges
d'ondes Thêta se produisent tantôt pendant (GASTAUT) tantôt après
(G. WALTER) des caresses sur les cheveux par une personne d'un autre
sexe. G. WALTER en fait, suivant une hypothèse que GASTAUT lui-même,
qui le cite, qualifie d'aventureuse, la traduction d'un mécanisme explo-
rateur à la recherche du plaisir, survenant pendant un état affectif
désagréable. Il me semblerait moins hardi d'en faire la traduction d'un
changement d'attitude réactionnelle liée au plaisir-déplaisir (rythme
Thêta) et non plus comme dans l'observation de GÉRARD à l'attention
(rythme Alpha). C'est à dessein que j'emploie le mot allongement
d'attitude réactionnelle car dans toutes les expériences de ce genre on
ignore complètement la nature du sentiment suscité par la caresse,
sentiment déterminé par le passé tout entier du sujet, et par la modalité
suivant laquelle il vit la situation expérimentale.
Je pense aussi que c'est une attitude réactionnelle différente qui
permettait à un de mes malades d'avoir exactement la même sensation

(1) L'interprétation du conditionnement comme une réaction d'anticipation


provoquée par un signal fait de la réponse conditionnée elle-même une expli-
citation d'une attitude réactionnelle.
THÉORIE DES INSTINCTS 61

avec un courant de 50 volts pendant une période de résistance et avec


un courant de 100 volts une fois la résistance liquidée (travaillant dans
un laboratoire, il se servait de sa sensibilité comme moyen de mesure !)
Si donc on admet la généralité de l'attitude réactionnelle dans les
sentiments subjectifs, on doit admettre que c'est ce caractère de prépa-
ration à l'activité ou à la passivité qui fait la spécificité des différents
sentiments. Nous serions ainsi conduits à faire du plaisir, de la sexualité,
du désir d'union, de l'attrait pour les témoignages de tendresse, une
attitude réactionnelle, une anticipation à une réaction végétative (vaso-
motrice, thermo-régulatrice, endocrinienne) et nous rejoindrions par ce
biais la conception anabolique de l'instinct sexuel de FREUD. De même
que l'instinct destructeur qui est action est évidemment catabolique.
Je n'oublie pas que je ne vous propose ainsi qu'un modèle analo-
gique, mais peut-être nous permet-il de mieux comprendre (ou de
croire que nous comprenons mieux) la nécessité biologique des satis-
factions libidinales, les conséquences, de la privation de ces satisfactions :
manifestations actives de l'autoérotisme, rupture de l'équilibre union-
autonomie, libération d'un comportement dit agressif.
Résumons aussi succinctement que possible les conclusions aux-
quelles une étude neurophysiologique des instincts peut nous mener.
L'instinct sexuel :
Pour la biologie :
du point de vue éthologique n'est pas un instinct spécifique
mais un schème sensitivo-moteur spécifique ;
du point de vue adaptatif, la reproduction de l'espèce est plus
importante que l'individu ; la survie de l'individu est celle
du reproducteur, toutes les fonctions sont au service de la
reproduction, il y a interdépendance reproduction-prédation
(pansexualisme biologique).
Dans la psychanalyse :
subjectif, ressenti comme un instinct spécifique intentionnel, il
est lié à la recherche du plaisir. Ce caractère adaptatif en fait
le seul instinct « apparent » ;
l'événement vécu conflictuel exige qu'on lui trouve un opposé
(instinct de conservation, instinct de mort).
L'instinct destructeur :
Pour la biologie :
du point de vue éthologique n'existe pas, n'est que l'élément
62 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

effecteur, artificiellement isolé d'un schème instinctuel


quelconque ;
du point de vue adaptatif, en tant qu'élément effecteur participe
à tous les comportements ayant une valeur de survie ou non
pour l'individu et pour l'espèce.
Dans la psychanalyse :
subjectif, ressenti comme un instinct spécifique intentionnel lié
à l'élimination du déplaisir ;
son caractère non-adaptatif le rend quasi inexplicable (appel à
des notions biologiques, postulat de la fusion : aucun instinct
n'existe isolément).
De cette confrontation il ressort que la notion d'instinct destructeur
ne trouve aucun modèle analogique dans la biologie quel qu'en soit le
point de vue.
La notion d'instinct sexuel trouve assez difficilement un modèle ana-
logique danslabiologieethologique. Mais considéréesous l'angle de l'adap-
tation la biologie permet de décrire un instinct sexuel partout présent (1).
Aussi proposons-nous la théorie suivante :
L'instinct sexuel ressenti comme un plaisir primitivement cutanéo-
muqueux (attitude réactionnelle) ne comporte aucun moyen de s'expri-
mer dans le comportement. Il est lié à l'élément récepteur du schème
réceptivo effecteur. La réponse effectrice est implicite et probablement
végétative et anabolique (préparatoire). Axiologique il a une valeur de
survie. Dépendant des stimuli fournis par l'environnement il est sociale-
ment adapté (il établit des liens affectifs).
L'instinct destructeur ressenti comme une réponse à un déplaisir
ou une répulsion (attitude réactionnelle) n'est que le comportement
dans ce qu'il a de moteur. Il est lié à l'élément effecteur explicite du
schème réceptivo-effecteur. Il est catabolique. Cependant l'ensemble
effecteur peut être activé par des excitations intrinsèques, indépen-
dantes de l'environnement, il apparaît alors non-adapté.
Cette dissociation de l'arc réflexe schématique en ses deux compo-
santes est sans doute moins arbitraire qu'elle ne le paraît. Certes il est peu
de réactions où les deux éléments ne fonctionnent conjointement de
façon explicite ou implicite, et c'est ce qui explique le fait clinique

(1) L'appel à la biologie n'est strictement valable que si celle-ci peut


fournir un modèle ethologique au comportement clinique. Le modèle adap-
tatif est toujours suspect d'être la projection dans la biologie dès sentiments
du biologiste.
THÉORIE DES INSTINCTS 63

qu'aucun des instincts n'existe isolément. Cependant, la complexité


même des relais interposés entre neurone sensitif et moteur, l'existence
d'excitations intrinsèques provenant de centres autonomes innés ou
acquis (circuits reverbérants)autorise en quelque sorte cette dissociation
théorique (1).
Nous avons donc à considérer, du point de vue neurophysiologique,
non pas un ou des instincts, mais des systèmes réceptivo-effecteurs.
Les éléments effecteurs sont dans une certaine mesure indépendants
des récepteurs qui les activent normalement. En effet, normalement, les
excitations initiales provenant à la fois des stimuli sensoriels venant du
monde extérieur, des stimuli internes, des déficits organiques activent
des schèmes effecteurs ayant une certaine valeur fonctionnelle. Mais
l'acheminement des excitations peut se faire vers des schèmes moteurs
ayant une valeur fonctionnelle différente. Ces déplacements se pro-
duisent lorsque les centres moteurs qui devraient fonctionner sont
inhibés. On peut supposer que ces blocages, donc ces déplacements,
sont provoqués par des excitations internes (« souvenirs » de sensations
désagréables). Les contractions musculaires avec lesquelles se terminent
le schème consomment (avec les mécanismes de régulation thermique)
l'énergie provenant des réserves de l'organisme (catabolisme). Mais en
même temps elles sont à l'origine de sensations ayant une valeur dite
positive, plaisir, moindre déplaisir, suppression d'un déplaisir (satis-
faction d'un besoin), contribuant ainsi, soit à la reconstruction des
réserves de l'organisme (anabolisme) soit à la conservation de l'espèce.
Ici s'introduit la notion adaptative de valeur de survie, qui du fait de la
sélection fait coïncider statistiquement la série des valeurs déplaisir-
plaisir (comportements dits négatifs et positifs) avec la série des valeurs
dangereuses-utiles.
Une telle explication du comportement semble valable pour l'animal
humain, pourvu de mémoire, mais incapable de s'échapper de la situa-
tion actuelle grâce au jeu des images. C'est en effet la fonction imagi-
naire qui permet à l'homme de résoudre les problèmes que l'animal
est incapable de résoudre. Lorsque ces images auront dans le langage
acquis la valeur de signes, elles prendront une valeur sociale de
communication.

(1) « Les tentatives d'expression de la fonction cérébrale en termes des


concepts de l'arc réflexe ou de chaînes associées de neurones, me semblent
vouées à l'échec car elles supposent un système nerveux statique. Tous les faits
dont on dispose indiquent un système nerveux dynamique, constamment actif,
ou plutôt un composé de plusieurs systèmes interagissants. » (LASHLEY, 1951.)
64 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mais nous pouvons essayer de comprendre les vicissitudes des


phantasmes et des mots hors de la situation, suivant le modèle des
excitations nerveuses dans la situation. C'est, je pense, le sens précis de
l'affirmation de FREUD que la défense contre le danger interne s'effectue
sur le modèle de la défense contre le danger externe.
Il est raisonnable de penser que les images visuelles, auditives,
kinesthésiques, tactiles, qu'elles soient symboliques ou non cheminent
le long de trajets nerveux, comme le font les sensations visuelles, audi-
tives, kinesthésiques, tactiles, c'est-à-dire sous forme de modulations
de fréquence de l'influx nerveux. Nous savons, de plus, que des images
verbales ou non verbales comportent souvent, au moins des potentiels
d'actions, le long des voies motrices correspondant à l'image. Nous
savons encore, que facilitation, excitation, inhibition résument en
quelque sorte les propriétés de la substance nerveuse isolée. Nous sommes
donc autorisés à penser que les déplacements et les blocages, qui nous
semblent une façon globale de désigner certaines transmissions synap-
tiques complexes, où interviennent excitation, inhibition, facilitation,
puissent se produire aussi bien sur les influx nerveux qui « véhiculent »
les images (hors de la situation) que sur ceux qui « véhiculent » les
perceptions (dans la situation).
Enfin rien ne s'oppose à ce qu'on considère les images sensorielles
ou verbales comme étant elles-mêmes des déplacements d'influx dont
la décharge motrice explicite est bloquée, encore que certains passages
puissent se faire sous forme de potentiels d'actions décelables.
Ainsi, malgré les lacunes de la neurophysiologie, on peut pressentir
le moment où le modèle neurophysiologique sera assez souple pour
permettre de saisir un étroit parallélisme entre les faits cliniques de la
psychanalyse et le jeu des interactions nerveuses.

TECHNIQUE ET THÉORIE
NEUROPHYSIOLOGIQUE
DES INSTINCTS
Et maintenant au terme de cet exposé, on peut se demander à quoi
servent de telles théories.
Elles ont le mérite de se prêter à la réfutation par l'expérimentation
et non par l'argumentation, ce qui ne peut que renforcer les bases mêmes
THÉORIE DES INSTINCTS 65

de la psychanalyse, mais il est bien certain qu'elles n'ont aucune utilité


directe pour nos malades. Personne, pas même PAVLOV OU SHERRINGTON,
n'a jamais rêvé de guérir les névrosés en leur enseignant la neurophy-
siologie. Il est certain qu'elles ne modifient en rien la technique de
l'analyse (1) (analyse du transfert et des résistances) dans la mesure où
celle-ci est indépendante de la personnalité de l'analyste.
Mais une telle conception du comportement humain, malgré, ou
peut-être à cause de, la prudence philosophique qu'elle implique
— prudence qu'on peut juger excessive puisqu'elle ne permet pas de
reposer sa tête sur le « mol oreiller » de la croyance — entraîne une atti-
tude intellectuelle de l'analyste que le malade ressentira comme une
attitude affective.
Prenons quelques exemples concrets pour montrer clairement ce
qu'est l'attitude causaliste objective de l'analyste, quelles en sont les
conséquences, et comment elle est ressentie par le malade.
Essayons donc de voir comment, de notre point de vue, se présente
sur le plan de la technique le problème des instincts.

ANALYSE CAUSALE ET ANALYSE DES ACTIONS

FREUD (1926) remarque à propos de la névrose obsessionnelle et


du tabou du toucher : toucher c'est le but immédiat des tendances
agressives aussi bien qu'amoureuses. Érôs veut toucher pour s'unir
l'agression veut toucher pour étreindre et détruire.
Nous nous trouvons donc en face d'un comportement actualisé ou
imaginaire qui peut être interprété comme libidinal ou comme agressif,
alors même que le malade le ressent, par exemple, comme libidinal.
Il est fréquent que le psychanalyste, tenant compte de l'histoire du
malade aussi bien que de l'ensemble de la situation analytique actuelle,
soit conduit à interpréter un comportement par un désir en opposition

(1) Il pourrait alors se faire — pénétrant plus profondément et plus loin —


«
que l'énergie sexuelle, la libido, apparaisse comme seulement le produit d'une
différenciation de l'énergie générale qui travaille dans l'esprit. Mais une telle
affirmation n'a aucune importance. Elle se rapporte à des matières si éloignées
des problèmes que nous observons, et si vides de connaissances utilisables, qu'il
est aussi vain de le contester que de l'affirmer ; il est possible que cette identité
primordiale ait aussi peu de rapports avec nos intérêts analytiques que la filiation
primordiale des races humaines n'en a avec une preuve de filiation à apporter
devant le Tribunal » (FREUD, 1914), comparaison d'autant plus suggestive qu'on
emploie actuellement les méthodes génétiques (par exemple groupes sanguins
et facteur Rh) dans les deux cas.
PSYCHANALYSE 5
66 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avec le sentiment vécu du malade. Il est évident que dans ce cas le


psychanalyste se place sur un plan objectif.
Mais l'interprétation ne sert à rien, ne résout aucun conflit tant
que le sentiment invoqué n'a pas été ressenti parle malade. Dans notre
exemple, tant que le malade n'a pas pris conscience des sentiments
agressifs qui sont à l'origine de son comportement. Cette prise de cons-
cience n'est d'ailleurs pas provoquée par l'interprétation en soi, ni par
la persuasion, mais bien par l'analyse de la résistance, c'est-à-dire de la
crainte qui s'oppose à la prise de conscience des sentiments hostiles,
en fait, de l'événement passé, revécu dans le présent, qui est à l'origine
de la résistance. Si l'interprétation semble quelquefois agir par elle-
même c'est parce qu'elle implique l'acceptation des sentiments hostiles
du malade par l'analyste, et supprime la crainte qui s'opposait, non à la
manifestation de ces sentiments, mais à leur prise de conscience.
Dans un fragment d'analyse ainsi déroulé, le psychanalyste a observé
une attitude soigneusement objective, mais lé résultat est conforme à
l'exigence de FREUD : ce qui était Ça est devenu Moi, ce qui était incons-
cient est devenu conscient, ce qui était objectivement valable pour
l'analyste est devenu subjectivement valable pour le malade, à la suite
d'une analyse strictement causale portant en définitive sur des phéno-
mènes subjectifs, mais considérés objectivement puisque leur valeur
subjective est négligée, au profit de leur valeur de symptôme, de
résistance.
Nous avons vu que l'attitude causaliste avait mené FREUD à l'instinct
de mort, par l'intermédiaire du principe de constance conçu sur le
modèle de l'arc réflexe. Je me demande maintenant si, sur le plan de la
technique, cette attitude intellectuelle objective et causaliste n'aboutit
pas à la mise au premier plan des attitudes agressives aussi bien qu'à
l'étude du Moi.
L'analyste a privilégié en effet les actions de son malade puisque
son interprétation semble ne pas tenir compte des sentiments subjectifs
de celui-ci (qui ne se fait pas faute de le lui reprocher si l'interprétation
a été trop précoce). Le malade ressent cette attitude intellectuelle
comme une attitude affective de l'analyste, d'abord comme une indif-
férence inhumaine, puis comme une permission. Donc l'attitude de
l'analyste autorisera les agressions, et se manifestant elles seront res-
senties de moins en moins comme des agressions et de plus en plus
comme des actions. « Ce qui était Ça est devenu Moi. »
C'est sur de tels faits qu'on peut s'appuyer pour penser :
1° Que les actions sont expression de l'agressivité aussi bien que
THÉORIE DES INSTINCTS 67

du Moi ; 2° Qu'une même action sera ressentie comme action ou agres-


sion suivant les réactions de l'entourage, c'est-à-dire comme apparte-
nant ou non au Moi.
Le rôle de la permission mérite d'être souligné (1) car il se relie
étroitement à la crainte. L'analyse de la résistance nous montre réguliè-
rement soit une crainte d'être agressif, soit une crainte d'aimer, mais
parce que l'amour (infantile) est ressenti comme agressif, et l'agression
entraîne un risque de punition.
Les punitions sont de deux sortes, soit bien rarement une punition
positive douleur, soit presque toujours une punition négative privation
de nourriture ou de caresses dont l'enfant est insatiable. FREUD,
Ruth Mack BRUNSWICK ont insisté longuement sur ce caractère. On
peut se demander si cet amour n'est pas d'autant plus insatiable que
l'activité est plus entravée.

ACTION ET RÉGRESSION
Si la fusion dans la succession (qui précède la fusion simultanée
dans l'imaginaire et dans les activités de déplacement) est entravée par
l'entourage on assistera à une régression vers cet état indifférencié
pré-instinctuel autrefois réalisé à l'époque orale. Ainsi se manifestera
l'amour insatiable.
Si l'on veut bien admettre que l'amour insatiable se manifeste dans
la dépendance et l'activité dans l'autonomie, on ne s'étonnera pas de les
voir varier en raison inverse.
L'exemple de Denise est caractéristique à cet égard. Je ne citerai
qu'un aspect étroit de son transfert.
Après deux ans et demi d'analyse, elle me dit, pendant une séance,
« Je voudrais que vous soyez divorcé, qu'on se marie, qu'on ait des
enfants et que vous renvoyiez tous vos autres malades. » Je lui
demande si donc je continuerais une fois mariés à la traiter. Elle
s'écrie après un moment de réflexion : « Ne riez pas, je vous défends,
je ne veux pas qu'on rie. » Après l'avoir rassurée en lui disant :
« Pourquoi est-ce que je me moquerais de vous ? » elle me raconte
toutes sortes de souvenirs où on n'a pas pris au sérieux sa tendresse.
A la séance suivante, j'analyse le caractère infantile de cet amour
(dont il ne faut pas se moquer) et son avidité qui ne laisse à son analyste
aucune existence indépendante d'elle. Quelque temps après elle
m'annonce qu'il faudra bien terminer un jour cette analyse, et je

(1) La permission tacite de l'attitude est infiniment plus efficace que


n'importe quelle permission explicite, ressentie le plus souvent comme un.
ordre auquel on cède ou contre lequel on se rebelle.
68 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

réponds : « Bien sûr. » Puis, à une autre séance, elle me demande


si elle peut fixer la fin de son analyse à telle date précise, comme il
s'agit de plusieurs mois je réponds : « Pourquoi pas ? » Naturelle-
ment elle est à la fois angoissée de la séparation mais plus encore
soulagée de mon acceptation. Mais à partir de ce moment, son inhi-
bition au travail qui était lé symptôme (social) majeur est levée.
Elle travaille presque normalement, tout travail lui est facile, sauf
« rédiger », jusqu'au jour où elle évoque le début de ses difficultés qui
a commencé alors que de sa chambre où elle écrivait, elle pouvait
entendre tout ce qui se passait dans la chambre à côté où couchaient
son père et sa mère. « Mais, dit-elle, je n'ai jamais rien entendu. »
Il était dès lors facile de lui montrer que son amour avide pour sa
mère, l'empêchait d'accorder à celle-ci une vie sexuelle indépendante
et qu'elle niait la vie sexuelle de sa mère. Son agressivité était tout
entière vécue dans cet amour et ne pouvait s'exprimer dans le travail
qui était pour elle indépendance. Elle ne pouvait être indépendante
sexuellement et activement tant qu'elle n'aurait pas accordé la même
indépendance à sa mère. De même il lui fallait m'accorder une vie
(sexuelle) indépendante de la sienne pour avoir elle-même droit à
l'indépendance, c'est-à-dire terminer son analyse. A partir de ce
moment les dernières inhibitions au travail furent entièrement levées.
Tel qu'il est présenté, ce court fragment d'analyse laisse un bien
grand nombre de points obscurs. Mais ce que j'en ai dit suffit, je
l'espère, à mettre en évidence le caractère avide de l'amour de la malade,
la crainte de perdre cet amour par l'activité, même socialement autorisée,
la nécessité de la permission de l'analyste pour pouvoir se détacher de
lui, c'est-à-dire devenir active sans perdre son amour. Mais le caractère
avide de cet amour n'a été pleinement ressenti que lorsqu'il a été
rapporté, non pas au désir exprimé en séance, mais à l'événement vécu
qui avait marqué le commencement des troubles.
L'intérêt d'un tel cas c'est qu'il reproduit dans l'analyse ce qui,
je pense, se passe dans la croissance normale. Un déplacement de
l'agressivité vers des activités normales ne peut être réalisé tant que
celles-ci sont ressenties comme agressives. L'activité se manifeste dans
la régression à une attitude amoureuse agressive (préinstinctuelle).
Dès que l'agressivité de celle-ci est non seulement mise en évidence,
ressentie, acceptée par l'analyste mais rapportée à l'événement vécu
historique, le malade n'a plus de raison de maintenir sa régression et le
déplacement de l'agressivité devient possible.

ACTION ET PHANTASME
Il est une autre raison qui m'a fait choisir cette observation, c'est
que cette malade présentait une caractéristique qui a simplifié le pro-
blème et m'a permis de présenter son évolution de façon schématique :
THÉORIE DES INSTINCTS 69

son activité phantasmatique était réduite au minimum. (Peut-être parce


que son activité intellectuelle avait la même valeur.)
Et, en effet, il est un autre moyen de résoudre le conflit instinctuel
que j'ai appelé conflit récepteur-effecteur. C'est le moyen spécifique-
ment humain qu'apporte la fonction imaginaire, le phantasme.
Chez la plupart de nos malades, celui-ci joue un rôle considérable.
S'ils n'agissent pas objectivement c'est sur le plan des phantasmes qu'ils
accomplissent les actes défendus. Car les actes phantasmatiques sont
accomplis à l'insu de l'entourage, malgré lui, sinon contre lui et sans
qu'aucune sanction puisse intervenir, appartenant en propre à l'enfant,
ils lui donnent un profond sentiment d'autonomie.
Mais dans l'analyse la situation n'est plus la même, le malade doit
raconter ses phantasmes. Aussi, bien des malades suppriment leurs
phantasmes lorsque l'agression à laquelle ils correspondent est trop
sévèrement interdite.
Ainsi Virginie est une malade qui se plaint, après quelques mois
d'analyse, de ne pouvoir laisser aller ses pensées. Seule, elle éprouve
le besoin compulsif de faire quelque chose, résoudre des mots croisés,
lire des romans d'action. Toute inaction évoque les siestes de son
enfance où elle se masturbait. Interprétation : « Vous n'osez pas
laisser aller votre pensée, car vous penseriez à des choses qui vous
inciteraient à vous masturber et vous avez peur de me les raconter. »
A la séance suivante, elle m'annonce « c'est un démon que vous
avez déchaîné ». Elle se masturbe avec toutes sortes de phantasmes,
dans lesquels elle est pénétrée par une infirmière qui lui introduit
dans le corps un énorme tuyau, ou c'est un médecin qui l'examine avec
un spéculum. Ce sont les thèmes de ses phantasmes depuis son
enfance. Puis cette frénésie de masturbation s'épuise en deux jours.
Les phantasmes s'espacent, sans changer de forme, pendant plus
d'une année. Une seule fois au cours d'un voyage loin de l'analyste,
elle imagine qu'elle pratique le coït anal sur un lama (sorte de petit
chameau sud-américain, dit le dictionnaire) impassible qui ressemble
fort à son analyste. Puis pendant de longs mois, il n'est plus question
de phantasmes. On analyse une agressivité orale extrêmement tenace
dont les actualisations en dehors de l'analyse sont inlassablement
ramenées à l'analyste, sans jamais aucune réprobation, puis un jour
elle arrive à la fois triomphante et gênée et me raconte qu'elle a eu
un phantasme « charmant », elle a imaginé qu'elle pratiquait sur moi
« tel que je suis » un coït anal, ce qui lui donnait un plaisir extraordinaire.
Ainsi le dernier phantasme montre la raison profonde qui lui
interdisait toute rêverie. Mais ce phantasme ne prend toute sa valeur
de revanche agressive amoureuse que si on le rapproche de l'événe-
ment vécu qu'il reproduisait en changeant les rôles : les lavements que
sa mère lui infligeait quand elle avait 3 ans et qui écrasaient toutes
ses velléités d'indépendance réalisée sur le mode anal, et la série des
phantasmes n'est qu'un passage difficile de la passivité à l'activité,
mais qui n'a pu se produire qu'après un certain renoncement à
l'agressivité orale régressive.
70 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Un malade est bien un être qui n'ose pas agir, qui sollicite à chaque
instant la permission d'agir, parce que l'action est pour lui agression.
Mais le phantasme lui sert à agir une agression imaginaire, d'autant
plus facilement que le phantasme aura subi des déformations qui empê-
cheront de le reconnaître comme agressif. Car il est assez remarquable
qu'il soit moins difficile d'exprimer l'élément libidinal que l'élément
agressif du phantasme. Peut-être existe-t-il des cas où soit l'amour-
union, soit le plaisir libidinal pur, le plaisir récepteur est interdit, mais
chaque fois que j'ai cru le trouver, il m'est tôt ou tard apparu qu'il avait
une signification ressentie profondément comme agressive (amour
dévorant, plaisir autonome) sur laquelle portait l'interdiction.
Quant aux phantasmes de séduction, ils sont beaucoup moins passifs
qu'ils n'en ont l'air. Sous ce nom on désigne en général le phantasme
d'être séduit(e). Mais tantôt il recouvre une identification avec le
séducteur, tantôt être séduit(e) implique que sans en être responsable
on a éveillé le désir du séducteur.
En somme notre explication du rôle des phantasmes chez les névrosés
est la suivante : une action entraînant un sentiment d'autonomie est
interdite par la réaction de l'entourage, elle se satisfait alors sur le
mode imaginaire, mais du fait de la réprobation elle acquiert une signi-
fication agressive.
II se peut que l'expérience clinique des psychanalystes d'enfant
infirme radicalement cette théorie. Pour l'instant elle me paraît compa-
tible avec les faits tels qu'ils nous les ont communiqués à maintes
reprises. En tout cas la valeur bonne ou mauvaise des objets phantas-
matiques et les variations instantanées de valeur s'expliqueraient par
le jeu imaginaire de l'approbation ou de la désapprobation qui fait
de la même intention une action ou une agression. Cela me semble
pouvoir s'appliquer aussi bien aux images orales (dévorer) qu'aux
images de démembrement que je lierais volontiers à la motricité
manuelle, aux images de déchirement ou d'explosion probablement
anales, aux images de mouvement (fuite, évasion, utilisation d'un
moyen de transport) presque certainement liées à la maîtrise de la
locomotion.
J'ignore si les phantasmes vécus dans leur psychanalyse par les
erfants constituent une résistance ou une abréaction, mais ce dont je
suis à peu près certain, c'est que dans l'analyse des adultes, l'actualisa-
tion des phantasmes infantiles est un des obstacles majeurs à la guérison.
En fait le malade qui a trouvé une satisfaction active sur le mode
phantasmatique renonce très difficilement à cette satisfaction. Tout se
THEORIE DES INSTINCTS 71

passe comme s'il n'avait pas de désir réel de guérir, qu'il s'agisse de
celui qui mange trop, ou qui boit trop, ou qui absorbe des toxiques,
ou se masturbe avec des phantasmes d'être battu(e) ou violé(e) ou de
battre un tiers, ou qui comme un malade récent se fait masturber dans
les pissotières, en un mot qui présente un élément pervers.
Ainsi nous avons pu montrer que l'analyse causaliste objective,
lorsqu'elle s'attaque au conflit instinctuel est avant tout une analyse
de l'action, de l'agression, du Moi et de l'instinct destructeur, et que
lorsque l'action est entravée et devient agression impossible à réaliser,
l'homme a à sa disposition un monde imaginaire où il peut réaliser en
toute indépendance les agressions interdites.
C'est sur les images dont il est le maître avant d'en devenir quel-
quefois l'esclave, qu'il peut réaliser toutes sortes de déplacements et
d'inhibitions qui sont constitués, je pense, sur le modèle (blocage et
déplacement) des mécanismes de défense qui appartiennent à l'homme
animal, je veux dire à l'homme dans la situation. Car l'homme humain
se détache de la situation, il est capable par le jeu de ses images de la
saisir dans toute sa complexité spatio-temporelle pour la modifier, ou
de la vivre comme une situation toute différente.

ACTION ET LANGAGE

Je ne sais s'il serait possible d'étudier le langage dans l'analyse du


même point de vue. En tout cas on se heurte à une importante difficulté.
Le langage est à la fois action imaginaire (1) (parler son agression c'est
l'agir avec des images verbales (2)) et moyen de communication.
Mais même le langage moyen de communication peut, exprimer une
action ou une agression comme nous allons le voir. Je rappellerai
seulement que l'enfant, après avoir agi sur son entourage par son
comportement émotionnel, agit sur lui par la parole, laquelle chargée
d'affectivité au début s'en dégage de plus en plus sans d'ailleurs s'en

(1) FREUD (1925) à propos de la négation montre la filiation de l'attitude


primitive réactionnelle d'acceptation et de rejet au oui et au non (voir plus
haut, p. 59).
(2) Remarquons qu'on dit image verbale, et c'est précisément le verbe qui
grammaticalement est action. On dit langage et la langue est l'organe de la
parole, on dit parole qui est un doublet de parabole (action à côté). Il est
curieux que l'anglais to speak vienne d'une racine germanique qui signifie faire
du bruit, et to talk d'une racine lithuanienne qui signifie interpréter. Il semble
que ce soit la pensée gréco-latine qui ait saisi la signification active du langage.
72 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dégager entièrement (1). Mais nos malades ne se comportent pas


autrement. La peur de n'être pas compris qui hante certains d'entre
eux, n'est pas autre chose que la peur d'être impuissant à émouvoir
l'analyste. Car l'émouvoir c'est le dominer.
Bien des malades désirent non pas tant se faire plaindre que susciter
la pitié de l'analyste, non pas tant recevoir des baisers ou des caresses
que susciter son désir. J'en ai eu la preuve de façon inattendue.
Une malade de langue anglaise, au début de son analyse, avait
émis quelques doutes sur ma compréhension de son langage, puis
s'était entièrement rassurée sans autre interprétation que l'affirmation
qu'elle craignait plus l'incompréhension de ses sentiments que celle
de sa langue. Bien plus tard son agressivité se manifesta par une pré-
dilection pour l'emploi des mots les plus grossiers de la langue
anglaise, ce qu'on appelle les mots de 4 lettres. Un jour elle me dit
que je ne pouvais pas comprendre la valeur exacte de ces mots parce
que je ne les avais pas appris dans l'enfance, ce que je ne pouvais
interpréter que comme le vieux désir d'être pleinement comprise.
Mais le lendemain, elle m'expliqua qu'elle aimait beaucoup employer
ces mots grossiers avec un de ses amis anglais qui lui aussi les
employait avec profusion. Elle ressentait une émotion sexuelle très
agréable, parce qu'il éprouvait certainement la même émotion en
l'entendant elle, les prononcer, qu'elle en avait en l'entendant, lui,
les dire.
J'ai pu ainsi lui expliquer que si elle regrettait que je ne puisse
« sentir » ces mots comme un anglais, c'était parce qu'elle regrettait
de se sentir incapable de susciter chez moi cette même émotion
sexuelle qu'elle, ressentait. Depuis cette interprétation les mots
de 4 lettres sont devenus infiniment plus rares dans l'analyse, sans
pourtant disparaître entièrement.
Nous avons dit qu'une analyse objective ne tient compte des senti-
ments qu'à condition qu'ils soient cohérents avec tout le comportement.
Le sentiment subjectif « discordant » témoigne d'une résistance. On ne
peut donc analyser que des actions socialement acceptables ou inaccep-
tables (agressions) verbalisées ou phantasmatiques. Mais en fait on ne
trouve que des actions inacceptables dans l'analyse des conflits vécus
par le malade. Je crois que c'est en termes différents la pensée de
NACHT (1951) «la pulsion agressive non intégrée constitue par excellence
l'élément perturbateur des fonctions du Moi » (2).

(1) L'association des affects et des processus instinctuels avec les idées
«
des mots est considérée comme le premier pas et le plus important dans la
direction de la maîtrise des instincts », Anna FREUD (1936). Le langage apparaît
ici comme un mécanisme de défense.
(2) Je pense que ce que j'appelle action correspond aux fonctions intégrées
du Moi de NACHT, à la zone non-conflictuelle du Moi (sphère autonome) de
THEORIE DES INSTINCTS 73

Cette analyse de l'action est en fait l'analyse du Moi et de ses


mécanismes de défense, c'est-à-dire des déplacements et des blocages
des influx nerveux, se déchargeant dans le monde extérieur suivant des
lois relativement simples, ou dans le monde imaginaire où les possibi-
lités sont presque infinies, mais où chaque mécanisme peut être décom-
posé suivant le modèle blocage-déplacement.

LES SENTIMENTS DU MALADE ET L'ANALYSTE

Que reste-t-il donc dans l'analyse telle que nous la comprenons de


l'élément subjectif vécu par le malade ? Nous avons vu qu'admettre que
le psychanalyste puisse être justifié de dire au malade qu'un sentiment
ressenti dissimule un sentiment non-ressenti, c'est admettre que le
psychanalyste assume une attitude objective. Cela ne veut pas dire qu'il
doive oublier que le malade est un homme qui souffre, mais comment
tenir compte de cette souffrance ?
Il est possible de prendre une attitude subjective en face de cette
souffrance de bien des façons. En voici deux.
Le psychanalyste peut participer de son mieux à la souffrance de son
malade, il entre alors de plain-pied dans le monde imaginaire de son
malade. Mais au lieu de contempler ce monde comme un critique d'art
les tableaux d'un musée, il s'y installe pour y vivre, comme si c'était
un monde réel, mêlant aux phantasmes du malade les reliquats de son
propre monde imaginaire, que lui a laissés sa propre analyse (1). Ce

HARTMANN (1950). Ce que j'appelle agression correspond aux pulsions agres-


sives non-intégrées de NACHT, à la zone conflictuelle du Moi de HARTMANN.
Je me sépare d'HARTMANN ; 1° Lorsqu'il considère que les mécanismes de
défense ne jouent que dans la zone conflictuelle. Je pense qu'ils jouent dans les
deux zones, mais ce ne sont pas les mêmes mécanismes bien que leur structure
ultime (blocage et déplacement) soit la même ; 2° Lorsqu'il fait du Moi un Moi
ontologique ce qui est inadmissible, mais peut-être ai-je mal compris sa pensée ?
(1) Je pense que le Ça, le Moi, le Surmoi, les bons et les mauvais objets,
les résistances et en général tous les termes techniques, toutes les métaphores
du langage psychanalytique, lorsque le psychanalyste croit à leur existence
réelle, sont sous une autre dénomination des reliquats de son monde imaginaire.
S'en servir, vis-à-vis du malade, sans y croire, c'est intellectualiser l'analyse
(on intellectualise l'analyse chaque fois qu'on donne une explication au lieu
d'évoquer un événement). S'en servir en y croyant, c'est introduire un écran
imaginaire, une résistance que le psychanalyste ne peut plus voir puisqu'elle
vient de lui-même. On peut même se demander si oublier que les instincts tels
' qu'ils apparaissent dans l'analyse sont des sentiments, des forces que ressent
le malade, poussé ou attiré, et les penser comme des forces organiques, isolables
en tant que telles, réelles, ce n'est pas entrer à son insu, malgré un vocabulaire
différent, dans le monde subjectif imaginaire du malade.
74 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

n'est certes pas un délire à deux que vivront le psychanalyste et son


malade, nos malades ne sont pas des délirants, mais un phantasme à
deux, dans lequel le malade trouvera bien des satisfactions à l'insu du
psychanalyste, et dans lequel le transfert et le contre-transfert se fon-
dront en une relation humaine certes, utile (1) même, quelquefois, mais
inanalysable.
Une autre façon d'assumer une attitude subjective, c'est après avoir
fourni une interprétation du type « sentiment ressenti recouvrant un
sentiment non-ressenti », de ne pas analyser la cause de cette résistance
(ou même simplement de l'appeler résistance, ce qui est ressenti par le
malade comme un reproche) et d'essayer de la surmonter par la per-
suasion, fût-elle intellectuelle. A ce moment, le psychanalyste introduit
ses propres sentiments ou croyances dans l'analyse. Mais en même
temps, il a permis au malade d'interposer dans l'analyse un nouvel écran
imaginaire (une nouvelle résistance) celui des sentiments que le malade
attribue à l'analyste. Désormais le malade croit qu'il a un moyen d'ac-
tion sur le psychanalyste. Il peut lui être agréable ou désagréable, le
faire souffrir (ce qui est la racine de bien des transferts négatifs), le
séduire (ce qui est celle de bien des transferts positifs), et le malade
et son analyste sont embarqués sans boussole pour une navigation
périlleuse entre le transfert et le contre-transfert.
Je pense donc que l'analyse objective est non seulement utile au
malade directement, mais indirectement, parce qu'elle est une sauve-
garde pour l'analyste, une protection contre les jugements de valeurs,
aussi bien que contre le contre-transfert. Comment juger (2) les actions
et les sentiments d'un malade, comment souffrir du transfert négatif le
plus cruel à notre égard, comment se complaire au transfert positif le
plus tendre, si toutes ces réactions signifient pour nous « pourquoi » ?
c'est-à-dire quelle est la cause de ce comportement ?
Il semble, cependant, qu'il soit un moyen sans danger de laisser
à l'élément subjectif sa place dans l'analyse vécue par le malade, c'est
de parler le propre langage du malade. Tant mieux si c'est un langage
enfantin, si le malade a « envie d'être gentil ou méchant ». Pas d'impor-
tance si c'est un langage d'adulte, si le malade « se sent des désirs d'être

(1) Les guérisons auxquelles « on ne comprend rien » me semblent la néga-


tion même de la psychanalyse, puisqu'on ne saurait faire profiter d'autres
malades de la variable inconnue qui a provoqué l'amélioration.
(2) Je veux dire que l'analyste ne s'impose pas de ne pas émettre de juge-
ments de valeur, mais qu'il ne peut pas en faire.
THEORIE DES INSTINCTS 75

cruel ou tendre ». Tant pis, mais il faudra l'analyser tôt ou tard, si le


malade « a des instincts destructeurs ou libidinaux ».
La forme verbale que le psychanalyste donne à son interprétation
peut avoir une certaine importance. Dire à un malade : « Vous me
racontez en détail votre excursion de dimanche dernier à Fontainebleau,
pour échapper à l'analyse » c'est interpréter en termes de finalité, mais
c'est aussi souvent susciter un sentiment de culpabilité. Dire «... parce
que vous résistez à l'analyse » n'est une interprétation causaliste qu'en
apparence, c'est introduire le monde imaginaire symbolique de l'ana-
lyste dans la relation médecin malade, mais c'est en fait la même inter-
prétation que la précédente ; elle suscite d'ailleurs plus souvent encore
un sentiment de culpabilité. Dire « ... parce que vous avez peur de
votre psychanalyste » constitue la véritable interprétation causaliste, mais
elle risque de n'être pas comprise. Ainsi la meilleure interprétation me
semble celle qui travaille sur les deux plans à la fois «... parce que vous avez
peur de me dire quelque chose, et vous désirez échapper à cette peur » (1).
Ce très simple exemple de détail vous fera peut-être soupçonner
que ce que j'appelle analyse objective et causaliste est bien moins
inhumaine que ces adjectifs ne le feraient supposer. Mais toute analyse
apparaît au malade comme inhumaine (2) puisque le psychanalyste
n'accorde pas au malade toutes les satisfactions qu'il réclame. Mais,
faire une analyse objective et causaliste, ne veut pas dire s'interdire
de donner certaines satisfactions à son malade, cela veut dire se garantir
contre le danger de les lui donner à son propre insu.
C'est le moment de citer FREUD (1927) :
Je ne me souviens pas d'avoir dans ma jeunesse vivement désiré
soigner l'humanité souffrante, « je n'ai jamais joué au docteur », j'ai
« désiré par-dessus tout comprendre quelques-unes des énigmes du

(1) D'une façon générale, toute science de la nature, biologie, psychologie,


psychanalyse peut être comprise dans le sens causaliste ou finaliste. Essayer
de « transcender » de « synthétiser » ou de « dépasser » ces deux attitudes c'est
résoudre cette antinomie sur le plan verbal. Mais dans la pratique de ces sciences
chacun passe constammentd'une attitude à l'autre. Les physiciens se sont heurtés
à une difficulté analogue et Niels BOHR en a fait le Principe de Complémentarité.
(2) C'est ainsi qu'elle apparaissait à la malade de la page 72 qui en fait
craignait en n'étant pas comprise de perdre un moyen de domination. Bien
entendu, certains malades effrayés du psychanalyste en tant qu'homme s'effor-
cent de donner à l'analyse ce caractère inhumain, impersonnel, comme d'autres
effrayés de l'intimité (à sens unique) du malade et de son médecin tâchent de
faire de l'analyse une conversationmondaine, etc. Le fait intéressant c'est qu'ils
introduisent cette attitude en vue de se protéger d'un danger imaginaire lié
à leur propre agressivité.
76 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

monde où nous vivons, et peut-être même un peu contribuer à leurs


solutions ». « Je ne pense pas que mon manque de véritable tempéra-
ment médical ait fait beaucoup de mal à mes malades. Il n'est pas bien
utile au malade que l'intérêt thérapeutique de leur médecin ait un
caractère émotionnel trop marqué. On leur rend un meilleur service
en faisant son travail la tête froide, mais autant que possible avec
précision. »
Et je pense que c'est paraphraser de dire qu'on peut aimer
FREUD,
ses malades, mais comme nous voudrions que leurs mères les aient
aimés, pour eux-mêmes et non pour elles-mêmes. Et sans oublier qu'ils
ne nous doivent aucune reconnaissance puisqu'ils nous payent. Car il
est si facile de les aimer pour le plaisir de les dominer, de s'en faire
aimer, pour la satisfaction d'une belle réussite, pour l'argent qu'ils
nous donnent ou la publicité qu'il nous font. Le moindre de ces sen-
timents entraîne l'état émotionnel dont parle FREUD, et c'est alors
qu'on essaye de persuader, au moment décisif où il faut se demander
« pourquoi » ?

BIBLIOGRAPHIE ( 1)
ASHBY W. R. (1952). — The Origin of Adaptative Behaviour, Comptes rendus,
Ier Congrès mondial de Psychiatrie de Paris, 1950, vol. III, Paris, Hermann.
BENDER L., KEISER S., SCHIDER P. (1936). — Studies in Aggressiveness, Genetic
Psychol. Monographs XVIII.
BONAPARTE M. (1934). — Introduction à la théorie des instincts, Paris,
Denoël & Steele.
BRUNSWICK R. M. (1940). — The Preoedipal Phase of the Libido Development
in The Psychoanalytic Reader, 231, R. Fliess edit., London, Hogarth Press,
1950.
CANNON W. B. (1932). — The Wisdom of the Body, New York, Norton.
EDDINGTON A. S. (1929). —La nature du monde physique, trad. G. CROS, Paris,
Payot.
FREUD A. (1936). — Le moi et les mécanismes de défense, trad. A. BERMAN, Paris,
P. U F., 1949.
— (1949). — Aggression in Relation to Emotionnal Development nor-
mal and pathological, The Psychoanalytic Study of the
child, vol. III-IV, London, Imago.
FREUD S. (1893) a). — Letter to Joseph Breuer 1892, Coll. Pap., V, 25, Lon-
don, 1950, Hogarth Press.
— — b). —A case of Successful Treatment by Hypnotism, Coll.
Pap., V, 33.

(1) Les indications bibliographiques sont celles des textes dont je me suis servi soit pour
des raisons de convenance personnelle, soit parce que les traductions françaises étaient assez
mauvaises pour rendre la pensée de FREUD inintelligible.
THEORIE DES INSTINCTS 77

FREUD S. (1893) c). — On the Psychical Mecanismof Hysterical Phenomenon


(in collab. with J. BREUER), Coll. Pap., I, 24.
— (1894). — The Defence Neuropsychoses, Coll. Pap., I, 59.
— (1896) a). — Further Remarks on the Defence Neuropsychoses,
Coll. Pap., I, 155.
— — b). — The Etiology of Hysteria, Coll. Pap., I, 183.
— (1898). — Sexuality in the AEtiology of Neurosis, Coll. Pap., I, 220.
— (1900). — La science des rêves, trad. I. MEYERSON, 7e éd., Paris, 1926,
Alcan.
— (1905) a). — Trois essais sur la théorie de la sexualité, trad. B. REVER-
CHON, 5e éd., Paris, 1949 ; 45e éd., Gallimard.
— — b). — My Wiews on the Part played by Sexuality in the
AEtiology of the Neuroses, Coll. Pap., I, 272.
— (1908) a). — Hysterical Phantasies and their Relation to Bisexuality,
Coll. Pap., II, 51.
— — b). — « Civilized » Sexual Morality and Modem Nervousness,
Coll. Pap., II, 76.
— (1909) a ).— Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle :
L'homme aux Rats, 2e éd., in Cinq psychanalyses
(trad. M. BONAPARTE et R. LOEWENSTEIN), Paris,
1936, Denoël & Steele.
— — b). — Analyse d'une phobie chez un petit garçon de 5 ans :
le Petit Hans, in Cinq psychanalyses.
— (1911). — Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa : le
président Schreber, in Cinq psychanalyses.
— (1912). — Types of Neurotic Nosogenesis, Coll. Pap., II, 113.
— (1913). — The Predisposition to Obsessional Neurosis, Coll. Pap., II,
122.
— (1914). — On Narcissism : an Introduction, Coll. Pap., IV, 30.
— (1915) a). — Instincts and their Vicissitudes, Coll. Pap., IV, 60.
— — b). — Repression, Coll. Pap., IV, 84.
— (1919). — « A Child is Being Beaten », Coll. Pap., II, 172.
— (1920). — Beyond the Pleasure Principle, new transl. by J. STRACHEY,
London, 1950, Hogarth Press.
— (1922). — The Libido Theory, Coll. Pap., V, 131.
— (1923). — The Ego and the Id, transi. J. RIVIÈRE, 6th ed., London,
1950, Hogarth Press.
— (1924). — The Economieproblem in Masochism, Coll. Pap., II, 255.
— (1925). — Négation, Coll. Pap., V, 181.
— (1926). — Inhibitions, Symptoms and Anxiety, trans. A. STRACHEY,
3rd ed., London, 1949, Hogarth Press.
— (1927). — Postcript to a Discussion on Lay Analysis, Coll. Pap., V, 205.
— (1931). — Female Sexuality, Coll. Pap., V, 252.
— (1932). — Why war ?, Coll. Pap., V, 273.
— (1933). — New Introductory Lectures on Psychoanalysis, transi.
W. J. M. SPROTT, London, 1949, Hogarth Press.
— (1937). — Analysis Terminable and Interminable, Coll. Pap., V, 316.
GASTAUT H. (1949). — L'activité électrique cérébrale en relation avec les grands
problèmes psychologiques, L'année psychologique, 51e année, 61-88.
GÉRARD R. W. (1951). — Discussion in Cerebral Mechanisms in Behavior,
Jeffress edit. New York, J. Wiley.
GUILLAUME P. (1940). — La psychologie animale, Paris, A. Colin.
78 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

HARTMANN H., KRIS E., LOEWENSTEIN R. M. (1949). — Notes on the Theory


of Aggression, The Psychoanalytic Study of the Child, vol. III-IV, 9, London,
Imago.
HARTMANN H. (1950). — Comments on the Psycho-analytic Theory of the
Ego, The Psychoanalytic Study of the child, vol. V, 74.
LACAN J. (1948). — L'agressivité en psychanalyse. Revue fse de psychan., 13,
367-88.
LAGACHE D. (1951). — Quelques aspects du Transfert, Revue fse de psychan.,
15, 407-24.
LASHLEY K. S. (1938). — Experimental Analysis of Instinctive Behavior,
Psychol. Review, 45, 445-71.
— (1951). — Discussion, in Cerebral Mechanisms in Behavior,
Jeffress edit., New York, J. Wiley.
LORENTE DE NÔ R. (1938). — Analysis of the Activity of the chains of Inter-
nuncial neurons, Jal of neurophysiol., 1, 207-244.
MC CULLOCH W. S. (1951). — Why the Mind is in the Head, in Cerebral
Mechanisms in Behavior, Jeffress edit., New York, J.. Wiley.
MORGAN C. T., STELLAR E. (1950). — Physiological Psychology, 2d ed.,
New York; MC Graw-Hill.
NACHT S. (1950). — Manifestations cliniques de l'agressivité, in De la pratique
à la théorie psychanalytique, Paris, P. U. F.
— (1951). — Les nouvelles théories psychanalytiques sur le Moi et leurs
répercussions sur l'orientation méthodologique, Rev.
fse de Psychan., 15, 569-75.
PIÉRON H. (1941).— Psychologie zoologique, Paris, P. U. F.
— (1945). — La sensation, guide de vie, Paris, Gallimard.
RABAUD E. (1949). —L'instinct et le comportement animal, Paris, A. Colin.
RIBBLE M. A. (1944). — Infantile experience in Relation to Personality Deve-
lopment, in Personality and the Behavior Disorders, MCV. Hunt edit.,
New York, Ronald Press.
RUSSEL E. S. (1945). — The Directiveness of Organic Activities, Cambridge.
SPITZ R. A. (1949). — Autoerotism, The Psychoanalytic Study of the Child,
vol. III-IV, 85, London, Imago.
TINBERGEN N. (1951). — The Study of Instincts, Oxford.
WOODWORTH R. S. (1938). — Experimental Psychology, New York, Holt.
WOODWORTH R. S., MARQUIS D. (1947). — Psychology, 5th edit., New York,
Holt.
Discussion
sur le rapport du Dr M, Bénassy
Intervention de Mme Marie BONAPARTE
Mme Marie Bonaparte fait une remarque de caractère historique.
Elle observe que le rapport de M. Bénassy rappelle les préoccupations
de Freud lui-même au début de ses recherches. Alors Freud cherchait
à rattacher les concepts psychologiques qui se dégageaient de ses
observations à des bases neurologiques, ainsi qu'on le peut voir dans
ses Lettres à Fliess, déjà publiées en allemand et prochainement en
français dans la si excellente traduction d'Anne Berman. Freud renonça
bientôt à la recherche de ces concordances entre le psychologique et le
neurologique, pour ne plus suivre que la voie, qui lui semblait autre-
ment féconde, de l'observation clinique psychologique. Tout en rappe-
lant à maintes reprises que des bases organiques, non encore accessibles
à notre observation, doivent conditionner les troubles psychiques. Or
le rapport si remarquable et si plein d'observations et d'érudition de
M. Bénassy semble revenir à ce que Freud, au début de sa carrière,
recherchait. L'avenir montrera jusqu'à quel point des considérations sans
doute encore hypothétiques pourronttrouver leur vérification dans les faits.
Relativement à ce qui a été dit de la microphysique, de la microphy-
siologie et de la micropsychologie, je rappellerai un entretien que
j'eus récemment avec le grand physicien Niels Bohr. Il m'expliquait
comment les nouvelles conclusions de la physique atomique pouvaient
être étendues à la psychologie. L'indétermination qui règne au niveau
atomique avec les lois statistiques, qui seules semblent rendre compte
des faits, aurait pour corollaire, en notre propre psychisme, une indé-
termination analogue, d'où retour à la conception d'une certaine
liberté psychique. Niels Bohr n'est pas un psychologue, mais de plus
tous les grands physiciens ne sont pas d'accord avec ces conceptions.
Niels Bohr me disait d'ailleurs qu'Einstein, par exemple, n'y comprenait
rien et restait inébranlable sur ses positions déterministes. Quant à
nous, psychanalystes, il nous est difficile d'adopter une autre attitude
80 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

devant les faits observables de la clinique. Nous m'y pouvons échapper :


tout le psychisme apparaît psychiquement déterminé, mais ce déter-
minisme s'étend jusque dans l'inconscient. Nos motivations profondes
nous échappent, d'où illusion de notre libre-arbitre. Sentiment bien
fait pour flatter notre narcissisme, lequel ne renonce jamais vraiment
à croire à la toute-puissance de notre pensée.

Intervention de G. DUBAL, de Genève


La théorie des instincts que nous a présentée le Dr Bénassy répond
aux voeux de Freud lorsqu'il disait : « Aucun besoin ne se fait sentir
en psychologie de façon plus pressante que celui d'une théorie des
instincts assez large pour qu'on puisse sur elle continuer à bâtir. » Pour
continuer à bâtir il nous faut effectivement élargir et critiquer nos
bases. En portant la discussion sur le terrain de la neurophysiologie, le
Dr Bénassyélargitindiscutablementle terrain de discussion ; mais, une fois
de plus, évidemment sans le vouloir, il nous prouve que, malgré toute la
souplesse de son argumentation, nous avons toujours tendance à orienter
notre tir vers un but préconçu qui nous permet de fuir le problème
lui-même et nous empêche de critiquerl'orientation que nous avons prise.
Par exemple, nous savons que le naturaliste Fabre a échoué dans ses
patientes recherches parce qu'il était guidé par un point de vue vitaliste-
finaliste et non pas causal, si bien qu'il n'a observé que des comporte-
ments d'insectes adultes et non des comportements à l'état naissant,
c'est-à-dire au sortir de l'oeuf ou de la chrysalide. A ce moment, il aurait
pu constater qu'ils sont susceptibles d'être orientés en sens inverse
par un milieu artificiel.
Si l'on admet que l'instinct est un comportement dans lequel les
facteurs extérieurs jouent un rôle indispensable, on ne voit pas très bien
le « surcroît d'explication » qu'apporterait à la réflexologie, l'idée de
« centres d'activités intrinsèques », de « mécanismes moteurs innés »,
d' « actions innées des centres nerveux ». (Les phénomènes compul-
sionnels et les mécanismes de répétitions sont susceptibles de recevoir
d'autres interprétations.) Quant aux facteurs internes, représentés par
les centres nerveux et par la structure physique de l'animal et de
l'homme, ils déterminent certaines modalités du comportement. Nous
pourrions comparer ces facteurs à une action qui détermine un pendule
à osciller de droite à gauche. De là à parler d'une survie des tendances
acquises ou d'un instinct inné il y a un saut périlleux auquel renonce
de plus en plus la biologie moderne.
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BENASSY 81

Comme on a trouvé un Lamarck de l'agriculture, il y a déjà long-


temps que l'on aurait trouvé un Lyssenko de l'élevage si les travaux de
l'École de Pavlov, ne prouvaient pas que l'action du milieu externe sur
le milieu interne conditionnant les réactions de celui-ci avec celui-là —

se passait d'une théorie sur l'hérédité des structures... Il s'agit avant


tout d'une question de méthode et le Dr Bénassy en a lui-même la
conviction lorsqu'il dit : « Le vrai problème se trouve en réalité dans
l'hérédité et l'origine de l'espèce » (p. 12). En fait, tout est là et le reste
n'est qu'un échafaudage, souvent très ingénieux, pour nous cacher les
fondements du problème.
Les théories de base peuvent se ramener à trois : D'abord celle qui
est encore à trouver, en partant de la réflexologie. Ensuite celle qui fait
appel à des réactions d'intelligence apparaissant au début d'une espèce
nouvelle, réactions qui peuvent être simplement imitées (Ed. Perrier)
ou héritées, c'était du reste l'hypothèse de Darwin. Mais, alors, on se
demande pourquoi les ancêtres étaient tellement privilégiés par rapport
à leur descendance, c'est un peu l'histoire d'Adam. Et nous avons
finalement celle de Lamarck, supposant que, par des besoins sans cesse
accrus, on arrive aux actions propres à y satisfaire, ces actions dévelop-
pant les organes qui les exécutent. En fait, c'est juste l'inverse qui se
produit puisque ce sont les organes qui déterminent les habitudes.
Du point de vue méthodologique, nous devons aborder le problème
de l'instinct comme celui du Mimétisme des formes. On est tout d'abord
hypnotisé parce que l'on imagine une causalité utilitaire où il n'y en
a pas. Aussi il faut se rendre à l'évidence avec les cas de mimétisme
végétal que ce n'est pas plus Torchis mouche qui imite la mouche
que l'insecte, la fleur.
De même, les manifestations dites instinctives nous frappent par
leur apparence de préadaptation, alors qu'il n'y a là qu'une adaptation
conditionnelle — parfois très rapide — en fonction des organes, des
centres nerveux et de l'action du milieu, dans une suite dialectique qui
implique un état conflictuel ou névrotique chaque fois qu'elle ne peut
pas se réaliser. Ainsi, de ce point de vue, les Archétypes de Jung
(« possibilités de figuration ») sont simplement des symboles,
non innés
mais vécus à travers des situations affectives.
Un dernier mot encore sur les notions couramment utilisées de
« génie », de « mémoire », de « capacités », de « bosses », de « vocation »,
« dons » et « goûts ». Si nous prenions la peine d'en faire d'abord la
psychanalyse, nous verrions leur contenu latent qui signifierait à peu
près ceci : « Ce n'est pas de sa faute, s'il est doué, c'est un don », « il n'y
PSYCHANALYSE 6
82 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

peut rien s'il est intelligent ». Tous les orientateurs professionnels


devraient en être avertis.
Peut-être qu'en nous dépouillant le plus possible de nos idées
préconçues nous pourrons faire encore des découvertes directement
applicables à la pédagogie scolaire qui va encore si souvent à contre-
sens et ainsi nous faciliterons l'établissement de nouvelles bases pour
la culture et le bonheur de l'homme.

Intervention du. Dr F. PASCHE


Si un rapport a pour but d'apprendre quelque chose à ceux qui
l'écoutent ou le lisent, je suis sûr que la plupart d'entre vous ont beau-
coup appris grâce à Bénassy. On y trouve de nombreux faits observés
et expérimentés, très clairement décrits avec d'ingénieuses interpré-
tations. C'est une véritable initiation à la neurophysiologie de l'animal
et du jeune enfant (que l'on se rappelle le beau passage sur les soins du
corps) à laquelle nous sommes conviés.
On ne peut nier l'intérêt de ces confrontations de techniques et de
théories, il est considérable. La psychanalyse ne peut pas prendre et
garder conscience d'elle-même sans se mesurer sans cesse avec la socio-
logie, l'ethnographie, la biologie, les diverses psychologies, et nous
devons être reconnaissants à Bénassy d'avoir fait de façon si brillante ce
parallèle avec la neurophysiologie. Toutefois les confrontations de ce
genre peuvent tendre vers deux buts opposés (le rapporteur dirait :
aboutir à deux résultats) : Réduire plus ou moins la psychanalyse à la
discipline qui lui est comparée ou, au contraire, marquer aussi nette-
ment que possible leurs différences. C'est parce que je suis plus enclin
à différencier qu'à égaliser, que je ne me suis pas contenté de joindre
mes applaudissements aux vôtres et que je viens, devant vous, exposer
à Bénassy ce que je crois être nos divergences.
Son propos me paraît être de volatiliser la notion d'instinct et de
s'attacher à expliquer le comportement humain selon un causalisme
strict. L'événement survenu au temps B devant être entièrement expli-
cable par l'événement immédiatement antécédent (temps A) et contigu.
Les deux événements doivent être matériels, ce sont des choses. Ils ne
sont pas causes d'eux-mêmes, aucune idée directrice ne les anime de
l'intérieur, celle-ci ne pouvant être qu'hypothèse gratuite, « projection ».
Je ne crois pas trahir la pensée du rapporteur en hasardant que, pour
lui, le mouvement imprimé à une boule de billard n'est pas différent en
nature, s'il l'est beaucoup en degré, des réactions de fuite et d'approche
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BENASSY 83

d'un animal à un stimulus. Pour preuve de ce que je viens d'avancer, je


me permettrai de citer notre auteur :
Il a mis en exergue, non sans ironie, je crois, une phrase de Freud :
« La théorie des instincts est pour ainsi dire notre
mythologie." Les
instincts sont des êtres mythiques superbes et indéfinis. » Je remarquerai
en passant que ceci n'implique nullement que Freud n'y croyait pas.
Je pense au contraire qu'il y croyait et que la réalité dont il voulait
rendre compte lui apparaissait en fait « superbe et indéfinie ». Mais
poursuivons. Plus loin Bénassy cite une définition de Tinbergen qui a
son accord. « Personnellement nous prenons résolument position pour
l'attitude de Tinbergen qui s'efforce d'expliquer tout comportement
par ses causes avant d'en rechercher la signification biologique. » Voici
la définition : « L'instinct est un mécanisme nerveux organisé hiérar-
chiquement qui, soumis à certaines excitations amorçantes, déclen-
chantes, et dirigeantes d'origine interne aussi bien qu'externe répond
à ces excitations par des mouvements coordonnés qui contribuent à
la survivance de l'individu et de l'espèce. » La fin de la phrase de
Tinbergen a un accent finaliste mais ce n'est qu'une apparence. Plus
loin, en effet, nous apprenons que cette adaptation doit être interprétée
selon le darwinisme le plus strict : « Ici s'introduit la notion adaptative
de la valeur de survie qui du fait de la sélection fait coïncider statisti-
quement la série des valeurs déplaisir-plaisir (comportements dits
négatifs et positifs) avec la série des valeurs dangereuses-utiles. »
Toutefois l'homme n'est pas tout à fait identique à l'animal, il peut,
peut-être, échapper à la situation par le « jeu des images » et ainsi du
même coup échapper au causalisme. Détrompons-nous. Nous lisons
p. 64 : « les influx nerveux... « véhiculent » les images (hors de la situa-
tion) comme ils « véhiculent » les perceptions (dans la situation) », les
images sont « des déplacements d'influx ». On trouve p. 61 et p. 62 que
l'instinct sexuel du point de vue biologique causaliste n'est pas un
instinct spécifique mais un « schème sensitivo-moteur spécifique » et
que l'instinct destructeur n'existe pas non plus puisqu'il n'est que
« l'élément effecteur artificiellement isolé d'un schème instinctuel quel-
conque ». Bénassy nous accorde que dans la psychanalyse ces instincts
existent mais subjectivement et comme il conclut ainsi le chapitre
consacré au conflit instinctuel : « malgré les lacunes de la neurophy-
...
siologie on peut pressentir le moment où le modèle neurophysiologique
sera assez souple pour permettre de saisir un étroit parallélisme entre
les faits cliniques de la psychanalyse et le jeu des interactions nerveuses »,
il saute aux yeux que tout ce qui, dans la psychanalyse, ne se prête pas
84 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à ce parallélisme est subjectif, puisque si assouplie soit-elle la neuro-


physiologie restera éthologique donc causaliste (1).
Tout observateur, fût-il psychanalyste, doit donc aborder l'étude
du comportement avec un parti-pris antifinaliste ; le caractère appétitif,
intentionnel, orienté doit être tout d'abord écarté ; il faut tout de suite
chercher à mettre en évidence des stimuli, c'est-à-dire des causes externes
(même si elles agissent au-dedans de l'organisme) et des mécanismes.
Ainsi la recherche du plaisir sera interprétée d'emblée comme la fuite
d'un déplaisir, ce qui met sa cause en arrière, et ce déplaisir comme la
prise de conscience contingente d'une excitation, ce qui la chosifie.
L'apprentissage d'ailleurs (action extérieure) aura déjà le plus souvent.
lié du dehors le comportement au sentiment agréable ou désagréable,
car les instincts innés sont rares et élémentaires.
En tout cas si l'on met fin à une tension c'est qu'on y est déterminé
par elle. La décharge est toujours un effet et non un but objectif. La
rigueur scientifique exigerait, en somme, que la psychanalyse soit
ramenée, en deçà du Principe de Plaisir.
On voit par ces citations et ces remarques que mécanisme nerveux,
causalisme, objectivité appartiennent pour Bénassy au même ordre de
réalité. A ces trois termes il oppose : instinct, finalisme, subjectivité.
Je ne sais jusqu'à quel point la seconde triade lui paraît inférieure en
dignité scientifique à la première, mais à n'en pas douter il ne les place
pas au même niveau. J'ignore également quel rapport il fait entre la
vérité et l'objectivité, rapport dont je dirais après Lacan qu'il est la
pierre de touche de nos conceptions théoriques.
Voici donc brièvement passés en revue les points sur lesquels je
voudrais faire porter la discussion. Il m'a semblé que je ne pouvais
choisir meilleur ordre pour présenter mes observations que l'ordre
même de ce rapport en sautant toutefois la première partie sur le détail
de laquelle je ne me sens aucune compétence.

Je commencerai donc par l'exposé critique de la théorie freudienne


des instincts. Le début, très clair et très pénétrant, m'a beaucoup inté-
ressé et souvent convaincu, mais quand le tournant décisif de la pensée

(1)On se demande alors comment il sera possible de distinguer l'animal de Tinbergen de


la " tortue » cybernétique. N'oublions pas que ce n'est pas la « tortue » qui répond aux stimuli,
mais l'ingénieur par le trichement d'une machine qu'il a fabriquée dans ce but.
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 85

freudienne : « Au delà du Principe de Plaisir », est abordé, je ne me sens


plus du tout d'accord avec l'auteur. Il nous dit par exemple que l'instinct
de mort constitue « une explication hypothétique à laquelle aboutit une
interprétation de comportement formulée en termes stricts de causalité »,
il dit encore, ce qui m'a beaucoup surpris : « En somme on pourrait
presque dire : l'instinct de mort, c'est la pensée causaliste hypostasiée,
l'instinct de vie c'est la pensée finaliste hypostasiée. » Eh bien, mon
interprétation est ici fort différente.
« Au delà du Principe de Plaisir » me paraît témoigner d'un effort,
d'ailleurs couronné de succès, pour fonder objectivement les tendances
et les placer au centre même de sa métapsychologie. Pour ce faire il
cherche les manifestations de ces tendances aussi loin que possible de
l'homme, jusque dans la matière inorganique (Lamarck). Sans doute
aurait-il utilisé les découvertes récentes des microphysiciens. Bien loin
de réduire la tendance à un quelconque mécanisme, il voulait en montrer
l'universahté. Il est vrai que le Principe du Plaisir était ambigu, fuite du
déplaisir ou recherche du plaisir ? que l'opposition Principe de Plaisir-
Principe de Réalité n'avait pas tout le ressort dialectique souhaitable,
non plus l'opposition libido narcissique-libido objectale. Ces notions
avaient leur sens et leur place, qu'elles ont gardés, elles ne suffisaient
pas. Il apparut alors à Freud que la fuite d'une plus grande tension ou
la recherche d'une décharge n'est pas le tout du comportement. L'être
vivant n'est pas animé seulement par la promesse du plaisir ou par la
souffrance. Il est doué d'une spontanéité multiple qui lui est propre. Il
est le sujet, et non l'objet, de plusieurs tendances qu'il cherche à
satisfaire et parfois en dépit de la douleur ou du plaisir. Bénassy dit très
bien : « Freud pense que malgré ses explications suivant le Principe du
Plaisir, il reste dans les faits observés un mouvement vers l'action qui
ressortit à une autre explication. » Cette explication ne me paraît guère
causaliste. Considérons par exemple l'Automatisme de répétition :
la récapitulation abrégée des formes phylogéniques dans l'embryon,
la reproduction par les adultes des conduites ancestrales font penser à la
Mémoire de Samuel Butler, au Trans-spatial de Ruyer, tous deux fina-
listes, beaucoup plus qu'aux schèmes récurrents de l'apprentissage qui
me paraissent d'ailleurs être plus explicables par la Répétition qu'ils ne
l'expliquent. Les instincts conservateurs correspondent à une notion
aussi métaphysique que la « persévération de l'être dans son être ».
Enfin l'instinct de mort, si bien illustré par Roger Caillois et que Lacan
identifie à la négativité, n'est pas l'écoulement vers un avenir inorga-
nique, c'est un retour ; ce n'est pas l'effet d'une causalité, c'est le but
86 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'une finalité rebroussée. C'est une aspiration vers le passé, une fasci-
nation par le passé, une nostalgie et non un glissement sur une pente.
Le passé n'est plus cause efficiente mais cause finale. L'être n'est pas
nécessité par l'entropie, il l'assume. Freud dit textuellement qu'il ne
s'agit pas de mécanisme mais de détermination par l'histoire. Nous
employons peut-être là des termes qui paraîtront sans doute bien peu
scientifiques à certains d'entre vous, mais ne serait-ce pas trahir l'objet
de notre observation : l'être vivant, que de nous servir d'un Vocabu-
laire en usage dans la macrophysique traditionnelle (1), alors qu'il
s'agit justement de biologie comme fondement de la métapsycho-
logie ?
La notion d'instincts de vie met en évidence d'autres tendances
également indifférentes au Principe de Plaisir. D'abord fondues avec les
instincts de mort elles peuvent s'en séparer, s'y opposer et de nouveau
s'y agréger. La tendance à la coalescence est l'une d'entre elles, mais
aussi la tendance à la complication (le Moi et le Soi). Celle-ci est d'un
grand intérêt. Si l'on rapproche cette donnée de l'idée que se fait Freud
du progrès par adaptation aux changements extérieurs on retrouve
l'essentiel du Lamarckisme, comme Mme Marie Bonaparte l'a signalé
dans sa très claire Introduction à la théorie des instincts. Il est inutile de
rappeler que Lamarck conçoit l'adaptation comme le but d'une tendance
d'ailleurs éveillée par le milieu, alors que Darwin en fait le résultat
fortuit d'un hasard heureux. Certes le vivant n'échappe pas complète-
ment aux choses, mais elles n'ont pas sur lui leur plein effet. Il les
ravale au rang de conditions, d'obstacles ou d'occasions, tant qu'il dure.
Quand Freud dit que le vivant veut mourir mais à son heure et à sa
façon, c'est dire qu'il tend à se rendre maître de sa mort et de sa vie.
Mais il faut expliquer fusion et défusion de ces divers instincts par une
sorte de principe intime. C'est ainsi que Freud eut recours à Empédocle
et créa le mythe d'Éros et de Thanatos. Car, et nous atteignons ici une
intuition freudienne fondamentale, la vie est en son fond à la fois
conflit et union (analyse terminée et analyse interminable). L'instinct de
mort et l'instinct de vie ne peuvent donc appartenir à deux ordres de
réalité différents, ils n'hypostasient ni l'un ni l'autre la pensée causaliste,
je croirais volontiers au contraire qu'ils nous permettent de l'exorciser
définitivement. S'il en était autrement, la notion de conflit s'effondrerait
et avec elle notre technique et notre théorie.

(1) Les mcrophysiciens modernes sont, paraît-il, assez peu causalistes.


DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 87

Après vous avoir donné mon interprétation de la dernière théorie


freudienne des instincts, je dois maintenant m'adresser directement à
Bénassy car, en supposant que ma version soit plus fidèle que la sienne,
il n'est pas exclu que Freud et moi ayions tort, puisque j'adhère tout
à fait à la conception que je viens d'exposer.
Tout le travail du rapporteur me semble reposer sur ce postulat
explicite : le causalisme est objectif, le finalisme est subjectif. Or ce qui
est subjectif pour notre auteur est certainement moins vrai ; ainsi dans
son dernier chapitre au sujet de la technique il distingue « une véritable
interprétation causaliste qui risque de n'être pas comprise », et une
« meilleure interprétation qui travaille sur les deux plans à la fois »,
« moyen sans danger de laisser à l'élément subjectif sa place dans l'ana-
lyse vécue du malade en parlant son propre langage » ce qui rend l'ana-
lyse objective « moins inhumaine » en donnant « certaines satisfactions
au malade ». En somme, il suffirait que le patient ait atteint un certain
niveau pour que nous puissions travailler sur le véritable plan : celui du
causalisme objectif. Travailler également sur l'autre plan c'est se mettre
à la portée du malade, condescendre (1). N'est-ce pas dire en d'autres
termes que tout ce qui est « subjectif », et en particulier le finalisme, est
illusoire ? ou, comme l'on disait il y a quelques lustres, épiphénoménal ?
Bénassy ne nous a-t-il pas affirmé dès la p. 2 que nous ne pouvions
assigner de but à un comportementque par un mécanisme de projection ?
Cette prise de position appelle une critique préjudicielle que notre
expérience clinique commune devrait nous souffler. Certes de nom-
breux patients ont le sentiment subjectif et injustifié d'être entièrement
fibres, certains revendiquent une responsabilité sans limites : ils pren-
nent, comme on dit, tout sur eux. Mais il en est d'autres qui ne cessent
de proclamer une aliénation totale comme pour se disculper. « Ce n'est
pas moi, c'est l'hérédité, la maladie, la guerre de 1914, la sévérité de ma
mère, la faiblesse de mon père, etc. » Ils ne sont jamais causes efficaces
de rien mais toujours effets. Ils sont causalistes.
Il y a donc un sentiment subjectif d'être objet, comme il y a un sen-
timent subjectif d'être sujet, l'un et l'autre susceptibles d'être projetés
indûment sur le réel. Rien n'autorise à accorder une sorte de priorité
épistémologique à l'un plutôt qu'à l'autre. En toute rigueur, finalisme

(1) Bien sûr, c'est le théoricien qui condescend et non pas l'analyste mais, justement, toute
la difficulté est là.
88 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et causalisme doivent être également suspectés (1). En biologie par


exemple, l'explication causaliste exclusive m'inspire, je l'avoue, la plus
grande méfiance. Je ne vois pas comment elle pourrait rendre raison
de la transformation de l'oeuf microscopique avec ses quelques molécules
de nucléoprotéines en un organisme adulte, ou encore du fait que
« l'absence de stimulus puisse être une véritable cause d'activité » dans le
retour d'un pigeon au colombier, dans la fabrication d'un nid, d'une
toile ou d'une alvéole de ruche. Je me sens ici très finaliste.
Mais la vie ne peut être élucidée par un seul de ces deux types
d'explication, fût-ce le schéma finaliste. Si l'on utilise l'un il faut égale-
ment recourir à l'autre. Il serait peut-être préférable de rendre compte
de ces phénomènes à la lumière de la dialectique ou de l'intentionnalité,
mais si nous gardons l'opposition causalisme-finalisme, il faut la prendre
en bloc sans sacrifier l'un des termes ou, ce qui reviendrait au même,
sans les faire cheminer parallèlement l'un dans l' « objectif » et l'autre
dans le « subjectif ». Or les séries finales en biologie ne sont pas moins
réelles que les séries causales, les unes et les autres s'articulant entre
elles et même fusionnant jusqu'à un certain point. A chaque instant
dans notre expérience nous est sensible la pesée des choses sur la
tendance. Quelle part faut-il faire, dans un cas donné, respectivement
aux événements, aux conduites parentales et aux instincts de l'enfant ?
Jusqu'à quel point un atavisme pathologique retarde-t-il l'évolution
d'un organisme, et jusqu'à quel point un tel retard évolutif peut-il
embarrasser le développement d'une personnalité ? Peut-on reprocher
à Freud de passer constamment du « subjectif» à « l'objectif» alors que
cette ambiguïté mouvante définit ce vivant que l'investigation freudienne
a pour objet ?

Le problème du Moi me semble également devoir être discuté.


Bénassy identifie le Moi à l'action, il définit l'action comme une agres-
sion intégrée (2) et l'agression comme réductible à une décharge, c'est-à-
dire à une chute de tension. Je crois que le Moi est bien plus que cela.
Différencié et diversifié au contact du monde extérieur, il m'apparaît au

(1) Il faut d'ailleurs remarquer que les notions de déterminisme et de loi ne préjugent
d'aucun parti-pris explicatif en ne s'attachant qu'à l'ordre de succession des phénomènes et
non à leur mode de production. En cherchant à définir celui-ci, nous faisons, Bénassy et moi,
de la métapsychologie.
(2) Il s'agit ici d'une intégration telle qu'un central téléphonique peut la réaliser, rien de
plus.
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 89

moins comme un super-organe au sens lamarckien, fine pointe d'une


évolution où le changement du milieu initie, non une réaction toute
mécanique, mais un véritable progrès. C'est le lieu d'une spontanéité
qui est déjà la nôtre. Rejeter, choisir, réprimer, intégrer, restaurer,
toutes ces fonctions ne peuvent être ramenées à de simples agressions,
même « intégrées ».
Mais il y a plus, le Moi n'est pas qu'action, si riche soit le sens que
l'on donne à ce mot, il est aussi passion. Objet de l'amour du Ça et de
son propre amour, soumis au jugement et même aux sévices du Sur-moi
qui le fascine par un prestige exemplaire, il doit également s'ouvrir au
monde. Percevoir les choses, saisir intuitivement le sens de la figure et
des actes d'autrui impliquent la réceptivité. Si le Moi agissait toujours
il ne sortirait pas de lui-même, il se « projetterait » toujours dans le vide.
Il peut transformerle monde extérieur parce qu'il ne cesse de le ressentir
comme une résistance constante qui imprime en lui les formes succes-
sives qu'elle revêt.

Passons maintenant au chapitre consacré au conflit instinctuel, je ne


peux me défendre de l'impression que le rapporteur s'y révèle tout aussi
moniste que dans le reste de son travail.
La libido, selon lui, serait « dépourvue de moyens d'action... ceux-ci
étant fournis par l'instinct destructeur » ce n'est donc « pas un instinct
spécifique », elle n'est que passivité car son « support matériel se réduit
au segment récepteur de l'arc réflexe ». Quant à l'instinct destructeur
c'est « l'élément effecteur artificiellement isolé d'un schème instinctuel
quelconque ». Où est donc le conflit d'instincts s'il n'y a plus d'instinct
mais seulement un sentiment subjectif de conflit ? On nous opposera
alors l'exemple d'un conflit et de sa résolution dans une perspective
causaliste : deux stimuli qui, isolés, déclencheraient l'un, un comporte-
ment d'attaque, l'autre un comportement de fuite, déclencheront, s'ils
agissent ensemble, un troisième comportement, dit de déplacement.
Traduit en langage mécaniste ceci veut simplement dire que l'énergie
qui n'a pu s'écouler par aucune des deux voies habituelles a trouvé
devant elle, déjà mise en place, la soupape de sûreté d'une troisième
issue. En quoi un système dont tous les éléments sont partes extra partes
(matériel) et dont l'équilibre s'il est rompu se rétablit par une simple
baisse quantitative de tension, est-il différent d'un système physique
quelconque tel qu'un expérimentateur peut le fabriquer ? Et s'il n'est
rien de plus, quel rapport intelligible peut-on établir entre la composi-
90 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tion mécanique de ses forces et le conflit d'un sujet avec lui-même ?


Je me demande cependant si un mécanisme aussi radical ne se déduit
pas nécessairement d'une certaine interprétation du dualisme freudien
qui peut être schématisée de la façon suivante : l'on fait deux colonnes,
l'une d'Éros, l'autre de Thanatos et l'on place dans la première : l'ins-
tinct de vie, la tendance à la coalescence, la tendance à la complication,
la tendance à la passivité, la réceptivité, l'équilibre (physique) ; et dans
la seconde : l'instinct de mort, la tendance à la séparation, la tendance
à l'homogénéité, la tendance à l'activité, l'agression, le déplacement vers
l'équilibre (physique) (1). Il peut alors paraître légitime de chercher le
principe simple dont toutes les tendances d'une même colonne dérive-
raient, et le principe simple de l'autre. Par exemple, si Éros égale instinct
de vie qui égale tendance à la passivité elle-même réductible à la pure
réceptivité, Éros se trouvera démuni de toute activité, ainsi que toutes
les tendances du même groupe, et il faudra le doter d'un moteur
emprunté à l'autre colonne pour qu'il se mette en mouvement. Il ne
sera plus par lui-même désir d'union et force unificatrice, mais « état,
émotion ». Je cite Bénassy : « Je serai tenté de dire : l'amour c'est être
uni et non pas s'unir », et, l'opposition allant croissant, l'instinct des-
tructeur, qui n'est d'ailleurs plus un instinct, deviendra tout, et l'ins-
tinct érotique : rien, ou presque. Ainsi il sera désormais inutile d'ana-
lyser des tendances placées sous l'égide d'Éros puisqu'elles n'existent
plus.
Cette interprétation me paraît erronée. Aucune des tendances énu-
mérées plus haut ne dérive d'une seule autre tendance, chacune résulte
au contraire de la fusion d'une ou plusieurs paires de tendances oppo-
sées. L'amour est à la fois activité et passivité, régression et progrès, etc.,
il en est de même pour chaque instinct. Il ne s'agit pas de deux maî-
tresses branches issues d'un même tronc et se ramifiant chacune de leur
côté mais d'un réseau d'anastomoses. Le point important est de se
représenter ce réseau, où les courants pulsionnels se divisent et se réunis-
sent sans cesse, comme de texture binaire, car en clinique aucune
tendance ne se manifeste sans que son contraire ne puisse être mis en
évidence. La double disposition propre aux instincts à se séparer et à
fusionner est, nous.le répétons, l'une des notions fondamentales de

(1) Le causaliste passe ainsi d'une notion psychobiologique : la tendance, à une notion
toute physique : le déplacement vers l'équilibre. Celle-ci, loin d'être prise métaphoriquement,
nous est présentée comme l'essence même de la tendance. Ainsi se trouve mécanisée la vie
tout entière.
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 91

notre expérience. Si l'explication des troubles psychosomatiques et des


troubles caractériels est à la rigueur possible sans ces notions, je ne sais
comment celle des névroses pourrait s'en passer.

Tout ce qui précède peut faire prévoir comment la technique


m'apparaît à travers la théorie des instincts.
L'exemple pris par Bénassy est très bien choisi, celui du malade
prolixe sur un sujet indifférent pour dissimuler sa peur de l'analyste.
Celui-ci, par son interprétation et sa bienveillante neutralité, le décondi-
tionnera et lui fera prendre conscience. Certes ! mais de quoi ? Non pas
seulement de la peur d'une « cause » qui serait ou en dehors de lui, ou en
lui comme une étincelle dans un mélange détonnant, mais de sa peur de
lui-même. Il a peur d'avoir envie d'être agressé par l'analyste, ou il a peur
d'avoir envie de l'agresser. Ce n'est pas Nacht qui me démentira, lui
qui répète si souvent et à si juste titre à ses malades le « C'est vous qui... »
propre à décider le sujet à assumer ses propres désirs. Ainsi le psychana-
lyste doit parvenir à substituer la responsabilité, tantôt à l'aliénation
systématique « Ce n'est jamais moi qui... » tantôt à la culpabilité : « C'est
toujours moi qui... »
Le traitement n'est donc pas un bon apprentissage qui doit en rem-
placer de « mauvais ». C'est, au contraire, la négation de tout apprentis-
sage ou si l'on veut un apprentissage qui se nie sans cesse contre le gré
du patient. Nous enlevons les obstacles qui bloquent une tendance,
nous permettons à une spontanéité de se faire jour et, en somme, d'in-
venter, nous tendons à mettre à nu une cause finale. En procédant ainsi,
et le rapporteur procède ainsi comme nous tous, nous ne nous montrons
guère causalistes stricts. Si nous l'étions, nos patients guériraient à notre
insu et, à vrai dire, contre nous.
Une remarque encore. De tout ce qui vient d'être dit on peut aisé-
ment déduire qu'il ne suffit pas d'analyser l'agressivité. Si les tendances
passives ont une dignité égale à celle des tendances actives, si la névrose
résulte de leurs affrontements, il faut s'attendre à les trouver, les unes
et les autres, à la racine des syndromes et donc à devoir les dégager
ensemble pour leur permettre de se sublimer. L'homme aux loups a envie
d'être dévoré par son père et ce n'est pas seulement pour se défendre
contre le désir de le dévorer. L'agoraphobique a peur de céder à l'envie
de tomber, etc. Les comportements passifs dissimulent des pulsions
actives, mais les comportements actifs (phallique narcissique par
exemple) dissimulent des pulsions passives.
92 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

CONCLUSION

J'ai sans doute été moins clair que Bénassy, « les machines vivantes,
écrivait Ravaisson, sont le résultat de mouvements élémentaires
...
spontanés... qui ne peuvent être des objets de calcul et de raisonnement ».
En effet les notions de tendances, de leurs conflits, de leurs unions, de
leurs transformations et de leurs relations avec les choses s'explicitent
plus difficilement que les rapports physico-mathématiques des choses
entre elles. Comment comprendre que s'exercent à la fois les pouvoirs
d'Éros et ceux de Thanatos, comment saisir la nature de ces instincts
qui n'existent pas puisqu'ils deviennent, comment rendre compte de
cet enchevêtrement de causes efficientes et de causes finales que nous
présente la plus minuscule des amibes. Toutes ces notions sont effecti-
vement contradictoires, il faut en prendre notre parti. La vérité freu-
dienne est donc un scandale pour la raison, mais ce scandale n'a pas
seulement permis à celui qui l'a affronté de poursuivre heureusement ses
recherches. Ce n'est pas, comme paraît le penser Bénassy, une sorte de
felix culpa. Cettevéritécomposite n'est pas seulement féconde, elle est vraie.
Freud a tenté de rendre justice à la réalité humaine tout entière
et sous tous ses aspects, il lui fallait donc, à la fin, recourir au mythe
comme à l'image la plus claire, la plus fidèle et la plus compréhensive
de cette réalité « superbe et indéfinie ». La mythologie freudienne,
écartée avec un peu d'ironie par Bénassy, couronne selon moi cette
oeuvre inépuisable en lui donnant son véritable sens.

Intervention du Dr HELD
L'intéressante controverse entre Bénassy et Pasche à laquelle il
nous a été donné d'assister hier, nous paraissait devoir, quelle que pût
être sa durée, absolument sans issue. Pour simplifier il nous paraît
utile d'envisager les problèmes épistémologiques discutés aujourd'hui
de façon rétrograde, c'est-à-dire qu'après avoir suivi le rapporteur de la
psychanalyse à la psychologie la plus concrète, de la psychologie à la
neurophysiologie, nous soyons autorisés à faire une courte incursion
aux confins extrêmes de la biologie : à la naissance même de la vie. Nous
rappellerons alors avec Dauvilliers et Desguins (1) que ce qui caractérise
avant tout la vie et peut être pris comme critère de définition de cette
dernière est un pouvoir régulateur, « modulateur » des oxydo-réductions

(1) La genèse de la vie, Hermiann, 1942.


DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BENASSY 93

qui permet aux êtres vivants de transformer directement « l'énergie chi-


mique en travail mécanique sans passer par l'intermédiaire de la cha-
leur ». Ceci postule « l'attribution aux êtres vivants d'un pouvoir de
discerner et de diriger individuellement les molécules ». Ce « pouvoir »
rappelle singulièrement comme le rappellent lés auteurs précités la
fiction du démon de Maxwell. Qu'avec les finalistes (car enfin tout
finalisme implique une intelligence supérieure, Dieu ou démiurge, qui
dirige vers une fin) nous appellions ce pouvoir Dieu, ou qu'avec les cau-
salistes nous renoncions à l'expliquer, nous contentant d'introduire là
« un élément métaphysique différent du hasard et du déterminisme »
mais à partir duquel l'explication causaliste va se dérouler avec une
logique inexorable, jusqu'à ce qui fait précisément ici l'objet de notre
discussion, au fond, et pour le psychanalyste, dans les limites de son
activité de thérapeute s'entend, cela ne doit avoir aucune importance.
Nous pensons en effet que l'attitude parfaitement causaliste intel-
lectualiste préconisée par Bénassy n'est pas concevable avec toute la
rigueur sous laquelle il a tenu à nous la dépeindre.
Un patient qui serait analysé par ce causaliste intellectualiste idéal
ne saurait percevoir cette attitude comme une attitude affective. Et dans
cette hypothèse, comment cet analyste causaliste pourrait-il répondre
à tous les « pourquoi » qu'il se poserait à chaque instant pour ne point
•sombrer dans les « eaux dangereuses (dangereuses pour ce causaliste
parfait) du contre-transfert » ? Cette attitude causaliste paraissant devoir
uniquement mettre en jeu l'intelligence de l'analyste, comment dès lors
concevoir cette attention flottante, cette empathie, ce tact, qui ont tou-
jours paru nécessaires pour établir de sujet à sujet un contact affectif
permettant précisément de sentir' et de faire sentir, et non pas seulement
de comprendre, au moment voulu, la matière et la forme des « parce
que »... répondant aux « pourquoi » dont il a été parlé.
Au fond il s'agit avant tout, pour le causaliste comme pour le fina-
liste, d'être toujours objectifs envers leur propre subjectivité. Car en
cette matière, nous sommes tous un peu des M. Jourdain, et, nous fai-
sons toujours de temps à autre, et cela est fort heureux, de la « subjec-
tivité » sans le savoir.

NOTA. — Nous n'avons pu, faute de temps, lors de notre intervention


orale, et nous ne pouvons ici, faute de place, rappeler en détail les hypo-
thèses de Schrödinger concernant la nature de la vie. Dans un récent
article du Psychoanalytic Quarterly (n° 1, 1952), Szasz, de Chicago, à
propos d'une théorie des instincts, reprend quelques-unes des idées du
94 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

célèbre mathématicien allemand. Il n'y a qu'un seul instinct, l'instinct de


vie. La propriété fondamentale de la matière vivante est de « sucer »
de l'entropie négative dans le milieu ambiant. Ceci rejoint ce que nous
avons dit plus haut concernant le pouvoir modulateur des oxydo-
réductions. Ce « pouvoir » spécifique permet à la biosphère comme aux
organismes isolés de respirer, donc de brûler, d'une façon isothermique
sans obéir aux lois de la thermodyrnamique.

Intervention du Dr LAFORGUE
En ce qui concerne le rapport si intéressant du Dr Bénassy, je ne
voudrais signaler que deux points qui me paraissent avoir été laissés
un peu dans l'ombre. Il me semble que le rapporteur n'a pas attribué
assez d'importance au travail de Freud intitulé : Au delà du principe
du plaisir, travail qui a permis à Freud de faire sa grande découverte du
super-ego, ainsi que celle des mécanismes de répétition.
Vous connaissez les idées de Freud sur la question. Il avait été frappé
par le fait que dans de nombreux cas cliniques l'instinct ne semblait
pas répondre au principe plaisir-déplaisir, mais paraissait au contraire
pousser l'individu à reproduire la même situation affective que celle à
laquelle il avait été adapté dans son enfance par exemple, même si cette
situation comportait pour lui de nombreuses souffrances et des déplaisirs
certains. Un homme élevé par une mère narcissique ou autoritaire aura
une tendance à se marier avec une femme narcissique ou autoritaire.
La fille, dans les mêmes conditions, aura une tendance à reproduire la
situation avec un homme autoritaire dont elle risque de devenir la proie.
Cette reproduction ne semble pas être conditionnée uniquement par la
situation familiale, mais aussi par les conditions sociales et ethniques
dans lesquelles l'individu s'est développé au cours de son enfance.
Ainsi se formerait un super-ego poussant les individus, de génération
en génération, à recréer les mêmes situations affectives et à les fixer d'une
façon peut-être même héréditaire en favorisant un comportement qui
reproduirait avec un instinct très sûr les situations affectives dont le
sujet est prisonnier.
Ce sont ces constatations qui nous ont amenés à parler du super-
ego non seulement parental, mais de classe, de religion, ainsi que de
super-ego racial (1). Dans tous les cas où les influences ethniques
auraient déterminé un comportement particulièrement caractéristique

(1) Voir LAFORGUE, Psychopathologie de l'échec, Payot, Paris, 1950.


DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 95

chez certains groupes d'individus, ce super-ego aurait donc un carac-


tère collectif et ne serait qu'un aspect de ce que Jung a appelé l'incons-
cient collectif.
Bénassy a très justement mis en évidence que la satisfaction d'un
désir ne pouvait pas se faire sans fixer l'image de la situation qui a
déterminé la satisfaction de ce désir, image conservée dans la mémoire
inconsciente de l'individu. En tenant compte de cette situation, on
pourrait considérer les instincts, du point de vue psychanalytique,
comme étant en rapport avec la mémoire inconsciente de l'individu.
Cette mémoire fixée par les mécanismes de répétition et par le super-
ego collectif donnerait heu à des comportements instinctuels paraissant
innés, et associés, d'après Jung, à des images qu'il appelle archétypes.
Nous ne pouvons pas suivre Bénassy lorsqu'il définit le surmoi
comme étant un système de contrainte morale que seul le malade pour-
rait ressentir. Il n'est pas nécessaire d'être malade pour prendre cons-
cience de l'existence du super-ego, mais il est vrai que c'est surtout la
psychanalyse qui permet d'objectiver l'existence de cette instance de
l'appareil psychique.
Quelques mots encore au sujet de la théorie des instincts de vie et
des instincts de mort.
Freud dit de sa théorie des instincts qu'elle est pour ainsi dire la
mythologie de la psychanalyse. J'ajouterais : mythologie qui risque de
devenir une idéologie, précisément à cause de l'introduction de la notion
des instincts de mort. Si nous sommes à peu près d'accord sur ce que
nous pouvons comprendre par la notion des instincts de vie, il nous est
absolument impossible de nous mettre d'accord sur la notion des
instincts de mort. La mort, pour des raisons que j'ai exposées dans mon
travail Au delà du scientisme, représente pour les uns la fin de l'individu
et le néant, pour les autres, à l'instar de Robespierre, le commencement
de l'immortalité. En d'autres termes, pour les uns elle correspond à
l'idée de la disparition totale de l'individu, pour, les autres à la résurrec-
tion dans une autre vie. Dans les deux cas, il s'agit de croyances qui
s'affrontent, croyances non seulement mythologiques, mais aussi reli-
gieuses. Ceci aboutit à créer parmi les psychanalystes des chapelles
groupant chacune ses croyants, se réclamant chacune de la doctrine
pure de la psychanalyse et les poussant à exclure les adeptes de la
croyance qui n'est pas la leur. Saussure, qui semble avoir très justement
ressenti ce danger dans son étude sur les instincts, a préféré le terme
d'instinct d'inhibition à celui d'instinct de mort qui donne lieu à une
grande confusion.
96 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Quant à moi, j'aurais également préféré un terme moins sujet à


caution. Il est vrai que Freud pouvait ne pas être tout à fait libre en
ce qui concerne l'élaboration de sa théorie des instincts et qu'il devait
tenir compte des exigences de son propre super-ego ancestral. Cette
théorie n'était-elle pas en réalité là survivance d'anciennes croyances
remontant à l'époque babylonienne et peut-être même sumérienne de
notre civilisation ?
Permettez-moi de vous rappeler la religion de Zoroastre et ses dieux
Ormuz et Ahriman représentant le principe du bien et le principe du
mal. Rappelons-nous également la croyance des Manichéens qui, à une
certaine époque, ont fait de nombreux adeptes, au point de gagner
saint Augustin à leurs idées. Dans un beau livre sur la civilisation
iranienne, publié chez Payot, Henri Massé nous dit :
« Le manichéisme est une gnose, une variété particulièrement inté-
ressante du gnosticisme. Le vrai moi de l'homme, bien que présente-
ment obnubilé par l'inconscience et l'ignorance, ne cesserait pas d'être
consubstantiel au monde transcendant. La connaissance ou la reconnais-
sance de soi qui implique la connaissance de l'homme et du monde,
de leur nature, de leur préhistoire et de leur destinée, nous permettrait
ainsi de nous retrouver et de nous récupérer dans notre réalité éternelle
et plénière, et par là de nous sauver. »
« La gnose, dit encore Massé, est une connaissance qui sauve, une
science qui est elle-même salut. »
Cette gnose ne serait-elle pas la survivance des idées qui ont guidé
les médecins babyloniens dans leurs recherches ? Les Babyloniens
considéraient notre corps comme étant constitué de deux moitiés sem-
blables, droite et gauche accolées, moitiés symbolisant deux principes
qui conditionneraient l'existence de l'individu. Le mal, ou le principe
de la mort, était représenté par des démons aux traits horribles. Le
démon se voyant reconnu n'attaquait pas ceux qui, par cette connais-
sance, avaient pouvoir sur lui. Le diagnostic du médecin consistait à
étudier par la connaissance l'action du démon par qui le malade était
terrassé, ce qui est lié à la connaissance du péché qu'il avait commis.
Le Dr Contenau, auteur d'un livre sur la civilisation d'Assur et de
Babylone, explique que nous rentrons là dans les rituels de religion
générale qui ont établi la marche à suivre : confession des péchés que le
malade a commis ou qu'il a pu commettre, prononcé du nom des démons
qui ont pu donner la maladie ou la possession.
Je n'insiste pas davantage sur ce passé de notre science qui, refoulé,
a pu revenir à l'insu de Freud et se concrétiser par certaines croyances
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 97

et certaines gnoses comme, par exemple, celle de la théorie des instincts


de vie et de mort.
Je m'excuse d'avoir si longtemps attiré votre attention sur cet aspect
du problème qui, à mon sens, est important. Il nous montre certains
aspects du danger qui menace la psychanalyse de dégénérer en diffé-
rentes idéologies, avec leurs partisans plus ou moins dogmatiques, sous
l'influence de mythes sur la vie et sur la mort, mythes dont la théorie
des instincts de Freud pourrait être une survivance.
Freud n'est malheureusement plus là pour nous départager, mais
son génie nous avertit que les instincts sont des êtres mythiques,
superbes et indéfinis, dont il ne faut pas être dupe. Pourquoi ne s'est-il
pas simplement contenté de nous donner une théorie des pulsions ?

Intervention du Dr LAGACHE
Je commence par féliciter Bénassy d'un rapport informé, solide et,
pour lui donner le plus bel éloge, utile. Je m'excuse si l'incidence d'une
période d'examens m'a empêché de l'étudier avec l'attention qu'il
mérite. Aussi ma brève intervention ne portera-t-elle que sur un aspect
du problème.
Certaines de ses difficultés sont inhérentes aux ambiguïtés de la
notion même d'instinct. Bénassy les a rappelées après Freud. L'idée
d'instinct, en psychanalyse, évoque à la fois une conceptualisation de
l'expérience clinique et une réalité ontologique sous-jacente à cette
expérience. Elle est par suite un instrument lourd et difficile à manier.
C'est pourquoi j'ai une préférence pour les « principes », dont il est au
moins certain qu'ils ne prétendent pas représenter autre chose qu'une
conceptualisation de l'expérience ou une manière de l'appréhender.
S'exprimant au sujet du principe de plaisir, Bénassy le décompose
en deux propositions, énoncée l'une en termes économiques, l'autre en
termes d'expérience subjective (p. 31). (Je rappelle en passant que l'ex-
pression « principe de plaisir » est une abréviation pour « principe de
plaisir-déplaisir A A mes yeux, l'énoncé en termes de tension est
celui auquel le développement de la psychanalyse a donné le plus
d'importance. La référence à l'expérience subjective renvoie à des
phénomènes plus complexes que ceux auxquels Bénassy s'est volon-
tairement limité, savoir à la motivation, c'est-à-dire à la modification
de l'organisme qui le met en train. Une description sommaire permet
d'y distinguer au moins deux aspects : 1° La motivation est un état
de tension et de dissociation de l'organisme dont le caractère pénible
PSYCHANALYSE 7
98 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

est connexe à l'émergence de besoins ; on peut se demander si cette


tension pénible propre à l'émergence des besoins n'est pas ce qui
correspond concrètement à l'idée d'une modalité primaire de la destruc-
tion, à l'oeuvre à l'intérieur de l'organisme, idée qui apparaît dans la
théorie freudienne des instincts de mort ; 2° La motivation connote
également des anticipations émotionnelles agréables ou pénibles, en
rapport avec des perspectives de satisfaction ou de frustration des
besoins en cause et qui en commandent pour une large part l'aboutisse-
ment à des réactions de décharge ou de défense. Si une analyse aussi
brève permet déjà de montrer tant de complexité dans l'aspect motiva-
tionnel du principe de plaisir, on conçoit les raisons pour lesquelles
son interprétation économique en termes de tension apparaît sinon
comme plus valide, du moins comme plus « opérationnelle ».
Dans la même ligne de pensée, on éviterait bien des difficultés en
partant d'un « Principe de Répétition ». Une source de difficulté réside
dans le fait que Freud, dans Au delà du Principe de Plaisir, après avoir
rappelé la distinction entre Principe de Plaisir et Principe de Réalité,
ne l'utilise pas dans l'élaboration du concept de répétition. Or, qu'ar-
rive-t-il si l'on envisage les compulsions de répétition sous cet angle,
en tenant compte, en particulier, des caractéristiques temporelles des
deux principes ? Rappelons d'abord que l'idée de répétition ne fait
pas seulement allusion à une réalité mystérieuse, à un mur infranchis-
sable à la thérapeutique analytique ; la répétition intervient dans les
réalités cliniques les plus immédiates, et c'est précisément l'étude de ces
compulsions de répétition accessibles à l'investigation et au traitement
qui peut permettre l'élaboration d'un Principe de Répétition. Or, l'étude
clinique de ces compulsions de répétition met en lumière des caractères
importants : urgence des besoins et des émotions en cause, imminence
des effets attendus ou craints, assimilation du présent au passé, de
l'imaginaire au réel, incapacité de prendre du recul et d'agir en fonction
d'effets éloignés. En d'autres termes, si l'on confronte les compulsions
de répétition avec le Principe de Plaisir et avec le Principe de Réalité,
elles se laissent plus facilement comprendre en fonction du Principe de
Plaisir. Le Principe de Répétition soustrait la conduite de l'homme au
Principe de Réalité, et c'est en ce sens que la tendance répétitive peut être
considérée comme un automatisme instinctif (et par conséquent déréel).
Je termine par quelques remarques concernant la conception éco-
nomique de la cure. LePrincipe de Répétition rend compte d'un régime
d'activité pathologique dont la prédominance de la réduction des ten-
sions est le trait principal. Sous cet angle, le but de la cure est de diminuer
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 99

le recours aux défenses régressives, et d'augmenter la tolérance aux


tensions élevées, et je ne parle pas seulement des élévations de tension
en rapport avec la frustration, mais des élévations de tension en rapport
avec l'émergence des pulsions sexuelles ou agressives, de manière à ce
que la réduction de tension ne se fasse pas sans l'intermédiaire d'une
élévation de tension, qui permette à l'organisme d'affirmer et de réaliser
ses possibilités propres. Ceci n'est évidemment pas possible sans des
modifications structurales dont l'aspect significatif est l'invigoration de
l'Ego et la dominance corrélative du Principe de Réalité. Ces formula-
tions permettent de rejoindre la théorie des Instincts ; une conduite qui
vise avant tout à réduire la tension peut être interprétée comme dominée
par les instincts de mort ; une conduite qui admet des élévations de
tension, c'est-à-dire des risques, fait évidemment plus de place aux
instincts de vie.
Intervention du Dr NACHT
Le rapport du Dr Bénassy nous présente une excellente confronta-
tion des théories psychanalytiques sur les instincts avec les données
récentes de la psychophysiologie expérimentale.
Le sujet était difficile et ingrat. Bénassy l'a traité avec beaucoup
d'intelligence et de talent. Il nous l'a rendu clair, agréable, sans jamais
s'éloigner cependant d'une rigueur scientifique à laquelle je me plais à
rendre hommage.
« Les instincts sont des êtres mythiques, superbes et indéfinis »
disait Freud. Bénassy les a dépouillés de leur parure mythique, mais ils
restent encore superbes, et bien difficiles à définir. Il faut avouer que
nous avons confié à notre rapporteur une tâche très malaisée, nous
devons en convenir : ces instincts auxquels nous nous référons sans cesse,
il nous est impossible de les saisir dans un concept qui soit entièrement
satisfaisant pour l'esprit. A peine sommes-nous tentés de leur accorder
une valeur finaliste que nous voilà arrêtés par leur motivation causale
évidente. Tantôt ils nous apparaissent tendus vers le maintien de la vie
au mépris de la souffrance, tantôt ils semblent dédaigner la vie pour
éviter le seul déplaisir. Et enfin, quand nous sommes tentés d'affirmer
que leur but est d'éviter la tension, la souffrance, et d'assurer la satis-
faction, la détente, le repos de l'être humain, nous sommes bien obligés
de nous apercevoir que ce n'est toujours vrai non plus !

Il existe cependant, à côté de ces aspects variés et contradictoires


de ce que nous appelons les manifestations instinctuelles, un et même
100 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

deux éléments constants qui les caractérisent tous : c'est l'élément force
devenant action, action qui opère en vertu de mécanisme innés.
Mais réduire les instincts à des éléments innés ne leur enlève rien
de leur mystère, et nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une explica-
tion qui ne fait que déplacer le problème sans le résoudre. Les travaux
de Szondi, que je connais peu et mal, pourraient, il me semble, apporter
ici quelque chose d'intéressant au sujet.
Toutefois, si l'élément inné limite nos possibilités d'appréhender
la notion d'instinct, celui de force agie nous donne davantage le moyen
de l'approcher d'un peu plus près.
Ce point de vue nous ramène, somme toute, à la clinique proprement
dite. C'est ce qu'a fait le rapporteur dans la partie la plus importante de
son travail, et c'est là, semble-t-il, qu'il est le plus à l'aise.
Lorsqu'on essaye de confronter la psychanalyse avec d'autres disci-
plines scientifiques, il arrive souvent que nous y trouvions, c'est juste-
ment le cas ici, une confirmation aux théories de Freud, quand ce ne
sont pas ces théories qui ont précisément inspiré, sciemment ou non,
les chercheurs de ces autres disciplines où la psychanalyse ne peut en
tout cas trouver aucun enseignement utilisable ou nouveau pour elle.'
Si nous revenons à la clinique, nous constatons des déplacements
d'objectifs et d'objet dans l'activité de chaque instinct. Nous pouvons
observer de plus, à la suite d'inhibitions intenses, la neutralisation de tel
ou tel instinct. Ces faits me semblent plaider en faveur de l'hypothèse
d'une énergie primaire non différenciée acquérant ultérieurement des
qualités particulières à mesure que se développerait l'organisme.
Freud ne dit-il pas d'ailleurs : « Non pas clairement sexuel, non pas
sadique en soi ; mais cependant la substance dont tous deux naîtront
plus tard » ?
Mais, ainsi que Bénassy le rappelle, Freud n'a pas cru devoir retenir
l'hypothèse d'une énergie primaire non différenciée. Il a voulu y voir
seulement une énergie libidinale neutralisée par le moi, ce qui paraît
déconcertant, car on peut se demander comment les fonctions du moi
pourraient s'exercer avant même d'exister.
Par contre, il semble évident que l'énergie mise au service des besoins
du nouveau-né est tout aussi élémentaire et peu différenciée que le sont
ces besoins mêmes.
Ce n'est que par suite du développement et de la maturation des
systèmes physiologiques que les besoins se multiplient, se nuancent,
se différencient.
Sans doute l'énergie employée se différencie-t-elle parallèlement,
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BENASSY 101

acquérant les qualités particulières qui caractériseront plus tard chaque


instinct.
Cette énergie primaire ne correspond nullement à celle d'une
« libido désexualisée » (Freud) ou d'une « agressivité neutralisée »
(Hartmann) qui résultent l'une et l'autre d'un processus secondaire.
Je ne partage pas tout à fait l'opinion de Bénassy lorsqu'il interprète
ma conception d'intégration de l'agressivité comme un simple dépla-
cement car j'y vois plutôt personnellement une modification qualitative.
Ainsi cette conception de l'intégration s'oppose entièrement à celle de
la neutralisation (Hartmann) l'intégration étant le fait d'un moi ignorant
la peur, alors que la neutralisation s'opère sous l'influence de la peur
et aboutit à une inhibition énergétique.
Que l'on appelle cette énergie « primaire non indifférenciée » comme
je le fais, ou nerveuse neutre comme le fait Bénassy, ou encore énergie
vitale, élan vital comme d'autres l'ont fait jadis, peu importe. Ces noms
divers désignent une même chose, que l'on s'étonne de voir rejeter par
Freud sur la base d'arguments cliniques difficiles à retenir. J'ajoute ici,
c'est un fait qui me paraît important, que la différenciation qualitative
ne prend justement toute sa valeur qu'avec le développement des fonc-
tions du moi.
C'est au moi qu'incombe la tâche fondamentale de lier entre elles
les différentes forces instinctuelles, fonction d'un intérêt vital car sans
cette fusion des instincts, la vie de l'organisme serait peut-être impossible.
Mais, c'est précisément dans cette fusion des instincts que se trouve
aussi la source des névroses et des psychoses, car le conflit naîtra préci-
sément de cet alliage même, selon les dosages différents qu'il
contiendra.
J'en arrive ainsi au dernier chapitre du rapport de Bénassy, celui
qui traite du conflit instinctuel et qui m'a paru des plus intéressant, ses
réflexions sur la « collaboration » des instincts sont excellentes. La place
qu'il fait aux pulsions agressives, qu'il identifie en quelque sorte à l'action,
rappelle des points de vue qui me sont familiers. Je ne peux donc être
que pleinement d'accord avec lui quand il pense que « l'instinct destruc-
teur serait l'élément moteur de l'instinct érotique ».
Mais je partage moins cette opinion selon laquelle « l'instinct érotique
serait l'élément sensitif de l'instinct destructeur » car il y a à mon avis
d'autres conditions capables de solliciter les pulsions agressives. D'où
un champ d'action plus étendu et une indépendance plus grande de ces
dernières par rapport aux pulsions érotiques, ce qui donne selon moi
un rôle prévalent à l'agressivité. C'est ce même point de vue que
102 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Bénassy me semble adopter finalement. Aussi ne puis-je qu'applaudir


à certaines de ses conclusions selon lesquelles l'analyse causaliste objec-
tive est avant tout une analyse de l'action, de l'agression, du moi et de
l'instinct destructeur, tout en formulant des réserves sur d'autres points
de son exposé où il affirme l'utilité technique du concept d'instinct.

Intervention de M. J. R. DE OTAOLA
Je voudrais tout d'abord adresser la salutation cordiale du groupe
barcelonnais à cette Conférence, qui a permis d'établir un premier
contact entre les psychanalystes des pays de langues romanes ; je veux
vous exprimer nos meilleurs voeux pour l'avenir de ces relations, et
notre reconnaissance à M. le Président de la Société psychanalytique
de Paris pour son amicale invitation, si précieuse pour nous.
En ce qui concerne l'excellent rapport du Dr Bénassy, je me bornerai
à dire quelques mots pour poser simplement une question qui me
semble importante du point de vue méthodologique.
Comme nous le savons tous, la systématique des instincts selon la
psychanalyse, telle qu'elle est proposée par la deuxième et dernière
formule freudienne, se fonde sur des données purement spéculatives
se rapportant à des faits extra-empiriques par principe et qu'on ne peut
que supposer par déduction.
Parler d'instinct de vie et d'instinct de mort, c'est évidemment faire
appel à des notions qui appartiennent à une catégorie de pensée qui
entre bien dans la méthodologie philosophique existentielle, mais non
dans la méthodologie purement scientifique pour laquelle seuls les faits
positifs et leurs relations causales déterminables peuvent entrer en
ligne de compte.
Je me demande alors si cette orientation méthodologique est la plus
convenable à l'objet propre de l'investigation psychanalytique, c'est-à-
dire pour mettre en lumière les circonstances matérielles qui peuvent
nous expliquer scientifiquement les particularités concrètes d'une forme
donnée du comportement, actuelle ou latente, et cela dans les limites
les plus larges que vous voudrez, mais toujours en restant en deçà de
ces constantes universelles et transcendantes que, d'autre part, je ne
nie aucunement l'intérêt de rechercher.
Je me demande aussi si ce sont bien les résultats de la recherche
psychanalytique empirique qui exigent que, faute de mieux, on recoure
à de telles hypothèses transcendantes en renonçant à comprendre les
faits sans sortir de la voie scientifique expérimentale.
Selon nous la prétendue existence de processus instinctifs indépen-
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 103

dants du principe du plaisir, existence par laquelle Freud a voulu justi-


fier la nécessité objective de la notion d'instinct de mort, est loin d'être
suffisamment prouvée. Nous pensons qu'il ne faut pas considérer le
plaisir comme une finalité en soi, ni comme un caractère différentiel
quelconque des tendances instinctives, mais comme la condition indis-
pensable pour que le Moi volontaire consente à la réalisation des dites
tendances au moyen d'un acte intentionnel. Peut-être les tendances
instinctives, considérées en elles-mêmes, sont-elles toutes « au delà du
principe du plaisir ». Mais peut-être aussi n'y en a-t-il aucune qui le soit,
si on les considère dans la totalité du processus de sa réalisation.
Nous croyons, par suite, que des phénomènes tels que la fixation à la
situation traumatique, la compulsion de répétition du transfert, et le
sado-masochisme, peuvent être expliqués avec avantage en s'appuyant
sur les données puisées dans l'investigation psychanalytique des expé-
riences affectives personnellement vécues, à l'aide de la première for-
mule que Freud lui-même avait proposée, et à laquelle, à notre avis,
il y a lieu de se demander s'il ne conviendrait pas de revenir.
Au sujet de l'appui que la biologie peut apporter à l'édification théo-
rique de la psychanalyse, je voudrais rappeler que la biologie n'est pas
forcément du type physiologique ou zoologique, mais que la psychana-
lyse est aussi une science biologique, d'un contenu particulier, et avec
des techniques propres d'investigation. On ne devrait pas sous-estimer la
valeur du matériel résultant de l'application de ces techniques, mais, au
contraire il faudrait demander à ce matériel précisément les fonde-
ments essentiels de tout travail théorique, sans demander à d'autres
disciplines qui, quoique voisines, sont différentes, autre chose que ce
qu'elles peuvent nous donner : à la physiobiologie les fragments physio-
logiques, c'est-à-dire pré- ou post-psychiques, des comportements
instinctifs ; à la zoobiologie, les aspects communs de ces comportements
que la psychologie animale peut étudier explicitement là où la psychana-
lyse ne peut qu'inférer.
Le point capital sera donc toujours que la psychanalyse parvienne
parfaitement à définir les objets et les techniques propres de la zone
autonome qui lui revient dans le champ de la connaissance scientifique.
En terminant je remercie le Dr Bénassy de nous avoir fourni, avec
son rapport sur ces aspects importants de la théorie psychanalytique,
un document dont la consultation sera toujours d'une utilité primordiale.
104 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Intervention du Dr NICOLA PERROTTI, de Rome


Je voudrais avant tout féliciter le Dr Bénassy de son rapport, à la
fois ample et complet. Il ne. se limite pas à nous offrir un tableau exact
des discussions, d'ailleurs toujours vives, en ce qui concerne les instincts,
mais il nous propose des vues personnelles et des perspectives neuves qui
se prêtent surtout à des discussions fécondes.
Quant à moi, j'ai déjà eu l'occasion d'étudier le problème des
instincts au cours d'un rapport sur l'agressivité, présenté au IIe Congrès
italien de Psychanalyse, en 1950. Ma contribution à cette discussion
peut donc être représentée par les conclusions que je fus amené à
prendre alors et que je vais vous apporter textuellement.
« Nous sommes poussés à admettre que les tendances destructrices
sont des tendances instinctives au service, non de la mort, mais de la vie.
« L'instinct sexuel étant lui aussi un instinct de vie, nous devons
reconnaître qu'il existe un seul et unique instinct de vie, que les ten-
dances érotiques et agressives représentent deux aspects ou deux
moments d'un même instinct.
« Le premier de ces aspects est perceptif, en rapport étroit avec les
besoins, il est lié à la sensibilité et perçu comme désir ; l'autre est
exécutif, en rapport étroit avec la motricité, il s'exprime par l'action.
« Le premier se rattache, à l'imagination, le second à la réalité.
«
L'Éros perçoit le plaisir et la douleur, il se fait le porte-parole
du Ça, il sent les tensions en train de se former, il pousse à la satisfaction
immédiate ; quand cette dernière est entravée, il regarde, cherche,
suggère d'autres issues. Lorsque le droit chemin est bloqué, il repère
des sentiers tortueux ; il sait dissimuler et masquer les intentions véri-
tables du Ça, arranger des compromis ; il incite sans trêve à l'action et
noue des liens durables avec les objets.
« L'agressivité, au contraire, se montre l'organe exécutif de la
libido ; grâce à la motricité, elle a une prise active sur le monde extérieur ;
elle réalise ce qu'exige le Ça, élimine des obstacles, abat les ennemis et
les rivaux, oblige le milieu à s'adapter à ses exigences ; dans tous les cas,
elle tend à la sécurité, à la tranquillité de l'organisme. L'Éros est un
phare, une lumière en quête de possibilités anciennes ou neuves ;
l'agressivité, c'est l'activité destructrice qui écrase tout pour garder ce
qui est susceptible d'être sauvé.
« Lorsque l'agressivité s'attaque aux objets aimés, c'est alors que le
conflit éclate. Tout laisse à croire que c'est justement là l'origine prin-
cipale des conflits psychiques, même primitifs au premier chef dont
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BÉNASSY 105

parle M. Klein. D'une façon analogue, cette tension, ce malaise, ce


désarroi que nous appelons le sentiment de culpabilité, c'est l'expres-
sion de ce conflit.
« En suivant ce cours d'idées, on voit s'éclairer d'une lumière nou-
velle maints aspects de la personnalité.
« Mais je me hâte d'ajouter que si l'on effectuait une telle élaboration,
l'impression générale éveillée par la vie psychique ne serait pas tellement
différente. Rien de plus naturel. Quand on s'attache à l'étude des mêmes
phénomènes, quel que soit le point de vue auquel on se place, on est
bien obligé de considérer aussi la partie qui est demeurée dans l'ombre
après qu'on a observé la partie en pleine lumière.
« Le sadisme, par exemple. On peut le décrire comme une manifes-
tation agressive, mais à condition de ne pas oublier l'érotisme ainsi
satisfait. On peut aussi le décrire comme une manifestation érotique,
à condition de ne pas oublier que la satisfaction se manifeste moyennant
une décharge agressive.
« Quoi qu'il en soit, un fait ressort assez nettement : quand on
observe et décrit les manifestations agressives, on part du comportement
pour remonter aux besoins ; dans le cas contraire, on part des besoins
pour arriver aux modalités diverses du comportement.
« S'il en est ainsi, on comprend enfin pourquoi la notion d'instinct
est si incertaine. Du moment que l'observation nous décèle un unique
instinct, la notion d'instinct finit par devenir superflue, puisqu'elle se
confond avec celle de « vie ». C'est la vie, devrait-on dire, qui se déroule
et se manifeste à travers des pulsions, tendances, conflits, sentiments,
actions, volontés, réalisations, etc. »
Comme on le voit, mes conclusions s'accordent dans leurs lignes
générales avec celles de M. Bénassy. Sur un point, cependant, il y a
une divergence d'opinions, lorsque M. Bénassy admet l'existence de
deux instincts : le premier actif, destructeur, l'autre passif, érotique.
Même après avoir écouté le rapport du Dr Bénassy, je crois pouvoir
soutenir mon point de vue pour les raisons suivantes :
1) La notion d'instinct, déjà fort attaquée par les biologistes, se
montre encore plus incertaine, plus vacillante dans l'exposé critique du
rapporteur.
De plus en plus l'instinct nous apparaît comme une résultante plutôt
que comme un principe d'explication. Dans ces conditions, il nous
semble vraiment difficile et quelque peu équivoque de construire, sur
des bases aussi fragiles, tous les paliers de la psychologie dynamique.
D'autre part, puisque les tendances, soit érotiques, soit destructrices,
106 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nous paraissent les expressions d'un unique instinct de vie, la notion si


générale d'instinct, ne tarde guère à rejoindre celle d'énergie vitale ou
celle de vie.
Il faut se demander alors si le temps n'est pas venu de remplacer,
en psychologie, la notion d'instinct par celle de « tendance » ou de
« pulsion ». C'est, en attendant, ce que font déjà plusieurs psychanalystes.
2) A un certain point, le rapporteur affirme :
« L'instinct destructeur serait donc l'élément moteur de l'instinct
érotique. Sans lui, la libido ne peut s'actualiser explicitement. L'instinct
érotique serait donc l'élément sensitif de l'instinct destructeur. Sans lui,
l'instinct destructeur ne peut ni se diriger, ni s'adapter. »
Je suis là tout à fait d'accord avec lui: Ses conclusions, comme on le
voit aisément, ce sont les conclusions mêmes auxquelles j'avais abouti,
de plus, exprimées presque à l'aide des mêmes mots.
Mais après cette affirmation, l'autre, celle qui pose l'existence de deux
instincts différents, ne laisse pas d'apparaître aussi injustifiée que
contradictoire.
L'existence réelle d'un instinct érotique, de par sa nature, passif,
ne nous semble pas suffisamment démontrée par la constatation de
l'érotisme cutano-muqueux qui permettrait d'éprouver du plaisir sans
activité préalable.
Au contraire, ce que nous pouvons constater, c'est que le nourrisson
crie et pleure éperdument lorsqu'il ressent des stimulations désa-
gréables, que le bercement comme les autres stimulations cutanées sont
agréables en tant qu'elles apaisent des tensions intérieures ; tandis que
ce sont les mouvements de succion qui lui apportent les premiers
plaisirs érotiques, reçus pourtant passivement du lait et du sein
maternels.
3) Je crois que le rapporteur a été amené à la théorie des deux
instincts opposés par l'idée, quelque peu préconçue, d'une dualité des
instincts, fondée sur l'opposition passivité-activité, c'est-à-dire sur une
abstraction.
Toutefois l'expérience quotidienne nous pousse sans relâche à cons-
tater les conflits entre pulsions instinctives, tandis que la vie psychique
tout entière, avec son dynamisme, nous apparaît comme une lutte entre
forces opposées.
Mais si le jeu de ces pulsions et de ces conflits forme l'objet de nos
recherches en psychanalyse, la raison dernière de ces forces antagonistes,
nous ne la trouverons pas dans l'organisme vivant, ni dans ses méca-
nismes réactifs.
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BENASSY 107

Plus modestement et plus simplement, j'estime qu'il faut chercher


cet antagonisme originel dans le milieu ambiant.
Pour vivre, les êtres vivants ont besoin d'échanges continus avec
l'ambiance, ils ont donc besoin des objets. Mais l'ambiance constitue,
d'autre part, la source de tous les périls. Terriblement dangereuse, elle
n'en demeure pas moins nécessaire. L'air, l'eau, le sol, les aliments, les
autres êtres vivants peuvent devenir tantôt favorables, tantôt dange-
reux : l'ambiance renferme partant des objets bons et des objets mau-
vais, selon l'intensité ou le caractère homogène de leurs stimula-
tions.
L'objet bon et mauvais, c'est donc la mer, le sein, la mère, la société,
la patrie.
Le problème revient à ne pas haïr les objets qui se montreront
nécessaires, comme à ne pas aimer les objets qui se montreront mauvais ;
c'est là que réside le problème fondamental de la vie humaine.

Intervention du Dr DE SAUSSURE
.
Je tiens à féliciter le Dr Bénassy du rapport très remarquable qu'il
nous a présenté. Il a fait l'effort de repenser après Freud et en suivant
ses traces ce problème si complexe des instincts. Il a eu raison de l'enri-
chir des découvertes plus récentes de la biologie et d'en étudier aussi
l'aspect neuro-physiologique.
Dans ma carrière d'analyste, je me suis penché à plusieurs reprises
sur le problème des instincts et particulièrement sur ce que Freud nous
en a dit : Vous savez que celui-ci nous a proposé des solutions diverses
selon les périodes de sa vie, que ces solutions sont en partie contradic-
toires, que les différentes définitions qu'il nous a données ne s'appliquent
pas chacune aux différents instincts qu'il a décrits.
C'est pourquoi cette étude est déconcertante et cependant prodi-
gieusement attachante parce que c'est au cours de sa recherche sur les
instincts que Freud nous a donné ses vues les plus profondes sur la vie
et sur les névroses.
Suivant les moments, l'instinct est pour Freud avant tout l'acte
instinctuel accompli par la force de l'hérédité ou la poussée instinctive,
ou une fonction complexe comme celle de l'instinct sexuel, ou l'affect
qui nous lie à l'objet ou l'ensemble de ces choses.
On peut ajouter que des confusions analogues existent chez la plu-
part des biologistes et des psychologues.
Si nous ne pouvons jeter une clarté complète sur la théorie de
108 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Freud, peut-être pouvons-nous suivre les préoccupations qui ont dicté


les solutions auxquelles il est parvenu.
Briicke, le maître de physiologie de Freud, avait écrit une mono-
graphie sur le globe oculaire en 1849. Il avait passé à côté de la décou-
verte de l'opthalmoscope que son ami Helmholtz découvrit un an plus
tard. Il en fut très vexé et il avait coutume de raconter sa déception à
ses élèves. Lorsque Freud eut la même expérience et qu'il décrivit
en 1884, les propriétés anesthésiques de la cocaïne en omettant de
signaler qu'on pourrait les appliquer à la chirurgie oculaire, il se promit
de ne pas passer une seconde fois à côté d'une découverte.
C'est pourquoi lorsqu'il entendit Charcot dire à Brouardel à propos
d'une névrose : c'est toujours d'origine sexuelle, toujours ! Il saisit la
balle au bond et commença à travailler sur cette idée.
Des auteurs avant lui avaient signalé que la névrose résultait souvent
d'un conflit moral. Mais cette interprétation était : faire reposer l'ori-
gine de la névrose sur une conception quasi philosophique, celle du bien
ou du mal.
Freud était heureux d'avoir déplacé ce conflit sur le terrain biolo-
gique des instincts. Mais aussitôt qu'il eut découvert la part des instincts
sexuels, il fut hanté par l'idée de trouver une base biologique à l'autre
pôle du conflit.
Pendant longtemps il oppose les instincts du moi à ceux de la
sexualité, puis il précise qu'une partie de la libido est tournée vers le moi
et c'est l'opposition de la libido narcissique et de la libido objectale,
puis ce sont les oppositions des instincts de vie et des instincts de mort,
de la sexualité et de l'agression et même plus tard lorsque Freud for-
mulera le conflit entre le moi et le ça ou entre le ça et le surmoi, il aura
soin de marquer les origines instinctuelles du surmoi.
Au delà du principe du plaisir est un livre génial à bien des égards.
Il nous surprend par l'introduction des problèmes de tensions intra-
psychiques dans une phase de la vie où Freud s'était tourné si résolu-
ment vers les solutions biologiques et instinctuelles.
Ce n'est que par hasard que j'ai compris l'origine de ce fait. Brücke
était né en 1819 et à l'occasion de son centenaire, Freud a dû relire les
Physiologische Vorlesungen dont les 40 premières pages sont consacrées
à ces sujets.
Ce qui déroute, c'est que Freud ne cite pas Brücke, mais Fechner
pour lequel Brücke avait un certain mépris. Par contre, dans l'Analyse
pratiquée par les laïques, que Freud rédigeait à peu près à la même époque,
il avoue que Brücke fut l'homme qui eut sur lui la plus forte influence.
DISCUSSION SUR LE' RAPPORT DU Dr M. BENASSY 109

Mais laissons de côté ces différentes interprétations historiques. Il


me semble que l'on peut faire un parallèle entre la découverte du'
principe d'inertie de Descartes et du principe de répétition de Freud.
L'Antiquité cherchait à expliquer le mouvement avant d'avoir compris
que tous les corps étaient en mouvement. Freud nous a montré que si
un être n'était pas soumis à la pression de circonstances extérieures,
il avait tendance à répéter indéfiniment sous la même forme les expé-
riences qu'il faisait.
Ainsi les animaux répètent les actes instinctifs et les vieillards
régressent vers la répétition. Nous savons que notre cerveau est en
grande partie un instrument inhibiteur pour arrêter le principe de
répétition.

Fin de la Discussion sur la Théorie des Instincts


Deuxième Intervention du Dr NACHT
Mes fonctions de président m'engagent à tirer les conclusions des
débats que nous menons depuis hier matin.
Certes l'excellent rapport de Bénassy et les nombreuses et très
intéressantes interventions qui l'ont suivi nous ont beaucoup appris sur
la question qui nous occupe.
Cependant je ne crois pas qu'il nous soit possible aujourd'hui de
donner une meilleure définition de l'instinct que nous l'aurions fait
avant-hier.
Peut-être est-ce parce que nous cherchons une réponse à des ques-
tions auxquelles il n'est pas possible de répondre.
J'ai essayé hier en ouvrant la discussion de dégager les éléments
constants caractéristiques des manifestations instinctuelles : la force
agie selon des mécanismes innés.
Le premier de ces éléments nous est accessible, nous le saisissons
dans toutes les manifestations de la vie psychique, et progressivement
notre savoir s'est enrichi sur ce sujet et continue à s'enrichir.
Mais quant au second, les mécanismes innés échappent à l'état
actuel de nos connaissances et de nos moyens d'investigation à notre
observation : ils restent par conséquent insaisissables.
Vouloir résoudre le problème des instincts dans sa totalité mène
donc à ce qui se passe ici depuis hier matin : nous tournons en rond
autour de ce que j'appellerai un « casse-tête », si vous me permettez
d'employer un terme si peu académique.
Freud lui-même a introduit une énorme confusion dans le corps de
110 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sa doctrine, chaque fois qu'il a essayé de construire une théorie des


instincts.
R. de Saussure nous a expliqué ce qui peut-être l'a contraint à
s'engager dans cette voie.
Devons-nous pour autant le suivre à notre tour ?
Je ne le crois pas.
Je le crois d'autant moins que, contrairement à ce qu'affirme Bénassy
dans son rapport, ni techniquement, ni théoriquement le concept d'ins-
tinct ne me paraît utilisable.
Laforgue, dans son intervention, se demandait pourquoi Freud ne
s'était pas contenté de nous donner une théorie des pulsions.
Je réponds à cela que Freud a précisément donné cette théorie des
pulsions. Elle s'est avérée d'une prodigieuse fertilité doctrinale et
théorique.
Pourquoi ne pas nous en tenir à cela ?
Le moi
dans la névrose obsessionnelle
Relations d'objet et mécanismes de défense
Rapport clinique
par le Dr MAURICE BOUVET .
(Paris)

INTRODUCTION
Présenter un rapport sur le Moi dans la névrose obsessionnelle peut
paraître osé, puisqu'aussi bien c'est dans cette affection que cet aspect
de la personnalité que l'on nomme le Moi fut depuis longtemps, et de
prime abord d'ailleurs, l'objet de l'attention des analystes. Il ne pouvait
être question en effet d'envisager l'étude de la névrose obsessionnelle
sans aborder celle du Moi, puisque celui-ci est de façon si active
impliqué dans cette névrose, et qu'il est si intimement mêlé au déve-
loppement de sa symptomatologie. FREUD n'a-t-il pas intitulé l'un
de ses premiers articles sur la névrose obsessionnelle, Les neuropsychoses
de défense.
Tout n'a-t-il pas été dit sur ce sujet. N'a-t-on pas décrit, sous tous
ces aspects, la pensée prélogique, n'a-t-on pas suffisamment insisté sur
les formations réactionnelles de l'ego ; s'il est un aspect pathologique du
Moi, dont la clinique analytique ait donné une description précise,
c'est bien celui du Moi obsessionnel.
Aussi n'ai-je pas l'intention de revenir sur des faits qui sont connus
de tous, ni sur ces études si pénétrantes qui nous ont fourni les connais-
sances que l'on sait sur les principaux mécanismes psychopathologiques
de la névrose obsessionnelle.
Je désirerais aborder ici, devant vous, un point particulier : Celui
des relations d'objet que le Moi obsessionnel, noue avec son environ-
112 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nement, c'est là, je le sais bien aussi, un problème qui dès le début des
études analytiques a suscité l'intérêt des auteurs, et chacun a en mémoire
les travaux d'ABRAHAM. Néanmoins, mes lectures, tout aussi bien que
mon expérience personnelle si limitée fut-elle, m'ont engagé à consacrer
ce rapport à l'étude de cette question.
Comme on le verra en effet en lisant le chapitre qui suit, les travaux
les plus importants qui eurent trait ces vingt dernières années à la
névrose obsessionnelle ont eu pour objet précisément l'examen de ces
relations. Peut-être s'étonnera-t-on du titre que j'ai donné à cette présen-
tation : Le Moi dans la névrose obsessionnelle alors que je viens d'en
tracer les limites et d'indiquer que je ne ferai qu'allusion à tout ce que
la clinique psychanalytique, disons classique, nous apprend sur le Moi
obsessionnel; si je l'ai ainsi arrêté c'est que certaines des études
contemporaines s'essaient à une description d'ensemble de la person-
nalité totale du sujet obsédé à la lumière de ses relations objectales,
et par là introduisent le problème des rapports de la névrose obses-
sionnelle, et des autres syndromes psychopathologiques tout aussi
bien psychotiques, que névrotiques, alors que d'autres travaux restent
limités à un aspect plus restreint de ces relations d'objet.
J'ai pensé que l'on pouvait tenter une synthèse des résultats, obte-
nus par les auteurs qui se sont récemment intéressés à la névrose
obsessionnelle, résultats qui ne font d'ailleurs que compléter et préciser
ce qui était déjà impliqué dans les études plus anciennes ; il m'a semblé,
que de l'ensemble de ces données, se dégageait la notion d'une relation
d'objet dont la portée était très générale et dont j'ai recherché l'expres-
sion clinique. Aussi, je consacrerai une large partie de ce travail à un
exposé clinique, peut-être un peu minutieux et un peu long et je vous
prie de m'en excuser.
J'ai adopté dans cette présentation le plan suivant :
Le Ier chapitre sera consacré : à l'état actuel de la question.
Le 2e chapitre : à une étude clinique du Moi et de ses relations
d'objet en général.
Le 3 e chapitre : à l'étude des relations d'objet dans le transfert.
Le 4e chapitre : aux instruments de cette relation et à son évolution
au cours du traitement analytique.
Le 5e chapitre : à l'exposé d'une observation qui m'a semblé être assez
démonstrative.
Le 6e chapitre : enfin à quelques considérations d'ordre thérapeutique
avant que je ne vous présente les conclusions que je pense pouvoir
dégager de cette étude.
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 113
I
ÉTAT ACTUEL DE LA QUESTION

Le terme de relation d'objet, étant pris dans le sens le plus général,


s'applique à toutes les relations du sujet dans le monde extérieur, et,
dans le cas particulier de la névrose obsessionnelle, il ne peut être
question, étant donné l'importance des déplacements et des représen-
tations symboliques, qu'il en soit autrement.
J'ai fait allusion plus haut aux études d'ABRAHAM sur ce sujet. Il a
en effet consacré toute une série de publications à la question des rela-
tions de l'obsédé et de ses objets d'intérêt et d'amour, à leurs différences
et à leurs similitudes avec celles qui caractérisent d'autres états psycho-
pathologiques comme la mélancolie, la manie, etc. Névrose obsession-
nelle et états maniaco-dépressifs, 1911 ; Courte étude du développement de
la libido vue à la lumière des troubles mentaux, 1924 ; Contribution à la
théorie du caractère anal, 1921 ; pour ne citer que les principales.
Il en arrive à la conclusion que voici : la névrose obsessionnelle
aboutit à une régression au stade sadique anal de l'évolution libidinale,
où les relations d'objet peuvent être définies comme suit :
Le sujet est capable d'amour partiel d'objet, c'est-à-dire qu'il ne
vise qu'à la possession d'une partie de l'objet, ce qui implique un res-
pect relatif de l'individualité de celui-ci. Ce désir de possession, de
conservation d'un objet, qui donne au sujet des satisfactions narcis-
siques, est le témoin de l'organisationinstinctuelle de la deuxième phase
du stade sadique anal, telle que ABRAHAM lui-même l'a différenciée ;
il l'oppose à la première où les désirs sadiques destructeurs avec visées
d'incorporation prédominent. La régression de la névrose obsessionnelle
est essentiellement pour lui stabilisée à cette phase anale conservatrice,
mais il n'en reste pas moins, que ce désir de conservation de l'objet est
contrebalancé par un désir d'expulsion, de destruction, ce qui donne
à la phase anale ses caractéristiques d'ambivalence bien connues : la
conservation répondant à l'amour, la réjection à la haine.
Cette phase de l'organisation anale est celle à laquelle la très grande
majorité des auteurs, pour ne pas dire presque tous, fixent le terme de
la régression de la névrose obsessionnelle. Tout en effet concorde à
ce qu'on la situe à ce niveau : l'existence à ce stade d'une distinction
très franche entre le sujet et l'objet, la séparation complète du Moi et
du non Moi, l'intensité des différentes formes de sadisme aux phases
PSYCHANALYSE 8
114 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sadiques anales, l'existence d'une ambivalence physiologique, l'inter-


vention vigoureuse et progressive dans la vie de l'enfant d'une orga-
nisation psychique de plus en plus puissante, mais qui s'exprime encore
précisément sur un mode archaïque — le mode prélogique. Et il est
en effet hors de question que l'on puisse d'une manière générale assigner
à la régression dans cette affection des caractères plus primitifs encore ;
néanmoins, comme nous le verrons plus loin, l'affirmation d'ABRAHAM :
que le sujet dans la névrose obsessionnelle, a renoncé a toute visée
d'incorporation, est discutable et controuvée par les faits. Sans doute
faut-il voir là, la conséquence d'une trop grande rigueur dans les oppo-
sitions qu'ABRAHAM a voulu faire. Étant donné, en effet, que les phases
de l'évolution se recouvrent les unes les autres et s'interpénétrent, ainsi
que l'a explicité une fois de plus Mme Mack BRUNSWICK, il n'y a pas
de difficulté à admettre qu'il n'existe aucune division tranchée, et que
les tableaux de concordance des syndromes névrotiques et des phases
d'organisation libidinale n'aient qu'une valeur générale et ne puissent
servir qu'à établir un rapport entre la structure d'ensemble d'un
trouble et une phase de l'évolution. Aussi ne faut-il pas s'étonner
qu'à travers une structure psychopathologique donnée, s'expriment,
et des signes témoignant de la survivance de formations conflictuelles
appartenant à des périodes antérieures et des angoisses inhérentes
à ces mêmes phases du développement.
Ce qui est indiscutable, c'est que la phase où est restée fixée et où
régressela libido dans la névrose obsessionnelle, est une phase intermé-
diaire extrêmement importante du développement en ce qui concerne
les relations d'objet, et que comme le fait remarquer ABRAHAM, dès que
la libido ne s'exprime plus, sur le mode et avec les qualités des inves-
tissements qui sont ceux de la phase sadique anale conservatrice, elle
régresse avec une extrême facilité à ses organisations antérieures.
Ceci nous rend compréhensible, sur le plan de l'évolution des pul-
sions, les rapports intimes qui unissent la névrose obsessionnelle aux
psychoses, puisque celles-ci témoignent d'une régression libidinale aux
stades d'organisation antérieure.
NACHT, dans Le masochisme, a fait remarquer que les rapprochements
que fait ABRAHAM entre la névrose obsessionnelle et la mélancolie sont
discutables, et sur le plan topique : dans un cas il s'agit d'un Moi névro-
tique et dans l'autre d'un Moi psychotique, et sur le plan dynamique :
dans le premier cas l'agressivité est transformée en masochisme de par
sa réflexion sur le Moi, par l'intermédiaire d'un Surmoi archaïque, et
dans l'autre elle prend, sans transformation préalable,le Moi pour objet.
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 115
.

De toute manière l'introjection du déprimé est la conséquence de la


rupture des relations libidinales d'objet ; et classiquement, elle est
assimilée aux relations d'objet de cannibalisme total de la phase orale
sadique de l'évolution instinctuelle, qui est immédiatement antérieure
au stade sadique anal (FREUD). De même la rupture de ces relations
avec concentration de la libido sur le Moi peut aboutir à la schizophrénie,
avec retrait au moins prédominant des investissements objectaux. La
clinique nous montre chaque jour le bien-fondé du schéma d'ABRAHAM,
en nous imposant la notion des rapports étroits des états obsessionnels
et des psychoses, que celles-ci soient caractérisées par une prédomi-
nance des mécanismes de rejet et de projection, comme les psychoses
de persécution, ou par celles des introjections destructrices comme la
mélancolie, ou par un retrait massif des investissements objectaux
comme la schizophrénie. La Clinique psychiatrique concorde ici avec
les enseignements de la théorie analytique.
Par ailleurs, ce que j'ai dit plus haut, du recouvrement des phases
du développement les unes par les autres, rend compte, non seulement
de la présence de formations orales sadiques dans toutes les analyses
de névroses obsessionnelles qui sont rapportées dans la littérature,
mais encore dans certains cas, de troubles de la structuration du Moi
qui sont le reflet de son état dans les phases antérieures du développe-
ment, comme par exemple, l'absence de séparation complète entre le
Moi du sujet et l'objet.
FERENCZI a attaché la même signification qu'ABRAHAM aux consé-
quences pour l'évolution des relations d'objet, des phases anales du
développement. Le sens de la réalité est étroitement lié pour lui à
l'éducation des sphincters et à leur « moralité ».
FREUD accepta complètement, comme on le sait, le schéma
d'ABRAHAM, et adopta la subdivision des phases orales et anales qu'il
avait décrites en phases préambivalentes et orales sadiques d'une part,
sadiques anales destructives et sadiques anales conservatrices d'autre
part.
C'est ce schéma que l'on retrouve sur le tableau des concordances
entre les phases du développement libidinal, les relations d'objet,
et les manifestations psychopathologiques que Mme Mack BRUNSWICK
publia, et qui représente l'opinion définitive de FREUD sur cette question.
Je voudrais simplement faire une remarque sur la position de
FREUD à l'égard de la névrose obsessionnelle; sans insister sur ses études
classiques sur cette affection, je tiens à attirer l'attention sur ce qu'il
n'a cessé de réaffirmer, à savoir : que les formes les plus archaïques
116 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de la libido sont très voisines des manifestations agressives, qu'un


transport d'énergie instinctuelle peut, sous l'influence de la frustration
ou d'une cause interne se faire de la signification libidinale de la relation
à sa signification destructive, diverses formulations qui expriment
toutes cette idée majeure : qu'après que la régression, à partir du conflit
oedipien, ait fait son oeuvre, les manifestations agressives expriment
autant d'amour que de haine. C'est là, je crois, un point essentiel et
sur lequel on ne saurait trop ramener l'attention.
Je ne puis, dans le cadre de cet exposé, que citer des noms qui vous
sont connus : celui de JONES, par exemple, dont les études sur Haine
et érotisme anal dans la névrose obsessionnelle et traits de caractère anal
érotique sont classiques.
Parmi les travaux contemporains dont l'objectif reste limité à la
description d'un mécanisme relationnel particulier, je voudrais insister,
non que je lui accorde l'importance des travaux de JONES par exemple,
sur la tentative de BERGLER. Comme vous le savez, BERGLER, attachant
une importance toute spéciale à la phase orale du développement, vit
dans les difficultés de l'allaitement le prototype des relations ambiva-
lentes qui précisément sont celles de la névrose obsessionnelle. Il
retrouva dans le cours du développement toute une série de circons-
tances pouvant présenter une analogie avec la situation initiale et se
charger des angoisses non surmontées de cette première relation ambi-
valente, l'éducation des sphincters par exemple, autre expérience de
passivité, imposée.
Je ne pouvais pas ne pas être frappé par ces travaux et par ce senti-
ment qu'il eut qu'une bonne partie de l'agressivité de la névrose obses-
sionnelle était une réaction de défense contre une tendance passive,
masochique, survivance de ces expériences dé passivité imposées. J'ai
moi-même étudié l'aspect homosexuel du transfert dans la névrose
obsessionnelle, et j'ai pu constater précisément, qu'à partir du moment
où le sujet pouvait prendre conscience de son désir homosexuel,
c'est-à-dire l'accepter, le contact affectif avec ces malades devenait
plus sûr ; ce qui ne veut pas dire pour autant que des traumatismes
importants de la période orale soient toujours en cause.
GLOVER en 1935, publia un article sur L'étude du développement des
névroses obsessionnelles, qui, me semble-t-il, est d'une importance toute
particulière pour la compréhension de la signification d'ensemble
des symptômes obsessionnels qui apparaissent comme l'expression
d'une véritable technique destinée à maintenir des relations de réalité.
Ce travail s'inspire des conceptions de Melanie KLEIN, et fait allu-
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 117

sion au stade paranoïde et psychotique de la petite enfance, à la théorie


des bons et des mauvais objets introjectés, théorie au sujet de laquelle
GLOVER fait d'ailleurs dès cette époque les plus extrêmes réserves,
souhaitant qu'une description plus rigoureuse des phases primaires du
développement puisse être élaborée. Mais ce qui me paraît donner à
ce travail toute sa valeur, c'est son caractère clinique. Se basant sur
l'étude des formes marginales ou limites de la névrose obsessionnelle :
névrose obsessionnelle et dépression — névrose obsessionnelle et toxi-
comanie — phobie, recouvrant un processsus obsessionnel ainsi que
sur des cas de névroses obsessionnelles caractérisées. GLOVER démontre
que la technique obsessionnelle : déplacement, isolation, symbolisation,
permet au sujet de maintenir, à travers un jeu psychologique complexe,
des relations d'objet concrètes, et stables, grâce à un émiettement des
affects dont l'intensité et l'alternance rapide eussent été insupportablesau
Moi, le sujet évitant ainsi les dangers des introjections durables et des
projections irrémédiables de mauvais objets, par la succession rapide
des conduites d'introjection et de projection.
Depuis, GLOVER a, dans de nombreux travaux, pris résolument posi-
tion contre le concept des objets partiels, en lui déniant la qualité de
concepts de base, Concepts mentaux de base, leur valeur clinique et théorique,
et en insistant sur l'inexistence de l'objet dans les phases primaires du
développement. Il ne nie pas pour autant que l'enfant fasse avec son corps
des fantaisies simples qui lui servent à s'exprimer. Mais il différencie ces
fantaisies d'objet des imago dont il rappelle le processus de formation, à
partir des expériences réelles de plaisir ou de souffrance vécues dans les
relations d'objet. Après abandon ou disparition de l'objet se forme,
suivant les cas, une bonne ou une mauvaise imago, qui est assimilée à
une partie de soi, ce sont ces mauvaises imago qui sont responsables des
projections qui transforment les objets en mauvais objets. Mais ces res-
trictions n'enlèvent rien à la valeur clinique de son travail ; et d'ailleurs,
dans la dernière édition de son traité, il fait de nombreuses allusions à la
thèse qu'il défendait en 1935, soit par exemple la suivante : les obsédés
qui ne souffrent plus de leurs obsessions semblent être privés d'un
appui (constatations que j'ai moi-même pu faire à de multiples reprises),
ou encore en général la névrose obsessionnelle est une bonne garantie
contre la psychose.
Il est d'ailleurs tout à fait certain que ce qu'il écrit, sur les aspects
positifs de la régression, soit en substance : qu'elle est une technique
sûre et longuement éprouvée de stabilité à laquelle on recourt devant
les dangers nouveaux, précisément parce que l'on a l'expérience qu'elle
118 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avait déjà protégé contre des dangers antérieurs au stade qui la marque,
ne peut manquer d'avoir une valeur générale en dehors de toute dis-
cussion relative au concept d'objet.
Au surplus cette thèse cadre trop bien avec ce qu'implique le schéma
d'ABRAHAM d'une part, c'est-à-dire qu'après les relations d'objets de
caractère sadique anal il y a la psychose, et ce que nous apprend
d'autre part l'étude des relations, mais cette fois sous l'angle psychana-
lytique entre la névrose obsessionnelle et les psychoses.
Ces études démontrent qu'en tout état de cause, en pratique, et
quelles que soient les conclusions auxquelles on arrive quant à la signi-
fication de la névrose par rapport à une psychose concomitante ou
sous-jacente, au sujet de leurs connexions réciproques l'on n'a aucun
intérêt à détruire inconsidérément la relation d'objet névrotique, car
alors la psychose se précise et s'amplifie.
Je regrette de ne pas avoir le temps d'insister ici sur les études de
FEDERN, de STENGEL, de GORDON, de PIOUS, et de bien d'autres. Il est
vrai que depuis que l'analyse de la schizophrénie semble devenue de
pratique plus courante, soit par l'emploi d'une technique modifiée
(FEDERN, PIOUS), soit par une analyse assez classique (ROSENFELD), la
position du problème peut être différente ; mais en restant dans les
limites de ce travail, il me semble qu'une notion capitale se dégage de
l'ensemble de ces recherches : le caractère vital de la relation obsession-
nelle, car elle supplée aux relations plus évoluées que le sujet n'a pu
atteindre, et les effets cataclysmiques de sa rupture sur l'état d'équilibre
et de cohérence du Moi d'un sujet donné.
Peut-être pourra-t-on m'objecter précisément qu'il n'est nullement
démontré qu'il y ait une relation de causalité, entre le maintien d'une
relation d'objet obsessionnelle et celui d'un certain degré de cohérence
du Moi et que, ce sont là simplement deux aspects concomitants et
parallèlement variables de la personnalité morbide, ceci est vrai, mais
il n'en reste pas moins que l'argument clinique garde toute sa valeur
et que si nous admettons depuis FREUD, une échelle de régressions de
plus en plus profonde et allant même jusqu'à la stupeur catatonique,
il n'y a pas de raison pour ne pas admettre qu'un stade régressif moins
profond qu'un autre, et qui par conséquent représente un progrès sur
ce stade antérieur, ne soit un palier, une plate-forme, sur lequel se
réfugie le sujet qui n'ayant pu accéder à des relations plus évoluées,
est sur le point de céder au vertige de la régression sans limite. Cette
manière de voir d'ailleurs est en accord avec les constatations faites
par les auteurs qui s'occupent de schizophrénie et dont l'un deux écri-
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 119

vait en substance : il est émouvant de voir ces sujets (les schizophrènes)


s'efforcer de retrouver à travers un système obsessionnel, un contact
avec la réalité.
N'est-ce pas d'ailleurs dans une perspective un peu comparable que
BOREL et CÉNAC ont soutenu, devant la conférence des psychanalystes de
langue française leur rapport sur L'obsession ? Certes ils mettent avant
tout l'accent sur l'essai de résolution par l'obsession d'un conflit intra-
psychique, mais en insistant sur son caractère de réaction générale
hédonique ils rejoignent par un côté le point de vue précédent. Dans
l'auto-observation, rapportée dans ce travail, de l'obsession d'une
mélodie apparaissant précisément lors d'un état de fatigue, peut-être en
partie comparable à ces. états légers de dépersonnalisation que FEDERN
avait étudiés sur lui-même, l'obsession, si l'on peut donner ce nom
aux phénomènes rapportés, n'était-elle pas précisément un reflet d'une
technique de défense destinée à maintenir le contact avec une repré-
sentation d'objet ?
Mais je vous ai rapporté, à partir du travail de GLOVER, toute une
série d'études visant les rapports de la relation d'objet obsessionnelle
et de celle des états de régression plus accentué de l'appareil psychique,
autrement dit les psychoses. Il reste les rapports de cette relation avec
celle des régressions moins accentuées, et en particulier de l'hystérie
d'angoisse. Ici je ne puis que vous renvoyer à l'admirable rapport
d'ODlER (La névrose obsessionnelle) devant cette assemblée, ou du
moins celle qui l'a précédée ; je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'il
y précise les relations d'objet dans l'une et dans l'autre de ses affec-
tions, et qu'il y définit avec la clarté que l'on sait le fonctionnement
du Surmoi dans chacune d'elles.
Il me reste maintenant à faire allusion à un texte trop court de LACAN,
où cet auteur écrit que la névrose obsessionnelle est un trouble résultant
des premières activités d'identification du Moi ; il y note que l'effort
de restauration du Moi se traduit dans le destin de l'obsédé par une
poursuite tantalisante du sentiment de son unité, et l'on verra dans
la suite de ce travail combien les idées ici défendues sont voisines de
celles de LACAN.
Dans mon travail sur l'importance de l'aspect homosexuel du transfert
dans le traitement de quatre cas de névrose obsessionnelle masculine,
auquel j'ai déjà fait allusion, j'étudiais les phénomènes d'identification
régressive qui procurent à ces sujets un sentiment de force et d'unité
nécessaire qui leur permet de passer de cette identification prégénitale
et archaïque à une identification adulte.
120 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Sans doute trouverez-vous précisément que l'objection que je me


faisais d'avoir donné à ce travail un titre trop prometteur est méritée,
puisqu'aussi bien je vous ai présenté jusqu'alors des travaux intéres-
sant la relation d'objet, et rien en ce qui concerne le Moi lui-même.
Ceci tient à ce que, en dehors de tout ce que l'on a écrit sur le Moi
et la pensée magique dans la névrose obsessionnelle, je n'ai rien trouvé
dans la littérature qui concerne d'autres aspects du Moi, sauf un travail
de FEDERN, auquel d'ailleurs je ferai allusion dans le chapitre suivant.
Cette étude d'un style très différent de celles que j'ai pu lire jusqu'ici
est une tentative d'estimation de la valeur du Moi, et non une analyse
de ses mécanismes de défense. Elle consiste en une comparaison avec
le Moi hystérique, et se complète d'ailleurs par les descriptions cliniques
visant le Moi schizophrénique.
Comme on le voit, l'ensemble des travaux contemporains sur la
névrose obsessionnelle se rapporte en somme à l'étude de la relation
objectale de l'obsédé, qu'ils soient plus spécialement consacrés à la
description de ces relations, ou qu'ils s'intéressent d'une manière plus
générale à la signification de la structure obsessionnelle.
Comme on le voit aussi, ces études ne font que prolonger et complé-
ter l'effort des premiers chercheurs. Elles aboutissent toutes à une
même conclusion : les relations objectales de type obsessionnel sont
pour un sujet donné d'une importance vitale.

II
LE MOI
DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE
SES RELATIONS D'OBJET .

Il n'est pas dans mon intention dans cette partie de mon travail
d'envisager autre chose que ce que l'on est convenu d'appeler la faiblesse
ou la force du Moi. Il est en effet habituel de dire que le Moi dans la
névrose obsessionnelle est dans certains cas débile, dans d'autres
cas plus fort, et d'en tirer des conclusions pronostiques.
Tous les auteurs insistent à juste titre sur le dédoublement du Moi,
FENICHEL par exemple dans son traité sur Hystérie et névrose obsession-
nelle, note que la partie magique du Moi est du côté de la résistance et
que la partie logique est l'alliée du thérapeute ; il met, dans l'examen
qu'il fait des conditions qui rendent le traitement de la névrose obses-
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 121

sionnelle particulièrement difficile, en bonne place ce dédoublement


du Moi. Dans les phases de l'analyse où la partie magique de celui-ci
domine la personnalité, elle fait du traitement une analyse de psychose.
De plus, ce dédoublement crée une difficulté particulière. L'interpré-
tation même bien comprise n'agit pas, elle permet au malade de se
constituer une théorie de sa maladie sans vivre son traitement. Autre-
ment dit, le sujet utilise cette scission entre les deux parties de son Moi
comme un écran qu'il place entre l'analyste et lui, et déjà se pose la
question des relations d'objet au cours du traitement. ODIER, dans son
livre sur L'angoisse et la pensée magique parle de secteur prélogique du
Moi. NUNBERG insiste s.ur la régression du Moi au stade animisto-
sadique (Traité général des névroses).
Comme je l'ai déjà dit, je ne voudrais pas revenir sur la description
du mode de pensée prélogique caractéristique du secteur régressif du
Moi. Ce serait une redite qui ne ferait que surcharger inutilement
ce travail, de même par la suite, je ne définirai pas systématiquement les
mécanismes qui président à la genèse de l'obsession ou qui condition-
nent sa maîtrise et ce pour la même raison.
Qu'entend-on donc au juste par force ou faiblesse du Moi. C'est
là, une notion bien difficile à définir. NUNBERG, à la suite d'une longue
étude arrive à la conclusion suivante : La force ou la faiblesse du Moi
dépend de la proportion dans laquelle les instincts de vie et de mort
sont combinés, il ajoute : « Bien que cette conclusion ne soit pas très
significative... » Aussi je m'en tiendrai à la définition clinique de GLOVER
qui examinant le même problème dans un article sur le concept de
dissociation écrit en substance : que l'on peut qualifier de fort un Moi
qui assure pleinement l'exercice des pulsions instinctuelles modifiées et
contrôlées par lui, d'une façon compatible avec les exigences de la
réalité extérieure. Il souligne qu'une soumission trop marquée à l'ins-
tinct est tout autant une preuve de faiblesse, qu'une limitation trop
grande imposée à ce dernier. Dans ce travail, GLOVER fidèle à sa théorie
nucléaire du Moi définit sa faiblesse comme le résultat d'une intégration
insuffisante des noyaux du Moi primitif dans le Moi total, mais surtout,
attitude qui me semble répondre à une conception vraiment réaliste du
problème, il insiste sur le fait que c'est de l'examen de la personnalité
entière et de son adaptabilité que découle la notion de la force ou de la
faiblesse du Moi.
Est fort le Moi qui peut sans désordre majeur faire face aux demandes
actuelles et normalement prévisibles de la réalité extérieure.
Je voudrais précisément, en prenant deux exemples concrets,
122 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

montrer combien est trompeuse, sur le plan pratique, la référence


pure et simple à l'importance de la symptomatologie et à sa plus ou
moins grande extension, et combien, dans tous les cas, le Moi de
l'obsédé est adultéré dans son ensemble, ceci par l'étude des. relations
objectables, qui sont l'expression de l'adaptation du sujet au monde.
J'ajouterai tout de suite que de cette démonstration qu'un Moi appa-
remment moins atteint est en réalité malade à un certain degré dans sa
totalité, et si l'on veut bien y réfléchir de façon importante, je ne compte
pas tirer de conclusion particulière quant au pronostic éloigné d'une
telle affection ; je crois qu'il est raisonnable d'admettre que le Moi,
qui malgré une amputation réelle et profonde, fait preuve avant toute
analyse de la plus grande capacité de synthèse, est plus capable qu'un
autre de, maintenir les gains acquis à l'analyse, mais je pense, en tout
cas, qu'en ce qui concerne la facilité de la cure elle-même, j'entends
d'une cure réelle et non d'une analyse intellectualisée, il est illusoire
de tirer un argument pronostic de la force apparente du Moi telle qu'elle
nous est sensible au cours d'un examen clinique où sont pourtant minu-
tieusement étudiés et les antécédents morbides, et la date d'apparition
des troubles et l'efficience apparente du sujet dans la vie sociale, et
enfin l'importance de la symptomatologie. Évidemment, tout ce que je
viens de dire n'est valable que dans une certaine limite, il reste hors de
doute qu'un sujet atteint de névrose obsessionnelle symptomatique, de
schizophrénie latente et présentant de façon massive des phénomènes
d'étrangeté et d'aliénation, ainsi que cette réaction paradoxale de la
disparition massive en quelques mois de traitement de toute ou de
larges pans de symptomatologie obsessionnelle, a un Moi dont la fai-
blesse pose des problèmes pronostics et thérapeutiques très particuliers.
Aux frontières de la névrose obsessionnelle tout ceci est une question
de nuances, et dans certains cas, d'ailleurs, bien difficiles à apprécier :
cette étude n'intéresse que des cas appartenant indiscutablement au
groupe des névroses obsessionnelles et je désirerais comparer entre eux,
deux sujets atteints d'une névrose obsessionnelle dont la gravité est
apparemment très différente, pour montrer que dans un cas comme
dans l'autre la personnalité est atteinte dans son ensemble et que les
relations d'objet sont également troublées in toto ; par ailleurs, je dois
ajouter que le cas en apparence le plus facile s'est montré le plus
résistant. Cette dernière constatation corroborée par tout ce que j'ai pu,
jusqu'ici, constater est en accord avec ce que FENICHEL nous apprend
du pronostic de la névrose obsessionnelle ; dans l'ouvrage déjà cité, il
conclut qu'il est impossible d'établir de règle pronostique ferme et que
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 123
seule l'épreuve du traitement est concluante. GLOVER place le pronostic
de cette affection dans l'importance relative de la fixation et de la
régression ; je reviendrai sur ce point en étudiant l'aspect homosexuel
de la relation d'objet, mais je dois dire d'ores et déjà qu'il y a là, me
semble-t-il, un élément'permettant d'apprécier l'importance de ces
deux facteurs dont la signification pronostique est évidemment
certaine.
Voici ces deux observations : le premier cas est celui d'un garçon
que nous appellerons Paul et dont l'analyse sera rapportée plus loin,
aussi ne noterai-je ici que les éléments susceptibles d'intéresser cette
partie de mon exposé. Agé de 25 ans, il est malade depuis quatre ans
lorsqu'il vient me voir, accompagné de ses parents, car il n'aurait jamais
pu venir seul ; il s'exprime avec difficulté et son discours est continuelle-
ment accompagné de gestes d'annulation, il présente un léger bégaie-
ment et un tic de réjection nasale qu'il répète continuellement, il
m'expose avec beaucoup de réticences ses symptômes qui l'empêchent,
actuellement, et en vertu d'une progression croissante, de se livrer à
une quelconque activité.
Ce sont des obsessions de « recommencement » qui lui interdisent
tout travail et toute lecture. Il doit en effet après avoir lu quelques lignes
recommencer, comme s'il regrettait de laisser quelque chose en arrière ;
il a encore des obsessions de zones qui sont de beaucoup les plus pénibles
l'espace pour lui est divisé en zones fastes et néfastes ; quand il est
brusquement saisi de l'idée que tel mouvement engagera une partie
quelconque de son corps dans une zone néfaste, il doit, soit suspendre,
son mouvement, soit faire usage d'un procédé conjuratoire; son corps
lui-même était divisé en zones ainsi que le corps des autres, comme
je l'apprendrai au cours de l'analyse. Il accuse en outre des obsessions
« homicides » : « Si j'achète telle chose, si je fais tel geste, mon père
mourra ou ma mère !... » et. des obsessions de castration : quand il
lisait un roman ou qu'il voyait un film, toute description, ou toute
vision d'un acte de violence, lui donnait l'obsession d'avoir le bras
coupé ou la gorge tranchée, bref, de ressentir le dol dont la victime
avait souffert ; il luttait contre tous ces phénomènes par diverses tech-
niques d'annulation. Son lever et surtout son coucher donnaient lieu
à un rituel qui durait pendant des heures et auquel ses parents devaient
participer.
Il présentait en outre des phénomènes de dépersonnalisation; il se
sentait soudain changé, vertigineux, hésitant, ses mouvements lui
paraissaient incoordonnés, maladroits, inadéquats, il avait l'impression
124 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

parfois que telle partie de son corps lui était étrangère, sa main par
exemple. Ce qui se produisait le plus souvent était un trouble de la
perception des relations spatiales qu'il désignait sous le nom de trouble
de l'accommodation : les objets s'éloignaient, la dimension d'une
pièce lui paraissait immense, les situations relatives des objets, étaient
modifiées : dans d'autres cas, la luminosité d'un éclairement variait,
ou encore une sorte de brouillard s'interposait entre les êtres et lui.
Tout cela était accompagné d'un sentiment d'angoisse indéfinis-
sable, l'angoisse du troisième degré selon sa classification personnelle
mais il faut ajouter que ces phénomènes étaient très brefs, parfaitement
contrôlés par le Moi, et ne se produisaient qu'à l'occasion de poussées
extrêmement violentes d'agressivité provoquées par une frustration
quelconque. Comme je ne voudrais pas revenir sur cette description
symptomatologique en relatant son observation, j'ajouterai que pour
lutter contre ces phénomènes de dépersonnalisation, les procédés
.
magiques se montraient insuffisants et qu'il devait, comme d'ailleurs
es autre sujets dont je parlerai plus loin « s'accrocher au réel en s'inté-
ressant volontairement à quelque chose », en principe à quelques « sec-
teurs consolants de sa vie ». Cet effort de maîtrise, je l'ai retrouvé chez
tous les sujets souffrant de tels phénomènes et l'on doit me semble-t-il
le considérer comme un procédé de défense, contre la rupture des
relations d'objet, à la manière de l'obsession elle-même : On y retrouve
le même besoin narcissique d'un objet de complément, la même angoisse
à le perdre éventuellement : « Quand je me sens atteint dans mon propre
corps, je n'ai plus rien à quoi me raccrocher, puisque mon trouble est en
moi, il n'y a plus à compter sur un point d'appui extérieur », les mêmes
procédés de déplacement et souvent le même symbolisme. Il faut
certainement rapprocher ces « étrangetés » de la forme particulièrement
passive de ses obsessions de castration qui me semblent témoigner d'une
incertitude des limites du Moi. Devant cette symptomatologie si
complexe le diagnostic de schizophrénie avait été évoqué mais écarté
en raison du caractère énergique et sans défaillance de la défense dont
le sujet avait toujours fait preuve. Ces faits de dépersonnalisation, je lés-
ai rencontrés dans presque toutes mes observations ; les malades ne
les avouent qu'avec beaucoup de difficultés et s'ils témoignent d'un
trouble de la synthèse du Moi, ils ne sont nullement un argument
décisif en faveur de la schizophrénie; pour FEDERN lui-même, ils
n'acquièrent une valeur alarmante qu'à condition d'être particuliè-
rement fréquents et de s'accompagner d'autres symptômes, dans ce
cas, ils ont toujours été très rares et très brefs. Comme on le verra
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 125

d'ailleurs ce garçon après trois ans et demi d'analyse est je le crois


profondément amélioré.
J'insisterai davantage sur ses relations d'objet, avant l'analyse,
dans la vie, telles que je puis maintenant les reconstituer, il gardait
de son enfance un souvenir malheureux et de fait il n'avait jamais noué
de relations émotionnelles libres et riches avec qui que ce soit ; quoique
très entouré par sa famille, il vivait en marge, solitaire, secret, il avait
un frère aîné de quelques années seulement plus âgé que lui et dont
il dira plus tard qu'il regrette de n'avoir pu l'aimer davantage, ce frère
avait, d'après lui, un caractère charmant ce qui n'empêche pas, qu'en
dehors des services que ce dernier lui rendait, le sujet n'eut jamais avec
lui la moindre intimité foncière, il ne lui confia jamais rien de sa vie
intime craignant des moqueries, des rebuffades que rien ne lui permet-
tait de prévoir, d'ailleurs il le jalousait intensément parce qu'il avait
le sentiment que ses parents le lui préféraient. Il eut pour son père une
certaine admiration pendant une brève période de son enfance, mais là
encore il lui fut impossible de se confier, il avait toujours peur que l'on
attentât à sa liberté, il eut d'ailleurs de très nombreuses difficultés avec
ses parents, sous l'angle de la discipline familiale, il était terriblement
ombrageux, et supportait difficilementla moindre manifestation d'auto-
rité ou la moindre taquinerie.
D'un autre côté, il ne songea jamais, sauf ces dernières, années et
pour des raisons que j'exposerai dans l'observation, à s'éloigner des
siens, il avait trop besoin d'eux pour apaiser une angoisse latente ;
dans son enfance, il était sujet à des peurs violentes et craignait par-
dessus tout la solitude, l'isolement ; ce n'est pas que sa vie émotion-
nelle fut pauvre, il avait en secret nourri pour sa mère et pour des jeunes
filles entrevues, ou camarades de lycée, des sentiments, qui, les progrès
de l'analyse le permettant, purent être rapportés dans leur intégrité
et qui se montrèrent exceptionnellement vigoureux et violents, il était
capable de ressentir des bonheurs indiscibles mais tout aussi bien des
peines poignantes ; comme il ne se manifestait jamais, il souffrait
atrocement de l'indifférence ou des froideurs que ces réactions de dépit,
exacerbées par la moindre frustration, lui faisaient subir, tant et si bien
que ce fut précisément à l'occasion d'une déception sentimentale de sa
petite enfance qu'il éprouva pour la première fois, à son souvenir du
moins, sa première sensation de dépersonnalisation.
Au début de l'analyse, il vivait avec ses parents dont sa maladie le
rendait complètement dépendant; il avait quelques amis avec qui il
n'entretenait que des relations superficielles, à qui il ne confiait rien
126 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de son affection, mais vis-à-vis de qui surtout il n'éprouvait aucun sen-


timent réel ; il s'en servait avant tout comme de partenaires dans des
discussions où il aiguisait ses facultés de réparties et d'argumentation
trouvant dans ces joutes oratoires une satisfaction narcissique essen-
tielle à son sentiment de confiance en soi. Il éprouvait dans des circons-
tances les plus variées de brusques émois homosexuels, s'il se trouvait
en présence d'un homme qui pour un motif quelconque évoquait en
lui le sentiment d'une puissance supérieure, il avait alors peur et le
fuyait, même, si les circonstances commandaient des rapports sociaux ;
si j'essayais de caractériser brièvement le style de ses relations d'objet,
je dirais que loin d'être indifférent, il était au contraire d'une extrême
sensibilité et capable d'attachement passionné mais qu'il fut toujours
gêné, non seulement par sa possessivité, par son incapacité à tolérer
la moindre frustration, par son agressivité, mais encore par sa peur, car
sa réaction à l'émoi homosexuel était représentative de ses difficultés
à toute relation objectale ; il avait peur de ce qu'il souhaitait le plus, le
contact avec un être fort quel que soit son sexe, contact dont le désir
lui était imposé par ses peurs, ses préoccupations hypocondriaques, sa
terreur de la solitude, qui lui rendaient ces relations indispensables.
Elles devinrent à la fois nécessaires et lourdes, passionnées et glaciales,
denses et superficielles ; ce sujet ne connut jamais une récompense
instinctuelle substantielle, il vécut, sauf à de rares phases de son exis-
tence où son état s'améliora spontanément, dans une atmosphère de
terreur où son moi était perpétuellement en danger.
Il trouvait comme beaucoup d'obsédés, un élément de sécurité
indispensable dans ses vêtements. Paul, comme le sujet dont l'obser-
vation est rapportée par FENICHEL, éprouvait un malaise physique dès
qu'il n'était plus habillé à sa convenance ; il souffrait d'une véritable
hypocondrie vestimentaire — il en était de même, lorsque se trouvait
« terni » un objet lui appartenant en propre, et il préférait le détruire
plutôt que de le conserver, de. la même manière qu'il se serait débarrassé
à n'importe quel prix d'un lésion cutanée.
Voici un deuxième sujet que nous appellerons Pierre : bien entendu,
il s'est présenté seul à ma consultation, son comportement est absolu-
ment normal, très soigné, il parle d'une voix douce sans choisir les
mots, avec élégance, il sourit sans affectation ; j'apprends qu'il est âgé
de 25 ans, qu'il est chef d'entreprise et qu'il assume des fonctions de
directions délicates, comportant de lourdes responsabilités ; il est
malade depuis quatre ans environ, il souffre d'un symptôme qui à
première vue semblerait tenir davantage de la phobie que de l'obses-
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 127

sion'. Il est en effet en lui-même très limité, néanmoins, la pulsion qui


s'y exprime par son contraire franchit toutes les mesures de défense
d'apparence logique que le sujet tente de lui opposer, c'est ainsi que
des contaminations se produisent et que l'extension toujours croissante
des mesures d'évitement n'arrive pas à apporter un apaisement définitif
à la crainte du sujet. D'autres obsessions viennent d'ailleurs se joindre
à la précédente et elles ont toutes la même signification agressive,
et surtout l'analyse montra qu'il existait un Surmoi non seulement
moral mais sadique et que les pulsions avaient subi une régression
massive au stade sadique anal ; si je rapporte cette observation en
l'opposant à la précédente, c'est que dans ce cas le Moi ne paraît pas
avoir subi de régression de type magique, et ceci peut faire illusion, je
dis bien faire illusion, car je découvris à l'occasion d'un rêve, à quel
point la pensée de Pierre était imprégnée d'une croyance à la toute-
puissance de la pensée. N'employait-il pas de procédé de défense
magique, je ne saurais le prétendre avec certitude ; après m'avoir violem-
ment exposé sans ambages son besoin d'omnipotence et son mépris
systématique de la réalité extérieure : « Ce qui compte, c'est ce que je
pense et la réalité c'est ce que j'imagine. » Il me raconta un rêve où il
voyait un immeuble dont il souhaitait que les étages supérieurs fussent
recouverts de neiges persistantes et voici comment il fournissait une
base en apparence rationnelle à ses obsessions : « Quand j'ai une obses-
sion, je m'efforce de la justifier à mes propres yeux, car j'éprouve un
sentiment pénible d'insécurité et de déficience mentale à avoir une
idée absurde ou inexplicable, je faisais sans bien m'en rendre compte
comme dans ce rêve ; en rêvant, je m'étonnais que cet immeuble
puisse être aussi haut, je pensais à en compter les étages, mais comme
je savais bien que le nombre des étages ne correspondrait nullement
à mes désirs, qu'ils soient recouverts de neiges éternelles, je décidais
dans le rêve lui-même de conférer la valeur d'un étage, a chacune des
lamelles de bois qui constituaient les stores dont chaque fenêtre était
garnie, et ainsi je trouvais le compte qu'il me fallait ; j'ai toujours
transformé la réalité au gré de mes désirs ; je pourrais multiplier les
exemples de ces rationalisations absurdes qu'il employait pour jus-
tifier ses obsessions ; en leur donnant une apparence de réalité, il se
rassurait en même temps que sur le plan pulsionnel, il assurait en
quelque sorte la pérennité de son agressivité. Il me dira plus tard :
« J'ai une telle haine quand je me sens rejeté, qu'au fond je le vois
maintenant je m'arrange inconsciemment pour appuyer mes pensées
agressives sur un raisonnement si arbitraire soit-il, mais cela se retourne
128 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

toujours contre moi. Je tiens à mes obsessions, tout en les subissant je


le vois maintenant. Dans le transfert d'ailleurs, et je pense que c'est
un argument de plus en faveur de la nature obsessionnelle de son
trouble, il utilisa au maximum l'isolation affective et associative de ses
contenus idéatifs. Si j'ai choisi cet exemple, c'est précisément parce
que la régression du Moi n'y est à première vue pas apparente, que le
sujet témoigne d'un effort de synthèse constant, que la symptomatologie
y est très frustre et que par conséquent sur le plan qui nous occupe, il
s'oppose trait pour trait au cas précédent, mais voyons ces relations
d'objet :
Il garde de son enfance en général, l'impression d'un bagne où la
seule consolation est de voir un jour arriver la délivrance, dont la forme
ne se précise pas d'ailleurs ! L'enfance est un bagne parce qu'il ne s'y
trouve nulle joie ; la vie adulte qui devait apporter la délivrance tant
attendue n'est pas plus satisfaisante, il n'y trouve de temps à autre que
de rares points de bonheur et cette comparaison spatiale prend tout
son sens : le point est en effet un lieu géométrique idéal et le bonheur
est si fugace, si passager que l'on peut le figurer par un point. Il est
apporté par des satisfactions minimes, purement narcissiques, sans
éclat, labiles, toujours à la merci d'un événement quelconque et le reste
du temps en dehors de quelques satisfactions professionnelles trouvées
dans la conduite de ses affaires, « car l'argent c'est du solide, et le bonheur
du vent », tout n'est que grisaille, obligations, efforts comme dans l'en-
fance : « Si je suis tant attaché à l'argent, dont d'ailleurs je n'use pas
pour moi-même, c'est qu'il ne me reste pas autre chose. » La réalité
extérieure est peuplée de dangers, d'obligations, de contraintes. « Les
gens disent qu'ils sont heureux, ou on dit qu'ils le sont, je ne comprends
pas ce que l'on veut dire par là, pour moi c'est absolument irréel, c'est
un état dont je n'ai pas le sentiment... Je ne sais pas ce que cela veut
dire... Maintenant, j'attends encore quelque chose, probablement la
vie future que je ne me représente pas davantage. Quand je suis avec
les miens, j'ai le sentiment désagréable d'une contrainte. Quand je
suis seul, j'ai peur ! Si ma famille est partie, je ne puis coucher seul dans
ma villa, j'ai peur d'être assailli par des voleurs, ou même d'être assas-
siné, ou encore d'avoir un malaise et de mourir seul, sans que l'on me
porte secours, tout ceci est en dehors de mes obsessions. Enfant,
l'on m'a envoyé dans une Colonie de Vacances, je n'ai jamais pu m'y
adapter, je suis immédiatement tombé malade d'angoisse et de terreur,
j'ai toujours considéré ce moment-là comme bien pire que tous les
autres, j'étais en effet séparé de ma mère !... Ses relations à sa mère
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 129

qui sont les plus significatives de son existence n'en sont pas moins
extrêmement narcissiques, je me rends compte me disait-il, que ma
famille m'est chère, dans la mesure où elle fait partie de moi-même,
où je serais perdu sans elle, je n'y ai aucune indépendance, puisque
je ne dispose pas d'argent personnel et j'en souffre, mais j'y suis en
sécurité, nous formons un bloc et malgré tous les inconvénients que
comporte cette situation, j'y trouve mon avantage ; je sais bien qu'il
faut que je songe à me faire une vie personnelle, que le maintien de cette
optique enfantine est dangereux et absurde mais il me faut le reconnaître,
tout mon sentiment de moi-même est assis sur notre fortune et sur ma
famille, je ne puis imaginer la vie sans une fortune solide, et la pire
catastrophe serait pour moi une révolution qui me priverait de cette
sécurité. Un autre fait me trouble encore, l'idée du vieillissement de
ma mère ! Sa beauté me flatte et je me demande quelle sera mon attitude
quand elle aura vieilli ou ce que je ferais si elle était défigurée, ce serait
terrible ! Je me sentirais plus que diminué, et ce serait la même chose
si mes frères ne réussissaient pas, je suis heureux de leurs brillantes
études, parce que mon importance s'en trouve accrue et tout est ainsi !
C'est la même chose pour mes amis, je m'y attache dans la mesure où
j'ai besoin d'eux, pour leur confier mes obsessions et pour trouver en
eux un secours contre l'isolement. Tous ceux qui m'entourent remplis-
sent la même fonction, ce sont des réservoirs de puissance.
Il ne faudrait pas croire pour autant que ce sujet n'a jamais été
capable que de sentiments strictement utilitaires, l'analyse l'a démontré
amplement, il est, lui aussi, susceptible de ressentir des passions
violentes, faites de sentiment d'adoration, de tendresse, de dévouement,
de connaître un bonheur profond,^ comme je pus le constater en l'enten-
dant me raconter de brèves épisodes d'amours enfantines ou adoles-
centes qui ne furent qu'un rêve, puisque jamais il ne se risqua à leur
donner un commencement de réalité, l'intensité même de ses mouve-
ments émotionnels tout aussi bien dans le sens de l'exaltation et du
bonheur que dans celui de la peine, de la rancoeur et de la haine, était
telle qu'elle le contraignait à s'interdire, par mesure de précaution,
tout mouvement, qui ne fut pas strictement contrôlé, vers un autrui
quel qu'il soit, d'ailleurs, derrière ces femmes qu'il aurait bien voulu
aimer, comme il aurait bien voulu aimer sa mère, se cachait pour lui
une image terrifiante et destructrice, qui se traduisait dans sa conscience
par une peur telle des femmes, qu'il craignait le rapport sexuel comme
équivalent à un suicide, et c'est ainsi que gêné dans son évolution,
tout aussi bien par cette peur de castration par la femme que par celle
PSYCHANALYSE .
9
130 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'une mutilation par l'homme, il en était resté à ce style archaïque de


relation d'objet qui hormis l'échappée obsessionnelle ne pouvait se
traduire que par cette restriction quasi totale de sa vie émotionnelle.
Ce sont d'ailleurs ces restrictions qui permettent aux obsédés de
protéger certains secteurs de leur vie sociale et professionnelle. Pierre
pouvait exercer ses fonctions, à condition de s'y interdire toute satis-
faction profonde, de les réduire à une série d'actes très automatisés,
d'éviter autant que faire se pouvait toute espèce de conflit, dans le
cadre même de son activité, de n'y jouir d'aucune liberté, et c'est ainsi
que la vie, pour lui, continuait à être un bagne comme dans l'enfance.
L'anafyse démontra, et j'aurai l'occasion d'y revenir à propos de
l'aspect masochique de ses relations d'objet, que ce sujet souffrait d'une
véritable incertitude de ses limites corporelles sans phénomène de
dépersonnalisation; comme Paul il trouvait dans ses vêtements un
élément de protection indispensable.
J'ai tenu à opposer ces deux tableaux cliniques si différents
de sujets du même sexe, sensiblement du même âge, de la même
intelligence, de la même culture, mais dont la symptomatologie est si
contrastée, très riche dans le premier cas, presque mono-symptomatique
et très pauvre dans le second, elle s'accompagne chez les deux sujets
de la même structure des relations d'objet, qui sont profondément
viciées dans un cas comme dans l'autre.
Sans doute, la cohérence du Moi du deuxième sujet est-elle supé-
rieure à celle du Moi du premier, qui n'en a pas moins fait preuve de
réactions de défense vigoureuses et poursuivies sans répit, il n'empêche
précisément que la structure émotionnelle, de leurs rapports avec le
monde, est identique chez l'un et chez l'autre et que malgré les appa-
rences, leurs capacités d'adaptation profonde sont sensiblement équi-
valentes, car le Moi chez l'un comme chez l'autre est atteint dans sa
totalité de façon plus visible chez l'un, moins apparente chez l'autre ;
ce qui est essentiel, en effet, si l'on se place sous l'angle de la réalité
interne, ce qui compte pour un sujet donné, c'est la richesse, la liberté,
la qualité de ses rapports émotionnels avec le monde, or, au départ,
elle est sensiblement identique pour chacun d'eux. Du fait de la régres-
sion, ils ont chez l'un comme chez l'autre, un certain style que l'on peut
définir comme suit :
Avant toute analyse, leurs rapports étaient tronqués, on pourrait
écrire, en transposant sur le plan psychologique le schéma d'ABRAHAM
qu'ils étaient partiels, ils ne retiraient de leur commerce avec autrui
que des satisfactions limitées, hautement narcissiques, de protection,
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 131

de réconfort et de sécurité, mais aucunement des satisfactions totales,


il n'y avait pas d'échange humain complet entre eux et autrui, toujours
menacés, toujours menaçants, ils corrigeaient l'un et l'autre leurs ten-
tatives de rapprochement par des réactions de fuite, exprimant à travers
ce comportement ambivalent la double signification de ce qui ne nous
paraît de prime abord que de l'agressivité, qu'il l'est d'ailleurs en effet,
mais qui n'en a pas moins, même sous cette forme, un sens ambigu.
Il aurait été inexact de dire qu'il n'y avait que des relations de destruc-
tion entre eux et autrui, ils nouaient tout aussi bien avec lui des relations
libidinales à travers des conduites agressives il est vrai, et c'est là préci-
sèment ce qui fait l'originalité de la relation d'objet obsessionnelle,
relation qui n'a pas seulement un double sens dans la polarité double
du désir qu'elle exprime, mais qui est double encore dans son rapport
au sujet, désirée et redoutée, libre et imposée en restant seulement
sur le plan clinique le plus superficiel d'une étude objective. Je vou-
drais marquer par là qu'étant donné la faiblesse foncière du Moi,
tout se présente comme si ladite relation était imposée du dehors au
sujet.
Pour me résumer, je tirerai de ce parallèle, la conclusion qu'il est
difficile d'apprécier la valeur relative des secteurs régressif et rationnel
du Moi, que les relations du Moi sont même, dans les cas où le secteur
régressif paraît peu important, viciées dans leur totalité, et qu'enfin si
la symptomatologie extensive peut faire faire les plus grandes réserves
quant au pronostic éloigné, elle ne permet pas d'inférence sur la facilité
ou la difficulté du traitement analytique. J'ai soigné des sujets à sympto-
matologie très importante et ne me suis pas heurté, comme dans le
deuxième de ces cas, à des difficultés majeures.
Le Moi obsessionnel est si fort par certains côtés, si faible par
d'autres, me disait l'un de ceux qui connaissent le mieux cette affection :
on peut, je pense, rappeler ici l'opinion de FEDERN qui considère le Moi
obsessionnel comme fort, parce qu'il tente de régler le problème de
l'angoisse par un jeu intérieur, une défense psychologique spirituelle,
qui exige un immense travail. FEDERN, en effet, reconnaît au Moi
obsessionnel une vigueur, une subtilité, une capacité de résistance qu'il
oppose à la faiblesse fondamentale, à l'incapacité, à l'absence de
contrôle du Moi hystérique sans cesse passif et débordé par les événe-
ments : Un fait demeure, c'est que l'obsédé s'engage dans son effort
pour conserver coûte que coûte des relations objectables à travers une
régression structurale, qui fut une défense contre des difficultés impos-
sibles à surmonter et qui, une fois établie, n'en arrive à rendre la solution
132 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'encore plus difficile, dans une lutte qui ne peut prendre fin que de
trois manières : soit qu'à la longue un nouvel équilibre relationnel
s'installe sans qu'au fond rien ne soit changé, soit qu'épuisé dans son
effort et absolument exsangue le Moi s'abandonne à la psychose, soit
qu'enfin, dans les cas' qui peuvent encore recevoir une solution, la
dite relation puisse être remplacée par une autre, celle-ci salvatrice
quoique longtemps précaire ; cette précarité me semble, autant que
l'obstination anale, expliquer la proverbiale ténacité des obsédés dans
le maintien de leur système contre les efforts de l'analyste, FENICHEL,
dans l'ouvrage déjà cité, conseille de tenter le traitement analytique
dans tous les cas même dans ceux à allure schizophrénique, FEDERN
reste d'un avis plus réservé suivant en cela l'opinion de FREUD ; quant
à moi, je ne saurais, étant donné mon expérience, tout à fait insuffisante,
prendre parti dans un tel débat, mais je crois qu'en tout cas, la cornpré-
hension, aussi exacte que possible, à chaque instant du traitement,
de la signification de la relation d'objet dans le transfert, peut éviter
bien des surprises et des erreurs dont la conséquence serait, en frus-
trant à contre-temps le sujet dans ses rapports à l'analyste, de défaire
ce qu'il a spontanément construit, pour, selon l'expression de bien des
malades, « se maintenir accroché » ou au mieux de lui ôter sa chance
de troquer une mauvaise, mais valable relation d'objet, contre une
meilleure.
III
LA RELATION D'OBJET
DANS LE TRANSFERT
Le problème de la relation d'objet dans la névrose obsessionnelle
n'a cessé de préoccuper tous ceux qui se sont intéressés à cet état
morbide si particulier et si étrange et fait de contrastes les plus violents
à cet état qui se trouve aux frontières de la psychose, qui entretient avec
elle les relations les plus intimes, tout en lui restant tout au moins dans
certaines formes, tout au long d'une vie, étranger. Et comment en
serait-il autrement ? Comment ne serait-ce pas un problème toujours
nouveau, que celui que posent ces sujets à la fois lucides et obéissant
aux rites les plus archaïques de la pensée magique, à la fois minutieux,
attentifs au moindre détail d'un réel de collection, et assurés de dominer
le monde par des affirmations purement déréelles de toute-puissance
de la pensée, susceptibles, dans les formes moyennes, à la fois d'une
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 133

maîtrisei efficace de la réalité de par le jeu d'une intelligence souvent


supérieure, et d'un attachement contraint à des rituels enfantins chargés
de leur permettre les actions les plus élémentaires de l'existence.
La relation d'objet, telle que je voudrais la décrire ici, me paraît
répondre à tous les aspects multiples et contradictoires de leur compor-
tement, aspects que certains auteurs ont isolément décrits, et auxquels ils
semblent donner une valeur prédominante, ainsi que nous l'avons vu
au chapitre premier de ce rapport, alors que dans mon expérience
tout au moins, il m'a été impossible de reconnaître une primauté
constante à tel ou tel mécanisme : soit par exemple à la composante
active ou passive de la paire antithétique, activité, passivité si carac-
téristique de la névrose obsessionnelle. Dans chaque cas particulier,
d'après ce qu'il m'a été permis de constater, toutes les modalités de
la relation d'objet sont à l'oeuvre ; le sujet a à la fois une attitude sadique
et masochique, masculine et féminine. Mais surtout, de ces paires anti-
thétiques, la plus importante et la moins caractéristique parce qu'elle
est d'une universalité telle qu'on la retrouve hors des limites de la
névrose obsessionnelle, celle de l'amour et de la haine est impliquée dans
les moindres détails de leur action.
D'autres aspects relationnels opposés ont frappé les observateurs :
l'obsédé est un isolé disent les uns ; il s'accroche désespérément,
pensent les autres. Il n'est pas jusqu'à l'incertitude du choix objectai
qui ne soit déroutante ; de tels sujets semblent présenter une ambi-
valence affectant tout aussi bien les êtres du même sexe que ceux du
sexe opposé. Mais ici pourtant une nuance à peu près constante se
dessine ; ils ont plus de possibilité d'échanges émotionnels avec ceux
de leur sexe. Et tous ces aspects de la relation d'objet sont impor-
tants en eux-mêmes, seulement ils n'expriment qu'un moment de
la relation objectale, et un moment seulement où l'un de ces aspects
est prévalent : l'on pourrait dire de la même manière que l'obsédé est
rigide, ce qui est habituellement vrai, et qu'à d'autres moments il est
d'une suggestibilité étonnante, qu'il refuse et qu'il ne demande qu'à
accepter.
Tels sont les contrastes auxquels on se heurte lorsque l'on aborde
le traitement de ces malades. Quelle va être la relation d'objet dans le
transfert, et quelles vont être ses vicissitudes ? Tel est je crois,-le test
qui va nous permettre de mieux comprendre l'obsédé, puisqu'aussi
bien cette relation nous est la plus familière et la plus compréhensible.
134 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Lorsque le transfert a pu commencer à s'établir et que les premières


résistances ont été vaincues, se développe une relation d'objet essentiel-
lement narcissique et ambivalente qui constitue le noeud de la situation
de ces sujets dans le monde. Cette relation est objectale, je veux dire
par là que c'est une relation d'objet authentique. Mais c'est une relation
d'objet narcissique, c'est-à-dire que le sujet ne s'intéresse à l'objet
qu'en fonction de l'accroissement du sentiment de Soi que sa possession
lui procure, qu'en fonction du rôle immédiat qu'il joue auprès de lui
et du besoin inextinguible qu'il en a. J'avais autrefois qualifié une telle
relation « de narcissisme projeté », voulant montrer par là que le contrôle
et la possession de l'objet n'était souhaité qu'à des fins strictement
personnelles et égocentriques. Ces relations sont évidemmenttrès diffé-
rentes des relations d'objet adulte auxquelles on pourrait les opposer
trait pour trait. Car si dans l'amour le plus évolué « il y a toujours de
l'amour-propre » et si la relation amoureuse, même dans sa forme la
plus haute, aboutit normalement à un renforcement du sentiment
de Soi de par l'apport de l'objet, et qu'en fin de compte bien des
auteurs reconnaissent actuellement que l'amour ne s'oppose pas à l'iden-
tification de façon aussi rigoureuse que FREUD l'avait dit (FENICHEL,
GRABER, CHRISTOFEL), il n'en reste pas moins que la relation génitale
normale est très différente de la relation narcissique décrite ici. Cette
relation dans sa forme primitive ne tient aucun compte de la spéci-
ficité de l'objet, il peut être remplacé par un autre qui procure les
mêmes bénéfices rigoureusement indispensables. Au surplus, cette
satisfaction peut être obtenue, pleine et entière, sans qu'intervienne
en quoi que ce soit la considération des désirs et des besoins de l'objet
lui-même. Le Moi infantile ne sait pas renoncer à une satisfaction
immédiate. Évidemment un style de relation un peu améliorée s'ins-
talle-t-il très précocement. ABRAHAM en fixe l'apparition dès l'éta-
blissement de la seconde période de la phase sadique anale, qui est
celle précisément à laquelle il situe la régression de la libido dans la
névrose obsessionnelle. Mais il n'en reste pas moins que chez les
obsédés adultes se retrouvent, derrière les atténuations qu'un Moi plus
évolué que celui du petit enfant impose à l'expression instinctuelle,
les traits essentiels de cet amour infantile et avant tout l'utilisation de
l'objet à des fins de renforcement de l'ego, du sentiment de son unité
(LACAN). J'y ai insisté dans le chapitre précédent et essayé d'en admi-
nistrer la démonstration concrète dans la vie. Ces sujets, avec leur
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 135

sentiment d'incomplétude (JANET), leur peur, l'incertitude parfois des


limites de leur corps, leurs expériences de dépersonnalisation, sont
toujours engagés à exercer un contrôle d'autant plus étroit de leurs
objets significatifs que leur possession est d'une importance absolument
vitale pour eux. Dans le transfert, ils se montrent, malgré l'acharnement
avec lequel ils défendent leur for intérieur, étrangement tributaires
de leur analyste qui, un jour ou l'autre, devient l'objet narcissique de
leur univers.
Comme on le sait ABRAHAM qualifie les relations de l'obsédé d'amour
partiel de l'objet. Je m'excuse de revenir ici encore sur une notion qui
est si classique ; je ne le fais que dans la mesure où sa discussion précise
intervient dans l'analyse que j'essaie de la situation actuelle des relations
d'objet de l'obsédé.
Comme je l'ai dit, ABRAHAM a vu dans l'amour partiel, en même
temps qu'une réduction des exigences narcissiques, une tentative de
résolution de l'ambivalence inhérente à ses phases prégénitales du
développement où, selon son expression, la libido est de façon prédo-
minante hostile envers l'objet de ses désirs.
Limiter son exigence à la possession d'une partie seulement de
l'objet permet de satisfaire sur cette partie tous ses besoins pulsionnels,
sans mettre en danger l'existence de là totalité de l'objet, et la relation
objectale dans son ensemble ne risque pas d'être mise en cause ou
mieux rompue. L'objet par ce truchement de la relation partielle est
à la fois possédé et respecté.
ABRAHAM dans son travail Courte étude du développement de la
libido à la lumière des troubles mentaux, définit ainsi la relation d'objet
de l'obsédé : L'objet reste entièrement extérieur au corps du sujet
qui a renoncé complètement à toute visée d'incorporation. Sa libido
reste attachée à une partie de l'objet, mais le sujet se contente de la
contrôler et de la posséder. Cette relation correspond à là 4e phase du
développement selon ABRAHAM : la phase sadique, anale tardive où
les processus de destruction, sans considération de l'objet avec visée
d'incorporation de la phase précédente, sont remplacés par le désir
ambivalent de possession et de contrôle de l'objet. L'amour des matières
fécales, objet de la phase anale, et préfiguration de tous les autres, est
la première manifestation de l'amour d'un objet perçu comme nette-
ment indépendant du corps propre. La conservation, la rétention, le
contrôle des fèces sont les prototypes de la conservation, du contrôle de ces
objets dont la possession est si nécessaire à l'équilibre narcissique du
sujet. Génétiquement parlant, cette relation aux matières fécales fait
136 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

le pont entre le narcissisme proprement dit et l'amour objectai, de


même que la relation de l'obsédé au monde est intermédiaire entre le
narcissisme prédominant du schizophrène et la relation génitale normale.
A vrai dire pour ABRAHAM lui-même l'obsédé est toujours sur le point
de régresser à la première phase sadique anale de destruction sans
considération de l'objet et avec visées d'incorporation, mais il ne s'y
attarde pas. Ainsi qu'il le montre dans l'alinéa consacré à : Névrose
obsessionnelle et mélancolie, l'obsédé entre immédiatement en alerte
par peur de perdre son objet, c'est en ce sens que l'on peut dire : Que
son niveau de régression est celui de la 2e phase anale. Alors que le
mélancolique « abandonne » ses relations psychosexuelles, l'obsédé
s'arrange finalement pour échapper à ce destin. C'est d'ailleurs en cela,
que la technique obsessionnelle qui assure une perpétuelle oscillation
entre les deux tendances contradictoires de destruction et de conser-
vation, s'efforce de maintenir des relations de réalité. Par ailleurs, à
travers ses activités anales, l'obsédé comme l'enfant exprime ses divers
sentiments à l'endroit de son objet, et les fèces peuvent prendre la signi-
fication d'un bon objet que l'on donne par Amour, ou d'un instrument
de destruction, par projection sur elles, des affects du sujet suivant
la prédominance momentanée de l'un des termes de la paire antithé-
tique Amour-Haine, qui me paraît être le noeud de la relation d'objet
obsessionnelle.
Cliniquement l'existence de visées d'incorporation dans la névrose
obsessionnelle est indiscutable, tous les auteurs les signalent et il
semble qu'il n'existe guère d'observation où on ne les retrouve, je ne
les ai jamais vu manquer.
Et ceci me ramène au problème des relations d'objet par introjection
dans la névrose obsessionnelle. Elles peuvent en effet avoir une double
signification, et l'on peut dire que le détour de l'amour partiel ne résout
qu'imparfaitement le problème de l'ambivalence. L'introjection en effet
d'une partie seulement de l'objet, lorsqu'elle est accompagnée d'un
fort investissement agressif, entraîne une réaction d'angoisse extrême-
ment vive, un état « de panique », selon l'expression de GLOVER. Le
sujet se sent habité par une substance mauvaise, dangereuse, toxique,
qui met en danger sa propre existence ou plus simplement son indi-
vidualité. Il tend à se débarrasser de cet hôte dangereux en le rejetant
loin de lui. En effet, l'objet, qui a acquis ces propriétés vulnérantes par
le fait d'une projection préalable sur lui, ainsi que j'y insisterai plus
loin, des propres caractéristiques agressives du sujet, est ressenti
comme le vecteur d'un danger mortel, ou mieux comme animé d'une
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 137

intention mauvaise ; c'est ainsi en tout cas que réagissent les sujets
adultes qui se livrent à ces fantasmes d'incorporation avec fort investis-
sement agressif; la partie d'objet qu'ils incorporent possède les mêmes
propriétés dangereuses que l'objet tout entier qui est visé dans leurs
relations. D'ailleurs elle est, de par la correspondance symbolique de
la partie au tout, représentative de la totalité de l'être avec qui il noue
une telle relation, tout au moins dans une certaine mesure, car la
relation d'objet n'y est pas rompue comme dans la mélancolie. Sans
vouloir aborder ici le problème de la valeur conceptuelle de là notion
d'objet partiel de Melanie KLEIN, disons simplement : que les malades
s'expriment effectivement comme si l'introjection agressive (dorénavant
j'emploierai le plus souvent ce qualificatif pour éviter l'expression : avec
fort investissement agressif), des parties d'objet équivalait non seulement
à une destruction, mais au risque d'être habité par un agent destructeur.
« Quels sont les sentiments qui accompagnent cette idée d'absorber
votre sperme, me disait l'un de mes patients dans un contexte d'irri-
tation violente ?... J'ai peur d'en mourir... d'être transformé... d'être
habité par un être tout-puissant et malfaisant qui échapperait à mon
contrôle. » Dans d'autres circonstances, une telle introjection pourrait
avoir un tout autre effet, et s'accompagner d'un sentiment de joie,
de force, d'invulnérabilité ; mais il est vrai qu'elle se développerait
dans une atmosphère non plus agressive, mais amoureuse, véritable
introjection conservatrice, dont je parlerai plus loin. Qu'il me suffise
de noter ici que, comme les activités anales, l'introjection peut revêtir
selon les cas deux aspects opposés, et que ces significations différentes
sont rigoureusement déterminées par l'état affectif qui l'accompagne.
En tout cas, le correctif des introjections dangereuses est la projec-
tion, car ce rejet est bien une projection, puisqu'aussi bien il ne corres-
pond pas seulement à une réjection hors du corps propre de l'élément
dangereux, mais aussi à l'attribution à cet élément de la qualité de
dangereux qui lui avait été conférée lors de l'introjection de par une
véritable projection, sur lui, au sens plein du terme, des émois et des
affects spécifiques du sujet, au moment de l'acte.
L'introduction de la notion d'une signification particulière de l'objet
par projection des affects du sujet me paraît être un élément essentiel
de la compréhension des relations d'objet obsessionnelles.
Pour l'instant, et quoique à partir de considérations sur « l'amour
partiel », une digression nécessaire m'ait amené à effleurer la question
de l'identification par introjection au cours de la cure analytique de la
névrose obsessionnelle, je m'en tiendrai à cette notion d'une relation
138 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'objet authentique et vitale du fait même de son caractère narcissique.


Ce qui tend à lui faire nier tout caractère libidinal, c'est son archaïsme
même, ce qui me semble abusif puisqu'aussi bien sa valeur narcissique
implique son caractère libidinal. On ne conçoit pas en effet de relations
d'objet purement destructrices qui procureraient au sujet une assurance
et un réconfort dans son sentiment de Soi. Je pense qu'il y a là, quelque
réserve de style que l'on fasse, pratiquement comme un préjugé qui
a pesé lourdement sur la névrose obsessionnelle et qui va beaucoup plus
loin que ce que FREUD a voulu dire, quand il parle de l'agressivité des
obsédés. Ainsi que je l'ai rappelé, il a cependant pris soin de noter
dans toute son oeuvre que « après régression l'impulsion amoureuse se
présente sous le masque de l'impulsion sadique » (Introduction à la
psychanalyse).
Je pourrais ici multiplier les textes, qu'il me suffise de vous rappeler
celui-ci : Inhibition, symptôme et angoisse : « Ainsi d'une part, les
tendances agressives du passé se réveilleront, et de l'autre, une partie
plus ou moins grande des nouvelles pulsions libidinales... La totalité
dans les mauvais cas prendra le chemin fixé d'avance par la régression
et se manifestera, elle aussi, sous forme d'intentions agressives et
destructives. »
« Après ce déguisement des tendances erotiques... le Moi étonné
se révolte contre les suggestions choquantes... qui lui sont envoyées
par le ça dans la conscience, sans se rendre compte qu'il combat dans
ce cas des désirs erotiques et parmi eux plusieurs qui autrement auraient
échappé à sa protestation. »
L'activité instinctuelle a régressé à une phase où les pulsions sont
difficilement discernables, il s'agit d'une « substance d'où le sexuel et le'
sadisme pourraient ultérieurement sortir ».
C'est là je le sais bien un fait qui n'est nullement en discussion, mais
je crois qu'il n'est pas inutile d'attirer à nouveau l'attention sur ce
point essentiel ; la régression ramenant le sujet à un style de relation
d'objet strictement archaïque, et partant s'exprimant, de par l'insatis-
faction inévitable, sur un mode très strictement agressif, l'on perd
trop souvent de vue ce qu'une telle relation exprime de vital, de fonda-
mental, de dramatique même, derrière toutes les défigurations qu'elle
subit de par tous les mécanismes d'atténuation et d'évitement dont nous
verrons plus loin toute la portée. Ce qu'elle exprime de positif, en même
temps qu'une tendance violente à la destruction dont je ne songe pas
à sous-estimer l importance, c'est un besoin d'amour exaspéré, inquiet,
douloureux, jamais assouvi, toujours présent, et d'autant plus fonda-
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 139

mental que si le sujet, par le jeu des substitutions, des symbolismes,


des déplacements, n'arrive pas à s'en fournir un ersatz, il ne lui reste
plus — et déjà dans l'ambiguïté du jeu intérieur heureusement sans
cesse corrigé et adapté, il s'y engagé — il ne lui reste plus qu'à se retran-
cher dans les ultimes défenses de la psychose dont l'abandon aboutit
à la mort elle-même.
Arrivé à ce point de mon exposé, je me rends compte que l'on
pourrait me reprocher de me laisser emporter par mon sentiment et
d'avancer comme un postulat qui ne s'appuierait sur rien. Aussi avant
de revenir sur ce sens que je crois devoir donner à la relation d'objet
de la névrose obsessionnelle, je voudrais insister sur le fait que je reste
ici dans la plus stricte ligne de la pensée freudienne. La représentation-
obsédante : « Je voudrais te tuer. » signifie au fond ceci : « Je voudrais
jouir de toi en amour » (FREUD) — et que je m'appuie sur le sens général
de ce que, à travers une bibliographie sans doute incomplète, j'ai pu
dégager des études contemporaines et des allusions à la névrose obses-
sionnelle contenues dans les travaux relatifs à la structure du Moi.
Comme je l'ai indiqué, ces travaux obéissent à deux tendances ; les
uns sont consacrés à l'étude de la relation d'objet, les autres (GLOVER,
Pioys, STENGEL) présentent la technique obsessionnelle comme une
ultime tentative pour maintenir des relations de réalité, et comme des
relations d'objet dépend directement, et par voie de conséquence,
l'intégrité du Moi en tant qu'agent d'adaptation, par deux approches
différentes, les deux catégories d'étude convergent dans le même sens.
Si la relation obsessionnelle protège le sujet contre la psychose,
c'est qu'elle n'a pas seulement une signification destructrice mais
contient, en potentiel tout au moins, une relation d'objet libidinale :
L'agressivité est la force qui provoque et entretient la frustration mais
aussi la fait cesser. Je dévore tous ceux qui m'entourent et vous aussi,
je voudrais vous ouvrir, vous secouer, vous extraire ce que vous avez
dans le crâne... Je suis comme un enfant qu'on laisse tout seul et qui
a peur, je voudrais pénétrer en vous et savoir ce qu'il y a en vous !
Et de toute cette violence naît une haine et un remords terribles. Je
me dis que je suis une sale bête et pourtant c'est une sorte d'amour,
car je vous aime en vous détruisant, je vous prends en moi, et pour la
première fois j'emporterai quelque chose de vous en moi, le sentiment
d'une égalité. Vous ne m'avez pas rejeté, vous m'avez compris, et je me
sens en communion avec vous, j'accède au sentiment de ma liberté et
de ma dignité.
140 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Ainsi cette relation d'objet authentique, mais de sujet à un objet


narcissique destiné à remplir une fonction précise en même temps
qu'élémentaire : augmenter le sentiment de puissance du Moi, lui
assurer un contact avec la réalité, cette relation si fortement ambiva-
lente, à quel objet primitivement s'adresse-t-elle, avant que l'expé-
rience répétée de la relation interhumaine du transfert n'en ait inter-
rompu le cours inévitable et modifié l'orientation strictement destruc-
trice à laquelle elle était condamnée, malgré le sens erotique, qui
quoique non perceptible de prime abord, y était potentiellement inclus ?
Il est classique de dire, et en se plaçant à un point de vue purement
descriptif, que l'obsédé vit dans un monde funèbre où tout est danger,
mort, crime.
En étudiant les relations d'objet partiel, j'ai fait allusion à la projec-
tion qui transformait l'objet du désir agressif ou mieux ambivalent,
« en une chose » agressive elle-même, ou, plus exactement, dont les
qualités sont tout aussi bien ambivalentes. Autrement dit, le sujet ressent
inconsciemmentl'autre, comme il est inconsciemment lui-même. Nous
disons qu'il projette sur l'autre sa propre image ; je ne suis pas assuré
qu'il ne projette sur lui que son Surmoi, mais tout aussi bien une partie
de son Moi, l'identification étant au moment où s'est structurée l'imago,
dont la reviviscence rend précisément ce monde si funèbre et si dange-
reux, à ce point globale et diffuse, qu'elle engage tout l'être. Toujours
est-il que le personnage, l'autrui avec lequel il désire si vivement entrer
en relation, lui apparaît comme lui-même animé d'un désir incoercible
de puissance sans limite, comme aussi dangereux et aussi destructeur
qu'il s'accuserait de l'être, s'il connaissait tout ce qui se cache derrière
ses rituels et ses conjurations, cet autre, quel que soit l'agent masculin
ou féminin des traumatismes qui ont précipité la régression, est une
image phallique dont la figure est trop connue pour qu'il soit néces-
saire d'y insister ici : personnage tout-puissant, dévorant, cruel, doué
d'une puissance illimitée, magique qui, fait en apparence paradoxal
si nous n'en connaissions la racine génétique, est en même temps
dispensateur de tous les biens. C'est ce personnage fabuleux que
l'obsédé recherche et qu'il fuit.
Il le recherche parce que lui seul, comme la mère de la toute petite
enfance, possède le charme qui peut remplir son besoin, il lé fuit parce
que l'essence même de ce besoin étant de s'en approprier le contenu,
la substance vitale, sur le mode le plus archaïque qu'il soit, le sujet
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 141

a peur d'être victime du talion d'un tel désir retourné sur lui. Au sur-
plus, la destruction de cet objet même consommerait la perte d'une
relation nécessaire narcissiquement. Du fait du déplacement, de la
substitution, tout être, tout objet qui devient significatif pour le sujet,
je veux dire par là, sur lequel se transfère son besoin narcissique, est
par le fait même, de façon atténuée ou totalement, le substitut d'une
telle image. Tout se passe comme s'il en revêtait tous les caractères,
il devient l'être dispensateur de toutes les certitudes, et par là même
indispensable, tout aussi bien que figure de mort. Il n'est pas besoin
de dire qu'une telle situation est celle de l'analyse, l'obsédé s'efforce
d'atteindre à une relation intime qu'il redoute de tout son être. Il .ne
peut pas davantage renoncer à son besoin que surmonter sa terreur, et
l'un comme l'autre sont justifiés. Le premier de par la nécessité où il
est de nouer à tout prix des relations d'objet, la seconde de par la forme
même de son besoin. La résolution de cette antinomie est évidemment
le noeud de la question. Elle n'est peut-être pas toujours pleinement
possible, mais le plus souvent, elle me semble susceptible de recevoir
une solution très satisfaisante et dans certains cas complète. En tout état
de cause, c'est d'elle et d'elle seule que dépend ce que l'on peut qualifier
du nom de guérison ; et je pense que c'était là ce que FREUD voulait
exprimer quand il écrivait : « Nous n'avons plus qu'à attendre que l'ana-
lyse elle-même devienne une obsession, car toute obsession exprime,
à travers tous les déplacements, toute l'armature symbolique, toutes
les isolations quelles qu'elles soient, ce dilemme de l'obsédé. » Dire que
l'analyse elle-même devient une obsession, n'est-ce pas affirmer que
le problème est simplement bien posé, et de la façon la plus réaliste qui
soit dans le transfert lui-même ?

Mais avant que le colloque analytique offre au malade l'occasion


de solutionner son dilemme, ou si l'on préfère de réduire son ambiva-
lence fondamentale, c'est-à-dire de surmonter les effets de la désintri-
cation des pulsions, qui à son tour est responsable de la régression, le
sujet, lui, a essayé de résoudre son problème et de s'accommoder au
mieux de la situation vitale dangereuse qu'il transporte avec lui dans
toutes les circonstances réelles de l'existence actuelle. Il arrive si bien
à le faire qu'en dehors des périodes où une circonstance rompt ce que
l'on appelle souvent l'équilibre des rapports agressifs du sujet au monde,
ce qui à mon sens est une expression insatisfaisante, toujours pour la
I42 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

même raison qu'elle n'est descriptive que superficiellement, il arrive


à éviter le tourment de l'obsession évidente. Comme on le sait, les
procédés utilisés pour venir à bout de l'ambivalence peuvent occasion-
nellement consister en une dissociation des rapports ambivalentiels,
et ceci est très sensible dans le transfert ; d'aucuns, par exemple réser-
vent, leur hostilité à leur anatyste, et recouvrent les satisfactions libi-
dinales narcissiques dont ils ont besoin en investissant un personnage
de fantaisie ou de réalité des affects positifs qui sont destinés à leur
médecin.
Mais la solution de ce dilemme, ou tout au moins sa solution
approchée, est contenue dans la structure même de la relation obses-
sionnelle, soit qu'il s'agisse d'une relation dont le caractère patholo-
gique est absolument évident, parce qu'elle s'exprime, à travers une
obsession nettement caractérisée, non voilée et visant directement un
sujet déterminé, soit qu'elle constitue un modus vivendi apparemment
normal, de par un jeu bien compensé d'échanges, si l'on peut parler
d'échanges quand ils sont si étroitement surveillés.
La relation obsessionnelle apporte une solution au dilemme du
désir et de la crainte par son caractère fondamental de relation à dis-
tance. Lorsque l'on se maintient à distance d'un objet dont le commerce
est absolument indispensable, mais dont l'intimité est redoutée, que
ce soit à travers le cérémonial correcteur d'une obsession agressive,
ou plus simplement en consentant un appauvrissement massif de la
vie émotionnelle, on peut maintenir, sans ressentir trop d'angoisse et
pour soi et pour lui, une relation d'objet, car il ne faut pas oublier que
si pour le sujet l'intimité avec l'objet est dangereuse, puisqu'elle peut
entraîner sa propre destruction, elle l'est tout autant pour l'objet
puisqu'à ce moment où la composante erotique de la relation est,
par suite de l'état de frustration permanent, transformée en une pulsion
agressive, le sujet ressent son désir pour l'objet comme essentiellement
destructeur ; or, l'objet est indispensable à l'équilibre narcissique et sa
disparition entraînerait la perte de la relation à l'objet avec toutes ses
conséquences.
Voici un exemple qui fera sentir je l'espère tout ce que je veux
exprimer dans cette notion de la relation à distance. Monique éprouve
le désir d'une relation sexuelle avec moi, ce qui se traduit par l'obses-
sion de me faire avaler, involontairement s'entend, une parcelle de
matières fécales qui est l'équivalent symbolique de son corps tout
entier ; en contre-partie elle a l'obsession complémentaire d'avaler
une parcelle de mes propres matières. Cette obsession qui correspond
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 143

à la reviviscence dans le transfert de fantasmes sado-masochiques de


l'enfance, au cours desquels elle était découpée « comme un poulet » et
dévorée par son père, l'amène à utiliser les procédés de défense que l'on
peut imaginer : lavage compulsionneldes mains,renonciation aux soins de
propreté des organes génitaux et de la zone anale, rétention volontaire des
matières fécales et des urines dans les heures qui précèdent la séance,
port de gants, puis refus de me tendre la main même gantée, par suite
de la transposition de la crainte de souillures sur ses cheveux, lavage
compulsionnel de la tête, toutes ces mesures n'empêchant pas qu'elle
s'accorde une satisfaction symbolique de son désir en me parlant très
fréquemment de sa crainte. Elle maintenait donc une relation d'objet
à travers toutes ces mesures de défense, mais cette situation restait
trop dangereuse, en fonction de la forme même que la régression et là
fixation combinées imposaient à son désir sexuel. Après la reviviscence
dans le transfert d'une situation triangulaire typique de l'enfance
dûment rendue consciente avec toutes ses significations, elle sembla
poursuivre son évolution libidinale, se liant avec des jeunes gens de
son âge et flirtant avec eux ; ses résistances n'en subsistaient pas moins,
et elle évitait toujours de prononcer les mots qui pouvaient avoir une
signification sexuelle ou scatologique. J'acquis bientôt la conviction
que ses flirts, qui n'avaient aucune signification profonde pour elle,
n'étaient qu'une transposition de la relation qu'avec moi, objet signi-
ficatif, elle ne pouvait soutenir, et qu'à travers eux elle me parlait de
ses sentiments pour moi, ce qu'elle me confirma plus tard; la relation
avec moi, mais, grâce à ce déguisement restait donc maintenue sans
qu'elle s'en rendît clairement compte. Par contre voici comment
elle avait consciemment procédé pour me garder comme son sou-
tien, sans me faire courir le risque d'une destruction totale. La
situation amoureuse était pour elle, en effet, insupportable, moins
pour des motifs d'interdiction que parce qu'elle avait peur que je
la tue et peur de me tuer : « Si je me rapprochais de vous je vous
prendrais quelque chose (castration) et j'aurais peur d'être tuée. »
Telle fut la première formulation. La seconde fut plus explicite :
« J'ai le sentiment que si j'avais des rapports sexuels avec vous je vous
dévorerais et que vous risqueriez d'en faire autant. » Au plus fort de
sa maladie elle avait l'obsession que son père se levait la nuit pour
aller dévorer des cadavres. Lorsque son attirance pour moi était devenue
trop impérieuse, elle m'avait, selon son expression, tué par précaution
en accumulant à mon sujet toutes les critiques possibles de manière
à se détacher de moi, ce à quoi elle avait d'ailleurs réussi, tout au moins
144 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

en partie. Me tuer était une solution qui réservait la relation narcissique :


« Si je vous tuais je pourrais encore m'appuyer sur votre cadavre que
j'imaginerais dans votre cercueil, mais si j'avais des relations sexuelles
avec vous, j'aurais l'impression de vous avoir dévoré, vous seriez digéré,
il ne resterait plus rien et je serais absolument seule. »
Je crois que cet exemple est tout à fait représentatif de tous les
déterminants de la relation à distance de l'obsédé, et de la solution
qu'une distance optima apporte à leur dilemme.

Je n ai jusqu ici envisage la relation d' objet des obsédés qu'en fonc-
tion de l'ambivalence fondamentale libidinale, agressive de leurs pul-
sions instinctuelles ; je voudrais maintenant noter les autres aspects
ambivalentiels de cette relation : soit son aspect sado-masochique.
Je ne pense pas qu'il y ait ici à faire de longs développements, quoique
l'on ait tenté d'opposer le masochisme d'une part et le sadisme obses-
sionnel d'autre part (BERLINER). Comme l'écrit NACHT, en effet, la
plus éminemment masochique des névroses est bien la névrose obses-
sionnelle où le Moi, pour ne pas rompre sa relation libidinale avec le
Surmoi, pas plus d'ailleurs qu'avec ses objets, s'impose par l'inter-
médiaire de ses mécanismes de défense des expiations sans fin, ou
bien s'astreint à un ascétisme dont la rigueur peut dépasser toute
imagination, et où d'ailleurs la limitation même des pulsions instinc-
tuelles constitue en soi une manifestation masochique. Par le jeu des
mesures de défense l'agressivité, qui pourrait se développer sans restric-
tion contre l'objet, se retourne bien contre le sujet, c'est-à-dire contre
son Moi.
Mais il y a plus. Si les mécanismes d'atténuation de la relation
objectale comportent un aspect auto-punitif, et si à travers eux le Moi
est puni par le Surmoi, comme si celui-ci connaissait la signification
agressive de la pensée obsessionnelle sous son déguisement, pour
reprendre une formulation classique, ceci ne constitue pas tout le
masochisme obsessionnel. Il y a un masochisme plus primitif (NACHT)
celui qui résulte directement de l'indifférenciation relative du sujet et
de l'objet, ou pour parler en termes génétiques, du Moi et dujperson-
nage phallique. Si le sujet, comme le disait ABRAHAM, possédait un-Moi
nettement différencié de celui de son objet, l'on ne s'apercevrait pas,
après avoir écarté les défenses les plus superficielles, que cette indivi-
dualité est d'autant plus défendue qu'elle est à tout instant mise en
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 145

cause et au fond d'autant plus affirmée que moins assurée. Le sujet


ressent constamment, en vertu de ce transitivisme si frappant, en lui,
l'atteinte qu'il inflige à l'autre, et l'on peut sans exagération dire qu'il
se dévore en le dévorant, c'est par là au moins, autant que par le méca-
nisme de l'auto-punition nécessaire pour apaiser l'angoisse du sentiment
de culpabilité, que l'obsédé est masochiste.
Je pourrais multiplier les exemples de ces identifications passives
qui unissent si étroitement sujet et objet. Je me contenterai de faire
ici état d'un cas récent qui m'a beaucoup frappé par la rapidité avec
laquelle se sont établies ces correspondances auxquelles j'ai fait allusion.
C'était un sujet qui n'est pas celui dont l'observation est relatée plus
loin qui présentait des manifestations obsessionnelles en même temps
que des inhibitions importantes. A la 7e séance d'analyse, comme je
toussais, il me dit avoir la pensée qu'une expectoration le gênait, et il
produisit à cette période toute une série de rêves qui montrèrent avec
évidence sur un mode très régressif d'absorption orale, son désir de
s'identifier à moi. Je ne veux ici faire état de ce fragment d'observation
que pour montrer l'étroitesse de la liaison inconsciente entre le sujet
et l'objet, et quels rapports intimes se nouent rapidement entre l'objet du
désir narcissique et le Moi ; de tels sujets se défendent d'ailleurs extrê-
mement violemment contre les sentiments d'angoisse que leur cause la
perception confuse de la fragilité de leur individualité.
Le malade Pierre, dont il a été question au Chapitre II de ce travail
comme présentant un Moi relativement fort, ne se sent protégé que
par ses vêtements. La situation la plus dangereuse qu'il puisse imaginer
est celle de la nudité, il s'y sent exposé à tous les dangers d'une péné-
tration par autrui. Il lui était d'ailleurs impossible de tenir dans ses
mains un animal vivant, parce qu'il avait peur « de tout ce qui se
cachait derrière sa peau », et il redoutait les femmes à peau très claire
dont la surface cutanée, pensait-il, était irrégulière et laissait filtrer
plus aisément les contenus nocifs et sales de leur corps. Pour lui,
toucher des organes génitaux équivalait à une pénétration anale et lui
procurerait une exaltation de son sentiment narcissique de puissance.
On retrouve chez un sujet dont le Moi paraît à première vue très stable,
ce mélange de l'horreur et du besoin absolu d'une identification consubs-
tantielle avec l'objet de son désir, et l'on peut dire que cette perméabilité
de tout son être est un pas vers ces identifications passives et instan-
tanées auxquelles j'ai fait allusion plus haut.
L'on comprend que dans de telles conditions toute action agressive
sur l'objet comporte ipso facto un aspect masochique. C'est d'ailleurs
PSYCHANALYSE 10
146 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ce que les malades expriment constamment. Pour Monique : « Me tuer


c'est se détruire » ; et je pourrais citer bien d'autres exemples. Je pense
que ce masochisme très régressif joue un grand rôle dans la relation
obsessionnelle à l'objet, et qu'il est responsable, pour une large part,
du luxe de précautions que le sujet développe dans ses rapports avec
autrui. Ici s'insère tout naturellement la théorie de BERGLER qui fait
de la défense agressive contre le désir de passivité masochique refoulé,
l'un des mécanismes essentiels de la névrose obsessionnelle. Il qualifie
cette défense de pseudo-agressive. Sans doute y a-t-il là une tendance
à méconnaître la puissance des instincts de destruction, et quelques
tendances que j'aie à mettre l'accent sur la signification libidinale des
rapports obsessionnels, je ne saurais souscrire à l'opinion de BERGLER.
L'aspect masochique de la relation d'objet dans la névrose obsession-
nelle exprime donc à la fois et concurremment les deux significations
fondamentales du masochisme, l'auto-punition par sentiment de
,
culpabilité et l'auto-destruction par persistance d'une confusion entre
sujet et objet.
Un autre aspect de l'ambivalence, activité-passivité se rapproche
beaucoup du précédent : sadisme et masochisme. La question est
complexe en ce qui concerne l'opposition masculinité, féminité, bien
que par un certain côté il y ait une correspondance, chez ces sujets,
entre masculin et sadique, féminin et masochique.

Une' telle présentation des faits semble ne pas tenir compte de


l'influence du Surmoi sur les relations d'objet dans la névrose obses-
sionnelle. Or très justement FENICHEL conclut ainsr: des causes altérant
les relations objectales, ces relations sont viciées : I° Par les mesures
interdictrices du Surmoi ; 2° Par la froideur des affects dans les relations
objectales ; 3° Par la nécessité de trouver des appuis extérieurs pour
vaincre l'angoisse du sentiment de culpabilité ; 4° Par des fantaisies
d'introjection.
Si l'on a bien suivi mon raisonnement l'on verra que la relation
objectale, telle que j'ai essayé de la préciser, répond aux trois dernières
causes qui sont évoquées par FENICHEL. Quant à la première, de
l'influence interdictrice du Surmoi, elle ne paraît pas à première vue
intervenir dans l'exposé que je me suis efforcé de faire des relations
d'objet, alors que le Moi, « innocent » et qui le plus souvent ignore
complètement la signification profonde des relations qu'il tend à
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 147

nouer avec le monde, est contraint de supporter, comme nous l'avons


vu en étudiant l'aspect masochique des relations d'objet, les punitions
rigoureuses de cette instance morale inconsciente qu'est le Surmoi.
Celui-ci intervient donc éminemment dans les rapports du sujet
au monde.
Le fonctionnement du Surmoi dans la névrose obsessionnelle, est
selon l'expression d'ODIER, quasi spécifique, le Surmoi s'y montre non
seulement hypermoral mais sadique à l'égard du Moi, et l'on sait que
deux théories ont été avancées pour expliquer ces particularités.
ALEXANDER en fait une question économique ; il existe une sorte de
balance entre la sévérité de la répression et la possibilité d'expression
des pulsions instinctuelles. Pour FREUD, le Surmoi n'a pas échappé à
la régression et il s'y est produit une désintrication des pulsions ; mais
ce sur quoi je voudrais plus particulièrement attirer l'attention en ce
qui concerne les rapports, je dirai intérieurs du Moi et du Surmoi,
c'est l'extrême ambivalence de ces rapports. FREUD avait déjà signalé
d'une manière générale la complexité des rapports du Moi et du
Surmoi; une partie du Surmoi est l'allié du Moi, une autre son adver-
saire et son ennemi, et l'on sait la nécessité pour tout sujet de bonnes
relations entre le Moi et le Surmoi; elles sont d'une importance capitale,
et ce qui est vrai pour un sujet dont le Moi a sa cohérence normale,
l'est encore plus pour l'obsédé dont le Moi a de toute manière la
faiblesse que l'on sait; aussi l'obsédé doit-il se concilier sans cesse
cette instance, niais là encore son attitude est ambivalente. Tous les
auteurs qui se sont occupés des rapports du Moi et du Surmoi dans la
névrose obsessionnelle, et plus particulièrement BERGLER, FEDERN,
dépeignent ces relations comme un mélange de soumission amoureuse
et d'hostilité révoltée ; l'on insiste sur les bénéfices narcissiques que le
Moi tire de sa soumission au Surmoi, comme aussi sur les techniques
variées qu'il utilise pour enfreindre ses commandements et le tromper :
contradictions internes des lois de la pensée obsessionnelle. Lois de
FROM citées par FEDERN. Recours à l'utilisation du principe de la
toute-puissance de la pensée, etc. Autrement dit le Moi se comporte
à l'égard du Surmoi comme un enfant vis-à-vis d'un parent sévère et
oppresseur, il le respecte en le haïssant et le bafoue en l'aimant. Il
faut tout aussi bien se garder de perdrel'amour de la mère toute-puissante
introjectée qu'éviter de se soumettre aveuglément à elle, une soumission
absolue équivaudrait à la mort. Il me semble par conséquent que l'on
retrouve ici une autre expression de la relation à distance dont j'ai fait
l'axe de ce travail, et qu'en interprétant les difficultés de la relation
148 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'objet comme la conséquence de projections répétées à l'infini des


images parentales, j'ai en réalité donné au Surmoi toute l'importance
désirable.
Il reste bien entendu que le sujet est absolument inconscient de la
signification instinctuelle réelle de ses obsessions, et que par conséquent
l'action du Surmoi qui impose au Moi des restrictions dans cette
relation n'est nullement déniée par moi au profit d'un mécanisme plus
direct, celui de la projection ; ce que je veux mettre en évidence, dans
cette étude, c'est que le sujet est gêné dans sa relation d'objet, non
seulement par sa propre agressivité dont il ne perçoit que les rejetons
inexplicables pour lui, mais aussi par la qualité agressive qu'il confère,
par la projection inconsciente de sa propre agressivité à l'objet de son
désir, autrement dit qu'il se comporte sans en connaître le double
motif à l'égard de tout comme, enfant, il le faisait avec la personne
déjà à demi imaginaire de ses parents. Et comme dans l'enfance avec
les personnages parentaux, la relation aux objets significatifs est comme
je l'ai déjà noté, indispensable à l'équilibre, à la vie du sujet.
Mais revenons à la question du Surmoi. Comme on le sait, FREUD
en fait l'héritier du complexe d'OEdipe et lui assigne des fonctions
morales, il le met à la source du sentiment de culpabilité inconscient.
Je ne pense pas qu'à l'heure actuelle se pose encore la question de savoir
si le Surmoi n'a pas aussi des origines plus anciennes ; chacun admet
l'existence d'un Surmoi pré-oedipien, il reste à savoir si d'une manière
générale on peut aux phases pré-oedipiennes du développement parler
de sentiment de culpabilité. GLOVER dont j'ai rappelé les critiques à
l'égard des théories de Melanie KLEIN, estime que l'on ne peut parler
de sentiment de culpabilité qu'à partir du moment où l'intervention du
langage, c'est-à-dire seulement au début de la troisième année, a été
suffisamment précise et prolongée pour que le moi et le non Moi, le
Moi et le monde extérieur soient parfaitement distincts. Auparavant
les relations d'objet sont encore trop confuses, trop peu différenciées
pour qu'un dialogue quelconque entre soi et une conscience morale
puisse s'engager. Il préfère employer le terme « d'anxiété de projection »
qui exclut toute intervention d'une voix de la conscience mêmeembryon-
naire ; d'autres (HENDRICK) se servent de l'expression « anxiété de
talion » qui est l'équivalent de la précédente ; je pense que cette distinc-
tion n'est pas inutile parce qu'elle répond à des faits différents ; d'ailleurs
ce travail fait, avant tout, état des anxiétés de projection.
Reprenons le schéma de GLOVER et étudions la structuration pro-
gressive du Surmoi ou mieux de l'appareil psychique en général.
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 149

L'auteur tout en décrivant avec beaucoup de prudence la phase primaire


du développement qui précède l'apparition du langage admet l'exis-
tence d'un Moi et d'un Surmoi oral ou mieux d'un noyau oral du Moi
et du Surmoi, pour citer un exemple. Divers noyaux seront les témoins
des principales phases du développement et le Moi et le Surmoi total
résulteront de l'intégration de ces divers noyaux. En vertu du principe
de fonctionnements simultanés dans la personnalité (GLOVER) chaque
phase du développement donne à moins d'un effacementquasi complet,
son accord plus ou moins timide dans l'orchestration que nous enten-
dons. Si je fais cette digression, dans un domaine qui n'est pas apparem-
ment celui de ce travail, c'est que chez l'obsédé une telle intervention
du fonctionnementde niveaux d'organisation différents du Moi pris dans
son ensemble, est tout à fait caractéristique, aisément saisissable et
donne au tableau clinique cette allure si particulière de diversités et de
contrastes. En ce qui concerne le Surmoi nous voyons que différents
niveaux d'organisation de cette instance sont à l'oeuvre en même temps
et s'expriment d'ailleurs concurremment à travers la même expression
verbale : « Je ne peux pas ou j'ai peur. »
En quoi le Surmoi intervient-il dans les relations d'objet dans le
transfert ? Il y intervient de deux manières : d'une part à la façon d'une
tierce personne qui s'opposerait à l'intimité de ces relations, ce fut par
exemple le cas de Monique dont j'ai déjà parlé, le Surmoi agissait
à ce moment de l'analyse où elle revivait son oedipe à la façon de sa
mère qui, pendant son enfance, lui avait interdit toute intimité avec son
père. Toutes les femmes obsédées que j'ai eu l'occasion d'analyser
ont été gênées dans leur contact avec moi par des interdictions facile-
ment rapportées au personnage maternel qui leur rendait difficile
l'expression, même atténuée, d'une attirance pour moi. Chez les hommes
par contre, de pareilles interdictions, bien entendu comprises comme
condamnant une rivalité avec la mère auprès du père, ne m'ont jamais
semblé très importantes. De toute manière l'intervention de la tierce
personne oedipienne dans le dialogue analytique m'a toujours paru
secondaire et variable suivant les cas; au surplus l'obsédé invoque
fréquemment l'interdiction pour dissimuler son besoin de faire appel
à une troisième personne intervenant seulement à titre d'allié contre
l'analyste dans lé transfert.
La seconde modalité de l'intervention du Surmoi consiste en la
projection dont j'ai parlé tout au long de ce travail qui est faite sur
l'analyste des imago parentales, autrement dit du Surmoi lui-même,
du personnage phallique ; le médecin devient alors à la fois interdicteur
150 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et dangereux en soi. Le sujet éprouve dans sa relation avec le médecin


des anxiétés qui sont à la fois de culpabilité et de projection et qui se
traduisent au début de l'analyse par des inhibitions qui s'expriment
au travers d'une verbalisation approximative. Quand le malade dit
« j'ai peur ou je n'ai pas le droit, je ne peux me permettre », il exprime
tout aussi bien ses sentiments de culpabilité dérivés de l'interdiction
que l'angoisse de ses projections. Plus tard il sent fort bien ce qui
revient à l'une et à l'autre, il dit : « Je n'ai pas le droit », pour carac-
tériser l'interdiction, et « J'ai peur de vous » pour rendre compte préci-
sément de sa peur de l'analyste en tant qu'objet. Ceci est parfaitement
sensible dans le déroulement d'une analyse d'un obsédé. Le premier
conflit abordé est celui de l'OEdipe, du moins tel qu'il a été vécu.
Dans le transfert le sujet éprouve la peur d'être puni pour ses désirs
incestueux ou mieux pour tous ses désirs sexuels ; puis à travers le
désir de passivité homosexuelle s'exprime l'angoisse du rapport avec
« l'autre », personnage phallique. Ici c'est une anxiété plus violente,
plus directe qui se dégage, il n'est plus question d'interdiction mais
bien d'une peur de destruction en talion des désirs de rapprochement
ressentis comme agressifs, telle que la régression les a façonnés ; enfin
l'analyse ayant atteint dans sa marche rétrograde les anxiétés les plus
primaires et le sujet les ayant dépassées, les relations d'objet changent
de signification, le sujet a peur à nouveau de ses désirs incestueux mais
sous l'angle plus limité de l'interdiction ; l'analyste est entre lui et la
femme, le sujet hésite à se donner le droit de faire comme lui, il ne
s'agit là bien entendu, et j'ai à peine besoin de le souligner, que d'une
représentation schématique d'une telle évolution et je ne voudrais
pas que l'on put croire, que pour moi, les choses se passent suivant un
ordonnancement régulier, je crois néanmoins que ce schéma pour si
arbitraire qu'il soit peut servir de point de repère. C'est dans cette
dernière phase que viennent à jour les documents oedipiens réels,
je veux dire accompagnés de toute leur charge affective.

L'aspect homosexuel de la relation objectale a ceci de particulier,


et c'est pourquoi je l'ai détaché de l'ensemble des relations d'objet, de
nous fournir assez précocement des renseignements sur l'équilibre
pulsionnel dans un cas donné.
J'ai en effet remarqué que la relation d'objet homosexuel dans la
névrose obsessionnelle pouvait prendre deux aspects différents. Dans
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 151

un premier groupe de cas qui correspond à ceux qui ont fait l'objet de
mon travail sur « l'aspect homosexuel du transfert », l'attrait homosexuel,
spontanément ressenti dans l'enfance et l'adolescence, s'accompagnait
de réactions émotionnelles très riches, très nuancées de véritables
amitiés au sens plein du terme et ne donnait lieu qu'à une défense
modérée ; parfois même y avait-il eu des contacts sexuels ; dans le
transfert de telles situations sont revécues avec un minimum de réac-
tions de défense et dans un contexte émotionnel très exactement
comparable à celui des expériences juvéniles, dans ces cas l'imago
paternelle s'est toujours montrée infiniment plus accueillante que
l'imago maternelle.
Dans un second groupe de cas les choses se présentent tout à fait
différemment. Ces sujets ont comme ceux du premier groupe des senti-
ments homosexuels conscients, mais ils consistent en phénomènes de
fascination brutale devant un homme offrant une image de puissance
ce qui détermine une réaction d'angoisse extrêmement profonde. Ces
patients ont des amis, même de « bons amis », mais leur commerce
avec eux est limité à des fins strictement narcissiques, ils n'ont pas
« d'amitiés ». Contrairement aux sujets du groupe précédent, dans le
transfert ils se défendent furieusement d'éprouver quelque sentiment
affectueux à l'égard de l'analyste utilisant une attitude paranoïaque
à minima, ils l'accusent de leur suggérer des sentiments homosexuels ;
dans leurs fantasmes ce ne sont que combats, luttes, ouverture du corps,
images sanglantes de castration... quand des fantaisies d'introjection
interviennent elles sont toujours chargées d'un énorme potentiel
agressif et provoquent des réactions de dégoût, de rejet, des sentiments
de panique. Nous verrons plus loin un exemple de ce tableau clinique,
les imago parentales sont mal différenciées.
Il m'a semblé que ces deux types de malades répondaient à des
formules pulsionnelles différentes ; chez les premiers là libido a atteint
le stade génital, l'OEdipe a été franchement abordé ainsi qu'en témoignent
non seulement la différenciation des images parentales, mais encore
l'extrême richesse des possibilités émotionnelles et leur grande variété.
La régression a joué un rôle plus important, toutes proportions gardées,
que la fixation; le transfert est plus aisé, la résolution thérapeutique
plus facile.
Quant aux seconds ils me paraissent témoigner d'une évolution
libidinale très timide. Dans leur évolution ils n'ont abordé l'OEdipe
que dans de très mauvaises conditions, les images parentales sont
moins bien différenciées que dans le cas précédent quoique l'imago
152 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

paternelle m'ait toujours paru un peu moins archaïque que l'imago


maternelle. Leurs émotions sont toujours extraordinairementviolentes,
démesurées, sans nuance, déclenchées lorsque les défenses sont abolies
par les causes les plus minimes. Le transfert est très difficile, la
résolution thérapeutique moins aisée.
J'ai pensé qu'il y avait là, dans la mesure où le style des relations
homosexuelles dans le transfert témoigne du degré d'évolution génitale
de la libido, un élément de pronostic d'autant plus intéressant qu'au
moins, à travers leurs fantasmes isolationnés dont ils ne comprennent
d'abord qu'à demi la signification, les obsédés nous laissent jeter assez
vite un regard sur leur structure profonde.

IV

LES INSTRUMENTS
DE LA RELATION D'OBJET
SON ÉVOLUTION
AU COURS DU TRAITEMENT ANALYTIQUE

Je voudrais, avant d'aborder l'étude des instruments de la relation


à distance et de l'évolution de cette relation au cours du traitement
analytique, vous rappeler les principales conclusions auxquelles j'ai été
amené jusqu'ici :
I) Il m'a semblé que de l'ensemble des travaux consacrés à l'étude
de la relation d'objet, tant sous l'angle de la description d'un aspect
isolé de cette relation (BERGLER) que sous celui de la signification
générale de la structure des relations d'objet obsessionnelles (ABRAHAM,
GLOWER) se dégageait la notion de la nécessité vitale de la dite relation
qui, à la fois, supplée à des relations plus évoluées et protège des
ruptures relationnelles de la psychose, du moins chez un sujet donné,
en assurant le maintien de relation de Réalité ;
2) Que l'étude clinique du Moi dans la névrose obsessionnelle
montrait à l'évidence que, dans les cas les meilleurs, il était affecté
d'une faiblesse qui rendait précisément indispensable l'intimité de ces
relations ;
3) Que la nature des rapports de l'obsédé était, de par le fait de
la régression instinctuelle, d'une part, et de la projection, d'autre part,
telle qu'elle posait un véritable dilemme dont la solution approximative
et spontanée était le maintien d'une distance optima entre le sujet et
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 153
.

l'objet d'où l'expression de relation à distance par laquelle j'ai choisi,


faute de mieux, de la caractériser. Ainsi, dans le chapitre précédent,
je me suis efforcé de préciser la nature de la relation d'objet obsession-
nelle et de montrer que tout ce que nous savions de la structure de
cette affection s'exprimait à travers cette relation.
Peut-être me reprochera-t-on de n'avoir pas assez, dans son analyse,
mis l'accent sur les facteurs qui nous apparaissent comme innés et
de n'avoir pas encore fait allusion aux éléments constitutionnels qui
peuvent jouer un rôle dans son déterminisme, soit à une répartition
malheureuse des énergies instinctuelles ou plus simplement à une
hyperagressivité. FENICHEL schématise ainsi les différentes causes d'une
fixation anormale à un stade évolutif donné :
1) Une répartition anormale des énergies pulsionnelles ;
2) Une récompense excessive des besoins instinctuels à ce stade ;
3) Une frustration extrêmement sévère de ces mêmes besoins ;
4) Une impossibilité quasi complète de tolérer l'anxiété en rapport
avec une frustration.
Je me suis attaché simplement, et avant tout, à caractériser un
état de fait et à en préciser la signification et non les causes ; la preuve
en est que j'ai réservé la question de la' nature des traumatismes
responsables.
Je crois que c'est là affaire de cas particuliers et que, seules, des
remémorations précises et des données convergentes issues de l'analyse
nous permettent d'assigner, à tel ou tel épisode que nous serions tenté
de considérer comme traumatique, une valeur univoque. J'ai eu eh
analyse un malade que tous ses fantasmes et ses rêves désignaient
comme le témoin d'une scène de coït parental, qui aurait entraîné
chez lui une identification à la mère possédée sadiquement, pourtant
il n'a jamais retrouvé un souvenir précis d'une scène de ce genre- et-
il semble qu'il y ait eu peu de chance pour qu'il put en être réellement
témoin ; par ailleurs, il a revécu, avec beaucoup d'intensité et dans le
transfert et dans son souvenir, un conflit essentiellement oral qui fut
suivi quelques années plus tard de la vision traumatisante d'un coït
d'animaux ; sa mère lui faisait absorber contre son gré des bouillies
qui lui déplaisaient et qu'il recrachait au fur et à mesure. De moi, il
ne tolérait que des interprétations très courtes, dès que je parlais trop,
il s'agitait avec les réactions motrices d'un enfant qui se débat : « Vos
paroles, disait-il, avec une violente attitude d'opposition, je voudrais
les recracher. » Il semble qu'à la suite d'une série de transpositions, il
ait imaginé le. fantasme de la scène primitive, mais que le traumatisme
154 REVUE. FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

significatif évoqué par le coït animal reste celui de ses rapports oraux
avec sa mère. Il n'est pas dans ma pensée de soutenir que toutes ces
incertitudes, quant au trauma, soient sans importance, je crois tout au
contraire qu'elles doivent être résolues dans la mesure du possible, mais
je pense que nous ne sommes à même de le faire qu'à partir du moment
où, précisément, cette relation à distance du transfert s'est dissoute et
muée en une relation directe.
Mon expérience clinique m'a toujours appris, comme à chacun de
nous, que c'est à partir de ce moment seulement que les faits déjà
retrouvés et abordés analytiquement prennent tout leur relief et
acquièrent toute leur valeur démonstrative.' C'est pour cela que je me
suis attaché à l'étude de la relation transférentielle, dont il ne suffit
pas, à mon sens, de dire par exemple qu'elle est sadomasochique
pour la caractériser suffisamment. Elle est d'une « qualité affective
spéciale », suivant l'expression si heureuse de NACHT, à propos
du masochisme prégénital qui est précisément l'un des aspects de
la relation d'objet obsessionnelle.

Voyons maintenant les instruments de cette relation, je pense que


ce titre se passe de commentaire, je serai très bref sur ce point, car il
s'agit ici de tous les procédés de défense de la névrose obsessionnelle
et ils ont été minutieusement décrits. Relations d'objet et mécanismes
de défense s'intriquent étroitement du fait que les mécanismes de
défense contre les pulsions s'appliquent à la situation actuelle considérée
comme dangereuse, et rendue telle d'ailleurs par les exigences instinc-
tuelles.
* L'obsédé en analyse est dominé par un dessein à peine inconscient
celui de garder sa relation à son analyste sans que cette relation devienne
dangereuse pour aucun des deux partenaires : les diverses techniques
qu'il emploie sont celles qu'il utilise dans la vie habituelle, tout aussi
bien dans le secteur de ses obsessions que dans ses autres contacts
humains symboliques ou concrets. Sous cet angle, l'expérience ana-
lytique démontre à l'évidence que le Moi est malade dans sa totalité
et que le sujet est gêné dans l'ensemble de ses relations d'objet, qu'elles
soient obsessionnelles ou pas.
Pierre, auquel j'ai fait allusion dans le chapitre consacré au Moi,
manifeste une indifférence complète à l'égard de son traitement, c'est-à-
dire envers moi, souligne très régulièrement qu'il vient pat habitude,
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 155

qu'il n'attend rien de cette thérapeutique, qu'il ne pense jamais à


l'analyse en dehors des séances, que je lui suis complètement étranger,
telle est du moins sa position habituelle. Or, une circonstance extérieure
intervint brusquement, qui faillit lui imposer la cessation de ses visites,
Pierre fit une crise d'angoisse extrêmement violente, tomba malade,
dut s'aliter et lorsqu'il se releva quarante-huit heures après, ses amis
s'étonnèrent de l'altération de ses traits; il n'eut aucune peine à se
rendre compte qu'il était tombé malade en pensant devoir se retrouver
seul dans la vie. Je crois que le récit de cet incident illustre d'une façon
tangible ce qu'est la relation d'objet chez les obsédés.
Je n'insisterai pas sur le caractère stéréotypé et la monotonie de
leur comportement, ils s'expriment toujours de la même manière et
utilisent d'ailleurs dans leurs discours le même procédé de défense,
les uns parlent sans arrêt, les autres ont tendance à garder continuelle-
ment le silence. Plus intéressant peut-être est l'emploi de la périphrase
qui sert à éviter de prononcer non seulement certains mots tabous,
mais aussi d'employer des expressions trop réalistes ; l'abandon de ce
procédé de défense, même dans ce dernier cas, s'accompagne d'une
libération instinctuelle, dont l'importance semble, à première vue, sans
rapport avec la cause qui la détermine, tant sont grandes les implica--
tions dynamiques du langage. Puisque j'en suis au discours des obsédés,
je voudrais faire remarquer combien l'on risque de faire d'erreurs en
interprétant abusivement leur comportement en termes d'agressi-
vité dans le sens d'activité purement destructive : un silence, par
exemple, peut à bon droit, surtout chez une malade qui refuse abso-
lument de le rompre, être considéré comme une manifestation d'hosti-
lité, or, toutes mes malades m'ont affirmé un jour ou l'autre qu'il leur
était beaucoup plus facile de me dire des choses désagréables ou inju-
rieuses, manifestations pourtant authentiques d'agressivité, que de
tenir des propos amoureux. Elles n'étaient ici limitées que par la crainte
que je rompe le traitement, alors que l'allusion la plus lointaine à un
rapprochement, déterminait une angoisse intense. Pour les hommes, il
m'a semblé qu'il en était sensiblement de même. Et l'on saisit ici sur
le vif toute l'ambiguïté de ces manifestations agressives ; l'agressivité
chez les obsédés est loin d'être toujours une manifestation d'opposition ;
l'on peut même dire que les manifestations agressives qui équivalent
à un mouvement d'opposition sont les plus facilement produites, car
elles sont les moins dangereuses, elles mettent à l'abri et renforcent
le sentiment de puissance et d'individualité, mais l'agressivité liée au
désir de rapprochement et, par conséquent, de signification libidinale
156 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

au sens vrai du terme, constitue le vrai danger : celui contre lequel les
obsédés luttent.
Il en est d'ailleurs d'autant plus facilement ainsi qu'étant données
les restrictions nécessaires de la technique analytique, ces sujets voient
se muer en tendances agressives ce qui, dans leur désir de rapproche-
ment, à la naissance de leurs sentiments, avait une signification libi-
dinale directe, et ce n'est pas la moindre difficulté de leur traitement
que la transformation si facile de leurs tendances affectueuses, fragiles
en un désir de possession haineuse et exaspérée en fonction de la
frustration réelle des rapports analytiques. Ceci explique, me semble-t-il,
les difficultés plus grandes que j'ai rencontrées dans le traitement des
femmes obsédées ; car, pour les hommes, les fantasmes homosexuels
gardent un caractère de fantaisie relative que les sentiments amoureux
de transfert n'ont pas pour les femmes et le dosage de la frustration
est plus aisé. J'en terminerai avec ces notations cliniques sur la manière
dont, dans leurs associations, ils cherchent à parler tout en ne disant
rien, en relatant le procédé que Pierre avait employé pour éviter de
se confier à moi. Alors qu'au début de son analyse, il avait eu les plus
grandes difficultés à m'apporter un matériel significatif, je remarquais
que peu à peu ses associations étaient exclusivement faites de fantasmes,
de propos, de signification scatologique ou homosexuelle ; il avait utilisé
conjointement l'isolation et le déplacement, ce qui était devenu impor-
tant était précisément ce qui ne l'était pas au. début, les faits de sa vie
journalière. « Ce que je fais ne vous regarde pas, vous vous efforcez
d'avoir un moyen de chantage, en sachant tout ce qui se passe dans
ma profession. »
J'ai prononcé le mot d'isolation, et ceci m'amène à énumérer la
liste des procédés de défense dont le Moi se sert, dans la névrose obses-
sionnelle, pour maîtriser les impulsions du ça, que le refoulement n'a
pas réussi à juguler, réactions éthiques, annulation rétroactive, expres-
sion du principe de toute puissance de la pensée. Ces procédés sont
évidemment utilisés dans les relations d'objet du transfert, complétant
les techniques de déplacement et de symbolisation communes à toutes
les activités de l'esprit, elles permettent au sujet d'assouplir sa relation
à son analyste. Je pourrais vous donner des exemples multiples de l'uti-
lisation de ces techniques dans le sens que je viens de dire, je crois
que ce serait inutile et fastidieux. Quand l'analyste est l'objet d'une
obsession, comme cela se présentait dans le cas de Monique, il est
tout à fait clair que la technique obsessionnelle protège le contact entre
les deux partenaires en présence, mais quand un malade se contente
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 157

de nier toute signification affective à ses rapports d'analyse, ce qui, à


mon sens, n'est absolument pas différent de ce qu'il fait dans la vie
courante quand il renonce à l'expression de ses émotions en même
temps qu'il s'interdit de les ressentir, ne croyez-vous pas que là encore
il sauvegarde ses relations d'objet ?
GLOVER insiste sur le fait que la technique obsessionnelle est celle
qui permet à l'enfant de nouer, pour la première fois, des relations de
réalité, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de rappeler, par exemple,
l'importance de la pensée symbolique dans la maturation de l'appareil
intellectuel et l'acquisition du langage, ni celle des pratiques magiques
dans l'essai de maîtrise active de la réalité et je me contenterai seule-
ment de faire un rapprochement entre ce que je viens de vous exposer
de la relation à distance et ce que FREUD a écrit sur l'analyse de ses
malades. Le terme même que j'ai employé, ce que d'ailleurs j'ai souligné
dans ma description, implique le maintien aussi prolongé que possible
de cette relation mitigée, FENICHEL note l'horreur que les obsédés ont
du changement ; or FREUD nous enseigne que les analyses de ces sujets
peuvent continuer indéfiniment, n'est-ce pas précisément mettre l'ac-
cent sur le besoin qu'ils ont d'un contact et de la difficulté qu'ils
éprouvent à l'amener à une conclusion ?

J'insisterai davantage sur l'évolution des rapports analytiques de


l'obsédé, le sujet comme je viens de le dire ne désire que les poursuivre
en les stabilisant à un certain point, il est prêt à faire toutes les conces-
sions possibles et même à renverser complètement la valeur relative
de ses associations, à condition que les dits rapports n'évoluent pas.
Tous les auteurs ont noté combien il fallait prendre garde aux tendances
qu'ont ces sujets à intellectualiser leur analyse. Parfois ils adoptent une
attitude plus courageuse, apparemment du moins, mais tout aussi
inféconde. Ils parlent abondamment de l'analyste sans le nommer, ils
semblent aborder directement leurs conflits avec lui à travers la per-
sonne dont ils parlent ; une de mes malades m'exposa ainsi tout à fait
clairement les angoisses qui s'attachaient pour elle aux relations sexuelles,
en m'entretenant de ses flirts. Tous ces procédés dilatoires ont la même
signification et le même résultat : Ils représentent un effort pour main-
tenir le contact, mais quelle que soit la richesse apparente du matériel
apporté, la situation reste la même.
Je ne voudrais pas que l'on puisse croire que dans une analyse de
158 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ce genre je néglige le matériel infantile ; il est nécessaire à la compréhen-


sion de la situation de transfert et trouve tout naturellement son utilisa-
tion dans l'interprétation de celui-ci, mais dans l'exposé que je désire
faire maintenant, je serai amené à négliger tous les autres aspects de
l'analyse pour ne m'intéresser qu'à la relation d'objet. Avant d'aller
plus loin, je voudrais faire deux remarques : La première analogue à
celle que Ella SHARPE, pour d'autres raisons que les miennes, faisait
dans un travail où il était question du traitement analytique de la
névrose obsessionnelle : il faut laisser à ces sujets le temps de s'habi-
tuer au contact analytique qui les amène naturellement, à condition
bien entendu que le transfert de défense soit correctement analysé, à
un « rapproché » qui se traduit par la production de fantaisies sadiques
dont le médecin est l'objet; la seconde est que l'apparition de ces
fantasmes coïncide régulièrement avec une amélioration de la situation
de transfert, je veux dire par là que le malade réagit comme si le sen-
timent d'une sorte de communauté entre son analyste et lui rendait
son contact affectif plus substantiel, plus aisé.
La façon dont s'introduisent ces fantaisies sadiques varie selon les
cas : tantôt elles émergent à travers des représentations de relations
génitales, tantôt elles s'imposent à l'esprit sans contexte affectif un peu
à la manière d'une obsession, parfois d'ailleurs, elles donnent lieu,
comme ces dernières, à des mesures d'annulation ou à des comporte-
ments compulsionnels. En tout cas, elles sont au début très régulière-
ment isolationnées, mais bientôt elles s'accompagnent de réactions
affectives extrêmement violentes.
Voici quelques exemples de ce type de réactions : Pierre me rapporte
un jour le rêve suivant qui témoigne d'un désir d'introjectioh encore
atténué : « J'ai rêvé cette nuit que je vous embrassais et que j'avalais
violemment votre salive, j'ai été très étonné de constater en me réveil-
lant que j'avais eu une éjaculation, ce rêve est ridicule, il est idiot, il
ne signifie rien, je vous déteste, je vous considère comme un sadique qui
s'acharne contre moi, qui prend plaisir à me torturer, à m'arracher ce
que j'ai en moi, à me violenter; vous le savez, je vous l'ai déjà dit :
Je pense que c'est par pure cruauté que vous prolongez ce traitement,
vous auriez pu me guérir depuis longtemps, vous êtes responsable de
ma maladie, mais le pire de tout c'est de penser que j'ai pu.faire un tel
rêve, cela me fait mal au ventre d'imaginer que je puisse vous aimer,
il faut que je sois fou... jamais personne n'a pu m'influencer, et vous,
insidieusement vous arrivez à me modifier, j'ai peur, j'ai longtemps
pensé que cette rue où vous habitez était dangereuse ; je m'aperçois
LE MOI DANS LA NEVROSE +-OBSESSIONNELLE 159

que je prends, progressivement, vos façons de penser, de juger, vos


intonations de voix, vous m'empoisonnez vraiment, j'ai envie de vous
précipiter par la fenêtre, je ne peux pas concevoir que je continue ce
traitement !» A ce moment-là, le malade se soulève brusquement sur
le divan et crie : « Entendez-moi bien, je préférerais rester malade
comme je le suis plutôt que de vous donner raison en guérissant. » Cette
crainte d'être possédé et pénétré par moi repose sur l'idée qu'il se fait
de ma cruauté et de ma puissance, car dans une autre phase de son
analyse particulièrement significative pour lui, pour des raisons que
je ne puis pas développer complètement ici, il faisait toute une série
de rêves, de relations homosexuelles avec son père, et en me les relatant,
il me disait : « Le bonheur que j'éprouvais dans ces rêves était absolu-
ment extraordinaire, je ne puis vous dire ce que j'éprouvais, j'étais si
heureux, je n'avais plus peur de rien, je me sentais fort, j'avais le senti-
ment d'avoir compris combien l'amour peut transformer la vie d'un
être, moi, pour qui elle a toujours été et est encore un bagne sans fin ;
vous remarquerez ajoute-t-il que j'emploie la même comparaison en
parlant de l'analyse, mais ces temps-ci j'ai un peu changé d'opinion,
je me dis c'est un criminel ou c'est un Saint... je dois reconnaître que,
quand la deuxième impression domine, je me sens transformé, la vie me
paraît ouverte... »Pour rendre compréhensible pleinement le sens de ces
fantasmes, je dois préciser deux points :
Le premier est que le mode d'introjection utilisé par ce sujet est
essentiellement cutané : caresser, toucher équivaut à avaler, prendre.
Imaginer de toucher une verge me donne autant de plaisir que d'ima-
giner que je l'embrasse, ce sujet souffrait, d'ailleurs, comme je l'ai
dit plus haut, de l'impossibilité de tenir un animal vivant dans ses
mains par peur de ce qui grouillait derrière sa peau, et se représen-
tait que les femmes étaient dangereuses parce qu'à travers leurs tégu-
ments pouvaient filtrer des substances toxiques et mortelles. Le
deuxième point est que dans des relations sexuelles imaginaires il
recherche la cohabitation avec un personnage puissant qui le fasse
participer à ses qualités de force et de courage en se laissant caresser les
organes génitaux et le corps. Le rapport de puissance de l'objet au sujet
est réglé par toute une série de dispositions minutieuses.
Jeanne qui témoigna, dans son comportement, après que ses résis-
tances furent ébranlées, d'un besoin de recevoir quelque chose de moi
en sollicitant des réassurances, en posant des questions, produisit de
nombreux fantasmes d'introjection orales isolationnés. Un jour, elle
imagina le suivant : « J'ai rêvé cette nuit une fois de plus que je vous
160 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

mordais la verge avec une sorte de fureur, que je la mâchais lentement,


le besoin de m'approprier quelque chose de vous, de le garder en moi
définitivement et puis j'ai vu un sein dégoûtant, énorme comme celui
d'une femme qui allaite, j'ai eu une impression de dégoût et de peur
abominable, j'avais l'impression que vous étiez comme le clou que je
sens en moi et dont je vous ai parlé si souvent », et elle ajouta : « Tiens
j'ai une impression d'étrangeté ! » Comme je lui demandais de me pré-
ciser ce qu'elle ressentait, elle ne me répondit qu'au bout d'un moment :
« Maintenant, c'est passé, c'est quelque chose d'indéfinissable et d'abo-
minable », mais je ne sus que beaucoup plus tard en quoi consistait
cette impression d'étrangeté : « C'est, dit-elle (je condense ici, ce que
j'ai obtenu en de nombreuses reprises), un double phénomène dont je
ne saurais dire lequel est le premier. Toujours est-il que cela se produit
quand j'éprouve une émotion violente, soit de peur, soit de colère :
mes perceptions s'altèrent, je vois moins bien et j'entends les gens
comme à travers du coton, j'ai une impression d'irréalité, tout est flou
et je suis saisie d'une sorte de panique et c'est là l'autre face du phéno-
mène, je me penche sur le fonctionnement de mon corps, j'écoute mon
coeur, le battement de mes artères, j'ai l'impression que mon crâne
va éclater, mon cerveau se déchirer, j'ai un sentiment de misère, d'iso-
lement absolu, de mort imminente, il n'y a rien à faire contre cela,
sinon s'occuper immédiatement à quelque chose, à n'importe quoi, si
futile que ce soit, ou bien à compter, c'est le seul moyen de reprendre
contact. » J'ai choisi à dessein deux types très différents de fantasmes
d'introjection le premier à peine sadique, le second violemment des-
tructeur, pour bien montrer précisément que des réactions qu'ils déter-
minent sont fonction de l'intention destructrice que le sujet y met
quelle que soit la forme qu'il leur donne.
Au fur et à mesure que l'analyse avance, ils tendent à revêtir tous
le même aspect sadique de dévoration rageuse dans un contexte violent
de sadisme oral ou musculaire, tout au moins jusqu'à ce qu'une autre
phase évolutive ne s'engage.
Voici d'ailleurs un exemple qui montre que les effets de l'intro-
jection sont independants de la forme même du fantasme et en rapport
avec l'état affectif du sujet. Jeanne se trouvait dans une phase de son
analyse où elle supportait mal les frustrations qu'impliquent cette
technique et où par conséquent son agressivité était exacerbée, elle
résolut de recourir au miracle et se fit apporter de l'eau de Lourdes
avec l'intention de l'ingérer, elle est croyante, avec cette ambivalence
que l'on retrouve chez les obsédés. Toujours est-il qu'au moment
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 161

d'avaler le liquide miraculeux, elle fut brusquement saisie de la pensée


que cette eau allait l'empoisonner et elle ne put qu'en humecter ses
mains, son dessein ne comportait en soi aucune idée destructrice, il
n'était question que d'avaler et non de mâcher ou de mordre. Je dirai
plus loin, ce qui paraîtra contradictoire avec le sens de ce que je rapporte
1

actuellement, que les fantasmes d'introjection changent de forme,


quand ils perdent leur agressivité et deviennent conservateurs, ils
consistent alors à sucer, à absorber un liquide organique et non plus
à mâcher, à dévorer ; à la lumière de cet exemple et d'ailleurs d'autres
encore, je pense que le changement de forme témoigne et exprime une
modification de l'équilibre pulsionnel mais que la forme en elle-même,
n'est pas à elle seule révélatrice de la signification du fantasme.
Les exemples que je viens de rapporter montrent quel sentiment
de panique entraîne chez le sujet l'introjection avec forte composante
agressive, que ce sentiment accompagne ou non un état de dépersonna-
lisation. Les menaces de frustration de l'objet produisent des états
analogues et peut-être encore plus accusés, or, la frustration exalte
l'agressivité du sujet, il n'est donc pas étonnant que l'introjection
agressive d'un objet entraîne les mêmes troubles que la menace de sa
perte. Dans les deux cas l'agressivité est à son maximum et peut-être
est-ce dans les états émotionnels de ce genre, qui assaillent le sujet aussi
bien quand il veut s'approprier avec rage ce qu'il désire que quand il
risque de le perdre, que se trouve la racine de l'obstination avec laquelle
les obsédés maintiennent une relation à distance avec leur objet.
Monique se persuade que par sa faute ses parents seront ruinés et
qu'elle ne pourra plus continuer son traitement, elle éprouve un état
tout à fait comparable à celui qui l'avait assaillie quand elle était allée
voir poser un homme nu, qui évidemment, par déplacement, me
représentait : « J'étais complètement perdue, tout était sombre, la
lumière avait baissé, je devais faire attention à mes gestes pour que
l'on ne s'aperçoive de rien, j'avais peur de mourir. Enfant, j'ai éprouvé,
bien des fois, la même sensation, cette affreuse angoisse que tout était
modifié, que moi-même je n'avais plus aucune consistance, que j'allais
me dissoudre sans que personne ne fasse attention à moi, mon obsession
au moins ne m'inflige jamais les mêmes tourments. » Je voudrais ici,
puisque l'occasion s'en présente, insister sur la manière dont les malades
parlent de leurs obsessions lorsque l'analyse étant assez avancée, pour
qu'ils aient retrouvé ces intenses orages émotionnels que GLOVER
qualifie de sentiments préambivalentiels, ils puissent les situer par
rapport au déchaînement des affects qu'entraînent leurs relations directes
PSYCHANALYSE 11
162 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et non atténuées à leur thérapeute. En pensant à tous les cas qui m'ont
servi à élaborer ce rapport, je ne puis +-qu'être frappé de leur opinion
unanime : si pénible que soit l'obsession, elle est préférable à ces grands
déchaînements affectifs qui s'accompagnent le plus souvent de ces
sensations indicibles et ineffables de dépersonnalisation. J'ai déjà
noté que Jeanne, quand elle éprouve ce malaise profond se raccroche
à une occupation quelconque ou se prend à compter et l'on sait que la
.rithmomanie est classiquement considérée comme' recouvrant les
pensées agressives (BARTEMEIR). Monique déclare nettement que ces
préoccupations obsessionnelles la défendent contre ses impressions
d'émiettement ; le malade dont on lira plus loin l'observation accuse
une certaine nostalgie de ses mécanismes obsessionnels, une autre
malade, à laquelle je n'ai jusqu'ici pas fait allusion, présentait un
ensemble symptomatique dont l'analyse n'est pas sans intérêt, je n'en
rapporterai ici que les éléments absolument indispensables à la compré-
hension du rôle de l'obsession. Cette femme ayant une obsession rela-
tivement limitée, malade durant toute son existence, a présenté des
crises obsessionnelles importantes chaque fois que les circonstances de
la vie lui faisaient subir une frustration. La première crise a éclaté à la
suite de l'interdiction qui lui avait été faite de rapports sexuels « réser-
vés », cette crise cessa spontanément quand la malade renonça à toute
pratique religieuse, elle connut une accalmie d'une dizaine d'années.
La deuxième crise fut provoquée par la frustration involontaire que lui
infligea son mari revenant de captivité, il ne put répondre à ses exigences
sexuelles ; et elle connut une recrudescence de ces phénomènes mor-
bides chaque année au moment de la fête de Pâques, époque de la
communion obligatoire à laquelle elle était obligée de renoncer du fait
même de sa maladie qui lui interdisait, par l'interférence de pensées
agressives d'ailleurs, de recevoir le sacrement. J'ai pu me rendre compte
que son équilibre dépendait étroitement de ses contacts affectifs avec
des personnages significatifs les siens ou une femme élue, quand ces
contacts sont mauvais, elle devient violemment agressive et se prive
volontairement de toute communion affective avec son entourage,
souffre terriblement de la frustration qu'elle s'impose, et c'est alors
que l'obsession proprement dite fait son apparition, son thème même
est éloquent, elle craint de voir Dieu, de marcher sur la verge du
Christ, etc. Mais avant que l'obsession ne s'installe, comme Jeanne,
elle essaie de se raccrocher à des occupations incessantes.
Dans tous ces cas la réaction obsessionnelle semble bien être à la
fois la conséquence d'une violente poussée agressive, insupportable
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 163

au sujet et la correction de cette poussée agressive elle-même non


seulement parce qu'elle constitue un essai de satisfaction substitutive
mais aussi dans la mesure où elle morcelle et tamise les violents affects
dont l'intensité provoque ces états de dépersonnalisation dont je ne
saurais affirmer qu'ils existent dans tous les cas, mais qui, de toute
manière, comme on vient de le voir, sont extrêmement fréquents.
La littérature analytique prête à la dépersonnalisation des significa-
tions variées tout aussi bien en ce qui concerne sa signification que
son mécanisme ou les états psychopathologiques dans lesquels elle se
rencontre. Un certain nombre d'auteurs, dont BERGMANN, SCHILDER
soulignent qu'entre autres causes, ce symptôme peut être en rapport
avec de violentes poussées agressives plus particulièrement orales
sadiques ; dans les cas de névrose obsessionnelle que j'ai eu à traiter,
il semble qu'il en ait toujours été ainsi. Évidemment obsession et état
de dépersonnalisation peuvent à certains moments coexister, mais je
ne crois pas que cela enlève sa signification de procédé de défense à
l'ensemble de la technique obsessionnelle, il me semble que l'on ne
peut qu'en conclure que la défense est en partie et transitoirement
submergée par la violence des réactions émotionnelles, qui sont respon-
sables à leur tour des phénomènes de dépersonnalisation. De toute
manière, et quelle que soit la signification qu'on leur prête que ce soit
celle d'un surinvestissement narcissique (FREUD), ou d'une insuffisance
de la libido du Moi (FEDERN) ; ils témoignent d'une déficience, au
moins passagère, de la structuration de l'ego.

Je pense d'ailleurs que cette manière de voir trouve une démons-


tration, par l'absurde dans les effets de Pintrojection, qui se développe
dans un tout autre climat affectif et que j'appellerai l'introjection
conservatrice.
Après que se sont développés, pendant un temps souvent assez long,
ces fantasmes d'introjection avec fort investissement agressif de l'objet,
apparaissent des fantaisies d'introjection avec fort investissement libi-
dinal, qui au lieu de provoquer cette sorte de panique à laquelle j'ai
tant de fois fait allusion, s'accompagnent d'un sentiment de plénitude,
d'unité de force. L'un de mes malades me disait : « J'ai rêvé que nous
avions un rapport sexuel, je participais à votre force et à votre virilité,
j'avais le sentiment d'un épanouissement, d'une certitude, je n'avais
plus peur, j'étais devenu fort, je vous portais en moi. »
164 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Pour ne pas surcharger ce travail, je ne reviendrai pas sur les extraits


que j'ai déjà fait des observations de Jeanne, de Pierre, et je n'antici-
perai pas sur celle de Paul que vous lirez plus loin, je noterai simple-
ment, ce dont vous pourrez vous rendre compte, d'ailleurs, en lisant
ce dernier protocole, le fait qu'à mon sens l'apparition de tels fantasmes
d'introjection conservatrice témoigne d'une évolution libidinale et
s'accompagne d'une augmentation de la cohérence du Moi. Comme
preuve de la première de ces assertions, je citerai simplement quelques
paroles de Jeanne relatives aux sentiments qu'elle éprouve maintenant
dans des relations sexuelles réelles ; je dois dire que, jusqu'ici, elle
n'avait pu accepter sa féminité et si une première analyse avait diminué
ses répugnances, elle restait néanmoins à demi frigide et s'efforçait
d'éviter le rapprochement sexuel. Or, quelque temps avant de me
confier ce que vous avez pu lire, elle me disait ceci : « J'ai eu une expé-
rience extraordinaire, celle de pouvoir jouir du bonheur de mon mari,
j'ai été extrêmement émue en constatant sa joie, et son plaisir a fait
le mien. » N'est-ce pas caractériser au mieux des relations génitales
adultes ; quant à l'affirmation de la cohérence du Moi, elle ressort non
seulement de la disparition de la symptomatologie obsessionnelle et des
phénomènes de dépersonnalisation, mais encore se traduit par l'ac-
cession à un sentiment de liberté et d'unité qui est une expérience
nouvelle pour ces sujets.
Telle m'a paru être l'évolution de la relation d'objet dans la névrose
obsessionnelle, au cours du traitement analytique et dans les cas heu-
reux, car je ne voudrais pas que l'on retire de ce travail l'impression
que je pense que tous les obsédés sont susceptibles d'une pareille
amélioration, et même dans les cas les meilleurs avant qu'elle ne se
stabilise, sous des influences accidentelles qui réactivent leur agressi-
vité, se produisent des rechutes, chaque amélioration affermissant le
Moi, d'ailleurs je devrais poursuivre mon exposé et montrer comment,
à partir de cette identification très archaïque, s'instaure une identifica-
tion génitale adulte ; l'observation qui suit montrera qu'à partir de ce
moment de l'identification régressive peuvent être abordées les anxiétés de
ce qui fut la période oedipienne.

Ce qui vient d'être dit sur l'évolution de la relation d'objet au cours


du traitement m'a obligé à me poser trois questions :
I° Comment s'accordent les faits constatés avec la théorie sadique
anale de la névrose obsessionnelle ?
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 165

2° Comment concevoir la résolution de la relation à distance en


regard de la théorie classique de l'identification ?
3) Comment se représenter sur le plan théorique l'amélioration
substantielle qu'entraîne l'introjection conservatrice ?
Le point de départ de la régression libidinale dans aucun de mes
cas ne soulève de difficulté, chacun d'eux a éclaté qu'il y ait eu ou non
des signes prémonitoires pendant la seconde enfance, au moment où
la maturation sexuelle plus ou moins précoce a posé les problèmes
correspondant à une réactivation d'un complexe d'OEdipe plus ou
moins bien abordé, et dans certains cas à peine effleuré. Par contre,
ce qui peut soulever une discussion, c'est le stade auquel s'est fixée la
libido et auquel la régression s'est arrêtée, et l'on sait que BERGLER
a situé le conflit d'ambivalence à l'époque orale du développement et
qu'il a vu une reproduction de ce conflit dans toutes les situations de
passivité imposée.
Je ne pense pas que les analyses d'obsédés que j'ai pu mener à bien
me permettent de confirmer la théorie de BERGLER. Si dans un certain
nombre de cas l'anamnèse révèle des difficultés variées de l'allaitement
ou du sevrage et l'existence de signes d'inhibition orale certains, dans
d'autres des traumatismes, paraissent plus tardifs. Je ne crois donc pas
que l'on soit en droit de généraliser, comme je l'ai déjà dit d'ailleurs,
d'autant plus qu'il est toujours difficile de situer avec certitude le
moment d'une fixation comme GLOVER le fait très justement remar-
quer ; l'on ne peut guère compter sur la signification en soi des fan-
tasmes, les tendances orales sadiques se retrouvant dans toutes les
névroses d'ailleurs ; au surplus, et je crois que c'est là l'argument le plus
important, ce qui compte dans un état pathologique, c'est sa structure
et je l'ai déjà souligné en étudiant l'état actuel de la question, la structuré
des relations d'objet et du Moi dans la névrose obsessionnelle est celle
que l'on a toutes les raisons d'attribuer à la phase sadique anale du
développement. Par contre, malgré que les intérêts de la sphère anale
remplaçant ceux de la zone orale, l'enfant, soit naturellement amené,
par l'apparition de cette nouvelle phase de l'évolution qui lui réserve
des satisfactions substantielles, à se détourner définitivement de ses
conflits antérieurs, il n'est pas exclu qu'il exprime à travers les diffi-
cultés de la phase anale des angoisses mal surmontées de la phase
précédente, et c'est peut-être ce qui rend compte de la difliuence du
Moi de certains obsédés et de la violence de leurs réactions à la frus-
tration ou à l'introjection avec forte charge agressive, ainsi que du
caractère très archaïque des identifications auxquelles ils se sont arrêtés.
166 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

L'on sait que pour FREUD l'identification primaire est représentée


par l'introjection qui est profondément ambivalente, et possède toujours
un caractère agressif; quant au processus de projection, il n'intervient
pas dans le phénomène de l'identification, il est toujours passif. Je ne
reprendrai pas ici les arguments de GRABER en faveur de l'inclusion
dans la sphère de l'identification des phénomènes projectifs, toujours
est-il que ce que j'ai constaté est en faveur de la thèse de GRABER, et
qu'il y règne un chassé-croisé continuel d'introjection et de projection,
et que d'ailleurs si l'introjection est le plus souvent active et la projec-
tion passive, le contraire existe aussi ; ce chassé-croisé me semble
répondre au transitivisme auquel LACAN fait jouer un rôle important.
C'est justement de ce jeu que dépendent à la fois les modifications que
subit l'image que le sujet se fait de l'objet et ses propres modifications
à lui.
La persistance chez l'obsédé d'une image archaïque ne peut se
concevoir que comme un échec des identifications primaires, le sujet
n'a pu dominer- les anxiétés correspondant à ses désirs relationnels
archaïques et il avait la possibilité de solutionner cette difficulté, soit
en réprimant presque complètement ses agressivités, soit en utilisant
de façon prédominante les mécanismes de projection et d'introjection.-
Dans le premier cas, il eut connu des troubles caractériels de la struc-
ture du Moi de type paranoïde (HENDRICK) et dans le second il devait,
après régression, devenir un obsédé, c'est ce que ce travail tend à
démontrer. La projection ne suffit pas toujours à empêcher cette
carence du Moi qui résulte de l'absence d'intégration des agressivités
primaires au Moi total et je crois que cette étude en est une démons-
tration. HENDRICK a remarqué que les fantasmes agressifs disparaissent
quand l'identification difficile a été surmontée et que, précisément,
l'intégration des agressivités primaires au Moi total s'est enfin réalisée ;
cette thèse me paraît parallèle à celle de GLOVER, qui se représente la
structuration du Moi comme le résultat des intégrations au Moi total
des éléments nucléaires des premières phases du développement. Je
pense que cette façon de voir permet de comprendre ces améliorations
de la structure du Moi qui suivent les introjections conservatrices,
pourvu que celles-ci soient en rapport avec la résolution du problème
réel, c'est-à-dire après que se sont pleinement effectuées, grâce à une
technique humaine mais stricte, les projections angoissantes nécessaires
pour que l'identification surmontée, le renforcement du Moi, et une
évolution pulsionnelle puissent dans les cas heureux se produire.
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 167

V
L'OBSERVATION
Au Chapitre II de cet exposé, j'ai étudié la symptomatologie et
les relations objectales de Paul ; aussi, me limiterai-je ici au récit de
cet aspect de son analyse qui intéresse ce travail. Les traits caractéris-
tiques de son comportement allaient en s'affirmant. Au fur et à mesure
que le temps passait, il devenait de plus en plus violent et secret,
s'éloignait de plus en plus de son frère et de son père, se battait avec
l'un et refusait d'obéir à l'autre qu'il avait complètement dévalorisé.
Puis un jour, il eut un rêve qui l'éclaira brusquement sur ses sentiments à
l'égard de sa mère : « Elle se penchait sur moi et j'eus une éjaculation. »
A partir de ce moment, il eut le sentiment d'être différent des autres,
marqué par une faute indélébile, et s'interdit toute pensée, qui puisse
de près ou de loin la mettre en cause. Et les obsessions s'installèrent
progressivement.
Il me semble dans ce cas que la renonciation brusque aux relations
libidinales génitales ait, de façon particulièrement manifeste, nécessité
l'entrée en jeu d'un nouveau système de relations d'objet : Le système
obsessionnel avec les substitutions, la symbolisation, l'isolation, les
techniques de maîtrise magique et rationnelle que ces relations impli-
quent. C'est là un fait bien connu que l'apparition des phénomènes
obsessionnels dans des circonstances identiques ; mais ici tout se passe
de façon presque schématique. Le sujet peut maintenir à sa mère une
relation vivante sur un mode atténué, ne l'obligeant pas à faire face
à des affects trop puissants et trop rapidement changeants.
En effet si, de prime abord cette régression pulsionnelle et rela-
tionnelle semble être en rapport direct avec le sentiment de culpabilité
et la crainte de la castration par le père, ici, perçue comme une condam-
nation sociale directe, elle fut aussi, et plus encore, déterminée par la
forme même qu'avait conservé, du fait de fixations importantes, la
sexualité de Paul, autrement dit par des angoisses de projection ; il me
dira bien longtemps après le début de son traitement : « Ce qui reste
pour moi chargé d'angoisse dans cet « OEdipe » c'est la manière dont
j'étais attiré par ma mère. Je me reproche encore le fait d'avoir été
poussé à sentir et à flairer ses vêtements les plus intimes et d'avoir eu
une sorte d'envie de les mordre, ce qui me donne une impression de
bestialité odieuse. Avant le rêve, je ne comprenais pas ce que cela
signifiait mais après !!!
168 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La technique obsessionnelle le protégeait de la situation dangereuse


du rapport sexuel, dangereuse dans la mesure où elle impliquait une
rivalité avec le père, mais aussi des relations orales destructrices avec
l'objet aimé, qui était d'ailleurs lui-même une figure phallique terri-
fiante. Sa libido génitale était en effet très faible comme en témoigne
la fixation dont je viens de parler ; j'ajouterai qu'il ne s'était jamais
masturbé durant son adolescence, et que dans ses rêves même, il se
retenait d'éjaculer. Quant à la résurgence de l'OEdipe dans le rêve,
elle paraît ici plus en rapport avec l'intensité des tensions instinctuelles
qu'avec une défaillance du Moi.
Pour rendre sensible cette suppléance par la relation obsessionnelle
des relations génitales rendues impossibles par l'angoisse de la castra-
tion au sens le plus large du terme, je prendrai dans la symptomatologie
de ce malade un exemple simple et facile à exposer : Soit l'obsession
des zqnes. En usant du déplacement, le sujet avait transformé l'angoisse
insurmontable que lui inspiraient les organes génitaux, jugés castrateurs
de sa mère en celle plus aisément maîtrisable : de zones néfastes, le
retour du refoulé étant possible sous cette forme symbolique et déplacée ;
la zone néfaste représentait symboliquement, à travers une générali-
sation, qui en garantissait l'absence apparente de signification, la
chambre où il s'était trouvé seul à l'âge de 4 ans avec sa mère, tout aussi
bien que le cabinet de travail de son père ainsi qu'on le verra plus
loin. La persistance de la relation objectale était encore plus étroitement
notifiée par l'existence de zones néfastes sur son propre corps. Dans
cette dernière formation il utilisait, sans s'en douter et en le modifiant
à peine, un geste vulgaire dont la signification est bien connue : toucher
un espace interdigital de la main gauche avec l'index de la main droite
est une représentation symbolique du rapport sexuel. Quant aux tech-
niques de correction de l'obsession leur signification est trop évidente,
sous l'angle de cette relation symbolique, pour qu'il soit nécessaire d'y
insister.
LA PREMIÈRE PHASE DE L'ANALYSE

Je passerai très rapidement sur le récit de la première année de


l'analyse, non qu'elle ne fut vivante mais, parce que l'accumulation
des procédés de défense destinés à éviter un contact trop intime avec
moi, rend, du point de vue qui est celui de ce travail, moins démons-
tratif le matériel recueilli pendant cette période, je ferai simplement
allusion à son comportement stéréotypé, à ses procédés de défense
habituels : Isolation, annulation, tabouisme.
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 169

J'étais pour lui un personnage terrifiant, assimilé avant tout à ce


médecin sadique qui attirait chez lui des malheureux qu'il torturait
et dont il brûlait ensuite les corps, mais aussi à un juge intègre et
sévère; mon action pouvait s'exercer d'une façon mystérieuse et s'il
dressait entre nous une barrière magique qu'il construisait avec son
manteau ou ses livres qu'il plaçait sur le divan du côté le plus proche
de moi, ce n'était pas seulement pour me protéger de Son agressivité
mais aussi pour se soustraire à la mienne. S'il ne l'eut pas fait, il aurait
dû faire face à une angoisse qui eut peut-être été insurmontable, ce qui
prouve bien, s'il est encore nécessaire d'en fournir une preuve supplé-
mentaire, que l'ensemble des procédés obsessionnels assure au sujet la
possibilité de maintenir une relation d'objet qui garde même dans les cas
les plus sévères, au moins sur le plan intérieur, une certaine réalité. A
l'abri de sa barrière et de tous ses autres procédés de défense, il pouvait
ne pas perdre le contact avec moi.
Le sens général de son attitude durant les premiers mois fut celui
d'un masochisme terrifié, il était sans défense : devant un magistrat
à qui il n'osait avouer ses fantaisies sexuelles, devant un médecin
cruel qui pouvait se précipiter sur lui d'un instant à l'autre ; il apporta
à ce moment un matériel oedipien d'abord symbolique, puis de plus en
plus précis mais toujours objectivé sans aucune émotion, il me disait
bien qu'il avait honte, qu'il était coupable, qu'il avait peur mais rien
dans son ton ou son attitude ne trahissait quoi que ce soit de vécu.
Puis il produisit toute une série de fantaisies : de luttes, de duels avec
moi où il se défendait victorieusement, m'assassinait, me détruisait.
Ces fantasmes firent leur apparition d'abord timidement, puis de façon
de plus en plus claire, enfin s'imposèrent avec une telle fréquence qu'ils
servirent sa résistance.
Ils se développèrent dans un contexte oedipien : « Je fus succes-
sivement l'homme que l'on fuit en compagnie d'une femme, à qui l'on
vole ses organes génitaux, le Roi que l'on poignarde au milieu de sa
Cour. » Je les laissais se développer pendant un temps assez long et
c'est ainsi qu'ils se transformèrent. Ils devinrent plus actuels, plus
dépouillés, en rapports plus directs avec la situation analytique, on peut
approximativement les classer ainsi :
I° Des fantaisies de rapprochement passif : « Je vous entends
tousser et cracher, je sens votre crachat couler dans ma gorge... vous
venez de remuer, j'ai l'impression d'avoir remué aussi... vos organes
génitaux sont au contact de mes lèvres... j'ai le sentiment d'être
affreusement distendu par une pénétration anale... » Dans toute cette
170 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

série de fantaisies il avait une attitude complètement passive, l'on ne


peut manquer de les rapprocher de certaines de ses obsessions de
castration. L'on y trouve la même tendance à ressentir sur lui ce qui
se passe chez autrui : « J'ai le sentiment que vous avez penché la tête
et que la mienne s'est penchée de la même manière... »; 2° Des fan-
taisies de rapprochement actif : « Je mords votre sexe, j'ai des rapports
sexuels avec vous en jouant un rôle actif, je vous prends ce qu'il y a
à l'intérieur de votre corps, je vous prends dans mes bras et je vous
embrasse violemment... je vous prends votre sperme et je le bois... »
J'ai employé à dessein le mot de rapprochement ne voulant pas établir
une distinction rigide entre projection passive et introjection active.
Ce point a déjà été abordé dans le chapitre précédent et je n'y reviendrai
pas, je dirai seulement que dans ce cas, comme dans tous les autres
d'ailleurs, il existe des phénomènes d'introjection passive : « Je sens
votre sexe se placer sur mes lèvres... » et des phénomènes de projection
active : « Je bondis hors de ma peau pour me jeter en vous. » Mais
surtout projections et introjections sont intimement entremêlées, il me
semble difficile de séparer les deux processus : s'il m'introjecte et se
sent ensuite en danger, c'est par une projection préalable d'une partie
de lui-même qu'il a pu me rendre agressif et dangereux,
Ce qui me paraît pratiquement plus important, c'est le contexte
affectif qui entoure ses fantaisies. D'abord elles se manifestèrent sans
aucune teinte affective, puis le sujet s'en défendit avec dégoût et ter-
reur, enfin il en éprouva à la fois du plaisir et de l'angoisse. Je crois
inutile de multiplier les exemples, d'ailleurs j'aurai l'occasion, plus loin,
d'en rapporter un autre en étudiant l'aspect de « résistance » de ces
fantaisies. Je dois noter toutefois que peu à peu s'établit une sorte de
division de mon corps en zones de valeur différente : mon pénis fut
l'objet de visées d'incorporation accompagnées de plaisir et d'un senti-
ment de réconfort, tandis que celles qui avaient trait aux contacts
anaux furent toujours ressenties avec dégoût et redoutées comme dan-
gereuses et même mortelles. Peu après, il me fut possible de lui rendre
sensible le côté résistance de ses imaginations, il lui arriva en effet de se
souvenir des propos grossiers de son grand-père ou de ses camarades.
Il ne les répétait jamais et se servait toujours d'une périphrase. Je le
lui fis remarquer, il ne le reconnut d'abord qu'avec difficulté, mais
bientôt se convainquit qu'une telle conduite était significative ; j'avais
remarqué en effet et lui avec moi, qu'il redoutait d'entendre qui que
ce soit employer ces expressions, ces mots qui « le blessaient » et effec-
tivement il ressentait une anxiété analogue à celle qu'il éprouvait
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 171

devant la nécessité de porter un vêtement taché ou de conserver un


objet personnel altéré ; il était menacé dans sa personne, et symboli-
quement blessé, castré, il se sentait diminué, impuissant, en danger,
comme s'il avait reçu physiquement une blessure, et il éprouvait
immédiatement une violente réaction de haine contre le coupable ; s'il
s'interdisait, comme je viens de le dire, d'employer des expressions de
ce genre, c'est qu'il craignait les conséquences d'une telle agression
et pour lui et pour autrui ; et la formule indirecte lui permettait de
satisfaire à peu de frais ses besoins d'agression, comme d'ailleurs de
tendresse : « Je puis tout vous dire à travers mes images, mais dès
qu'il s'agit de vous parler plus directement, plus concrètement dans
le langage de tout le monde, j'ai peur. Comme je vous raconte mes
imaginations sans y participer ou en me laissant aller le moins possible,
ce qu'elles auraient de trop violemment affectif ne se manifeste pas. »
A partir de ce moment, il fut plus direct, ses fantasmes d'introjection
prirent un tour plus violemment agressif. Il eut à cette époque, concur-
remment, de nombreuses fantaisies de destruction par flattus émanent
de lui ou de moi, des phénomènes de dépersonnalisation stéréotypée
qu'il qualifiait de troubles de l'accommodation qui accompagnaient ces
diverses fantaisies, tout aussi bien celles d'introjection avec fort inves-
tissement agressif que celles de réjection destructrice : « J'ai eu le
sentiment, je ne sais pas pourquoi, que vous étiez irrité et sévère, je
vous en ai voulu, je vous ai expulsé hors de moi, je vous ai vomi et
tout m'a semblé étrange, dans une atmosphère lourde et angoissante,
vous m'avez paru très loin, la table n'était plus à sa place, je vous
entendais parler d'une voix blanche... c'est intraduisible. »
Maintenant le transfert changeait de signification. Plusieurs rêves
de duel rigoureusement identiques à ceux au cours desquels il se bat-
tait avec moi, mirent en cause sa mère, qui se trouvait en mes lieux et
place, puis elle fut l'objet de plusieurs rêves dans lesquels elle présen-
tait des caractères phalliques, ce qui confirma l'émergence de l'imago
maternelle phallique dans le transfert. Un peu plus tard vint le rêve
qui devait clore cette période, après que furent rapportées quelques
fantaisies oniriques de rapprochement sexuel avec la mère, le voici-:
« J'ai embrassé la poitrine de ma mère. » J'eus, à ce moment, l'intuition
qu'il me cachait quelque chose d'important et lui dis qu'il avait toujours
peur et employait toujours son procédé de neutralisation affective, il
me répondit : « C'est vrai ! » D'abord il y avait dans le rêve une confu-
sion entre ma mère et moi, je portais ses seins, mais en même temps,
ils restaient les siens — ce que j'éprouvais ? : « La fin de tous mes
172. REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tourments, je pense que c'est ce que doit ressentir un bébé, une sensa-
tion ineffable et indicible d'union, plus rien n'existe, tout est fini,
consommé, le sentiment de l'union que j'ai toujours souhaité avec la
femme idéale de mes rêves, un sentiment de béatitude, de bonheur
parfait, une absolue confusion », et il ajouta : « Je dois vous dire aussi
que je m'imagine avoir un sexe comme une femme, je ressens une
impression très douce de pénétration et c'est absolument comparable ! »
Il n'y avait que des sentiments de bonheur dans ce fantasme qui
ne comportait aucune destruction, semblable en cela aux fantaisies de
succion des mélancoliques d'ABRAHAM. Cette sorte d'introjection que
l'on pourrait peut-être qualifier de passive me paraît beaucoup mieux
mériter le nom de conservatrice. N'a-t-elle pas des traits communs
avec la communion religieuse où l'on avale sans mâcher ; le changement
de forme du fantasme traduisant seulement, comme je l'ai fait remar-
quer plus haut, une modification capitale dans l'affectivité du sujet,
elle provoque chez Paul, le même sentiment de force et d'identification
à l'être idéal générateur de toutes les puissances. Et ceci se traduira
concrètement, d'une part en effet dans les semaines qui suivirent il
passa avec succès un examen comportant non seulement un écrit mais
aussi un oral, et embrassa une jeune fille pour la première fois de sa
vie ; d'autre part, sur le plan analytique, il renonça presque complète-
ment à ses techniques d'isolation ; l'un de ses besoins narcissiques
fondamentaux était satisfait ; l'objet introjecté n'était plus mauvais ni
dangereux, le désir de l'absorber ne se heurtait plus à une défense
narcissique exaspérée. Bien au contraire, la possession de cet objet
apportait un appoint considérable à ce même narcissisme. Devenu
moins agressif, parce qu'il avait surmonté les anxiétés liées à l'accep-
tation de sa propre image reflétée par l'analyste, le sujet n'avait plus à
projeter sûr l'objet de son désir ses propres caractéristiques agressives.
Le cercle vicieux névrotique se trouvait rompu comme si une sorte
de satisfaction symbolique eut pu progressivement atténuer le senti-
ment de frustration, jamais apaisé jusqu'ici qui donnait à la pulsion
orale régressive toute sa qualité destructrice, et que sa signification
libidinale ait pu enfin se dégager.

LA DEUXIÈME PHASE DE L'ANALYSE

J'ai donné tous ces détails sur l'entourage, l'anamnèse et la sympto-


matologie de l'affection de Paul, ainsi que sur l'évolution de l'analyse
jusqu'à ce point, de manière à ce que vous ayez un tableau aussi exact
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 173

que possible de ce cas et que ce qui va suivre puisse tout naturellement


se situer dans un contexte précis. Je voudrais, en effet, vous exposer
maintenant les interrelations qui m'ont paru lier, de façon assez
démonstrative, le Moi dans son degré de cohérence et les pulsions
dans leur dynamique du moment, les variations parallèles de ces deux
dimensions de la personnalité étant elles-mêmes en relation étroite
avec le style des relations d'objet. La faiblesse du Moi fait que toute
frustration est encore plus insupportable et moins tolérable, celle-ci, à
son tour, rendant plus sensible le défaut de structuration de la person-
nalité, en détruisant l'état d'équilibre instable dans lequel elle se trouve,
ce qui aggrave derechef sa sensibilité à de nouvelles frustrations. Ceci
est particulièrement sensible quand il existe des phénomènes de déper-
sonnalisation, conséquence directe des frustrations subies, en même
temps que témoin de la fragilité du sujet. Mais un processus analogue,
quoique moins apparent, peut être détecté dans les cas où il faut une
analyse minutieuse pour découvrir l'équivalent atténué de ces troubles
de la cohérence du Moi. Quant à la forme obsessionnelle dès relations
d'objet, elle prend alors toute sa signification, puisqu'elle est la seule
procédure susceptible d'atténuer ou même de neutraliser ces frustra-
tions capables, si elles n'étaient aménagées, de précipiter la déchéance
du Moi.
J'ai pensé à vous exposer successivement l'évolution des divers
aspects de la personnalité auxquels je viens de faire allusion, mais outre
que j'avais le dessein de vous présenter les faits de façon aussi synthé-
tique que possible, ils m'ont paru, de par la nature même de leur inter-
relation si étroitement mêlés, que je me suis décidé à suivre l'ordre
chronologique qui vous permettra de suivre de façon plus aisée la
courbe générale de la cure, sans que soit artificiellement dissocié ce
qui, dans le temps, se trouve étroitement uni : transfert, relations d'objet
dans la vie, répartitions pulsionnelles, état du Moi, résistances.
Deux événements essentiels ont marqué, pendant cette phase de
l'analyse, la vie de Paul ; je les prendrai comme point de repère : ces
deux événements, en face desquels l'attitude du malade me parut
étroitement déterminée par les progrès de la cure, furent : l'évolution
d'une liaison sentimentale et un échec à un concours.
Paul connaissait depuis quelque temps une jeune fille que je pré-
nommerai Geneviève, dont je dirai simplement qu'à travers les récits
du malade, elle m'apparut douce, intelligente, aimante, sans attitude
névrotique accentuée. Ce n'était pas le premier essai d'intimité avec
une femme qu'il tentait depuis le début de son traitement, mais jus-
174 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'ici, après s'être traînées plus ou moins longtemps, ces relations


avaient toujours tourné court, et il n'était pas difficile de voir que
l'angoisse que la femme inspirait à mon malade en était la raison,
mais comme vous le savez, Paul embrassa Geneviève ; mon exposé
sera plus facile si je le situe par rapport à l'établissement entre eux de
relations sexuelles ; leur flirt s'échelonna sur plusieurs mois et prit, dès
l'abord, une allure un peu particulière. Paul en effet donna à la maîtrise
qu'il tentait de s'assurer de la jeune fille, les caractères que l'on devait
tout naturellement attendre, c'est-à-dire qu'il fut, disons, sadique,
d'un sadisme très anodin d'ailleurs et beaucoup plus symbolique que
réel ; mais enfin, d'une part, il pratiqua sur elle toutes les prises de
judo qu'il connaissait, ne dépassant pas d'ailleurs le stade de la démons-
tration, d'autre part, il chercha à la dominer intellectuellement, puis
il éprouva pour elle une attirance sexuelle plus précise que celle qui
l'avait poussé à l'embrasser.
A ce moment le transfert pour un temps changea de signification :
le malade parut hésitant et je compris qu'il cherchait à me dissimuler
les progrès de sa relation amoureuse : « Cela me gêne... j'ai une diffi-
culté à vous dire que j'ai des relations plus intimes avec Geneviève... »,
mais cela fut très court et je devins l'alter ego de Geneviève par une
sorte de transposition vraiment saisissante ; mais ce qui nous intéresse
davantage ici ce sont ses relations psychologiques avec sa partenaire.
Il avait peur de l'aimer, de souffrir tout autant psychologiquement que
physiquement, d'ailleurs la suite de l'analyse le montra, il projetait
très exactement dans cette nouvelle relation ce qu'il avait vécu avec
sa mère, ce que je savais déjà, et qu'il avait déjà revécu dans Je transfert
vis-à-vis de moi. Mais après ce « nouveau début » auquel j'ai fait allusion
plus haut, il lui était possible de me donner toutes les nuances affectives
de ses relations et avec elle et avec moi : « Geneviève a changé mon
existence, elle est comme un point lumineux dans ma vie sombre et
triste, mais j'ai peur, j'ai peur qu'elle n'éprouve pour moi que de la
pitié ou qu'elle m'aime en me dominant, elle est très intelligente, très
subtile, elle a une force de caractère analogue à la mienne, un orgueil
aussi puissant que le mien. Je m'efforce de lui montrer dans nos rela-
tions de « discussion » que je suis plus fort qu'elle sur le plan de l'intel-
ligence pure, je tiens à avoir le dernier mot dans chacune de nos polé-
miques parce que je me sens toujours en danger d'être méprisé ou
dominé, j'ai peur de souffrir de sa supériorité ; à ce moment-là je
cherche ce qu'il y a de plus blessant, de plus susceptible de la faire
souffrir, je tiens à me venger. Sans trop de peine je lui ai fait sentir que
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 175

physiquement je la dominais, je veux la réduire à merci sur le plan de la


pensée. »
Avec moi aussi, il en use de la même manière : « Vous me paraissez
intelligent, et je ne puis m'empêcher de craindre votre supériorité,
aussi j'essaie d'avoir raison, de vous entraîner dans des discussions,
de faire étalage de ma culture littéraire, j'ai en effet une répugnance
invincible à l'idée que vous puissiez me dominer. Ce qui me rassure
avec Geneviève c'est qu'elle n'est pas très jolie;, ainsi je ne serai pas pris
de toutes les manières ; hier soir au théâtre j'ai tout au contraire trouvé
qu'elle avait un visage fin et très agréable, j'ai tout de suite pensé :
« Mon Dieu ! Si je tombais amoureux d'elle, je serais tout à fait perdu,
il faut que je me garde, j'ai alors immédiatement cherché quels pouvaient
être ses plus gros défauts physiques et je me suis efforcé de les exagérer. »
« Hier, je me suis disputé avec Geneviève, elle m'avait tenu
tête
et j'ai fait un cauchemar la nuit suivante : j'étais avec une femme très
belle, grande, forte et autoritaire, ce n'est pas la femme idéale dont je
vous ai si souvent parlé et qui est plus douce, plus fine, tout en gardant
une élégance de raisonnement et un cerveau d'homme : celle-là était
plus impérieuse, elle s'est précipitée vers moi et a découvert une verge
énorme, je me suis réveillé en sursaut, j'avais la terreur que sous sa
pénétration mon corps n'éclate tout entier, j'avais une crise de suffocation
et je dus appeler mes parents. » Ainsi, ce personnage phallique qui le
fascine et qu'il recherche, qui est son seul partenaire possible et dont
il s'écarte constamment telle est l'imago qui se profile derrière Geneviève
et qui rend si difficiles, si inquiétantes ses relations avec elle.
« Geneviève m'est indispensable, j'ai besoin qu'elle soit là, près de
moi, ne croyez pas que je désire seulement échanger quelque chose
avec elle, non c'est plus que cela, j'ai besoin qu'elle m'accompagne,
qu'elle soit là, qu'elle m'écoute ; hier j'ai voulu tenter une expérience
(en réalité il avait été blessé par une inattention quelconque de sa part).
J'ai décidé de ne pas la voir, de me libérer d'elle, j'ai retrouvé cette
sorte d'étrangeté dont je vous ai parlé : un manque de contact, une
inquiétude sourde, tout était noyé dans une sorte de brouillard, du
coton, tout était triste, désert, j'étais obligé de faire attention à tout, il
fallait que je surveille mes gestes, il n'y a que les femmes de son genre
qui m'intéressent ; une femme douce et exclusivement féminine est
pour moi un être sans signification fut-elle très jolie, il faut qu'elle me
soutienne. Si je fais le tour de son intelligence et que je la découvre
médiocre, alors tout s'évanouit, sa beauté, ses attentions ne comptent
plus, elle est complètement dévalorisée, la femme idéale de mon rêve
176 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

est un mythe puisque je lui prête des qualités contradictoires, elle est
puissante-tout en ne me faisant pas peur. »
C'est une réaction que j'ai trouvé quasi constante chez les obsédés,
ils ne s'intéressent qu'aux personnages qu'ils jugent puissants hommes
ou femmes, et du fait même de la puissance qu'ils leur prêtent, ils les
redoutent et ne peuvent s'abandonner à eux ; telle est en première
analyse l'expression de ce dilemme auquel j'ai tant de fois fait allusion ;
ils ne peuvent, dans l'état actuel de leur organisation psychique, arriver
à le résoudre. La faiblesse de leur sentiment de soi est telle qu'elle les
pousse à rechercher toujours un personnage dominateur à aimer, et le
sentiment qu'ils ont de cette dépendance aggrave leur insécurité et
altère encore chez eux le sentiment du Moi selon l'expression de
FEDERN. Dans mon cas, les phénomènes de dépersonnalisation qui
accompagnent la frustration que, dans la circonstance rapportée plus
haut, le malade s'était imposé lui-même, mais qui peut tout aussi bien
venir du dehors, ces phénomènes qui se produisent aussi lors d'un
contact trop intime (introjection destructrice) donnent au tableau cli-
nique une allure très spectaculaire, voire dramatique, mais même dans
d'autres cas, où ils manquent apparemment, la trame de la relation
d'objet est la même. Pierre par exemple me dit : « Vous avez raison, je
ne puis avoir de relations homosexuelles qu'en imagination et avant
tout parce que dans la réalité j'aurais bien trop peur d'être dominé,
et encore faut-il qu'en rêve je dose minutieusement les forces, en
présence. »
Ainsi, ils ne peuvent s'attacher qu'à celui qui les rassure, mais qui
leur fait en même temps peur. Cette situation de dépendance analogue
à celle de leur petite enfance réveille en effet les angoisses attachées
aux fantasmes infantiles qu'ils projettent sur leur interlocuteur actuel,
comme je me suis efforcé de le démontrer. Et c'est là l'expression
profonde du dilemme obsessionnel. Ce rêve de la mère phallique
s'accompagnait d'une crise de dyspnée qui reste pour mon malade
beaucoup plus angoissante que toute autre manifestation morbide,
même que l'état de dépersonnalisation, or tout enfant et glouton il
s'étranglait fréquemment au cours de la tétée, ce qui semble d'ailleurs
confirmer les vues de BERGLER qui souligne l'importance des relations
mère-enfant du tout premier âge.
Cependant Paul revit dans le transfert une situation analogue :
« C'est terrible d'avoir le sentiment de dépendre de quelqu'un comme
je dépends de vous. Dans cette période pénible de rupture « expéri-
« mentale » j'ai pensé à vous. » Suit le récit d'un fantasme d'incorpo-
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 177

ration : « Je sais que je ne puis vivre seul et cela me crée un malaise


indéfinissable, je ne suis pas libre, je suis à la merci de vos moindres
réactions et le cours de mes pensées est orienté par l'expression de votre
visage ou la nuance que je crois trouver dans votre poignée de mains.
C'est exactement comme avec Geneviève, je passe mon temps à essayer
de tester,votre humeur, aujourd'hui vous m'avez accueilli froidement,
j'ai immédiatement pensé : une idée désagréable va me venir à son
sujet, puis, je vais émettre un flattus, puis j'ai eu la sensation ou l'ima-
gination que votre sperme me coulait dans la bouche avec un sentiment
de dégoût extrême, un besoin de vous rejeter une sorte de hoquet
intérieur : vous écarter violemment avec un coup de poing, éliminer
tout ce que vous avez pu m'apporter quelque chose comme : vous
défoncer la poitrine à coups de pieds, vous piétiner, vous réduire en
fragments, vous faire disparaître. » Ici, l'on saisit sur le vif le désir
d'incorporation agressif suscité par la frustration imaginaire puis la
réaction anxieuse à cette introjection et la réjection exaspérée qui
l'accompagne : « A d'autres moments, je pense que vous avez un bon
sourire, peut-être avez-vous plaisir à me voir, peut-être me trouvez-
vous intelligent, bien fait, et alors j'ai un sentiment de tendresse
immense envers vous, quelque chose de profond, de chaud, qui me
pousse à imaginer que je vais vous rencontrer dans la rue, j'aurais plaisir
à vous ressembler, je me vois volontiers dans un fauteuil comme le
vôtre, je m'imagine que vous m'embrassez, que ce qu'il y a dans votre
bouche passe dans la mienne comme quelque chose de précieux qui me
donne la vie. Je suis frappé de la transposition que je fais continuelle-
ment de Geneviève à vous. » Il passe en effet au même moment dans sa
relation amoureuse par des oscillations extrêmement rapides d'enthou-
siasme et de refus ; il craint toujours d'être dominé et frustré et sa peur
le poussant, témoigne d'un désir d'omnipotence infantile tout à fait
caractéristique ! Geneviève doit penser comme lui à la même minute.
C'est d'ailleurs dans une certaine mesure ce qui se passe, ils ont les
mêmes goûts, beaucoup d'opinions semblables, mais il y a autre chose
qui ne le satisfait pas, elle ne l'aime pas d'un amour absolu au sens
métaphysiquedu terme. C'est vrai, dit-il, tout est relatif et je comprends
la différence que vous faites entre l'absolu humain et l'absolu que je
souhaite, je suis un. enfant. C'est absurde, je m'en rends bien compte
mais je ne peux pas m'en empêcher, je suis même jaloux de l'affection
qu'elle porte à sa mère ; quand elle veut rentrer chez elle, je m'efforce
de la retenir par n'importe quel procédé. Je suis saisi d'une rage folle,
d'un besoin de violence indescriptible. Cela m'étouffe, je gronde inté-
PSYCHANALYSE 12
178 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rieurement, j'affecte un air glacial... le même besoin que dans mon


enfance de tout refuser parce que l'on me contrarie en quoi que ce
soit... c'est d'ailleurs la même chose avec vous... Il fit à ce moment un
rapprochement : « C'est saisissant quand mes parents sortaient, et
qu'ils me laissaient à mes grands-parents, je devais avoir 2 ans. Je me
rappelle encore de mes colères quand je m'apercevais qu'ils étaient
partis et que mon grand-père m'avait trompé, je l'aurais tué si j'avais pu,
c'est pour cela que je suis irrésistiblement poussé à retenir Geneviève. »
J'ai assez insisté je pense sur l'extrême dépendance de ce sujet vis-à-vis
de moi comme de son amie, et je voudrais maintenant aborder un autre
aspect de ses relations d'objet : « Je me suis aperçu que je pouvais sans
angoisse toucher quelques parties du corps de Geneviève, par contre
j'ai plus ou moins senti confusément son sexe sous sa robe ; immédia-
tement j'ai eu un sentiment analogue à celui que j'éprouvais quand je
pénétrais dans une zone dangereuse et qu'accompagnait l'idée d'avoir
la main ou le bras coupé. » Le corps de la jeune fille est donc divisé en
zones : non dangereuses dont on a le droit de jouir, et en zones inter-
dites dont le contact évoque un danger de castration ; j'ai déjà noté
que le corps du sujet lui-même est divisé de cette manière. Au plus fort
de sa maladie il avait imaginé que l'espace interdigital entre son médius
et son index gauche était une zone néfaste, et lorsqu'il touchait cet
espace de son index droit il devait « annuler » ce geste ; cette zone qui
se révéla être représentative du sexe féminin peut prendre comme on
le verra d'autres significations, tout le processus aboutissant à réaliser
un contact symbolique entre l'objet de son désir et lui-même.
Un jour où il lui avait semblé que j'étais particulièrement de mau-
vaise humeur, et où il s'était demandé quelle faute il avait bien pu
commettre envers moi, faute qu'il s'était représentée comme un acte
d'agressivité anale, il produisit le fantasme suivant : « Je sens tout d'un
coup ma main gauche gonfler », ce qui le fit penser à une érection, mais
il eut dans le même moment la pensée qu'il mordait à pleine bouche
dans une balle de caoutchouc mousse, ce qui par association évoqua
la boule brillante qu'enfant il voyait dans les cafés et qu'il considérait
comme un objet précieux, il en faisait un attribut viril « les garçons de
café (personnages ambigus puisque nourriciers), s'en servent », de là
il glissa sans savoir pourquoi au coin d'une cour de leur deuxième
habitation qui revient souvent dans ses associations : « Cette main
dit-il est une main de femme étrangère à moi, et pourtant appartenant
à mon corps et que je tiens tendrement dans ma main. » A ce moment,
il soutenait sa main gauche de sa main droite ensuite il continua :
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE, 179

« C'est aux confins de la folie. » J'interprétais cette confusion comme une


survivance de l'époque où l'enfant différencie mal son corps de celui
de sa mère, il conclut alors : L'énorme boule, c'est le sein de ma mère
et mon autre main qui serrait tendrement cette main-boule, c'est ma
petite main d'enfant qui essaie de maîtriser l'énorme sein d'où la
sensation de mordre dans une balle de caoutchouc mousse ; l'on saisit le
rapprochement qui peut être fait entre ce fantasme et celui de l'index
droit pénétrant l'espace interdigital gauche : la petite bouche phallique
mordant le vagin féminin (HENDRICK) ; je n'attacherais pas une grande
valeur à cette interprétation si le sujet n'avait spontanément ajouté :
Étrange « je pétris le sein de Geneviève avec mes doigts pour le faire
entrer en moi, à travers ma peau, comme une pommade. Posséder réel-
lement une femme, c'est la faire pénétrer en soi, l'incorporer, c'est cela
l'amour, mais je suis toujours déçu ce n'est qu'un rêve »...
Je ne poursuivrai pas l'énumération de ces fantaisies de division
des corps en zones comme celles de l'espace. En tout cas, en entendant
un tel malade, on ne peut s'empêcher de penser aux fantaisies de corps
composés dés analystes d'enfants.
Sans doute en écoutant ou en lisant cette observation, aurez-vous
le sentiment que le Moi de ce sujet est bien débile, et qu'un autre dia-
gnostic aurait pu être porté. Je vous rappellerai seulement qu'il réagis-
sait vigoureusement contre de telles impressions, et que tout un sys-
tème obsessionnel en assurait le contrôle et la maîtrise. Toujours ce
sujet a su considérer ces phénomènes comme morbides et les ressentir
comme des pensées étranges, des impressions bizarres. D'ailleurs
SCHILDER nous a familiarisé avec l'existence de phénomènes de déper-
sonnalisation chez les obsédés, les plus authentiques. En conclusion et
pour en terminer avec ce moment de l'analyse, je dirai :
1) Que son Moi était certainement faible, mais non psychotique.
Qu'il connaissait des expériences de dépersonnalisation intéressant aussi
bien le monde externe que la perception de soi, que ces phénomènes
étaient devenus infiniment moins fréquents et d'une thématisation
beaucoup plus précisé, à la suite d'un long travail analytique qui avait
défait les mécanismes d'atténuation de la relation à distance en fami-
liarisant le sujet avec la véritable signification de cette relation.
2) Que l'existence de tous ces fantasmes témoignait de la régression
massive de l'organisation pulsionnelle au stade sadique anal avec visées
d'incorporation particulièrement orales ; qu'à cause de la faiblesse de
son moi, ici plus particulièrement sensible, la « distance » dans sa rela-
tion prenait un caractère de nécessité d'autant plus aiguë, que du fait
180 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de la régression d'une part et de la projection de l'autre, le rapproche-


ment nécessaire ne pouvait qu'être esquissé.
Avant de vous relater les conséquences de l'établissement de rela-
tions sexuelles dans ce couple, je voudrais rapporter un incident qui,
à mon sens, montre précisément cette sorte de correspondance qui
s'établit entre l'analyste et l'analysé dans un cas de ce genre, et que
l'on pourrait être tenté d'attribuer au pouvoir magique prêté au médecin
par le malade. En l'espèce je pense qu'il s'agit simplement d'un phéno-
mène relevant de l'identification toujours plus puissante depuis le fan-
tasme d'introjection du sein, puis du pénis, qui a marqué le début de
cette phase de l'analyse. Je faisais, pour la ne fois, remarquer à mon
patient qu'il utilisait toujours sa barrière magique, il me rétorqua qu'il
y avait longtemps qu'elle n'avait plus, pour lui, aucune signification
et je me rappelle que j'avais désigné du doigt les livres qui, ce .jour-là,
lui servaient de rempart et le lendemain sans commentaire, il me dit
qu'il avait pour la première fois touché le sexe de la jeune fille et qu'il
avait éprouvé une vive angoisse; je pense qu'il avait touché la barrière,
alors qu'à la séance précédente je l'avais montrée du doigt. Il m'était
facile de lui faire sentir toute l'angoisse qu'il mettait entre Geneviève
et lui et le travail analytique progressait ; il eut avec elle une première
expérience sexuelle qui le déçut, d'autant plus qu'il s'aperçut qu'il
sourirait d'une éjaculation asthénique et qu'il avait la crainte d'avoir
provoqué une grossesse. Pour ne pas être tenté de commettre à nouveau
la même faute, il renonça à sa chambre d'étudiant ; je pus démonter
les raisons qu'il se donnait et lui prouver que réellement son angoisse
enfantine d'être dévoré par la femme était l'un des principaux motifs
qu'il avait de s'éloigner de Geneviève; quelque temps après il tenta
une nouvelle expérience qui eut les conséquences les plus importantes,
quoique transitoires en partie : « J'ai, dit-il, ressenti une impression de
puissance extraordinaire, j'avais et j'ai depuis un sentiment de pléni-
tude, de force, d'unité, de liberté, d'indépendance, je vis seul dans
l'appartement familial, j'ai dû, par suite du manque de transports, faire
8 kilomètres à pied, dans un quartier mal famé, moi qui avait toujours
la hantise d'être attaqué, je n'avais plus peur, je prenais des précautions
normales en marchant au milieu de la chaussée, c'est tout. Chez moi,
il y a une place dans le couloir sur laquelle je ne marchais pour rien
au monde : l'impression, disons l'imagination, que le cercueil de mon
frère est toujours là et qu'une vapeur tremblotante se dégage du sol ;
je n'y ai même pas pensé ! » Il se sent fort, puissant, gai : « Non pas de
cette exaltation morbide ou presque qui me prend par période, mais
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 181

d'une tranquillité calme, solide, Geneviève voyez-vous me paraissait


indispensable et ma dépendance vis-à-vis d'elle m'oppressait ; elle
était, puisque je me croyais absolument incapable de conquérir une
autre femme, la preuve vivante de mon infériorité, maintenant cette
sorte de preuve absurde de ma déchéance, que je trouvais en elle, a
disparu; j'ai le sentiment que toute la vie, toutes les femmes sont
ouvertes devant moi et je pourrai aimer Geneviève puisqu'elle n'est
plus pour moi castratrice malgré elle. » Il était tellement heureux d'avoir
cette femme totalement, complètement à lui dans un hôtel inconnu et
il enchaînait : « J'ai la certitude qu'enfant, à 4 ans, j'ai eu la même joie
tumultueuse, violente, féroce, quand je couchais seul avec ma mère
dans cet hôtel dont je vous ai parlé, je l'avais à moi, bien à moi ; je
suppose que j'ai couché dans son lit, en tout cas il y eut quelque chose
de formidable dans ma joie et mon orgueil, l'exaltation de ma puissance,
puisque je pourrais vous décrire cette pièce pourtant banale avec des
meubles quelconques, comme si j'en avais la photo sous les yeux.
Pendant toute mon enfance, elle a été le centre de toute une série d'ima-
ginations et de rêveries tirées d'un roman La main du diable. Tiens !
je ne sais pourquoi j'ai mis ce titre sur un conte qui ne le porte pas,
toujours est-il qu'il y était question d'un vase qui contenait un diablo-
tin et qui conférait à celui qui le possédait, la toute-puissance,seulement
le dernier possesseur de ce vase est damné. » Il me fait remarquer que,
sans doute, ce qu'il cherche désespérément dans ses voyages, c'est cette
chambre et sa mère dedans (il est, en effet, presque compulsivement
poussé à partir à l'étranger dès qu'il a un moment de liberté). Et il
est particulièrement intéressé, bien qu'en en ayant peur, par les quartiers
louches où il trouve des marins qui pourraient lui vendre un vase
magique comme celui du conte. Au cours des séances qui suivirent, la
signification d'une de ses obsessions les plus importantes apparut
clairement : Celle de la division de l'espace en zones ; j'y ai déjà fait allu-
sion plusieurs fois, cette division reposait sur un double déterminisme, la
zone néfaste représentait sur le plan prégénital anal celle d'où peut sortir
quelque chose de mauvais ; sa signification génitale était en rapport
avec le thème du remplacement du père auprès de la mère : « Dans
notre appartement de X... il y avait deux couloirs à angle droit, tout
comme devant notre maison de campagne il y a deux routes qui se
croisent. Enfant, je m'imaginais par jeu que l'une des branches de
l'X... était zone dangereuse, mais plus enfant encore je situais la chambre
de l'hôtel à la place du cabinet de mon père dans la branche de la
croix, faite par les couloirs, qui correspondait à la situation de la zone
182 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

dangereuse à la croisée des chemins. » Il marquait ainsi très précisé-


ment son' désir de remplacer son père doublement auprès de sa mère
et sur le plan professionnel.
J'ai fait le récit de ces séances pour montrer combien la solidité
qu'il se sentait s'accompagnait d'un effondrement des résistances, tout
devenait clair, prenait sa place et ceci dans un contexte émotionnel
vigoureux. Maintenant la symptomatologie obsessionnelle était éclairée,
un souvenir de l'âge de 2 ans m'apporta en effet la clef de l'obsession
du recommencement, réaction à la frustration intolérable : ce qui passe
ne reviendra jamais. Le voici : « Enfant, tout petit, mal assuré sur mes
jambes, j'entrais dans la salle à manger et j'entendis à la T. S. F. un
air qui me remplit de ravissement, à ce moment quelqu'un tourna le
bouton, l'air s'en alla ; j'eus une crise de désespoir, on le rechercha
et on ne le retrouva jamais. Depuis, j'ai une atroce tristesse devant
les choses qui vont finir, mon obsession de recommencement, de
retour en arrière doit prendre ici son origine. »
J'aurais beaucoup d'autres choses à rapporter, mais puisque cette
observation n'a pour but que de démontrer les inter-relations entre
l'état du Moi d'un sujet donné, l'équilibre pulsionnel et les manifesta-
tions obsessionnelles, je ferai simplement remarquer ceci : c'est qu'à
partir de ce deuxième pas qui consista en l'apparition de relations libi-
dinales adultes, comme on l'a sans doute remarqué : « Maintenant,
je pourrai aimer Geneviève. » Et comme on le verra plus loin, la cohé-
rence du Moi s'est progressivementrenforcée et le système obsessionnel
a, de plus en plus, perdu de son importance pour disparaître
complètement.
Ces trois aspects de la personnalité morbide : déficience du Moi,
régression pulsionnelle, archaïsme des relations d'objet, m'ont paru
liés entre eux par une relation rigoureusement constante. Je ne veux
pas dire pour autant que le degré de structuration du Moi dépende
absolument de la formule pulsionnelle ; ce que j'ai dit au chapitre II
de cet exposé serait la démonstration du contraire, puisqu'un équilibre
pulsionnel perturbé correspond, chez Pierre, à un Moi qui, malgré ses
limitations, est incontestablement mieux structuré que celui de ce
dernier malade, FEDERN d'ailleurs a bien insisté sur le fait que l'état
du Moi est, partiellement du moins, indépendant du degré de régression
des pulsions, ce que je veux dire seulement : c'est que chez le même
sujet, le Moi s'affermit et se différencie parallèlement à l'établisse-
ment de relations libidinales normales et que le système de relations
obsessionnelles qui n'est qu'une suppléance disparaît ou tend à dis-
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 183

paraître en fonction même de l'installation de relations libidinales plus


évoluées.
Je ne voudrais pas que l'on puisse tirer du protocole de ce fragment
d'analyse le sentiment que tout fut fini et qu'une catharsis spectaculaire
intervint. Ce fut une crise comme la première, un deuxième grand pas
simplement. Si, à la séance suivante, le malade m'apporta un rêve
tout à fait oedipien où je redevenais, de personnage phallique que
j'avais été de façon prédominante pendant cette phase, un rival détesté
et vaincu, il devait continuer à connaître les difficultés que l'on devine
et à apprécier par lui-même, de façon quasi expérimentale, les désordres
que peuvent déterminer sur un Moi fragile encore une agressivité
frustratrice.
En attendant, il était profondément heureux, beaucoup plus stable,
exerçait son agressivité de façon coordonnée au dehors, savait tenir tête
à divers personnages masculins dans la vie courante, et « étala », de
façon beaucoup plus adéquate mais encore grâce à un certain subterfuge
dont il avait depuis longtemps le secret, cette épreuve redoutable, entre
toutes pour son narcissisme, qu'était le concours. Sur le plan psycho-
sexuel, son éjaculation asthénique avait disparu lorsqu'à la suite d'un
rêve de castration, j'avais pu lui en faire connaître la signification, la
crainte de blesser la femme.
Les épreuves du concours : il les passa sans angoisse, mais en uti-
lisant un procédé qui m'a paru très souvent-employé par les obsédés
pour faire face à certaines épreuves sociales : Prendre artificiellement
une position désintéressée à l'endroit de la dite épreuve, ce qu'il fit et
ce dont il comprit le sens ; il n'en reste pas moins que quelle que fut
la valeur relative de son comportement, il put concourir avec sa liberté
d'esprit habituelle et remettre des copies cohérentes qui n'avaient que
le défaut de témoigner d'une préparation insuffisante, il saisit fort bien
le paradoxe qu'il y avait à se donner comme preuve de sa virilité le
fait d'être reçu, après s'être donné antérieurement comme preuve de
cette même virilité, le fait même de ne pas préparer son concours.
Aussi il accepta l'échec avec beaucoup d'objectivité.
Mais pendant les dernières semaines qui précédèrent les épreuves,
il se sentait dans un état d'exaspération et de violence sans précédent :
« Je hais le monde entier, disait-il, j'ai envie de tout détruire », et il
fit porter le poids de son animosité sur Geneviève et sur moi, et voici
ce qui nous intéresse le plus dans l'ordre des relations d'objet et de la
cohérence du Moi : « J'ai fait une constatation curieuse, vous vous
rappelez combien j'avais le pouvoir de ressentir instantanément sur
184 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

moi-même le coup qui frappait un personnage dans un film par exemple


ou la violence que me suggérait une lecture, cela en était venu à un
tel point que j'avais renoncé à voir un film quelque peu dramatique,
c'était une pensée, une sensation peut-être résultant d'une contraction
automatique de mes muscles : or j'ai vu deux films, tous deux sugges-
tifs. Pour voir le premier, j'étais en compagnie de Geneviève, j'étais
très intéressé par le spectacle, j'avais un sentiment de pitié pour les
malheureux que l'on martyrisait, mais quelle que fut ma. participation
émotionnelle, cela m'était complètement étranger, je veux dire étranger
à mon Moi. J'ai vu un deuxième film, un autre jour, où j'étais seul
parce que j'avais décidé de punir Geneviève en refusant de sortir avec
elle, j'avais accumulé dans cette soirée ce que je pouvais faire de plus
intéressant, de manière à provoquer son dépit, quand j'ai assisté à ce
film, j'ai ressenti comme autrefois cette identification instantanée au
héros malheureux avec une différence toutefois c'est que cette sensation
n'éveillait plus en moi le malaise qui l'accompagnait habituellement,
je ressentais le coup qui le frappait, mais cela n'avait que la valeur d'un
phénomène curieux, je n'éprouvais plus le besoin d'annuler et j'ai pensé
que je devenais l'homme qui souffre par besoin d'auto-punition. » Il me
parla longuement, en faisant un rapprochement, des fantaisies maso-
chiques de son enfance en punition érotisée, des désirs de mort qu'il
avait vis-à-vis de son père. Je pense qu'il avait en partie raison en ce
sens que dans les fantasmes auxquels il faisait allusion, et qui étaient
très fortement érotisés comme je l'ai dit, son sentiment de soi n'était
nullement défaillant et bien au contraire très violemment exalté, mais
qu'il avait tort, par ailleurs, dans la mesure où ce phénomène d'identi-
fication passive et très rapide était voisin de ses obsessions de castration,
qu'il éprouvait le besoin d'annuler immédiatement, ce qui voulait dire
que son sentiment de soi y était en péril.
Toujours est-il que ce phénomène mixte ici, prouvait encore que
la régression agressive temporaire entraînait un trouble dans l'orga-
nisation de son Moi, tout en n'altérant plus son sentiment général de
lui-même, ce qui était un progrès important !
D'ailleurs, il fut « collé » et voyant la peine de Geneviève, il se sentit
aimé, et se confirma chez lui le sentiment de l'autre en temps que tel.
Il fut saisi de pitié, d'un besoin immense de protection, d'un désir de
donner et de soulager qui n'avait rien d'une obligation mais tous les
caractères d'un courant libidinal riche et profond. Dans le même temps,
il liquidait avec moi la peur que je lui inspirais encore du fait» des
désirs incestueux qu'il avait transférés sur un couple dont j'aurais
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 185

fait partie. Le processus d'identification génitale se poursuivait.


Je ne voudrais pas tirer de conclusions prématurées de cette évo-
lution. J'ai simplement rapporté ce fragment d'analyse de préférence
à d'autres, dont je suis sûr que la guérison reste acquise depuis plusieurs
années, parce que j'ai pu y suivre au jour le jour l'évolution des relations
d'objet, et les ai vues changer de qualité : de narcissiques et partielles
qu'elles étaient au début elles ont tendance à devenir globales et adultes.
Même au plein de l'OEdipe, elles furent toujours marquées d'une
intense fixation. Il réagit à la crainte d'une castration, résultant avant
tout de cette même fixation, puisqu'aussi bien plus que la crainte du
père ou de son substitut (grand-père) ce fut celle de la mère qui compta.
Au cours de l'analyse, ces relations purent s'exprimer progressive-
ment dans des rapports concrets, tant et si bien qu'elles semblent
perdre leur caractère archaïque pour devenir des relations génitales
au sens plein du terme. Cette évolution ne fut possible qu'à cause du
caractère très modéré de la frustration qu'il y rencontra.
Les satisfactions libidinales qu'il reçut fortifièrent considérable-
ment son Moi-Actuellement, il n'est plus question de ces grands états
de dépersonnalisation qu'il connut, par ailleurs il n'a plus d'obsession
depuis longtemps, mais surtout, je pense que le système obsessionnel
lui-même ne se montrera plus nécessaire et sera remplacé définiti-
vement par un autre ordre de relations d'objet (1).
VI
QUELQUES CONSIDÉRATIONS
THÉRAPEUTIQUES
Me voici arrivé au terme de ce long travail, et sans doute vous
demandez-vous quel intérêt pratique s'attache à cette tentative de
rechercher l'expression clinique d'une synthèse des résultats, des études
anciennes et contemporaines sur la relation d'objet dans la névrose
obsessionnelle d'une part, et d'autre part de ceux des travaux d'inspi-
ration structuraliste. Car s'il n'est pas sans portée de constater qu'en
parlant de deux points de vue aussi différents que celui de l'évolution
pulsionnelle et celui de la structure d'une personnalité morbide l'on
arrive à une convergence telle qu'une proposition simple puisse être
avancée à savoir que la structure du Moi, d'un sujet donné, est fonction

(1) Lors de la correction des épreuves de ce texte, j'ai appris que ce sujet dont l'analyse
était, à ce moment, terminée depuis plusieurs mois, était toujours « parfaitement bien » et
venait d'être reçu parmi les tout premiers au concours d'une de nos grandes Écoles.
186 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de celle de ses relations d'objet, et que dans une certaine limite s'entend,
tout n'est qu'interjeu au sens le plus littéral du terme entre le sujet et le
monde, il n'en reste pas moins que de la notion de relation à distance,
expression clinique de cette synthèse quelque inférence pratique doit
se dégager.
Je pense qu'hormis tout ce qu'elle nous donne comme significations
des relations de transfert, elle nous en apporte au moins deux qui ne
sont d'ailleurs que le corollaire des dites significations :
Elles visent l'attitude générale de l'analyste, le dosage des frus-
trations, et comme tout se tient on pourrait les formuler en ces quelques
mots : L'importance de la compréhension.
J'avoue que je suis très gêné dans cette partie de mon exposé car
ce que j'ai à dire est familier à chacun et beaucoup d'entre vous seraient
plus habilités que moi à parler d'un tel sujet, mais puisque j'ai pris la
charge d'en noter tous les aspects, je me hasarderai donc à en aborder
le côté thérapeutique.
Si l'on veut se souvenir que l'obsédé dans l'analyse est tout orienté
précisément par la nécessité d'une relation à distance et que l'on
veuille bien prendre en considération qu'il est, dans le silence et dans
son for intérieur, rendu plus sensible qu'un autre par l'étroitesse de sa
dépendance même à toute frustration réelle, l'on comprendra peut-être
mieux la raison de certains échecs du colloque analytique.
Si le médecin se rapproche, le sujet prendra de la distance tant
qu'il n'aura pu faire l'expérience de l'irréalité de sa peur, si le médecin
se dérobe et il y a tant de façons de se dérober, le mieux que l'on puisse
attendre, c'est que le sujet frustré d'un contact réel aggrave ses procé-
dures obsessionnelles au sens très large du terme, qu'il s'agisse d'ob-
sessions vraies ou d'une neutralité affective réactionnelle. C'est ainsi
que le sujet réagit toujours en s'éloignant, chaque fois qu'en temps
inopportun, sans parler même de tentative de séduction, car l'on devine
aisément quel sens elles auront pour lui, l'on s'efforce simplement de
le déculpabiliser en prenant l'initiative.
Quelqu'effet apaisant que puissent avoir à un niveau très superficiel
de son organisation psychique, des paroles rassurantes, elles n'en auront
pas moins la valeur d'une proposition dangereuse pour l'obsédé. Ici
ce qui compte c'est le mouvement du médecin vers son patient, ce
mouvement est toujours ressenti comme une attaque, tout au moins
par un côté en raison de la projection préalable de l'imago phallique sur
le thérapeute. Bien d'autres causes interviennent dans ce recul, surdé-
terminé comme on l'imagine : Interdictions, masochisme, sadisme,
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 187

mais je les considère comme secondaires en regard de la peur.


Les choses se présentent différemment quand le malade va vers son
interlocuteur, et il n'est pas de bonne politique d'opposer une appa-
rente incompréhension systématique aux demandes de réassurance ;
je ne -veux pas dire par là d'ailleurs qu'il faille promettre ou rassurer,
mais je crois qu'il n'est pas judicieux de garder le silence. Nous avons
en effet un moyen, d'éviter tout aussi bien d'entrer dans le jeu du
malade sans le lui rendre clairement compréhensible que de le frustrer
sans lui apporter le témoignage de notre compréhension générale de ses
particularités et de ses besoins, et ce moyen c'est l'interprétation. Mais
avant d'aller plus loin, je voudrais insister un peu sur le second aspect
de la relation de l'obsédé à son médecin : Le besoin qu'il a de sa pré-
sence effective. Il est évidemment hors question que le sujet ne reçoive
pas toute l'attention qu'il est en droit d'attendre, mais ce que je voudrais
noter ici c'est son extrême sensibilité à l'état intérieur de son partenaire ;
les moindres variations de comportement lui sont immédiatement sen-
sibles et je ne pense ici qu'à celles auxquelles personne, sauf lui et des
paranoïaques, ne songeraient à donner une signification quelconque et
j'irai même plus loin : dans certaines circonstances, le sujet fait preuve
d'une véritable divination ; il perçoit très exactement ce qui se passe
dans l'esprit de son interlocuteur, même si celui-ci est assez ,disponible
pour lui donner tout ce qu'il lui doit, le moindre état de fatigue, de
préoccupation lui est perceptible et bien entendu lui sert à nourrir
sa projection. C'est dire combien ils sont sensibles aux moindres
variations du contre-transfert.
Je crois qu'ici la représentation exacte de la situation que donne
cette notion de distance peut aider le thérapeute à éviter un contre-
transfert inadéquat en lui permettant d'apprécier à leur juste valeur, les
hésitations, les fuites, les comportements paradoxaux de ces sujets, qui
sur le point de s'abandonner à la confidence la plus sincère, se réfugient
dans une attitude d'indifférence affectée, qui sollicitent des conseils
qu'ils ne peuvent suivre et qui manifestent sans cesse des « bonnes
volontés » qui vont dans le sens opposé de ce qu'ils semblent souhaiter.
Mais il est vrai que la situation est habituellement encore plus complexe
que ce que j'en dis, puisque leurs attitudes sont tout autant conscientes
qu'inconscientes et que l'imputation de mauvaise volonté viendrait
bien souvent aux lèvres si l'on perdait de vue tout ce que représente
pour eux un rapprochement complet.
Ils sont véritablement à l'affût de tout ce qui peut leur être un écho
du sentiment qu'ils ont, que l'autre est mauvais, dangereux, qu'il peut
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à chaque instant se dévoiler sous son vrai jour, que son accueil même est
la marque de son impérieux désir de possession destructrice et leur
sentiment est si fort que quand ils sont absolument sincères, ils avouent
qu'ils se font de leur médecin une image ambiguë qui s'impose à eux,
au delà de tous les raisonnements qu'ils peuvent se faire et de toutes
les assurances rationnelles qu'ils peuvent se donner. L'on est vérita-
blement stupéfaits de la vigueur de ces projections qui entraînent, dans
les cas les plus accentués, des certitudes quasi délirantes, ce qui a pu
faire dire, à juste titre, que la partie régressive de leur Moi se compor-
tait comme un Moi psychotique et l'on peut être assuré que ce qu'il y
a de rationnel en eux joue un rôle bien faible, quoique essentiel dans
leurs échanges avec l'objet quand celui-ci devient significatif : cette
partie rationnelle de leur Moi leur sert en effet à justifier à leurs yeux
le bien-fondé de leur démarche, à s'affirmer qu'ils ont raison d'attendre
quelque chose et que l'autre auquel ils s'adressent n'est pas seulement
destructeur, et c'est précisément cette aptitude si faible à une objecti-
vité relative qui adoucit la violence de leurs projections agressives,
qu'il convient de respecter avec le plus grand soin. Aucune affirmation
ne saurait jamais remplacer l'expérience qu'ils vivent profondément :
de se sentir, de se croire compris, il y a en eux à la fois tellement peu
de possibilités réelles de croire qu'ils ont affaire à un personnage
bienveillant et une tendance si puissante à saisir la moindre nuance de
l'agacement ou de l'indifférence même intérieure qu'il faut à tout prix
qu'ils aient l'expérience répétée d'une compréhension totale.
C'est à mon sens la seule condition dans laquelle sera assumé ce
rôle de miroir que FREUD assigne à l'analyste ; ils y verront se refléter
leur propre image agressive qu'ils considéreront d'abord comme étran-
gère, puis ils en prendront la mesure, et ainsi domineront les anxiétés
de talion qui s'opposaient à ce qu'elles soient intégrées dans l'ensemble
de leur Je, de leur Moi suivant la terminologie classique : « L'autre est
comme moi et je suis comme lui » tel est, je pense, le ressort « de cette
désaliénation où LACAN voit le fruit propre du Working Through ana-
lytique en tant que le sujet par l'analyse des résistances est sans cesse
renvoyé à la construction narcissique de son Moi où il peut reconnaître
à la fois son oeuvre et ce pourquoi il en a été l'artisan : C'est-à-dire
cette peur dont il peut se dire enfin : « Lui, ne l'éprouve pas, ni de moi
ni de lui-même. »
LACAN ajoute que : « C'est à cet autre enfin découvert, que le sujet
pourra faire reconnaître son désir en un acte pacifique qui à la fois
exige cet autre et constitue l'objet d'un don authentique... »
LE MOI DANS LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE 189

Par contre, si le sujet sent intuitivement que l'objet est hostile et


se retranche, il s'effraiera encore davantage d'un contact direct, leur
relation restera toujours aussi étroite mais son devenir sera diamétrale-
ment opposé. Au lieu de servir dé point de départ, elle deviendra une
occasion d'arrêt.
Le transfert n'offrira plus au sujet l'objet narcissique indispensable
à sa sécurité. La frustration affective réelle exaspérera les tensions
agressives, l'objet du désir d'introjection en sera violemment investi
et les introjections seront génératrices d'anxiété et donneront lieu à
toutes ces manifestations de réjection sadique bien connues. Le senti--
ment que le sujet a de lui-même sera compromis et les conséquences
de la frustration sur la cohérence du Moi se feront, dans les cas où il
existe des troubles manifestes de sa structuration, durement sentir,
ce qui à son tour ne fera qu'aggraver l'incapacité du sujet à faire face
à ses projections terrifiantes.
Sans doute est-il nécessaire que le sujet puisse pleinement dévelop-
per ses projections et les surmonter, mais encore faut-il qu'il lui reste
une possibilité d'en sentir le caractère imaginaire et comme je l'ai écrit
plus haut, elle n'est pas naturellement bien grande et si le contre-trans-
fert est si aisément perçu, le danger dès qu'il n'est pas tout à fait satis-
faisant, qu'elle s'oblitère complètement, lui, est grand.

Quant au dosage de la frustration, il me semble poser des problèmes


surtout dans la mesure où le contrertransfert n'a pas la qualité dési-
rable du fait d'une relative incompréhension de la situation, génératrice
elle-même de réactions affectives d'opposition plus ou moins, cons-
cientes chez l'analyste, une appréciation insuffisamment exacte de la
signification du transfert pouvant par ailleurs entraîner des interpré-
tations fausses, qui constituent en elles-mêmes une véritable frustration
puisqu'aussi bien le sujet a immédiatement le sentiment de ne pas être
compris.
Et ce sont ces frustrations-là, je veux dire, les frustrations affectives
de l'incompréhension qui comptent vraiment, je n'ai jamais eu beau-
coup de difficultés à faire accepter à mes malades les rigueurs de la
discipline analytique dans tout ce qui regarde le protocole de la cure.
Tout au contraire, l'exactitude avec laquelle sont maintenues les
dispositions arrêtées au début donnent à ces malades un sentiment
de sécurité, ils craignent plus que tout de voir leur analyste faiblir en
190 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

quelque mesure car alors il n'est plus ce personnage fort qu'ils cher-
chent, leur relation avec lui perd tout son sens, ils ne trouvent plus en
lui l'appui narcissique dont ils ont tant besoin ; on leur a infligé malgré
les apparences la frustration la plus grave qu'ils puissent ressentir : les
priver d'un appui solide et intangible.
Par contre, ils sont très sensibles à une autre frustration, celle du
silence et c'est pour cela que j'ai dès le début insisté sur la nécessité
de leur apporter quelque chose, BERGLERG, dans une longue étude
d'ensemble consacrée aux malades souffrant des conséquences d'une
frustration orale, appuie sur la nécessité, dans une première phase du
traitement, de leur donner beaucoup. Je ne crois pas qu'il faille, comme
il semble l'indiquer, parler à tout prix, mais je pense par contre qu'il
convient d'apporter une grande attention à ne pas méconnaître leur
besoin de contact, non seulement parce que reste toujours en suspens
l'éventualité d'un syndrome obsessionnel symptomatique, mais surtout
parce qu'il n'y a nul intérêt à les laisser s'enfoncer dans une technique
de distance, où ils trouveront le moyen de se satisfaire indirectement
de leur commerce avec l'analyste, en palliant aux frustrations que l'on
croira nécessaire de leur faire supporter, car alors se dérouleraient ces
séances monotones où rien ne bouge jusqu'au jour, où lassé, le médecin
aura à dominer ce contre-transfert si compréhensible mais si néfaste dont
je parlais plus haut ; je pense qu'une analyse serrée et précise du trans-
fert obvie à cet inconvénient et que son interprétation juste reste le
plus sûr moyen d'éviter toutes les difficultés que l'on côtoie dans un
traitement de ce genre. C'est la raison pour laquelle j'ai plus parti-
culièrement insisté autrefois sur la. détection précoce des manifestations
homosexuelles chez les hommes et des désirs de castration chez les
femmes, manifestations qui introduisent les désirs d'incorporation
chez les uns et chez les autres ; je me suis toujours bien trouvé de laisser
ces fantaisies d'incorporation se développer librement pendant un
temps assez long en m'efforçant d'amener le sujet à leur donner leur
pleine signification affective. Il semble que de leur libre exercice résulte
une sorte de maturation pulsionnelle, comme si leur expression verbale
et émotionnelle permettait la reprise d'une évolution qui s'était trouvée
bloquée.
Par ailleurs, je crois qu'il est nécessaire de les interpréter, dans le
sens général du transfert, au moment où elles se produisent, sans insister
systématiquement sur leur ambivalence. Il est bien certain qu'elles sont
ambivalentes, mais il est non moins évident que l'investissement affectif
dominant dont elles sont chargées est de signe variable selon les circons-
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 191

tances et que saisir toute la signification de leur charge émotionnelle


est pour le sujet une expérience cruciale qui n'est pleinement vécue
qu'à condition de mettre l'accent sur la signification qu'elles ont à un
moment donné par exemple, en fonction d'une impression de frustration.
En matière de névrose obsessionnelle les mots de neutralité bien-
veillante prennent une signification toute particulière, si vous avez
bien voulu me suivre dans la description que j'ai tenté de leurs relations
d'objet, avec eux, il faut plus que partout ailleurs rester neutre pour ne
pas les effrayer et leur donner l'occasion de surmonter pleinement
l'identification archaïque, qu'ils n'ont pu dépasser, en leur permettant
dé la projeter toute entière sur l'analyste et être aussi bienveillant pour
saisir toujours ce qui fait leur dilemme et les aider à le vaincre.
Mais il arrive un moment, et c'est là-dessus que je terminerai, où
l'on doit intensifier cette action médiatrice dont la fonction a été dévolue
par le sujet à son objet d'identification (LACAN). Je pense qu'il ne
convient de le faire qu'à partir du moment où les premières identifi-
cations franchies, le sujet songe à imiter les conduites adultes de son
modèle ; là encore les interprétations correctes sont nécessaires et
suffisantes. Il n'est pas plus nécessaire de formuler des conseils que
d'imposer des consignes, il suffit d'analyser dans les situations trian-
gulaires nouvelles ou vécues, de façon nouvelle, que l'évolution des
relations d'objet ne peut manquer d'amener, les aspirations et les
craintes dissimulées du sujet, ce dont personnellement je m'abstiens
en règle générale tant que les significations de la situation de transfert ne
se sont pas complètement éclaircies et qu'une évolution préalable ne
s'est pas produite, pour éviter précisément que le sujet n'en profite
pour déplacer le centre de gravité de l'analyse sur des relations réelles
grâce à quoi il arrivera à manifester indirectement son transfert en
évitant le « Rapproché » qu'il craint et pourtant vers lequel il tend
nécessairement. Je crois que l'accès à de nouvelles et substantielles
relations d'objet de type adulte est la seule garantie contre une rechute
tout comme les relations de type obsessionnel étaient le seul garant
contre l'effondrement psychotique. Le Moi s'affermissant dé plus en
plus, le sentiment de soi allant se confirmant sans cesse, le sujet peut
nouer des relations d'objet pleines et entières dont l'exercice à son tour
confirme la personnalité dans sa plénitude et comme je l'ai déjà écrit,
c'est là seulement que l'on peut parler d'une amélioration réelle, les
identifications génitales résiduelles se dissocient lentement et le sujet
peut accéder à une vie vraiment individuelle qui ne soit pas l'expression
d'une défense mais celle d'un libre exercice.
192 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

CONCLUSIONS

Il me reste à condenser en quelques lignes les conclusions que je


crois pouvoir dégager de cette étude, et que j'ai d'ailleurs déjà formulées
au fur et à mesure que j'avançais dans ce rapport.
I° De l'ensemble des travaux consacrés à la névrose obsessionnelle
ces dernières années, découle la notion de l'importance primordiale
pour un sujet donné, qui n'a pu accéder à un autre type plus évolué de
relations objectales de la « technique obsessionnelle », cette technique
assurant une relation stable du sujet aux objets ;
2° De l'étude clinique du Moi, sous l'angle de la notion communé-
ment admise de sa force ou de sa faiblesse en fonction des critères
pratiques d'adaptabilité, se dégage la notion de l'atteinte du Moi
dans son ensemble au cours de cette affection, les relations objectales
étant profondément troublées dans tous les cas ;
3° J'ai essayé ensuite de caractériser aussi exactement que possible :
la relation d'objet obsessionnelle, je me suis efforcé de montrer la
nécessité de son maintien tout aussi bien que l'impossibilité fondamen-
tale de la réalisation du désir qui la sous-tend, et sa stabilisation dans
une solution de compromis : la distance ;
4° Cette situation dans certains cas peut et doit évoluer, le sujet
renonçant progressivement à employer les moyens qui lui permettaient
de maintenir la distance convenable entre lui et son objet d'amour.
J'ai insisté sur les états émotionnels qui accompagnent les relations
devenues intimes entre le sujet et l'objet qui indiquent le sens dans
lequel évoluent ces relations et sur la résolution finale du dilemme
obsessionnel, par l'instauration, dans les cas heureux, d'une identi-
fication, point de départ de nouvelles identifications plus évoluées.
J'ai rapporté l'observation que vous avez lue pour illustrer par un
exemple clinique l'évolution tout aussi bien des relations objectales
que de la formule pulsionnelle et de l'état du Moi.
Enfin, je me suis permis de vous présenter quelques considérations
thérapeutiques, qui m'ont paru s'appuyer précisément sur l'analyse
relationnelle que j'ai essayée.
Je m'excuse de ce long exposé que j'aurai voulu plus vivant et plus
original car, en fin de compte, ce que j'ai décrit n'est qu'une variation,
sur des thèmes qui vous sont familiers.
Il y a cependant un point sur lequel je voudrais encore attirer l'atten-
tion; j'ai le sentiment que de considérer sous cet angle général la struc-
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 193

ture des relations objectales de la névrose obsessionnelle, peut nous


aider à comprendre mieux le sens et la portée du dialogue que ces sujets
s'efforcent d'engager avec nous. J'ai été frappé au moment où j'écrivais
ces conclusions de trouver sous la plume d'une analyste, qui traitait
des indications de la thérapeutique analytique dans la névrose obses-
sionnelle, cette affirmation répétée que : le pronostic était fonction de
leur capacité à grandir — car il s'agit bien de cela en effet : Il faut qu'ils
grandissent c'est-à-dire qu'ils changent radicalement leur manière de
voir le monde. Plus que d'autres, gênés seulement par des sentiments
de culpabilité qui nous sont familiers dans leur intimité, leur modalité,
ils ont à parcourir un long chemin car la structure de leurs rapports
réels, significatifs est à ce point archaïque, qu'aucune possibilité
d'épanouissement ne leur est donnée. Comme le dit FREUD : « Il est
probable que c'est le rapport d'ambivalence dans lequel est entrée la
pulsion sadique qui rend possible tout le processus ; l'ambivalence,
qui avait permis le refoulement par formation réactionnelle est juste-
ment le lieu par où s'opère le retour du refoulé. C'est pourquoi le travail
de refoulement dans la névrose obsessionnelle se traduit par une lutte
qui ne peut connaître ni succès ni conclusion.
Si nous ne perdons jamais de vue qu'à la fois, leur agressivité
exprime autant d'amour que de haine, et que par la projection ils
éprouvent l'autre, comme ils sont, et que malgré leur grand besoin,
ils en ont peur, je pense que nous pourrons mieux les comprendre et les
aider à grandir, dans les limites où des facteurs innés ne s'y opposent pas.
Deux questions auraient dû trouver une réponse dans ce rapport, la
première est celle des indications du traitement analytique, l'autre a trait
à la possibilité d'un clivage dans le groupe des névroses obsessionnelles.
J'ai essayé de trouver à la première une réponse, en décrivant les
deux types d'homosexualité que l'on y rencontre.
Quant à la seconde, elle ne me paraît pas susceptible d'une solution
d'ensemble, comme pour les traumatismes c'est affaire de cas parti-
culiers. Là encore la considération de l'aspect relationnel du problème
nous permet une compréhension plus exacte, si nous admettons que
l'obsédé oscille sans cesse entre des introjections et des projections
angoissantes, il nous est facile de comprendre qu'il existe des cas,
où de la prédominance de l'un de ces deux mécanismes dérivent des
traits dépressifs ou des attitudes paranoïaques ou paranoïdes de même
que, ce que nous savons sur l'amour partiel nous fait comprendre les
formes mixtes de perversions et d'obsessions ou de toxicomanie et
d'obsessions.
PSYCHANALYSE 13
194 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

BIBLIOGRAPHIE
(I) ABRAHAM (Karl). Notes on the psychoanalytic investigation and treatment of
manie dépressive insanity and allied conditions, 1911.
— The first pregenital stage of the Libido, 1916.
— The narcissistic évaluation of excretory processes in dreams and neurosis, 1920.
— Contributions to the theory of the anal character, 1921.
— A short study of the development of the Libido, 1924.
ALEXANDER (Franz). Zur Théorie der Zwangs Neurosen und Phobien, Int.
Ztschr., XIII, 1927.
BERGMAN (Léo). Depersonalization and the body Ego with spécial référence to
the genital représentation, Psa. Quart., vol. XVII, n° 4, 1948.
BERLINER (Bernhard). Psa. Quart., vol. XVI, 1947.
BOREL (Adrien) et CENAC (Michel). L'Obsession, Rapport à la VIIe Conférence
des Psychanalystes de Langue française en 1932, Revuefr. de Psa., n° 3,1932.
BOUVET (Maurice), Importance de l'aspect homosexuel du transfert dans le
traitement de 4 cas de névrose obsessionnelle masculine. Revue fr. de Psa.,
n° 3, 1948.
— Incidence thérapeutique de la prise de conscience de l'envie du pénis dans
la névrose obsessionnelle féminine, Revue fr. de Psa., n° 2, 1950.
BALINT (Michel). On the termination of analysis, Int. J. of Psa., vol. XXX, 1950.
BARTEMEIER (Léo, H.). A counting compulsion, Int. J. of Psa., vol. XXII, 1941.
BERGLER (Edm.). Bemerkungen ueber eine Zwangsneurose in ultimis, Int.
Ztschr., XXII, 1936.
— Two forms of agression in obsessional neurosis, Psa. Review, 1942.
— Three Tributaries to the developmentof ambivalence, Psa. Quart., vol. XVII,
n° 2, 1948.
BRUN (Rudolf). Allgemeine neurosenlehre, 1946.
BRUEL (O.). On the genetic relations of certain O. N. character traits (integrity
complex), J. nerv. ment. Dis., 1935.
CHRISTOFFEL. Bemerkungen ueber zweierlei Mechanismen der Identifizierung,
Imago, XXIII, 1937.
DEUTSCH (Hélène). Psychoanalysis of the neuroses, The Hogarth Press, London,
1932.
DICKS (H. V.). A clinical study of obsession, Brit. J. med.-psychol., 1931.
FEDERN (Paul). Narcissism in the structure of the Ego, Int. J. of Psa., vol. IX,
p. 4, 1928.
— Hystérie und Zwang in der Neurosenwahl, Int. Ztschr. und Imago, p. 3,1940.
— Psychoanalysis of psychoses, Psychiatrie Quart., XVII, p. 1-3, 1943.
— Mental hygiène of the psychotic Ego, Amer. J. of Psychoth., vol. III, n° 3,
July 1949.
FEIGENBAUM (Dorian). Depersonalization as a Defence mechanism, Psa. Quart.,
VI, 1937.
FENICHEL (Otto). Hysterien und Zwangsneurosen, Int. Psa. Verlag, Wien, 1931.
— The psychoanalytic theory of neurosis, W. W. Norton & C°, New York.
FREUD (Sigmund). Die Abwehr Neuropsychosen, Neuro-Zentralblatt, 1894.
— Trois essais sur la théorie de la sexualité, .trad. REVERCHON, N. R. F., 1925.
LE MOI DANS LA NEVROSE OBSESSIONNELLE 195

— Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, trad. par Marie BONAPARTE


et R. LOEWENSTEIN, in Cinq psychanalyses, Denoël & Steele, 1935.
— Totem et Tabou, trad. JANKÉLÉVITCH, Payot, 1923.
— La prédisposition à la névrose obsessionnelle, trad. PICHON et HOESLI,
Revue fr. de Psa., vol. III, 1929.
— Les pulsions et leurs destins, trad. Anne BERMAN, in Méiapsychologie,
N. R. F., 1936.
— Sur les transformations des pulsions particulièrement dans l'érotisme anal,
trad. PICHON et HOESLI, Revue fr. de Psa., 1928.
— Introduction à la psychanalyse, trad. JANKÉLÉVITCH, Payot, 1922.
— Extrait de l'histoire d'une névrose infantile (l'homme aux loups), tràd.
Marie BONAPARTE et R. LOEWENSTEIN, in Cinq psychanalyses, Denoël &
Steele, 1935.
— Le moi et le ça, trad. JANKÉLÉVITCH, in Essais de psychanalyse, Payot, 1927.
— De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et
l'homosexualité, trad. J. LACAN, Revue fr. de Psa., vol. VI, 1932.
— Abrégé de psychanalyse, trad. Anne BERMAN, P. U. F., 1949.
— Métapsychologie, trad. Marie BONAPARTE et Anne BERMAN, N. R. F., 1936.
— Hemmung, symptoms und angst, Int. Psa. Verlag.
— Wege der psychoanalytischen Thérapie (Les voies de la thérapeutique psycha-
nalytique), non traduit, in vol. XII des Ges. Werke, Imago Publ. C°,
GLOVER (Edward). A developmental study of the obsessional Neurosis, Int. J.
of Psa., XVI, 1935
— The concept of dissociation, Int. J. of Psa., vol. XXIV, 1943.
— Basic mental concepts : their clinical and theoretical value, Psa. Quart.,
vol. XVI, 1947.
— Psychoanalysis, Stuples Public, 1949 (2e éd.).
— Functional aspects of the mental apparatus, Int. J. of Psa., vol. XXXI,
1 et 2, 1950.
GORDON (A.). Transition of obsession into delusion. Evaluation of obsessional
phenomena from the prognostic standpoint, Amer. J. of psychiatry, 1950.
GRAEER (G. H.). Die zweierlei Mechanismen der Identifiezierung, Imago,
XXII, 1937.
HOFFMANN (H.). Der Genesungswunsch des Zwangneurotiker, Ztschr. f. d. ges.
Neur. u. Psychiatry, 1927.
HENDRICK (Ives). Ego development and certain character problems, Psa. Quart.,
n° 3, 1936.
JONES (Ern.). Hâte and anal erotism in the obsessional neurosis and Anal-
Erotic character traits, in Papers on Psycho-analysis, Baillière Tindall &
Cox, 1923.
KASANIN. Structure psychologique de la névrose obsessionnelle.
KLEIN (Melanie). Die Psychoanalyse des Kindes, Int. Psa. Verlag, 1932.
KNIGHT (R. P.). Introjection, projection and Identification, Psa. Quart., 1940.
KUBIE (L. S.). The répétitive core of neurosis, Psa. Quart., 1941.
LACAN (Jacques). L'agressivité. Rapport. Conférence des Psychanalystes de
Langue française, Bruxelles, 1948.
— Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, Revue fr. de
Psa., n° 4, 1949.
— Les complexes familiaux dans la formation de l'individu, in Encyclopédie
française, t. VIII, 1938.
196 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

LANDAUER (K.). Automatismen, Zwangsneurose und Paranoïa, Int. Ztschr. f.


Psa., 1927.
MACK-BRUNSWICK (Ruth). Supplément à l'histoire d'une névrose infantile de
Freud, Revue fr. de Psa., vol. IX, 1936.
— The preoedipal phase of the libido development, Psa. Quarterly, IX, 1940.
NACHT (Sacha). Le masochisme, Le François, Paris, 1948. Rapport à la Confé-
rence des. Psychanalystes de Langue franc., Paris, 1938.
— L' agressivité, de la pratique à la théorie psychanalytique,P. U. F., 1950.
NUNBERG (Hermann). Allgemeine Neurosenlehre auf psychoanalytischer Grund-
lage, Huber, Bern, 1932.
— Practice and theory of psychoanalysis, Nervous and mental diseases mono-
graphies, New York.
OBERNDOREF (C. P.). The genesis of the feeling of unreality, Int. J. of Psa.,
vol. XVI, 1935.
ODIER (Charles). La névrose obsessionnelle, sa distinction analytique et noso-
graphique de la phobie et de l'hystérie, Rapport. XIe Conférence des Psycha-
nalystes de Langue fr., 1927.
Pfous (William). Obsessive compulsive symptoms in an incipient schizophrenia,
Psa. Quart., 1950, n° 3, vol. XIX.
REICH (Wilhelm). Ueber Charakteranalyse, Int. Ztschr., XIV, 1928.
— Der génitale und der neurotische Charakter, Int. Ztschr., XV, 1929.
ROSENFELD (Herbert). Notes sur la Psychanalyse, Int. J. of Psa., vol. XXXIII,
1952.
SCHILDER (Paul). The psychoanalysis of space, Int. J. of Psa., vol. XVI.
SHARPE (Ella F.). The technique of Psychoanalysis, Int. J. of Psa., XI, 1930 ;
XII, 1931.
STENGEL (Erwin). De la signification de la personnalité pré-morbide dans le
cours et la forme des psychoses. L'obsédé dans le processus sebizophrénique,
Arch. Psychiatnerven, 1937.
— A study on some clinical aspects of the relationship between obsessional
neurosis and psychotic reaction types, J. of mental Sciences, 1945.
— Some clinical observations on the psycho-dynamic relationship between
dépression and obsessive compulsive symptoms, J. of mental Sciences, 1948.
Discussion
sur le rapport du Dr M. Bouvet
Intervention de Mme MARIE BONAPARTE
Mme Marie Bonaparte rappelle qu'à diverses reprises Freud lui
exprima son opinion que les névrosés obsessionnels auraient manifesté
dans l'enfance une maturation du moi plus précoce que celle de la
libido. Comment concilier ce point de vue avec le concept d'un moi
faible dans cette névrose ?
Plus tard, dans la discussion des instincts de mort, Mme Marie
Bonaparte dit que Freud, chez qui elle se rendit plusieurs semaines ou
mois pendant une douzaine d'années, fit toute son analyse sans faire
une seule fois allusion aux instincts de mort, sinon pour des discussions
théoriques.
Intervention du Dr HELD
Nous avons été frappés à différentes reprises et depuis un certain
nombre de mois par le fait suivant : En dehors des faits ressortissant
à la médecine psychosomatique proprement dite, en dehors des « balan-
cements » qui se font parfois entre névrose et maladie organique (par
exemple une névrose obsessionnelle et une tuberculose pulmonaire) il
nous a semblé que certains symptômes, singulièrement dans le domaine
des voies digestives, permettaient au patient de garder avec le médecin
et avec autrui la possibilité de contacts rapprochés. Que si l'on « atta-
quait » ces symptômes d'une manière ou d'une autre, en cas de réussite
même partielle, apparaissaient dans certains cas des mécanismes de
défense obsessionnels. En somme, au fur et à mesure que le malade
devenait un « patient », et le médecin un analyste, le premier se trouvait
amené malgré lui à user envers le second — comme envers autrui dans
la réalité extérieure — d'une technique obsessionnelle de « relation à
distance ». Par exemple : Un monsieur de 35 ans, avec qui un contact
excellent est établi immédiatement sous le signe de la maladie organique,
veut prendre la fuite quand on parle de névrose dissimulée derrière un
198 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

syndrome douloureux épigastrique ayant résisté à tous les traitements


et au sujet duquel le diagnostic ne peut être posé avec certitude. On
discerne alors des traits évidents de « caractère obsessionnel ». Ceci
certes est très banal. Voici qui, à notre connaissance, paraît l'être moins.
Un jeune homme de 28 ans nous est adressé pour troubles digestifs de
caractère indéterminé, avec symptômes vagues tels que subictère léger,
langue saburrhale, douleurs épigastriques, tous symptômes calmés par
l'absorption de, nourriture. Un contexte anxieux se dessine lors des
entretiens suivants. Il y a certes un sentiment global d'insatisfaction
dans l'existence ; mais les études, la vie sexuelle, les relations avec
autrui paraissent moyennement bonnes et troublées surtout par les
malaises digestifs. On relève dans l'enfance une naissance prématurée,
un séjour en couveuse, des lavages gastriques, etc.
Après une série d'entretiens disons psychosomatiques, avec tout ce
que cette psychothérapie a parfois de fluide et de décevant, nous déci-
dons devant la persistance des troubles, de faire passer le patient du
fauteuil sur le divan, et la technique du « tête à tête » fait place à une
technique analytique rigoureuse. Nous avions éliminé auparavant un
diagnostic de psychose hypocondriaque malgré quelques fantasmes de
« ver rongeant l'estomac » qui nous avaient temporairement inquiétés.
Après le déroulement classique des premières séances, si bien décrit
par Bouvet dans son beau rapport et sur lequel nous n'insisterons pas,
se manifesta une régression d'une intensité peu ordinaire. Tandis que
s'extériorisaient tous les symptômes d'une névrose obsessionnelle, que
notre patient mettait en jeu la technique la plus savante de relation à
distance (jusqu'à se poudrer les mains de talc avant de nous donner une
poignée de main, etc.) se constitua une situation que j'appellerai
volontiers « Repas de Tantale » et que Bouvet nous a également
décrite. L'analyste est pour le patient une nourriture vague, diffuse,
un « plasma » vital qui va l'apaiser et lui. donner la vie. Comme il ne
peut l'absorber, sa fureur croît à chaque séance. Cette envie de me
tuer provoquait ici une angoisse épouvantable, car, me disait mon
malade « nous sommes comme deux frères siamois, en vous tuant je
meurs... ».
Il semble évident que la névrose obsessionnelle de ce jeune homme
ait été camouflée depuis des années sous les symptômes digestifs
auxquels elle est symboliquement si apparentée, tant sur le mode oral
que sadique anal Sous le couvert de ces symptômes, ce patient (et plu-
sieurs autres que depuis, et à la lueur de ce cas privilégié, nous avons
étudiés à l'hôpital) pouvait se rapprocher des siens, de ses amis, de ses
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BOUVET 199

médecins. Ce faisant, il satisfaisait à la fois à ses tendances agressives en


leur fourrant sous le nez son « incurabilité » et aussi à ses désirs narcis-
siques d'être palpé, soigné, dorloté, de toutes les manières par une
famille inquiète ou par de nombreux spécialistes successivement
consultés.
Nous pensons que certains malades vus uniquement par des méde-
cins de médecine générale ressortissent à cette catégorie de névrosés
obsessionnels, camouflant leur technique de relation à distance sous
le « rapproché » de l'examen du symptôme physique. Il y a là un aspect
particulier de la médecine psychosomatique qui nous paraît intéressant
à plus d'un titre et mériterait une étude plus approfondie.

Intervention du Dr LAFORGUE
J'ai déjà eu l'occasion de dire à Bouvet ce que sa conférence avait
pour moi d'émouvant. En effet, pour la première fois depuis la guerre,
je vois de nouveau la pensée psychanalytique atteindre le niveau auquel
nous avaient habitués Nunberg, Helena Deutsch, Théodore Reik et
tant d'autres. Rendons également hommage à Nacht qui, pendant les
années difficiles de l'après-guerre, a su défendre avec beaucoup de
discernement et de courage la qualité de cette pensée en France.
Bouvet nous a laissé entendre combien les traitements des obsédés
lui paraissaient longs, difficiles et — si j'ai bien compris — souvent
décevants. Cette constatation ne nous surprend guère et apporte un
témoignage supplémentaire de la sincérité avec laquelle Bouvet a fait
son travail. Nous voyons tous des obsédés améliorés menacés à chaque
instant de rechute et traîner, souvent pendant des années, en s'accro-
chant d'une façon parfois pénible à leur psychanalyste. Comment sortir
du cercle vicieux que représente une obsession ?
Bouvet nous a montré, dans son rapport, comment on pouvait y
entrer et quelle était la nature des échanges qui pouvaient s'établir à
l'intérieur de ce cercle entre psychanalyste et malade, mais j'ai l'impres-
sion qu'il ne nous a guère montré comment on pouvait en sortir, et c'est
sur ce point que je voudrais vous donner quelques indications.
Dans l'ensemble, mes critiques ne s'adressent pas directement à
Bouvet, mais à une certaine façon de poser le problème et de le conce-
voir, façon qui — je le confesse — a été également la mienne il y a une
vingtaine d'années environ. A cette époque, je pensais que la technique
que j'employais, technique classique telle que Bouvet nous l'a exposée
et telle que Loewenstein et moi l'avons enseignée à nos élèves, représen-
200 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tait déjà un progrès considérable par rapport à ce qu'on avait pu faire


avant d'employer la psychanalyse. Par la suite, au fur et à mesure que
j'ai pris davantage conscience de l'ampleur du problème, j'ai modifié
ma conception et ma technique, ne serait-ce que pour avoir la certitude
de pouvoir faire honnêtement mon travail et pour me mettre à l'abri du
reproche qu'auraient pu m'adresser certains malades de méconnaître
leurs difficultés ou d'abuser de leur faiblesse. Ne vous étonnez donc
pas si, pour préciser ma pensée au sujet des conceptions de Bouvet, je
suis amené — selon la mode du jour — à faire une sorte « d'auto-cri-
tique » qui, je l'espère, nous apportera à tous un bénéfice.
La conception de Bouvet me paraît caractérisée par ce qu'il appelle
lui-même : la relation à distance avec l'objet. Je m'explique : la façon
dont nous avons conçu le problème au début de notre expérience, en
partant des bases qui nous avaient été fournies par Freud, Ferenczi et
leurs premiers élèves, m'apparaît aujourd'hui comme marquée par ce
qui caractérise la névrose obsessionnelle. Vous m'avez bien entendu :
selon moi, il existerait une façon obsessionnelle de concevoir la méthode
psychanalytique du traitement des malades, façon qui conduirait l'ana-
lyste à sacrifier par principe le malade à l'idée, comme on sacrifie un
cobaye à l'expérience du laboratoire ou à la vivisection.
Comme vous le savez, et comme j'ai eu l'occasion de le préciser
ailleurs, on risque dans ces cas de substituer l'obsession de la psycha-
nalyse à l'obsession du malade que nous prétendons guérir. La psycha-
nalyse se trouverait plutôt utilisée pour fermer la porte de sortie du
cercle vicieux dont nous avons parlé au heu de l'ouvrir comme ce serait
nécessaire et pour l'analyste et pour le malade.
Je voudrais préciser davantage ma pensée à ce sujet en me servant
du cas de Paul dont Bouvet nous a rapporté l'observation d'une manière
si remarquable. Je ne crois pas qu'il soit suffisant de se réfugier derrière
la formule un peu abstraite : le surmoi est l'héritier du complexe d'OEdipe
pour comprendre effectivement les rapports entre le surmoi et le moi,
c'est-à-dire le conflit qui a déterminé l'obsession chez le malade. Il me
paraît indispensable, dans ces cas, de procéder à une analyse correcte du
super-ego étant donné que, dans la plupart des obsessions, le conflit
auquel nous avons affaire ne serait que l'expression de la névrose de
l'un, sinon des deux parents du malade. En d'autres termes, nous
devons tenir compte et analyser aussi complètement que possible la
situation créée chez l'obsédé par la névrose familiale à laquelle il a dû
s'adapter en faisant appel aux mécanismes de défense caractéristiques
de la névrose obsessionnelle. Bien plus, cette névrose familiale est
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BOUVET 201

souvent dominée par la névrose maternelle, davantage encore que par


la névrose paternelle, la mère ayant le pouvoir d'influencer l'enfant dès
le bas-âge et de le marquer par ses réactions beaucoup plus fortement
que ne le fait généralement le père.
C'est pourquoi, dans nos travaux sur les aspects cliniques de la
psychanalyse, nous avons toujours attiré l'attention des psychanalystes
— et cela dans toute la mesure du possible — sur les différentes formes
de névrose familiale, souvent dues à la reproduction des névroses des
grands-parents, reproduction assurée en vertu d'une tradition défendue
par le super-ego familial
Pour sortir du cercle vicieux de cette névrose, dont l'obsession du
malade n'est qu'un aspect, et pour donner un sens à cette obsession, il
ne suffit pas — comme Bouvet a un peu l'air de le préconiser — de
devenir l'alter-ego du malade ni un miroir froid sur lequel l'analysé
projetterait toutes ses, réactions.
L'attitude réservée, si bien décrite par Bouvet, est bien entendu
nécessaire au début du traitement pour faciliter le développement de
la névrose de transfert chez le patient. Par la suite, cette attitude a besoin
d'être révisée et corrigée pour aider le malade, par nos interprétations,
par les directives que notre expérience nous permet de lui donner et
par notre comportement, à toucher aux tabous de la névrose parentale.
Il s'agit d'intellectualiser cette névrose pour corriger les influences à
contre-sens qui, par l'intermédiaire des parents ou des circonstances,
se sont exercées sur l'individu, afin de le rendre capable de se libérer
de ces influences en neutralisant la névrose parentale, familiale ou même
collective dont il a été accablé et qu'il a introjectée dans son moi pour
en faire une partie de son surmoi.
Le cas de Paul nous apporte un matériel particulièrement instructif
à cet égard. La première phase de l'analyse telle que l'a pratiquée
Bouvet me paraît, dans son ensemble, irréprochable. Mais le matériel
de la deuxième phase — où le malade explique jusqu'à quel point il
s'identifie avec la femme en ressentant exactement la même chose
qu'elle, où il rapporte le souvenir d'une nuit passée avec sa mère dans
une chambre d'hôtel, les rêveries inspirées par le roman La main du
Diable — m'oblige à envisager, parmi d'autres, l'hypothèse suivante :
Paul, confondant et différenciant mal son corps de celui de sa mère
— comme l'indique Bouvet
— aurait pu éprouver, au contact de sa
mère en possession de la « main du diable », des extases dont il semble
avoir gardé dans son inconscient un souvenir profond et ineffaçable,
impressions qu'il chercherait à retrouver par l'intermédiaire des fan-
202 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

taisies du « diablotin dans des vases ». Ne serait-ce pas le souvenir de


ces extases que Paul poursuivrait dans ses expériences sexuelles qui
semblent le décevoir par la qualité des émotions éprouvées ? Ne
serait-ce pas l'orgasme féminin qu'il cherche à atteindre, orgasme vécu
au contact de sa mère — cette dernière ayant peut-être fui le père cette
nuit-là — et en comparaison duquel tout ce qui est à sa portée, c'est-à-
dire l'attitude et l'orgasme masculins, lui paraît décevant et dénué
d'intérêt ?
Cette hypothèse — qui, je le répète, n'en est qu'une parmi beaucoup
d'autres — nous obligerait à envisager le fait que la mère de Paul pou-
vait être une femme névrosée et condamnée par sa névrose, comme c'est
si souvent le cas chez certaines femmes frigides dans les rapports avec
l'homme, à se contenter de l'orgasme solitaire éprouvé au contact de la
« main du diable ». S'il en était ainsi, seule la compréhension de la
névrose maternelle, ainsi que des situations qu'elle aurait pu créer
pour la mère et pour l'enfant, expliquerait la tendance obsessionnelle
du malade à mettre toujours la pointe de l'index dans l'angle formé par
deux doigts de sa main.
Je n'insiste pas davantage ; je crois en effet que le matériel apporté
par le malade a peut-être été insuffisamment analysé ou passé sous
silence pour des raisons de discrétion, mais je maintiens cependant
que la névrose familiale ne doit pas être méconnue ou sous-estimée.
Il est vrai que la simple reviviscence d'un souvenir traumatisant et
refoulé, même si cette reviviscence n'a pas été correctement analysée,
peut donner heu à certaines abréactions affectives qui soulagent le
malade. Elle peut déterminer une amélioration notable de l'état de ce
dernier, sans toutefois le réconcilier complètement avec les moyens
affectifs normaux qui seraient à sa portée, car il resterait plus ou moins
fortement prisonnier d'une inversion déterminée par un super-ego qui
lui est contraire.
Quelques mots encore au sujet du processus de guérison de l'obses-
sion. L'analyste qui réussit à libérer le malade de ses obsessions déclenche
généralement chez celui-ci une névrose d'angoisse, souvent caractérisée
par des idées de persécution. Cette névrose d'angoisse ne doit pas être
méconnue. Elle est la conséquence de ce que le travail analytique a
fait sortir l'analysé de ses retranchements en l'amenant à faire face au
problème qui l'angoisse et qui joue sur sa culpabilité. Une fois cette
névrose d'angoisse établie, il s'agit de la transformer par l'analyse en
névrose de conversion hystérique. Celle-ci fait en général son apparition
lorsque le moi angoissé, déjà en contact avec la réalité, n'arrive pas
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BOUVET 203

encore à intégrer normalement ses pulsions au moi conscient. Les


pulsions se frayent alors un chemin vers la porte de sortie que représente
pour elle la névrose de conversion hystérique. A ce stade, ce n'est ni
l'obsession ni l'angoisse qui dominent le tableau clinique de la maladie,
mais une légère paralysie de la jambe ou du bras, une tachycardie, des
spasmes, bref, un ensemble de symptômes qui se situent à la frontière
de la névrose de conversion et de la névrose psychosomatique. Cette
névrose d'angoisse et de conversion se trouverait environ à mi-chemin
de la distance qui sépare la structure normale du moi et sa structure
obsessionnelle, celle-ci se situant au stade anal du développement affectif,
comme l'a très justement montré Bouvet. Ce n'est donc que lorsque les
symptômes caractéristiques de la névrose de conversion seront entière-
ment liquidés que l'ancien obsédé, à qui l'analyste a appris à faire face
à ses pulsions, trouvera la voie libre et pourra s'installer plus ou moins
confortablement dans la vie, en s'y intégrant d'une façon harmonieuse
et selon ses moyens.
Tout cela m'amène à parler d'un aspect de la question que Bouvet
ne paraît pas avoir mis suffisamment en évidence. Nous sommes obligés
de conclure, du fait que la névrose obsessionnelle est une réaction — et
souvent même la réaction la plus normale — à une névrose familiale, que
les circonstances sociales peuvent également être pour beaucoup dans la
constitution d'un super-ego déterminant un comportement obsessionnel
chez un individu.
En effet, nombreux sont les cas où des groupes d'individus, des col-
lectivités et des peuples entiers se trouvent engagés normalement dans
une névrose obsessionnelle qui leur est indispensable pour réaliser un
contact avec la réalité. Il ne s'ensuit nullement que nous devons toujours
considérer dans ces cas la personnalité comme étant malade et atteinte
dans sa totalité. Bien plus, nous savons que des circonstances ethniques
peuvent avoir une telle influence sur la formation du super-ego collectif
d'un groupe que, dans des cas de ce genre, seule la névrose obsession-
nelle permet aux individus de ce groupe de maintenir le contact avec la
réalité en les empêchant de sombrer dans l'anarchie, l'homme normal
— dans notre sens — se révélant incapable de faire face aux conditions
ethniques en question.
Je me permets de rappeler ces faits surtout pour nous encourager à
renoncer à une certaine attitude de supériorité que le psychanalyste à
cheval sur ses conceptions et prisonnier de l'obsession de l'analyse serait
souvent tenté d'adopter à l'égard de tous ceux qui ne pensent pas
exactement comme lui. Nous devons lutter contre l'esprit de chapelle
204 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qui est la conséquence inéluctable de l'attitude obsessionnelle du psycha-


nalyste, esprit de chapelle qui, avec ses notions d'orthodoxie et de
purisme, porte si souvent préjudice à une compréhension vraiment
scientifique des problèmes que nous avons à étudier et des sujets que
nous avons à traiter et à sauver.
Bouvet m'excusera d'avoir fait cette « autocritique ». Si j'ai pu la
faire, c'est grâce aux contacts que j'ai eus avec Freud que j'ai vu parfois
procéder d'une façon fort peu orthodoxe et qui m'a associé au traitement
de quelques-uns de ses malades dont les cas ont été pour moi particuliè-
rement édifiants.
Il serait trop long de vous expliquer comment je suis arrivé à modi-
fier complètement la façon de mener une psychanalyse en m'adaptant
aux possibilités morales et matérielles du malade, il me faudrait consa-
crer une conférence à cette question. Je dirai seulement combien les
obsédés, au moment d'abandonner leur obsession, réagissent à contre-
sens, comme si leur boussole marquait à l'envers, c'est-à-dire comme
si on avait renversé chez eux l'échelle des valeurs éthiques et morales.
L'obsession leur donnait un sentiment de toute-puissance et de supé-
riorité ; engagés dans la névrose d'angoisse, ils ont un sentiment de
terreur et d'infériorité, alors même que leurs possibilités de contact
augmentent, qu'ils deviennent moins exclusifs et descendent du haut
de leur grandeur pour établir des échanges avec leurs semblables. La
femme, quoique devenant plus maternelle, se plaint d'avoir été « ravalée »
et renvoyée « à la cuisine », alors que — même si elle exerce une profes-
sion comme celle de médecin ou d'avocat — par les contacts plus directs
qu'elle établit, son travail devient plus efficace et qu'elle est moins
dangereuse pour ses enfants. L'homme se plaint d'avoir à subir des
comparaisons humiliantes, de se sentir engagé dans la mauvaise direc-
tion, en danger d'être abandonné, et cela au moment même où la nou-
velle direction lui permet de faire face à ses problèmes en agissant dans
le bon sens d'une façon de plus en plus adaptée à la réalité.
Inutile de vous dire qu'à ce stade de l'analyse il ne suffit pas seule-
ment d'analyser. Il faut savoir également réconforter des malades qui
vous ont fait confiance et qui se sentent angoissés et en désarroi du fait
de votre traitement, dont ils ignorent encore l'action et dont ils sont
incapables de prévoir les conséquences. Se cantonner uniquement dans
une réserve prudente serait pour l'analyste un moyen commode de ne
pas se compromettre en évitant de payer de sa personne. Mais cela
ne suffit pas lorsqu'on veut mettre le traitement sur une base nette.
Malgré les difficultés que nous avons à affronter et qui nous obligent
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BOUVET 205

souvent à une attitude non-conformiste par rapport à la méthode clas-


sique de la psychanalyse, je vous avoue que la possibilité d'éviter des
malentendus certains' en servant de soutien et d'exemple au malade
dans les moments difficiles nous donne une force morale dont nous avons
absolument besoin. Elle nous est nécessaire, non seulement pour réussir
notre travail, mais aussi pour défendre la psychanalyse contre les adver-
saires malveillants qui tirent argument de nos erreurs, de nos faiblesses,
en nous reprochant un dogmatisme sectaire et obsessionnel excluant
toute considération humaine et équitable.
Quelques mots encore concernant le moi fort et le moi faible. La
conception obsessionnelle du problème nous permettrait de croire que
le moi obsessionnel est un moi fort, solidement retranché derrière les
bastions de ses fixations infantiles et se cantonnant dans un domaine
où il se sent tout-puissant, parce qu'il se contente de prendre en consi-
dération que ce qui lui cède et ce qu'il peut « avaler ». Il rejette énergi-
quement tout ce qui lui résiste et se trouve, de ce fait, hors des limites
de son domaine, au delà de son moi, dominé par les besoins impérieux
de la personne accrochée au stade anal de son développement affectif.
Par contre, la conception réaliste du problème, c'est-à-dire celle qui
tient compte de la réalité à laquelle il faut apprendre à s'adapter, nous
amène à considérer le moi obsessionnel comme étant faible, malgré ses
manifestations agressives pour donner l'illusion de la toute-puissance
et les efforts qu'il fait pour cacher sa faiblesse, dont il a peur et qui le
pousse à faire peur.
En effet, alors que le moi obsessionnelne s'attache qu'aux apparences
de la réalité et a toujours besoin de s'appuyer sur des notions obser-
vables et statiques, le moi au stade génital de son développement ne
s'arrête pas aux apparences, mais saisit le jeu des relations de forces qui
conditionnent une situation, il le pénètre, comme j'ai essayé de le
démontrer dans mon travail sur la Relativité de la réalité (1). Il élabore
une connaissance qui va au delà des apparences et il s'émancipe des
notions statiques dont le moi au stade obsessionnel a besoin pour se
représenter la réalité. Il aboutit ainsi à une conception dynamique des
faits et de la réalité, celle-ci étant conçue comme un système de forces
et de pulsions en équilibre plus ou moins stable et dont la matérialisation
à un moment donné se présente toujours comme relative et non comme
absolue.
Mais je crois pouvoir vous présenter une formule qui permettra de

(1) Denoël, Paris, 1937.


206 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

mettre d'accord les différentes conceptions de la force ou de la faiblesse


du moi au stade obsessionnel. Disons que ce moi — surtout chez les
sujets doués — est fort intellectuellement, mais faible affectivement. Il
défend les positions de l'individu et de l'individualisme avec beaucoup
de forces contre une réalité qui tend à asservir l'individu et à l'intégrer
à un système de vie dominé par les besoins de l'espèce et non pas seule-
ment de la personne.
Intervention du Dr NACHT
Je me joins à tous ceux qui ont fait l'éloge du rapport Bouvet.
Certaines remarques que je vais faire, et qui ne soient pas, à vrai dire, des
critiques, s'imposent comme une mise au point.
Ces remarques portent sur la manière dont Bouvet a traité les méca-
nismes décrits à la base des relations que l'obsédé vit, du rôle de la peur
qu'il éprouve, et de la qualité de son moi.
Les mécanismes si magistralement décrits par Bouvet ne sont pas
uniquement propres aux obsédés, ils prennent certes, ici, une plus grande
ampleur, mais ils se retrouvent aussi dans d'autres névroses.
Quant à la peur, qui domine et écrase toute la vie de l'obsédé, elle
aurait dû, à mon avis, être d'avantage analysée et définie dans son rôle.
Et ceci m'amène tout naturellement à exprimer mon étonnement
devant l'affirmation faite ici par certains orateurs selon laquelle le moi
de l'obsédé serait un moi fort.
Il me semble de toute évidence, ainsi que les faits d'observation le
prouvent, que le moi des obsédés est écrasé par la peur intense qu'il
ne peut surmonter. L'énorme agressivité qui l'habite en est responsable.
Mais ce moi, rendu faible de ce fait, n'est plus capable que de dépla-
cer l'agression à travers le circuit si compliqué des symptômes obses-
sionnels afin que nul ne la reconnaisse. C'est ce qui explique l'effon-
drement « cataclysmique » pouvant mener à la psychose, lorsque l'obsédé
perd l'usage de ses obsessions sans que son moi ait acquis au préalable
la force d'intégrer — et non seulement de déplacer — son agressivité.

Intervention du Dr DE SAUSSURE
Je tiens à féliciter le Dr Bouvet de son remarquable rapport. La
relation du sujet à l'objet est un rapport particulièrement important
parce qu'il nous renseigne sur les modalités du transfert. Le travail qui
nous est présenté a donc une double utilité théorique et pratique.
(P. 134) : L'auteur insiste sur ce que le transfert des obsédés est une
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BOUVET 207

relation d'objet narcissique, il ajoute : « C'est-à-dire que le sujet ne


s'intéresse à l'objet qu'en fonction de l'accroissement du sentiment de
soi que sa possession lui procure ; qu'en fonction du rôle immédiat qu'il
joue auprès de lui et du besoin inextinguible qu'il en a. »
Cette remarque est extrêmement juste et peut prendre des formes
très variées, car souvent le sujet ne s'intéresse guère aux qualités
intrinsèques de l'objet, mais cherche par toutes sortes de manoeuvres
(fishing des Anglais) à obtenir des compliments de l'objet. C'est dans la
mesure où il se sent apprécié qu'il valorise l'objet.
Ces malades tirent vanité ou tout au moins réassurance d'aller chez
un analyste qu'ils estiment le meilleur. Le fait même de cette association
leur apporte un bien-être et fait qu'ils ne veulent pas abandonner
l'image idéalisée de l'analyste.
Une des difficultés à faire sortir les premières fantaisies sadiques est
qu'elles représentent une rupture avec l'identification à l'image parfaite.
Au cours d'une de mes analyses est survenu un incident assez pitto-
resque : Un compulsifqui réussissait admirablement dans sa profession
reçoit la visite du contrôleur des impôts. Celui-ci voyant les notes
payées à l'analyste lui dit : « Mais vous êtes fou de payer de pareilles
sommes à un médecin quand vous réussissez si bien. » Le malade intro-
jecta le contrôleur qui le flattait et oubliant l'incident vint pendant trois
jours à son traitement, silencieux, ne laissant échapper qu'une plainte,
celle d'être en analyse alors qu'il ne savait pas pourquoi il suivait ce
traitement. L'introjection du contrôleur s'était faite très inconsciem-
ment au détriment de celle de l'analyste.
Cet exemple permet aussi de voir l'intrication des mécanismes de
projection et d'introjection. Le malade projette sur autrui son désir
d'être fort et il introjecte le personnage qui répond à sa projection.
Bouvet nous dit encore en substance : L'obsédé s'efforce d'atteindre
une relation intime qu'il redoute de tout son être. « Il recherche d'autant
plus cette puissance que l'objet apparaît plus fort et qu'alors il a davan-
tage peur d'être dominé par lui. » En somme, il y a conflit entre l'omni-
potence et la dépendance.
Toute cette lutte est particulièrement déterminée par le fait des
projections : Ainsi un de mes malades ne peut avoir de rapports avec
sa femme que lorsqu'il pense qu'elle les désire. Le cercle vicieux s'éta-
blit ainsi : « Il ne peut pas prendre la responsabilité de l'acte, mais il ne
peut être puissant qu'en obéissant au désir de sa femme. »
Si sa femme montre de l'insatisfaction, c'est qu'elle ne veut pas de
rapport, qu'il ne peut pas la satisfaire et immédiatement il devient
208 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

impuissant. Le cercle vicieux vient de ce que la puissance est fonction


de la dépendance et celle-ci est toujours insatisfaisante.
Dans bien des cas, l'ambivalence est due à un mécanisme de pro-
jection du type que nous venons de décrire.
Certaines difficultés des obsédés viennent encore de la structure
de la pensée magique, laquelle ne connaît pas la relativité de la pensée.
Par suite l'analyste ne peut pas commettre de faute, car une seule faute
correspondrait à l'échec de toute l'analyse puisqu'elle empêcherait le
patient de s'identifier à l'analyste.
On observe chez certains malades qu'à cause de leur omnipotence,
ils ne peuvent pas être névrosés et qu'ils ne viennent à l'analyse que
pour l'analyste parce que celui-ci veut qu'ils viennent. Il y a une sorte
de marché tacite : « Si j'accepte l'analyse de l'analyste tout-puissant,
je serais analysé donc omnipotent et comme, pour la penséemagique, le
temps n'existe pas, ils sont déjà omnipotents donc l'analyse n'est plus
nécessaire. »
C'est cette situation paradoxale qui les empêche de conquérir leur
indépendance et qui renforce leur ambivalence. Cercle vicieux dont ils
ne sortiront que lentement en acceptant progressivement leur imperfec-
tion et éventuellement celle de l'analyste.
Cette ambivalence se marque encore en attribuant tout progrès
à l'analyste et non à eux-mêmes. Pierre, par exemple, le malade que j'ai
décrit au dernier Congrès international de Psychiatrie, a une impossi-
bilité de partir en vacances. Cependant le désir de partir est là. Il en
prend conscience, fait le projet de s'absenter et un jour plus tard s'irrite
contre l'analyste qui le force à partir.
Là encore nous observons cette alternance d'introjections et de
projections. Le malade introjecte l'analyste qui a la liberté de s'absenter.
Il s'identifie avec lui, puis projette son désir comme s'il venait de
l'analyste.
Lorsque Bouvet écrit p. 176 : « Les obsédés ne s'intéressent qu'aux
personnages qu'ils jugent puissants et du fait même de la puissance
qu'ils leur prêtent, ils les redoutent et ne peuvent s'abandonner à eux »,
ce fait s'explique en grande partie par l'obligation qu'ils ressentent
(en suite de leur identification) d'agir avec puissance. Or ils ne le peuvent
pas et leur identification même devient un test de leur impuissance.
Ils ne sortent que difficilement de ce paradoxe : A cause de leur
faiblesse, ils doivent s'identifier avec les forts. Mais cette identification,
dès qu'elle est mise à l'épreuve, les oblige à constater leur faiblesse.
C'est pour éviter ce cercle vicieux qu'ils préfèrent l'isolation.
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BOUVET 209

Intervention du Pr EMILIO SERVADIO


Je désire en premier lieu rendre hommage à notre estimé confrère,
le Dr Bouvet, pour son très remarquable exposé. A mon avis, la descrip-
tion qu'il nous a donnée des relations d'objet chez les obsédés est une
des plus complètes qu'on puisse trouver dans la littérature psycha-
nalytique.
Il est dommage que les limites qu'il s'est lui-même imposées n'aient
pas permis au Dr Bouvet de nous faire connaître avec une égale ampleur
ses vues personnelles sur la structure génétique de la névrose obsession-
nelle. Dans quelques discussions préliminaires que nous avons eues à
Rome sur le thème qui nous occupe, nous avons constaté, mes confrères
et moi, que les problèmes des relations objectales dans cette névrose
sont à peu près inséparables de ceux qui concernent sa psychogenèse.
Le point de vue psychogénétique se reflète, en effet, tant sur l'interpré-
tation du comportement du névrosé vis-à-vis de ses objets que sur les
interprétations de transfert.
Je ne crois pas avoir à soulever de sérieuses objections sur aucun
point fondamental du rapport du Dr Bouvet. Je voudrais seulement
attirer son attention et la vôtre, sur la question des défenses primaires
et secondaires des obsédés en rapport à leurs pulsions agressives.
Nous sommes tous familiers avec certaines formations caractérielles
de ces névrosés qui, par leur comportement stéréotypé, formel, froid
et suave nous donnent régulièrement l'impression de bloquer une
agressivité démesurée, laquelle se manifeste dans l'analyse aussitôt que
cette première ligne de défense est décelée et peut devenir matière
d'interprétation. Je crois pouvoir affirmer aussi que le déblocage de
cette ligne de défense caractérielle n'offre pas d'énormes résistances, et
que les patients reconnaissent assez tôt le degré de leur agressivité et
de leur ambivalence soit envers leur milieu social et familier, soit dans
leurs rapports avec l'analyste.
On doit cependant se demander si cette agressivité est primaire, ou
bien défensive à son tour. C'est la question que s'est posée Bergler, et
qu'il a résolue en affirmant que l'agressivité des obsédés cache de pro-
fondes tendances passives, anales et orales, et que c'est contre ces
tendances que ces sujets se défendent en déployant leur agressivité.
Je dois dire que, dans mes analyses d'obsédés, j'ai pu constamment
vérifier le bien-fondé de la thèse de Bergler : au sujet de laquelle il me
semble que notre honoré confrère ne s'exprime pas toujours d'une
manière convaincante.
PSYCHANALYSE 14
210 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

A la page 116 de son Rapport, le Dr Bouvet déclare en effet s'être


persuadé qu'une bonne partie de l'agressivité de la névrose obsession-
nelle est une réaction de défense contre une tendance passive, maso-
chique, survivance d'expériences de passivité imposée. Il souligne encore
autre part (p. 146) le rôle qu'un « masochisme très régressif joue dans la
relation obsessionnelle à l'objet », et l'aspect masochique des actions
agressives de ces névrosés. Cependant, il écrit aussi (p. 116) que « cela ne
veut pas dire que des traumatismes importants de la période orale soient
toujours en cause » ; et il se demande si la qualification de « pseudo-
agressive », que Bergler emploie pour définir la défense en question,
ne manifeste pas « une tendance à méconnaître la puissance des instincts
de destruction » (p. 146).
Il me semble qu'il y a là un malentendu. En aucun passage des
travaux de Bergler on ne peut lire qu'il met en cause des traumatismes
de la période orale pour appuyer sa thèse. Bien au contraire, il répète
assez souvent (par exemple, dans son livre The Basic Neurosis, p. 9)
que ce qui est décisif, ce n'est pas tel ou tel traumatisme réel de
la phase orale, mais la projection de l'agressivité de l'enfant sur la
mère, et les fantasmes d'être attaqué qui s'ensuivent. « La névrose »
— dit-il — « a affaire avec des fantasmes refoulés, non point avec
des réalités. »
Ce point, me paraît-il, ne fait désormais plus de doute, après les
travaux de l'École anglaise de Psychanalyse, travaux dont Bergler d'ail-
leurs fait état. Je n'y insisterai donc pas. Quant à l'idée du Dr Bouvet,
que Bergler puisse méconnaître la puissance des instincts de destruc-
tion, je trouve aussi qu'il s'agit là d'une impression que les exposés de
Bergler ne justifient pas. D'une manière constante, Bergler insiste sur
la qualité primaire des instincts destructifs et de leur expression dyna-
mique, de la « destrudo », comme il l'appelle en adoptant le terme
d'Edoardo Weiss. Il insiste, aussi, sur le fait que le masochisme n'est
qu'agressivité « névrotiquement déplacée » (The Basic Neurosis, p. Il) ;
et il schématise comme suit ses vues génétiques sur la position maso-
chique : « La séquence historique des événements est la suivante :
désir de recevoir — refus, ou fantasme de refus — furie et haine — inca-
pacité motrice — inhibition de l'agression, premièrement de l'extérieur,
puis de l'intérieur — retournement de l'agression contre sa propre
personne à cause de la culpabilité — masochisation de la culpabilité. »
Ici se termine, selon Bergler, la description génétique de la position
masochique, et commence celle du cadre clinique, c'est-à-dire de
l'élaboration névrotique, par un premier refoulement massif, du plaisir
DISCUSSION SUR LE RAPPORT DU Dr M. BOUVET 211

masochique d'être refusé, et du déploiement conséquentiel de ce qu'il


appelle la « défense pseudo-agressive ».
Le Dr Bouvet s'est peut-être mépris sur la valeur du terme « pseudo ».
On peut en effet s'y méprendre au premier abord, et croire que ce que
Bergler a voulu dire, c'est qu'au fond, celle de l'obsédé n'est pas une
agressivité vraie !... Mais je suis persuadé que cette impression n'est
pas justifiée. L'agressivité de l'obsédé est quelque chose de terriblement
vrai : seulement, elle est en grande partie tournée contre une cible
factice, pour des motifs de défense inconsciente du moi, qui veut se
détourner de la position que Bouvet, fort heureusement, appelle de
« soumission amoureuse ». C'est bien l'attitude que notre distingué
confrère décrit quand il rapporte (p. 160) les réactions violentes de
Pierre à ses rêves d'être possédé par l'analyste et d'avaler sa salive ;
et Bouvet lui-même semble reconnaître la nécessité de faire prendre
conscience au malade de sa passivité masochique (qu'il essaie de nier
en manifestant son agressivité) lorsqu'il admet (p. 116) « qu'à partir du
moment où le sujet pouvait prendre conscience de son désir homosexuel,
c'est-à-dire l'accepter, le contact affectif... devenait plus sûr ».
J'ai remarqué, enfin, que les exemples cliniques si instructifs et si
frappants, rapportés par le Dr Bouvet, confirment singulièrement les
vues de Bergler, même en ce qui concerne la qualité orale de la position
masochique de fond. Il n'est pas nécessaire que je cite des passages à
l'appui, car vous avez tous le texte sous vos yeux ou dans votre mémoire.
Je conçois qu'on puisse avoir de la peine à accepter la proposition de
Bergler, que les conflits de la phase anale et de la phase phallique ne
sont que des « stations de secours » (rescue-stations) dont les névrosés
se servent pour ne pas retomber dans les affres de la phase orale. J'ai
même l'impression que Bergler a un peu trop souligné l'aspect négatif
— ou, dirais-je mieux, négateur — de ces « stations de secours », et qu'il
a par contre négligé le fait qu'elles sont aussi des étapes progressives
et affirmatives, bien que non finales, du développement de l'enfant et de
l'établissement de ses relations objectales — ce qui ressort si éloquem-
ment, en ce qui concerne la névrose obsessionnelle, de l'exposé du
Dr Bouvet. Cependant, il me semble résulter de plus en plus clairement,
d'après les recherches analytiques récentes, surtout de Melanie Klein
et de son école, que toute structure névrotique est un édifice défectueux
par sa base même, que les conflits et les mécanismes psychiques de fond
doivent nécessairement déterminer la qualité et le sens des mécanismes
plus mûrs et le développement futur de la personnalité totale, et que le
fait que ces mécanismes — tels que l'introjection et la projection —
PSYCHANALYSE 14*
212 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

s'établissent dans la toute première enfance implique forcément leur


qualification orale.
D'ailleurs, mon ami Perrotti me faisait remarquer, il y a quelques
jours, que Freud avait, comme toujours, devancé ces points de vue sans
en avoir trop l'air, et tout particulièrement dans son travail sur Un sou-
venir d'enfance de Léonard de Vinci : travail qui n'est pas de nature
clinique, ce qui fait que nous pouvons facilement l'oublier quand nous
nous occupons de problèmes de clinique psychanalytique. Il n'est pas
moins vrai que Freud a vu dans une situation de dépendance orale de
Léonard envers sa mère, la clef de voûte de sa structure psychologique
et des traits obsessionnels de son caractère.
Je voudrais citer encore un exemple, tiré d'une de mes analyses.
Je négligerai évidemment une grande quantité de détails. Il s'agissait
d'un jeune homme, qui avait des fantasmes obsédants sado-maso-
chiques : la scène fondamentale était celle d'une femme mûre et domi-
natrice, qui tyrannisait une jeune fille tremblante et soumise. En ima-
ginant cette scène, le sujet se masturbait. « Je suis un sadiste virtuel »
— disait-il. Dans la réalité, il avait une dose énorme d'agressivité contre
sa mère, et il cherchait toutes les occasions pour l'attaquer. Il se défendit
longtemps contre mon interprétation de son comportement comme étant
défensif, et employé pour rejeter un masochisme de fond, en me disant,
par exemple, que sa difficulté vis-à-vis des femmes était due à ses
fantasmes sadiques, et qu'il se retenait par crainte de les détruire. Mais.
après quelques mois d'analyse, il rêva, avec beaucoup d'angoisse, qu'un
serpent ailé avec deux têtes blanches était sur son oreiller. J'interprétai
ce rêve, lui montrant qu'il était inconsciemment attaché à l'idée qu'il
dépendait d'une mère agressive, phallique, aux seins dangereux, pour
sa nourriture et pour son existence même — ce qui était vrai aussi dans
la vie réelle ; et que toute son agressivité ultérieure ne servait qu'à nier
cette dépendance. Alors il se rappela plusieurs attitudes masochiques
qu'il avait eues dans son enfance, et il me dit lui-même, en contredisant
ce qu'il avait toujours déclaré auparavant : « La femme qui me repré-
sentait dans mes fantasmes obsédants n'était pas celle qui dominait et
s'imposait, c'était plutôt l'autre. »
Je remercie encore le Dr Bouvet de m'avoir donné l'occasion de
réfléchir sur des problèmes si importants, et je lui renouvelle toute
mon admiration pour son excellent travail.
Réponse du Dr BOUVET

Le rapporteur remercie tout d'abord les personnes qui ont bien


voulu l'argumenter avant de répondre en particulier à chacune d'elles.
Mme Marie Bonaparte rappelle que Freud a, à plusieurs reprises,
soulevé l'hypothèse d'une maturation du moi, plus précoce que celle
de la libido, comme facteur déterminant de la forme obsessionnelle de
la névrose et cette précocité de la structuration du moi paraît inconci-
liable avec la démonstration que le rapporteur tente de faire de l'exis-
tence d'une faiblesse fondamentale de l'Ego dans une telle affection.
Dans sa réponse, le Dr Bouvet rappelle que précisément dans Inhi-
bition, symptôme et angoisse, Freud envisageant à nouveau le problème
de la pathogénie de la névrose obsessionnelle discute l'importance
relative de deux facteurs, l'un constitutionnel et l'autre chronologique.
Au facteur chronologique répond la précocité de la formation du Moi.
Au facteur constitutionnel, des caractéristiques particulières de la
libido qui rendent très labile son organisation génitale. Et Freud conclut
à la vraisemblance de la prévalence du facteur constitutionnel, après
avoir discuté divers arguments sur lesquels l'auteur n'insiste pas.
Il n'en reste pas moins que le Moi obsessionnel est d'une qualité
telle que l'on peut, dans une certaine mesure, le considérer comme
fort. Fedenr n'oppose-t-il pas la vigueur, la précocité, l'ampleur des
défenses psychologiques du Moi obsessionnel à la fragilité, à l'insuf-
fisance, à la pauvreté des mêmes défenses dans le Moi hystérique.
Alors que le problème de l'angoisse est réglé par un jeu psychologique,
dans le premier cas, il est liquidé par des réactions somatiques adap-
tatives inconscientes dans le second. Le Moi psychologique obsessionnel
apparaît donc comme plus fort que le Moi hystérique.
Mais il ne s'agit là que d'une force relative. Et, faisant allusion à
l'intervention du Dr Lacan (1), le rapporteur met l'accent sur le fait que
la persistance, chez l'obsédé, de mécanismes de défense archaïques,
témoigne par là-même de la faiblesse profonde de son Moi ; qu'il existe
une phase normale du développement où les mécanismes d'adaptation
de type obsessionnel prédominent, et que cette phase doive être nor-

(1) Cette intervention ne nous étant pas parvenue, nous n'avons pu l'insérer dans ce
numéro.
214 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

malement dépassée témoigne de la faiblesse relative du Moi obsessionnel


par rapport au Moi « génital », capable, de par l'utilisation de techniques
d'adaptation plus souples et plus variées, d'un ajustement plus satis-
faisant à la réalité extérieure.
Répondant ensuite au Pr Emilio Servadio, de Rome, le rapporteur
tient d'abord à le remercier de la sympathie qu'il a témoignée à l'en-
droit de son travail, puis il essaie de schématiser les critiques que lé
Pr Servadio lui adresse.
En ce qui concerne la première de ces critiques, celle relative à
l'exclusion de son travail des problèmes intéressant la psychogenèse
de l'obsession, le Dr Bouvet rappelle qu'il lui semble avoir noté toute
l'importance de ces mécanismes qui président à la formation du symp-
tôme, et en avoir montré l'incidence sur les relations d'objet en général
et dans le transfert en particulier, en divers points de son exposé et
plus spécialement au chapitre relatif aux instruments de la Relation
à distance. Il s'est efforcé de situer à leur place, dans l'étude générale
qu'il fait des relations objectales, les mécanismes utilisés dans la technique
obsessionnelle.
Mais la critique essentielle formulée par le Pr Servadio a trait au
rôle que joue l'agressivité dans la conception qu'a Bergler de la Névrose
obsessionnelle. Le Pr Servadio estime en effet, à la manière dont
le rapporteur le comprend, que Bouvet méconnaît l'importance que
Bergler attache à la violence des pulsions agressives primaires dans
la pathogénie de cette affection.
Il se peut en effet que le rapporteur ait trop pris au sens littéral
certains des passages qu'il a relevés dans l'oeuvre de cet auteur et
qu'il se soit exagéré « une tendance (de Bergler) à sous-estimer la puis-
sance des instincts de destruction ». Cependant Bouvet rappelle à ce
sujet divers textes dont il ne prétend pas ici donner une traduction
rigoureuse, mais dont il pense respecter l'esprit. Dans un article de 1948
du Psychoanalytic Quarterly, Bergler note que l'on n'a jamais, dans la
Névrose obsessionnelle, souligné le fait que l'agressivité est utilisée
comme moyen de défense contre la passivité, ce que Freud avait fait
pour la paranoïa et que ce mécanisme est le trait central de la Névrose
obsessionnelle. Il ajoute plus loin : trop souvent l'agressivité est prise
comme une valeur de face et la formulation anale-sadique trop litté-
ralement considérée.
Dans un article de 1942 intitulé Deux formes de l'agressivité dans
la névrose obsessionnelle, Bergler insiste sur le fait en parlant des obsédés
qu'il faut considérer plutôt leur passivité anale inconsciente que leur
RÉPONSE DU Dr BOUVET 215

agressivité. Il parle encore ici de la passivité fondamentale du patient.


Il semble donc bien que s'il y a malentendu ce soit sur une question
de nuance.
Enfin le rapporteur ne pense pas méconnaître l'importance de la
« projection des agressivités de l'enfant sur la mère »
puisque aussi bien
il fait jouer à la projection un rôle capital dans les relations d'objet
de l'obsédé et qu'il parle de la personne déjà à demi imaginaire que
l'enfant voit en ses parents. Mais il tient à noter que Bergler invoque
explicitement la conduite imprudente des mères et des nourrices.
En terminant le rapporteur remercie encore le Pr Servadio de sa
si intéressante intervention.
Au Dr Held, qui a posé le problème des relations entre certains
syndromes digestifs et la névrose obsessionnelle, en relatant le cas de
sujets qui voient se développer des conduites obsessionnelles lors du
traitement psychosomatique de leur affection, le Dr Bouvet propose une
hypothèse visant le cas plus précisément rapporté. Il pense que le
jeune malade auquel fait allusion le Dr Held satisfaisait à travers ses
relations avec ses médecins des tendances homosexuelles inconscientes,
significatives de désirs de relations sado-masochiques avec un personnage
phallique et que, à l'émergence imminente de ses tendances pulsion-
nelles, il réagissait en utilisant les instruments de la relation à distance,
qui prendrait dans ce cas, précisément la signification que le rapporteur
s'est efforcé de lui donner.
Le Dr Bouvet remercie tout particulièrement S. Lebovici de son
apport à cette discussion, et lui dit combien il a été sensible à la façon
dont il a accueilli son travail. Il est tout particulièrement heureux
que Lebovici ait pu retrouver, dans son expérience personnelle, chez
les enfants, l'essentiel de ce qu'il avance après bien d'autres, comme
signification en regard du développement et de la régression, de la
relation d'objet obsessionnelle.
Mme Dolto rapporte des faits constatés par elle dans ses analyses
d'enfants et intéressant les processus d'incorporation : incorporation
d'un objet « partiel » ; le rapporteur n'a pas le sentiment d'avoir dans
ses analyses d'obsédés adultes, retrouvé un matériel exactement super-
posable à celui de Mme Dolto.
Le rapporteur remercie ensuite le Dr Laforgue d'apporter ici les
enseignements qu'il a tirés de sa longue expérience. Mais il craint que
le Dr Laforgue ne l'ait pas exactement compris dans quelques aspects
de son étude.
Le Dr Bouvet ne pense pas, en effet, que le traitement des obsédés
216 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

soit aussi décevant que M. Laforgue le lui fait dire. Certes ce traite-
ment est long, délicat, certes il convient de ne pas s'abuser sur la valeur
de certains résultats, mais l'auteur précisément pense qu'avec une
technique rigoureuse autant qu'humaine, des modifications structurales
de la personnalité peuvent être obtenues. Et c'est d'ailleurs ce qu'il s'est
efforcé de montrer tout au long de son rapport.
De. même le Dr Laforgue a retiré de la lecture de ce travail l'im-
pression que l'attitude thérapeutique proposée était celle d'un miroir
froid alors que l'auteur s'est attaché à montrer sans cesse combien
cette attitude devait être celle d'une compréhension attentive et sans
défaillance, et pour tout dire d'une chaude compréhension, dosant
sans cesse la distance que le sujet peut supporter et l'amenant progres-
sivement à un « rapproché » nécessaire.
Bouvet insiste sur l'importance d'une attitude active à une certaine
phase, tardive d'ailleurs, du traitement, alors que doit être intensifiée
cette fonction de « médiation » que le sujet a dévolu à son thérapeute.
En ce qui concerne l'étroitesse des liens névrotiques qui unissent
l'obsédé à son environnement, l'auteur est tout à fait en accord avec
le Dr Laforgue. Il n'a pu expliciter dans son rapport ce que sa pratique
lui a appris touchant la vigueur des réponses complémentaires névro-
tiques du milieu familial mais, dans sa réponse, il en cite de nombreux
exemples qui lui semblent plus particulièrement démonstratifs, et qui
l'amènent à comparer le bloc de la famille obsessionnelle à un organisme
pluricellulaire ; néanmoins, dans les cas dont il eut à connaître, l'ana-
lyse put arriver à une détente suffisante des relations familiales du
seul fait de l'amélioration du sujet.
Le Dr Laforgue a soulevé l'hypothèse d'une séduction du sujet par
sa mère dans le cas de Paul, l'auteur ne peut que répondre à son inter-
locuteur que rien, dans l'analyse, ne lui permit de confirmer cette
manière de voir.
En terminant, Bouvet remercie le Dr Laforgue de rappeler dans ce
débat ses vues si originales sur « l'Ego collectif ». Après tout ce que
le rapporteur vient de dire sur la valeur de la « technique obsessionnelle »,
instrument d'adaptation, il ne saurait être question qu'il minimise son
importance dans l'élaboration de l'âme collective.
En quelques mots, le rapporteur remercie ensuite le Dr de Saussure
des intéressantes observations qu'il a rapportées dans son intervention.
Il est heureux de constater que M. de Saussure s'associe aux conclusions
qu'il a formulées et insiste à son tour sur l'importance des mécanismes
d'introjection et de projection dans la névrose obsessionnelle.
RÉPONSE DU Dr BOUVET 217

Après avoir remercié le Dr J. Lacan des paroles chaleureuses dont


il a honoré son travail, le rapporteur répond sur deux points parti-
culiers. A une question posée sur la signification des introjections
passives dans le processus d'identification, le Dr Bouvet répond qu'il
n'a rien à ajouter à ce qu'il avait déjà conclu dans son travail sur
l'utilisation de l'aspect homosexuel du transfert dans le traitement de
quatre cas de névrose obsessionnelle masculine, tout au moins en ce
qui concerne ce point particulier : Les introjections passives ont la même
valeur structurante que les introjections actives.
Par contre Bouvet ne se rallie pas entièrement aux idées de Lacan
sur la force du Moi dans la névrose obsessionnelle, comme il l'a déjà
précisé dans sa réponse à Mme Marie Bonaparte ; pour lui le Moi
obsessionnel ne dispose que d'une force relative et de toute manière
d'une qualité moindre que celle du Moi génital adulte, ce qui ne veut
pas dire pour autant qu'un Moi, qui a largement maîtrisé les problèmes
auxquels il devait faire face par un jeu obsessionnel d'abord, puis en
le dépassant ensuite, ne soit pas d'une qualité supérieure.
Le Dr Nacht partage d'ailleurs la même opinion. Pour lui, le Moi
obsessionnel est un Moi faible. Le rapporteur, après avoir remercié
le Dr Nacht de son intervention, répond aux autres remarques que
celui-ci a faites et spécialement sur le point particulier de la spécificité
de la relation d'objet telle qu'il l'a décrite. Certes, l'on peut trouver
quelque chose d'approchant dans d'autres névroses, mais l'originalité
de la relation obsessionnelle est faite précisément des caractéristiques
qui ont été longuement précisées dans ce rapport : sa nécessité, son
étroitesse, son caractère dramatique, la contradiction interne qu'elle
recèle, ainsi que la spécificité des instruments dont le sujet se sert
pour tenter de résoudre la contradiction qui s'y exprime. Quant à la
peur, elle en est inséparable et son analyse ne semble pas à l'auteur
pouvoir être dissociée de celle de la relation objectale telle qu'il l'a
tentée.

Le gérant : Daniel LAGACHE.


La faute d'Orphée à l'envers
par MARIE BONAPARTE

On connaît la faute qui valut à Orphée la perte de son Eurydice.


Lors de sa remontée des enfers avec elle qui le suivait, il ne put résister,
avant d'avoir rejoint le royaume des vivants, à la tentation de la revoir
et, malgré les défenses de Hadès, il se retourna en chemin. Eurydice
alors s'évanouit et rentra au royaume des ombres. Ainsi Virgile, Ovide,
et avant et après eux beaucoup d'autres, nous ont transmis le mélan-
colique mythe hellénique de l'époux frustré de par trop d'impatience
amoureuse.
Le rêve d'une femme, que j'eus l'occasion de recueillir au cours
d'une analyse, est intéressant à en rapprocher. Tel il fut noté par la
rêveuse elle-même :
« Je descends les escaliers de l'ancien hôtel de mon père, vers les
écuries en bas. Il fait sombre. Elle me suit, la jument blanche. Je ne
me retourne pas pour voir si elle me suit bien. Aussi la perdais-je en
route. En bas, je rencontre Christian, notre vieux cocher, qui connut
ma mère. J'ai un sentiment de culpabilité par rapport à la jument
blanche, laquelle là-haut, à ma place, habitera mes appartements et
mon cabinet de toilette. »
La rêveuse était orpheline de mère. Sa mère était morte un mois
après sa naissance, d'une embolie. C'est son père, qu'elle adorait,
qui l'éleva. Ainsi le destin avait réalisé les désirs oedipiens de la petite
fille, en éliminant d'emblée sa mère.
L'enfant avait souvent entendu conter le drame de la mort mater-
nelle. Sa mère étant morte pour lui avoir donné la vie, elle en avait
conçu un profond sentiment inconscient de culpabilité. Ne Pavait-elle
pas tuée ? N'avait-elle pas profité de cette mort, puisque le père lui
demeurait ? Maint rêve ou fantasme de cette femme témoignait de
cette culpabilité oedipienne précoce, survivant au cours des ans.
Jeune fille, la rêveuse avait vraiment possédé et monté une jument
blanche, qu'à cause de sa robe on appelait Blanchette. C'était alors le
piqueur de son père qui lui enseignait l'équitation. Ce même homme
PSYCHANALYSE 15
222 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de cheval avait autrefois été l'amant de la nourrice de l'enfant, et fourni


à celle-ci le schéma de la scène primitive. Ainsi la jument du rêvé
pouvait évoquer la partenaire du piqueur, ceci d'autant mieux que la
nourrice avait coutume, quand notre rêveuse était bébé, de la faire
danser à cheval sur son pied.
Mais le père réel et la mère morte s'étaient bientôt substitués à
ce premier couple oedipien pour régner dans l'inconsciente imagination
de l'enfant, y évoquant toute la culpabilité inhérente aux désirs oedi-
piens agressifs envers la mère que le destin avait si tôt réalisés. Le vieux
cocher Christian apparaît sans doute ici comme un substitut atténué
du piqueur, son supérieur. Enfin tous deux avaient connu la mère
de la rêveuse, ce qui figure encore un lien entre les deux complexes
d'OEdipe successifs, autrefois, de l'enfant.
Cependant le personnage central du rêve reste la jument Blanchette.
Bien plus que la nourrice, elle figure ici la mère, tout spécialement
par sa robe et par son nom qui, tel celui que portait de fait la mère,
évoque blancheur.
Et si, perdue en cours de route, la jument est venue habiter à la
place de la rêveuse ses appartements et son cabinet de toilette, c'est
sans doute en reflet d'un souvenir réel. Ne lui avait-on pas maintes
fois répété que sa mère, impatiente d'avoir un enfant qui tardait à
s'annoncer, prenait des bains prolongés, alors supposés favoriser les
conceptions ? D'où l'association étrange, donnée par la rêveuse en cours
d'analyse, de la jument blanche étendue dans la baignoire du cabinet
de toilette !
Quant à l'ancien hôtel du père où elle avait grandi, c'était une
immense bâtisse dont les écuries, situées en contre-bas d'un terrain
dévalant vers un fleuve, ne pouvaient être atteintes, à partir des appar-
tements d'habitation, que par plusieurs étages d'interminables et
sombres escaliers, bien faits pour figurer une descente aux enfers.
Telles sont les quelques données biographiques nécessaires à la
compréhension du rêve.

Si nous rapprochons ce rêve d'une femme au XXe siècle du mythe


millénaire d'Orphée et Eurydice, nous serons d'abord frappés par le
retournement des éléments mythiques dont il témoigne.
Orphée, quand il perdit son Eurydice, remontait des enfers. Notre
rêveuse, quand elle perd la jument blanche, y descend. Orphée remon-
tait vers le royaume des vivants, elle descend à celui des ombres.
LA FAUTE D'ORPHÉE A L'ENVERS 223

C'est sa mère et non elle-même, comme ce fut en' réalité, qui, sous les
espèces de Blanchette, reste au royaume d'en-haut dans les apparte-
ments des vivants. Enfin, retournement de tous le plus important :
Orphée perdait Eurydice pour avoir regardé derrière lui ; notre rêveuse
perd la blanche jument maternelle pour avoir négligé de le faire.
Que peuvent signifier, dans les deux, cas, ces attitudes opposées,
entraînant perte semblable, deuil analogue ?

Rappelons ici quelques autres mythes où le fait de se retourner ou


de regarder indûment amène le malheur.
Si Orphée perd Eurydice pour avoir regardé en arrière, la femme
de Loth est métamorphosée en colonne de sel pour s'être retournée en
défi à Iahveh, quand il détruisit par le feu du ciel Sodome et Gomorrhe,
les villes maudites.
La tête de la Gorgone, de même, pétrifie quiconque ose la regarder.
Cham est maudit pour avoir contemplé la nudité de son père Noé.
Le soleil aveuglerait qui le regarderait en face, sauf l'aigle, ce héros
par là déclaré seul son égal.
L'hostie, au moment de l'élévation, aveuglerait de même, de par
sa majesté divine, d'après certaines superstitions, le fidèle prosterné
osant lever les yeux sur elle, bien que l'on soit, rituellement, censé la
regarder d'un oeil adorant avant de se prosterner.
Et Sémélé, qui imprudemment demanda à Zeus de se montrer à elle
dans toute sa gloire, en périt consumée.
Le Cohen, lors de certaines cérémonies juives, bénit les fidèles.
Mais si celui qu'il bénit lève les yeux sur lui, il est censé perdre un
oeil ; s'il le regarde une seconde fois, il perd l'autre oeil ; enfin s'il lève
la tête une troisième fois, il meurt.
Et Peeping Tom fut aveuglé pour avoir, seul, osé regarder Lady Gra-
diva passant nue à travers les rues de Coventry pour racheter le peuple
des taxations injustes dont les opprimait son mari.

On sait que le tabou du regard, chez les primitifs, s'applique en


effet souvent aux sujets par rapport au chef. On n'a pas droit à le
regarder, et c'est pourquoi, dit-on, autrefois, le Mikado ne se montrait
que dans des cérémonies rituelles à son peuple. Car des chefs comme
224 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

des dieux doit émaner un mana redoutable frappant de façons diverses


le contrevenant au tabou du regard.
La femme de Loth, tels Sémélé ou les imprudents osant regarder
la Gorgone, ou encore les téméraires qui lèveraient les yeux sur l'hostie
lors de l'élévation, est frappée dans sa propre chair, transmuée en sel,
ce symbole fréquent, comme on sait, de la concupiscence coupable.
N'a-t-elle pas regardé les villes maudites et, par là, outre le crime de
lèse-majesté accompli en contemplant le feu du Seigneur, participé
à leur crime, d'où participation à leur châtiment ? Et la légende, de
plus, par cette transmutation saline, cherche sans doute à rendre compte
du fait réel, géographique, de la salure inégalée de la mer Morte,
laquelle s'étendrait sur l'emplacement même des villes maudites. Dans
l'imagination mythique populaire, la mer et la femme salées ainsi
fusionnent.

Tout autre apparaît, pour passer à une autre classe de mythes, le


châtiment d'Orphée ou celui de Psyché, l'amante d'Éros qui le perd
pour l'avoir regardé pendant son sommeil, à la lueur d'une lampe,
malgré sa défense. Ici ce n'est plus le sujet regardant qui est directe-
ment frappé, c'est l'objet regardé qui s'évanouit pour l'avoir été, et
le sujet coupable d'avoir enfreint le tabou du regard n'est qu'indirec-
tement frappé par le deuil qui s'ensuit.
Ces deux mythes sont à rapprocher des rêves, chez certains hommes,
de la femme sans tête qui s'approche de leur lit. Sans tête, ou la tête
indistinctement perdue dans des nuées. A l'analyse, cette tentatrice
onirique s'avère généralement comme étant la mère du rêveur, la
mère, cette première séductrice de son petit garçon. Mais le tabou
de l'inceste frappe d'inconnaissabilité le visage maternel. A ce prix
seul la tentatrice peut revenir en rêve auprès de son enfant.
Les mythes où, pour le héros ou l'héroïne, le nom, l'identité de
leur amante ou de leur amant est tabou sous peine de le perdre, tel
celui de Lohengrin et d'Elsa, sont à rapprocher de celui d'Éros et
Psyché, la connaissance étant, à sa manière, une façon de voir.
Mais limitons-nous aux mythes d'Orphée et de Psyché.
Un tabou analogue à celui frappant le visage de la femme sans
tête du rêve précité doit conditionner le tabou du regard chez Orphée
ou Psyché. Psyché est-elle la fille que ne doit pas reconnaître son père
(le monstre supposé) ou plutôt la mère que ne doit pas connaître son
fils ? En tout cas, pour Orphée, Eurydice est sans conteste une figure
LA FAUTE D'ORPHÉE A L'ENVERS 225

maternelle, d'où la fixation mythique d'Orphée à celle-ci ! Orphée ne


peut l'oublier. Il lui reste désespérément fidèle. Il ne laisse plus aucune
femme l'approcher. Dans Ovide, il pousse la gynéphobie jusqu'à ensei-
gner aux hommes l'amour des garçons. Lés Ménades, exaspérées de
ses dédains, finissent par le déchirer, et seule sa tête, flottant sur les
eaux, continue à chanter ses amours désespérées. Tel est le châtiment
encouru par Orphée pour sa fidélité oedipienne et pour avoir regardé
celle qu'il adorait mais n'eût pas dû reconnaître.
Quant au mythe d'Orphée tel que l'a repensé Rilke, il l'est du
point de vue d'Eurydice, non d'Orphée, et témoigne, par l'interroga-
tion finale d'Eurydice : « Qui ? » devant son époux qui disparaît, de
l'abîme séparant des vivants les morts. Et, si l'on veut, entre elles les
générations.

Il est des cas où, à l'inverse des mythes que nous venons de citer,
le devoir n'est plus de détourner les yeux, mais au contraire de regar-
der. Dans les saluts et les parades militaires, le soldat, en saluant le
chef, doit le regarder droit.
Et les gens qui, dans la vie sociale, ne nous parlent que les yeux
baissés ou détournés font figure d'hypocrites et inspirent méfiance et
antipathie.
Un amoureux perd son regard dans les yeux de sa belle et c'est là
fusion amoureuse préludant à d'autres fusions plus intimes.
Pourquoi le regard est-il, dans ces cas, normal, voire devoir et,
dans les mythes précédents, faute, péché, crime ?
Ce qui fonde ces interprétations opposées du regard, c'est sans
doute les instincts, les sentiments différents que dans chaque cas il
exprime.
Le tabou du regard par rapport aux dieux et aux chefs doit se
fonder sur la croyance implicite au « mauvais oeil » des sujets envers
ces personnages exaltés. Le « mauvais oeil », en effet, est ressenti par
l'inconscient comme l'oeil chargé d'envie, d'une agression qui pour-
rait prendre effet par la seule force du regard.
Or, tout en les vénérant consciemment, on en veut toujours plus ou
moins aux dieux, aux chefs, à tous les puissants, comme autrefois à
notre père, d'être plus puissants que nous. Il nous faut donc nous
courber devant eux, parce que nous sommes les plus faibles, parce que
la révolte grondant en nous contre eux serait durement châtiée.
226 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La simple velléité de s'exprimer par le regard doit être châtiée :


Cham est maudit ; le soleil, le Cohen, ou l'hostie divine aveuglent ;
la femme de Loth se mue en sel ; qui regarde la tête de Méduse, ce
symbole de l'insigne organe génital maternel, est pétrifié ; Sémélé est
consumée.
Cependant, c'est l'expression d'autres instincts coupables qui est
punie chez Psyché et chez Orphée comme chez Peeping Tom. Là,
ce sont des instincts erotiques. Il n'est pas permis à Psyché de voir le
visage de son amant, c'est-à-dire de savoir qu'il est le père — ou le fils,
Orphée ne doit pas connaître l'identité maternelle de son Eurydice.
L'a-t-il vue, elle lui est ravie : entre eux se dresse aussitôt, non plus le
tabou des chefs dressés contre l'agression des sujets, mais le tabou de
l'inceste, qui sépare à jamais le fils de la mère convoitée. Alors lui est
fermé l'accès, comme on le voit chez certains hommes, de l'amour
normal envers d'autres femmes.
Quand, par contre, un amoureux se complaît à perdre son regard
dans les yeux de sa belle, c'est qu'il a dû reconnaître en elle un objet
non incestueux, un objet permis, que dis-je, commandé par les instincts
profonds de l'espèce, auxquels, dans ce cas, nulle loi n'aurait la force
ni le droit de s'opposer.
Lorsque, dans la vie courante, un homme ou une femme nous
parlent les yeux détournés, nous soupçonnons en eux des intentions
hostiles aussi dissimulées que leur regard. La politesse et les rapports
sociaux impliquent confrontation directe et sincère, autant qu'elle
puisse l'être ! du regard avec le regard.
Quant aux saluts et aux parades militaires, c'est là où le devoir
de regarder se manifeste sous sa forme la plus impérative, la plus
compulsionnelle, en contradiction apparente avec le tabou du regard
par rapport aux chefs ci-dessus mentionnés.
C'est que dans l'armée, où règne la discipline, l'agression de l'in-
férieur est au maximum désarmée. Et c'est ce qu'indique, sous sa
façon symbolique, et le geste de porter armes, et celui de saluer avec
la main au front, tous gestes impliquant l'impossibilité, à ces moments,
de se servir d'une arme. Il y a déjà quelque chose de cette affirmation
inerme dans la vulgaire poignée de main.
Le soldat regarde le chef, non plus avec agression, mais avec sou-
mission ; le civilisé l'autre civilisé avec civilité ; l'amoureux regarde sa
belle avec amour.
D'où permission, voire devoir, dans ces cas, de regarder. Que
dirait une amoureuse d'un amoureux qui détournerait d'elle son regard ?
LA FAUTE D'ORPHÉE A L'ENVERS 227

La querelle serait toute proche... Il ne lui semblerait pas accomplir


son devoir. On parle même, une fois le mariage accompli, de « devoir
conjugal ». Devoir alors ensemble instinctuel et social.
Quant à l'hostie qu'il convient rituellement, au moment de l'élé-
vation, avant de se prosterner, de regarder avec respect et amour, mais
qui, d'après quelques superstitions clairsemées, aveuglerait le témé-
raire osant lever les yeux sur elle, dans ces deux attitudes opposées
se manifeste excellemment l'ambivalence essentielle des humains
envers leurs chefs et leurs dieux.

Revenons-en au rêve de notre patiente. Sa faute, à l'inverse de celle


d'Orphée, est de ne s'être pas retournée, de n'avoir pas regardé der-
rière elle celle qui la suivait : la jument blanche, c'est-à-dire sa mère
perdue à sa naissance. Ce qui doit signifier de ne pas l'avoir assez
investie d'amour, non plus incestueusement sensuel, mais finalement
permis, ordonné, tendre. J'ai perdu ma mère, semble dire la rêveuse,
pour ne m'être pas souciée d'elle, pour ne l'avoir pas assez aimée.
Alors la mère, que l'amour ne retint pas, ne suit pas sa fille au bas
de la descente. Elle reste en haut aux appartements d'habitation de
la maison paternelle, au cabinet de toilette, s'y attardant dans ce bain
indéfiniment prolongé qui lui valut sa mortelle grossesse. Sans doute
ce retournement du mythe d'Orphée, où c'était Orphée qui remontait
à la lumière tandis qu'Eurydice retournait aux enfers, est-il fonction
du talion de la mort maternelle. La fille, pour avoir causé cette mort
oedipiennement souhaitable et, de fait réalisée, doit, elle, aller aux
enfers. Mais elle n'en reste pas moins séparée, sevrée de sa mère,
en punition de son amour déficient. Elle doit subir à la fois l'angoisse
de la séparation et le châtiment de la mort. Car, talion de vie opposé
à ce talion de mort, elle rend à sa mère la vie, cette vie qu'elle lui ravit
en naissant et en la tuant. Que ma mère, semble-t-elle dire, n'en est-
elle restée au bain d'avant m'avoir conçue ! Et elle renvoie sa mère
au père là-haut. La fille et la mère échangent ainsi vie pour mort et
mort pour vie.
Cependant, aux enfers des écuries paternelles, la fille rencontre,
au lieu de Hadès, Christian — le Christ aussi descendit aux enfers —
ce vieux cocher, substitut du piqueur amant de sa nourrice. Évocation
du couple oedipien primitif qui régna un temps sur sa vie infantile
après que sa mère l'eût quittée. Mais elle s'en soucie peu, elle tombe
228 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

aussitôt, en proie au sentiment de culpabilité d'avoir, par sa faute,


perdu la jument blanche. N'en fut-il pas ainsi réellement, au cours de
l'enfance de notre patiente, lors du passage précoce de son premier
complexe d'OEdipe au second, dominé par son père aimé et sa mère
morte, avec le profond sentiment de culpabilité oedipienne qui en
émanait ? La biographie est respectée.

Écoutons le langage de l'inconscient :


Orphée perd Eurydice parce qu'il ne convient pas d'aimer incès-
tueusement.
Notre patiente perd sa mère parce que son agression oedipienne ne
fut pas assez neutralisée par l'amour, l'amour filial, permis, ordonné.
Ainsi l'on perd ce qu'on aime parce qu'on l'aime mal. Ou trop,
de façon coupable ; ou trop peu, l'agression intriquée à tout amour,
à jamais ambivalent, n'étant alors pas entravée.
Ce qui revient à dire qu'il est difficile d'aimer et que, de quelque
façon que l'on aime, on aime souvent plus ou moins mal.
Psychanalyse sous forme verbale
et sous forme de jeu (l)
(Sub specie verbi ac ludi)
par le Dr H. CHRISTOFFEL (Bâle)
(traduit de l'allemand)

(Pour la compréhension historique et culturelle de l'élément du


jeu en psychanalyse.)
« La psychanalyse n'est pas un sys-
tème..., qui..., une fois établi, ne laisse
plus de place à des découvertes nou-
velles et des jugements meilleurs.
Bile s'attache bien plus aux faits de
son domaine, essaie de résoudre les
nouveaux problèmes qui se posent à
l'observation, s'appuie sur l'expé-
rience, est toujours inachevée, tou-
jour prête à redresser où à modifier
ses enseignements. Tout comme la
physique et la chimie, elle supporte
que ses notions supérieures soient
obscures, que ses hypothèses soient
provisoires et elle attend d'un labeur
futur leur détermination plus pré-
cise. »
S. FREUD, 1923 (28).

I
« La lenteur avec laquelle les sauvages s'appliquent à leurs travaux
est si remarquable qu'un observateur en a comparé l'avancement à la
croissance des plantes. » Il est cependant reconnu que les peuples pri-
mitifs « exercent des activités dans lesquelles se rejoignent les caractères
du jeu avec un grand empressement et une persévérance qui nous sont
incompréhensibles. Peut-être quelque jour, en ce qui nous concerne,
réussirons-nous à réunir la technique et l'art... dans une unité plus
grande » (K. Buecher) (7). Dans la mesure où le jeu donne du plaisir
et le travail de la peine, l'union idéale se trouvera dans le travail en
se jouant. Il y a presque cent ans, le philosophe J. E. Erdmann (1855)

(1) Paru en allemand : Revue suisse de Psychologie, 1953, t. XII, 6, p. 5.


230 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

donnait le titre de Jeux sérieux à ses spirituelles conférences sur le rire,


les larmes, les habitudes, les rêves, la bêtise, etc. Et c'est également
un philosophe, K. Groos qui, prenant au sérieux le jeu avec un humour
des plus fins, a édité en 1899 un vaste ouvrage : Les jeux de l'Homme
(Die Spiele der Menschen). En 1944, J. Huizinga, dans son ouvrage
Homo ludens a développé l'idée suivant laquelle le jeu est une fonction
intelligente d'un sens culturel fondamental. Il reste à dire pour compléter,
que le comportement non authentique simplement imité du jeu peut révéler
l'absurdité et le manque de civilisation. Quant au jeu authentique, il
témoigne en faveur de « l'impulsion vers l'indépendance » et « vers la
connaissance de la vie », opinion qui a été approfondie et étendue
par F. J. J. Buytendijk (8) et G. Bally (3).
Dans ce qui suit nous élargirons la notion reconnue et généralement
admise du jeu et examinerons ainsi ce qui joue un rôle au début et au
cours du mouvement psychanalytique (psa.). A ce sujet, nous signalons
l'hommage rendu solennellement à O. Pfister et à H. Zulliger à l'occa-
sion de leur 80e et 60e anniversaire en tant qu'éminents représentants
de l'analyse pédagogique. Cela nous incite à résister à la tentation
psychosomatique incluse dans le thème de la mise en actes.
Au début du mouvement psa., au tournant des XIXe et XXe siècles,
dans le livre de S. Zweig : Die Welt von gestem (53), le travail et la
production sont érigés au rang d'idoles, si l'on en croit J. Huizinga
qui exprime par ailleurs cette opinion : « Si jamais un siècle s'est pris
au sérieux, c'est bien le XIXe siècle... La société croit être sortie de
l'enfance... » S. Zweig dit d'autre part : « On a l'idée de pouvoir résoudre
tous les conflits par un jugement rationnel, et plus on cache le naturel,
plus on tempère ses forces anarchiques. » Le siècle de l'enfant de
Ellen Key, le XXe siècle, est précédé d'une ère de l'autorité des vieillards
et des classes élevées.
En 1874 ou 1875, peu après Noël, le Dr B..., de Sarrebruck, rencontre
deux bambins sur le pont. Ils portent chacun un châle autour du cou, cadeau
de Noël de leur grand-mère. Le Dr B... examine les gosses des pieds à la tête,
leur enlève les châles, qu'il jette dans la Saar : « Bien le bonjour à votre mère,
les enfants ; dites-lui que j'ai fait disparaître ces choses. C'est ainsi qu'on devient
délicat et qu'on attrape des maux de gorge. » Celui qui raconte l'histoire, l'un
des deux gosses déconcertés, maintenant médecin lui-même, ajoute : « Et ce
procédé ne fut mal pris par personne... Le Dr B..., était l'autorité absolue en
matière de médecine et d'autres familles acceptaient aveuglément ses juge-
ments (51). »
D'après S. Zweig, le « monde d'hier » (die Welt von gestern) infligeait au
futur médecin une attitude qui devait en imposer (Imponiergehaben, display), et
qui consistait à marquer, par le port de lunettes et de la barbe, la dignité de
l'âge. La saleté et le titre furent employés comme marques distinctives de la
FORME VERBALE ET FORME DE JEU 231

vieillesse : Pour pratiquer une opération; le chirurgien de l'ère pré-antiseptique


portait une vieille redingote ou un habit aux pans coupés sur le devant. « Fré-
quemment... le chirurgien d'une certaine ancienneté se distinguait du jeune
assistant par sa redingote couverte de taches de sang et de croûtes de pus, et
son regard parcourait, non sans dédain, le vêtement encore propre du débutant »
(R. von Brunn) (50). En 1885, J. Hyrtl, alors âgé de 75 ans, ajoutait sous son
nom, à la page de titre de son excellent traité d'anatomie, paraissant en
18e édition, 31 lignes en petits caractères, c'était la liste de ses 77 titres
honorifiques. L'oeuvre de A. Munthe, Le livre de San Michele nous aide
mieux que tout autre ouvrage spécialisé à comprendre toute l'autorité de
J.-M. Charcot (1825-1893). Il en était tout autrement qu'à Nancy, chez
Charcot à la Salpêtrière de Paris où se développait, de l'influence hypnotique,
un effet théâtral, soit qu'il s'agit de crises hystériques qu'il donnait comme
soi-disant résultat scientifique, soit qu'il s'agit, comme je pus le voir encore
chez Dejerine au printemps de 1914 comme reste de l'ère de Charcot : un
vieillard hypnotisé mimait à la perfection tantôt un enfant jouant par terre,
tantôt un sous-officier en train de dresser des recrues. Malgré l'attitude auto-
cratique de Charcot, il faut réfléchir à ce que S. Freud a dit de lui en 1893
dans la nécrologie qu'il lui a consacrée : Charcot « a surtout répété en petit l'acte
de libération en raison duquel le tableau de Pinel ornait l'auditorium de la
Salpêtrière ».
On n'oubliera pas, malgré la passion maniaque de l'autorité et le snobisme
de classe du XIXe siècle, ce trait du Dr Heimv Hoffmann, médecin de famille
à Francfort-sur-le-Main, qui, au chevet des enfants, surmontait patiemment
l'angoisse et la mauvaise volonté des petits en racontant des histoires et en
dessinant des images, et qui, sans savoir lui-même comment, supprimait les
inhibitions mentales à l'aide de son Pierre l'Ébouriffé. Ce livre de vers et d'images
parut en 1844 ; il fut ensuite édité à des millions d'exemplaires et traduit dans
toutes les langues. Pendant les journées de Dresde de la Société allemande
de Psa., qui eurent lieu du 28 au 29 septembre 1930, nous avons vu la façon
dont Pierre l'Ébouriffé après quatre-vingt-six ans, peut encore remuer l'enfant
qui se trouve en chaque homme : le vieux Georg Groddeck se laissa aller
pendant près de deux heures, dans la salle comble de l'Opéra, à une démons-
tration de son art d'interprétation déchaînée du Pierre l'Ébouriffé qui captiva
les uns, rebuta les autres, mais ne laissa en tout cas personne indifférent. J'ai
moi-même en 1929 traité de la psychologie de Pierre l'Ébouriffé à propos de
guérisons miraculeuses survenues dans les Flandres au Moyen Age (12).
En 1945, D. Brinkmann (6) a signalé, en les étayant historiquement, les rapports
entre l'auteur de Pierre l'Ébouriffé et la mythologie indienne.

Avec le début hypnocathartique du mouvement psa., la présomption


médicale, fait place à une attitude plus humble, plus ouverte : la théra-
peutique cathartique fut la découverte commune d'une malade géniale et
d'un médecin compréhensif, nous dit S. .Ferenczi (21). Ce médecin
s'appelait J. Breuer (1842-1925). Dans les études faites en collaboration
avec lui, S. Freud écrit (5) en 1895 :
Il s'agit d'être objectif vis-à-vis des hystériques « pour se libérer du préjugé
suivant lequel on aurait affaire à des cerveaux anormaux de dégénérés et de
déséquilibrés qui auraient comme stigmate particulier, la liberté de jeter bas
les lois psychologiques habituelles ».
232 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Alors que des normes commençaient à se découvrir là où l'on n'avait


jusqu'alors pas remarqué de règle évidente, les relations entre le patient
et le médecin furent de leur côté, grâce à S. Freud, l'objet d'un examen
qui devait amener de la clarté. On méconnaît aujourd'hui plus qu'on
ne reconnaît les apports révolutionnaires et évolutionnaires qui sont conte-
nus dans l'idée de transfert de S. Freud (1895) :
Le déroulement souvent agité et passionné de la psychocatharsis semble
un monodrame ; le médecin semble être un auditeur et un spectateur intéressé
ayant quelque influence sur le déroulement du programme. En réalité, le méde-
cin y est le principal objet de transfert, et, à son égard, la sensibilité et la
méfiance de l'analysé pourraient prendre des dimensions énormes, comme les
exigences sexuelles instinctives ou les surestimations mentales. La différence
entre les relations personnelles et le transfert est que, dans celui-ci, « l'illusion »
et la « contrainte » agissent ; le transfert représente une « fausse liaison » d'hier
et d'aujourd'hui, une « mésalliance ». De là la définition originale du transfert.
« J'étais », dit en outre S. Freud en 1895, « bien dépité de cette augmentation
de mon travail psychique, jusqu'à ce que j'aie pu me rendre compte des lois
auxquelles était soumis tout le processus ; et je remarquai alors aussi qu'un tel
transfert ne donnait pas un rendement beaucoup plus important ». Quatre
lustres plus tard, en 1917 (26), il invite à ne pas oublier « que la maladie du
patient... n'est ni délimitée ni engourdie, mais qu'elle continue à se développer »,
et qu'il s'ensuit parfois « que la nouvelle production de la maladie se concentre
sur un seul point, notamment sur les rapports avec le médecin, ce qui est
toujours, dans l'ensemble des transferts — primus inter pares — le danger
principal et l'action principale du procédé psychothérapeutique.

A la différence du sujet analysé, l'analyste devrait être invulnérable


à l'égard des illusions du transfert. L'analyse didactique et la formation
plus étendue devraient avoir accompli en lui le processus d'élucidation
qu'il cherche à obtenir chez le patient afin de faire cesser la falsification
illusoire de la réalité et d'arriver à une prise de conscience différenciée
de la personnalité. Si ces exigences avaient été remplies, l'expression
technique de « contre-transfert » (S. Freud) aurait à peine pu se pré-
senter. Dernièrement, F. Lechat (34) a, à juste titre, soulevé et expliqué
le problème de l'autocritique analytique : le contre-transfert est iden-
tique au transfert et révèle par là une partie de l'imperfectionde l'analyse
de l'analyste, de « l'analyse sans fin de l'analyste », peut-on dire avec
Freud.
En 1936, lors d'une conférence sur les différentes directions suivies par les
travaux psychothérapeutiques, je me suis permis de soulever la discussion sur
les remarques suivantes (13) : « La notion de transfert s'associe à la notion la
plus restreinte du préjugé ; elle signifie défaut d'objectivité, intrastructure et,
plus encore, la mise en danger d'un rapport humain par des événements anté-
rieurs. On parle beaucoup plus du transfert du sujet que du transfert du méde-
cin. Le médecin doit posséder la capacité d'établir des rapports justes, mais
on ne peut pas se reposer sur cette capacité qui doit sans cesse s'éprouver.
FORME VERBALE ET FORME DE JEU 233

Une épreuve et un développement de l'objectivité du médecin sont occasionnés


dans une certaine mesure par l'analysé qui n'est pas seulement la personne
traitée, mais aussi une personne agissante. En tant que psychothérapeutes,
nous ne devons pas nous dissimuler combien nos suppositions diagnostiques
et thérapeutiques gagnent en clarté au contact du patient, surtout cultivé, et
que nous ne travaillons pas seulement en fait pour nos patients, mais que nous
obtenons d'eux les éléments d'une grande expérience humaine. Ceci n'a rien
à voir avec une familiarité inopportune ou une indiscrétion déplacée, mais est
au contraire bien compatible avec la retenue que l'analyste montre à ses patients.
En 1913, la position défendue par S. Freud dans ses Autres conseils (Weiteren
Ratschlägen)..., celle du médecin soustrait au contrôle des yeux du patient,
a été battue en brèche lorsque l'on s'est mis à l'analyse des enfants. L'expression
de Ferenczi, Kinderanalysen an Erwachsenen (22), correspond à un principe
très vivant et très dynamique. Le livre de Anna Freud paru en 1936, Le moi
et les mécanismes de défense (Das Ich und die Abwehrmechanismen) montre les
réserves auxquelles on a renoncé. Dans l'ensemble, nous sommes aujourd'hui
plus courageux et plus confiants en permettant à l'analysé l'épreuve de la
réalité et par là, la correction des transferts sur notre propre personne.
Mme Balint, du groupe d'études de feu Ferenczi, l'a exprimé l'autre jour de
façon particulièrement heureuse. Autant nous, psychothérapeutes, devons de
reconnaissance à nos maîtres et grands promoteurs, autant nous en devons à
nos patients pour l'expérience qu'ils nous font acquérir. C'est cette école de la
clientèle qui délie les relations de transfert au maître et qui laisse place alors aux
rapports réels. Une relation de transfert est toujours ambivalente et conduit au dog-
matisme par la suppression des composantes positives ou négatives... (Suite) (15).
« Comme si », déclare en 1952 H. Zulliger (52), « les analystes d'adultes ne
pouvaient se tromper lorsqu'ils croient que leurs patients sont capables de les
observer en faisant abstraction de toutes choses ? Suffit-il pendant l'heure de
traitement derrière le patient, invisible à celui-ci, de s'asseoir et de se conduire
de la façon la plus impersonnelle possible pour éviter qu'il ne remarque et ne
reconnaisse le thérapeute comme une personnalité bien définie ? (A Détroit,
il y aurait certains psychanalystes qui, afin d'être le plus impersonnels possible
envers le patient, évitent de le rencontrer. Si dans la rue ils remarquent qu'ils
vont en croiser un, ils passent de l'autre côté. Une rencontre pourrait, croient-ils,
troubler le cours du phénomène de transfert...)... Ce que les analystes de Détroit
font me semble un excès de conscience doctrinaire et assez peu humain, sinon
comique et étranger à ce monde ».

Persona est le masque de l'acteur antique. Persona et personnalité


sont deux notions diamétralement opposées. Nous parlons également
au jeu de la persona : ce jeu de cache-cache de 1952 n'est pas conforme
à l'esprit de l'analyse, il ressemble plutôt à l'attitude de « vouloir en
imposer » (Imponiergehaben) du monde d'hier. L'analyste qui joue
le jeu de la persona, joue un rôle devant lui-même et devant l'analysé,
en s'appliquant à paraître une statue sans vie, à être pareil à un fantôme.
La position habituelle dans le cabinet de consultation peut présenter des
avantages et des inconvénients, elle peut aider l'analysé à se détendre et à se
libérer. Pour l'analyste, elle peut être très commode et plus d'une fois des
plaintes, toujours les mêmes faites par des malades différents, sur un collègue
234 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

aimant ses aises, me sont parvenues au long des années : il avait l'habitude de
dormir derrière ses patients. Un analyste d'une grande ville, qui était débordé
de travail, me dit un jour à coeur ouvert que parfois il ne pouvait s'empêcher
de sommeiller un peu le soir. Il est exagéré de faire de la position habituelle
un cérémonial inviolable et une « condition sine qua non » de l'analyse classique.
Le manque de contact est un danger. Les formes habituelles et offrant certains
avantages ne doivent pas dégénérer en formalisme. Si un tel formalisme deve-
nait manifeste, je pourrais me représenter S. Freud de mauvaise humeur,
comme, dans la comédie de marionnettes de Friedell et Polgar, Goethe l'est
contre ses examinateurs. Dans son dernier livre (2), de 1951, Lou Andreas-
Salome, sous le titre Erinnertes an Freud décrit une rencontre avec le maître
déjà malade. Elle était si douloureusementtouchée de ses souffrances physiques
qu'elle ne cessait de pleurer à haute voix. « Freud n'a pas répondu : Je sentais
seulement son bras autour de moi. » C'est à ce passage du livre que se référait
avec ruse une analysée intelligente et cultivée pendant une période de résistance.
Avec la rancune d'une personne dédaignée, elle me reprocha de me tenir loin
du modèle classique. Ma réponse fut : Lou Andreas-Salome fut analysée
par Freud en 1912, le geste familier avait eu lieu seize ans plus tard, en 1928.
La notion d' « analyse classique » existe en ce qui concerne l'analyse
des adultes, mais pas encore en ce qui concerne l'analyse des enfants.
Classique se rapporte à cette période du développement de la Psa.,
amenée et dominée par le génie de S. Freud et qui représente un point
culminant, modèle en son genre et durable. Dès lors, on peut se sou-
venir de la comparaison établie par Freud — et mise en épigraphe de
cette étude — avec la physique, et songer également que la « physique
classique » se rapporte au système physique qui a précédé la théorie
de la relativité et des quanta. Il serait téméraire de croire à de telles
possibilités pour cette jeune science qu'est la Psa. Mais il serait éga-
lement invraisemblable de tenir pour figées la science et la pratique
analytiques, et de considérer qu'elles ne sont plus susceptibles de
développement.

II
L'Objet de l'analyse classique est le psychonévrosé adulte ; les objets
des autres formes thérapeutiques analytiques sont l'enfant et le psy-
chose. Là l'instrument est la parole, selon la règle fondamentale de la
Psa. ; ici le langage n'est pas encore développé ou déjà arrêté ; ce qui sert
ici en premier lieu de moyen de communication est la mise en actes,
le mot n'est sans doute pas sans signification mais la règle fondamentale
est inapplicable.
Ce n'est que du point de vue classique que la mise en actes est primitive,
dans le sens de « insuffisante ». Mais du point de vue ontogénétique elle a une
importance fondamentale, primordiale. La parole peut « exprimer tout ce que
FORME VERBALE ET FORME DE JEU 235

nous pensons clairement » ; mais qu'elle soit capable de rendre toutes les
nuances de la sensibilité, cela paraît à G. E. Lessing « aussi impossible qu'inu-
tile ». Chez les psychonévrosés adultes, nous devons toutefois prétendre à la
possibilité de différenciation par la parole. Dans les autres formes d'analyse,
une facilité de conversation est exigée de l'analyste : le mot juste au moment
utile. Grâce à une telle aide, « les forces guérissantes du jeu de l'enfant »
(H. Zulliger) (52) s'éveillent, « l'analyse des enfants appliquée à l'adulte »
(S. Ferenczi (22) entre en un jeu, dans lequel s'effectue la « Réalisation symbo-
lique » M. A. Sechehaye (44), susceptible de guérir la schizophrénie. J. Klaesi (32)
a déjà montré en 1922 que des actes autistiques et stéréotypiques peuvent être
changés, par la participation du médecin, en communications verbales et
apaisantes. Ainsi que le démontrait en 1940 l'analyste d'enfants G. Schwing (47),
dans le « sentiment maternel » il y a « un chemin vers l'âme du malade mental ».
L'analyse libère les puissances créatrices guérissantes chez les sujets. Bien
que cela soit étranger à la terminologie psa., on en appelle à l'entéléchie aristo-
télicienne ; l'Éros de S. Freud et la fonction synthétique du moi peuvent tout
aussi bien s'appeler des entéléchies. Natura sanat, medicus curat. Il existe à
cause de cela une méconnaissance complète du problème psychique, ce qui
explique, à titre d'exemple, l'impossibilité de comprendre cet énurésique
berlinois de 7 ans dans ses divers comportements, de l'aider à développer sa
compréhension de soi et sa « sociabilité » ; on n'est parvenu qu'à l'égarer et il
est devenu un perroquet répétant un jargon analytique. Et, après deux ans,
il « mouille » encore, « le résultat du traitement » étant, en revanche, une sorte
de raisonnement prématuré, répondant au proverbe : « Comme chantent les
vieux, les jeunes gazouillent » (H. Zulliger (52), p. 129). Un enfant se compor-
tant énurésiquement ou d'une autre façon, n'est du reste pas tellement infans,
c'est-à-dire non encore maître de la parole, il a plutôt perdu la parole ; il cèle
la parole, allant ainsi à un mutisme partiel. Et ainsi bavarde-t-on pour ne rien
dire et ne rien trahir. « Les syndromes des enfants énurésiques sont extrême-
ment importants parce qu'ils peuvent être le fondement d'une relation perturbée
intérieurement et extérieurement pour toute leur vie » (H. Christoffel) (17).
On peut être puissant en paroles et aveugle à certains égards comme C. Spit-
teler (43), qui raillait, sans avoir tout à fait raison, Hans Sachs au sujet de
« l'allemand de l'armée du Salut » de la Psa. A. Aichhorn (1) est tout différent du
thérapeute qui a traité l'enfant berlinois mentionné ci-dessus. Celui qui peut
remarquer dans la langue de S. Freud (37) l'influence du viennois pourra
certainement comprendre la force du mot dans la simplicité des dialogues
de Aichhorn sur l'éducation et la rééducation des enfants viennois abandonnés.
Que les analystes d'enfants, M. Klein (33) et A. Freud (23), soient des person-
nalités et non des « personae » est prouvé par leur forme très différente de
thérapeutique : Selon M. Klein : Hilfe der Deutungstechnik, au début déjà,
la mise en actes et les fantasmes en tant que contrainte (répétition compulsive)
sont considérés comme primitifs et méprisables. D'après A. Freud, au contraire,
l'introduction du traitement doit se faire « selon des règles déterminées par la
nature de l'enfant, et provisoirement indépendantes de la théorie et de la
technique analytiques ».

Selon la définition classique, la mise en actes, le fait d'agir (agieren,


to act out, to express in action) signifie essentiellement, mais non
exclusivement, le comportement intempestif et impulsivement répété
au lieu du souvenir.
236 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Par exemple, bravade non justifiée objectivement, au lieu de souvenir de


bravade ; sentiment d'étranglement au lieu de souvenir de sanglots ou, cas plus
complexe, curiosité féminine au sujet de l'intimité de l'analyste ; sur ses
remarques quant à l'enfance, l'impossibilité de se souvenir pendant le reste du
jour, mais des accès d'onanisme et la mise à nu de la poitrine devant le miroir
suivis, le lendemain de la confession analytique avec un souvenir coupable
cathartique : étant jeune fille elle se complaisait à regarder le sexe de son jeune
frère tandis qu'elle le découvrait (dernier exemple cité par H. Nunberg (38),
P- 231).

Quant au reste, la mise en actes n'est pas seulement la reproduction


au lieu de la réminiscence, mais concretum ; le fondement de la parole
abstraite et différenciée, c'est le langage primordial, tel que les cris et
les balbutiements. En tant qu'expression de l'âme et geste, en tant
que style et écriture, la mise en actes accompagne l'expression verbale
et écrite pendant toute la vie comme langage, tout comme la pronon-
ciation, l'intonation, la mimique, la pantomime sont habituellement
liées aussi aux pensées et aux paroles les plus abstraites.
Sans contredit, plus la mise en actes dégénère en simple compagnie de
soi-même et s'émousse, plus elle devient incompréhensible, mais néanmoins,
elle donne à l'observateur avisé des éclaircissements qu'il peut utiliser, en les
reconnaissant, pour guérir ainsi que l'a fait M. Boss (4). C'est de cette manière
qu'une malade atteinte de schizophrénie catatonique incurable, réduite à un
état de cadavre vivant, a pu se développer en un être « humain ». La Psa. est en
même temps traitement et action, ceci parce que l'analysé n'est pas seulement
un patient, mais un collaborateur de l'analyste. Selon la méthode classique,
les rôles sont ainsi partagés : l'analyste par son attention flottante (mit frei-
schwebender Aufmerksamkeit) est l'oreille, l'analysé, tenu par la règle fondamen-
tale, est bouche, parleur, tandis que l'analysé, enfant ou psychose, est princi-
palement acteur. Si durant la phase cathartique — la notion vient de là — on
a abréagi (abréaction, abreagieren, abreaction, to abreact), on s'occupe, par la
suite, de la mise en actes (agieren, to act out). La psychanalyse s'est d'abord
développée en partant de la psychocatharèse mais elle est revenue plus tard à la
néocatharèse (S. Ferenczi) (21). En évoquant cette relation, le psychodrame,
présente un traitement collectif d'enfants et de jeunes gens au moyen d'un
jeu scénique improvisé en commun (20).
Plaçons le dessin et la peinture en évidence parmi la diversité de la mise en
actes. Dans la vie de l'individu ils peuvent être un accomplissement, tardif
parfois, comme chez grand-mère Moses et H. Hesse (30) ; au point de vue
analytique, ils représentent d'ordinaire un début : « Chaque fois qu'un enfant
me donne un dessin, je le prends comme un langage » dit Françoise Dolto (19),
et elle esquisse comment, à partir d'un dessin de fleurs, avec lesquelles les
jeunes dessinateurs des deux sexes s'identifient assez souvent, elle est arrivée
aux poupées-fleurs, ressemblant à une marguerite ou à un narcisse blanc,
jouets riches de signification et d'explication. Une anorexie psychogène peut
s'y laisser deviner, comme d'ailleurs dans le test de l'Arbre de Koch (qui, soit
dit en passant, est utilisable aussi en thérapeutique) par les fleurs séparées
de la racine ou de la tige. Une enfant de 5 ans 1/2 montrant des signes de
dementia praecocissima, manifestement préjudiciée à sa naissance et par son
milieu, redevint normale et quitta son attitude de démente et son agressivité
FORME VERBALE ET FORME DE JEU 237

autistique après avoir fait des griffonnages qu'elle appelait « sapinades » (sapin)
et s'être ensuite aidée des poupées-fleurs, en une période étonnamment courte
(6 séances en six mois).
O. Pfister, il y a plusieurs décennies déjà, s'est occupé du « fondement
psychologique et biologique des tableaux expressionnistes » et a écrit, dans le
livre populaire de Psa. (39), sur Psa. et les arts plastiques. Moi-même (10), et en
collaborant avec E. Grossmann en 1923, j'ai traité les thèmes : Affectivité et
Couleurs, Angoisse et Clair-Obscur (9), des éléments expressionnistes dans les
peintures de garçons faibles d'esprit (10), et en 1926, du symbolisme des cou-
leurs (11). — On n'oubliera pas que H. Rorschach (49) a écrit son essai d'inter-
prétation des formes (Formdeutversuch) en 1921, ouvrage qui a pris une
importance universelle, après une formation psa., et en collaboration étroite
avec E. Oberholzer (39). En Psa., le facteur image prédomine toujours dans le
secteur de l'enfant et du psychose et il a plus de signification initiale, alors
que, d'après les aspects donnés par C. G. Jung, les images de Mandala sont
considérées en particulier comme « première ébauche approximative et réussie
d'une dernière perfection et totalité » (J. Jacobi) (31).
Déjà dans le Petit Hans (24) et dans L'homme aux loups (25) de S. Freud,
analyses d'enfants et de l'enfance, il est fait mention de dessins ainsi que d'un
jeu de bobine et de miroir aux cours de l'observation d'un petit enfant (27, 15).
Il est d'autre part curieux que malgré l'impulsion de répétition en deçà du prin-
cipe du plaisir décrit par S. Freud pour le dernier cas, les analystes d'enfants
nient ce facteur, et ne veulent parler que de compulsion de répétition au delà du
principe du plaisir (33). Il n'y a cependant pas de mot primitif sans répétition
de syllabes (ma-ma, da-da, bi-bi, ga-ga), la répétition se retrouve entièrement
dans le vers et la rime et, en musique, dans les chants d'enfants les plus simples,
jusqu'à l'imposante oeuvre finale de J.-S. Bach, son art de la Fugue. Et le
rythme ? N'y a-t-il pas de relation entre le psychodrame psa. et la gymnastique
rythmique, telles celle créée par Jacques Dalcroze, et celle employée sous une
forme plus simple dans les plans d'éducation de Froebel et de Montessori ?
L'économiste Karl Buecher (1847-1930) se trompe-t-il lorsque, dans son livre
aux multiples rééditions, il présente le rythme comme « un principe de dévelop-
pement économique » et lorsqu'il écrit que « le rythme éveille un sentiment
de plaisir ? » Comme tel, il n'est pas seulement un allégement du travail, mais
aussi une des sources du plaisir esthétique, cet élément de l'art qui remplit de
sentiment tous les hommes sans distinction de moeurs et de civilisation ? Il
est évident que la Psa. ne doit pas être fermée aux réalités de la répétition
impulsive et du rythme, non seulement lorsqu'elle s'efforce d'activer les capa-
cités de travail et de plaisir, mais encore sur le plan général (15, 16).
La répétition peut être absolue ou relative. Lorsque nous parlons de régres-
sion, elle est plutôt relative. C'est ainsi une des tâches physio-psychologiques
limitrophes de la Psa. que de découvrir les relations entre « l'inhalation humide
foetale » et les bâillements de sommeil, de faim, d'humeur morose (16, 18).
Mais de nos jours, après que Lindern (36) a déjà inventorié les diverses
manières enfantines de suçoter et les ait fixées par l'image, nous ne nous conten-
tons pas de ces constatations, mais devons nous occuper de savoir comment et
pourquoi cela arrive. De cette façon, on obtient des éclaircissements sur la mère
et sur l'enfant. Le fait de suçoter, par exemple en se titillant en même temps
au moyen d'une couverture de laine ou d'une mèche de cheveux arrachés
permet de démontrer un rappel à la poitrine duvetée de la mère, origine à
laquelle remontait la régression d'enfants de 2 à 3 ans, allaités pendant une
période de deux semaines seulement dans un cas (45), de trois mois dans un
autre. Il est curieux que le fait de suçoter soit une particularité anthropique
PSYCHANALYSE 16
238 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

mais non anthropoïde. Seuls les singes anthropoïdes séparés de leur mère
suçotent (46), tandis que chez les hommes, le fait de suçoter semble général et
relié à la séparation relativement précoce de la mère (Foetalité extra-utérine
anthropique durant un an de A. Portmann) (40, 16). Dans la mesure où l'action
de fumer découle de celle de suçoter, pourrait se manifester la position spéciale
de l'homme par la combinaison d'une forme de suçoter profondément modi-
fiée, avec l'usage du feu, dont il est le seul détenteur.
E. Fromm (29) en tant que sociologue psa., a montré que les différentes
extériorisations instinctives considérées auparavant comme de constitution
orale, anale, etc., sont également conditionnées par la société (1942). Depuis de
nombreuses années déjà, des auteurs français (35) ont montré de façon frap-
pante la combinaison des facteurs individuels et sociaux dans le processus du
développement psychique, et créé la notion de névrose familiale. Après que
j'aie fait allusion, en 1940, à la détérioration cachectique des nourrissons de
M. Pfaundler (14) (kachektisierender Pflegeschaden der Säuglinge) et après
que j'aie fait ressortir de la notion émoussée de narcissisme le besoin passif
de l'amour (15), R. Spitz (48) s'est occupé de la langueur psychogène des petits
enfants, tout en revenant, autorisé tout au plus par ses observations personnelles,
à la dénomination désuète d'hospitalisme. Nous devons à R. Spitz et à
K. M. Wolf (49) des études modèles, par leur sobriété et leur solidité, sur le
rapport entre certains caractères maternels typiques et certaines particularités
typiques des petits enfants, comme le « rocking » (jactatio corporis), les jeux
avec les excréments et les jeux génitaux.
En 1909, S. Freud communiquait le premier traitement psa., appli-
qué à l'enfant (24). Et, déjà huit ans plus tard, en 1917 (26), il s'attendait
aux « prochains progrès du travail analytique » dans le domaine des
psychoses. Il s'exprimait comme suit, en 1905, dans la théorie sexuelle :
« Il n'est... pas possible de connaître exactement la part qui appartient
à l'hérédité avant d'avoir estimé à sa juste valeur ce qui se rapporte à
l'enfance. » En 1917 (26), il disait également qu'en ce qui concerne
les psychoses endogènes non organiques, on peut admettre des fixations
de la libido, se situant à des phases beaucoup plus précoces du déve-
loppement ». Il ajoutait que ce n'est pas le cas pour l'hystérie ou la
névrose d'obsession et que, dans la symptomatique des psychoses, il
faut reconnaître, à part les régressions, des « tentatives de restitution
ou de guérison ».
En 1913 a paru dans le Paedagogium, organe collectionnant les méthodes
d'éducation et d'enseignement, la Méthode psychanalytique (Die psychoanaly-
tische Méthode), de O. Pfister, le Nestor des analystes suisses. L'analyse péda-
gogique, remarque S. Freud dans la préface de ce livre, endosse une respon-
sabilité peut-être plus lourde encore que l'analyse faite par le médecin, mais
S. Freud table sur la « plasticité » de l'enfant, et oblige les éducateurs « à former
les jeunes âmes, non d'après leurs idéaux personnels, mais beaucoup plus
d'après les dispositions et les possibilités du sujet ».
En 1926, le journal de la Pédagogie psa. fondée par H. Meng et E. Schneider
commence à paraître. Malgré l'excellente direction de W. Hoffer, il tombe
en 1937, victime des tensions politiques, après 10 volumes 1/2. Après huit ans
FORME VERBALE ET FORME DE JEU 239

d'interruption, les annales rédigées par Eissler, A. Freud, Hartmann et Kris,


The Psycho-analytic Study of the Child, viennent combler le vide ; en 1952,
elles en sont au 7e volume. Du côté suisse, après une bonne préparation de
M. Rambert, connue entre autres par ses jeux de guignols, G. Guex, etc., la
Formation des psychanalystes d'enfants en Suisse romande a été mise au point,
après que A. Répond (41) eût créé au Valais, il y a bien des années déjà, un
service médico-pédagogique modèle, que L. Bovet (mort depuis) en eût créé
un identique à Lausanne et que G. Richard à Neuchâtel eût été par ses paroles
et par ses écrits, un infatigable conseiller des parents. Le contact analytique
avec la clinique psychiatrique de Zurich est possible, grâce à son directeur
M. Bleuler, et a été établi par G. Bally et M. Boss. En tant que psychiatre
analyste, A. Kielholz, directeur de la maison de santé du canton d'Argovie
à Königsfelden, a travaillé jusqu'à sa retraite ; il se consacre maintenant plutôt
aux problèmes d'analyse pédagogique. Il a déjà été question dans cet exposé
de l'oeuvre de nos jubilaires O. Pfister et H. Zulliger. Un coup d'oeil rapide
par delà les frontières nous montre le grand développement de l'analyse péda-
gogique, spécialement en Belgique et en France. En Allemagne, pays où là
tradition analytique ne s'est jamais entièrement éteinte, à Berlin qui a sauvé
les restes de ce qui fut l'Institut didactique et thérapeutique psa., paraît
depuis 1952 la nouvelle revue Pratique de la psychologie et psychiatrie pédiatrique
(Praxis der Kinderpsychologie und Kinderpsychiatrie), orientée en premier lieu
vers l'analyse.
Pour terminer, soulignons que l'analyse classique et les autres
méthodes psa. ne s'opposent pas mais que l'analyse sous forme de jeu
découle de l'analyse sous forme verbale. Les nouvelles méthodes se
constituent progressivement et s'affirment clairement depuis vingt ans.
Le tournant se situe aux environs de 1930.

RÉSUMÉ

Esquisse des formes de thérapie psychanalytique dans le traitement


des enfants et des psychotiques, telles qu'elles se sont développées en
partant de l'analyse classique. Discussion de malentendus concernant
le transfert (définition originale, p. 3, jeu de la « persona », p. 5), la
mise en acte primordiale de l'impulsion (p. 7) ainsi que l'impulsion
de la répétition et le rythme « en deçà du principe du plaisir » (p. 8).

BIBLIOGRAPHIE

1. A. AICHHORN, Verwahrloste Jugend, III Aufl., H. Huber, Bern, 1951.


2. L. ANDREAS-SALOME, Lebenstückblick, Hrsg. v. E. Pfeifer, Niehans, Zurich,
und Insel, ,Wiesbaden, 1951.
3. G. BALLY, Vom Ursprung und von den Grenzen der Freiheit, Schwabe,
Basel, 1945.
4. M. Boss, Individuelle Vorbehandlung zur kollektiven Arbeitstherapie bei
schweren chronischen Schizophrenen, Schweiz. Arch. f. Neur. u. Psy-
chiatr., Bd. 42, H. L, 1938.
240 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

5. J. BREUER und S. FREUD, Studien über Hystérie, 1895.


6. D. BRINKMANN, Heinr. Hoffmanns Struwwelpeter, Schweiz. Z. f. Psycho-
logie, Bd. IV, S. 204, 1945.
7. K. BUECHER, Arbeit und Rhytmus, 1896 (zit. n. Aufl., 1924), Reinicke,Leipzig.
8. F. J. J. BUYTENDIJK, Wesen und Sinn des Spiels, K. Wolff, Berlin, 1933.
9. H. CHRISTOFFEL, Affektivitcit und Farben, spez. Angst und Helldunkel-
erscheinungen, Z. f. d. ges. Neur. u. Psychiatr., Bd. 82, S. 46, 1923.
10. H. CHRISTOFFEL und E. GROSSMANN : ... expressionistische Komponente
in Bildnereien geistig minderwertiger Knaben, Z. f. d. ges. Neur. und
Psychiatr., Bd. 87, S. 372, 1923.
11. Farbensymbolik, Imago, Bd. XII, 1926.
12. Wunderheilungen in Gheel, Z. f. d. ges. Neur. u. Psychiatr., Bd. 123, 1930.
13. In : Die psychotherapeutischen Schulen Schweiz, Arch. f. Neur. u. Psy-
chiatr., Éd. 38, 1936.
14. Einige fôtale und fruhstkindliche Verhaltensweisen, Intern. Z. f. Psa. u.
Imago, Bd. 24, 1940.
15. Zum Problem der Ubertragung, Mschr. f. Psychiatr. u. Neur., Bd. 103,
1940. Le problème du transfert, Rev. franc, de Psa., Bd. 16, 1952.
16. Skizzen zur menschlichen Entwicklungspsychologie,AZ-Verlag, Aarau 1945.
17. Einige Ausdrûcke und Gestaltungen menschlicher Harntriebhaftigkeit,
FEDERN, MENG und M. PFISTER, Die Psychohygiene, H. Huber, Bern,
1949.
18. Gahnen und Sich-Dehnen (Rkeln), Schweiz. med. Wschr., 81, Jg. 1951.
19. F. DOLTO, Illustr. Diskussionsvotum, Rev. franc, de Psa., Bd. 13, 1949,
S. 545-
20. J. DREYFUS-MOREAU, A propos du transfert en psychothérapie collective,
Rev. franc, de Psa., Bd. 14, 1950.
21. S. FERENCZI, Relaxationsprinzip und Neokatharsis, Intern. Z. f. Psa.,
Bd. 16, 1930.
22. Kinderanalysen an Erwachsenen, Intern. Z. f. Psa., Bd. 17, 1931.
23. A. FREUD, Einführung in die Technik der Kinderanalyse, II. Aufl. Intern.
Psa., Verlag, Wien, 1929.
24. S. FREUD, Analyse der Phobie eines fünf jâhrigen Knaben, 1909. Analyse
d'une phobie chez un petit garçon de cinq ans, Rev. franc, de Psa.,
t. II, 3, 1928 in Cinq Psychanalyses, P. U. F.
25. Aus der Geschichte einer infantilen Neurose, 1918. Histoire d'une névrose
infantile, Denoël Steele, 1935.
26. Vorlesungen zur Einfûhrung in die Psychoanalyse. Introduction à la Psycha-
nalyse, Payot, 1922.
27. Jenseits des Lustprinzips, 1920. Au delà du principe du plaisir in Essais
de Psychanalyse, Payot, 1927.
28. Psychoanalyse. M. MARCUSE, Handwôrterbuch der Sexualwissenschaft, II,
Aufl., 1926 (Erstaufi., 1923), Marcus & Weber, Bonn.
29. E. FROMM, Die Furcht vor der Freiheit, Engl. 1942, Deutsch; 1945, Stein-
berg, Zurich.
30. Herm. HESSE, Kurzgefasster Lebenslauf, Neue Rundschau, Fischer, Berlin,
1925.
31. J. JACOBI, Die Psychologie von C. G. Jung, II. Aufl. Rascher, Zurich, 1945-
32. J. KLAESI, Uber die Bedeuntung und Entstehung der Stereotypien,
Beiheft 15 z., Mschr. f. Psychiatr. u. Neur., 1922.
33. M. KLEIN, Die Psychoanalyse des Kindes, Intern. Psa. Verlag, Wien, 1932.
34. F. LECHAT, A propos du contre-transfert, Bull. n° 13, 1952, der Assoc. des
Psychanalystes de Belgique.
FORME VERBALE ET FORME DE JEU 241

35. J. LEUBA, La famille névrotique et les névroses familiales, Rev. franc,


de Psa., 19365 n° 3. — S. LINDERN, Das Saugen an den Fingern...
(Ludeln), 1879, Illustr. Neudruck Z. f. psa. Pddagogik, Bd. 8, 1934.
37. W. MUSCHG, Freud als Schriftsteller, Die Psa. Bewegung, II. Jg., Wien,
1930.
38. H. NUNBERG, Allgemeine Neurosenlehre auf psychoanalytischer Grundlage,
H. Huber, Bern-Berlin, 1932.
39. O. PFISTER, Psychoanalyse und bildende Kunst, Psa. Volksbuch, IV, Aufl.
H. Huber, Bern, 1947.
40. A. PORTMANN, Biologische Fragmente zu einer Lehre vom Menschen, Schwabe,
Basel, 1944.
41. A. REPOND, Ein praktischer Versuch in Psychohygiene, Bd. V, VON MENGS,
Psychohygien. Bùcherreihe, Schwabe, Basel, 1943.
42. H. RORSCHACH, Psychodiagnostik, ErstaufiL, 1921, z. Z. VI, Aufi. H. Huber,
Bern.
43. H. SACHS, Cari Spitteler t, Imago, Bd. X, 1924.
44. M. A. SECHEHAYE, La réalisation symbolique, H. Huber, Bern, 1947.
45. Ph. F. D. SEITZ, Beziehungen Zwischen Psyché und Haut in den ersten
zwei Lebenswochen, Réf. Schweiz. Med. Wschr., 1950, S. 1170, aus
Psychosomatic, Med. Bd. 12, 1950.
46. K. M. SCHNEIDER, Aus der Jugendentwicklung einer kûnstlich aufgezoge-
nen Schimpansin, III, T. Z. f. Tierpsychologie, Bd. 7, 1950.
47. G. SCHWING, Ein Weg zur Seele des Geisteskranken, Rascher, Zurich, 1940.
48. R. A. SPITZ, Hospitalism, The psychoanalytic study of the child, Bd. I u. II,
1945-46.
49. Und K. M. WOLF, Autoerotism... Three of its manifestations in the first
year of life, The psychoanalytic study of the child, Bd. III-IV, 1949.
50. R. VON BRUNN-FAHRNI, Antiseptik und Aseptik, Ciba-Zschr., X, Jg. 1949,
n° 119, S. 4375.
51. P. WAGNER, Àrztliche Erinnerungen an Alt-Saarbrùcken, Mùnch. med.
Wschr., 1935, n° 5, Seite 183.
52. H. ZULLIGER, Heilende Kräfte im kindlichen Spiel, E. Klett, Stuttgart, 1952.
53. Stefan ZWEIG, Die Welt von gestern, Bermann-Fischer, Stockholm, 1943.
Le complexe d'OEdipe « désaxé »
par le Dr N. N. DRACOULIDES (Athènes)

La variété du complexe d'OEdipe que nous avons appelée « OEdipe


désaxé » est une forme particulièrement intéressante autant pour ses
répercussions sur le comportement et le caractère du sujet que pour
l'orientation de l'analyste dans sa tâche thérapeutique.
Contrairement au complexe d'OEdipe classique dont l'apparition
est normale et qui, sous conditions normales, aboutit à sa liquidation,
l'OEdipe désaxé est primairement anormal, comme l'est aussi l'OEdipe
renversé, et aboutit généralement à une fixation. Mais, tandis que l'anor-
malité de l'OEdipe renversé consiste en une inversion de l'attitude
affective de l'enfant à l'égard du sexe de ses parents (attitude opposée
à celle que présente l'OEdipe normal), l'anormalité de l'OEdipe désaxé
concerne non plus l'attitude oedipienne de l'enfant, mais l'inversion du
comportement psychologique de ses parents envers lui et, notamment,
la substitution de la mère psychologique au rôle du père psychologique.
L'OEdipe désaxé, tel que nous l'avons constaté et étudié dans notre
pratique thérapeutique, porte préjudice à l'affectivité et la sexualité
de l'enfant, à son comportement et son caractère, à la formation de
son Surmoi et de sa personnalité ultérieure.
L'inversion du comportement parental qui procède à l'OEdipe
désaxé est due à la constitution du couple parental par une mère viri-
loïde (phallique, castratrice), ou ayant une personnalité (par éducation,
par rang social, etc.) supérieure à celle du père, ou bien étant une
névrosée (obsédée, phobique, insécurique, etc.), et d'un père faible
(au point de vue psychique ou somatique), ou inférieur à la mère,
au point de vue personnalité, ou bien féminoïde, ou encore névrosé
(culpabilique, infériorique, surmoïque, etc.).
En observant un tel couple parental où la femme dirige la famille
— positivement ou négativement et même passivement — s'imposant
par son dynamisme, par son autoritarisme, ou bien par sa névrose,
ou encore dominant grâce à la faiblesse du mari et déployant un compor-
LE COMPLEXE D'OEDIPE « DÉSAXÉ » 243

tement rigide, on peut prévoir avec sûreté le triste sort des enfants de_
cette famille.
Au point de vue psychologique ces enfants seront privés de l'in-
fluence psychologique d'un véritable père et d'une véritable mère.
La mère, assumant le rôle du père psychologique, effacera le père réel
et sera incapable ou plutôt inapte à remplir ses devoirs de mère psy-
chologique. L'enfant sera privé ainsi de la mère affective, il sera soumis
à la peur de punition d'une mère phallique, il survalorisera la mère et
dévalorisera le père et il modèlera son Surmoi sur la mère qui, pour
le garçon, sera un « homme en jupes » et pour la fille, « une femme avec
moustaches ».
Les schémas ci-dessous rendront plus claire cette anormalité :

Pp = Père psychologique;
Mp — Mère psychologique ;
Pb = Père biologique ;
Mb Mère biologique ;
G = Garçon ;
pp = peur de punition ;
aa = attachement affectif ;
1 = Attitude normale de l'enfant et
X des parents (oedipe normal) ;
2 Anormalité de l'attitude psycho-
logique de l'enfant (oedipe ren-
versé) ;
3 Anormalité du comportementpsy-
chologique parental (oedipe dé-
saxé).

Schéma des variétés oedipiennes

Le point intéressant du schéma 3, que l'observation clinique nous


suggère est, que dans cette variété de la complexualité oedipienne, le
père biologique reste sans aucune correspondance psychologique. Selon
les cas, le père sombre dans l'indifférence ou le dédain du garçon ;
il peut encore être maltraité par le fils ou même haï.
Ces dernières réactions ne sont pas dues à une hostilité directe
mais à une imitation du comportement éventuel de la mère, dans le
cas où le garçon serait soumis à la mère admirée et redoutable et voudrait
244 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

lui être agréable. Elles sont aussi dues à ce que l'agressivité du garçon
(renforcée par celle qui, comprise dans l'impulsion libidinale, fut
désérotisée par la mère phallique) s'infléchit en partie, et en partie
se déverse sur le père, exempte de tout sentiment de culpabilité et
de peur de punition (ces derniers conservés uniquement à l'égard de
la mère).
La réaction découlant de la mère désaxée est plus complexe. D'une
part, l'aspiration du garçon pour une mère affective reste insatisfaite,
la mère psychologique ayant perdu son support biologique qui, dans
ces cas, ne correspond plus à la mère psychologique mais au père psy-
chologique. Les patients de cette complexualité vous raconteront que
leur mère ne les a jamais caressés ou embrassés et ne leur a jamais
souri ; que l'expansion affective dans la famille était inconnue, le rire
blâmé, la joie interdite.
D'autre part, la mère assume toute l'autorité du père qui lui cède
sa place et elle se montre sévère, tyrannique, impitoyable et en même
temps le personnage tout puissant de la famille. Ainsi se développe à
l'égard de la mère une ambivalence qui ressemble à celle, normale,
à l'égard du père oedipien : admiration et peur (qui souvent, dans ce
cas, présentent l'aspect faux de l'affection et du respect).
Un de mes patients — affligé d'une névrose d'abandon et d'une
inhibition sexuelle — me disait qu'il était toujours jaloux de l'affecti-
vité dont ses camarades jouissaient de la part de leur mère. Il les enviait
pour cela et cherchait l'assouvissement de son besoin affectif insatis-
fait, auprès d'autres femmes (institutrices, servantes, etc.) ou auprès
d'une mère bienveillante qui n'existait que dans son imagination.
Cependant, il ne rêvait pas de sa propre mère les caresses maternelles
qui lui manquaient. Et, si par hasard, sa mère le caressait, il ressentait
une répugnance malgré son attachement et sa subordination totale à sa
mère. Envers son père qui était un personnage aboulique et effacé, il
était dédaigneux, impertinent et même brutal.
Dans son adolescence, il faisait le rêve d'un mariage avec une fille
douée de toutes les qualités de l'affectivité maternelle dont il fut privé,
ce qui lui créa plus tard une contradiction fatale et insurmontable au
sujet du mariage, car son choix d'une épouse étant modelé sur l'image
d'une mère affective, lui produisait du même coup une inhibition
incestueuse qui rendait le mariage impossible. D'ailleurs, ce mobile
psychologique suggéra inconsciemment chez ce sujet la dissociation
de la représentation féminine en deux catégories de femmes : « idéales-
sentimentales » et « sensuelles-putains ». Ces dernières, étant des types
LE COMPLEXE D'OEDIPE « DESAXE » 245

diamétralement antimaternels, lui permettaient l'accomplissement de


l'acte sexuel, bien que dans des conditions passives ou masochiques
— qui déplaçaient sa responsabilité coïtale et allégeaient la peur de
punition provenant de sa mère réelle. Ainsi, il laissait l'initiative à
la femme, et, se représentant comme femme, il donnait le rôle de
l'homme à la femme, il demandait le sucement du bout de son sein
par la femme, artifice qui lui provoquait une érection, après quoi il
murmurait à la femme : « Je me rends », et il accomplissait normalement
Pacte-sexuel. Il est à noter que souvent celles qu'il qualifiait de « putains »
ne justifiaient pas cette appellation qui, cependant, jouait sur le psy-
chisme du patient comme une mesure de défense contre la culpabilité
et contre la punition. Lorsqu'il lui arrivait de ressentir une certaine
affectivité auprès d'une de ces femmes, il devenait sexuellement inhibé.
Afin de prévenir une telle éventualité il prit la mesure de ne pas se
rencontrer une deuxième fois avec la même femme. De même avec
des jeunes filles avec lesquelles il entretenait une liaison uniquement
sentimentale, il perdait tout intérêt s'il lui arrivait de ressentir auprès
d'elles un désir erotique. L'affectivité était chez lui incompatible avec
la sensualité et vice versa. Bien entendu, la catégorie de femmes avec
qui il était plus ou moins sexuellement puissant ne pouvait en aucune
façon lui offrir de sujet apte au mariage. Ainsi, il ne lui restait que la
catégorie des sentimentales, des idéales, des asexuées, des inabordables,
des identifiées avec la mère idéale, mais qui, effectivement, étaient
inaptes au mariage, car devant elles il demeurerait sexuellement inhibé.
A noter qu'aucune de ces deux catégories de femmes ne s'identifiait
avec sa mère réelle, celle-ci jouant le rôle du père.
Un autre patient qui, également était soumis à une mère autori-
taire et phallique qui ne l'a jamais embrassé et qui s'imposait au père,
présentait une indifférence méprisante pour son père et une fixation
surmoïque (son Surmoi étant modelé sur sa mère) et en même temps
une substitution de la soeur à la mère affective. Ayant arrangé d'une
telle façon les personnages de sa famille, ayant donné le rôle du père
sévère à la mère, et de la mère affective à la soeur, aucune place n'était
laissée disponible pour le père. En effet le père lui semblait comme
inexistant dans la famille et, à l'âge adulte du patient, il lui paraissait
comme un frère qui lui était subordonné. Dans ses fantasmes oniriques
il rêvait souvent de sa soeur qu'il « chérissait éperdument » selon sa
propre expression. Il l'entrevoyait nue dans un brouillard, dans la
transparence de l'eau ou d'un voile, il s'approchait d'elle avec un désir
sexuel, il la touchait et aussitôt après il se réveillait et bien des fois il
246 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

se masturbait. Il n'a pas eu de rêve coïtal avec la soeur mais il lui arriva
d'accomplir en rêve un acte sexuel avec un prêtre qui rappelait la
physionomie de son père. Il tenait alors le rôle actif. Dans la réalité il
était possédé d'une timidité et d'une inhibition sexuelles, identifiant
avec sa soeur toute jeune fille qui l'intéressait sentimentalement et
éprouvant l'interdiction de la mère sévère au moment d'une tentative
sexuelle avec une femme qui l'attirait sensuellement. Ainsi la soeur
inhibait la manifestation du désir sexuel et la mère inhibait l'acte
sexuel.
Je me rappelle aussi un autre sujet de 40 ans qui vint me consulter
pour me dire que, forcé par sa mère de se marier, il voudrait savoir s'il
existait des femmes hermaphrodites, car il ne croyait pouvoir satisfaire
le désir de sa mère pour le mariage qu'uniquement avec une telle femme.
Chez un autre patient ayant la même complexualité, l'unique satis-
faction sexuelle qu'il avait adoptée consistait à être coïté a tergo par
une femme munie d'un « godemiché » (représentation de la mère phal-
lique). Cependant celui-ci n'était pas un homosexuel. Il avait changé
le « but » sexuel, tout en retenant 1' « objet » sexuel normal.
Garma, Bisi et Figueras (1) relatant un cas qu'ils ont eu en analyse
disent : « L'image maternelle phallique, comme une image masculine,
faisait subir au malade des agressions anales, lorsqu'une agression exté-
rieure venait renforcer ses souvenirs infantiles pénibles de sa mère.
C'est pourquoi dans la séance n° 156, lorsqu'il attend la visite de sa
belle-mère, substitut maternel, le malade éprouve de la constipation
et comme une carotte dans son rectum, ce qu'il interprète comme un
pénis en train de l'attaquer homosexuellement... Il eut des fantasmes
où des femmes l'attachaient et l'obligeaient à réaliser le coït avec elles.
De plus, dans une séance de psychanalyse il se trompe et dit que ces
femmes lui introduisaient le pénis. On déduisait facilement qu'elles étaient
des femmes de type phallique — comme sa mère — des hommes
déguisés. »
Cependant, dans les répercussions de l'OEdipe désaxé, il arrive
d'observer un changement qui concerne à la fois le « but » sexuel et
l' « objet » sexuel, c'est-à-dire une véritable inversion homosexuelle.
Tel était le cas d'un homosexuel que nous avons eu en analyse et dont
l'homosexualité se révéla comme un acte de défense à l'égard de sa
mère, acte qui l'aurait préservé d'un inceste par identification de la

(1) A. GARMA, J. C. BISI et A. FIGUERAS, Les agressions du Surmoi maternel in R. fr. de Psa.,
n° 4. 1951.
LE COMPLEXE D' OEDIPE « DESAXE » 247

femme avec la mère et en même temps de la peur de punition. Celui-ci


était fils d'un père féminoïde, mais nullement homosexuel, et d'une
mère autoritaire qui s'imposait au père sans être un type viriloïde, mais
uniquement par ses scrupules d'insécurité, secondés par la passivité
du père. Le fils ressentait pour sa mère une soumission servile composée
d'admiration pour sa sagesse et de peur de punition pour sa rigidité.
Jusqu'à un âge avancé ce sujet se contentait d'une masturbation maso-
chique. Il s'imaginait des femmes d'un âge mûr en général, faisant le
coït avec un autre homme ou avec un chien et il se masturbait devant
ce tableau imagé. Il avait aussi des pollutions nocturnes accompagnées
de rêves où une femme le maltraitait, ce qui lui provoquait une éja-
culation voluptueuse. Un jour, il crut voir son père flirter avec une
dame. Il qualifia cette attitude du père d' « affreuse », il l'insulta et il
le dénonça à sa mère. Le patient avait alors 32 ans. Deux ans plus
tard, comme il passait sa chemise après avoir pris un bain de mer, il
ressentit un frôlement sur sa cuisse nue. Craignant que ce contact
fortuit ne provint d'une femme, il eut un geste de peur, mais se tran-
quillisa aussitôt qu'il constata que celui qui l'avait frôlé était un
homme. Depuis ce moment, le contact avec un homme fut pour lui
une découverte de sécurité contre sa peur de culpabilité. Peu après,
il réalisa cette mesure de défense par un acte homosexuel passif.
Ainsi l'OEdipe désaxé, comme l'OEdipe normal, peut présenter une
série de réactions dont l'aspect est différent car il est conditionné d'une
part, par les particularités du caractère de la mère et en second lieu
par celles du père et, d'autre part, par les particularités constitution-
nelles et pulsionnelles de l'enfant, ainsi que par des mécanismes réac-
tionnels pré-oedipiens.
D'après ces facteurs, l'enfant sera plus ou moins soumis à la mère,
par résignation ou par contrainte ou encore par pur plaisir, et ressentira
près d'elle, au point de vue affectif, un plaisir masochique, ou un sen-
timent d'abandon, ou l'aspiration à un substitut de la mère, tandis
qu'au point de vue sexuel il deviendra inhibé ou masochiste ou géron-
tophile ou pornophile (sexuellement puissant uniquement avec des
prostituées) ou bien homosexuel, et à l'égard de son père il sera indif-
férent, ou dédaigneux ou agressif, le plus souvent adoptant à l'égard
de son père l'attitude de sa mère envers ce dernier. Cependant, il faut
avoir en vue que quand la soumission du garçon à sa mère est trop ser-
vile, elle peut n'être qu'un masque d'agressivité latente.
Généralement, dans l'OEdipe désaxé, la satisfaction affective du
garçon, attendue de la part de la mère, arrive à zéro, tandis que la sou-
248 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

mission à elle est renforcée parce que souvent dans ces cas le Surmoi
du garçon est formé sur le modèle de la mère.
Cette négativité affective de la mère et sa contribution principale
à la formation du Surmoi amènent aussi au zéro la rivalité du garçon à
l'égard de son père et engendrent envers lui une attitude qui va de
l'indifférence au dédain, souvent à l'exemple de l'attitude de la mère.
Les réactions majeures dans l'OEdipe désaxé sont régies par la
mère. L'enfant, et surtout le garçon, avant l'acquisition de son expé-
rience personnelle (et, bien des fois, même après) aspire à l'affection
de sa mère bien que sa mère phallique ne soit pas en état de le satis-
faire. Elle devient ainsi la mère désirée et en même temps redoutable
par la peur de punition qu'elle inspire à son fils. Sur ce point, il se crée
un conflit principal au point de vue psycho-traumatique, le châtiment
étant contradictoire avec l'amour qui est plein d'indulgence. Mais en
dépit de cette attitude de la mère qui, dans l'OEdipe désaxé, joue le rôle
du père punisseur, le garçon n'éprouve pas à son égard une hostilité,
de la même façon que dans la relation fils-père de l'OEdipe normal
ou dans la relation fils-mère de l'OEdipe renversé. De même le père
qui, dans le cas d'OEdipe désaxé, ne joue plus le rôle du rival et ne
provoque pas l'hostilité du garçon, n'attire pas, à sa place, l'affectivité
de son fils, comme cela arrive dans l'OEdipe renversé. Car dans l'OEdipe
désaxé, l'orientation sexuelle de l'enfant demeurant normale, le garçon
dirige son affectivité vers sa mère qui, au moins biologiquement, est
une femme, bien qu'une femme castratrice. Mais dorénavant, son désir
pour la femme sera mélangé de peur à l'exemple de son affectivité à
l'égard de la mère. La femme, sur le modèle de sa mère, sera désirée
et redoutable, si toutefois il arrive à se détacher de sa mère pour la
remplacer par une autre femme. Souvent ce détachement devient pro-
blématique, le sujet ne pouvant pas surmonter la peur du châtiment.
L'attachement à la mère devient alors une défense contre le châtiment,
et cette défense peut amener jusqu'à l'homosexualité défensive (compro-
mis entre la peur de punition et le désir sexuel). D'autres fois, toute
aspiration erotique est absorbée par l'image de la mère dans une forme
sublimée, de telle sorte que le sujet subit volontiers toute privation
dans le but unique d'être agréable à sa mère. Une telle orientation
prouve l'érotisation du châtiment et dans le cas où la sublimation
n'intervient pas, il mène au masochisme, qui, alors, représente la
rançon payée pour lever l'interdiction du plaisir sexuel, ou bien aspire
à la transmission de la responsabilité sexuelle à la femme. Dans d'autres
cas enfin, le sujet se met à la recherche d'une femme affective sur le
LE COMPLEXE D'OEDIPE « DESAXE » 249

modèle de la mère idéale dont il fut privé. Mais devant une telle femme
il demeure sexuellement inhibé, tandis qu'il peut être sexuellement
puissant avec des femmes d'un type anti-maternel (prostituées) qui
ne s'apparentent ni à la mère phallique (réelle), ni à la mère affec-
tive (idéale).
La situation de l'OEdipe désaxé est donc toute différente de celle
de l'OEdipe renversé qui engendre une hostilité à l'égard de la mère et
désoriente le garçon de la femme ; de même elle diffère de la déception
oedipienne qui provoque des réactions hostiles à l'égard de la mère.
Il y a aussi de la déception affective dans l'OEdipe désaxé, mais elle est
primaire et, comme telle, rend impossibles les réactions hostiles, à
cause de la peur de punition émanant de la mère castratrice. Cette
déception primaire provoque le refoulement de l'agressivité qui per-
siste à l'état latent, tandis que la déception secondaire (survenant au
cours d'un complexe d'OEdipe normal ou d'une fixation oedipienne)
provoque le défoulement de l'agressivité. Sedger dit que l'enfant se
met à haïr sa mère dès que celle-ci cesse de remplir auprès de lui un
rôle affectif auquel elle l'avait jusqu'alors habitué. Mais on pourrait
encore distinguer dans le premier cas (de la déception primaire) une
agressivité latente dissimulée derrière un masque de soumission et
dans le second cas (de la déception secondaire) une tendresse latente
dissimulée derrière un masque d'agressivité.
Ces mêmes processus contribuent à une fixation à la mère, très
souvent observée chez l'oedipien désaxé. Le processus de cette fixation
serait motivé parce que tout désir satisfait engendre son affaiblisse-
ment ou son assouvissement, tandis que la frustration du désir pro-
cède à son renforcement (et même à son insatiabilité dans le cas où
une satisfaction de ce désir adviendrait longtemps après la frustration).
L'oedipien désaxé, en tant qu'un sujet affectivement frustré, subit un
renforcement de l'attachement à la personne qui refuse de lui procurer
la satisfaction affective. Ainsi, il se fixe à la mère frustratrice (de même
que la fille, au père frustrateur), et même il s'apprête à des privations,
voire à des sacrifices, d'abord pour ne pas contrarier le parent frustra-
teur et ensuite pour attirer son intérêt affectif.
Conflit oral et hystérie
par le Dr B. GRUNBERGER

Dans ce travail, j'essaierai de formuler quelques considérations,


fruits de l'étude d'un certain nombre de cas d'hystérie que j'ai eus,
ou que j'ai encore, en analyse ; pour ne pas alourdir mon exposé, je
ne présenterai qu'un seul cas en détail et encore me restreindrai-je
— bien entendu — au matériel groupé autour du point principal,
objet de cette étude, à savoir : le rôle spécifique du conflit oral dans la
genèse de l'hystérie.
La malade que je présente et que nous appellerons Jeanne se plaint
de crises de dépression, de fatigue, d'oublis, de distractions et d'une
inhibition générale dans tous les domaines. Elle souligne le caractère
dangereux, par définition, de ses « erreurs » professionnelles. Elle se
plaint également de troubles dyspeptiques divers. Au point de vue
sexuel, frigidité totale, n'a « jamais connu l'excitation sexuelle ».
Jeanne est enfant unique, ses parents habitent dans le Midi où
son père exploite une ferme.
La malade a d'amples renseignements (la plupart de seconde main,
bien entendu) à me fournir concernant son enfance. Jusqu'à l'âge
d'un an, à peu près, elle était une enfant très sage. Ensuite elle est
devenue subitement très coléreuse, faisant des « crises » qu'on calmait,
en général, en plongeant ses pieds dans de l'eau froide, « deux ou
trois hoquets et c'était fini ». A partir d'un moment qu'on peut situer
à la fin de sa première année, pendant quelques mois, elle ne pouvait
absolument pas voir sa mère. Ce dernier détail a été relié, au cours de
l'analyse, à une séparation forcée d'avec ses parents, l'enfant ayant été
confiée à ses grands-parents pendant deux mois, en raison d'une épi-
démie qui sévissait dans la région. Ses grands-parents l'ont gâtée et
c'est en reprenant contact avec ses parents que l'hostilité envers sa
mère s'est déclenchée et que les « crises » ont commencé. Cette période
n'a, d'ailleurs, pas duré longtemps et l'enfant a fini par être « brisée »,
CONFLIT ORAL ET HYSTERIE 251

selon sa propre expression. Sa mère « ne lui passait rien » : gifles,fessées,


martinet, etc. Elle devint sage n'osant littéralement plus bouger le
petit doigt sans la permission de sa mère. Quand elle avait envie de
bonbons, elle employait une formule qui mérite d'être relatée ; elle
s'adressait à sa mère en lui demandant : « Veux-tu des bonbons ? »
(Je profite de l'occasion pour faire le rapprochement avec une histoire
bizarre qu'elle m'a racontée plus tard : un jour — elle avait 5 ans —
elle voulut jouer une farce à sa mère en lui offrant des bonbons truqués
contenant une forte dose de poivre ; mais c'est elle-même — elle ne
sut jamais comment — qui, finalement, avala les bonbons en question
et en fut sérieusement incommodée.)
Quant à son comportement sexuel, elle manifesta à 3 ans une
curiosité franche envers un petit camarade de jeu, de sept ans son aîné.
C'est à l'âge de 4 ans qu'elle devint rougissante et craintive, ne pou-
vant plus supporter d'être vue nue (détail curieux : c'est surtout ses
pieds qui devaient être couverts ; à rapprocher de la façon dont ses
parents (sa mère) ont calmé ses « crises ») ; elle s'enfuyait quand on
parlait de mariage autour d'elle. On peut supposer que vivant à la
campagne elle avait été exposée assez tôt à des traumatismes sexuels.
A l'école (interne dans une institution catholique tenue par des
religieuses), elle travaillait bien, mais était « distraite », timorée et
« naïve » ; elle était en butte aux mystifications et vexations de ses cama-
rades, sans pouvoir réagir, ce qui lui valut, entre autres, un « prix' de
bonté ». Crédule, elle avalait toutes les bourdes, « vivait dans la lune ».
Épisode d'amour platonique pour une de ses maîtresses d'école.
(Je n'ai pas l'intention de m'étendre longuement sur le caractère
des parents ; je dois signaler, cependant, que le trait de caractère que
Jeanne mentionne le plus souvent quand elle parle de sa mère — trait
qu'elle méprise particulièrement — c'est sa naïveté et sa « simplicité »
intellectuelle.)
Études supérieures dans une Faculté de province, avec déjà pas-
sablement de difficultés à cause de sa mémoire défectueuse. Nette
inhibition sexuelle. Mode de vie masculin, mais uniquement en raison
de l'avantage que cette attitude comporte du point de vue de son
refoulement.
Comme vie sexuelle, tout ce que nous avons à consigner quant à
cette période, c'est l'histoire de son « viol ». Jeanne a été violée par
un jeune Espagnol, réfugié politique et ouvrier agricole. « C'était un
moment où je ne savais plus rien, la pensée m'a abandonnée et j'ai
relâché mes mains. » Ensuite, crise de désespoir : « Je me trouvais
252 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

salie, il me semblait qu'il ne fallait pas me regarder, ni me toucher


avec des pincettes. Je ne mangeais rien pendant dix jours, aucun désir,
aucun plaisir, rien que le désespoir. » Cela s'est passé chez les parents,
mais ils n'en ont rien su, « autrement cela aurait été une catastrophe ».
(Le père de Jeanne est d'une grande austérité, avec des principes
moraux d'une sévérité implacable ; pour Jeanne même « il n'y a que
les principes qui comptent, j'y tiens par-dessus tout ».)
La liaison a continué néanmoins. Jeanne a cédé au jeune homme
de temps en temps, « puisque vous y tenez tant, allez-y donc, je m'en
fiche ». Elle dit aussi avoir eu pitié du jeune homme et comme elle
était toujours à la recherche d'une affection quelle qu'elle soit, elle
a accepté. En parlant de cette affection, elle ajoute : « Comme j'aurais
pu avoir pour ma mère. » (Sa mère est d'origine espagnole, d'ailleurs,
comme le jeune homme.) Au cours de l'analyse elle s'engage dans
une liaison semblable, les rapports sexuels en moins. Le garçon en
question joue — ici encore — le même rôle. Il l'agace (comme sa mère),
mais lui absent (comme en l'absence de sa mère) elle se sent seule et a
le cafard. Sans entrer dans l'analyse détaillée de cette situation, qui me
ferait sortir du cadre que je me suis tracé, nous pouvons tenir pour
certain que cette situation représente, avant tout, une défense devant
l'OEdipe. « La sexualité me fait peur, je me trouve si tranquille par rap-
port aux autres qui sont travaillés par cette chose-là. » « Si on me fait
la cour, je suis cassante, vexante, j'emploierais n'importe quel moyen
pour couper court, alors qu'en d'autres circonstances j'ai tellement
peur de froisser les gens. » En rêve, elle accouche, mais « sans aucun
antécédent ».
Devant cette peur intense de sa pulsion oedipienne (vécue cepen-
dant dans le transfert ; un jour elle arrive à la séance avec un certain
retard : « J'ai failli sauter dans l'autobus, mais je n'étais pas consentante ;
cela roulait trop vite à mon gré »), Jeanne se met à produire au cours de
l'analyse une anesthésie hystérique pure. Tout en travaillant dans son
laboratoire et sans penser à quoi que ce soit, elle « se mouille » subi-
tement, exactement comme au cours d'un rapport sexuel. Ceci sans
aucune sensation, ni perception, ni représentation psychique. Elle n'en
aurait rien su, dit-elle, si elle ne s'était rendu compte de l'état de son
sous-vêtement, lequel en portait les traces. (Par la suite, elle refait
cet « orgasme inconscient », avec une fréquence variable.)
Que s'est-il passé ? Jeanne a réalisé sa pulsion sur le mode fantas-
matique inconscient en supprimant (refoulant) le contenu psychique
de celle-ci, ainsi que sa charge libidinale.
CONFLIT ORAL ET HYSTERIE 253

En même temps, elle me raconte un rêve :

J'étais nerveuse, j'aurais voulu que quelque chose se produisît, avoir des
relations. J'ai des rapports, secousses que je réprime, j'en aurais presque crié,
douleur dans les organes, mal, mais soulagée.

(La suite du rêve est une histoire de castration de la mère sur un


mode très agressif.)
Elle fait, en séance, une sorte de rêve éveillé (qui me fait penser
à 1' « état hypnoïde » de Breuer) dont voici la description :
Au cours d'une séance, je remarque que subitement son débit et
aussi la tonalité de sa voix changent, ainsi que la nature du matériel,
changement général et surprenant. Ses yeux sont fermés (par la suite,
elle reproduira cet état à volonté, simplement en fermant les yeux),
le matériel a un caractère nettement onirique, uniquement visuel,
une succession d'images sans élaboration : c'est le langage du processus
primaire, spontané et direct :

« Un ballon monte par saccades, une bougie qui se redresse en grandissant,


épi de blé voulant sortir de la gerbe, bougeoirs, inclinés presque couchés, puis
se redressant, etc. »

Je reviendrai sur le contenu de ces images, ainsi que sur celui


du rêve ci-dessus. Mais nous pouvons dès maintenant constater que :

— le caractère du refoulement change selon les différents états dans


lesquels la malade se trouve : état de veille, état hypnoïde et
rêve;
— l'état hypnoïde peut être reproduit par la volonté de la malade;
— et il y a une scission nette entre le moi de Jeanne de l'état hypnoïde
et celui de son état habituel en séance, les deux états ne différant
pratiquement que par la position des paupières — et aussi,
bien entendu, le sens que la malade lui donne. (Nous découvri-
rons plus tard derrière cette attitude le souvenir de la scène
primitive : Jeanne assistait au coït parental en faisant semblant
de dormir.) Son moi assiste au déroulement de ces images, qu'elle
comprend sans difficulté tout en étant profondément choquée
par leur contenu : « C'est dégoûtant, tout cela me rappelle les
histoires de salle de garde. » Elle se défend ; « tout cela n'a pas
d'importance, ce n'est pas moi, je ne suis pas là, ça ne vient pas
de moi, c'est comme si j'étais au cinéma ».
PSYCHANALYSE 1
254 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous savons depuis les premiers travaux de Freud et Breuer que


dans l'hystérie il y a toujours scission du moi et Federn (1) a bien
montré que « le refoulement n'affecte pas seulement le fantasme oedipien
anxiogène, mais aussi l'état du moi » (Ich-Zustand) correspondant. Nous
voyons que, selon les besoins du moment, Jeanne passe d'un « état du
moi » à l'autre et que son refoulement porte non pas tant sur la pulsion
anxiogène, qu'elle arrive d'ailleurs à réaliser sur un certain mode, que
sur l'état du moi accompagnant celle-ci. Et que, si elle « comparti-
mente » son moi au point que — comme le disait Ferenczi — « la
main droite ne sait pas ce que fait la gauche », le mouvement est tout
de même dirigé par une partie de ce même moi.
Nous avons vu la facilité avec laquelle l'hystérique « désinvestit »
une partie de son moi, l'abandonne en quelque sorte. Ses symptômes
sont automatiques, il y assiste avec « la belle indifférence des hysté-
riques » bien connuer Les limites de sa personnalité sont mal définies,
il est suggestible et — pour reprendre une formule de Federn — il
« enferme facilement une autre personne dans les limites de son moi »
(Ichgrenze), c'est-à-dire s'identifie facilement à d'autres. Les rêves de
Jeanne sont particulièrement significatifs à cet égard. Elle s'y identifie
à ses parents, à tour de rôle et simultanément :

« A la guerre. J'étais un homme puisque je combattais. Une jeune fille


blessée. Elle est venue à la citadelle, a l'air fatigué. Elle est blonde, de type
anglais. On lui montre la tour, elle veut la visiter ; les soldats la soutiennent.
Je suis officier. »

Elle s'identifie à ses âges différents, à son surmoi paternel sévère


et à la jeune fille libre et légère qu'elle voudrait être :
« Nous sommes à la cuisine. Je suis devant la glace, me recoiffant. Il y a une
cousine, peu vêtue, en train d'arranger le linge. Un moment, quand mon père
passe devant elle, elle s'asseoit brusquement sur une chaise basse en croisant
ses jambes d'une façon provocante. Mon père la regarde avec un air dur et
méprisant : « En voilà une tenue ! » La cousine se lève, va l'embrasser pour
s'excuser et se précipite sur ma mère aussi pour se faire pardonner. Elle vient
aussi vers moi, je l'insulte, en employant un juron habituel à mon père. »

Elle s'identifie enfin à l'analyste, imago maternelle, bonne ou mau-


vaise, père protecteur ou châtré, selon les phases de l'analyse. Une fois,
elle s'identifie, en séance, au jeune étranger qui l'a violée, sa voix
change et elle se met à s'exprimer en espagnol.
Ces identifications multiples que Freud a décrites dans la crise

(1) Hystérie und Zwang in der Neuroseuwalil, Int. Zcitschi. f. Psychoanal., 1940.
CONFLIT ORAL ET HYSTERIE 255

hystérique par exemple, sont monnaie courante, surtout dans les rêves
et si j'insiste sur ce point, c'est pour souligner certaines caractéristiques
des identifications de Jeanne : elles sont subites, intensément vécues
d'emblée et en même temps superficielles (comme si elles étaient
dirigées d'une main sûre, par une sorte de « noyau central » du moi).
Un autre point qui semble avoir une certaine importance du point de
vue qui nous intéresse, c'est son identification avec l'objet partiel et dont
je donnerai, plus loin, un échantillon transférentiel. En attendant je
transcrirai quelques rêves simples d'identification au pénis paternel
pris dans l'analyse de Jeanne :
« Suis assise par terre, un bébé à côté de moi, un garçon. Je lui parle et lui
explique une histoire dont le sens est le suivant : il s'agit d'un homme qui a des
« relations de passage » dans une certaine rue, ce qu'il voulait cacher ; il se
dandine et ne dit rien. Je le vois pendant que je raconte. L'enfant semble bien
comprendre. A un moment donné, il grandit et se cogne la tête contre le cham-
branle de la porte. Je le calme, il a envie de vomir. Je me précipite avec lui au
lavabo, le penche, je me rends compte que c'est une jeune fille. C'est moi.
Je tricote un chausson de laine. Il est presque terminé. Assez grand, en
forme de botte montante ; je le mets, disparais presque dedans, impression que
cela marche tout seul, symbole de liberté sans anicroches, quelque chose de lisse,
de bien, délivrant de toute entrave. »
(Une association : « Bizarre, l'homme est le seul animal tout en
longueur et debout. » « Jeune, j'étais terrifiée à l'idée qu'on puisse voir
mes pieds nus. »)
« Dans la cour, chez nous. Devant la maison. Avec deux camarades étudiants.
Je m'amuse à faire des tours d'équilibriste. Très souple, agile, légère ; tout mon
corps obéissait à ma volonté. Mes deux camarades me soutenaient. J'avais une
culotte collante cuivrée ; plus j'en faisais, plus je voulais en faire. »
Nous savons que l'hystérique génitalise tout (Freud, Ferenczi), et
« si nous découvrons dans le caractère hystérique des tendances pré-
génitales, elles ne sont que les représentations de la génitalité, ou se
trouvent plus ou moins intriquées avec elle » (1). Et cependant, Reich
est obligé de constater la fréquence d'états dépressifs dans l'hystérie
(« dans ces cas la fixation incestueuse génitale a été en partie remplacée
par une régression orale. La tendance marquée des hystériques à la
régression orale » (2) « est expliquée par la stase sexuelle de cette zone
et par le fait que la bouche, ayant assumé le rôle génital, absorbe plus
de libido »), et de rapprocher les crises de dépression de l'hystérique
de la dépression mélancolique. Or, la structure du mélancolique est

(1) W. REICH, The Hysterical Character, dans Character-Analysis.


(2) C'est moi qui souligne.
256 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

foncièrement différente de celle que nous considérons comme étant


typique pour l'hystérie (à moins qu'il ne s'agisse d'une structure hysté-
rique avec un noeud mélancolique surajouté) ; en effet, le mélancolique
a introjecté l'objet d'une façon totale et son moi n'existe plus comme
tel, alors que l'hystérique n'a introjecté l'objet que partiellement et
ce processus partiel même reste sous le contrôle (inconscient) de son
moi. Ce qui explique, à mon sens, cette « tendance marquée à la régres-
sion orale » dans l'hystérie, c'est le fait que cette névrose est basée sur
l'identification (1), processus dérivant de l'introjection, c'est-à-dire de
l'incorporation orale, cette « oralité » comprise dans un sens fonc-
tionnel et non anatomique, bien entendu. On a décrit, en effet, à
part l'oralité buccale proprement dite, l'oralité oculaire, cutanée,
manuelle (la main considérée comme organe de préhension au service
de la fonction de nutrition), nasale (« l'introjection respiratoire » de
Fenichel), auriculaire et anale, en somme absorption de l'objet par
tous les organes susceptibles d'être « oralisés » ; cette élasticité de l'hys-
térique n'étant qu'une expression de son « autoplasticité », terme utilisé
par Ferenczi dès 1919 (2).
Cette tendance à Foralité, comme j'ai pu le constater chez tous les
hystériques, est très nette chez Jeanne ; « j'exprime tout en termes de
nourriture » ; « être nourri, c'est être aimé », etc. Il y a chez elle une
véritable confusion entre Foralité et la génitalité. Dans un de ses rêves,
elle mange une volaille à la broche (en compagnie de sa mère, bien
entendu). A la fin du repas, situation bizarre, la broche a disparu
(le pénis introjecté). Dans un autre, c'est la tétée même qui devient un
acte sexuel :
«Je vois deux femmes étendues par terre dans la position d'un homme et
d'une femme qui ont des rapports. Rien de précis. Une femme, à un moment
donné, a attrapé l'autre. Elle est très en colère parce que l'autre s'est retirée
d'elle trop tôt, au moment où elle allait jouir. »

(1) «Tu voulais être la mère ; tu l'es maintenant, par le fait du moins que tu éprouves a
même souffrance qu'elle ; c'est le mécanisme complet de la formation de symptômes hysté-
riques. » FREUD, Psychologie collective et analyse du moi. De même : « Tu voulais tuer le père
pour être toi-même le père, maintenant tu es le père, mais le père mort ; c'est le mécanisme
courant du symptôme hystérique. » FREUD, Doslojewski und die Vatertötung.
(2) Qu'on me permette de faire un rapprochement — sans prétendre à la précision scienti-
fique — entre cette topographie et les éléments les plus importants de la nosographie de l'hys-
térie, en usage depuis toujours qu'il s'agisse de symptômes d'inhibition (comme le globus hyste-
ricus avec anesthésies et paresthésies des organes de la phonation et de la déglutition l'amaurose
et le rétrécissement du champ visuel, les « stigmates » hystériques, la crampe des écrivains et les
paralysies des membres, les anosmies et surdités hystériques, certains fantasmes de possession
anale (les « succubes » du Moyeu Age), ou d'excitation, comme les hyperesthésies, hyperacousies,
pholophobies, etc., de certaines névroses traumatiques).
CONFLIT ORAL ET HYSTERIE 257

Les associations nous mènent directement à l'enfant qui tète et


au trauma oral. On sait bien d'ailleurs que l'hystérie prédomine chez
les femmes plutôt que chez les hommes, comme c'est le cas aussi pour
les tendances orales.
En examinant le comportement de Jeanne dans l'analyse, nous
pouvons y distinguer trois périodes. Dans la première, elle introjectait
le pénis paternel sur le mode hystérique pur (ou « protopsychique »
de Ferenczi) ; au cours d'une séance, par exemple, elle se rendit subi-
tement compte du changement subit de l'ampleur de ses mouvements
respiratoires (« je dois respirer profondément ») ; en même temps son
corps devint rigide, le tout lui procurant une grande euphorie. Elle se
sentit parcourue par une onde chaude saccadée, la tête en feu (intro-
jection du pénis, et orgasme). L'euphorie fut intense, non perturbée,
l'introjection étant faite sur le mode oral pur, correspondant à la phase
« préambivalente » d'Abraham.
Dans la période suivante, le mode d'introjection ne fut plus le
même. Le processus était chargé de sensations pénibles, d'une lourde
culpabilité, et nous analysâmes abondamment ce que cliniquement
on appelle la « castration » mais qui correspondait, cette fois-ci en tout-
cas, à une introjection anale à la faveur d'une oralisation de l'anus en
quelque sorte (1). Pour mieux faire ressortir cette nuance, je vais trans-
crire un rêve de Jeanne, rêve typique d'introjection anale, fait pendant
cette période :
« Je me revois dans la rue, en ville, avec je ne sais qui. Il fallait s'en aller.
Il fallait se sauver — (culpabilité). Comme moyen de transport, une charrette
très quelconque, sale. Je n'en vois que le derrière, sombre à l'intérieur, d'une
rougeur de phosphore ou de soufre, mais de surface toute blanche, comme
passée à la craie... »

(J'ai pensé qu'il s'agissait d'un souvenir d'exhibition consistant


en une scène de toilette de l'enfant dont la région ano-génitale était
saupoudrée de talc. Respectant la règle classique, j'ai attendu les asso-
ciations, lesquelles ont confirmé ma façon de voir. De plus, il y a eu
un rêve plus explicite, dans le même sens.)
« Le derrière était ouvert. J'y étais montée et m'y suis assise, sans regarder
... qui était
le devant comme un cul-de-sac. J'avais les jambes pendantes, en arrière.
Une autre personne à côté de moi, est-ce mon cousin? Il avait des vêtements

(1) W. REICH disait (loc. cit.) que « chez l'hystérique la bouche aussi bien que l'anus » (c'est
moi qui souligne) « représente l'organe de la génitalité ». Ils jouent donc le même rôle génital,
représenté par l'introjection (régression psychique).
258 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

flottants, une chemise très longue. La voiture a démarré brusquement, j'ai dû


me cramponner pour ne pas être déversée vers l'arrière — (conserver le pénis
anal). Il me disait : « Tiens mes vêtements. » Je prenais ses vêtements. J'avais
le poignet par devant, la main posée pratiquement à l'endroit de son sexe. Nous
étions cahotés, il y avait du vent. Ensuite, je me voyais en chemise longue comme
le cousin — (introjection réalisée). »

(Association : « Pense au restaurant qui a changé d'enseigne. Il a


allongé son nom. »)
Enfin, au fur et à mesure que la malade abréagissait son conflit
maternel et renforçait son moi dans l'analyse, l'introjection redevenait
orale ou plutôt buccale (nous avons pu, entre autre, analyser dans le
transfert, une véritable « crise de bâillements »), mais avec un contenu
psychique net, riche et s'approchant davantage du conscient, aussi
bien dans le transfert que dans les rêves.
Comment comprendre cette succession des trois phases ?
Rappelons-nous les études d'Abraham sur les phases prégénitales :
la phase orale commence par le stade qu'il appelle préambivalent. C'est
la première phase prégénitale qui durerait jusqu'à la première poussée
dentaire où elle deviendrait alors la phase sadique-orale. La première
phase orale ne contiendrait donc, selon Abraham, aucun élément
agressif. Je pense, comme le Dr Nacht, que « l'agressivité existe depuis
le premier jour de la vie », indépendamment des moyens qu'elle a,
ou non, de se manifester. (D'ailleurs, priver quelqu'un de la possibi-
lité de manifester son agressivité, donc le frustrer, serait encore un
moyen d'exacerber cette même agressivité.) L'agressivité orale pure est,
à mon sens, une fiction, et quand nous disons « phase orale-sadique »
nous parlons d'un* mélange d'éléments oraux et sadiques, c'est-à-dire
anaux (1). Freud a déjà dit dans Analyse terminée et interminable que
la délimitation des stades n'était pas stricte. On tend actuellement à
admettre une interpénétration de plus en plus large des stades. Pour
Mélanie Klein et l'école anglaise les fantasmes sadiques apparaîtraient
très tôt et le complexe d'OEdipe même manifesterait sa présence chez
le nourrisson âgé dé quelques mois seulement.
Mais revenons à cette phase préambivalente d'Abraham. Il semble,

(1) Dans le geste captatif pur du nourrisson, dans sa pulsion orale satisfaite, il n'y a certai
nement aucune intentionnalité agriessive ; c'est pourquoi il est préambivalent à ce stade. Mais,
si l'objet le frustre, nous assistonsà l'expression de son conflit dont l'analyse ici serait déplacée.
Ce qui est certain, c'est que les éléments anaux auxquels il recourra, sont préformés dès le début,
existent sous une forme ou une autre et même s'ils ne se manifestent pleinement (pour des
raisons qui attendent d'être éclaircies) qu'à un certain stade de l'évolution qui est le stade
sadique anal, ils peuvent prématurément « imbiber » en quelque sorte, la phase précédente et
manifester leur présence, selon les circonstances, à un moment très précoce de la vie.
CONFLIT ORAL ET HYSTERIE 259

en effet, qu'il existe une phase orale « innocente » en quelque sorte,


ou, pour reprendre le terme excellent de Pichon, une modalité d' « ai-
mance » orale, laquelle est à l'abri de l'ambivalence, n'étant pas
conflictuelle.
Nous avons vu que Jeanne a pu réaliser ses introjections préambi-
valentes, mais aussi, qu'à partir d'un moment donné (s'agit-il de la
frustration à laquelle j'ai fait allusion ou de quelque chose de plus
précoce ?), son oralité avait été perturbée ; elle s'était mise à produire
des symptômes touchant son oralité en général : difficulté d'avaler,
anorexie, etc., et elle avait dû finalement renoncer à l'utilisation de
son oralité proprement dite à des fins d'introjection. Au circuit habituel
des hystériques : bouche-vagin (inverse de la régression vagin-bouche),
s'était substitué, chez elle, un autre circuit : bouche-anus- (bouche)-vagin,
avec une phase intercalaire, celle de la deuxième période buccale
normalisée (1).
Ce processus était accompagné par une série de rêves d'introjection
buccale cette fois-ci, ainsi que de rêves figurant l'introjection simul-
tanée buccale et anale :
Une valise profonde. J'y ai déjà rangé différents objets ; une bouteille
«
debout m'empêche de fermer. De l'autre côté, je suis en train de ranger des
pains d'épices de forme carrée. »

Cette normalisation de l'oralité a permis d'amorcer une évolution


menant à l'OEdipe et à une génitalité normale. Entre les deux périodes,

(1) Après l'abréaction du conflit maternel et la normalisationparallèle de son oralité au cours


de l'analyse, Jeanne a produit un rêve curieux, représentant l'érotisation du vagin à partir de
l'anus, illustration en même temps de la théorie classique des stades libidinaux :
« J'allaisà la séance. C'était dans une pièce comme chez mes parents, vous étiez assis devant
une table. Avant d'y aller, je passais par la cour. Je rencontre votre femme en passant, elle me
dit : « Je vais assister à la séance. » Elle a dû penser que j'étais trop hardie, que je racontais des
choses provocantes et elle tenait à être là. Ça ne m'a pas intimidée. Elle était debout, moi
aussi. Je racontais des histoires un peu hardies, je parlais avec elle en m'adressant, malgré
tout, à vous. A un moment donné, cette pièce communiquait avec une autre pièce, qui était
séparée de la cour ; à côté : un coin. Dans ce coin, de la paille qui brûlait. Je quitte la pièce ;
de l'autre côté de la cour il y a aussi du feu ; quelqu'un a allumé la paille. Petites flammes qui
couraient, glissaient en dessous du mur ; elles longeaient les cloisons minces et passaient
l'autre côté. J'étais accroupie à regarder cela, à côté de la porte. Cela se mettait à brûler à l'inté-
rieur de la pièce, en passant en dessous de la cloison. Je me demande jusqu'où cela ira, j'appelle,
vous venez et c'est en même temps mon père. Je ne sais pas ce que vous avez fait pour éteindre. »
Ce rêve, comme d'autres d'ailleurs décrits plus loin, est, bien entendu, richement surdéter-
miné et a un aspect nettement oedipien. Il y en a eu d'autres encore, bien plus explicites, dans
le même sens et que je n'ai pas rapportés. On pourrait considérer cette omission comme une
lacune si je présentais ici une étude clinique complète, ce qui n'est pas le cas, comme l'indique
le titre de ce travail. Ce que je désire cependant souligner c'est que tout le matériel oedipien
apporté par la malade a résisté à toute interprétationet n'a pu êtte rendu conscient qu'après l'analyse
approfondie du conflit oral.
260 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nous avions assisté à l'abréaction de l'agressivité de Jeanne, donc de


son analité. Pendant cette période on ne pouvait plus parler de la
« belle indifférence des hystériques » ; celle-ci a, au contraire, cédé la
place à un comportement très angoissé, masochique, riche en abréac-
tion de conflits, douloureux et pénibles.
La frustration survenue au stade oral préambivalent a donc « culpa-
bilisé » celui-ci en le déviant précocement vers l'analité. Qui dit analité,
dit agressivité ; qui dit agressivité, dit angoisse (toujours, bien entendu,
dans le cadre de la névrose). Donc si le but de l'hystérie est le refoule-
ment de la pulsion oedipienne, les symptômes douloureux de l'hystérique
ont leur origine dans le fait qu'il doit se servir dans sa régression orale
de son analité. Son conflit oral non-liquidé est transféré ainsi au stade
suivant où il est abréagi sur le mode correspondant, ce qui lui permet
de reprendre ensuite le chemin de l'oralité afin de dépasser ce stade mais,
cette fois-ci dans des conditions adéquates.
Freud, dans un travail de 1931 (Uber die weibliche Sexualität),
disait de la pulsion orale : « Les pulsions agressives sadiques-orales
se trouvent sous la forme dans laquelle elles étaient fixées par un
refoulement précoce, comme la peur d'être tué par la mère, ce qui
justifie, par la suite, lorsqu'elle devient consciente, les souhaits de
mort contre elle. La fréquence d'une hostilité inconsciente envers la
mère, comme source de cette peur de la mère, est difficile à préciser. »
Ensuite, entre parenthèses : « Quant à la crainte d'être dévoré, je ne
l'ai trouvée jusqu'ici que chez les hommes. Elle vise le père, mais c'est
probablement un dérivé de l'agressivité contre la mère (1). On veut dévorer
la mère dont on tire sa subsistance ; quant au père, il n'y aurait aucune
raison à cela. »
Federn (loc. cit.), en mettant dans la bouche de Freud la phrase
suivante : « L'hystérie que l'on peut poursuivre jusqu'aux conflits
profonds de frustration par la mère », se référait-il au passage ci-dessus ?
Je reprends en tout cas volontiers ce qu'il dit en guise de conclusion'
(loc. cit.) : « Le conflit peut se situer plus profondément que l'orga-
nisation libidinale qui préside à la structure du symptôme. »
L'analyse de Jeanne révèle un conflit conforme au schéma ci-dessus.
Nous nous souvenons du symptôme qui l'a amenée à consulter, à
savoir : l'impulsion à causer la mort de quelqu'un en se trompant
dans l'exécution d'une ordonnance. L'on pourrait discuter la structure
même de ce symptôme. Il est surdéterminé, comme l'est toujours le

(1) C'est moi qui souligne.


CONFLIT ORAL ET HYSTERIE 261

symptôme hystérique. Mais ces considérations théoriques pourraient


nous mener loin de notre sujet. En tout cas, le conflit semblait abso-
lument encapsulé en tant que conflit maternel et « les hystériques
aiment mieux agir que se rappeler ». Le refoulement était maintenu
avec d'autant plus d'énergie que le conflit affleurait à la surface dès
qu'on y avait touché, et son analyse, dans le transfert, devenait de
plus en plus aléatoire. Cependant, le matériel analytique était d'une
clarté sans équivoque. Jeanne pensait tout en termes pharmaceutiques.
« Le monde est un remède qu'il faut avaler », ou encore : « Je suis
intoxiquée, empoisonnée. » Ses rêves avaient comme thèmes les poisons
et les empoisonnements. L'analyste même était associé à un toxicologue
qui, lui aussi, faisait des analyses. Un rêve typique de cette espèce :

« De l'arsenic dans une coupelle de porcelaine (le sein maternel : le poison).


Je cherche de l'arséniate, devrais sentir l'odeur caractéristique d'ail ; j'ai les
mains embarrassées ; je prends la coupelle entre les dents, je me lave vite la
bouche, mais je crache violet, suis empoisonnée. »

Dans un rêve couplé, elle déplace en même temps sa culpabilité,


d'une façon adroite, sur une histoire sexuelle anodine :
« Mme M... et moi, sommes accusées de nous être trouvées avec des garçons.
Je pleure, suffoque, verse de chaudes larmes, étant accusée injustement. »
Elle rêve qu'elle est empoisonnée et que sa mère la voit mourir.
Dans tout ce matériel revenait souvent une représentation du sein,
comme objet partiel, non encore séparé du sujet :
« Une portion de quelque chose qui était là, bien net, ressortant en blanc sur
le reste qui est flou : attaché à moi et dépendant de moi. »

La régression allait jusqu'à l'unité primitive avec l'objet, rappe-


lant un peu ce petit garçon, dont parle Jones, et qui disait en voyant
sa mère donner le sein à son frère cadet : « Je sais ce que c'est, c'est
avec ça que tu m'as piqué. » Jeanne rêvait, par exemple, de chats
auxquels on faisait subir une opération pour qu'ils soient obligés de
rentrer leurs griffes. L'opération se faisait sur le dos (avec cela, un
rêve intercalé : elle a gagné à la loterie de « CIPSA » — ASPIC — poison,
donc le rêve est à l'envers). Dans un autre rêve, il s'agissait de « deux
bonnes femmes » transportant chacune un seau d'eau de Javel et criant :
« Pas de mariage ! »
Tout cela comportait une très forte tension. Cette tension a explosé
lors d'une séance quand elle a découvert spontanément (ou presque),
262 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'elle a effectivement confondu un médicament inoffensif qu'elle


voulait proposer à sa mère, avec un autre quelque peu ressemblant
quant au nom, mais nettement toxique. Sa réaction à cette découverte
fut d'une violence extrême. Ce fut un choc terrible : cris, angoisse
insupportable, une sorte de panique. Ensuite et en un tournemain,
disparition totale de toute cette agitation. Le lendemain de cette séance,
elle arrivait parfaitement calme ; « c'est drôle, j'ai complètement oublié
ce que nous avons dit hier ». Scotomisation totale de la séance précé-
dente et, naturellement, refoulement renforcé. Par contre, plaintes
redoublées : « Tout va mal, je suis définitivement intoxiquée, je ne
suis bonne à rien, pourquoi vivre ? » La malade s'est donc trouvée
subitement face à face avec son conflit oral, alors que toute sa maladie
n'était qu'un système de défense contre ce même conflit. La défense
— toujours la même — consistait, cette fois-ci encore, mais sur un
mode plus spectaculaire, en un retournement de la situation, c'est-à-dire
qu'au lieu d'agresser l'objet, elle s'est identifiée avec lui, devenant elle-
même l'agressée. Quand, plus tard, nous avons pu analyser cet épisode,
elle parlait d'un tour de main (un hystérique me parlait, dans le même
sens, d'un « petit truc », « au lieu de faire comme ça, je fais comme ça »,
en projetant sur le divan ses deux bras, d'abord à droite, ensuite à
gauche).
En définitive, me semble-t-il (Freud et Ferenczi avaient déjà
énoncé cette formule en ce qui concerne le coït et la sexualité en général) :
la réalisation d'une pulsion contient les éléments de satisfaction libi-
dinale appartenant aux phases précédentes, jusqu'à la satisfaction ou
la frustration (s'il y en avait une à l'origine) de la pulsion orale. Tout
se passe comme si chaque satisfaction pulsionnelle devait refaire pour
son compte toute l'évolution libidinale depuis le début. La pulsion en
question éveille automatiquement l'ancienne situation et le sujet se trouve
face à face avec son conflit oral sans pouvoir l'abréagir, étant donné qu'il
ne peut pas assumer l'agressivité qui lui serait nécessaire pour cela (1).
La réaction se manifeste avant tout sur le plan oral même, le plan
du conflit primitif. Jeanne pendant les semaines qui suivirent son choc,
ne mangeait presque plus, parlait difficilement, sa voix était à peine
audible. Toute son oralité semblait abolie. Le tout était intensément
vécu dans le transfert sur l'analyste en tant que mère frustratrice.
Le premier objet frustràteur est toujours la mère et le point nodal

(1) S. NACHT : Le concept d'agressivité, dans la terminologie psychanalytique, signifie


la tendance de l'être à assouvir ses besoins » (Interview dans Combat, mars 1952).
CONFLIT ORAL ET HYSTÉRIE 263

de l'hystérie est le conflit oral dans les deux sexes. En effet, l'enfant
mâle veut s'identifier à son père, cette identification étant la base même
de la formation de son surmoi. Le processus est basé sur l'introjection
du pénis paternel, mais remonte à son prototype plus ancien qui est
l'introjection orale du sein, donc à la situation conflictuelle primitive,
pour peu qu'il y ait eu conflit.
Jeanne vivait intensément son angoisse dans l'analyse, cette angoisse
ayant été reliée à la castration du père, c'est-à-dire à l'introjection du
pénis paternel. Mais elle a fourni un matériel suffisant pour me faire
comprendre que cette culpabilité était déplacée, l'autre, la vraie, étant
beaucoup plus difficilement supportable. Elle a même complètement
scotomisé son conflit principal, pour pouvoir renverser la situation
et se servir, au contraire, de sa mère, comme protection contre le père
qu'elle châtrait (le passage de Freud cité ci-dessus, montre bien la
même position, c'est-à-dire le camouflage du conflit maternel par celui
d'avec le père).
Ce mouvement de bascule entre deux identifications, c'est-à-dire
entre deux compartiments de son moi, que nous venons de décrire et
que Jeanne appelait un « tour de main », est reproduit avec une grande
clarté dans un de ses rêves :
« Ma mère. A gauche, un homme et une femme qui viennent vers nous, mais
sont encore loin. Ma mère croit reconnaître mon père. Elle l'appelle. Je regarde,
il me semble qu'elle fait erreur. Ce n'est pas mon père. Les personnes se retour-
nent et j'ai l'impression qu'on veut me bousculer pour m'entraîner ; le bras
serré, j'ai mal et me réveille en sursaut, au moment où ma mère réalisait qu'elle
s'était trompée. J'avais la sensation qu'on me prenait violemment par le bras,
mais que ce geste était adressé à ma mère pour l'arrêter, en lui disant qu'elle
faisait erreur. J'ai reçu la commotion à la place de ma mire, je l'ai ressentie
pour elle (1). »

Un épisode pris dans l'analyse d'un autre malade permet d'aboutir


à une formule un peu plus précise encore ; le malade était en train
d'abréagir son conflit maternel et s'acharnait sur le sein maternel qu'il
piquait, brûlait, déchiquetait, etc. Le tout est cependant resté longtemps
sans affect. Quand il a commencé à vivre vraiment son attitude, il
fut tout d'un coup pris de panique et me dit en geignant : « Docteur,
j'ai des seins, j'ai l'impression d'avoir des seins. » Le contexte aidant,
j'ai compris que ce gémissement traduisait une plainte, comme si ce
sein qu'il avait l'impression d'avoir était une tumeur maligne (mère
morte de cancer) qui le rendait terriblement angoissé, angoisse dont il

(1) Voir note S bis, p. 17.


264 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

s'attendait que je le débarrasse (1). Le malade introjectait donc l'objet


frustrateur en s'identifiant ensuite avec soi-même.
Nous avons vu que l'hystérique introjecte l'objet partiel, lequel
est soit le sein, soit le pénis. Ce qu'on voit, cependant la plupart du
temps, c'est une condensation des deux et, derrière la « castration »
du pénis paternel, transparaît la captation du premier objet partiel :
le sein. Mme P. Heimann, résumant les vues de Mélanie Klein et
de l'École anglaise (2), a bien montré que l'introjection du pénis paternel
se fait sur un mode typiquement oral, alimentaire, le plus souvent ;
on suce, mord, dévore, comme s'il s'agissait du sein. Une de mes malades
fut torturée pendant longtemps par un cauchemar qui la surprenait
également dans un certain état demi-conscient et provoquait chez elle
de véritables crises de narcolepsie. Elle avait l'impression que sa langue
enflait, grandissait subitement, se tordant dans sa bouche devenue
trop étroite pour la contenir ; à la fin de la « crise », un liquide laiteux
en jaillissait sous forme d'un jet saccadé. La langue représentait le
sein et le pénis introjectés et le liquide figurait à la fois le lait maternel
et le sperme. Quant au conflit même, il était typiquement et profondé-
ment oral. Dans beaucoup de fantasmes d'hystériques, on retrouve enfin
une espèce de « sein carré », les associations (coin, angle, chiffre 4, etc.)
nous menant toujours au pénis, lequel se trouve ainsi contenu dans
l'image du sein, comme surajouté. N'est-ce pas une véritable « quadra-
ture du cercle » ?
Après avoir rédigé ce travail, je reçus le tout dernier numéro (1952,
IV) du Psychoanalytic Quaterly. Ce journal contient le résumé d'un

(1)En même temps, il s'identifiaità l'objet « entier » en réalisantle processus sur son propre
corps, à partir de l'objet partiel introjecte. TAUSK (cité par VAN DER WAALS, Revue française
de Psychanalyse, 1949, IV) parle du « stade de l'évolution où le corps lui-même est découvert
comme objet, au début par fragments qui forment bientôt un tout contrôlé par l'unité psychique
qui est le moi. La libido, partie de l'état de narcissisme organique, inné, investit tout d'abord
le corps lui-même par le moyen de la projection. Ainsi, le corps devient objet dans le monde
extérieur ». Ce malade fréquentait assidument les music-halls et retirait un plaisir typiquement
narcissique de la contemplation des femmes plus ou moins nues, le point essentiel du tableau
étant les seins. Il s'identifiait avec ces femmes et, rentré chez lui, il se masturbait en se regar-
dant dans un miroir, tout en se remémorant les scènes de music-hall auxquelles il venait d'assis-
ter. Jeanne même m'a fourni un matériel plus ou moins analogue ; dans une série de ses rêves,
il était également: question de miroir, écriture en miroir, reflets, etc., autant d'allusions qui
constituaient pour ainsi dire le noeud central de ces rêves ; je suis arrivé finalement à me
demander si Jacques LACAN en décrivant le processus de l'identification et la formation de la
fonction du JE (Revue française de Psychanalyse, 1949, IV) centrées sur le stade du miroir », ne
décrivait pas un aspect du même processus, l' image du corps morcelé » correspondant à
l'introjection de l'objet partiel et l'identification « en miroir » à l'introjection oculaire du corps
total comme tel comportant un bénéfice narcissique considérable traduit par une attitude spéci-
fique éloqueinment mise eu évidence par cet auteur.
(2) Psycho-Analytic Concept of Introjected Objects, British Journal of Médical Psycho-
logy, 1949.
CONFLIT ORAL ET HYSTÉRIE 265

article de Douglas Noble, paru en 1951 dans la revue américaine Psy-


chiatry, intitulé : « Manifestations hystériques dans la schizophrénie » :
« Noble a observé dans six cas-limites, un mélange de symptômes
hystériques et schizophréniques. Trois cas seulement (trois femmes)
ont été traités par la méthode psychanalytique. Comme symptômes
hystériques, il décrit surtout des fugues, conversions somatiques, états
crépusculaires ou somnambulisme, ainsi que des exagérations des symp-
tômes physiques avec attitudes dramatiques. Noble trouve, comme
problème central de ces cas, le conflit non-résolu de frustration et l' angoisse
devant la mère. Ces malades avaient des mères infantiles, présentant
des conversions somatiques et affichant des attitudes hystériques
typiques. Craignant d'être abandonnées, ces malades manifestaient de
violents désirs d' « union physique » avec la mère, et leur rejet précoce
par la mère a provoqué chez elles des fantasmes meurtriers de vengeance.
Les symptômes de conversion de ces malades (c'est moi qui souligne) ont
été rapportés par l'auteur à des identifications hostiles avec la mère. Les
défenses hystériques ont été efficacement utilisées pour protéger ces malades
de leurs profondes angoisses orales. »
A propos de la psychanalyse
de groupe
par S. LEBOVICI (*)

Il nous a paru qu'une discussion pouvait s'engager maintenant à


propos de notre expérience de la psychanalyse de groupe que nous
pratiquons depuis plusieurs années. Il est en effet, possible que la
compréhension de certaines dynamiques des traitements individuels
s'en trouve enrichie.
Dans ces expériences, telles que nous avons pu les, mettre en oeuvre
avec nos collègues d'abord, Mme Moreau-Dreyfus, puis Diatkine et
Mme Kestemberg, avec lesquels notre collaboration se poursuit, nous
nous sommes toujours souciés d'apporter dans les thérapeutiques de
groupe la compréhension psychanalytique. Qu'il s'agisse de traitements
à type dramatique ou verbal, nous avons d'abord voulu réaliser des
psychanalyses. Cet exposé sera plus spécialement consacré à la psycha-
nalyse verbale de groupe.
Mais nos idées sur cette thérapeutique et les techniques que nous
avons cru devoir adopter ont évolué à travers trois stades successifs.
Il nous semble d'ailleurs que la même évolution se manifeste dans la
très abondante littérature anglo-saxonne qui traite de cette question.
i° Dans la thérapeutique de groupe, on le sait, l'idée première
est celle de l'économie possible des thérapeutes. Aussi les premiers
essais thérapeutiques se bornèrent-ils à des applications de la psycha-
nalyse à des patients réunis en groupe. Il nous semble d'ailleurs que
la plupart des psycho-thérapies analytiques de groupe, telles qu'on
les trouve par exemple exposées dans les ouvrages de Slavson (i) et
Foulkes (2) n'ont pas dépassé ce stade.
2° Au cours des réunions qui furent consacrées à l'étude de la
psycho-thérapie de groupe, il nous fut précisément reproché de nous

( 5) Conférence à la Société psychanalytique de Paris (février 1953).


A PROPOS DE LA PSYCHANALYSE DE GROUPÉ 267

borner à réaliser des traitements individuels en groupe. Ces critiques


nous amenèrent à tenter, après bien d'autres auteurs, de préciser
quelques aspects des dynamiques des groupes.
3° Nous avons alors essayé de traiter les groupes en tant que tels
et nous insisterons spécialement sur les problèmes théoriques et tech-
niques qui se posent dans cette perspective où les travaux de la Tavis-
tock Clinic, de Bion et ses élèves, d'Ezriel nous semblent devoir être
tout particulièrement cités.
Parce que nous aurons au cours de cet exposé à faire appel à des
exemples concrets, nous présenterons brièvement l'histoire d'un groupe
traité depuis janvier 1952 par Ruth Lebovici et moi.
Il s'agit de malades de pratique hospitalière, que nous traitons en
clientèle privée afin de bénéficier du confort et du silence nécessaires.
On s'expliquera donc que ces patients ne versent aucun honoraire. Les
séances ont d'abord été tri-hebdomadaires et de la durée habituelle de
trois quarts d'heure. Ces séances nous ayant paru trop courtes, nous
réunissons maintenant le groupe une fois par semaine pour une heure
trente. Nous pouvons dire dès maintenant qu'en certaines occasions,
par exemple lorsque nous ne pouvons pas les recevoir, nous imposons
à nos patients des réunions en dehors de nous. Cette pratique qui nous
a semblé favoriser la cohésion du groupe est également adoptée par
d'autres auteurs. Ce groupe est parti avec 8 patients : il s'agit sans doute
d'un nombre insuffisant, car l'expérience montre qu'un certain nombre
de malades abandonne généralement le traitement dès ses débuts. Le
groupe s'est réduit rapidement à 5 patients, puis à 4, parce qu'un
patient fut l'objet d'une mesure d'internement. Il reste donc 4 sujets,
2 jeunes hommes et 2 jeunes filles dont nous allons relater très briève-
ment les observations.
I° G., 22 ans, nous fut adressé par Diatkine après un essai de
psychanalyse dramatique de groupe ; il avait déjà été traité par narco-
thérapie. Il se plaignait de timidité, fond sur lequel se détachaient
des manifestations agressives et impulsives. Son instabilité profes-
sionnelle était grande.
En fait, au fur et à mesure que le traitement s'est poursuivi, nous
avons pu réunir chez lui les signes les plus caractéristiques d'une
névrose obsessionnelle avec rites multiples à type de conjuration et
de vérification, et éreutophobie.
L'anamnèse, telle que le traitement permet de la reconstituer est
la suivante : G. est le deuxième fils d'un instituteur qu'il présente
comme remarquablement brutal et sévère. Sa mère mourut lorsqu'il
268 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avait 5 ans. Il vécut alors chez des grands-parents à la campagne. Le


grand-père est coléreux et impulsif. Il fut victime de tentatives de
séduction de la part d'un oncle paternel. Un drame semble l'avoir
marqué à la fin de l'occupation : il se trouvait à bicyclette avec un
camarade ; les Allemands les prirent pour des maquisards, tirèrent
sur eux. Son camarade blessé mourut après l'avoir supplié de s'enfuir
et de l'abandonner. Il vécut alors chez son père qui était remarié et
il éprouvait des désirs sexuels très conscients et très culpabilisés vis-à-
vis de sa belle-mère. Ceux-ci persistent encore et, alors que son père
est en train de divorcer, il redoute de les révéler au cours de témoi-
gnages qu'il peut être appelé à faire. Il est à l'heure actuelle marié et
a 2 enfants, car une grossesse de sa femme vient de se terminer. Au
début du traitement il essaya de tromper sa femme avec une jeune
collègue de bureau ; il sortait avec elle pendant les heures de séances,
mais il dut renoncer à cette aventure sous la pression de ses camarades
qui lui en montrèrent tout l'aspect « d'acting-out ». Il est encore terrorisé
par son père.
Au cours du traitement, nous avons analysé surtout la culpabilité
oedipienne et les régressions avec fixations homo-sexuelles passives,
recouvertes par une apparente agressivité, élaborée en des fantaisies
très primitives.
Dans le groupe, G. apparaît comme le personnage agressif chargé
par l'autre garçon d'assumer l'agressivité virile : par exemple, il est
très admiré parce qu'il pratique le judo, sport dans lequel on estime
qu'il pourrait facilement me battre.
2° M. qui a 19 ans, nous fut adressé par Henri Rousselle pour
syphilo-phobie survenue à la suite d'un rapport sexuel avec une pros-
tituée. En fait, il souffre d'une névrose obsessionnelle très ancienne et
une anxiété infantile précoce s'est très tôt structurée : par exemple,
placé dans un préventorium, à la suite de la remarque d'un camarade,
il avait eu l'obsession d'avaler ses crachats. Cette névrose obsession-
nelle évolue « sur un mode très chaud » et elle s'accompagne de mani-
festations hytéroïdes multiples.
Son histoire familiale est tout à fait tragique : c'est le deuxième
enfant d'une famille de trois garçons. Son père,' alcoolique, a été interné
alors qu'il avait 4 ans. Il se souvient de scènes terrifiantes : son père
voulait égorger sa mère et ses frères. Il était le préféré de ce père
qui l'obligeait à coucher dans son lit et à cracher sur sa mère. Après
l'internement du père, la mère a vécu avec un ami. M. prétendit
d'abord ne pas savoir si son père était vivant et ne pas s'en préoccuper.
A PROPOS DE LA PSYCHANALYSE DE GROUPE 269

En fait, il est resté très attaché à son père, sur lequel persistent des
fixations homo-sexuelles très vivaces. Au cours du traitement, M. a
pu revivre toute sa culpabilité oedipienne, vis-à-vis de son frère aîné
avec la fiancée duquel il sortait, pendant que ce frère était soldat. Il
avait des rêves où il avait avec elle des rapports sexuels. Mais sa culpa-
bilité fut ravivée par le fait suivant : le plus jeune frère sortit également
avec cette jeune fille qui devint sa maîtresse. Elle s'est pourtant mariée
avec le frère aîné.
Au cours du traitement M. est très passif, se réfugianttoujours der-
rière G., pour exprimer son agressivité. Il est traité en fille par ses
trois camarades. C'est ainsi qu'attendant G. à une station de métro
voisine avant le début de la séance, celui-ci l'accusa « de faire le trot-
toir ». Il manifesta des émois très positifs vis-à-vis de moi.
Nous avons pu analyser la culpabilité oedipienne renforcée par
l'histoire familiale et ayant entraîné des régressions très profondes.
M. a encore des fantasmes oraux et nous croyons possible qu'il ait
été victime de traumatismes oraux passifs : c'est ainsi qu'il a fait
plusieurs rêves où il fallait avaler du sperme dans une assiette, ce
qui lui rappelait la difficulté qu'il y a à boire du vin dans une assiette.
30 Ma., 20 ans, nous fut adressée par Diatkine après échec d'une
psychanalyse individuelle qui dura plusieurs mois pendant lesquels elle
ne parla pas et après un essai de psychanalyse dramatique. Il s'agit d'un
cas d'inhibition grave sur le plan de l'adaptation sociale et du travail :
on pourrait la considérer comme une schizoïde grave au sens des auteurs
américains.
C'est la fille cadette d'une famille d'instituteurs bretons. Elle a
eu une enfance apparemment normale. Elle s'est toujours mal adaptée
à la scolarité, puis au travail. Elle fait actuellement des études de secré-
taire médicale.
Pendant le traitement, Ma ne parle presque pas, mais, elle inter-
prète, et d'une manière souvent très remarquable, les comportements
et les rêves de ses camarades. Son cas pose le problème des amélio-
rations dans les traitements de groupe chez des sujets qui ont eu des
traitements extrêmement « froids ». Le rôle de ce qu'on a pu appeler
l'identification narcissique doit être ici souligné. Ma. vient de faire des
« aveux » qui ont pour elle une grande importance vis-à-vis du groupe :
sur une question de M., elle a reconnu qu'il lui arrivait de se mastur-
ber. Un autre phénomène de groupe est très net chez elle, c'est le
contraste entre son attitude inhibée pendant les séances et son anima-
tion au dehors avec ses camarades qui nous l'ont plusieurs fois signalé.
PSYCHANALYSE 18
270 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le traitement a essentiellement permis d'analyser ses revendica-


tions, phalliques pré-oedipiennes et oedipiennes.
4° Mo., 20 ans, adressée par le Dr Digo, présente une longue his-
toire de troubles du caractère avec des dispositions masochistes et para-
noïaques. C'est l'enfant unique de parents d'origine modeste et de morale
étroite, très désireux de s'élever au-dessus de leur condition. Elle a été
très vite une enfant difficile qu'on a placée dans des internats normaux,
puis spécialisés, dont le foyer de Soullins. Ces derniers mois, elle était
placée comme domestique et elle reçut dans sa chambre un garçon avec
lequel elle n'eut d'ailleurs pas de rapports sexuels. Elle fut découverte
par sa patronne au cours d'une de ces visites, et s'affolaht, manifestant
en même temps son masochisme, elle courut au commissariat de police
pour demander qu'on l'arrête. Depuis lors, elle ne verra plus son père,
disant qu'il ne peut la considérer que comme « une putain ». Elle est
actuellement domestique et ses troubles du caractère l'amènent à chan-
ger fréquemment de place.
Pendant le traitement elle se montre apparemment très agressive
contre les hommes ; en particulier sur le plan de la castration : elle
rêvera par exemple de M. à qui elle donne une chemise de nuit de
femme. En fait, elle semble avoir atteint un oedipe qu'elle culpa-
bilise fortement et elle fait sur moi un transfert à type paternel avec
une forte charge émotive. Mais les traits ne manquent pas chez elle
de fixations prégénitales solides avec masochisme vrai par agressivité
sadico-orale et sadico-anale.
Dans ce groupe ainsi constitué et réduit à 4 patients, 2 hommes
et 2 femmes, nous avons observé un certain nombre de phénomènes
particuliers que nous essaierons de décrire.
Ils tiennent d'abord à la situation de chaque patient dans le groupe
ou plutôt à la position qu'il y assume :
I° D'une manière générale, on peut être assuré que les sentiments
agressifs peuvent être exprimés plus facilement vis-à-vis d'un cama-
rade du groupe que vis-à-vis du médecin. Nous voyons là une des
interprétations les plus fréquentes qu'on a fournies à un groupe : les
sentiments hostiles ne s'adressent pas au camarade, mais bien plutôt
au thérapeute. Il s'agit là sars doute d'une situation très proche de
celle qu'on observe dans les traitements individuels où l'agressivité
exprimée dans une situation extra-transférentielle peut et doit être
ramenée à la situation analytique ;
20 Chaque patient assume un rôle dans le groupe : G. par exemple
assume le rôle agressif; nous avons signalé les fantasmes de judo.
A PROPOS DE LA PSYCHANALYSE DE GROUPE 271

M. s'abrite constamment derrière lui. Dans cette situation, G. investi


de la confiance de M. s'identifie à l'idéal du Moi de M. et devient à
bon compte encore plus agressif. Ainsi s'établit un jeu où chaque patient
assume respectivement l'idéal du Moi et le Surmoi punitif.
De même, chaque patient répond au rôle qui lui est prêté par un
de ses camarades. Nous avons vu, par exemple, que Mo. avait rêvé
qu'elle préparait une chemise de nuit féminine pour M. Dès lors,
celui-ci est identifié dans le groupe à une fille et c'est à ce moment que
G. l'accusa de « faire le trottoir ».
Nous rapporterons par exemple la séance qui suivit cette accusa-
tion avec quelques détails : le début est marqué par un long silence ;
puis M. rit et explique qu'il vient de penser à un rêve récent de G.
(dans ce rêve, le traitement était fini et personne n'était guéri). Il s'est
dit que peut-être effectivement le traitement ne donnerait aucun résul-
tat. Il regarde à ce moment ses camarades en souriant et il s'adresse
à G. en lui disant : « On dirait que ça peut te faire plaisir. » J'interviens
alors : « C'est vous, en fait, qui avez éprouvé du plaisir, lorsque vous
avez vu que G. était capable d'exprimer ce que vous pensez, mais ce
que vous n'osez pas dire. » M. intervient alors : « Oui, il s'oppose à
vous ; pas moi, je n'ai aucune raison. » Il raconte alors le rêve suivant :
« Je lisais allongé sur mon lit l'histoire de France ; je suis habillé en
chemise de nuit (il regarde à ce moment Mo. d'un air entendu). Un
abbé vient lire les feuillets, puis il se ravise parce qu'il se trouve indis-
cret. Je me lève alors pour éteindre parce que je ne veux pas déranger
mes parents. Je m'aperçois que la porte est ouverte ; j'ai peur que
quelqu'un soit caché. J'entends des pas de soldats dans la rue. » M. asso-
cie sur ce rêve : « La chemise de nuit, c'est celle que Mo. m'a donnée.
Elle m'a transformé en fille (Mo. a un sourire pincé et rougit). Alors
l'abbé, c'est moi aussi. De quoi ai-je peur ? J'ai peur d'être surpris.
Par qui ? Par mon frère Riquet, il se marie dans quinze jours. Nicole,
sa fiancée, est enceinte. « C'est pour quand, le bébé ? » demande-t-il
à G., dont la femme, on le sait, est enceinte. » La séance se poursuit
par la discussion des rapports de G. avec ses beaux-parents qui doivent
arriver pour l'accouchement de sa femme. G. est très content. Il
ne dira pas à ses beaux-parents qu'il suit un traitement. Cela ne les.
regarde pas. D'ailleurs, il a un autre sujet de contentement : sa femme
trouve son père comme lui, impossible. M. reparle alors de son rêve,
après avoir remarqué que G. était content que ses camarades me trou-
vent également impossible. Il parle également d'un autre rêve, où la
caissière d'un cinéma appelle le Dr X..., médecin qui le console quand
272 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

il va le consulter. J'interviendrai ici à propos du premier rêve : l'his-


toire de France, c'est le traitement où nous cherchons à reconstituer
le passé. Bien qu'il soit transformé en fille, comme le voudrait Mo., il a
encore peur, comme il a peut-être eu peur, quand il était enfant de
savoir ce que les parents faisaient la nuit ensemble. M. ne répond pas
et se tourne vers Mo., lui demandant de parler de sa vie, ce qu'elle fait
de mauvaise grâce. Elle parle de sa chambre d'hôtel. M. demande : « Tu
m'invites ? » Mo. répond par un rêve : c'est une collectivité de jeunes.
Elle doit coucher dans le même lit que M. Lorsqu'elle arrive, il dort
déjà. Il est tout habillé. Elle l'embrasse sur le front et s'en va sur la
pointe des pieds. M. rit gêné : « Si c'est comme ça je veux bien. Com-
ment étais-je habillé ? » Pas de réponse. Puis Mo. : « Il n'y a pas que
moi ici. » Elle regarde Ma. Je lui fais remarquer qu'elle pense sans doute
qu'en vérité M. s'intéresse plus à Ma. qu'à elle.
Dans cette séance dont nous venons de présenter l'exposé, on voit
qu'à travers deux rêves, les projections mutuelles des patients se
répondent : M. et Mo. assument l'un et l'autre les rôles qu'ils se sont
mutuellement attribués.
3° Au cours de bien des séances, nous avons assisté à un autre
aspect de ce même phénomène. Les patients, incapables d'appréhen-
der la signification de leur conduite, la valeur d'un rêve, donnent
pourtant d'excellentes interprétations à leurs camarades. Ma. en par-
ticulier très silencieuse, à travers l'identification à l'analyste, vécue
sous la forme de celui qui l'interprète exprime par ce comportement
ses revendications phalliques. Nous apprendrons d'ailleurs que dans
une séance très importante de psycho-drame, elle a pu s'identifier à
un médecin. Son cas pose à ce propos le problème des intégrations
d'émotions non verbalisées. Il est en tout cas remarquable que malgré
son silence, ses positions affectives aient été mobilisées.
4° Dans ce même groupe nous avons pu noter en plusieurs occasions
l'importance de la place qu'occupe tel ou tel membre : par exemple,
Mo. s'assied toujours sur un petit tabouret, tandis que G. s'étale confor-
tablement sur un profond fauteuil ; de même on peut noter la place
qu'occupe le patient par rapport au thérapeute : M. a eu beaucoup de
mal à s'installer en face du thérapeute. L'étude de ces phénomènes
mineurs, qui a été faite déjà par d'autres auteurs (2), rentre dans le
cadre des positions assumées par les patients et aide à les appréhender.
On doit se rappeler en outre, que dans ce traitement le psychanalyste
est assis en face des malades : ses réactions qui viendraient à traduire
des prises de position émotionnelles seraient donc particulièrement
A PROPOS DE LA PSYCHANALYSE DE GROUPE 273

perceptibles pour les malades et les phénomènes contre-transférentiels


risquent de perturber spécialement la marche du traitement.
Les différentes remarques que nous avons présentées jusqu'à pré-
sent inscrivent la psychanalyse de groupe dans une perspective qui
n'est pas notablement différente de celle habituellement étudiée en
psychanalyse individuelle. La seule différence est que le déplacement
des imagos ne se fait pas seulement sur le psychanalyste, mais aussi
sur les autres patients. A vrai dire, la situation n'est pas radicalement
différente en analyse classique, où certains auteurs (Alexander) s'au-
torisent à parler de transferts extra-thérapeutiques. Léo Berman (4),
Grotjahn (3) dans des articles récents soulignent cependant les diffi-
cultés qu'apporte à la situation de groupe la relation individuelle patient-
thérapeute. Les patients ont souvent l'impression de ne pas partager
justement l'attention du thérapeute ; ils recherchent les entretiens
individuels ; dans de telles conditions on comprend donc que le psy-
chanalyste doit connaître parfaitement ses propres positions émotion-
nelles vis-à-vis des différents patients.
Il nous semble que la notion théorique du rôle assumé en psycha-
nalyse de groupe mérite d'être retenue : elle permet peut-être de
comprendre mieux certaines dynamiques du transfert. On se rapportera
ici utilement au rapport théorique sur le transfert à la Conférence des
Psychanalystes de Langue française de 1951, par Lagache et à l'article
introductif que ce même auteur a consacré à cette question : « Quelques
aspects du transfert » (1). Lagache montre que les phénomènes de
transfert ne sont pas suffisamment expliqués par l'automatisme de
répétition, tel que l'a décrit Freud dans son essai Au delà du principe
du plaisir. A côté du besoin de répétition, écrit Lagache, « il faut tenir
compte de la répétition des besoins. Le transfert peut être conçu
comme l'actualisation dans la situation psychanalytique d'un conflit
non résolu. » Dans la situation de groupe, la multiplicité des positions
conflictuelles structure sans aucun doute les manifestations transfé-
fentielles. Il faut certainement tenir compte, comme le montrent les
travaux récents, de ce que Lagache appelait déjà « le rôle » du psycha-
nalyste et de l'entourage psychanalytique, directement en jeu dans la
situation de groupe. Lagache écrit : « On propose de reconsidérer la
question (celle du mode de production du transfert) dans le cadre du
champ psychanalytique créé par l'interaction du patient et du psycha-

(1) D. LAGACHE, Quelques aspects du transfert, Revue fancaise de Psychanalyse, XV, 1951,
n° 3, p. 407 à 424.
274 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

nalyste et d'une psychologie des rôles interindividuels (1). On suggère


que les traits négatifs du rôle de l'analyste (silence, passivité, etc.
doivent être considérés comme les propriétés positives et originales
de l'entourage psychanalytique, propriétés parmi lesquelles la frustra-
tion est une des plus marquantes. D'où l'hypothèse que les régressions
successives qui se manifestent dans l'évolution du transfert sont induites
en partie par le rôle frustrateur de l'analyste. »
Il nous semble que cette étude des conséquences du rôle assumé
dans la dynamique du transfert, notion si importante dans le groupe,
serait peut-être enrichie par certaines études très pénétrantes de Moreno.
Celui-ci définit ainsi la sociométrie : « Étant donné que l'individu
projette ses émotions sur les groupes qui l'entourent et que les membres
de ces groupes, à leur tour, projettent leurs émotions sur lui, on peut
discerner au seuil intercalé entre les deux des schèmes d'attraction
et de répulsion, que nous nous proposons d'appeler « l'atome social
« de l'individu » (in Fondements de la sociométrie). Moreno dira encore
dans son ouvrage Psychodrama : « Les rôles ne dérivent jamais du Moi,
mais le Moi dérive souvent des rôles. » Il n'est pas douteux que ces
conceptions ont été l'objet de nombreuses critiques de la part des
sociologues qui reprochent en particulier à Moreno de ne voir dans le
groupe que les relations émotionnelles de ses membres. Il nous paraît
cependant qu'elles sont très utilisables dans la psychanalyse individuelle
et de groupe.
Après d'autres auteurs nous poserons donc la question de savoir
si la psychanalyse de groupe ne représente pas une des possibilités
d'apprentissage et de compréhension des phénomènes de transfert
pour les futurs analystes.
Dans la deuxième partie de notre exposé nous tenterons d'étudier
les conséquences des phénomènes spécifiques au groupe. On peut en
effet, considérer que les remarques théoriques et techniques jusqu'à
présent faites relèvent plutôt d'une psychanalyse individuelle modifiée
par la situation de groupe. D'innombrables travaux ont été consacrés
aux phénomènes spécifiques du groupe (2). Nous tenterons d'indiquer
quelques-unes de leurs manifestations dans la psychanalyse verbale
de groupe.
1° Nous avons pu recueillir plusieurs rêves où apparaissent tous
les membres du groupe : par exemple, G. rêve que M. et lui ont cha-

(1) Souligné par nous.


(2) A la deuxième journée d'études de psychothérapie de groupe, un rapport inédit a été
consacré à cette question par Lacan et Lebovici.
A PROPOS DE LA PSYCHANALYSE DE GROUPE 275

cun sur leurs genoux l'une des patientes du groupe. Dans un autre
rêve, il imagine que je renvoie successivement tous les patients du
groupe. M. rêvera que je suis « enceinte » et que j'adresse tous les
patients du groupe à une femme ;
2° L'unité du groupe est d'ailleurs favorisée par les réunions que
nous imposons en dehors de la présence des thérapeutes ;
30 Le rejet est un phénomène très net : c'est ainsi que pour des
raisons purement expérimentales, nous introduisîmes dans le groupe
une jeune fille, Danièle. Elle ne revint jamais après sa première séance,
au cours de laquelle les autres patients ne cessèrent de la provoquer :
il ne fut question que de rapports sexuels ; Ma., habituellement si silen-
cieuse, plaisantait : « Il est beau, mon toubib. Je me l'enverrais bien » ;
4° II faut invoquer ici le rôle thérapeutique que joue ce phéno-
mène de l'unité du groupe, qui semble à l'origine de ce que Lacan
appelait « la réduction à l'on ». Ce phénomène peut être comparé au
rôle de la réalité dans les traitements individuels. Ici le patient voit qu'il
est comme les autres. On peut par exemple considérer comme très impor-
tant l'aveu récent que fit Ma. de quelques pratiques masturbatoires.
A vrai dire, l'élaboration théorique de ces phénomènes de groupe
a été poussée plus loin en particulier par Ezriel (5). Cet auteur décrit
des situations communes et des tensions communes dans le groupe.
Selon lui' « les pensées et l'attitude apparemment incohérente d'un
patient ont une relation dynamique. Il s'agit du besoin d'établir des
relations objectales entre le patient et son analyste, dans le hic et nunc
de la situation thérapeutique. Ces relations objectales sont expliquées
par le besoin de trouver une solution à des conflits non résolus avec les
objets de fantasmes inconscients. Le transfert est le phénomène par
lequel l'adulte essaie.de trouver une solution aux conflits non résolus
de son enfance avec les objets de son milieu adulte. La situation de
transfert thérapeutique n'est qu'un exemple des situations de transfert
observées dans toutes relations d'adultes ». Dans un texte plus récent,
reprenant la théorie des interprétations dites mutatives dans le hic et
nunc, telle que Strachey l'a exposée d'abord dans l'école anglaise,
Ezriel pense que l'interprétation ne doit pas être génétique, mais qu'elle
doit démontrer au patient qu'il a adopté avec l'analyste une conduite,
parce qu'elle lui permettait d'en éviter une autre dont les conséquences
lui paraissent désastreuses. Le test de la réalité, représenté par l'ana-
lyste, permet au patient d'exprimer la situation évitée parce que consi-
dérée comme dangereuse. Or, dit encore Ezriel « dans le traitement
individuel, l'analyste a une attitude passive et le patient essaie de
276 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'induire dans des rôles qui l'aideraient à résoudre ses tensions incons-
cientes. La situation dans les groupes est telle que, bien que l'analyste
assume un rôle passif, les autres patients n'en font pas de même...
Leur conduite crée des réactions nées de fantasmes inconscients... Il
y a donc dans le groupe un problème latent commun dont le groupe
peut n'avoir pas conscience, mais qui détermine son comportement :
c'est le dénominateur commun des fantasmes inconscients du groupe...
En participant aux tensions communes du groupe, chaque membre
joue un rôle lié à la structure de sa personnalité, c'est-à-dire aux rela-
tions inconscientes qu'il entretient avec l'objet fantasmatique et qu'il
essaie de résoudre par une conduite appropriée dans le groupe. Quand
plusieurs personnes se réunissent en groupe, chacun projette son objet
fantasmatique inconscient sur les autres membres du groupe. Chacun
jouera le rôle qui lui est indiqué, à condition qu'il soit en accord avec
ses fantasmes. C'est en analysant le rôle que tient chaque membre du
groupe, par rapport à la tension de groupe que nous pouvons expliquer
à chacun ses mécanismes de défense ».
Il nous semble qu'effectivement on peut parler d'un dénominateur
commun des fantasmes du groupe et que l'interprétation ne peut et
ne doit être donnée qu'en fonction de l'attitude et des défenses vis-à-vis
de ces fantasmes communs. Par exemple, dans notre groupe actuelle-
ment la culpabilité sexuelle provoque des effets différents :'déculpaT
bilisation chez Ma. ; castration des hommes et comportementmasochiste
chez Mo. ; régression orale avec passivité chez M. (Mo. parlait de
bruits qu'elle entendait dans une chambre voisine de la sienne à travers
la cloison ; il s'agissait d'un couple qui avait des rapports sexuels.
M. supposa qu'elle était dérangée par le bruit d'un couple qui prenait
son repas). Dans une séance récente, M. fait le rêve suivant : il doit
marcher sur des oeufs de crabes. Si l'on casse un oeuf, les crabes vous
« mangent les boyaux ». Ils ont la syphilis parce qu'ils ont mangé des
hommes. Ce rêve permit une interprétation de la castration orale de
l'homme par le fait des femmes (ce qui avait été induit par les fan-
tasmes de Mo.), en punition de l'agression orale des hommes (on se
rappellera que le père de M. l'obligeait à cracher sur sa mère). G. vit sa
culpabilité sexuelle en exprimant. des craintes à l'égard de son père
en même temps qu'il compense son anxiété par des fantasmes agressifs
(victoires au judo).
Cette technique de la psychanalyse de groupe, telle qu'elle est
décrite par Sutherland et Ezriel comme modèle de l'analyse du transfert
dans le hic et nunc est une démonstration de certaines conceptions
A PROPOS DE LA PSYCHANALYSE DE GROUPE 277

que l'école anglaise, avec Strachey et Rickmann, a tirées des travaux


de Kurt Lewin (6). Selon ces auteurs, la psychanalyse est une méthode
anhistorique et non génétique, dont la dynamique ne permet pas de
reconstituer l'historicité des cas.
Dans la situation de groupe effectivement, l'interprétation des
tensions communes amène à l'unique prise en considération du matériel
fantasmatique. Les rêves sont l'objet d'une étude privilégiée. Il s'agit
là d'une situation très proche de certaines techniques de l'analyse
d'enfants où l'unique interprétation de leurs jeux, sans référence au
passé vécu, risque de déterminer des satisfactions régressives que
leur apporte l'analyste et qu'a dénoncées ici même Diatkine. Nous
croyons donc que ces méthodes préconisées en analyse de groupe
risquent de s'écarter dangereusement de la psychanalyse classique,
où l'interprétation dans la situation de transfert est toujours rapportée
au passé vécu et fait appel à la biographie progressivement reconsti-
tuée ou remaniée. En effet, à côté du procédé classique qui consiste
à remonter de la situation de transfert au passé, on ne doit pas négliger
le procédé qui consiste à montrer que les relations objectales anciennes
tendent à être réintroduites dans le transfert. Ainsi l'intégration au
Moi des pulsions libérées par l'analyse des mécanismes de défense
nécessite-t-elle l'effondrement des résistances. Celles-ci ne sont pas
seulement montées pour éviter une situation dangereuse avec l'analyste.
On ne doit pas oublier que la situation dangereuse, revécue au cours
de la frustration thérapeutique, est déterminée par le passé du malade.
Dans notre expérience de la psychanalyse de groupe nous avons
toujours cherché à maintenir une constante référence au passé vécu.
Nous avons même eu à nous interroger sur l'importance des trauma-
tismes infantiles qui nous furent révélés en cours d'analyse : leur
importance, leur gravité se manifestent-elles plus facilement dans la
situation de groupe ? Peut-être faut-il tenir compte du milieu familial
d'où proviennent les malades que nous avons traités en groupe.
Il n'en reste pas moins que les phénomènes communs aux groupes
et les défenses individuelles qu'ils provoquent permettent dans la
situation thérapeutique une étude privilégiée des relations objectales
les plus primitives et les plus partielles. Il y a donc là une possibilité
d'apprentissage et d'étude des phénomènes de transfert, facilitée par
la présence éventuelle de plusieurs thérapeutes ou d'assistants. Mais
l'analyste de groupe doit se garder d'une valorisation excessive des
fantasmes qui risqueraient de se faire aux dépens des progrès théra-
peutiques réels.
278 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

BIBLIOGRAPHIE

A) Travaux cités en cours de l'article :


(1) SLAVSON (S. R.), Analytic group psychotherapy, New York, Columbia
Univ. Press, 1950.
(2) FOULKES, Introduction to group analytic psychotherapy, Londres, 1949.
(3) GROTJAHN (Martin), The Process of Maturation in Group Psychotherapy
and the Group therapist Psychiatry, 13, 63-68.
(4) BERMANN (Léo), Psychoanalysis and Group Psychotherapy, Psychoanalytic
Review, 37, 156-163.
(5) EZRIEL (H.), Communication au Congrès mondial de Psychiatrie, 1950.
SUTHERLAND (J. D.) et EZRIEL (H.), Notes on Psychoanalytic group therapy,
Psychiatry, vol. 15, 2, 1952.
(6) LEWIN (K.), Pield theory in social science, New York, Harper.

B) D'innombrables travaux sont consacrés aux phénomènes de groupes :


On peut consulter :
1° Travaux de BION et ses élèves en Angleterre à la Tavistock Clinic, publiés
surtout dans : Human relations.
2° Travaux de l'école de Michigan sur la réjection du déviant.
3° Travaux de H. Maucorps et ses élèves sur les phénomènes de groupes ;
4° Travaux de D. Lagache et ses élèves sur la psychologie des petits groupes;
5° GURVITCH (G.) : La vocation actuelle de la sociologie, P. U. F. (consulter le
chapitre : « Micro-sûciologie et sociométrie »).
L'évolution de W. Reich
ou l'analyste et l'instinct de mort
par JEAN MALLET (I)

Freud nous dit, dans Malaise dans la civilisation : « Je me rappelle


ma propre résistance à la conception d'un instinct de destruction
quand elle se fit jour dans la littérature psychanalytique et combien
j'y restai inaccessible. » Il nous affirme, dans Analyse terminée et analyse
interminable : « Les actions communes et antagonistes des deux ins-
tincts primitifs, l'Éros et l'instinct de mort, peuvent seules expliquer
la diversité des phénomènes de la vie, jamais une seule de ces actions
seulement. »
Une personnalité remarquable a passionnément tenté de lui apporter
un démenti. Après avoir rappelé l'importance des travaux de W. Reich
et examiné les critiques les plus valables qu'on a pu lui faire, je décrirai
sa technique d'analyse du caractère dans son dernier état. Ses argu-
ments personnels en faveur du monisme, il les tire en effet des phéno-
mènes observés chez le patient au cours de la progression d'une telle
analyse. Je signalerai au passage les points qu'il néglige d'élucider
et je tâcherai de montrer d'autre part qu'en réalité, dès qu'il essaye
d'aller au delà de l'apparence superficielle des phénomènes qu'il observe,
il se heurte à la nécessité de recourir à deux groupes d'instincts. Il se
refuse à le reconnaître, et, d'évitement en évitement, il aboutit à un
système confus et contradictoire.
On peut m'objecter que le monisme instinctuel est assez mal repré-
senté par une personnalité telle que W. Reich. A cela, je pense pouvoir
donner deux réponses. D'abord, son argumentation diffère assez peu
de celle des adversaires plus pondérés de l'instinct de mort, une fois
qu'on a éliminé les arguments qu'il croit pouvoir tirer de ses analyses
du caractère. En second Heu, sa propre évolution nous montre, comme
à travers un verre grossissant, la structure complexuelle qui peut,
dans certains cas, expliquer cette prise de position. La clef d'une

(1) Conférence à la Société Psychanalytique de Paris (17 mars 1953).


280 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

personnalité telle que W. Reich est en effet qu'elle refuse d'assumer


sa propre destructivité, en affirmant que toute agressiyité ressortit
nécessairement et suffisamment à des causes externes.

Jusqu'à plus ample informé, c'est à Karl Abraham que nous devons
la première description d'un caractère-type observé dans le transfert
et éprouvé là comme une résistance, et la suggestion de l'interpréter
de préférence au reste du matériel. L'essentiel de l'argument futur
de W. Reich est en effet contenu dans un texte au titre sans prétention,
à savoir : Sur une espèce particulière de résistance contre la méthode
psychanalytique, et date de 1919.
Mais Reich va considérer la résistance de caractère non pas seule-
ment comme une variété de résistance qu'il faut résoudre quand elle
se montre, comme Freud paraît l'entendre, en premier lieu dans cer-
tains cas comme paraît l'entendre Abraham, mais toujours et dans tous
les cas, la première. C'est qu'elle n'est plus pour lui une résistance
parmi les autres, mais bien la résistance la plus efficace contre l'analyse.
Se cache-t-elle, est-elle « latente », il faudra absolument la découvrir
et la réduire, sinon toute autre interprétation par ailleurs exacte risque
de n'amener aucune modification, ou des modifications peu avanta-
geuses. Des trois articles extraits de la première édition de L'analyse
du caractère qu'il publie dans son anthologie, Robert Fliess dit que
c'est un devoir absolu pour tout analyste de les avoir lus et périodique-
ment relus pendant la première décade de son travail clinique et qu'il
y en a peu qui épargnent au débutant autant de déceptions. Ils s'at-
taquent, dit-il, à un problème clinique fondamental concernant la
psychologie du « Moi » en l'abordant comme un problème de technique.
Enfin, une telle voie d'abord, par elle-même et par le fait qu'elle est
toujours la seule envisagée, fait de ces écrits les compléments indis-
pensables des écrits techniques et de quelques-uns des écrits cliniques
de Freud. Cette opinion n'a sans doute pas paru très exagérée à Fénichel
dont l'ouvrage sur la technique, devenu tout à fait classique, adopte
pour l'analyse en général la plupart des principes reichiens de L'analyse
de caractère dans sa première édition.
Un certain genre de critique, qui avait d'abord été opposé à Reich,
est réfuté par Fénichel lui-même : il ne peut en effet admettre, et nous
non plus, que toute activité de planification et de conduite de l'analyse
puisse être incompatible avec le mode d'être reconnu comme fonda-
L'ÉVOLUTION DE W. REICH 281

mentalement indispensable de réceptivité totale, souplesse, disponi-


bilité à la surprise. En somme, l'analyste, pendant qu'il analyse, devrait
être, d'après certains, non pas également passif et actif, mais beaucoup
plus passif qu'actif, ce que traduirait assez bien l'expression d' « atten-
tion flottante ». Nous ne nous attarderons pas à ces considérations,
sauf pcfur réfuter une autre critique, tout à fait analogue, que l'on a
faite à Reich. On sait qu'il a décrit des caractères-types : caractère
hystérique, caractère obsessionnel, caractèrephallique narcissique, carac-
tère masochique. Certains ont craint que la connaissance de ces schémas
puisse gêner l'analyste dans l'exercice de ses fonctions. Il est bien évident
qu'une telle critique n'est pas valable. En effet, qu'un analyste puisse
se trouver en fait prisonnier de schémas qu'il chercherait activement
à retrouver chez ses patients, cela ne peut ressortir qu'aux problèmes
personnels de cet analyste. Fenichel fait pour son compte à Reich
des objections qu'il qualifie lui-même de mineures et que nous allons
rappeler. D'abord, l'insuffisante prise en considération théorique des
déplacements variés des « couches psychiques », produits à chaque
instant par les « impondérables » de la vie courante qui réactivent
tantôt une tentation instinctuelle, tantôt une poussée d'anxiété, et
dont la conséquence est que l'interprétation ne suit pas très exactement
l'ordre chronologique inversé. Mais Fenichel reste, avec Reich, parfai-
tement convaincu que l'ordre dans lequel se succéderont les interpré-
tations doit rester économiquement déterminé, c'est-à-dire que nous
ne devons travailler que sur les conflits instinctuels qui se trouvent
être actuellement les plus importants. Sinon, dit-il, on aboutit à d'irré-
gulières modifications dynamiques. L'instinct devient défense, la défense
devient instinct, et tout devient inextricable. Cependant, il existe des
situations chaotiques spontanées, ce que Reich ne paraît pas envisager.
Elles existeraient d'emblée, par exemple, dans certains cas de troubles,
de caractère remarquables par le « désordre et l'instabilité de relations
objectales extrêmement ambivalentes, et par l'alternance de tendances
instinctuelles et d'attitudes de défense provenant de tous les stades
possibles du développement » et qui seraient le plus souvent des troubles
du Moi d'origine traumatique.
Viennent ensuite, sous la plume de Fenichel, des critiques qui
s'adressent surtout à la personnalité même de Reich. Il brise parfois
l'armure défensive du malade d'une manière trop agressive alors que
le processus demande à être réglé plus minutieusement. Maints patients
éprouvent dans « le bris de l'armure défensive » une satisfaction maso-
chiste derrière laquelle peuvent se dissimuler des transferts spécifiques.
282 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Quand l'agressivité d'un patient a été suscitée par l'activité agressive


de son analyste, il ne s'agit pas à proprement parler d'un transfert
négatif; ou plutôt, dans la mesure où c'en est un aussi, il est devenu
impossible à l'analyste de le montrer. La préférence de Reich pour
les « crises », les « éruptions » et les émotions théâtrales le fait soupçonner
d'une « traumatophilie » enracinée dans l'amour de la magie. Mais
Fenichel dit-expressément que ce groupe de critiques n'est pas dirigé
contre les principes de Reich, mais contre sa manière de les appliquer.
Si l'on se rapporte au chapitre XXI de sa Théorie des névroses, chapitre
consacré aux psychonévroses avec appoint traumatique infantile, l'idée
que se fait Fenichel de la personnalité de Reich apparaît sans doute
dans le paragraphe suivant : « Certains psychothérapeutes semblent
être du même type que ces patients. Dans leur pratique, ils cherchent
à avoir affaire avec l'inconscient activement et sur une échelle restreinte,
parce qu'ils craignent la possibilité d'être eux-mêmes submergés par
leur propre inconscient passivement et à un haut degré. Ils préfèrent
les bouleversements émotionnels et les scènes dramatiques dans leurs
traitements, et au point de vue théorique ils sont partisans de l'abréac-
tion, et guère de l'élaboration interprétative (Durch arbeiten). Comme
toutes les satisfactions inconscientes qu'un psychothérapeute tire indû-
ment de son travail, ce genre de bénéfice annule, ou tout au moins
fait tort à son objectivité. » En d'autres termes, Reich a énoncé d'excel-
lents principes, mais entre ses mains, ou entre celles de personnalité
analogues, des modes de défense spécifiquement masochistes et spéci-
fiquement hystériques peuvent passer inaperçus. D'autre part, l'imi-
tation du patient pour lui rendre tangible telle attitude actuelle,
présente un danger : lui infliger une blessure narcissique, dont l'in-
convénient est schématiquement le suivant : le comportement agressif
par lequel il peut réagir est la conséquence de la blessure narcissique,
et non pas de la liquidation d'une résistance de caractère qui réprimait
de l'agressivité.
Mais l'imitation du patient, aussi peu recommandable qu'elle soit,
n'est pas forcément une contre-attaque directe, comme le prétend
Herold. Ce dernier, par ailleurs, a suggéré que Reich n'imitait pas
uniquement son patient pour lui faire reconnaître son comportement,
mais probablement aussi pour le mieux comprendre lui-même. C'est
un fait connu depuis longtemps, dit Herold, que l'on peut acquérir
une assez bonne connaissance de quelqu'un en imitant ses comporte-
ments particuliers. C'est que cela mène après un certain nombre
d'essais à activer parmi nos contenus psychiques ceux-là seulement
L'ÉVOLUTION DE W. REICH 283

qui correspondent aux siens. Même quand Reich n'imiterait pas un


patient physiquement, il le ferait mentalement et émotionnellement
et ce serait la source de sa vision clinique aiguë et de sa technique. Mais
Herold craint que l'analyse du caractère puisse être dangereuse dans
certains cas où le Moi attaqué serait contraint « à une défense narcis-
sique plus forte et à une régression plus profonde ». A ce sujet, Reich
s'était exprimé en ces termes : « Il faut avoir bien à l'esprit que la chute
des formations réactionnelles et des illusions que le Moi avait créées
pour sa protection mobilise chez le patient les sentiments négatifs les
plus forts envers l'analyse. En plus, les instincts récupèrent leur force
originelle avec la dissolution de l'armure, et le Moi se sent affronté
par cette force nouvellement récupérée. Tout cela mis ensemble fait
souvent de cette phase transitoire une phase hautement critique, il
y a souvent tendance au suicide et incapacité de travailler, et chez les
caractères schizoïdes, des régressions autistiques franches. Ce sont
les caractères compulsionnels qui supportent le mieux ce processus,
à cause de leur persévération anale et de leur agressivité vigoureuse.
Si l'on sait manier le transfert, il n'est pas trop difficile de régler la
« vitesse et l'intensité de ce processus en modérant la fermeté de l'in-
terprétation et, tout particulièrement, en mettant en évidence les ten-
dances négatives du patient. »
Sterba pense que Reich a eu l'indiscutable mérite d'attirer l'attention
sur la façon d'accéder aux résistances du Moi et de souligner la néces-
sité d'explorer leur origine infantile, et que l'oeuvre d'Anna Freud :
Le moi et les mécanismes de défense aurait pu difficilement exister sans
le travail de Reich, bien qu'elle en « liquide » une grande partie.
Anna Freud, en effet, ne considère la résistance de caractère que comme
une caractéristique défense du Moi, et elle estime que nous ne devons
en faire l'objet principal de notre analyse que si nous ne parvenons pas
à découvrir de conflit actuel. Fenichel penche vers l'autre côté : « Fré-
quemment, dit-il, et même dans les cas où apparaît ailleurs une lutte
vive entre instinct et défense, l'attention que l'on porte aux défenses
« rigides » peut avoir une importance décisive. »
Le service que nous a rendu Reich en isolant le caractère dit
phallique narcissique nous paraît trop évident pour que nous puissions
penser que notre auteur soit critiquable sur ce point. L'étude sur le
caractère masochique nous est aussi très utile, mais seulement, à notre
avis, dans la mesure où elle met elle aussi en lumière des attitudes de
défense.
Il semble qu'il fut un temps où, de telles attitudes échappant à
284 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'analyse, on avait tendance, pour expliquer les échecs thérapeutiques,


à accuser l'instinct de mort du patient plutôt que l'insuffisance de la
technique. En ce sens l'étude de Reich sur le masochisme a été très
salutaire.
Mais par contre elle est néfaste dans la mesure où elle pourrait
donner l'illusion d'une réfutation valable du dualisme instinctuel.
Comme nous aurons par la suite l'occasion de montrer que Reich ne se
passe pas en réalité de cette hypothèse, nous nous bornerons pour le
moment à une seule remarque. C'est que l'hypothèse dualiste ne serait
en elle-même aucunement réfutée par le fait que Freud l'aurait, un peu
gratuitement, étayée sur des comportements qui peuvent s'expliquer
sans avoir immédiatement recours à la notion d'instinct de mort. Quant
à Reich lui-même, il n'est pas arrivé ici à se faire illusion, car il s'effor-
cera encore et encore, par la suite, de réfuter l'hypothèse dualiste. Cet
effort de réfutation l'a peut-être amené jusqu'ici à des découvertes
cliniques intéressantes, il l'amène maintenant, à notre avis, à des concep-
tions aventureuses.
Nous ignorons personnellement les détails de la discussion consé-
cutive à la parution de cette étude clinique sur le masochisme, et en
particulier nous n'avons pas lu la réplique écrite par Bernfeld. Le
traducteur anglais de Reich l'interprète ainsi : puisque les découvertes
cliniques de Reich étaient irréfutables, on essaya de discréditer sa
théorie du masochisme en lui imputant des motifs politiques et émo-
tionnels. Il est plus que probable, dirons-nous, que Freud avait voulu
seulement mettre en garde contre une conception simpliste et passionnée
très suspecte d'être la conséquence des mécanismes de défense propres
à J.-J. Rousseau ; la névrose serait uniquement la conséquence de
conditions sociales défectueuses, l'homme serait congénitalement « bon »
et ultérieurement corrompu par la société, comme s'il n'était pas
lui-même l'auteur de la société et comme si dans cette dernière naissait
spontanément une nouvelle tendance qui n'existait pas chez les éléments
qui la composent : la destructivité. L'hypothèse de l'instinct de mort
n'était assurément pas motivée chez Freud par le désir de détourner
tout un chacun de faire la critique des institutions établies.
C'est deux ans après, avec la communication de Reich au Congrès
de Lucerne, communication intitulée : Contact psychique et courant
végétatif, que l'Association psychanalytique internationale jugea l'écart
conceptuel trop grand pour qu'il continue à demeurer parmi ses
membres. Reich a développé par la suite sa communication en une
monographie incluse dans les éditions ultérieures de L'analyse du carac-
L'ÉVOLUTION DE W. REICH 285

tère. Elle contient, ou presque, les dernières indications qu'il nous ait
données sur sa technique que j'espère, tout en me permettant des
critiques, vous exposer dans son dernier état.
L'analyste devra prendre le temps d'appréhender le mieux possible
le principal trait de caractère du patient. Dans un état purement réceptif
il devra détecter et évaluer les pulsions qui s'y expriment, mais garder
pour lui ce précieux savoir. Ce qu'il va communiquer au patient, c'est
une pure description des attitudes, comportements, réactions compo-
santes de son trait de caractère majeur. Dans ce cadre sera explicité le
style de ses silences et de ses discours. Ce qu'il a dit de vrai sur lui-
même n'a ici en soi aucun intérêt, bien qu'il puisse en avoir dans une
confrontation avec sa manière de le dire. « Les paroles peuvent mentir,
le mode d'expression ne ment jamais », dit Reich. Sans doute, mais
encore faut-il être capable de le déchiffrer, ajouterai-je. Aussi, mises
à part quelques personnalités douées d'un flair spécial parcimonieu-
sement distribué par la Providence, ce mode d'analyse, à mon avis, ne
convient généralement pas aux débutants, bien qu'il puisse les séduire
pour de mauvaises raisons. Bref, le trait de caractère et ses composants
doivent être bien isolés du reste du comportement. Une description
exacte du trait de caractère réellement dominant donnera très vite au
patient le sentiment qu'il est compris. Toute tentative de persuasion
de la part de l'analyste serait naturellement un non-sens. On doit ne
pas manquer de faire remarquer au patient, chaque fois qu'il, en fournit
l'occasion, les inconvénients pour lui d'un tel comportement, et aussi
le fait que, même le voudrait-il, il ne pourrait cependant pas aisément
agir autrement. Ensuite, il lui sera proposé que telle attitude, par
exemple, de soumission, n'est pas de l'amour, ni de la gratitude, ni de
la coopération, ni même de l'homosexualité, mais qu'elle est, avant tout,
une défense contre « autre chose ». Il doit éprouver devant cette propo-
sition de l'irritation et de l'angoisse. A notre avis, cette irritation doit
être considérée comme la conséquence légitime d'une authentique
blessure narcissique. Son attitude a été dévalorisée, ravalée au rang
d'un moyen de défense. Aussi, bien que l'analyste ait toujours eu une
attitude bienveillante et dépourvue de brutalité, et qu'il se soit borné
en fait à ne pas lui céder, il est bien évident que le malade doit être
légèrement irrité. Ce phénomène, que Reich ne me paraît pas avoir
isolé suffisamment, ne doit pas être pris pour une manifestation d'une
deuxième couche psychique qui serait de contenu agressif, mais pour
la simple preuve que l'on est dans la bonne voie. Si par contre, par
exemple, le patient se montrait satisfait, il est probable qu'il aurait
PSYCHANALYSE 19
286 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

éprouvé là une satisfaction masochique d'avoir été maltraité, et que c'est


l'attitude masochique qui aurait dû être décrite la première, et non pas
la passive-féminine. De même, des manifestations de haine immédiate
et d'allure intense seraient plutôt pour moi la preuve qu'une attitude
foncièrementthéâtrale aurait dû d'abord être décrite et très longuement
explicitée. J'insiste sur ces deux exemples parce que, pas plus que
Fenichel, il me semble, je n'arrive en lisant Reich à me défaire de
l'impression qu'il est susceptible d'entrer quand même dans le jeu
de ces deux sortes de malades qu'il a pourtant par ailleurs mieux
compris que quiconque. Après cette phase d'irritation en général
bénigne, le malade peut pendant un certain temps s'accrocher à son
attitude, l'exagérer même, s'obstiner. Mais peu à peu il va l'abandonner.
Il ne pouvait en effet persister dans une attitude déjà dévalorisée qu'au
prix d'une dévalorisation de lui-même encore plus narcissiquement
blessante, aussi ce moyen de défense est-il devenu inutilisable. Une
deuxième couche va apparaître qu'il faudra reconnaître, bien laisser se
développer pour qu'elle puisse être facilement montrée au patient, et
traiter exactement comme la première : c'est-à-dire soigneusement
décrire et faire considérer avant tout comme une défense contre une
troisième ; et ainsi de suite, mais avec une infinie patience et continuité.
En particulier, il ne faudra pas se laisser aller à interpréter au malade
le matériel d'expérience infantile qui se fera jour, mais uniquement
mettre en connexion avec son attitude actuelle les parties de ce matériel
qui ont directement affaire avec elles. On aura ainsi à dissoudre un
certain nombre de couches avant que ne fassent irruption des pulsions
instinctives originelles, lesquelles n'ont plus de fonctions défensives.
C'est alors seulement que l'armure caractérielle doit être considérée
comme brisée.
Reich reconnaît que l'on ne parvient pas toujours jusqu'à ces
pulsions originelles. Il nous indique en outre que, même si l'on y par-
vient, une étude clinique poussée et détaillée de l'intrication des fonc-
tions défensives est encore nécessaire, ce qui est déjà assez contradictoire.
Si l'on ne parvient pas jusqu'aux pulsions originelles, c'est, dit-il,
que la technique n'est pas encore suffisamment perfectionnée pour que
l'on puisse aisément trouver sa route dans la masse des défenses. Alors
que Freud penserait que l'instinct de mort y est aussi pour quelque
chose, accordons à Reich, tout à fait provisoirement, que les raisons
qu'il nous donne expliquent suffisamment que l'analyse du caractère
réduit à ses propres mo}rens puisse échouer.
Voyons maintenant si, comme il l'affirme, l'analyse du carac-
L'ÉVOLUTION DE W. REICHE 287

tère montre que l'hypothèse de l'Instinct de. mort est superflue. Je


vais avoir à citer ici un assez long fragment. Malheureusement pour
la théorie de Reich, on n'y peut voir qu'une suite tendancieuse
d'escamotages !
Voici ce qu'il nous dit :
La tentative finale de Freud de remplacer les mystérieux instincts du moi
par l'instinct de mort en tant qu'antagoniste de la sexualité signifiait seulement
que l'on remplaçait l'antagonisme entre le moi et le soi par un antagonisme
entre deux tendances du moi lui-même. Avec ça, le problème devint plus
compliqué qu'auparavant.
Le travail de l'analyse de caractère sur la défense du moi a fourni une
réponse qui semble aller tellement de soi que l'on doit se demander comment
on a bien pu faire pour passer à côté, en dépit du fait que la théorie analytique
l'indiquait de maintes manières.
Nous devons de nouveau partir du conflit fondamental, celui de la pulsion
et du monde extérieur. A la pulsion, dirigée vers le monde extérieur, les prohi-
bitions de ce monde extérieur font obstacle. Une question se pose : d'où la
prohibition du monde extérieur tire-t-elle l'énergie nécessaire à son efficacité ?
La réponse est que le seul contenu de la prohibition vient du monde extérieur,
tandis que l'énergie, l'investissement de la prohibition, vient du réservoir
d'énergie de l'individu lui-même. La pression du monde extérieur amène, à
l'intérieur de la personne, une fente, une scission d'une tendance unitaire;
il devient ainsi possible qu'une pulsion se tourne contre une autre ou même
qu'une seule et unique pulsion soit scindée en deux, une partie continuant à
tendre vers le monde tandis que l'autre se retourne contre la personne.
Dans Les pulsions et leur destin, Freud décrit ce retournement de la pulsion
contre la personne. Le nouveau problème, cependant, commence avec le pro-
cessus de dissociation,interne et d'antithèse. Par exemple : Quand un enfant
qui se masturbe a des fantasmes incestueux, son amour de lui-même et son
amour objectai forment une unité ; le désir de la mère et l'amour du soi sont
dans la même direction, il à ne s'opposent pas l'un à l'autre. L'interdiction de la
masturbation par la mère frustre la tendance libidinale objectale et menace
l'intégrité narcissique d'une castration punitive. Mais aussitôt que la frustration
extérieure devient active, la tendance narcissique à la préservation de soi forme
une antithèse avec le désir libidinal objectai de masturbation. Une variante
de cela est constituée par l'antithèse entre l'attachement envers la mère, la
crainte de perdre son amour d'une part, et de l'autre le désir sexuel pour elle.
Originellement, ils avaient aussi formé une unité. La dissociation d'une tendance
unitaire, donc, est suivie de l'opposition d'une partie de la tendance dissociée
à l'autre.
Il est clair, maintenant, que la prohibition du monde extérieur ne peut
exercer son influence qu'avec l'aide de cette énergie qui est devenue antithétique.
Tel est le texte de Reich : on voit qu'il est confus et contradictoire.
D'après ses exemples, une tendance, purement libidinale quand elle
est dirigée vers l'extérieur, deviendrait coercitive pour elle-même une
fois retournée vers le moi. Ainsi l'agressivité est escamotée. Ses exemples
d'autre part, n'expliquent aucunement les processus de dissociation et
d'antithèse des pulsions. Simplement, les prohibitions du monde exté-
288 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rieur y sont, de façon tout à fait gratuite, considérées comme des motifs
suffisants. Au contraire, il apparaît très nécessaire de postuler chez les
instincts déjà fusionnés que Reich envisage une tendance interne à la
défusion, puis une tendance à l'antagonisme. Autrement dit, le recours
à l'instinct de mort paraît inévitable.
On a pu noter au passage que l'analyse du caractère, du fait qu'elle
ne s'occupe que des formations réactionnelles, n'envisage qu'un seul
type de défense. Si donc Reich ne s'appuie que sur les changements
d'attitude de ses patients sous l'effet de sa propre technique, il peut
difficilement prétendre à une théorie du psychisme névrotique dans son
ensemble. Il ne s'en prive pas pour autant, s'estimant justifié par des
considérations d'un tout autre ordre, à savoir que sa technique serait
la seule susceptible de libérer l'énergie des contre-investissements.
Sous l'effet de la technique de Reich, on constate, dans les cas
idéaux, que le patient abandonne son attitude habituelle, puis d'autres
qu'il manifeste successivement. On est alors en droit de se poser un
certain nombre de questions que Reich ne se pose pas. D'abord, quels
sont, pour le patient, le désir de guérir mis à part, les vis-a-tergo d'une
telle évolution. Vous vous souvenez que l'analyste, après avoir permis
le plein développement de chaque attitude, s'est borné à en donner une
pure description, puis à émettre l'hypothèse qu'elle est, avant tout,
une défense contre autre chose. Je suppose que l'on met ainsi l'analysé,
à la fin de chaque temps, en demeure de choisir de deux blessures nar-
cissiques la moindre, qui se trouve être de ne pas persister dans une
attitude.plutôt que d'y persister, une fois que la nature puérile de cette
attitude a été reconnue. Il me paraît vraisemblable qu'il y ait là l'un des
moteurs du processus.
Quand l'attitude jusqu'ici habituelle aura été abandonnée, et que
la deuxième couche psychique se sera manifestée, l'analyste aura à
tolérer longtemps, avant que de la faire considérer elle aussi comme
une défense, cette deuxième attitude qui était auparavant réprimée.
Il aura alors le loisir de se poser, in petto, deux nouvelles questions :
pourquoi la répression, et pourquoi par telle attitude plutôt que par
telle autre ?
Cherchant une réponse à cette dernière question, il s'apercevra
qu'une attitude plus passive était réprimée par une attitude plus active
ou inversement. Mais pour en rendre compte, il ne pourra se passer
de recourir à deux groupes d'instincts apparus simultanément, l'un
actif, l'autre passif. Aussi Reich a-t-il préféré éluder cette question.
Devant l'autre problème : quel a été autrefois le motif de la défense,
L'ÉVOLUTION DE W. REICH 289

il a depuis longtemps affirmé qu'il n'y avait qu'une seule solution : la


peur des réactions de l'entourage.
Cela semble exact dans certains cas. Dans ceux-là, le patient, au
cours de l'analyse, s'est bien installé dans la deuxième attitude et n'est
pas revenu à la première. On peut supposer qu'il s'est suffisamment
rassuré en constatant que l'analyste ne réagissait pas comme autrefois
l'entourage menaçait de le faire. Mais l'explication de Reich paraît
insuffisante, dans les cas où le patient s'installe mal dans la deuxième
attitude et revient sans cesse à la première. Il craint une réaction de
l'analyste devant son nouveau comportement, et s'obstine à y croire
malgré qu'elle ne se produise pas. Il faudra le lui faire remarquer. Mais
on peut soupçonner qu'autrefois, le moi a utilisé la peur des réactions
de l'entourage pour s'aider dans une lutte déjà commencée contre des
pulsions trop puissantes, et le pronostic est moins favorable. Plutôt
que des erreurs de technique que Reich invoque constamment, les
considérations précédentes me paraissent parfois mieux expliquer les
cas où une couche de défense se reforme indéfiniment ; en tout
cas, elles ne seront pas suspectes d'éluder la complexité des faits
observés.
Quand l'analyse marche bien, quand elle arrive à dissoudre les
différentes couches de formations réactionnelles, les peurs se liquident
d'elles-mêmes au fur et à mesure, et par contre, il apparaît des signes
d'anxiété. Reich les énumère en mélangeant ceux qui apparaissent dans
la situation analytique et ceux qui apparaissent en dehors. Ce sont : « La
superficiahté des communications analytiques, les rêves et fantasmes
de chute, la réserve accrue, l'évitement du sujet des désirs génitaux,
les idées croissantes de désintégration corporelle (qui doivent être
distinguées des idées de castration), la rechute dans d'anciens symp-
tômes, la fuite des relations sexuelles et autres, la réapparition de modes
infantiles de réagir, le retour de la sensation de vide, etc. »
Bref, derrière les réactions de fuite ou de perte de contact, il y a
une crainte de « désintégration », dans la situation analytique d'une part,
et dans les rapports sexuels de l'autre. A mon avis, si, dans la situation
analytique, le patient craint d'éclater, comme il le dit effectivement
parfois, c'est d'éclater contre l'analyste qui l'a poussé dans ses derniers
retranchements. Mais Reich veut absolument que, dans la situation
analytique comme dans les rapports sexuels, il s'agisse d'une crainte
d'éclater au cours de l'orgasme.
Voici son raisonnement tel qu'il paraît se dégager de son texte,
raisonnement circulaire comme toujours. L'analyse, à son avis, a été
290 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

menée de telle façon que toute la part d'énergie instinctuelle qui servait
à contre-investir a été remobilisée. Cette énergie libérée n'a pas recom-
mencé à contre-investir, puisque les peurs infantiles, et en particulier
celle de la castration, qui constituaient pour Reich les seuls motifs de
ces contre-investissements, ont été liquidées.
Par conséquent, ajouterait-il, cette part d'énergie instinctuelle a
rejoint maintenant l'autre, celle qu'elle réprimait, et la somme des
deux a pu poursuivre son cours normal vers une fonction purement
libidinale. Mais voilà que l'on constate le fait suivant : le sujet ne peut
pas se laisser aller complètement à éprouver l'orgasme. Reich a alors
recours à l'explication que voici : par suite de spasmes musculaires
opposés, le sujet éprouverait l'accroissement au delà d'une certaine
mesure de son courant libidinal comme un risque d'éclatement, de
désintégration au sens physique et il refuserait pour cette raison la
décharge orgastique.
Admettons provisoirement qu'il en soit bien ainsi. Serait-il alors
si évident que le patient doive redouter d'éclater, de se désintégrer ?
Pas le moins du monde. Si l'on s'en tient aux conceptions de Reich,
voilà des phénomènes qui ne peuvent éveiller chez le patient aucun écho.
Pour qu'il les craigne, il faut qu'il ait au moins quelque obscure cons-
cience d'une tendance à l'auto-désintégration. Quant aux tendances
purement erotiques, il est bien évident qu'elles se moquent de ce qui
pourra bien se passer une fois qu'elles seront parvenues à leurs fins.
Seulement, il semble ici nécessaire qu'elles y arrivent avant que les
tendances auto-destructrices n'arrivent aux leurs. Et il se trouve
qu'elles ont déjà assez à faire à éviter que ces dernières ne s'émancipent
tout à fait.
Poursuivant la lecture de son article, nous aurons la surprise de
constater que Reich, après ce qu'il vient de nous dire, ne s'étonne pas
du tout que, dans l'orgasme normal, il y ait une sensation de disso-
lution corporelle, éprouvée cette fois comme agréable. Mais il nous est
facile d'imaginer pourquoi il préfère « glisser » : c'est parce que la
meilleure explication, dans ce cas-là, serait sans doute que l'Éros et
l'instinct d'auto-destruction soient parfaitement fusionnés.
Reich évite soigneusement de telles « spéculations ». Dans une
analyse caractérielle réussie, affirme-t-il, la crise arrive lorsque les
spasmes causés par l'angoisse dans la musculature empêchent les sen-
sations pré-orgastiques intenses de suivre leur cours normal. Il médite
une image étonnante du caractère humain : la paroi d'une « vessie
vivante » :
L 'EVOLUTION DE W. REICH 291

Comment se comporterait, dit-il, une vessie, si on la gonflait d'air par


l'intérieur et si elle ne pouvait pas éclater ? Supposons que sa membrane fût
extensible, mais ne pût se déchirer... la vessie, si elle pouvait s'exprimer dans
son état de tension insoluble, se plaindrait. Dans sa faiblesse, elle chercherait
les causes de sa souffrance à l'extérieur. Elle serait pleine de reproches. Elle
demanderait à être crevée. Elle provoquerait son entourage jusqu'à ce qu'il
réalise sa fin, comme elle la conçoit. Ce qu'elle ne pouvait produire spontané-
ment à partir de l'intérieur, elle l'attendrait passivement, sans défense, de
l'extérieur.

Voilà un tableau certes très évocateur du caractère masochique. Il


est censé montrer aussi le mécanisme qui aurait, soi-disant, donné à
Freud l'illusion d'un masochisme primaire.
Voici maintenant comment il explique le sadisme :
Il y a, dit-il, une anxiété pelvienne spécifique, et une rage pelvienne spéci-
fique. Exactement comme l'armure des épaules, l'armure pelvienne contient
également les émotions de rage et d'anxiété. L'impuissance orgastique crée des
pulsions secondaires afin d'obtenir de force la satisfaction sexuelle. Ainsi,
tandis que, suivant le principe biologique de plaisir, les pulsions à l'acte sexuel
se développent, il arrive ceci : les sensations de plaisir se transforment inévi-
tablement en pulsions de rage parce que l'armure ne permet pas le développe-
ment de mouvements involontaires, de convulsions, dans ce segment. Il se
développe ainsi une sensation pénible d' « avoir à passer au travers » que l'on
ne peut qualifier que de sadique. Comme partout ailleurs dans le royaume de la
vie, dans le pelvis aussi le plaisir inhibé se transforme en colère, et la colère
inhibée en spasmes musculaires. Cela se démontre aisément en clinique : aussi
loin qu'ait pu aller la dissolution de l'armure pelvienne, aussi mobile qu'ait
pu devenir le pelvis, il n'y aura pas de sensation de plaisir dans le pelvis aussi
longtemps que la colère n'aura pas été libérée des muscles pelviens.

Tel est le texte de Reich... je ne m'étendrai pas sur son absence de


logique interne.
On a pu remarquer qu'il s'est adjoint une deuxième technique,
celle-là purement somatique. Il l'appelle la végétothérapie. La végé-
tothérapie, nous dit-il, a beaucoup de mal à combattre une technique
de contrôle émotionnel, une espèce de Yoga universel, qui se serait
développée et fixée au cours de l'enfance, pour résoudre les conflits
avec l'entourage. En supprimant l'un après l'autre et dans un ordre
convenable des troubles toniques permanents, la végétothérapie vise
à rétablir la « puissance orgastique ». Alors que la puissance érective ne
l'est pas toujours, la puissance orgastique serait constamment diminuée
dans la névrose. Elle serait la condition nécessaire et suffisante de la
persistance de cette névrose car, empêchant une déchargé suffisante de
la libido, elle permettrait à celle-ci de réaliser des contre-investissements.
Je présume que tout cela est issu d'un texte de Ferenczi que je vais
292 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

citer : « Avec les progrès de l'analyse, le relâchement des tensions


mentales peut s'accompagner de relâchement des tensions musculaires,
mais parfois il n'en est rien et l'on est forcé d'attirer l'attention du
patient sur une telle habitude et ainsi de la « mobiliser » dans une
certaine mesure. Il s'ensuit régulièrement que l'on passe en revue du
matériel auparavant caché ou refoulé, des tendances affectueuses ou
hostiles particulièrement, qui étaient inhibées par l'état de tension, et
en outre des difficultés relatives à la détente sexuelle et à l'érection. »
« Il semble y avoir une certaine relation entre la capacité en général de
relaxation de la musculature et la capacité de libre association. »
Reich a eu le mérite d'insister beaucoup plus sur les phénomènes
mentionnés dans le texte de Ferenczi et de montrer qu'il faut absolu-
ment attirer l'attention du patient sur eux, car il est très possible que ce
dernier n'en parle pas spontanément.
C'est en effet à son insu qu'il n'associe pas librement, qu'il associe
« activement », qu'il explore le terrain pour éviter toute surprise. Cette
attitude de vigilance tendant à maintenir la répression est une mani-
festation de son armure caractérielle.
C'est aussi à son insu que sa musculature striée est le siège de
spasmes permanents qui constituent son armure musculaire.
Quels rapports peut-il y avoir entre ces deux phénomènes ? Reich
n'hésite pas : ils sont pour lui sur le même plan : « J'estime, dit-il, que
la raideur musculaire n'est d'aucune manière un résultat, une expression
ou un accompagnement des mécanismes du refoulement. » Ou, s'il les
hiérarchise, c'est au profit de l'armure musculaire : « Je ne puis éviter
.
l'impression, dit-il, que la. rigidité physique en elle-même représente la
partie essentielle du processus du refoulement. »
Il lui est alors facile de rendre compte de l'angoisse qui survient
après la destruction de l'armure caractérielle, en faisant appel à sa méta-
phore de la vessie. La pulsion libidinale libérée se heurtant à l'armure
musculaire intacte serait ressentie subjectivement comme une peur
« organique » d'éclater.
Notre interprétation sera toute différente. Selon nous, l'armure
musculaire est dérivée de l'armure caractérielle, dont elle est en quelque
sorte une dépendance. La pratique psychanalytique nous offre parfois
l'occasion de nous en apercevoir. Dans certains cas en effet le patient
chasse pour ainsi dire vers la périphérie la pulsion interdite, en amorçant
dans le système moteur le prélude tonique à l'acte prohibé, acte aussitôt
bloqué par un spasme des muscles antagonistes. Par exemple, un patient,
au cours de l'analyse, au moment où il repousse une interprétation
L'ÉVOLUTION DE W. REICH 293

évidente, présente un spasme de certains groupes musculaires, qui


s'étend parfois à toute la musculature. C'est comme s'il se réfugiait sur
un plan, le corps, où les paroles de l'analyste ne peuvent plus l'atteindre.
L'inverse est également vrai : le psychanalyste obtient-il de son patient
une relaxation musculaire complète, l'embarras psychique se fait de
nouveau sentir. Il peut y avoir ainsi un constant va-et-vient de l'énergie
entre les systèmes de défense névrotiques et les muscles, ce dont Reich
ne fait jamais mention.
On déduira facilement de ce que nous venons d'exposer que nous
' nous expliquons les troubles de la puissance orgastique autrement que
notre auteur.
Étant admis que la deuxième phase de l'orgasme est caractérisée
normalement par un abandon de la vigilance mentale et par un fond de
décontraction totale des muscles striés (1), elle ne pourra s'établir
parfaitement qu'avec un abandon total du double système de défense
que nous avons envisagé, à savoir la vigilance mentale s'aidant de la
contracture musculaire.
Pour Reich la contracture périphérique qui subsiste après l'analyse
du caractère ne peut être vaincue que par un travail direct sur la
musculature.
Pour nous il ne saurait s'agir d'autre technique que de la technique
classique, qui se trouve être la plus logique en cette affaire aussi. Il faut
seulement ne pas négliger d'obtenir du patient la relaxation musculaire,
ou tout au moins la prise de conscience de ses états de tension, et alors
les faire entrer eux-mêmes dans l'analyse. Nous devons reconnaître
cependant que la modalité alternative de défense psycho-musculaire
se révèle souvent difficile à éliminer.
Reich, en refusant à la cuirasse musculaire de n'être que l'auxiliaire
d'un processus de refoulement intra-psychique, en l'individualisant,
voire en lui donnant la primauté, est amené à la concevoir comme
opposée à quelque phénomène somatique qui reste à détecter. Il est
d'abord appréhendé surtout négativement : « Je réunis en un seul
concept de courant végétatif, nous dit Reich, toutes ces manifestations
somatiques qui, contrastant avec la cuirasse musculaire rigide, sont
caractérisées par le mouvement. » Puis une physiologie bien particulière
nous est offerte. Reich affirme l'existence de « courants végétatifs » se
propageant du centre du corps vers la périphérie à travers les masses

(1) Ce fond de décontraction totale est nécessaire pour que puissent se développer, par
vagues; les contractions involontaires, automatiques, des muscles striés insérés sur le bassin.
294 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

musculaires. Normalement, ils se déchargeraient en contractions mus-


culaires au cours de l'orgasme. Mais la cuirasse musculaire, qui serait
« la forme sous laquelle l'expérience
infantile traumatisante continuerait
d'exister comme un agent nocif », empêcherait une décharge suffisante.
Il se produirait alors une stase et un reflux de cette énergie, qui irait
alors renforcer les cuirasses musculaires et caractérielles. Les courants
végétatifs allant dans un sens centrifuge seraient perçus comme plaisir,
en sens inverse comme angoisse. Stoppés par un anneau de contracture
musculaire segmentaire, ils donneraient naissance à de la rage destruc-
trice, elle-même susceptible d'être bloquée par un nouveau spasme
musculaire. C'est ainsi que la végétothérapie permet d'expliquer l'appa-
rition de l'agressivité. Mais tout ceci est aussi arbitraire, gratuit,
contradictoire que ce que nous avons vu précédemment concernant la
prétentue métamorphose des tendances purement libidinales qui, se
retournant vers le sujet, devenaient inexplicablement coercitives par
elles-mêmes. Enfin, ces courants végétatifs seraient de nature bio-
électrique, et c'est une énergie cosmique qui serait là à l'oeuvre. Nous
l'absorberiors elle-même au cours du processus de la respiration...
Vous pouvez maintenant m'objecter que, commençant à comprendre
ceux qui ont pu estimer pathologique la personnalité de Reich, le
monisme instinctuel vous semble assez mal représenté par une telle
personnalité. A cette objection, je pense pouvoir donner deux réponses.
La première, c'est, qu'une fois reconnus non valables les arguments
qu'il prétendait tirer de son analyse caractérielle et de sa végétothérapie,
son argumentation générale diffère assez peu de celle d'adversaires plus
pondérés de l'instinct de mort.
Dans sa Note sur le conflit fondamental où il n'arrive en réalité pas
du tout, à partir d'un conflit primitif entre l'instinct et le monde exté-
rieur, à rendre compte de quelque phénomène psychique que ce soit,
il a recours à des analogies qu'il tend à considérer comme des identités,
ce qui au surplus n'expliquerait rien. Par exemple : l'émission et la
rétraction d'un pseudopode chez le protozoaire représenterait, pour
Reich, beaucoup plus qu'une simple analogie avec l'émission et le retour
de la libido vers le moi. D'autre part, les vicissitudes des composantes
élémentaires du psychisme ne sont pas expliquées autrement qu'en
supposant que ces composantes sont chacune douées d'une personnalité
humaine, par une sorte d'anthropomorphisme. Par exemple, en ce qui
concerne le retour de la libido sur le moi, l'explication est essentielle-
ment celle-ci : si la libido trouve qu'elle est mal reçue dehors, c'est un
motif bien suffisant pour qu'elle rentre chez soi. Quant à l'agressivité,
L'EVOLUTION DE W. REICH 295

elle se disculpe exactement comme un agresseur de mauvaise foi : elle


n'est pas en réalité de l'agressivité, non ! Elle ne vise qu'à éliminer une
source de danger, ou la faim, ou l'angoisse...
Encore plus discutable m'apparaît l'argumentation de Karen Horney
qui nous dit : « Le fin mot de la situation, c'est que l'hostilité du patient
est défensive et que sa portée est rigoureusement proportionnelle au
degré auquel il se sent offensé et menacé. Par exemple, dit-elle, en vertu
d'un orgueil vulnérable, le patient peut subir le processus complet de
l'analyse comme une constante humiliation...
Reich, au moins, chez un tel patient, aurait" tout de suite commencé
à chercher à savoir ce qu'était au fond cet « orgueil vulnérable ».
Karen Horney affirme : « Toute hostilité est provoquée du dehors. »
Comment le sait-elle ? « En raison de l'avantage unique de la situation
analytique, nous dit-elle, par le fait qu'elle permet de reconnaître
quasi exactement ce qui se passe chez le partenaire. » Comment Reich
prétendait-il établir que le conflit fondamental est un conflit entre
l'instinct et le monde extérieur ? Par une affirmation gratuite, à savoir :
« Toute analyse qui pénètre à une profondeur suffisante montre que
la base de toutes les réactions n'est pas l'antithèse entre Éros et Tha-
natos, mais entre le Moi et le monde extérieur. » Nous avons vu que
c'était une affirmation gratuite, pour deux raisons. La première, c'est
que les analyses qui montrent cela, un conflit entre le Moi et le monde,
correspondent aux cas d'étiologie surtout traumatique. La deuxième
raison, c'est que la possibilité reste entière que l'échec des analyses
conduites selon ce postulat ne soit pas uniquement motivé par des
erreurs techniques de l'analyste, mais encore par une structure parti-
culière non envisagée du patient, une défusion des instincts par exemple.
Pense-t-on que les arguments biologiques en faveur du monisme
soient plus solides ? Nous allons voir, par l'examen d'un article très
bien documenté, paru il y a quelques mois dans le Psycho-analytic
Quarterly, qu'il n'en est rien. L'auteur, Szasz, éprouvant la nécessité
de nous donner un nouvel argument, croit avoir l'avantage de pouvoir
le tirer du matériel même que Freud jugeait le plus propre à permettre
de démontrer la proposition inverse. Ce matériel, c'est l'être multi-
cellulaire. Freud, on se le rappelle, en était arrivé à ne plus chercher
la solution de la question relative à la mort naturelle dans l'étude
des protozoaires, sous prétexte que chez ces êtres la substance immor-
telle, ou germen, n'étant pas encore séparée de la substance mortelle
ou soma, les forces qui poussent la vie vers la mort pouvaient bien,
chez eux aussi, être à l'oeuvre dès le début sans qu'on puisse démontrer
296 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

directement leur présence, leurs effets étant masqués par les forces
tendant à la conservation de la vie. Freud pensait donc que l'instinct
d'auto-destruction était plus susceptible de se faire reconnaître chez
les multicellulaires. Chez eux, Szazs espère nous montrer qu'au contraire
le milieu est le seul responsable de la mort. Il s'appuie sur l'expérience
de Carrel, qui a cultivé pendant plus de trente-quatre ans un tissu
fibroblastique de coeur de poulet prélevé sur l'embryon. Le tissu
baignait dans un milieu nutritif approprié dans lequel les déchets
étaient constamment éliminés. Les cellules nouvellement produites
l'étaient également. Dans ces conditions, il y eut multiplication ininter-
rompue, aucun changement morphologique et aucun vieillissement.
L'expérience a duré un temps relatif suffisant pour que l'extrapolation
à l'éternité soit justifiée. Szasz interprète tout cela de la façon suivante :
« Ces expériences ont créé la condition inhabituelle dans laquelle l'ins-
tinct de vie n'est exposé à aucune espèce de frustration de la part du
monde extérieur. » Outre que rien ne l'autorise en logique à éliminer
l'autre interprétation possible, à savoir que ces expériences ont pu
créer la condition inhabituelle dans laquelle l'instinct de mort serait
totalement frustré ; il ne paraît pas s'être rendu compte que ces expé-
riences ont d'abord créé de tout autres « conditions inhabituelles »,
qui doivent être évidemment envisagées d'abord. Par exemple, une
partie d'un organisme en a été isolée et va avoir elle-même à se constituer
en une ou plusieurs totalités autres. Elle a été extraite d'un organisme
embryonnaire et non d'un organisme déjà parvenu à l'autonomie. Elle
a été plongée dans un milieu tel qu'il n'en a jamais existé sur là terre,
et non pas pendant la période même la plus courte au début de la vie
sur cette planète, comme Szasz le suppose, etc. Le résultat le plus
immédiat de ces « stresses » est que le tissu a régressé vers un amas
d'organismes unicellulaires. Les cellules de Carrel, à part qu'elles
paraissent être agglomérées, se comportent exactement comme l'in-
fusoire cilié cité par Freud. En effet, on peut faire se multiplier indé-
finiment un infusoire en plongeant chaque fois le nouvel individu dans
l'eau fraîche, c'est-à-dire dépourvue de ses déchets spécifiques et de
ceux de l'individu parent.
On n'est donc pas resté un seul instant sur le terrain que Freud
jugeait plus propice, et l'on est, au contraire, retombé tout de suite
sur le matériel qu'il avait eu ses raisons d'éviter. A partir de là, on
n'a aucunement réfuté sa théorie de l'instinct de mort, et l'on a seu-
lement montré une fois de plus que la genèse de nouvelles structures
et de nouvelles fonctions, où Szasz voit l'essence du développement,
L'ÉVOLUTION DE W. REICH 297

a pour condition nécessaire quelque résistance du monde environnant,


ce que Reich paraît totalement méconnaître.
Il est à présumer que ce n'est pas sans raison qu'il serait beaucoup
plus gêné pour en rendre compte avec son système que Freud ne l'au-
rait été avec le sien.
Cela m'amène assez naturellement à ma deuxième remarque, à
savoir que l'évolution théorique de Reich, et ses propres traits de carac-
tère, peuvent nous montrer, comme à travers un verre grossissant, la
structure défensive qui peut, dans certains cas, expliquer une prise
de position moniste.
Son évolution théorique : il accepte d'abord la notion d'instinct
de mort, puis il la rejette de plus en plus ; car, j'ai omis de vous le
dire, au début il en était partisan. Étant admis qu'il est resté cependant
suffisamment normal pour ne pas échapper au principe de réalité qui
l'oblige, en tant qu'analyste, à admettre chez lui-même ce qu'il détecte
chez autrui, il n'a plus qu'une façon de nier la nature défensive de son
évolution : c'est de démontrer qu'il n'y a pas en ce monde humain de
destructivité, mais seulement des destructions motivées par des causes
externes. Nous croyons avoir montré qu'il n'y parvient qu'au prix
de raisonnements de plus en plus abusifs. Il est donc vraisemblable
que son évolution théorique exprime une défense de plus en plus
serrée. Et cela prouve, nous semble-t-il, qu'il avait lui aussi à se mesurer
avec ses propres instincts de destruction.
L'examen du caractère de W. Reich, ou plus exactement du peu
que nous en sachions, ne fera guère que nous confirmer dans notre
hypothèse. Reconnaissons-lui tout d'abord de très remarquables apti-
tudes. Il a su détecter, chez les patients, la méfiance dissimulée, l'hos-
tilité camouflée, l'opposition active et cachée à l'analyse, bref le trans-
fert négatif latent. Il nous a appris à reconnaître nous-mêmes un tel
transfert et il nous a évité ainsi bien des échecs. Quelle que soit la part de
projection qu'il puisse y avoir dans des intuitions cliniques de cet ordre,
la sublimation nous paraît l'emporter de beaucoup chez notre auteur.
Mais son attitude thérapeutique trop active nous paraît pouvoir
être aussi bien le résultat d'une formation réactionnelle que d'une
sublimation. Il se trouve en effet que ses techniques visent à rendre le
patient de plus en plus passif, cependant que lui-même se montre,
paraît-il, agressif, voire traumatophile, attitude que ses techniques ne
demandent pas nécessairement.
Encore moins le résultat d'une sublimation apparaît le ton fréquent
de ses écrits, polémique, voire pamphlétaire.
298 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Enfin, franchement réactionnelle nous apparaît une tendance mani-


feste dans ses spéculations. Tendance à réduire à tout prix les contra-
dictions, à subsumer à tout prix sous un concept unique des phénomènes
tout à fait hétérogènes, bref, une tendance excessive à l'unification.
Une tendance excessive à l'unification ! Voilà bien une manifes-
tation excessive d'Éros, et que la répression excessive de l'instinct de
Mort peut seule expliquer !

BIBLIOGRAPHIE
ABRAHAM (Karl), « A particular form of neurotic résistance against the Psycho-
analytic method » in Selected Papers (Hogarth Press, n° 13).
FENICHEL (Otto), Problems of Psychoanalytic Technic.
— The psychoanalytic theory of neurosis.
FERENCZI (Sandor), Psychoanalysis of sexual habits in Further contributions...,
281-2 (Hogarth Press, n° 11).
FLIESS (Robert), The Psychoanalytic reader an anthology of Essential Papers
with Critical Introductions (Hogarth Press, n° 36), 1950.
FREUD (Sigmund), Au delà du principe du plaisir.
HEROLD (C. M.), A controversy about technique, The Psychoanalytic Quarterly,
vol. 8, 1939, p. 218.
HORNEY (Karen), Les voies nouvelles de la psychanalyse, collect. « Psyché ».
REICH (W.), Characteranalysis translated by Th. P. WOLFE (Vision Press,
Peter Nevill.)
— La fonction de l'orgasme, collect. « Psyché ».
REIK (Th.), No royal road through the unconscious in Listening with the third
ear, New York, 1949, Farrar, Strauss and Co.
STERBA (R.), Character and résistance, The Psychoanalytic Quarterly, 1951.
SZASZ (Thomas), On the Psychoanalytic theory of instincts, The Psychoanalytic
Quarterly, 1952, vol. 21.
L'art et la psychanalyse (I)
par ARMAND MULLER

Lorsqu'on consulte la littérature psychanalytique traitant du pro-


blème de l'art, on est frappé de constater une quasi-unanimité des
auteurs sur la question de savoir si l'artiste est un névrosé ou non.
Suivant le tempérament des auteurs l'affirmation du caractère névro-
tique de l'artiste est exprimée avec plus ou moins de doigté, avec plus
ou moins de mesure, mais, après avoir fait le tour de cette abondante
littérature psychanalytique sur l'art, on ne saurait guère douter de la
typologie de l'artiste en général qui apparaît comme un névrosé d'une
qualité supérieure, chez lequel la névrose conditionne essentiellement
la création artistique.
Freud est sans doute plus modéré dans l'application de son dia-
gnostic que ne le sont Stekel ou Otto Rank. Voici ce qu'il déclare dans
L'Introduction à la Psychanalyse, au chapitre XXXIII :
« L'artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose...
Il faut beaucoup de circonstances favorables pour que son développe-
ment n'aboutisse pas à ce résultat. »
Mais ces circonstances favorables se produisent-elles souvent ? Que
non pas ! En effet, « l'on sait combien sont nombreux les artistes qui
souffrent d'un arrêt partiel de leur activité par suite de névrose ».
Donc, si tous les artistes ne souffrent pas d'une névrose déclarée,
un bon nombre d'entre eux en éprouvent cependant les effets, et parmi
les épargnés se trouvent des artistes qui « frisent » la névrose, c'est-à-dire
présentant le profil caractérologique et affectif du névrosé en puissance,
du névrosé en équilibre instable se balançant dangereusement sur la
corde raide qui traverse le gouffre d'un inconscient tumultueux.
Quant à Stekel, son opinion sur les artistes est bien arrêtée :
« Mes investigations m'ont apporté la conviction inébranlable qu'il

(1) Conférence faite au Séminaire de Pédagogie de l'Université de Lausanne.


300 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

n'existe pas de différence entre le poète et le névrosé. Non pas que


chaque névrosé soit poète, mais chaque poète est un névrosé. »
Stekel n'a apparemment pas de peine à découvrir chez un grand
nombre d'artistes toute une symptomatologie psychopathologique que
l'on retrouve également chez le névrosé. Sans compter les cas fréquents
d'homosexualité déclarée que l'on rencontre chez les hommes tels que
Platon, Aristote, Sophocle, Pindare, Anacréon, Sappho, Virgile, Catule,
Euripide, Kierkegaard, Jacobson, Wilde, etc., Stekel note une série
de symptômes névrotiques que l'on découvre chez l'un ou l'autre des
grands artistes de l'histoire : kleptomanie, exhibitionnisme, masochisme,
érotisme anal, complexe d'OEdipe, complexe de castration,états d'anxiété,
dépressions, alcoolisme, dypsomanie, hallucinations, mysticisme, etc.
La liste est longue, interminable, ce qui lui fait dire et répéter : « Ce ne
sont pas seulement les poètes qui sont des névrosés, mais tous les
autres artistes, tous les prophètes, tous les philosophes, tous les
inventeurs. »
Si chaque artiste est névrosé, l'oeuvre d'art participera d'une
manière ou d'une autre de sa névrose. En effet, selon Stekel, l'oeuvre
d'art serait l'expression d'une libération d'énergie refoulée. « Le poète
nous livre dans son oeuvre une analyse de sa névrose. Chaque poème
est une confession. »
Freud est moins explicite, mais son étude sur Léonard de Vinci nous
laisse supposer que, sans l'existence de circonstances affectives parti-
culières ayant créé chez lui une nostalgie du sein maternel, Léonard
n'aurait pas eu l'idée de peindre La Joconde, son chef-d'oeuvre. Il y aurait
eu peut-être autre chose, mais l'image de La Joconde telle qu'elle a été
conçue ne pouvait l'inspirer qu'au travers d'une série d'expériences
affectives infantiles plus ou moins traumatisantes.
Et alors, la question, la grande question se pose ; question à laquelle
les psychanalystes ont répondu diversement et pour cause ! Question
pleine de difficultés que bien des auteurs ont éludée avec élégance.
Si la psychanalyse a pour but essentiel de réduire des situations
conflictuelles, si elle a pour but de faire du névrosé un être adapté à
tous les aspects de la réalité, est-elle fondée d'apporter à l'artiste le
secours d'une thérapie qui risque de modifier profondément les sources
d'inspiration de son art ?
L'art est-il à ce point sacré que l'outil du psychanalyste ne devrait
pas lui être appliqué ?
Freud, à ma connaissance, ne répond pas à cette question. Stekel
se borne à déclarer — sans doute pour tâcher de se réconcilier avec les
L'ART ET LA PSYCHANALYSE 301

artistes qu'il a si malmenés dans ses études psychanalytiques sur


l'art — que la névrose est source de tout progrès, qu'une Terre où il
n'y aurait pas d'hystériques serait une triste vallée de lamentations.
Cette pirouette effectuée au moment où l'auteur devait se prononcer
sur un grave problème, ne sera pas la dernière que nous pourrons
observer au cours de la carrière de cet auteur. Nous ne nous en éton-
nerons donc pas outre mesure. N'empêche que le problème reste posé
dans sa totalité.
Rank le résout hardiment, quelque peu naïvement, pense Ch. Bau-
douin. Pour O. Rank, « la psychanalyse réalisant une prise de conscience
de l'inconscient supprime une condition essentielle de l'art. L'artiste
en prenant conscience de soi-même est appelé, par une évolution
naturelle, à cesser d'être artiste pour devenir psychanalyste et médecin
des âmes. Il ne fera ainsi que se réaliser pleinement ».
Ch. Baudoin, qui est connu pour l'éclectisme et la modération de
sa pensée, se rapproche, quoi qu'il en dise de la position de Rank.
Dans son ouvrage La psychanalyse de l'art, l'auteur génevois déclare :
« Si l'art est le lieu où la sublimation peut naître, ce n'est pas à l'art
qu'il incombe de la parachever... » laissant entendre par là que quelque
chose de supérieur à l'art pourrait jouer ce rôle de parachèvement.
Ch. Baudouin précise sa pensée quelques lignes plus loin : « Si l'art
doit accepter d'être un jour « surmonté », que ses fidèles se rassurent :
il ne saurait abdiquer que devant quelque sauveur plus grand que lui... »
L'idée d'un dépassement de l'art est donc posée. Nous nous en
souviendrons plus loin au cours de notre exposé.
Maryse Choisy a pris résolument le parti de l'artiste en introduisant
une technique psychothérapique particulière destinée à des êtres
d'exception. Maryse Choisy croit avoir trouvé le moyen d'éliminer
chez l'artiste certains symptômes névrotiques gênants sans toucher à
la structure profonde de la psyché artiste.
La psychanalyse exerce-t-elle donc à ce point une action dissolvante
sur l'esprit des artistes ? La psychanalyse s'oppose-t-elle irrémédia-
blement à la « fonction fabulatrice » telle qu'elle se manifeste dans
l'oeuvre d'art ? Maryse Choisy semble répondre affirmativement à
cette question. A l'appui de cette thèse elle cite le cas d'un peintre qui,
à l'issue d'un traitement analytique classique, par ailleurs bien réussi,
aurait cessé de peindre. Ce qu'il avait gagné sur le plan de la réalisation
sociale et professionnelle, il le perdait sur le plan de la réalisation
artistique.
Pour savoir si la psychanalyse exerce réellement une action dissol-
PSYCHANALYSE 20
302 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

vante sur le psychisme de l'artiste, il faudrait pouvoir tabler sur un


grand nombre d'expériences psychanalytiques faites avec des artistes.
Or, il se trouve que ce genre d'expériences brillent par leur rareté.
Il faut donc accueillir avec un intérêt redoublé les quelques cas d'artistes
ayant été psychanalysés selon la méthode classique.
Notre satisfaction est de pouvoir verser une pièce au dossier de ce
débat qui restera sans doute ouvert encore longtemps, alors même que
sur le plan purement théorique et spéculatif, il est déjà possible d'en
prévoir l'issue probable.
Nous avons eu le privilège de réunir un certain nombre de poèmes
écrits par un jeune homme avant, pendant et après son analyse (analyse
classique freudienne). Ce jeune homme n'est pas un poète dans le sens
où on l'entend d'habitude. Ce qu'il écrivait, il l'écrivait pour lui exclu-
sivement, sans penser à d'éventuelles publications. La valeur littéraire
de ces poèmes est d'ailleurs fort variable ; ces poèmes sont intéressants
par ce qu'ils expriment sur le plan psychologique. C'est à ce point de
vue que nous nous placerons exclusivement lorsqu'il s'agira de les
interpréter.
A priori, nous pouvons admettre, avec une forte présomption en
faveur de la validité de cette hypothèse, que le traitement psychana-
lytique qui remue les couches les plus profondes de notre organisation
psychique, les ordonnant sur des bases nouvelles dites de santé et
d'équilibre psychique, ne laissera pas d'influencer l'inspiration pré-
sidant à la création artistique. Si le traitement analytique est en mesure
de modifier notre attitude religieuse, philosophique et morale, nous ne
verrions pas pourquoi il en serait autrement sur le plan de la création
esthétique, là précisément où les courants affectifs jouent un rôle aussi
déterminant, sinon exclusif.
Au cours de notre étude, ce qui va retenir principalement notre
attention, c'est de savoir dans quelle mesure l'influence de la psycha-
nalyse sur la production artistique se manifeste par divers signes
extérieurs, observables et analysables, c'est de savoir reconnaître la
qualité, la valeur, la signification psychologique, voire même la portée
philosophique de l'influence de la psychanalyse sur l'art (1).
Voici tout d'abord un poème de la période pré-analytique. Sa forme
est guindée, corsetée, timide, banale. Par ce côté, il exprime bien l'atti-
tude de Bernard vivant alors en fonction de schèmes éducatifs rigides,
rigoristes, dictés par une éducation puritaine à l'excès, interdisant la

(1) Cet aspect de la question est traité dans un travail en cours de préparation.
L'ART ET LA PSYCHANALYSE 303

manifestation spontanée des sentiments les plus légitimes. Bernard,


à cette époque, éprouvait de la honte à écrire des poèmes, il les cachait
soigneusement, et se serait cru damné si, d'aventure, son père avait
pu y jeter un regard dur et méprisant.

MATIN D'ÉTÉ

C'était un beau matin d'été.


Le soleil n'était pas levé,
Un petit vent frais galopait
Sur l'eau claire et apportait
Avec lui les senteurs du lac
En souffletant sur mon hamac.
La caresse douce du vent
Me faisait entendre son chant
En glissant entre les branches
Ce beau matin de dimanche.
C'était une douce romance
Chantant mes rêves d'enfance
Et d'adolescence sur un air
Mélancolique, combien cher.
Lointain, perdu et renaissant
Suivant l'intonation du vent.
Les étoiles fondaient une à une,
Il ne restait de la lune
Qu'un léger croissant derrière
Ce grand peuplier noir et vert.
L'horizon jaunissait, chassant
La brume suspendue au flanc
Des montagnes savoyardes.
De ma couche je regarde
Cette divine naissance
Du jour. Et je me balance
Aspirant des bouffées d'air frais,
L'air poissonneux, bleu et très
Enivrant du lac. Lentement
Et doucement, je sens mon sang
Se réveiller. La musique
Douce et mélancolique
Devient plus gaie et plus forte,
La symphonie s'accroît, porte
Au loin sa voix. Car les oiseaux
S'en mêlent, chantant avec l'eau
Le vent et les arbres l'hymne
D'un matin d'été. Et l'hymne
Vibre dans l'air frais, le lac bleu ;
Jette son écho dans les deux
Qu'embrase un soleil rouge
La symphonie devient rouge
Qu'embrase un soleil tout blanc
L'hymne devient blanc éclatant
304 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Sous les mille feux des mille


Miroirs du lac et des mil'trils
Des oiseaux dans les arbres verts
C'est la grandiose prière
La symphonie triomphante
Vibrante et bénissante.
Le chant de gloire, plein de bonté
D'un grandiose matin d'été.
Ce poème est intéressant parce qu'il condense les principaux aspects
de la personnalité encore naissante de Bernard à un moment où la
névrose n'a pas encore éclaté.
A l'image du crépuscule du matin, le jeune poète associe les souve-
nirs mélancoliques et nostalgiques de son enfance. C'est la composante
du retour au sein maternel que nous aurons l'occasion de voir s'expri-
mer d'une manière plus nette encore au cours de sa névrose.
A la vision du jour, Bernard associe l'idée d'une symphonie dont le
ton monte à mesure que le soleil s'épanouit. Au soleil s'associent éga-
lement des idées de gloire, de bonté, de prière.
La transformation du soleil en musique indique ici une tendance
naturelle du jeune homme à exprimer ses sentiments sur un mode
musical. La musique a de tout temps exercé une attraction très forte
sur l'imagination de Bernard. Un manque de compréhension de la
part de ses parents, ainsi que diverses circonstances malheureuses, ont
fait que ce don musical n'a pas pu être développé comme il l'aurait
mérité. Pour Bernard, le langage poétique est l'ersatz du langage musical
qui, pour des raisons techniques, ne peut être utilisé à des fins d'expres-
sion esthétiques. C'est là une des raisons qui expliquent le sentiment
d'insatisfaction constante de Bernard lorsqu'il se situe en face de ses
créations poétiques. Le poème littéraire ne peut rivaliser avec la richesse
d'expression d'un poème musical. Ajoutons également que la création
musicale exige un effort plus grand et plus soutenu que la création
poétique. Or, nous savons que les considérations énergétiques jouent
un rôle de premier plan dans l'économie des névroses.
Notons que Bernard se trouve en pleine phase de renouveau mys-
tique-religieux, et c'est à cette circonstance qu'il faut attribuer l'exal-
tation des sentiments s'exprimant à la fin du poème. La religion joue
chez Bernard un rôle de premier plan. C'est là qu'il puise ses espérances,
sa force de vivre et de travailler. Viendra un moment où la foi de Bernard
disparaîtra ; nous assisterons alors à la création d'un déséquilibre
affectif qui poussera le jeune homme inéluctablement vers la névrose.
Ce poème, malgré les éléments positifs ou semi-positifs qui le cons-
L'ART ET LA PSYCHANALYSE 305

tituent, dénote un équilibre énergétique fragile. Le bonheur que rêve


l'adolescent est conçu sur un mode contemplatif. Il est l'exacte réplique
du sentiment nostalgique de l'enfance perdue qui s'exprime au début
du poème. Le bonheur, de même que le regret du bonheur perdu,
est nostalgique, il s'impose à l'imagination sous une forme hallucina-
toire, sans que le sujet fasse effort pour y parvenir. Ce bonheur est un
bonheur rêvé, un bonheur sans acte, ne dépassant pas le stade de la
contemplation ou du désir vaguement formulé.
Bernard prouva par la suite qu'il était incapable d'atteindrele bonheur,
le succès sur le plan de la réalité concrète. Un complexe d'échec l'em-
pêchera de réussir des examens universitaires, l'empêchera de se réconci-
lier avec ses parents, l'empêchera d'être heureux en amour. Chaque
pas fait en avant l'obligera à en faire deux en sens inverse. La névrose
se constituera au moment où son seul soutien vital — sa foi chrétienne —
s'effondrera, ne lui laissant que deux échappatoires : la névrose ou le
suicide.
Dans ce poème nous voyons jouer un ensemble de mécanismes qui
tendent à compenser l'amertume de la réalité par un rêve, une nostalgie
du bonheur. Ceci est d'autant plus frappant que ce poème fut écrit
en caserne, où la vie militaire avec ses injustices et son arbitraire faisait
cruellement souffrir le jeune Bernard. Ce poème représente donc bien
une échappée hors de la réalité amère.
Voici un autre poème écrit pendant la période analytique. Ici l'agres-
sivité latente s'extériorise et accepte de mener le combat pour le bonheur
en s'attaquant résolument à la nuit de l'inconscient. On sent qu'une
énergie nouvelle vient d'être libérée, une énergie pouvant contribuer
au renforcement du moi et des possibilités d'action du malade.

LE CORNAC

Un cornac vert pique le dos du soleil de son sabre


empourpré.
L'éléphant-soleil expulse sa violence sous la forme
d'un jet sifflant de lumière crachée majestueusement
sur la piste bleue du ciel ciré de frais.
Les hommes accourent en masse granuleuse, pouilleuse,
loqueteuse, et lancent les bras en avant pour boire
à grandes gorgées les crachats solaires, les crachats
chauds, le miel de lumière abondamment répandu
sur les bords de la Terre.
Le cornac vert pique et pique le soleil qui file
dodu, bossu, tordu, à l'assaut des royaumes ombrés
où la Nuit couche, blanche, dans de longs draps noirs.
306 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le soleil excité, éméché, riche d'audace, sous la pique


pourpre du cornac vert, chasse, assassine, étrangle
les nuages affolés et les réduit en lumière, en manne
de flocons lumineux qui descendent sur la Terre.
Le cornac tousse sa joie de vaincre,
vert sur un soleil jaune, vert dans un ciel bleu pur
où la pique pourpre s'enfonce comme un dard sanglant
dans la masse du soleil courroucé.
Le cornac a faim de gloire, tueur d'ombre, il chevauche
rieur, les flancs enflammés de l'éléphant-soleil.
L'éléphant-soleil, sous la pique pourpre,
brandit son courage, décuple son volume, accélère sa course,
raidit ses cheveux entraînés, immenses,
dans le sillon d'une corrida interstellaire.
Les hommes groupés en grappes d'espoir,
voient la Nuit blêmir dans son suaire, ils voient
la Nuit reculer devant les crachats solaires
catapultés férocement, comme des obus de lumière,
dans les mille directions de l'espace conquis.
Le cornac triomphe sur sa boule jaune,
il triomphe de sa pique pourpre des innombrables
ombres engendrées par la Nuit.
Son triomphe vert, son triomphe jaune, son triomphe
pourpre, son triomphe bleu, dans un bruit d'orgues,
annonce en force un règne nouveau de lumière vive,
miel céleste qui jaillit du soleil comme d'une ruche
riche en bourdonnements de bonheur
pour les hommes affamés.
Mais l'acceptation de ce combat ne se fait pas sans douleur ; acquérir
de nouveaux réflexes vitaux en déconditionnant des réflexes névrotiques,
source de satisfactionnarcissique, est une réalisation difficile, angoissante :
EFFORT
Du fond d'un gouffre glauque mon ambition
lentement s'élève et mord les parois d'anthracite
surplombant mon effort.
Le ruissellement des sangsues sous mes mains écorchées,
rend ma lourde ascension plus périlleuse encore ;
le vide m'attire par les hanches vers un bruit
de cascades sulfureuses bouillonnant fièvreusement
jusque dans mes veines affolées.
Verrai-je un jour suinter entre mes doigts crispés
un mince filet d'or lumineux, collier de vie
dans ce sarcophage gluant d'où mon être s'extrait
comme d'un cauchemar viscéral ?
Verrai-je un jour l'alouette escalader le ciel
du matin de son chant d'ivresse heureuse ?
Je taille mon élévation dans un roc courroucé,
j'étire mes muscles distendus à l'extrême,
j'épouse douloureusement chaque encoignure,
chaque interstice, chaque aspérité
L' ART ET LA PSYCHANALYSE 307

de cette matrice interminablement oblongue,


à la recherche d'un jour, d'une lumière, d'une clairière,
d'une sortie qui se dérobe cyniquement à ma soif
rampante d'existence sereine.
Ma croissance infernale, poursuivie dans un climat
de pluie étouffante, est le duel obscur
entre un rocher d'esclavage vomissant mon étreinte fragile,
et l'insatiable élan-moteur de mon corps obstiné
se dressant farouche, contre l'inertie d'une fatalité
le poussant vers le bas, dans un gouffre de soufre,
où seuls luisent les yeux veules de dragons carnassiers.
Il faut lécher l'huile de la roche lubrifiée
afin que les membres y adhèrent sûrement.
Et les os craquent quand la compénétration
du corps ascendant et de l'ennemi minéral
devient trop aiguë. La poitrine râpée, rouge de sang,
projette un souffle haletant vers un sommet invisible.
Le coeur congestionné remonte jusques aux tempes,
les doigts s'anémient, les lèvres balbutient,
l'étreinte se desserre, et le vide noir
pose ses mains glacées sur les hanches frissonnantes.
Sur le point de choir, j'aperçois, comme dans un mirage,
à travers une fente de la pierre vaincue,
le sourire d'une primevère enfantine
dans un pur ciel de Pâques.

Les derniers vers du poème contrastent singulièrement avec le


reste et indiquent la disproportion qui existe encore entre les forces
de santé, de vie et les forces de mort, les forces qui tirent l'homme
vers le bas.
Cet effort de guérison aboutit, à travers une série de prises de cons-
cience, à une situation où les satisfactions offertes par la névrose au
malade ne suffisent plus et dans le poème que je vais citer nous assistons
à cet adieu assez émouvant au passé infantile qui doit céder sa place à
une réalité nouvelle : la réalité adulte.

FRUIT NOIR

O fruit noir, pulpe généreuse et tendre


où la bouche puise le suc interdit,
O fruit noir livré chaud dans une coupe nocturne
au fond étoile d'arabesques lactées,
O fruit couronné de gloire sombre, nu et lisse,
luisant sous la lune,
fruit d'ébène caressé par les vents de plaines,
fruit de douleur heureuse,
fruit doux comme une main fine de femme
sur la nuque du pendu refroidi,
fruit rond de tendresse vicieuse,
308 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

O fruit noir, laisse mes lèvres gercées de doutes


puiser dans ton suc secret la force de mourir
encombré de lilas, au fond d'un cercueil d'amour.
Laisse mes mains grises effleurer le miroir
de ta peau de soie tissée par les anges déchus,
artisans de la peine délicieuse qu'ils filent, lascifs,
devant l'étang des plaisirs narcissiques.
Laisse mon regard se noyer dans les reflets narcotiques
issus de ta chantante image,
laisse mon coeur s'ouvrir béant, pour recevoir
l'ondée orgueilleuse de ton sang maudit,
puisqu'il ouvre les portes sur un pays
où l'amour s'expie sur des briques rougies,
où le carnaval de la joie se danse sur une marche funèbre,
où les corps s'accouplent en étouffant des cris de haine
sauvage.
O fruif noir, ta croissance dans les jardins déserts
m'enchante, ta croissance isolée sur des collines solitaires,
ta croissance vespérale loin du regard de quiconque,
ta croissance sacrée, ta croissance riche en sève obscure
me grise, quand je viole de mon désir inique les contours
de ta chair bientôt complice de mon ardeur mordante.
Fruit noir, baie nordique, je vois ton lustre pâlir
dans mon ciel d'enfance. Mes lèvres à ton contact
deviennent amères. Il y a des rythmes opposés
qui s'installent dans notre union.
Tu rejoins ta solitude alors que mes désirs
s'atrophient, se filamentent ;
nos liens deviennent minces comme l'absence...
Je chercherai ailleurs, dans des pays plus humains,
un fruit de soleil rouge dont je boirai le jus de vie
empourpré d'espoirs flamboyants ;
je chercherai ailleurs, dans des jardins exotiques,
les parfums vivaces qui enchantent le corps
et donnent à l'âme des ailes d'abondance.
O fruit, ton galbe magnétique attirera longtemps encore
l'oeil vert des loups hurleurs,
quand, sous l'éclat trouble du soleil de minuit,
ton globe parfait scintillera victorieux,
comme un diamant noir solitaire
dans un écrin d'angoisse.

Comme dans le poème précédent, cet adieu ne paraît guère définitif,


la victoire est incertaine, la voie des régressions reste ouverte, et nous
verrons en effet Bernard, vers la fin de son analyse, retomber dans des
états régressifs plus ou moins graves. Mais la régression restera un
état passager plein d'insatisfaction invitant le sujet à en sortir aussi
vite que possible.
La nostalgie du passé infantile doit, sur le plan dynamique, faire
place à une réaction de haine vis-à-vis de ce passé adorable, afin de
L' ART ET LA PSYCHANALYSE 309

permettre au sujet de s'en détacher agressivement tout d'abord, puis


sereinement lorsque la distance séparant le nouveau moi de l'ancien
sera suffisamment grande pour empêcher toute tentative de retour en
arrière.
Dans le poème suivant, nous assistons à une véritable abréaction
libératrice d'une force agressive considérable. C'est l'étalage abject
de l'inconscient malade dont on se sépare sans regret, tant il est chargé
d'images hideuses :
SODOME
La lune, croissant de bile,
s'enfonce, tel un chancre purulent,
dans le ventre de Sodome.
La lune corrompue, lambeau d'orgie,
jette sa soif de vice sur les lèvres de Sodome,
dans ses yeux coupables, sur son sein de mollesse
rongé par l'amour des vieillards édentés.
La lune coule dans la ville, et de ses cheveux d'or,
enrobe les soupirs des esclaves
empalés sur des flèches de bronze,
pour l'amour d'un roi extasié.
Et ce Roi lubrique, banni sous sa toge sanguinaire
brodée de feu vengeur,
fouette le ciel de ses crimes, lacère les ennuques
et taille dans les cuisses des femmes évanouies
des carrés de folie, des cubes de chair crue,
des morceaux de joie rubiconde,
étalés sur des plats d'argent lourd,
d'argent gras volé dans des mines d'horreur
avec des pioches de mort et des pelles de sang.
Un pur, réfugié sur un toit protecteur,
sent glisser sur sa nuque la corde des bourreaux,
et sur ses tempes,
la lame sèche d'un scalpel sculpte sa souffrance linéaire.
Or, la lune rit sur la corde et s'énamoure d'elle,
comme d'une corde de harpe éolienne,
or, la lune danse sur l'acier du scalpel
comme sur une bague de fiançailles.
Elle illumine les supplices,
embrase longuement les bords des souffrances
et lèche avidement les cercueils des innocents.
Et quand le roi sadique écume de joie,
expire de délices dans un hoquet final,
la lune penchée,
baise doucement son sourire défait,
et accompagne sa dépouille jusqu'au seuil des portes éternelles,
derrière l'horizon des mondes,
au carrefour des esprits condamnés.
Sodome couche dans le pli obscène d'une vallée perdue,
des chars d'égorgés tonnent sur les pavés écariés,
310 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

des voix d'holocaustes maudits


s'enrouent dans une fumée d'alcôve
et retentissent sous la voûte d'une cathédrale,
rostre puissant, flèche coupante, hérésie cinglante
qui éjacule sa haine vers des étoiles inutiles,
où l'amour pleure sa gloire apostrophée.
Des mouches nocturnes balladent leur audace vorace
sur des immondices verreux,
crachés par des intestins trop lourds,
coliques d'ivrognes, saoulés de ripailles écarlates.
Sodome construit sa défaite sous l'éclat indulgent
de la lune brune et pornographique
à force d'étaler ses verrues honteuses,
ses rides erotiques, ses rondeurs gommeuses,
courbes de volupté saignante
dans lesquelles s'enroulent des rêveries incestueuses,
rubans jaunes et puants enlaçant le front d'un ciel
couronné de lèpre victorieuse.
A Sodome le vent vient des caves,
et après avoir toussoté sur les épaules
des femmes tordues comme des torches tourmentées,
après avoir trinqué avec la substance granuleuse
vomie par les citoyens écoeurés,
après avoir soufflé sur les cierges
de son haleine surchargée,
il va s'enliser dans la fange des cimetières,
il va mordiller les tombes ouvertes
comme des femmes violées,
et s'enfonce, essoufflé,
dans un trou de silence
épaissi par l'ombre vorace des ifs triangulaires.
Alors, sondant cette masse d'horreur et d'imposture,
Dieu dit :
Égorgeons.
Dieu dit encore :
Incendions.
Et joignant l'acte à la parole, il forgea dans sa main
un éclair en forme de sabre,
cadenassa sa miséricorde, gonfla sa colère,
et d'un geste fatal, mortel, rapide, implacable,
il creva sur-le-champ ce monstrueux abcès
du mal multiplié ;
il creva le coeur de Sodome avec sa lance de flamme,
et le cri de la ville saccagée retentit si fort,
que la lune effrayée,
s'enfonça dans un nuage austère,
venu de l'horizon apporter à Sodome,
son lourd linceul d'ombre éternelle.

La route qui mène au bonheur, à la joie d'exister et de lutter est


longue pour le névrosé. Aussi est-ce avec une émotion réelle que le
jeune homme accueille les premières visions de bonheur, d'un bonheur
L'ART ET LA PSYCHANALYSE 311

neuf, jamais soupçonné, simple, naïf, le premier bonheur d'une vie


tourmentée où chaque moment de joie était instantanément saboté par
une expérience inverse, dégradante, dévalorisante.
Voici comment s'exprime cette joie authentique :

EUPHORIE

Mon coeur est fou.


La rivière de sang qu'il pousse vers la vie
est parsemée de paillettes d'or cocassement dansantes,
ivres de joie métallique,
de joie qui étincelle comme un métal chimiquement pur,
et je perçois dans ma rivière rouge l'éclat de cette joie folle
comme un picotement voluptueux,
comme un chatouillement divin de mes cellules en fête.
Bonjour mes cellules !
On m'a dit que vous existiez, je vous ai entrevues un jour
à travers la lentille d'un microscope, mais aujourd'hui
je vous sens présentes, toutes, sans exception ;
vous dansez tellement — est-ce bal chez vous ? —
que mon être tremble, et vous rendez-vous compte un peu
du danger que je cours à sentir la présence simultanée
de millions de petites cellules
qui explosent de vie en moi !
La tête me tourne, vous me donnez le vertige,
mes yeux sont embués d'ivresse, et j'ai vu des choses exceptionnelles,
des miracles successifs dès le matin de ce jour exceptionnel.

L'eau est une harpe, la vallée un creux d'ombre verte


où le jour grandit sans effort ;
le sentier court furtivement d'un bonheur à un autre,
éveillant délicatement les fleurs de sa caresse première.
La nuit quitte son deuil rituel et s'offre entière,
nue et brillante au dieu soleil dans une longue étreinte d'amour.
Les oiseaux entonnent l'hymne des épousailles,
ils picorent sur les lèvres des jeunes filles reposées
le sourire du réveil et des murmures de reconnaissance,
car l'écho d'un bonheur certain pénètre par la fenêtre
grand'ouverte sur la forêt, sur le soleil, sur l'eau, sur la vie ;
il pénètre sans pudeur dans la chambre à coucher
d'où il réfléchit sa présence dans les pupilles mouillées
d'une jeune fille qui, dans ce même miroir,
s'étonne de sa beauté.
On hisse une voile près du quai, et le bateau s'envole
lentement dans l'eau bleue.
Dans le lointain la voile devient petite, puis disparaît
derrière le nuage blanc d'un cygne endimanché.
Quel est ce grand champignon rouge qui déploie son chapeau
drolatique au-dessus de l'eau ?
312 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C'est peut-être le parasol d'un camelot que je ne vois pas.


Je suis seul promeneur sur le quai, j'inaugure le quai
avec mes yeux remplis d'ivresse,
je coupe le ruban symbolique reliant le jour à la nuit,
et roi couronné de joie, je pénètre sous la voûte feuillée
de mon royaume éphémère.
Pourtant une première silhouette d'homme s'esquisse
sur le mur du quai. Dois-je le punir ? Suis-je roi et maître
de ces lieux ? S'agit-il d'un autre roi, d'un roi ami
venu me rendre visite ?
C'est un pêcheur.
Il a répondu comme moi à l'appel du jour,
nous avons entendu la même voix. Il a inauguré comme moi
l'autre moitié du royaume, l'autre moitié du jour
avec sa canne de bambou jaune immobilisée au-dessus de l'eau,
c'est la baguette d'un chef d'orchestre qui,
gravement penché sur son cahier bleu,
dirige une partition orchestrale composée exclusivement
de longs silences.
De temps à autre, le coup d'archet d'un premier-violon,
réveillé de sa torpeur, égrène quelques notes détachées :
il s'agit simplement d'une petite perchette adolescente
qui bondit de joie hors de sa robe d'eau
sous l'oeil impassible du pêcheur qui, patiemment,
attend la fin du premier mouvement orchestral...
au bout de son hameçon ironiquement interrogateur.

Dans tous ces poèmes qui datent de la période analytique, nous


assistons à l'afflux d'énergies nouvelles. Celles-ci contrastent vivement
avec le profil anémié du premier poème cité. Le contraste subsiste
lorsque nous comparons les états régressifs du névrosé à la situation
affective qui s'exprime dans les poèmes écrits après la crise religieuse
de Bernard. Cette situation affective morbide s'étend sur une assez
longue période et demeure jusqu'au moment du traitement analytique.
Voici un échantillon datant de cette période :

CYGNE

Cygne, gorge longue enneigée,


Soupir de plumes blanches dormantes,
Cygne, serpent calme et chaud,
Tu couves les vagues grisonnantes
Qui s'ennuient dans leur hiver monotone ;
Tu couves le bleu lorsqu'il paraît,
Tu couves les fugitives lueurs du jour
Qui disparaît derrière les roseaux sanglants.
Et de ta lyre mouvante, les harmonies
développées s'enveloppent d'un large mystère nocturne.
L'eau et la lune dansent,
L'ART ET LA PSYCHANALYSE 313

L'air claque dans des voiles imaginaires


Et le froid lisse effleure la nuque du monde éphémère.
Cygne, seul, plainte muette, tu erres depuis toujours
dans ce palais transparent, sans île pour t'arrêter,
sans port sûr où faire escale. Tu erres,
tu sondes l'onde anodine et l'écume de la vague qui choit.
Cygne, bois mon coeur, aspire mes désirs,
enneige mon malheur. Prends l'or et le vice
dans ton bec de flamme. Irise ma douleur.
Que tes ailes chaleureuses étouffent ma peine.'
Apprends-moi les secrets que tu découvres
entre les algues élancées, au fond des eaux.
Les mots ne sont rien, ce sont des écorces desséchées,
de larves envolées, mais la prière de mes mains
tu l'entends, elle flotte vers toi, ma prière.
Laisse-moi suivre l'ombre de ton ombre,
le sillon de ton sillon, le bleu du bleu que tu caresses
en passant. Je soufflerai la neige de tes plumes,
je ferai des silences autour de toi. Et tu vivras
tranquille, éternellement, au milieu de tes cercles
liquides.
Mais tu fuis mon appel, en vain mes mains resteront jointes,
car tu es roi, roi seul qui se sourit à lui-même,
roi pur, roi suprêmement blanc, isolé
dans son royaume sans limite.
Je quitte ton mystère pour un autre mystère
je laisse tes plumes s'envoler une à une.
Mon mystère m'attend, et je sens sa pâleur froide
s'appuyer sur mes yeux.
Cygne, nous quittons tous deux un rivage, interrogeant
un monde nouveau où le temps n'est plus,
où l'ombre s'abaisse sur le soleil vainement fuyant,
où les courbes deviennent idéales
comme la majesté blanche de ton col solitaire
lorsqu'il se dresse vers les étoiles.

Bel exemple d'introversion, de narcissisme, d'un circuit fermé


de sentiments nostalgiques et désespérés, orientés vers le retour au
sein maternel. Rien ne laisse présager une issue possible à cette fata-
lité douloureuse qui pousse le poète vers l'esseulement, l'isolement
dangereux.
Voici par contre, un poème écrit dans une phase régressive, pendant
la période analytique. On remarquera la différence de ton. Ici, la solitude
apparaît comme un mal curable. L'allure caricaturale de cet état
d'âme fort pessimiste et maussade diminue la portée affective de
l'expression poétique. Une ironie plus ou moins consciente surveille
les propos émis par le poète et l'invite à ne pas trop se prendre au
sérieux.
314 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

CIGUË

Je bois la ciguë dans un verre de soufre


rincé d'amertume.
Je bois lentement mon décilitre de mort liquide
en comptant les pulsations affaiblies
de mon coeur troué.
Troué de solitude,
de solitude perpétuelle appliquée comme une condamnation
sur la masse de mon existence rabougrie,
par ce temps de pluie
bêtement sale, inutilement laid, froid, humide
jusque sous la robe des femmes crispées
où la chaleur intime vascille,
sous la pluie : vieille fille
sans âme,
ritournelle monotone d'espoirs déçus,
contrebasse creuse de la mort nomade
Qui galope sur nos têtes fades, malades.
Je sirote la ciguë de ma solitude
au coin d'une table de fer,
derrière un rideau de pluie
à jamais baissé sur mon théâtre de lumière,
en grève.
Je sirote le poison d'un jour de mort
quand les limaces, tels des cercueils gluants,
défilent lentement,
dans le suaire d'un chemin abandonné
rouillé par la pluie et le rhume du temps.
Je sirote la mort liquide avec mes lèvres noires,
tandis que du regard,
je poursuis le sillage d'un cortège funèbre
endormi sous un vallonnement de parapluies identiques
et gonflés comme des mongolfières lugubres
fixées au cou filiforme de futurs cadavres,
pendus ambulants.

Mais quittons les morts et rejoignons les vivants, l'amour des


vivants. Un saisissant contraste s'établit entre l'amour interdit, culpa-
bilique, de la névrose et l'amour permis, sanctifié, rendu possible par
la guérison.
Voici un poème de la première période :

VOLUPTÉ

Je regarde les femmes des îles désertes


Cultiver leur amour nu dans un vase clos.
Les palmes caressantes offrent leur ombre verte
Au rythme souple des seins respirants et chauds.
L'ART ET LA PSYCHANALYSE 315

Dans leurs bras dolents mes rêves impuissants coulent.


Cherchant le refuge inespéré d'un port sûr.
Abrité des vents, attendre derrière un mur
De soleil, que leur corps doux sur mon corps se moule.
Une femme près de la source cueille des bulles
Et sourit à l'air pur qui s'échappe en chantant.
Une brise de fraîcheur joue fine sur son flanc
Et gonfle amoureusement sa robe de tulle.
La danse les enlace et leur grâce éternelle
Ivre de bleu parcourt les espaces d'espoir.
Bientôt les feux fluorescents brillant le soir
Inonderont d'argent les îles et le ciel.
Les femmes s'uniront alors à la mer
Richement vêtues de volupté insolente.
Étranger, j'assisterai au mariage amer
De la chair orgueilleuse et des ondes léchantes.

Sans transition, passons aux poèmes de la guérison :

COÏT
Tes bras, tes cuisses sucent ma peau
tant ils adhèrent de tendresse
et de conviction d'aimer.
Tes bras longent mes rêves de volupté nue,
sans farce et sans feinte,
riche comme une douche de caresses
et de mots secrets limpidement murmurés.
Contamine mon corps avec ta joie crue
qui s'amoncelle sur le bord de tes lèvres de sang,
et aussi dans l'aile fine de tes narines tremblantes,
et aussi dans l'obscurité de tes yeux à demi fermés.
Lubrifie mes pensées d'amour, afin qu'elles glissent
sans fin, dans une perpétuelle extase,
vers le chemin de mousse fine
qui passe par la courbe de tes hanches.
Donne-moi la forme de tes seins clairs
afin qu'elle se visse à jamais
dans le creux moite de ma main brunie.
Donne-moi ce baiser final qui unifie
l'ardeur de deux souffles de vie,
qui brûle l'antagonisme des êtres accouplés,
qui baigne deux bouches rivales
dans une même rivière de salive,
qui sanctifie la fusion dans l'insécable bonheur,
comme quand la vraie prière unit fermement
la force de deux mains reconnaissantes.
L'amour tonne dans ton corps,
tes bras s'agitent comme l'éclair,
tes jambes se nouent de plaisir,
ma tête bourdonne sur ton ventre.
316 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et mon cri,
aspiré par le cyclone d'une joie ascendante,
rugit jusqu'à la limite de sa puissance,
pour mourir subitement sur la sérénité de ton épaule
où les cheveux pleuvent sur moi l'abondance
de leur soie endormante.

A cette vision très réaliste de l'amour, s'oppose une vision plus


spiritualisée de l'acte charnel et dans le poème qui va suivre, l'attitude
mystique que Bernard cultivait sur le plan religieux, avant l'éclosion
de sa névrose, se retrouve fondée sur une base nouvelle, celle de l'amour
total, charnel et spirituel dans lequel s'associent deux âmes destinées
à rester unies par delà la mort :
Vierge amphore bleue de mer
Épaule encore longue d'un sein blond
qui glisse vers des fêtes éternelles,
Genou bosphore de mes rêves,
luxe d'une jambe née d'un désir salvateur.
Je baise l'enfant de tes mains
qui font des fleurs et des gestes blancs.
J'épouse l'envie des vagues
quand elles bercent l'écume des soleils
qui fondent dans ma bouche.
J'entonne la vie sur un air de victoire.
Le ciel s'imbibe des vapeurs de ton haleine
qui s'associe à l'extase des harpes éoliennes.
Branche d'or que courbe le poids d'une chevelure
tissée au crépuscule des songes où l'oubli du temps
engendre le repos long comme des siècles.
Et tu me diras encore les délices de tes hanches
qui sont l'accueil de ma joie symphonique : Orchestre
d'un corps et d'une âme pavoisée de flammes multicolores,
oriflammes des jouissances solaires.
J'entre dans le temple des blés qui ondulent
sur mer. La fenêtre s'ouvre comme une ogive
d'où s'échappe la vie du monde,
et les oiseaux blancs des jardins d'Allah.
Tes cheveux courent dans mes bras comme des lévriers sauvages.
Tes doigts sont des flocons de neige qui glissent sur mes joues
en feu, la ligne d'horizon se tend comme une corde de violon
dont j'entends la volupté.
Nous flottons dans un nuage qui monte sans bruit
vers les régions qui demeurent.
Et nos mains se rejoignent dans une prière immobile
comme deux colombes qui meurent dans un même nid
de fièvre et de bonheur.

Ce n'est pas un des moindres mérites de la psychanalyse d'avoir


rendu possible ce miracle : restituer les possibilités d'aimer à celui qui
L' ART ET LA PSYCHANALYSE 317

ne sait pas aimer, transformer un sentiment de culpabilité en chant


de victoire, faire d'un cadavre un être vivant capable de ressusciter
d'autres cadavres.
Les poèmes que nous venons de citer témoignent de l'existence
d'une influence très nette exercée par la psychanalyse sur la création
artistique, et plus précisément poétique chez un névrosé qui, grâce à
l'action du traitement analytique finit par prendre conscience des
forces nouvelles mises à sa disposition en vue de l'édification d'un
nouveau Moi, revu, corrigé, augmenté. Nous voyons ces forces appa-
raître dans ses poèmes où elles s'emploient à animer les mots d'une vie
nouvelle. Le contraste entre la première et la deuxième manière de
poétiser aurait été mieux senti si nous avions eu la possibilité de citer
dans leur intégralité les poèmes écrits depuis la crise religieuse jusqu'au
moment où fut entrepris le traitement psychanalytique. Le ton mélan-
colique et défaitiste de ces poèmes se répète avec une fatalité lassante,
monotone ; il semble que les ressources d'expression poétique soient
épuisées. L'auteur lui-même se rendait compte de cette situation au
point qu'il finit par se décourager d'écrire parce que sachant trop bien
à l'avance ce qu'il écrirait et comment il l'écrirait.
Le traitement analytique lui ouvrit de nouveaux horizons et lui
donna de nouvelles ailes, une nouvelle foi, une nouvelle raison d'être.
Cette transformation se constate également dans sa manière d'écrire,
dans sa vision esthétique du monde qu'il vient de découvrir et auquel
il désire accéder — je dis bien auquel il désire accéder.
Car il faudrait être naïf pour s'imaginer que la psychanalyse ait le
pouvoir de transformer un désir en une réalité immédiatement palpable.
La psychanalyse ne fait pas tomber les cailles dans la bouche de celui
qui a faim. Ce serait trop beau ! Ce qu'elle donne, c'est tout d'abord
la faim ou la soif, une faim dévorante, une soif furieuse, mais elle donne
davantage, elle donne la force de chercher la nourriture, de chercher
la source qui glougloute au milieu du désert.
Et Bernard a beau imaginer l'amour en l'auréolant de son mysti-
cisme ressurgi grâce à l'analyse, comme un vieux trésor perdu, puis
retrouvé, il n'en reste pas moins vrai que cette vision reste un rêve,
une espérance, un désir, désir viable, certes, à condition que Bernard
mette tout en oeuvre pour le réaliser. Or, une réalisation de ce genre
n'est pas chose facile, et Bernard s'en rendit compte à ses dépens.
Jusqu'à ce que l'idée se matérialise et prenne corps, il faut des souf-
frances et des déceptions, il faut des luttes, des défaites, des victoires.
Les premiers échecs de Bernard le décourageront-ils ? Plutôt que de
PSYCHANALYSE 21
318 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

persévérer dans une entreprise dont l'issue n'est pas absolument cer-
taine, recourra-t-il au rêve compensateur, où les images peuvent être
arrangées à sa guise, lui donnant ainsi l'illusion, l'hallucination du désir
réalisé ? S'il en était ainsi, nous dirions que le traitement analytique
n'a pas réussi à consolider suffisamment son Moi pour lui permettre
de résister aux chocs de la bataille livrée pour la réalisation du désir.
C'est à ce dernier signe que nous reconnaîtrons la valeur du traite-
ment psychanalytique chez l'artiste névrosé. Dans la mesure où l'artiste
s'encouragera à réaliser activement, concrètement, les désirs qui
s'expriment dans ses oeuvres, nous le verrons se désintéresser de la
création artistique, pour s'intéresser toujours davantage à l'activation
de la bataille pour le désir-fait-chair.
Que vaut-il mieux, rêver l'amour ou le faire ?
Rêver la paix ou la faire ?
Rêver la puissance, la déité, ou la faire ?
Il faut choisir entre une nuit d'amour et la création d'une sym-
phonie, dit Maryse Choisy. Je crois qu'il serait plus juste de s'exprimer
ainsi : il faut choisir entre une vie d'amour et la création de plusieurs
symphonies, car une nuit d'amour n'empêche pas la création d'une
symphonie ! Je dirais même qu'une nuit d'amour favoriserait la création
d'une symphonie.
Mais réaliser une vie d'amour, c'est tout un programme ; je ne
sache pas qu'il ait été exécuté de façon satisfaisante une seule fois depuis
la création du monde. On peut tout au plus tendre vers cet objectif
en s'efforçant d'améliorer les conditions qui permettront d'amorcer
cette réalisation.
Pour que l'amour soit un jour possible, il faut créer des conditions
de sécurité internationale, des conditions de sécurité matérielle, et
surtout des conditions de santé physique et psychique, des conditions
affectives, spirituelles et morales qui permettront à l'enfant de se déve-
lopper harmonieusement. Celui qui veut hâter l'avènement de l'amour
doit se faire médecin, pédagogue, psychanalyste, sociologue, juriste,
homme politique, orateur, missionnaire, ingénieur, paysan, ouvrier ou
savant, c'est-à-dire homme créateur de réalité. Schweitzer, Marx,
Freud, Einstein, voilà des hommes qui ont fait quelque chose pour
l'amour, bien plus que Gide, Mauriac, Wilde, Picasso & Cie !
Car pour faire l'amour, il faut une Terre d'amour, et l'artiste qui
ne participe pas à cette création d'une manière concrète, continue à
rêver l'amour, l'harmonie des formes, des couleurs, des êtres, et risque
un beau matin de se réveiller dans un monde où l'on ne voudra plus
L'ART ET LA PSYCHANALYSE 319

de lui parce que, hibou plaintif, il hululera ridiculement dans des


forêts où le jour aura pris racine contre la nuit, définitivement.
Bernard a choisi de faire l'amour, de faire la paix, de faire le monde.
Il a renoncé aux satisfactions faciles du rêve. Il a renoncé à écrire des
poèmes. Il lutte bravement pour l'avènement d'une réalité rêvée. La
fonction fabulatrice a cédé le pas à la fonction du réel.
Autrefois, le poète qui ne pouvait réaliser confabulait, dépensant
dans cette activité un surplus d'énergie qui ne trouvait pas d'emploi
ailleurs. Mais les temps ont changé. Aujourd'hui, il est possible de
réaliser ; la prise de conscience de cette possibilité révolutionnaire
incitera les hommes à utiliser le potentiel énergétique alimentant la
fonction fabulatrice à seule fin d'augmenter la puissance d'action de la
fonction du réel.
Que l'amour soit ! Et l'amour sera, si les hommes le veulent ; ils
en ont le pouvoir.
Difficulté
de la psychanalyse didactique
par rapport
à la psychanalyse thérapeutique
par le Dr S. NACHT (1)

On affirme souvent et on croit généralement que l'analyse didac-


tique ne diffère en rien de l'analyse thérapeutique. Mon expérience
personnelle m'a amené à une conclusion différente.
Il y aurait beaucoup à dire, à mon avis, sur ce qui les distingue
l'une de l'autre. Je me bornerai, dans cet exposé limité, à attirer l'atten-
tion sur le fait suivant : nous employons, en principe, la même technique,
qu'il s'agisse d'un malade à soigner ou d'un analyste à former, alors
que les conditions qui président à l'installation et à l'évolution des
relations entre analyste et analysé sont très différentes dans l'un et
l'autre cas.
C'est ainsi que ces conditions particulières vont avoir, dans l'analyse
didactique, de sérieuses répercussions sur les réactions de transfert
et de contre-transfert, pivot de toute analyse.
Par voie de conséquence, les résistances se manifesteront également
sur un mode tout différent.
Avant même que l'analyse ne commence, la situation dans laquelle
se trouve le candidat à une analyse didactique vis-à-vis de son analyste
est non seulement différente mais je dirai presque à l'opposé de celle
du patient ordinaire, du fait que :
1° Il a déjà des connaissances théoriques plus ou moins étendues sur
la psychanalyse ;
2° Il vient de lui-même se faire analyser ;

(1) Communication faite au XVIIIe Congrès international de Psychanalyseà Londres, 1953.


DIFFICULTE DE LA PSYCHANALYSE DIDACTIQUE 321

3° Il a choisi librement son analyste selon ses propres tendances, soit


d'après ce qu'il sait ou croit savoir de sa personnalité, soit d'après
ce qu'il connaît de lui directement ou à travers ses publications ;
4° La fin supposée heureuse de l'analyse implique pour lui dans
l'avenir des relations professionnelles et sociales avec son analyste.

Quelle que soit la valeur de ces incidences sur tel ou tel cas parti-
culier, le résultat est toujours le même quant à la situation analytique
qui se trouve faussée dès l'abord : en effet, l'image que présente l'ana-
lyste au patient a perdu d'emblée cette parfaite neutralité jugée néces-
saire par la technique classique.
Quelle que soit la valeur rationnelle du choix fait par le candidat,
l'expérience nous enseigne qu'il marque ou traduit des tendances
infantiles, inconscientes, qui prennent appui, en l'occurrence, sur des
données réelles. Il en résulte forcément une altération des phénomènes
de transfert et de contre-transfert. De ce fait, la réduction, par l'analyse,
de certains mouvements de transfert à leur origine subjective est rendue
plus difficile, sinon impossible : le caractère anachronique, inadapté de
ces tendances peut difficilement être pleinement reconnu et accepté,
puisque certaines rationalisations sont non seulement possibles mais
justifiées par des données réelles pouvant avoir toutes les apparences
de l'objectivité.
Ainsi, le travail d'analyse et de destruction des résistances est
rendu beaucoup plus complexe.
Les difficultés dues à la rationalisation des résistances se trouvent
encore accrues du fait que le candidat possède déjà certaines connais-
sances théoriques et qu'il les utilise souvent pour consolider ses résis-
tances. Quant à l'analyste, il peut être lui-même amené, s'il n'y prend
garde, à scotomiser des situations transférentielles primordiales, parce
qu'elles le mettraient en cause directement, tel qu'il est et non pas tel
que le malade ordinaire l'imagine dans un monde purement phantas-
mique. Ici, le sujet agit et réagit en fonction de données appartenant à
la vie réelle, et certaines de ses conduites transférentielles et contre-
transférentielles ne peuvent plus, en conséquence, être interprétées selon
le mode habituel, ni ramenées à un plan purement subjectif.
La confrontation entre le passé et le présent, le vécu et le revécu,
l'imaginaire et le réel, tout ce mouvement qu'engendrent les prises de
conscience les plus efficaces peut être rendu très difficile, voire même
problématique : le risque que tout se passe surtout sur un plan pure-
ment intellectuel, sans résonance profonde sur les conflits instinctuels
322 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

est grand. Aussi plus que dans les analyses thérapeutiques, la résis-
tance qui prend appui sur le transfert peut devenir indéracinable.
A ce rapport différent analyste-analyse devrait correspondre une
adaptation différente de la technique. Or, il n'en est rien, et la litté-
rature psychanalytique était quasi muette sur ce sujet, du moins jus-
qu'aux discussions qui ont eu lieu ici même, hier.
Si l'on se place maintenant à un autre point de vue et que l'on
examine les buts respectifs du malade ordinaire et du candidat psycha-
nalyste lorsqu'ils entreprennent une analyse, on constate que leur
point de départ est aussi tout différent : le malade, consciemment,
veut guérir. Mais, inconsciemment, il attend surtout du psychana-
lyste l'autorisation et la force de devenir semblable à lui, c'est-à-
dire semblable à l'image parentale idéalisée. Cette attente, chez le
futur psychanalyste, est. au contraire parfaitement consciente, puis-
qu'il veut justement devenir lui aussi analyste. Dans la mesure même
où ce but est une donnée réelle, objectivement reconnue par l'analyste
et par l'analysé, les déterminantes infantiles de cette aspiration, la
valeur phantasmique de ces mouvements d'identification resteront
longtemps à l'abri de l'analyse, parce que recouverts et protégés par des
données réelles.
De ce fait, la neutralité de la situation analytique se trouve réduite,
alors que dans la confrontation analyste-malade il est relativement
aisé de maintenir cette neutralité à son maximum.
Une des premières conséquences de tout ceci, c'est que les méca-
nismes de défense contre la peur et la culpabilité engendrées par les
mouvements de compétition, de rivalité, de jalousie (bref contre l'agres-
sivité qui les sous-tend), sont impossibles à aborder de la même manière
dans l'analyse didactique, celle-ci constituant de fait une situation
propice au renforcement rigide du sur-moi.
A l'opposé, dans l'analyse thérapeutique, la situation étant toute
différente, il suffit souvent que l'analyste sache maintenir son atti-
tude de neutralité bienveillante pour que se déclenche le processus
inverse : assouplissement du sur-moi, entraînant un renforcement du
moi par intégration des forces pulsionnelles et notamment des forces
agressives.
Par conséquent, pendant cette période de l'analyse, s'il convient que
le médecin manifeste, discrètement certes, sa présence au malade
puisqu'elle lui est bénéfique, il serait par contre préférable, dans l'ana-
lyse didactique, que cette présence s'estompe le plus possible du fait
qu'elle ne peut être ressentie comme neutre par l'analysé.
DIFFICULTE DE LA PSYCHANALYSE DIDACTIQUE 323

Je parle ici de la première phase de l'analyse didactique, car dans


des phases ultérieures, lorsque le moi aura acquis plus de force grâce
à la parcelle de réalité relationnelle qui existe entre analysé et analyste,
la « présence » de ce dernier prendra un caractère plus authentique.
L'évolution de l'analyse y gagnera, et les modifications souhaitables
de la personnalité du sujet s'en trouveront favorisées.
Mais tant que cette phase ultérieure de l'analyse didactique n'est
pas atteinte, les résistances se dérobent à l'analyse sur le plan du trans-
fert et les faits réels ne favorisent que trop les rationalisations. De plus,
l'interférence des connaissances théoriques du sujet, ses intérêts pro-
fessionnels futurs, tout l'incite à donner une adhésion plus intellectuelle
qu'affective, restant en surface, plutôt qu'à opérer une reconnaissance
authentique de ses mécanismes inconscients.
L'opposition entre ce qui est surtout revécu par le malade pendant
le traitement et ce qui est réellement vécu au cours d'une analyse
didactique apparaît avec évidence dans cet autre fait : le candidat
soumis à une analyse didactique ne l'abandonne jamais, la fuite devant
l'analyste lui est pratiquement fermée. Ici, l'état de dépendance du
patient vis-à-vis de son analyste, est, encore une fois, un fait réel puis-
que c'est de l'opinion de ce dernier que dépendra en grande partie la
carrière du futur analyste.
L'état de dépendance n'est donc pas revécu, reconstruit subjecti-
vement à la faveur d'une régression infantile : il est vécu dans l'actuel,
dans le réel. L'analysé est replongé ici dans une situation comparable
à celle de l'enfant hé à ses parents par des nécessités vitales : la fuite
pour se protéger ou pour se venger lui est impossible.
Il me semble important de mettre l'accent sur ce point précis d'où
part tout ce qui différencie l'analyse didactique de l'analyse thérapeutique
quant aux rapports de l'analyste et de l'analysé : dans la première
l'analyste est partie intégrante du principe de réalité, dans l'autre, il ne
fait que le figurer. Ne pas tenir compte de cette différence fondamentale,
ou la minimiser est, à mon avis, fausser le problème à la base. C'est
risquer de compromettre le processus primordial du défoulement et
de l'intégration de l'agressivité. La dépendance réelle qui marque les
rapports du candidat-analyste vis-à-vis de l'analyste, appelle, surtout
en ce qui concerne les problèmes du transfert, des interprétations
beaucoup plus nuancées qu'à l'ordinaire, faute de quoi elles peuvent
rester inopérantes.
Si, après avoir étudié la position de l'analysé, nous passons mainte-
nant à celle de l'analyste, nous verrons que son attitude, et les affects
324 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qui peuvent la déterminer, diffèrent aussi selon qu'il pratique l'analyse


thérapeutique ou l'analyse didactique.
Dans une analyse thérapeutique, il y a des moments où l'analyste
doit, par exemple, être très attentif au dosage des frustrations techni-
quement nécessaires, afin de préserver la continuation du traitement.
C'est ainsi que la neutralité bienveillante et son corollaire, l'attention
flottante, peuvent avoir à subir certaines fluctuations, alors que dans
une analyse didactique elles peuvent être soutenues sans fléchissement :
les risques de voir le candidat-analyste quitter le traitement étant
inexistants, l'application rigoureuse des règles techniques classiques
est non seulement possible mais pleinement réalisable avec lui. Sur ce
plan donc, la tâche de l'analyste est plus facile. En apparence du moins,
car en réalité cet avantage implique aussi certains inconvénients : si
le candidat analyste ne peut pas en principe quitter l'analyste, l'analyste
ne peut pas davantage le renvoyer, sauf exception sérieusement motivée.
L'analysé perçoit forcément cette forme de contre-transfert qui le met
à l'abri du renvoi, ce qui l'amène à développer ses résistances (sa fuite)
sous des formes plus subtiles.
Le problème du contre-transfert, comme nous le voyons, doit
donc être pris en considération sous un angle particulier dans l'analyse
didactique.
Il est dominé par le fait que la relation analyste-analyse risque de
se doubler de la relation maître-élève. Les termes de « paternité intel-
lectuelle » ou de « filiation intellectuelle » peuvent avoir une résonance
profonde, même chez un analyste. Ces images, dans une analyse didac-
tique beaucoup plus encore que dans une analyse thérapeutique,
appellent chez l'analyste l'intrusion des réactions que suscite en lui
la relation parents-enfant ou enfant-parents.
Selon l'intensité et la qualité de ses fixations résiduelles, il peut
être amené à se montrer plus sévère ou plus indulgent, libéral ou
exigeant, et être plus ou moins désireux de mener son aspirant-analyste
vers une « réussite brillante ».
Ici surgit pour l'analyste un autre écueil, contre lequel Freud nous
a tous mis en garde : la tentation de jouer le rôle de « maître » vis-à-vis
de son analysé, ou de se poser en modèle. Le patient, quel qu'il soit,
malade ou futur médecin, n'a que trop de tendances à adopter ce point
de vue. Si l'analyste appuie dans le même sens par des erreurs cons-
cientes ou inconscientes, on devine aisément de quel poids il pésera
sur son candidat-analyste et combien fâcheusement il renforcera son
sur-moi ! M. Balint a courageusement dénoncé ce danger il y a quelques
DIFFICULTE DE LA PSYCHANALYSE DIDACTIQUE 325

années déjà. Mais dans l'article en question (1) Balint critique et


condamne l'attitude consciente, délibérée, de l'analyste exerçant une
pression « partisane » sur le candidat.
Or, cette attitude témoigne d'une telle méconnaissance des prin-
cipes élémentaires de l'analyse qu'elle outrepasse les problèmes de
technique.
Aussi me suis-je attaché plutôt à montrer la répercussion dange-
reuse d'une telle attitude lorsqu'elle est inconsciente et que, de ce fait,
elle altère la technique.
Il s'ensuit donc que l'analyste doit observer plus soigneusement
encore ses réactions de contre-transfert, les guetter même, au cours de
l'analyse didactique, afin de pouvoir les maîtriser de son mieux.
Ici encore nous voyons s'accentuer les différences entre analyse
didactique et analyse thérapeutique, du fait que ces réactions ont,
dans la première, une base réelle. En effet, ni l'analyste ni l'analysé ne
sont, comme dans l'analyse thérapeutique, ces étrangers à la fois si
proches et si lointains que leurs relations auront toujours une qualité
toute particulière.
Au contraire, ils appartiennent ici — ou sont destinés à appartenir —
à un même milieu, ils se rencontrent ou se rencontreront dans leur vie
professionnelle, avec ce que cela implique d'inter-dépendance sociale.
Il peut en résulter que l'analyste se trouve moins libre, plus « engagé »
que dans une analyse thérapeutique, les résultats de son travail se
trouvant davantage soumis au jugement de ses pairs, par la force des
choses.
Il semble donc difficile, en conclusion, de pouvoir affirmer qu'analyse
didactique et analyse thérapeutique sont strictement équivalentes.
Bien au contraire, l'une et l'autre posent, surtout en matière de transfert
et de contre-transfert, des problèmes de technique nettement différents.
Les conditions qui précèdent accompagnent et suivent l'analyse,
rendent la relation analyste-analyse absolument dissemblable dans les
deux cas.
Alors que, dans l'analyse thérapeutique, nous parvenons à restreindre
le cadre de cette relation à un minimum, afin que le « vide » relatif
ainsi obtenu puisse se remplir d'éléments subjectifs, dans l'analyse
didactique cette relation est en partie déterminée par des données réelles,
qui ne peuvent se laisser réduire. La dépendance du candidat-analyste

(1) M. BALINT, On the Psychoanalytic Training System, International Journal of Psycha-


nalysa, 1948, vol. XXIX.
326 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

par rapport à son analyste est, entre autres, un fait objectif avec lequel
il faut bien compter. Les réactions du sujet, dans une analyse didactique,
sont donc déterminées à la fois par ce qui le lie effectivement à son
analyste et par la reproduction de liens anciens.
Il en résulte souvent des difficultés, tant pour l'analyste que pour
l'analysé, lorsqu'il s'agit de délimiter et de séparer ces deux situations
superposées. Les motivations infantiles des conduites reproduites
régressivement à l'intérieur de l'analyse deviennent plus difficiles à
saisir. Par contre, leur rationalisation se trouve facilitée, et de ce fait
les mécanismes de défense restent intacts.
L'efficacité de l'analyse se trouve alors limitée, sinon menacée, par
une adhésion qui peut rester purement intellectuelle et rationnelle.
L'intensité de conflits non résolus chez le candidat-psychanalyste,
voire même l'existence de symptômes névrotiques, peut modifier dans
une certaine mesure ces conditions et rapprocher alors l'analyse didac-
tique de la thérapeutique. Car dans ce cas la faiblesse de l'organisation
du moi, et par voie de conséquence le caractère inadapté des mécanismes
de défense peuvent faciliter le travail de l'analyse lorsqu'il est nécessaire
de toucher en profondeur la personnalité du sujet.
Ainsi se trouverait justifiée l'opinion en apparence si paradoxale
émise par différents psychanalystes lors des réunions de l'Association
psychanalytique américaine consacrées à la question de l'analyse
didactique (1). Suivant cette opinion, une personnalité dite « normale »
ne constituerait pas nécessairement un critère favorable dans le choix
des candidats à l'analyse didactique !
Cette opinion est évidemment choquante de prime abord. A la
réflexion cependant elle peut être recevable dans une certaine mesure,
car un sujet dont les défenses sont solides et adaptées rend l'analyse
plus difficile, maintient celle-ci plus aisément sur le plan intellectuel
et élude ainsi les modifications en profondeur de la personnalité, souvent
nécessaires. Un sujet particulièrement équilibré et adapté oppose de
solides barrières à une connaissance véritable et approfondie de l'incons-
cient. Et cependant, pénétrer le plus profondément possible dans le
psychisme inconscient est une tâche encore plus impérieuse en analyse
didactique qu'en analyse thérapeutique. Pour un malade, l'analyste
peut se montrer moins exigeant dans cette recherche, car, finalement,
seule la guérison compte. Pour un futur psychanalyste il n'en est pas

(1) M. GITTELSON, Problems of psychanalytic training, The Psychoanalytic Quarterly,


1948, vol. XVII, no 2.
DIFFICULTE DE LA PSYCHANALYSE DIDACTIQUE 327

de même, et aucun compromis, aucun à-peu-près ne devrait être


toléré quant au travail de prise de conscience en profondeur. Or ce
travail essentiel semble précisément plus difficile en analyse didactique
qu'en analyse thérapeutique, et exigerait une technique différente et
plus nuancée, notamment dans le maniement du transfert.

Outre les modifications techniques portant sur le travail qui s'ac-


complit à l'intérieur même de l'analyse didactique et destinées à éli-
miner, dans la mesure du possible, les difficultés que nous avons souli-
gnées, d'autres modifications, extérieures cette fois au travail de l'analyse
et concernant surtout les règles qui régissent la formation du futur
psychanalyste, pourraient il me semble, être envisagées avec profit.
Elles tendraient, entre autres, à améliorer les conditions de l'analyse
didactique et à rendre cette dernière plus proche de l'analyse purement
thérapeutique, à changer également la position de l'analyste par rapport
au candidat, à la neutraliser en quelque sorte, afin que la carrière du
futur psychanalyste ne dépende pas de l'opinion que peut avoir de lui
son propre analyste. Seuls les contrôleurs, par exemple, décideraient
des aptitudes et des capacités du candidat qui serait ainsi jugé sur son
efficience et non sur le déroulement de sa propre analyse.
Enfin, une autre mesure pourrait être envisagée — mesure qui a
souvent été jugée souhaitable, mais qui devrait devenir une obligation
formelle : je veux parler ici de la nécessité d'un complément d'analyse
ultérieur, pour l'analyste reconnu et faisant déjà partie d'une société
psychanalytique.
Cette seconde analyse personnelle pourraient échapper aux diffi-
cultés de la première puisqu'elle ne comporterait plus de « sanctions »
possibles de la part de l'analyste. La situation transférentielle se trouve-
rait normalisée de ce fait et les insuffisances inhérentes à une première
analyse seraient ainsi redressées.
Je sais combien de tels changements dans nos habitudes analy-
tiques soulèvent de problèmes. Aussi ces questions doivent-elles être
soumises à de longues et patientes études, afin de pouvoir leur trouver
des réponses satisfaisantes et efficaces.
Étude clinique
des frustrations précoces
par P.-C. RACAMIER

L'allaitement au sein d'un enfant né dans d'excellentes conditions


est interrompu au bout de trois semaines par une maladie de la mère qui
doit alors délaisser son bébé. L'enfant est hospitalisé à 8 semaines
pour des troubles gastro-intestinaux (diarrhées et vomissements) ; mal-
gré la guérison de ces troubles, malgré les anti-infectieux et l'asepsie
la plus méticuleuse, l'enfant présente à l'hôpital d'inexplicables poussées
infectieuses et, malgré une abondante alimentation au lait humain et des
transfusions, un amaigrissement progressif qui l'amène à 16 semaines
au-dessous de son poids de naissance. Cet enfant qui offre alors le
tableau misérable du marasme ou de l'hospitalisme, est repris par sa
mère, qui se contente de l'ahmenter au biberon de lait pulvérisé. Et
du jour au lendemain la fièvre tombe et la courbe pondérale remonte
en flèche (1).
Une femme très instable élève avec une grande négligence et à
travers de multiples liaisons une fille qu'elle n'a pas désirée. Celle-ci
qui, plus tard, ne se souviendra pas plus d'avoir jamais vraiment aimé
que d'avoir été aimée, est hospitalisée à 24 ans à la suite d'une série
d'impulsions agressives à peine contrôlées sur son entourage et en
particulier son mari. Cette malade oscille entre l'inaffectivité et l'an-
goisse la plus vive, entre les actes de violence et les actes de suicide,
entre les interprétations quasi délirantes et les manifestations psycho-
somatiques. Elle a souffert de troubles somatiques accusés (et opérés)
lors de ses grossesses, et ses enfants, qu'elle ne peut ni aimer, ni s'em-
pêcher de frapper, présentent déjà des altérations graves du caractère.
Pris parmi beaucoup d'autres ces deux exemples suffisent (2)

(1) On pourra trouver des détails, des photos et des graphiques impressionnants dans
l'article de BACKWIN qui rapporte cette observation (3).
(2) Suffit aussi, d'ailleurs, l'observation du premier nourrisson venu.
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 329

pour nous proposer des objets de réflexion et de recherches et pour


situer un champ d'études dont le thème est celui de la frustration pré-
coce. Ce terme, d'ordinaire entendu dans un sens, tout subjectif, de
douloureuse déception, doit recevoir une signification plus précise et
objective, et c'est à justifier cette affirmation qu'est consacré ce travail.
Nous n'entrerons pas, comme le peut faire l'analyse, dans le « vécu »
et l'élaboration subjective de la frustration, nous nous bornerons à
présenter des faits d'observation clinique et physiologique. C'est,
selon nous, aller aussi dans le sens des recherches freudiennes, que de
préciser les conditions biologiques de cette phase orale, durant laquelle
Freud disait précisément de l'enfant qu'impuissant à s'aider lui-même,
les soins d'autrui lui sont indispensables. Ce n'est pas un hasard si beau-
coup des faits rapportés ici ont été observés par des analystes et si
les autres ne prennent de sens et d'intérêt qu'à la lumière de la
psychanalyse (1).

I. — DIFFICULTÉS DU NOUVEAU-NÉ ET DU NOURRISSON

L'étude physiologique des toutes premières phases de notre exis-


tence montre assez clairement, aujourd'hui, que celle-ci est loin d'aller
de soi. Vue de près, la vie, ou plutôt la survie du nouveau-né et du
nourrisson humain étonne comme une suite d'acrobaties.

1. Le traumatisme de la naissance
La première et la plus spectaculaire est la naissance. Rank en avait
parlé, mais en s'évadant si loin des réalités biologiques que le,« trau-
matisme de la naissance » est resté comme un cliché inévitable et vide.
Or, à envisager la naissance sous l'angle de son économie biologique (2),
on vérifie pleinement le point de vue qu'en présentait Freud (16 b).
Le foetus, on le sait, est loin de l'inertie complète : il dispose de
procédés rudimentaires mais propres de régulation végétative, il est
capable de motilité et d'une certaine sensibilité. Mais du fait, mainte-
nant connu (21 a, 8,19 bis), que le foetus est doué de déchargesmotrices
avant de l'être de réception sensorielle, que par ailleurs, vivant dans
un milieu stable et protecteur, il n'est soumis qu'à des excitations

(1) Au moment d'une ultime révision du manuscrit (juin 1953) paraît, dans le n° 4 de la
Revue française de Psychanalyse, l'Essai sur la peur, du Dr S. NACHT, dans lequel sont précisé
ment appréhendés cette élaboration subjective, ce cheminement de la frustration, dont la
présente étude s'est délibérément bornée à n'envisager que les points de départ et d'arrivée.
(2) Comme l'a fait Ph. Greenacre, comme le faisait Freud.
330 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rares et amorties, qu'enfin son métabolisme exigeant lui est pour ainsi
dire réglé d'avance grâce aux échanges sanguins avec l'organisme
maternel, il résulte qu'il n'est normalement jamais soumis à une tension
excessive ; pour illustrer d'une métaphore ce fait très important, l'or-
ganisme avant la naissance n'est pas « chargé ».
La naissance bouleverse non seulement le fonctionnement mais
l'économie de cet organisme ; le voilà soudain assailli d'une marée
d'excitations de tous ordres diffuses et variables, alors qu'il dispose
de moyens restreints d'adaptation et qu'il doit faire face à la nécessité
de gagner son oxygène ; sa « charge » s'accroît brusquement, et ne va
pas cesser durant des mois de tendre à excéder les limites normales.
Il semble en fait que ce soit avant la naissance proprement dite, durant le
travail et l'expulsion, que débute le « traumatisme de la naissance », alors que le
foetus immobilisé et déjà excité, se trouve privé par la compression de l'oxygène
maternel, l'aérien ne lui étant pas encore accessible. (Ribble, 45). Que le « choc »
de la naissance commence avant celle-ci, et qu'il soit éprouvé comme un stress
par l'organisme entier, c'est ce que prouve la découverte que l'on a pu faire
chez le tout nouveau-né d'une réaction cortico-surrénalienne déjà inscrite
histologiquement : réaction hormonale d'adaptation qui va persister durant
les premières années de la vie (cf. 1, 18). Plusieurs auteurs pensent d'ailleurs
que ces excitations sensitives et ces réactions hormonales pré-natales favorisent
la mise en train des premières adaptations néo-natales (1).

Si ce n'est peut-être qu'elles privent le cri de la naissance de sa


signification symbolique, ces précisions n'enlèvent rien à ce que la
naissance représente pour l'être humain sur le plan biologique : une
plongée dans un milieu auquel il n'a pas les moyens de s'adapter par
lui-même, et surtout, une brusque mise en tension : si ce n'est pas là l'an-
goisse proprement dite, qui semble n'apparaître, en tant qu'expérience
vécue, qu'au deuxième semestre de la vie (Spitz, Ph. Greenacre, 21 b),
c'est du moins la préfiguration biologique de l'angoisse : un état de
tension pré-anxieuse de l'organisme.

2. Prématuration physiologique du nourrisson


Que l'homme naisse prématuré n'est pas une notion nouvelle (1),
mais il a fallu qu'elle soit prise en main par des psychanalystes comme
J. Lacan, pour que cette prématuration physiologique, dont nous
indiquerons les grandes lignes, prenne son plein sens (2).

(1) Portmam (de Bâle) conclut en particulier d'une longue série d'études de morphologie
comparée que le nouveau-né humain n'acquiert qu'au bout d'un an les caractères biologiques
d'un anthropoïde à la naissance ; on peut dire que l'homme naît avec douze mois d'avance.
(2) Peut-être parce que les psychanalystes ont moins que d'autres peur d'accepter notre
exemplaire fragilité.
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 331

Elle est d'abord inscrite dans les organes du nourrisson : dans


ses cloisons cardiaques à peine achevées, dans ses alvéoles pulmonaires,
à demi-foetales jusqu'à 6 mois, dans ses capillaires enfin.
Il est facile d'observer les capillaires au microscope sous la peau du rebord
péri-unguéal ; leur forme adulte normale est celle d'une simple crosse ; chez le
nouveau-né, comme chez le foetus, ils ont un aspect indifférencié en broussaille,
et ce n'est qu'au bout de six mois en général, parfois de 3 ou de 4 ans, qu'ils
acquièrent leur structure et sans doute aussi leur fonctionnement adultes.
Une question se pose ici, de savoir si la qualité des soins maternels précoces
est pour quelque chose dans la durée variable de cette maturation. Quoi qu'il
en soit, l'importance fonctionnelle de cette immaturité se devine aisément :
elle est confirmée par la découverte faite chez les schizophrènes, les épileptiques
et les anxieux « constitutionnels » d'une proportion très anormalement élevée
de formes de capillaires foetales et immaturées (26).

3. Immaturité végétative
Le cri de la naissance est le premier acte d'autonomie, il résout
l'état pressant d'anoxie que subit le foetus durant l'expulsion, il instaure
et représente un nouveau règne végétatif ; règne bien mal assis cepen-
dant, car il n'est pas vrai que la respiration, et toute autre fonction
végétative vitale, sorte tout armée et tout organisée de ce premier cri.
L'organisme du nourrisson est un chaos, incapable d'adaptations
précises, du domaine végétatif tout comme du domaine moteur :
il est physiologiquement morcelé. Très facilement, il est envahi par
cette tension intérieure, que traduit un raidissement généralisé de toute
la musculature. La régulation des grandes fonctions végétatives, c'est-
à-dire l'emprise qu'un système nerveux encore très inachevé peut avoir
sur elles, reste fragile et peu organisée. Les adaptations végétatives ont
à peu près le même caractère de massivité et d'incoordination que la
motilité dite volontaire. Le métabolisme du nourrisson est exigeant,
et le système nerveux en particulier est un grand consommateur
d'oxygène : or, ce système nerveux est, à l'origine, peu capable d'établir
par lui-même dans le fonctionnement des appareils vitaux une régula-
rité et un niveau suffisants pour s'assurer l'approvisionnement méta-
bolique dont il a précisément besoin pour parvenir à maturité, c'est-
à-dire pour « prendre en mains » l'organisation végétative, et instaurer
une véritable autonomie biologique. Tel est le cercle vicieux (souligné
par M. Ribble, 1) dans lequel se trouvent engagées les fonctions vitales
du nourrisson, desquelles on peut dire qu'elles ne sont rien moins
qu'autonomes. L'organisme du nourrisson se trouve dans la situation
d'un pays pauvre qui ne pourrait sortir de la pauvreté qu'en investis-
sant des capitaux, qu'il n'a pas, dans son industrie ; l'histoire enseigne
332 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

qu'une telle situation ne se résout que par une aide extérieure, et c'est
le cas du nourrisson.
La gravité de cette situation est donnée dès la naissance comme
très variable, selon les individus (1, 7, 17), pour des raisons mal
connues (disons : héréditaires) (1) ; par ailleurs, elle évolue avec le
temps : les difficultés sont les plus grandes dans les quinze premiers
jours, et la crise se résout normalement vers 3 mois, quelquefois beau-
coup plus tard, quelquefois jamais. Ce sont les premières vocalisations,
les premiers signes à autrui, qui, vers 3 mois, marquent la fin de
cette « crise économique-végétative », dont le nourrisson nous montre
ainsi par le babil, son premier luxe, qu'il est sorti (Ribble, 1).
Jusque-là, les grandes fonctions de l'anabolisme sont en gros dans la
situation suivante (2).
— le sommeil proprement dit, tranché et rythmé, n'existe pas jusqu'à 3 mois ;
Ribble assimile la somnolence des premiers mois à un état subcontinu
d'hibernation.
— la régulation thermique est très fragile : le nourrisson est dans une grande
mesure un animal poïkilotherme ;
— la circulation sanguine et la respiration sont soumises à d'importantes varia-
tions de rythme, d'amplitude et de régularité (Ribble : 1, 42 ; Hal-
verson, 24). La qualité de la respiration se trouve en fait refléter fidèle-
ment le fonctionnementvégétatif et la tension de l'organisme.
L'établissement chez le nourrisson d'une respiration normale et stable
serait d'ailleurs compliquée encore par le fait que le foetus posséderait une
sorte de « respiration intérieure » de secours ; celle-ci prendrait la forme de
mouvements de bas en haut du diaphragme, lesquels, exerçant une sorte de
succion sur le foie, en exprimeraient le sang oxygéné mis en réserve ; il se
trouve des nouveau-nés, en particulier des prématurés, qui régressent faci-
lement à ce type foetal de respiration, devenu à l'air libre entièrement anti-
physiologique (Ribble).
En fait on peut observer et on a même pu mesurer par enregistrements
précis que la respiration est plus irrégulière et plus superficielle dans les
périodes précédant les repas, cependant que le' pouls lui aussi se fait irrégulier
et plus faible et que, signe invariable de tout malaise de l'organisme, la tonicité
musculaire augmente (Halverson : 23).

4. Fonctions orales
Sitôt nés, la plupart des mammifères autres que l'homme se dirigent
spontanément vers le sein maternel ; certains, comme l'oppossum,
sont capables de le disputer aux autres membres de la portée, et d'autres,

(1) A moins que cette fragilité psychosomatique » ne varie aussi selon les conditions propres
de la vie foetale ou de la naissance, comme le pensent en particulier I. SONTAG et Ph. GREENACRE
(21, a, b).
(2) Cf. sur la respiration un travail publié antérieurement (18).
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 333

comme le singe Rhésus, ont auparavant participé à leur propre nais-


sance en se tirant à la toison de la mère.
Le nourrisson humain ne fait rien de tout cela, et de plus il ne
sait pas toujours spontanément téter ; un bon nombre de nouveau-
nés (40 % selon Ribble qui en a observé plus de 600) ont des mouve-
ments de succion faibles et mal coordonnés, et par suite inefficaces.
C'est chez le nourrisson humain qu'on peut se rendre compte combien
complexe est l'acte de téter : il implique l'activité coordonnée d'un
vaste système musculaire (25) ; les muscles respiratoires abdominaux
et thoraciques entrent synchroniquement en jeu, et la succion s'opère
dans la pause post-inspiratoire ; que survienne une mise en tension
de la musculature, et le système entier se dérègle.
La puissance et l'avidité que nombre de nourrissons manifestent
au sein étonnent toujours l'observateur ; mais l'observation en série
montre que cette puissance n'est pas le cas de tous les enfants et l'étude
directe confirme pleinement, et accentue encore la déduction faite
par Freud d'une variabilité innée de la puissance des instincts : le
« drame » du nourrisson n'est pas seulement qu'il dépende d'autrui
pour la satisfaction de ses besoins, c'est aussi qu'il n'éprouve pas
toujours ces besoins spontanément.

5. Impuissance sensitivo-motrice
L'évolution bien connue du système nerveux cérébro-spinal fait
que pendant des mois le nourrisson est impuissant à l'égard du monde
extérieur comme il l'est à l'égard de son propre organisme. Pour
comprendre cette situation naturelle, il nous faudrait, selon Spitz, nous
imaginer, adultes, « privés de toute possibilité de contact, d'action,
de défense et de conversation », privés jusqu'à 3 mois de la possibilité
de fixer les objets et de les saisir, privés de mécanismes réflexes d'équi-
libration, etc., et cependant assaillis d'excitations diffuses et peu
déterminées.
Pendant plusieurs mois, la motilité du nourrisson n'a guère affaire
avec le monde extérieur ; une de ses fonctions est de favoriser les
échanges circulatoires et métaboliques et l'on « peut dire du nourrisson
qu'il mange, respire et ressent avec tout son corps » (Ribble, 1) ; une
autre de ses fonctions est sans doute d'écouler et d'abaisser la tension
intérieure à laquelle est soumis l'organisme (Greenacre, 21 c). Par
ailleurs, selon plusieurs neuro-physiologistes, « la fonction crée l'or-
gane », c'est-à-dire que le système nerveux, en particulier sensoriel,
ne se développe que dans la mesure où il y est sollicité (1, 21 a).
PSYCHANALYSE 22
334 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

6. Relations avec autrui


Il n'y a pas lieu d'opposer ces différentes données biologiques à
ce que nous savons, par les recherches psychanalytiques (en parti-
culier de K. Abraham et de M. Klein) de la structure et du fonction-
nement de l'appareil psychique du tout jeune enfant. On ne peut au
contraire qu'admirer que Freud nous ait dotés d'une méthode d'inves-
tigation dont les découvertes se trouvent avec celles de la physiologie
dans, un rapport de mutuel support. Ph. Greenacre pense justement
que de tels faits éclairent la notion du narcissisme primaire, et l'on
devine, en filigrane sous les faits physiologiques ici rapportés, les
notions d'objets partiels et de corps morcelé.
L'âge de 6 mois marque en même temps l'accession à une certaine
autonomie végétative et aux premiers authentiques rapports à autrui.
Cependant ces rapports restent aussi incertains et fragiles pendant plu-
sieurs années que les rapports avec le monde inanimé des objets : un
enfant de 8 mois est saisi d'angoisse à la vue d'un visage inconnu (Spitz).
Et ce n'est que vers 4 ans que l'enfant devient capable, autant sur
le plan affectif que sur le plan conceptuel, de maintenir une relation
affective solide et stable avec un être qui vient à lui manquer passa-
gèrement, c'est-à-dire de « comprendre » l'absence (2). La sauvegarde
de ses relations d'objets est liée à des conditions rigoureuses, en parti-
culier de stabilité, auxquelles doivent satisfaire ces objets ; cette sauve-
garde s'avère cependant nécessaire à l'édification de sa personnalité.
On peut établir, en conclusion préliminaire, que la naissance,
qui bouleverse complètement l'économie biologique de l'organisme
nouveau-né, ne représente que le début des difficultés que doit résoudre
l'être humain en voie de maturation. Il lui faut d'abord, si l'on peut
dire, survivre, et il apparaît qu'il n'a guère, en soi, le moyen de sortir
de ces difficultés qui, pendant les premiers mois, sont d'ordre essen-
tiellement biologique. On doit donc se garder de considérer l'organisme
humain nouveau-né comme une mécanique toute montée, qui, passé
le cap de la naissance, va fonctionner toute seule, pourvu qu'on
l'alimente.
Un autre fait de grande importance est que cette fragilité d'orga-
nisation est donnée à la naissance comme très variable selon les indi-
vidus : les uns sont d'emblée spontanément vifs, actifs, avides et rela-
tivement bien coordonnés ; d'autres, prématurés ou non, et selon Ribble,
dans la proportion de 10 %, présentent d'emblée un bas niveau d'in-
tégration instinctive et végétative (1).
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 335

II. — BESOINS DE LA PRIME ENFANCE

De cet exposé préliminaire on déduira sans peine de quelle impor-


tance et de quel ordre peuvent être les besoins précoces (les besoins
et non pas seulement les désirs) du tout jeune enfant. On peut par
commodité les classer en catégories, à chacune desquelles correspond
un type spécifique de frustration. Leur portée vitale est indiquée par
les effets opposés de leur satisfaction et de leur frustration.
1. Le besoin d'oxygène est le premier et le plus vital, d'où sans
doute la situation psychosomatique particulière de la fonction respi-
ratoire (18). L'oxygène est d'autant plus précieux à l'organisme du
nourrisson qu'il en a besoin pour fabriquer ses cellules nerveuses.
2. Le besoin de nourriture va de soi. Va aussi de soi, pour qui n'est
pas un obsédé, que cette exigence est variable dans son rythme comme
dans son degré ; l'expérience montre que la soumission d'emblée aux
variables exigences alimentaires d'un nouveau-né mène à l'instauration
rapide et spontanée d'une régulation satisfaisante de ces besoins (19,1) ;
le sein est pratiquement le plus apte à permettre cette nécessaire sou-
plesse ; par ailleurs, le lait maternel possède sur le lait artificiel des
avantages biologiques, chimiques et immunologiques qui sont bien
connus.
Ici semble en général s'arrêter le savoir des hygiénistes et des
pédiatres sur les besoins d'un enfant (1) ; tous les autres ne sont trouvés
que dans les coutumes populaires, dans l'intuition des mères, et dans
les travaux des psychologues et des psychanalystes.

1. Besoin de succion
La façon dont le lait est donné est aussi importante que le lait
lui-même. On peut observer que des nourrissons alimentés au biberon
de lait maternel se développent moins bien, toutes choses d'ailleurs
égales, que les nourrissons directement nourris au sein (1) ; que de
deux groupes de nourrissons recevant la même quantité de lait, pesant
le même poids, mais nourris les uns toutes les trois et les autres toutes
les quatre heures, les premiers ont un meilleur sommeil, une meilleure
respiration, une plus grande vivacité que les seconds (45).
Cette qualité qui échappe aux instruments de mesure est la valeur
d'amour que peut posséder le lait maternel. Observé du dehors ce

(1) Ce n'est pas tout à fait exact : le microbe, qui tient lieu du démon dans la mythologie
médicale moderne, est l'objet d'un culte exigeant dont le rituel obsessionnel est poussé, pour
les enfants, à une quasi-perfection.
336 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

fait n'est pas un mythe : on en décompose seulement les éléments objec-


tifs ; la façon de tenir l'enfant, de lui offrir le sein, influent beaucoup
sur la satisfaction et le bien-être qu'il retire de la tétée ; ces nuances
ont une valeur à tous les sens inestimable.
L'activité de succion est un autre élément dont l'influence est main-
tenant prouvée par l'expérience.
On observe, et on peut mesurer, qu'après une tétée suffisamment longue la
respiration et le pouls se font réguliers et profonds, la tension musculaire
s'abaisse, les mouvements gagnent en précision et en vivacité, le sommeil qui
survient est détendu. Le fait que la succion joue en soi, en dehors de toute
absorption alimentaire, un rôle régulateur important est prouvé par l'obser-
vation que sucer sans rien avaler peut atténuer la tension et régulariser la
respiration (1).
Si au contraire, pour des raisons diverses (dont l'inexpérience et l'hostilité
inconsciente de la mère), les tétées sont difficiles ou minutées, alors les mouve-
ments de succion se désorganisent, la musculature se tend, l'agitation apparaît,
et, signe probable d'une tension intérieure, le pénis se met en turgescence
(Halverson, 23).
Inversement, l'instauration d'un régime plus fréquent de tétées, ou d'une
attitude plus positive de la mère, effacent ou atténuent un tel état de désor-
ganisation végétative. On peut compter (1) que le nourrisson à besoin de
deux heures de succion par jour.

Le libre exercice de la succion est donc une des formes de cette


aide extérieure dont nous avons dit qu'elle est nécessaire au nourrisson
pour sortir du cercle vicieux dans lequel l'enferme son état naturel de
prématuration. Cette activité particulière n'a pas qu'une fonction d'ab-
sorption alimentaire ; elle constitue encore : une importante source de
stimulations sensorielles (et par suite, selon Ribble, de développement
nerveux), et un grand facteur de stimulation et de régulation des fonc-
tions végétatives.
Sur le plan clinique le besoin de succion peut être soit insuffisam-
ment satisfait, soit satisfait dans de mauvaises conditions (rigidité
d'horaires, manque de douceur de la mère, etc.).

2. Besoin de stimulations sensitivo-sensorielles


Les stimulations buccales de la succion ne sont pas les seules dont
l'organisme infantile ait besoin ; tous les domaines sensitivo-sensoriels
sont avides d'être stimulés : le domaine visuel, par l'image du sein,
de la main puis du visage de la mère sur lesquels d'abord le nourrisson
fixe son regard ; les domaines vestibulaire et kinesthésique par les
expériences de la promenade et du bercement ; le domaine auditif ;
le domaine cutané est enfin l'un des plus importants : c'est ainsi que
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 337

le plus grand mérite des soins de la peau, des bains en particulier, est
d'apporter à l'enfant chaleur, caresses et liberté des mouvements ;
la surface du crâne est particulièrement sensible aux caresses.
Ces expériences ont les mêmes résultats immédiats que la succion : activa-
tion de la circulation et de la respiration, détente musculaire, sommeil, meilleure
assimilation métabolique. Ribble a vu dépérir un nourrisson bien nourri pour
l'unique raison de n'être jamais caressé ; les jeunes chats et chiots qui ne sont
pas léchés par leur mère présentent des troubles digestifs graves, et parfois
dépérissent (cf. Bénassy). Les nourrissons maintenus dans des boxes isolés
et fermés n'ont qu'une activité très réduite (Spitz, 49).
M. Ribble groupe ces différents besoins sous le terme de « stimulus
hunger » ou de faim de stimuli. Leur satisfaction a pour elle une double
fin de régulation végétative et de développement nerveux. Ceci ne
permet pas de saisir le mécanisme économique de cette appétence parti-
culière. L'état latent de tension préanxieuse de l'organisme l'explique
plus clairement ; la chaleur cutanée évite la vaso-constriction péri-
phérique qui accompagne cet état ; des stimulations précises et localisées
soulagent sans doute l'anxiété flottante du nourrisson ; enfin et surtout
la satisfaction de l'érotisme cutané décharge la tension intérieure (on
peut d'ailleurs signaler à cet égard que l'excès comme la carence de
caresses déterminent le même état de tension).
En pratique, ces besoins peuvent être frustrés selon différents
modes (1) : soit par l'isolement de l'enfant, soit par l'absence ou la
rareté des parents, soit par leur rigidité affective qui leur interdit des
échanges tendres avec l'enfant ; le caractère manifestement érotique
de ces échanges joue pour certaines mères un rôle de frein.
3. Besoin de motilité
Les fonctions propres de l'activité musculaire du jeune enfant
ont été signalées plus haut. En fait son besoin se manifeste selon un
régime et une progression qu'il importe de respecter (1).
On peut observer qu'un nourrisson dont on immobilise les membres ou
la tête est pris de rage ou de dyspnée. Plusieurs peuplaces africaines pratiquent
chez les nourrissons des formes particulièrement sévères de contrainte phy-
sique (Greenacre, 21 c) ; ces pratiques entraînent des accès de rage violents
et, à la longue, un retard du développement psychomoteur, avec, comme chez
les petits assistés de Spitz privés de stimulations, un développement anormal
dans le secteur des relations sociales.

(1) Il n'est pas si facile de priver délibérément un nourrisson des stimulations qu'il appelle
d'une façon manifeste : une piquante démonstration du fait a été fournie, à leur insu, par deux
auteurs (cités par P. GREENACRC, 21 c) qui avaient décidé d'élever deux jumeaux dans la plus
complète abstinence de contacts : ils lâchèrent pied d'eux-mêmes au bout de quelques mois,
littéralement séduits par les nourrissons.
338 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

En fait, la frustration des besoins d'activité et de mouvement peut se


faire soit par la contrainte physique, soit par la contrainte « morale » (1) ;
le premier cas est celui du nourrisson « ficelé » dans son berceau, ou
de l'enfant immobilisé complètement ou partiellement par une affec-
tion organique ; le second type de ces cas est plus complexe : la
contrainte s'opère alors par un réseau serré d'interdictions multiples,
elle peut aussi être réalisée par l'image menaçante d'un monde hostile
qu'une mère anxieuse « inocule » à son enfant : image chargée d'angoisse
d'un monde extérieur plein de dangers réels ; une conséquence en est
que l'enfant n'ose se mouvoir que dans un rayon très court, et comme
entouré d'un réseau de barbelés, qui, pour être impalpable, n'en est
que plus rigide.
4. Besoin d'un milieu ambiant stable
Les stimulations, la liberté d'activité ne suffisent pas : le milieu
dans lequel vit le jeune enfant doit encore remplir une condition quali-
tative qui est celle de la stabilité. Stabilité thermique, dont nous avons
vu la nécessité biologique ; stabilité dans l'organisation temporelle
des rythmes de tétées, d'activité et de sommeil ; stabilité dans l'espace
enfin, dont l'importance est d'autant plus grande que le nourrisson
est spontanément incapable d'équilibre, alors que très sensible aux
excitations vestibulaires qui ont avec l'angoisse des rapports étroits :
et c'est ici qu'intervient la façon dont le nourrisson est couché, tenu
dans les bras, etc. L'observation courante montre que le malaise, les
cris, et le refus de téter d'un enfant peuvent n'avoir d'autre cause que
l'insécurité de sa position. Dans la frustration de ces exigences, on
peut distinguer l'insécurité simple, comme celle que ressent un nour-
risson tenu par une mère anxieuse, raide ou sans douceur, l'insécurité
résultant des maladresses subies, chutes, glissades, etc., qui impliquent
une hostilité plus manifeste de la part de la mère.
D'une portée beaucoup plus vaste et durable est la stabilité des
personnes parentales. Sans cette condition, pas de rapports cohérents
et solides de l'enfant avec ses parents et pas d'identifications possibles ;
or, on sait que les parents sont pour ainsi dire à la fois la matière pre-
mière et les catalyseurs de l'organisation de la personnalité de l'enfant.
Ces objets doivent donc être à portée durable et accessible de l'enfant :
accessible, c'est-à-dire, comme l'a montré E. Pasche, ni trop loin, car

(1) Ph. Greenacre qui étudie cette question y inclut aussi la restriction par absence de
stimulations.
ÉTUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 339

« comment introjecter un objet absent » ?, ni trop près, car « pourquoi


introjecter un objet constamment pressé contre soi ?... » « On peut,
semble-t-il, concevoir alors une distance affective moyenne entre l'en-
fant et ses parents proches, en deça et au delà de laquelle ces opérations
se font mal ou ne se font pas ». (38) De plus, à partir d'un certain
âge, 2 ans, selon Anna Freud, apparaît l'importance du père en tant
que père et non plus que soutien, substitut ou complément éventuel
de la mère, c'est-à-dire qu'apparaît alors l'importance propre du
couple parental (15).
En réalité ces divers besoins de l'enfant schématiquement distin-
gués sont normalement satisfaits par la mère, et le besoin essentiel,
auquel tous les autres se réduisent, est celui de l'amour maternel,
cet amour dont Freud disait, avec optimisme, qu'il est le seul à n'être
pas marqué d'ambivalence : amour qui comporte un don plein et
authentique à l'égard d'un être « de sa chair » mais admis comme
« autre ». Spitz affirme par expérience que la privation d'amour est un
aussi grand danger pour le nourrisson que la privation alimentaire, et
Ferenczi écrivait, il y a plus de vingt ans, que le nourrisson ne peut
être retenu sur la pente qui le ramène vers la non-existence encore toute
proche que par un énorme apport de tendresse et d'amour (13).
Les maintes marques de tendresse d'une mère à son enfant qu'elle
aime, le cachet, la valeur et la force que cet amour confère au lait et aux
soins courants qu'elle lui prodigue, c'est-à-dire tout ce par quoi la mère
agit en mère, constituent un ensemble cohérent que nous proposons
de désigner du terme de maternage (1) ; « materner » son enfant, c'est
mettre en action à son égard des sentiments d'essence maternelle.
Ce qui précède permet de saisir que par le maternage seulement
le nourrisson peut sortir de son désarroi économique-biologique. Inca-
pable au départ d'une véritable autonomie, le tout jeune enfant vit
sur sa mère en parasite. (Et il y a même dans cette naturelle unité
première de la mère et de l'enfant la tentation pour une mère infantile
et névrosée d'utiliser durablement l'enfant comme le vicaire de son
inconscient propre, 7, 17.)
Comment concevoir l'action de l'amour maternel, dans cette
unité (2), sur l'organisme et sur le psychisme de l'enfant ? Il apparaît
à la fois comme un complément en tant que l'enfant est un être incomplet,

(1) Qui répond au terme anglais : « Mothering. »


(2) Car on ne saurait parier de couple « mère-enfant » tant que celui-ci n'a pas accédé à des
relations figurées avec un objet extérieur. Le couple ne se tonne que si l'unité a été suffisamment
réalisée.
340 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et, en tant qu'il est un être peu différencié, comme un organisateur


(dans le sens où un « organisateur tissulaire » est nécessaire à la struc-
turation de tissus indifférenciés : cf. Bowlby, 2). Pendant la première
année, comme l'exprime Spitz (48), « le nourrisson apprend littérale-
ment tout grâce au truchement de sa mère ».
C'est donc par une satisfaction précoce de ses besoins dépendants
que le nourrisson peut acquérir son autonomie réelle ; et l'observation
montre que le sourire et le langage apparaissent d'autant plus tôt que
l'enfant a bénéficié d'un meilleur maternage (1).
Tout se passe comme si la mère devait deux fois donner naissance à
son enfant : si par l'accouchement, elle donne naissance à une masse
de chair, c'est par un long accouchement de plusieurs mois qu'elle en
fait surgir un individu : comme s'il fallait que les débuts de la vie
extra-utérine forment le prolongement d'une vie intra-utérine inter-
rompue trop tôt.

III. — FORMES CLINIQUES DES FRUSTRATIONS PRÉCOCES

Nous n'avons pas trouvé ni pu à notre gré réaliser une classifica-


tion des formes de la frustration précoce qui ait une valeur à la fois
clinique et dynamique (1). La réalité en est trop complexe pour que
nous ne soyions amenés à envisager divers plans nécessairement super-
posés et intriqués ; et, en pratique, la recherche de la frustration précoce
procédera par approches successives qui viendront pour ainsi dire se
situer dans un espace à trois dimensions.

A) Frustrations par absence


L'importance de là stabilité du lien par lequel l'enfant est uni à
son milieu nourricier conduit à envisager un premier plan de recherches :
celui des frustrations par absence, c'est-à-dire par relâchement du lien
physique enfant-milieu nourricier.
La relation effective avec l'un ou l'autre parent ou leurs substituts,
schématiquement figurable par une ligne droite, peut être :
1) Dans les cas de carence parentale complète :

— absente (relation nulle ou précocement brisée) pour les enfants


privés d'un des parents avant la naissance même (illégitimes),
ou dès la naissance (abandon) ;

(1) Ce n'est pas pourtant que cette tâche n'ait été déjà plusieurs fois entreprise : cf. Bowlby,
Barolet, Kanner, Matins, Racamier, Spitz, etc.
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 341

— rompue, pour les enfants privés définitivement d'un ou des parents


au cours de leurs premières années (par décès, ou abandon,
divorce ou séparation, incarcération ou internement).

2. Dans les cas de carence relative :


— amoindrie (relation insuffisante) pour les enfants qui, d'une façon
permanente, ont des rapports rares avec les personnages nour-
riciers : les enfants dont les parents travaillent au dehors, et
plus encore les enfants assistés, placés, ou les enfants de familles
nombreuses, qui tous, selon la remarque de Spitz, disposent
seulement d'une fraction de mère (48) ;
— interrompue (carence transitoire) pour les enfants hospitalisés ou
séparés d'un parent malade, parti en voyage ou à la guerre ;
— tronçonnée (carences successives) pour les enfants transplantés dès
leurs premières années de milieu en milieu, et par là même
incapables, quelle que soit la qualité de ces milieux, de nouer
des liens stables avec des figures parentales.

Citons le cas d'un tuberculeux pulmonaire qui, en quelques années, avait


dû subir les passages successifs entre les mains de sa mère, d'une nourrice,
d'une autre nourrice, d'une tante, d'une grand-mère, de la -concierge, à nouveau
de sa mère, et, à 8 ans, d'une belle-mère.
Les pouponnières de passage réalisent un hiatus particulièrement préjudi-
ciable (cf. Mathis, Roland, Spitz, etc.).

Nous reviendrons plus loin sur les cas plus complexes où l'une des
relations est multiple (plusieurs personnages maternels par exemple),
et sur ceux où la relation avec les parents est mal équilibrée (prédomi-
nance affective de l'un des parents sur l'autre, absent ou décédé).

B) Frustrations « affectives »

La frustration d'amour parental et surtout maternel est le fond


naturel des frustrations précoces. Il y a mille façons de « ne pas aimer »
son enfant ; sur un plan d'observation rapide, on peut surtout distin-
guer (Kanner, 28) le rejet manifeste (overtly rejected children) et le
rejet masqué (covertly rejected children). D'un côté, tout est en faits
évidents : l'enfant, ouvertement non désiré, est abandonné, battu,
privé ; d'un autre côté, tout est en nuances, et la recherche clinique
souvent difficile s'appuie' alors sur l'appréciation des sentiments et des
réactions des parents à l'égard de la vie génitale, de la grossesse, de
342 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

l'accouchement (1), du nouveau-né, du nourrisson, de l'enfant aspirant


à l'indépendance, enfin sur le caractère et les souvenirs des parents et
du sujet (2).
L'inventaire que nous proposons ici des conduites frustrantes ne
préjuge en rien de leur degré d'évidence et de gravité ni surtout de
leurs fréquentes associations cliniques.
1. Le défaut d'amour et de tendresse forme le trait essentiel des
conduites qu'on pourrait dire de rejet larvé. Telles sont :

— la tendresse réprimée des mères aimantes mais empêchées d'en prodiguer


les marques par suite d'un obstacle matériel, d'une situation illégitime
ou d'une interdiction portée sur l'allaitement et le maternage par les
médecins, l'entourage et la famille.
— la tendresse refoulée des mères inconsciemment effrayées par la part d'éro-
tisme qui entre naturellement dans les actes du maternage ;
— la tolérance indifférente que des substituts maternels et les mères narcis-
siques, déçues par la grossesse ou le nouveau-né et en général incapables
d'aimer, manifestent en faveur d'un enfant traité affectivement comme
un fardeau, un étranger inconnu, un hôte importun (Ferenczi), et, au
mieux, comme un jouet ;
— la méticulosité distante et froide des parents scrupuleux et irréprochables
dans les soins matériels, mais froids, distants, non démonstratifs et
souvent d'un caractère obsessionnellement rigide ;
— la négligence qui ajoute au défaut d'amour la frustration de besoins matériels,
voire alimentaires ;
— les soins anonymes enfin, tels qu'ils peuvent être accordés à l'enfant dans
l'ambiance impersonnelle et aseptique des pouponnières, des hôpitaux,
des institutions d'assistance.

2. L'hostilité qui fait le fond des conduites de rejet actif peut prendre,
elle aussi, différentes formes :

— manifeste, elle se traduit par les punitions froides et injustifiées, les


reproches (dont celui d'exister), les menaces, les mauvais traitements,
les violences et les cruautés ;
— larvée, elle se décèle à des négligences et des maladresses symptomatiques,
en particulier dans les soins du corps (chutes, épingles égarées, graves
oublis, échaudages) ;
— déguisée sous l'angoisse (Spitz), cette hostilité larvée aboutit d'habitude au
refus phobique de tout contact avec l'enfant ;
— compensée, elle se cache sous un excès de caresses et de soins ;
— réprimée et consciente (50), elle réalise cette « doucereuse acidité » que subit
l'enfant non désiré, privé d'amour et submergé de jouets ;
— sélective, elle accentue le préjudice subi en faveur de frères ou soeurs objec-
tivement et ouvertement préférés.

(1) Venant en appuyer d'autres, des faits tels que les troubles névrotiques ou psycho.
somatiques de la grossesse ont une grande valeur indicative.
(2) On a plusieurs fois noté que le premier souvenir des patients gravement et précocement
frustrés est un indicateur remarquablement fidèle de leurs premières expériences affectives.
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 343

3. Le compromis affectif caractérise tout un groupe de conduites


parentales où ni l'amour ni la haine ne se manifestent directement,
mais s'associent dans une sorte de marchandage affectif, dont le perdant
est toujours l'enfant. Ce pseudo-amour prend des formes diverses
souvent combinées :
— conditionnel, il utilise ouvertement ce marchandage dans lequel l'amour est
toujours promis, et jamais donné, contre d'impossibles sacrifices de la
part de l'enfant ;
— perfectionniste (et décrit par Kanner), il est prêté par des parents de caractère
rigide, dogmatique et obsessionnel, inconsciemment hostiles, et le
niant, à l'endroit d'un enfant considéré a priori comme imparfait, qu'ils
accablent de ses tares innées et s'acharnent à perfectionner ;
— jaloux, il exige de l'enfant, et, plus tard, de l'adolescent son complet renon-
cement à l'indépendance ;
— possessif, il s'adresse narcissiquement à un enfant couvé comme une pro-
priété personnelle, comme un objet de compensation phallique ou
orale, comme un joli bijou ;
— sélectif, il ne s'intéresse à l'enfant qu'en tant qu'il est d'un certain sexe,
d'un certain âge, etc. ;
— intéressé, il considère l'enfant comme une assurance contre la solitude,
contre l'abandon du mari, contre la discorde conjugale, comme un
atout dans la lutte avec l'époux divorcé, voire comme un gagne-pain ;
— de compensation erotique il prend l'enfant comme substitut d'un objet sexuel
adulte.

4. Les dysharmonies d'apport affectif concernent enfin les cas où


l'enfant reçoit une véritable affection, mais sous une forme telle que
là aussi, les identifications lui sont rendues difficiles ou impossibles.

— soit par les intermittences et les variations de l'apport affectif; que les liens
successifs soient périodiquement brisés, ou qu'une mère toujours la
même, mais cyclique ou infantile, passe par des oscillations à court ou
long terme entre la tendresse et l'indifférence, l'amour et le rejet ;
— soit par le renversement des rôles parentaux : que l'enfant reçoive de la mère,
femme dominatrice, à poigne, et parfois seule au foyer, ce qu'il attend
d'un père qui est absent, indifférent ou faible ; ou que l'enfant reçoive
de son père, se comportant maternellement, ce qu'il attend d'une mère,
qui est absente ou inaffectueuse ;
— soit enfin par le surmaternage, que D. Lévy (32) a décrit sous le nom
d'hyperprotection (1) vraie, et, qui se définit comme une attention exces-
sive ou indûment prolongée mais authentiquement maternelle. Il est réac-
tionnel à des conditions diverses qui provoquent la survalorisation de
l'enfant aux yeux de sa mère : une longue attente de sa naissance,
l'impossibilité d'en avoir d'autres, une maladie précoce et grave ou
impressionnante, la présence enfin de substituts maternels supplé-
mentaires.

(1) Ceterme, qui recouvre des faits nombreux et différents les uns des autres, a été délibé-
rément évité dans ce travail.
344 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C) Frustrations spécifiques

Enfin, le chapitre précédent nous a permis chemin faisant d'établir


selon les principaux besoins du nourrisson et de l'enfant un plan de
frustrations « spécifiques » qui sont, rappelons-le, les frustrations des
besoins alimentaires, de succion, de stimulations sensorielles, de contacts
cutanés, de stabilité physique, etc. C'est là un inventaire nécessaire,
mais qu'on ne peut guère pratiquer valablement que par l'observation
actuelle et directe de l'enfant.
Nous n'avons ici qu'inventorié des éléments dont les amalgames
divers constituent en fait les multiples aspects cliniques sous lesquels
la frustration précoce se présente en pratique. Et tout naturellement,
ces différentes conduites sont souvent les facettes d'un même type de
frustration affective : la méticulosité distante et froide s'associe chez
une mère obsessionnelle à des actes d'hostilité larvée et à des exigences
perfectionnistes ; la tolérance indifférente d'une mère narcissique peut
aller de pair avec une conduite de rejet compensé, et plus tard tourner
à l'amour possessif ou jaloux, etc.
Par ailleurs aussi, les recoupements sont nécessaires entre les trois
plans de frustration que nous avons distingués : un enfant peut être
abandonné par sa mère soit dès la naissance avec indifférence, soit
plus tard hostilement sous forme de renvoi ; l'enfant d'une famille
nombreuse peut souffrir, en plus de cette relation fractionnée, d'une
hostilité qui lui est directement manifestée, etc. D'autre part, un même
besoin de l'enfant peut être frustré par des conduites maternelles
diverses : son appétit de caresses peut rester insatisfait parce que sa
mère réprime sa tendresse, parce qu'elle est indifférente ou hostile,
ou qu'elle n'ose pas le toucher, ou parce qu'il est en orphelinat ; et la
mère qui se refuse à caresser son enfant le privera aussi de téter suf-
fisamment ; et celle qui, au contraire, le satisfera dans ces besoins,
pourra le frustrer dans ceux de mouvement et d'indépendance, par
son attitude de surmaternage ou de possessivité jalouse.
C'est pourquoi la recherche clinique des frustrations précoces est
une tâche délicate. La systématiser par quelque questionnaire-type
paraît aléatoire. Mais ce travail trouverait sa justification s'il permettait
au lecteur de voir plus clair dans ce domaine, et s'il pouvait servir d'ins-
trument d'exploration. *
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 345

IV. — CAUSES DES FRUSTRATIONS PRÉCOCES

On peut dire pour schématiser une telle étude, sur laquelle Bowlby
s'étend longuement, qu'il est des circonstancesfrustrantes et des conduites
frustrantes.
Les circonstances, causes externes subies par les parents comme
par l'enfant, peuvent être la mort, la maladie, l'absence forcée, le
travail, la pauvreté ou la multinatalité : elles posent des problèmes
d'ordre sociologique.
Mais le cas de la mère qui travaille au dehors sans nécessité réelle,
et frustre gravement son enfant tout en rationalisant sa conduite, forme
la transition avec le plan des conduites frustrantes, et d'abord avec
celles qui sont indirectement frustrantes : on peut entendre par là les
conséquences défavorables pour l'enfant d'attitudes parentales qui, si
elles se rattachent à leur personnalité, ne sont pas directement liées à
leurs fonctions de parents ; telles sont : le divorce (dont les consé-
quences ont été étudiées par Haffter) et la mésentente parentale, la délin-
quance ou les troubles psychotiques des parents, les naissances illégitimes.
Ces derniers cas amènent à envisager les conduites directement
frustrantes, objet immédiat de l'investigation psychologique de ce qu'on
pourrait appeler l'impuissance paternelle ou maternelle, pour le situer
sur son véritable plan : celui d'une maladie, l'une, peut-être, des plus
lourdes de conséquences qui soient (cf. 11, 14, 20, 28, 37, 47).
Les symptômes divers en ont été signalés plus haut. En décrire
les mécanismes serait reprendre l'étude de toutes les déviations et de
tous les arrêts de l'évolution psycho-affective de la femme (cf. 12).
Les relations de la femme avec son partenaire sexuel, géniteur de
l'enfant, et surtout ses relations affectives avec sa propre mère situent,
on le sait, les deux domaines principaux susceptibles d'entraver le
développement d'un amour maternel réel.
Si l'on recherche les causes possibles de cette impuissance parentale,
on est amené à faire une observation de grande portée. Il apparaît
en effet que les parents amenés à frustrer gravement leur enfant l'ont
eux-mêmes été dans leur propre enfance ; il semble même qu'ils deviennent
d'autant plus frustrateurs qu'ils ont été plus frustrés.
Ainsi, sur 100 filles-mères on a observé que plus de la moitié avaient des
mères « rejetantes » (Young). Parmi des parents d'enfants abandonnés en insti-
tutions en Angleterre, 58 % des 97 mères et 80 % des 53 pères qui ont pu four-
nir des indications précises, avaient été privés d'un foyer aimant durant leur
prime enfance (2, p. 98).
346 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La frustration précoce, si ces observations se confirment, se propage


donc de génération en génération et se multiplie en progression
géométrique.
Il y a enfin un procès à faire, qui n'a pas manqué d'être fait (1).
Celui de notre culture (29). Celui des institutions sociales chargées du
soin des enfants esseulés, organismes qui réalisent en général des
carences profondes et graves. Celui aussi des maternités modernes, de
leur climat et de leur personnel : les sentiments maternels en sont
expulsés en même temps que les microbes (2).
C'est enfin, il faut l'avouer, celui de la médecine, que les séduc-
tions de la biologie et de la pharmacologie modernes ont facilement
distraite de vérités élémentaires auxquelles nous voyons que les femmes
dites sauvages accèdent sans hésiter.
C'est pourtant un médecin (cité par Christoffel, 9) qui a écrit ce
qui pourrait être la péroraison d'une telle plaidoirie :
« Je ne m'étonne pas, écrivait-il, que vos enfants crient, je m'étonne
seulement que vous, mères, vous ne criiez pas lorsqu'on vous enlève
votre petit du nid et qu'on le couche à distance... Seule la mère humaine
permet que l'enfant ait une autre couche que celle qu'il doit avoir,
à ses propres côtés. »

CONCLUSIONS ET DISCUSSION

La revue des implications cliniques des frustrations précoces fera


l'objet d'une étude ultérieure. Celle-ci s'est uniquement consacrée à
justifier et à préciser la notion de frustration précoce.
En fait, cette notion de frustration précoce est déterminée d'abord
par celle de besoins fondamentaux de la prime enfance. Un besoin fon-
damental (certains auteurs américains disent : « basic need ») peut se
définir comme un besoin dont la satisfaction est nécessaire à la survie
organique et au développement de la personnalité : il est donc en rapport
avec le développement et la persistance de structures corporelles ou
psychiques. Absorber du lait est bien un besoin alimentaire qui répond
à une nécessité organique, et la recherche orientée psychanalytiquement

(1) Cf. en particulier : M. RIBBLE (1), J. BOWLBY (2), R. SPITZ, etc.


(2) La façon dont la femme est amenée à vivre l'accouchement de son enfant joue incontes-
tablement un rôle capital dans son attitude immédiate et future à l'égard du nouveau-né. Les
femmes qui accouchent sous anesthésie se plaignent souvent de ne pas « reconnaître leur ».
enfant, né en effet eu dehors d'elles-mêmes (12). Au coutraire, G. D. Read affirme que ce
sentiment est inconnu des femmes qu'il fait participer activement à leur accouchement, et qui,
presque toutes (98 %), désirent spontanément allaiter leur nouveau-né.
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 347

montre qu'il répond aussi à une nécessité psycho-affective. Bien entendu


ce besoin constitue en même temps l'objet d'un plaisir, d'un appétit,
mais notre étude ne s'intéresse aux activités adéquates qu'en tant
qu'elles satisfont à un besoin : le domaine des besoins fondamentaux
se situe véritablement au delà du principe de plaisir ; et l'expérience
clinique montre en effet chez le nouveau-né et le nourrisson que le
désir n'apparaît et ne se maintient guère qu'à la condition que le besoin
ait d'abord été satisfait : on observe couramment que le nouveau-né
qui n'est pas d'abord allaité d'une façon satisfaisante perd ou ne déve-
loppe pas le désir de téter.
On est d'autant mieux justifié à parler de besoins fondamentaux
de la prime enfance que l'enfant humain apparaît à la vie terrestre
dans un état de prématuration et d'inorganisation psychophysiologiques
qui lui est propre, et tel qu'il est réellement incapable de toute auto-
nomie. D'où ce corollaire, que l'observation clinique confirme ample-
ment, à savoir que le nourrisson dépend entièrement de son entourage pour
son développement et son organisation corporelle et psycho-affective (1).
Et c'est bien pourquoi, selon Portmann, l'être humain peut être l'objet
d'une évolution historique. Le nourrisson dépend naturellement des
parents, mais surtout de la mère, ce qui justifie l'importance de l'activité
du maternage. Le maternage n'est pas seulement pour le nourrisson une
activité gratifiante, il est aussi et d'abord une activité formatrice. C'est
pourquoi on est justifié, avec Margaret Ribble, à parler de ces besoins
fondamentaux en termes de droits de la prime enfance.
Au terme d'une ligne qui part de la faiblesse de l'enfant humain
et passe par ses besoins de base, se situe la frustration précoce, qui
peut et doit être envisagée comme frustration de ces besoins.
Une grande ambiguïté s'attache dans notre langue au terme de
frustration. Littré l'a consacrée dans la définition suivante : «Frustrer :
priver quelqu'un de ce qui lui est dû, de ce qui doit lui revenir, de ce qu'il
espère. »
Cette définition associe en fait deux significations différentes : je
peux espérer ce qui m'est dû, mais ce que j'espère ne m'est pas for-
cément dû. Il faut donc séparer les deux premiers et le dernier terme
de la définition : d'une part, la privation de ce qui est dû, frustration
de besoins légitimes, impliquant (2) une atteinte à la personnalité,

(1) Chez personne autre que le nourrisson il n'est plus difficile de distinguer l'un et l'autre
plans.
(2) Comme le remarque le Pr Lagache dans sa définition de la frustration.
348 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

et réalisant un réel préjudice, une carence ; et, d'autre part, la frus-


tration de ce qui est espéré, frustration de désirs et réalisant une
déception. Le concept ici développé de frustration précoce répond donc
au premier terme seul de la définition de Littré : le préjudice (1).
Si l'on veut bien partir de cette définition on comprendra aisément
les caractères principaux de la frustration précoce :

— tout s'y passe sur le plan des faits objectifs et extérieurs ;


— tout s'y passe également sur le plan de la causalité proprement dite,
un peu comme on peut dire que l'inanition est causée par la
sous-alimentation ou la famine. La frustration précoce est de
l'ordre de la carence. Entre les deux séries habituellement
opposées de facteurs d'édification ou d'altération de la person-
nalité, entre les facteurs héréditaires et les facteurs « psychogènes »,
il est donc place au moins pour une série différente et intermédiaire :
celle de la frustration précoce.
— la frustration précoce est un concept valable pour l'homme, quel
que soit son milieu culturel (Henry, Mead), et pour l'homme '
essentiellement ;
— enfin, de la frustration précoce l'individu ne peut que souffrir et sortir
diminué. La frustration de désirs (oedipiens, par exemple) peut
se surmonter, s'intégrer et constituer en fait une expérience
formatrice : la frustration des besoins de base ne peut que se
compenser et se réparer.
Ces caractères justifient les conséquences que nous envisagerons
ultérieurement, de la frustration précoce. Ils justifient aussi que l'on
puisse guérir un nourrisson frustré en le rendant à sa mère, alors qu'on
n'a jamais songé à guérir un névrosé en l'amenant à réaliser des désirs
oedipiens.
BIBLIOGRAPHIE
Nous isolons dans la bibliographie les deux ouvrages d'ensemble suivants :
1. RIBBLE (M.), The Rights of Infants, Colombia University Press, 1943,
118 p. (cf. 4-1).
2. BOWLBY (J.), Maternai care and mental Health, W. H. O., Genève, 1951,
179 p. (Bibl.) (cf. 41).

3. BACKWIN (H.), Loneliness in Infants, Ain. J. of Dis. of Chïldren, 1942, 63,


p. 30-40.

(1)Dans ce débat, les travaux des psychologues (10, 46) sur la frustratiou ne nous ont
apporté aucune donnée utilisable.
ETUDE CLINIQUE DES FRUSTRATIONS PRECOCES 349

...
à. BALINT (A.), Early developmental states of the ego, Int. J. Psa., 1949, 30,
P- 265.
5. BAROLET (A.), Les irrégularités infantiles et juvéniles d'origine familiale,
Lyon, Box Éd., non daté.
6. BÉNASSY (M.), Théorie des instincts, Rapport au 1er Congrès des Psychana-
lystes de Langues romanes, 1952, Paris.
7. BENEDEK (Th.), The psychosomatic implication of primary unit mother-
child, Amer. J. Othopsych., 1949, 19, p. 642.
S. CARMICHAEL et coll., Manuel de psychologie de l'enfant, trad. fr., P. U. F.,
1952, chap. II et IV.
9. CHRISTOFFEL (H.), Les problèmes du transfert, R. f. Psa., 1952, 12, p. 178.
10. Congrès sur la Frustration (MILLER, SEARS, MOWRER et al., p. 337 ;
SEEARS, p. 343 ; LEVY (D.), p. 356 ; MASLOW, p. 364) in Psychological
Review, 1944, 48, 4, p. 337 à 366.
11. DEUTSCH (A.), Our rejected children, Little, Brown and Cy., édit., Boston,
1950.
12. DEUTSCH (H.), La psychologie des femmes, II. Maternité, 1945, trad. fran-
çaise, P. U. F., 1949.
13. FERENCZI (S.), The unwelcome child and his death instinct, Int. J. Psa.,
1929, 10, p. 125.
lé. FIGGE, Some factors in the etiology of maternai rejection, Smith Collège
Studies, 1932, p. 337.
15. FREUD (A.) et BURLINGHAM (D.), Enfants sans familles, trad. fr., P. U. F.,
1948.
16. FREUD (S.), a) Les pulsions et leurs destins, 1915, trad. fr., M. BONAPARTE
et A. BERMAN in : Métapsychologie, N. R. F. ; b) Inhibition, symptôme,
angoisse, 1926, trad. fr., P. U. F., 1951.
17. FRIES (M.), Psychosomatic relationship between mother and infant,
Psychosom. med., 1944, 6, p. 159-162.
18. GENDROT (J.-A.) et RACAMIER (P.-C), Fonction respiratoire et oralité,
L'Évolution psychiatrique, 1951, n° III, p. 457-478 (Bibl.).
19. GESELL (A.) et ILG (F. L.), Le jeune enfant dans la civilisation moderne, 1943,
New York, trad. fr., P. U. F., 1949.
19 bis. GESELL et AMATRUDA, L'embryologie du comportement, trad. française,
P. U. F., 1953.
20. GLEASON, A study of the attitudes leading to the rejection of the child by
the mother, Smith Collège Studies, 1932, p. 237.
21. GREENACRE (Ph.), Trauma, Growth and Personality, New York, Norton,
1952 (cf. 41). (Contient en particulier les articles suivants :
a) The biological economy of birth, p. 3-26, from : The Psychoan.
St. of the Child, I, 1945 ; b) The prédisposition to anxiety, p. 27-82,
from : Psychoan. Quart., 1941, nos 1 et 4 ; c) Infant reaction to restraint,
p. 83-105, from : Amer. J. Orthops., 1944, 14= n° 2.
22. HAFFTER (G.), Enfants de ménages divorcés, H. Hùber, Berne, 1948, 175 p.
(cf. H. EY, Analyse, in : L'Évolution psychiatrique, 1949, p. 433.
23. HALVERSON (J.), Infant sucking and tensional behavior, J. Genet. Psycho-
logy, 1938, 53, p. 365-430.
24. — Variation in puise and respiration during différent phases of infant
behavior, id., 1941, 59, p. 259-330.
25. — Mechanism of early infant feeding, id., 1944, 64, p. 185-223.
26. HAUPTMANN (A.), Capillaries in finger nail fold in patients with neurosis,
epilepsy and migraine, Arch. Neurol. a. Psychiatry, 1946, 86, p. 631-642.
PSYCHANALYSE 23
350 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

27. HENRY (J.), Anthropology and Psychosomatics, Psychosom. Med., 1944,


11, 4, p. 26.
28. KANNER (L.), Child Psychiatry, 1948 (2e éd.), 752 p.
29. — Emotional and cultural impacts on contemporary motherhood, J. Child
Psychiatry, 1951, 2, p. 168-175.
30. LAGACHE (D.), Étude théorique de la vie sociale. Cours de Sorbonne,
Bull: Groupe Et. Psychol. Paris, 1951, 11, p. 652.
31. LEBOVICI (S.), Notions nouvelles sur le développement du nourrisson
dans ses répercussions psychologiques ultérieures. Sem. Hôp. Paris :
26-6-1950, p. 2256.
32. LEVY (D.), a) Maternai overprotection and rejection, Arch. New. a.
Psych. : 1931, 25, p. 886-89. ; b) Maternai Overprotection (in : Modem
Trends in Child Psychiatry, New York, I. U. P., 1945).
33. — On the problem of movement restraint, Amer. J. orthopsych. : 1945, 14,
p. 644.
34. — Animal psychology in its relation to Psychiatry in : ALEXANDER F. et
Ross H. : Dynamic Psychiatry, 1952, p. 483-507.
35. MATHIS, Problèmes d'adolescence chez l'enfant assisté, Sauvegarde, 1952,
5-6, p. 433-444
36. MEAD (M.), Psychologie weaning in Psychosexual Development, Hoch éd.,
New York, 1949, p. 124 sq.
37. NEWELL, a) The psychodynamics of maternai rejection, Am. J. orthosps.,
I934, 4, P- 387-401 ; b) Further study on maternai rejection, Am. J.
Orthops., 1936, 6, p. 576-589.
38. PASCHE (F.), Cent cinquante biographies de Tuberculeux pulmonaires,
L'Évolution psychiatrique, 1951, n° 4, p. 545-556.
39. PORTMANN (A.), Biologische Fragmente zu einer Lehre vom Menschen,
B. Schwabe éd., Bâle, 1944, 141 p.
40. RACAMIER (P.-C.), Le terrain psychique des tuberculeux pulmonaires, Thèse,
Paris, 1950 ; Les temps modernes, sept. 1950.
41. — A propos de trois ouvrages sur les conditions premières du dévelop-
pement de la personnalité, L' évolution psychiatrique, 1953, n° 2, p. 283.
42. RIBBLE (M.), Clinical studies of instinctive behavior in new-born Babies,
Amer. J. Psych., 1938, 95, I, p. 149.
43. — The significance of infantile sucking for the development of the indi-
vidual, J. nerv. a. ment. Dis., 1939, 90, p. 465.
44. — Disorganizing factors of infant personality, Am. J. Psych., 1939, 98,
P- 459-
45. — Infantile expériences in relation to personality development, in : HUNT,
Person. and the Behavior Disorders, 1944, Vol. il, p. 635 sq.
46. ROSENZWEIG (S.), An outline of frustration theory, in : HUNT, Person and
the Behavior Disorders, vol. I, p. 379-88.
47. SCHMIDEBERG (M.), Children in need, Londres, 1948, 196 p.
48. SPITZ (R.), Hospitalisme, The Psa. Study of the child, 1945,1, P- 53; 1946, II,
Rev. f. Psa., 1949 ; Sauvegarde, 1949, p. 6-33.
49. — La perte de la mère par le nourrisson, Enfance, 1949, p. 373-91.
50. — Réactions psycho-toxiques de l'enfant de moins de 1 an, Conférence
à la Soc. fr. de Psa., juin 1952 (inédite).
LES .REVUES

TRAUMATISMES, TECHNIQUE PROJECTIVE ET PROFIL ANALYTIQUE, Max Stem M D


(New York) (PsychoanalyticQuarterly, 1953, n° 2, Bibliographie, p. 221-252).
Après avoir rappelé les rapports qui existent pour lui entre traumatismes
et « stress » Max Stern en déduit que les expériences traumatiques sont parti-
culièrement fréquentes pendant la première enfance et durant la phase
oedipienne.
Pour lui la névrose ne provient pas des traumatismes en tant que tels mais
de l'échec de la défense contre ces traumatismes.
L'auteur expose ensuite comment peuvent être « surmontés rétroactivement »
les traumatismes infantiles grâce aux dessins exécutés par des malades adultes
au cours du traitement analytique.
Il s'agit de « dessins libres » que le patient exécute en se laissant guider
par sa main. Comme pour les rêves la signification de ces dessins se découvre
au moyen des associations libres.
Max Stern rappelle que la représentation graphique d'un objet se substitue
magiquement pour l'enfant à l'objet lui-même.
Il constate que ces dessins libres sont le plus souvent une condensation de
réparation magique d'expériences traumatiques et de gratification magique de
désirs infantiles.
Au sujet des associations l'auteur fait remarquer que la façon dont elles se
suivent fait saisir sur le vif l'interaction continuelle des forces en conflit chez le
patient.
Le dessin libre plus les associations se référant aux détails graphiques
donnent en quelque sorte une coupe de la structure psychique du patient avec
ses différentes couches.
Max Stern donne ensuite plusieurs exemples illustrés.
L. DREYFUS.

LE MASOCHISME, MÉCANISME DE DÉFENSE DU MOI, Esther Menaker PHD (N. Y.)


(Psychoanalytic Quarterly, 1953, n° 2, Bibliographie, pp. 205-220).
Après avoir rappelé différentes conceptions du Masochisme l'auteur note
que les analystes sont généralement d'accord sur le fait qu'il est un moyen
d'éviter l'angoisse.
Pour Esther Menaker cette remarque conduit à mettre l'accent sur un
aspect important du masochisme qui est sa fonction de défense du moi.
Berliner aussi considère que le masochisme est une fonction du moi, c'est
une façon pathologique d'aimer par laquelle le moi dirige sur lui-même le
sadisme de l'objet aimé (et non le sien propre). La raison pour laquelle il agit
ainsi est la nécessité de maintenir une relation d'objet vitale.
352 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Pour Berliner ces phénomènes sont contemporains de la formation du surmoi.


Esther Menaker les fait remonter à une période bien plus archaïque.
Le développement des fonctions du moi se produit dès le stade oral à l'inté-
rieur des rapports « mère-enfant ». Si les exigences de ce moi en formation sont
associées à des sentiments de frustration dus à un amour insuffisant de la mère,
elles deviennent elles-mêmes source de déplaisir et de haine.
Cette haine est accompagnée du sentiment d'incapacité si caractéristique
du masochisme moral.
Le moi infantile qui ne peut se passer d'une mère même indifférente
magnifie celle-ci et se déprécie. C'est cette opération qu'Esther Menaker appelle
réaction de défense masochiste du moi et qu'elle considère comme un méca-
nisme de « survie psychologique ».
Esther Menaker illustre ensuite cette thèse par l'exposé d'un cas clinique
et insiste sur le maniement particulier du transfert dans les cas de ce genre.
L. DREYFUS:

NOUVELLES RÉFLEXIONS SUR LE RÊVE D'ÉCRAN, Bertram D. Lewin M. D. (New


York) (Psychoanalytic Quarterly, 1953, n° 2, Bibliographie).

Les rêves dans lesquels apparaît cet écran dont Lewin parle pour la première
fois en 1946 représentent l'accomplissement total du désir de s'endormir au
sein maternel après avoir été nourri.
L'auteur rapproche les phénomènes décrits par Isakower (hallucinations
hypnogogiques d'une certaine sorte), l'écran de rêve, et les rêves presque
dépourvus de contenu visuel ou de trame. Tous trois sont de même essence et
reproduisent certaines impressions du nourrisson au sein.
Les représentations peuvent être soit très agréables, soit génératrices
d'angoisse.
Dans les phénomènes d'Isakower la personne sur le point de s'endormir
perçoit une masse sombre, généralement ronde, qui s'approche d'elle, l'enve-
loppe, et lui fait perdre la notion des limites de son corps.
C'est la même masse, dit l'auteur, qui apparaît comme écran dans certains
rêves. Son aspect parfois plan est une illusion d'optique due à la taille du sein
par rapport au nourrisson.
Les rêves « vides » évoquent plutôt des sensations et des affects que des
images et sont difficiles à décrire en termes concrets.
Lewin rapporte ensuite de nombreux exemples fournis par des collègues.
La forme et la matière de l'écran peuvent varier sans compter qu'elles
peuvent être modifiées par des souvenirs plus tardifs. L'écran peut être une
balle de caoutchouc, un mur, une dalle de marbre veinée, une dune, un tableau
noir, une pellicule photographique, une feuille de papier blanc. Le sein peut
aussi être représenté par le verre d'un biberon et l'auteur fait, à ce sujet, allusion
à la vitre du rêve de l'homme aux loups.
Au cours du traitement analytique ces rêves peuvent marquer un tournant
où une certaine organisation mentale et libidinale fait place à une autre.
Lewin parle ensuite des rapports entre cette expérience au sein et l'extase.
Cela se produit lorsque le surmoi est conçu sur un mode oral.
Il rappelle des remarques faites précédemment sur l'apparition chez cer-
tains phobiques de l'écran de rêve et de la crainte d'être dévoré.
L. DREYFUS.
LES REVUES 353

ASPECTS CLINIQUES ET THÉRAPEUTIQUESDE LA RÉSISTANCE DE CARACTÈRE (CLINI-


CAL AND THERAPEUTIC ASPECTS OF CHARACTERS RÉSISTANCE), par Richard
F. STERBA (Detroit) ( The Psychoanalytic Quarterly, vol. XXII, 1953, n° 1,1-20.)
Le but de cet article est principalement d'écarter le concept de résistance
de caractère comme un artefact qui ne doit son existence qu'aux particularités
de la théorie de W. Reich et de sa technique. La première partie est un exposé
clair et fidèle des conceptions théoriques et techniques de Reich. La seconde
partie, plus personnelle, est une évaluation de la position de Reich. Nous
dégageons les objections suivantes :
1° La plus grosse erreur de Reich est de méconnaître l'authenticité possible
du transfert positif initial ; en méconnaissant les bons sentiments du patient,
Reich le force à en avoir de mauvais ; s'appuyant sur Freud, Sterba cherche à
dissocier transfert et résistance : le transfert est utilisé par la résistance (une
lacune du travail de Sterba est qu'il ne précise pas sa conception du transfert) ;
2° Reich méconnaît l'ambivalence, comme propriété originale, et il en fait une
disposition acquise (ici encore, lacune du travail de Sterba, pour qui l'ambiva-
lence ne semble pas poser de problème, alors que Reich en donne une inter-
prétation dynamique) ; 3° Reich a une conception rigide de la stratification
et de ses conséquences techniques; excellent exemple de Sterba qui prêche
pour la souplesse ; la négligence d'une résistance cachée n'a pas toujours des
conséquences catastrophiques ; 4° L'objection principale porte sur Pétroitesse
du concept de caractère chez Reich ; Reich réduit le caractère au mode principal
de la résistance du Moi ; Sterba pense que le caractère est coextensif à la per-
sonnalité totale et fait intervenir toutes les instances. La dernière partie de
l'article est consacrée à une comparaison entre la résistance de caractère chez
Reich et la défense du Moi chez Anna Freud ; les conséquences techniques sont
les suivantes : l'approche de Reich est hostile, il ne s'occupe du Moi qu'en tant
qu'il résiste ; Anna Freud reste un observateur objectif, qui s'abstient de toute
pression.
D. LAGACHE.
MÉDECINE PSYCHOSOMATIQUE

MANIFESTATIONS PSYCHOLOGIQUES EN RÉPONSE A L'A. C. T. H., LA CORTISONE


ET LES STÉROIDES APPARENTÉS (PSYCHOLOGIGAL RESPONSE TO CORTICOTROPIN,
CORTISONE, AND RELATED STEROID SUBSTANCES), par ROME (H. P.), and
BRACELAND (F. J.) (J. A. M. A., 148, 1, 27, 1952).
Revoyant leur expérience avec des patients ayant présenté des modifications
psychiques lors d'administration de ces produits, les auteurs font les remarques
suivantes :
1° Les troubles psychiques varient énormément en intensité, durée et dans
leur mode d'expression en fonction de l'organisation de .la personnalité
antérieure du malade ;
2° Les réactions psychotiques apparaissent plutôt chez des patients dont les
comportements antérieurs étaient à la limite de la psychose ;
3° Les réactions névrotiques et psychotiques sont généralement associées à des
changements importants survenant dans la maladie physique en cause ;
4° Il y a peu de corrélation entre les modifications métaboliques produites par
ces drogues et le tableau psychiatrique.
En conclusion, les auteurs signalent l'action fragilisante des hormones en
question étant donné qu'un certain nombre de psychoses et de psycho-névroses
apparaissent souvent après le traitement.
Dr P. LABBÉ.
354 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

DIFFÉRENTS NIVEAUX DE DISSOLUTION PSYCHIQUE APRÈS HORMONOTHÉRAPIE


HYPOPHYSO-SURRÉNALE, par H. AZIMA et H. FAURE (L'évolution psychia-
trique, octobre-décembre 1952, fasc. IV).
Les auteurs font une revue des manifestations psychopathologiques que
l'on rencontre à la suite de l'administration d'A. C. T. H. et de Cortisone, et
dans le syndrome de Cushing naturel.
Ils rassemblent les faits physiologiques qui sont les signes des modifications
fonctionnelles apparaissant au niveau du système neuro-endocrinien et tentent
de les mettre en relation avec leurs constatations psychopathologiques.
Ils se montrent cependant assez déçus par les résultats qu'ils obtiennent
car un fossé sépare encore les deux ordres de données et ils se refusent à
camoufler notre ignorance derrière des entités plus ou moins mythologiques qui
varient selon la mode en l'occurrence, pour le moment, le mythe omni-présent
du « stress ».
Se tenant au contact concret de la clinique, ils répartissent les manifestations
psychopathologiquesqu'ils ont observées sur 4 niveaux qui forment une sorte
de hiérarchie de dissolution du psychisme :
1° Production d'euphorie et d'hyperactivité physique et mentale ;
2° Hyperactivité désordonnée avec insomnie, ressemblant un peu à l'excitation
alcoolique ;
3° Réaction psycho-névrotique, expression des particularités du caractère des
malades qui sont libérées et rendues manifestes par la chute de niveau
induite par les drogues administrées (phobies, obsessions, anxiété,
troubles de l'humeur) ;
4° Réaction psychotique grave : hallucination, délire, catatonie, etc.
La conclusion générale des auteurs est que le trouble mental dû à
l'A. C. T. H. ou à la Cortisone n'est pas une maladie spécifique, mais bien
plutôt un mode de réaction propre à chaque individu, fonction des particularités
de son caractère et de la situation actuelle dans laquelle il se trouve (espoir de
guérison).
Dr P. LABBÉ.

MALADIE DE RAYNAUD. ASPECTS PSYCHOLOGIQUES ET PSYCHOTHÉRAPIE. (RAY-


NAUD'S DISEASE : PSYCHOGENIC FACTORS AND PSYCHOTHERAPY), John
A. P. MILLET, Harold LIEF and Bela MITTELMANN (Psychosomatic Medicine,
1953, vol. XV, n° 1).
Les auteurs rapportent quelques observations cliniques de la maladie et
mettent en évidence, dans le déterminisme des troubles neuro-végétatifs qui
la constituent, une participation affective importante. Dans leurs cas, les crises
de spasme vasculaire étaient, en général, sous-tendues par un sentiment de
culpabilité qui engendrait de l'hostilité ou des tendances sexuelles refoulées
par la crainte de la punition corrélative. Ce conflit psychologique était souvent
réactivé par un abandon actuel ou en prévision (mort, maladie, ou perte de la
sécurité économique), par un rejet actuel (condamnation morale), ou par des
efforts malheureux pour dépasser des personnes rivales.
Les auteurs rappellent en outre que, au laboratoire (chambre froide),
Mittelmann et Wolff ont pu, chez des patients atteints de syndrome de Raynaud,
provoquer des chutes de la température des doigts se terminant par des
crises de douleur et de cyanose en réactivant des situations psychologiques
déterminantes.
LES REVUES 355

Quelques cas, qui ne présentaient pas de troubles tissulaires irréversibles,


ont été soumis à une psychothérapie expressive d'inspiration psychanalytique
et deux d'entre eux sont indemnes de tout symptôme depuis deux ans ; deux
autres, encore en traitement, ont vu la fréquence de leurs crises tomber l'un,
de 8 par jour à 2 par semaine, et l'autre de 4 par jour à 3 par semaine. En outre,
la gravité des crises et l'étendue des spasmes ont déjà fortement diminué.
P. LABBÉ.

MÉDICAMENTS, ÉMOTION ET COAGULATION DU SANG, par D. I. M.ACHT


(J. A. M. A., 148, 4, 265, 1952).
Après avoir précisé l'action de certains médicaments sur la coagulation
du sang de donneurs appartenant à la Banque du Sang de l'Hôpital Sinaï à
Baltimore, l'auteur a étudié l'influence sur celle-ci de facteurs psychologiques.
Les donneurs de sang ont été classés en trois groupes :
1° Les personnes d'extérieur calme, sans préoccupations et qui donnaient
souvent du sang pour transfusion ;
2° Les personnes ayant des appréhensions et montrant plus ou moins de
nervosité et' d'inquiétude dans leur comportement, avant de donner
leur sang ;
3° Les personnes qui, entrant dans la salle de prise de sang, montraient de
l'effroi et un état d'agitation.
Les temps de coagulation étaient en moyenne, chez les « calmes », de huit
à douze minutes ; chez les « craintifs » de quatre à cinq minutes et chez les
« effrayés » de une à trois minutes.
Il ressort donc nettement de ces études que la crase sanguine et l'hémostase
sont puissamment influencées par des facteurs psychiques et, ce, par l'inter-
médiaire de relais neuro-endocriniens encore à préciser dans le détail.
Dr P. LABBÉ.
AMERICAN JOURNAL OF PSYCHOANALYSIS
BYCHOWSKI (G.). — LE PROBLÈME DES PSYCHOSES LATENTES (THE PROBLEM OF
LATENT PSYCHOSIS) (J. A-mer. Psychanal. Ass., 2, n° 3, juil. 1953,
pp. 484-50).
Problème envisagé du point de vue du diagnostic, de la dynamique et de la
thérapeutique. Critères cliniques permettant de déceler les psychoses latentes
derrière les symptômes névrotiques de perversion et des troubles du compor-
tement. L'emploi des tests psychologiques de personnalité est nécessaire pour
établir les éléments du diagnostic. Du point de vue dynamique : existence
d'une dissociation primitive et d'une faiblesse de l'Ego. Du point de vue
thérapeutique : nécessité d'assouplir la technique psychanalytique orthodoxe.
Bibl.
SHENTOUB.

RANGELLI (L.). — LE CARACTÈRE INTERCHANGEABLE DU PHALLUS ET DE L'APPA-


REIL GÉNITAL FÉMININ (THE INTERCHANGEABILITY OF PHALLUS AND FEMALE
GÉNITAL) (J. Amer. Psychanal. Ass., 1, n° 3, juil. 1953, pp. 504-9).
Quatre brèves observations cliniques : hommes et femmes. Nombreux
phantasmes montrant le rôle interchangeable du sexe mâle ou féminin.
Exemple : un exhibitionniste qui se met devant un miroir en camouflant ses
356 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

organes entre les jambes et qui s'imagine être une femme : une femme se repré-
sente le suc vaginal comme pouvant devenir, au cours des relations sexuelles,
du sperme. L'auteur cherche à démontrer que l'économie de cette activité est
d'échapper à la castration. Référence à la théorie de Ferenczi : caractère vaginal
du prépuce et rôle phallique du clitoris. Bibl.
SHENTOUB.

REIDER (N.). — LA RECONSTITUTION DU TRAUMA ET LE MÉCANISME DE DÉFENSE


(RECONSTRUCTION AND SCREEN FUNCTION) (J. Amer. Psychanal. Ass., 1,
n° 3, juil- 1953, PP- 389-406).
Une bonne interprétation de la scène initiale déclenche chez l'analysé une
double réaction : aggravation des symptômes, résistance et apparition des sou-
venirs-écrans du trauma. Bibl.
SHENTOUB.

ROCHLIN (Gr.). — LES TROUBLES DÉPRESSIFS ET MANIAQUES (THE DISORDER OF


DÉPRESSION AND ELATION) (J. Amer. Psychanal. Ass., 1, n° 3, juil. 1953,
pp. 438-58).
Étude clinique de 4 sujets chez lesquels on observe le passage successif de
l'état dépressif à l'état maniaque. La nature sado-masochiste de ces troubles
est rattachée à la période prégénitale. Les passages d'un état à l'autre sont attri-
bués à la nature labile de l'organisation narcissique du moi de ces sujets. Bibl.
SHENTOUB.

MCKINNISS CUSHING (M.). — TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE D'UN HOMME


PRÉSENTANT UNE COLITE ULCÉREUSE (THE PSYCHOANALYTIC TREATMENT OF
A MAN SUFFERING WITH ULCERATIVE COLITIS) (J. Amer. Psychanal. Ass., 1,
n° 3, juil. 1953, pp. 510-19).
La durée de l'analyse est d'un an et demi à raison de deux à trois séances
par semaine : deux cent vingt heures en tout. Le malade est un homme d'affaires,
marié, ayant un fils de 16 ans. L'analyse met en évidence l'économie de cette
maladie en fonction des attitudes et des relations du sujet dans son entourage.
Les stades oral et anal du développement auxquels correspond ce symptôme
sont signalés en conclusion.
SHENTOUB.

BIBLIOGRAPHIE RÉCENTE
Théories
ALEXANDER (F.). — Trois principes dynamiques fondamentaux de l'appareil
mental et du comportement de l'organisme vivant. (Three fundamental
dynamic principles of the mental apparatus and of the behavior of living
organism), Dialectica, 1951, 5, 239-45.
ALEXANDER (F.). — Valeurs et connaissance (Werte und Wïssenschaft), Psyché,
Heidel, 1952, 5, 662-67.
BARLETT (F.). — Le marxisme et la théorie psychanalytique de l'inconscient
(Marxism and the psychoanalytic theory of the inconscious), Sci. et Soc,
1951-52, 16, 44-52.
DE GREFF (E.). — Les modes de rattachement instinctifs, fonctions incorrup-
tibles, Dialectica, 1951, 5, 377-92.
LES REVUES 357

LEJEUNE (Y.-A.). Johannesbourg. — Les tendances de développement pendant


la période de latence (Developmental tendencies during the latency period),
Proc. S. Afr. Psychol. Ass., 1950, 1, 25.
ZIERER (E.). — La personnalité totale dans la thérapie créatrice (The total
personality in créative therapy), Amer. Imago, 1952, 9, 197-210.
Psychothérapies ; psychothérapies de groupe
CURRAN (F. J.). — Psychothérapie de groupe ; remarques préliminaires (Group
therapy : introductory remarks), Neuropsychiatry, 1952, 2, 43-7
GABRIEL (B.), HALPERN (A.) — L'effet de la thérapie de groupe des mères sur
leurs enfants (The effect of group therapy for mothers on their children),
Int. J. Group Psychoter., 1952, 2, 159-71.
GLASER, MELVIN (A.). — La psychothérapie de groupe dans une communauté
(Group therapy in the community), Neuropsychiatry, 1952, 2, 74-77.
KNIGHT (R. P.). — La critique des techniques psychothérapiques. (An évalua-
tion of psychotherapeutic techniques), Bull. Menninger Clin., 1952, 16,
113-24.
KLINE (N. S.). — Les hasards en psychothérapie de groupe (Some hazards in
group psychotherapy), Int. J. Group Psychoter., 1952, 2, 111-15.
MOHR (Fr.). — L'utilisation des stimulis physiques et chimiques en psycho-
thérapie (Die Verwendung chemischer and physikalischer Reize in der
Psychothérapie), Die Vortrâge der 2. Lindauer Psychotherapiewoche, 1951,
148-59.
Rapport à la Fédération mondiale de la Santé mentale. Section III : Psycho-
thérapie de groupe chez les adolescents (Report to the World Fédération
for Mental Health. Section III : Group psychotherapy with adolescents),
Int. J. Group Psychoter., 1952, 2, 173-6, Bibl.
Rapport à la Fédération mondiale de la Santé mentale. Section IV : Psycho-
thérapie de groupe chez les adultes. La revue des tendances et des pratiques
récentes (Rep. to the World Fédération for Mental Health. Section IV :
Psychotherapy with adults. A review of récent trends and practices),
bit. J. Group Psychoter., 1952, 2, 177-84.
REITER (P. J.). — Réactions différentielles des malades hommes et femmes à la
psychothérapie de groupe (Differential reactions of men and women patients
to group psychotherapy),Int. J. Group Psychoter., 1952, 2, 103-10.
SCHIFFER, MORTIMER. — Les voyages comme méthode de traitement en psycho-
thérapie de groupe active (Trips as a treatment tool on activity group
therapy), Int. J. Group Psychoter., 1952, 2, 139-49.
FRANK (J. D.). — Les effets des influences inter-malades et inter-groupes dans
un hôpital psychiatrique (The effects of interpatients and group influences
in a general hospital), Int. J. Group Psychoter., 1952, 2, 127-38.
Psychoses
GREEN (M. R.). — Quelques notes sur la psychothérapie des schizophrènes
(Some notes on the psychotherapy of schizophrenia), Psychiat. Quart.,
1952, 26, 472-77.
KIHN (B.). — La psychothérapie des psychoses (Psychothérapie des Psycho-
sen), Die Vortrage der 2. Lindauer Psychotherapiewoche, 1951, 78-88.
358 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

L'art et la psychanalyse
FELDMAN, BRONSON (A.).
— Les obsessions d'Othello (Othello's Obsessions),
Amer. Imago, 1952, 9, 147-64.
HECHT (M. B.). — La disgrâce, le désir et l'oeuvre de Franz Kafka (Uncanni-
ness, yearning, and Franz Kafka's works), Amer. Imago, 1952, 9, 45-55.
HILLERET (M.-L). — Sur le sado-masochisme au cinéma, Hyg. ment., 1952,
41, 60-71.
MANHEIM (L. F.). — L'histoire personnelle de David Copperfield : étude
psychanalytique (The personal history of David Copperfield : a study in
psychoanalytic criticism), Amer. Imago, 1952, 9, 21-43.
PAUNCZ, ARPAD. — La psychopathologie du roi Lear de Shakespeare : l'exemple
du complexe-Lear (Psychopathology of Shakespeare's King Lear : exem-
plification of the Lear Complex (a new interprétation). Amer Imago, 1952,
9, 57-78.
SCHNIER (J.). — L'oiseau symbolique dans l'art du Moyen Age et de la Renais-
sance (The symbolic bird in Médiéval and Renaissance art), Amer. Imago,
1952, 9, 89-126.
LES LIVRES

L'amour primitif et la technique psychanalytique, par Michael BALINT, London,


The Hogarth Press and the Institute of Psychoanalysis, 1952, 288 pages.
Cet ouvrage est un recueil d'articles publiés de 1930 à 1952, quelques-uns
écrits par Alice Balint ou en collaboration avec elle. Ils représentent la majeure
partie de l'oeuvre psychanalytique de M. Balint et sont dominés par deux
thèmes, le développement de la sexualité individuelle et le développement de
relations humaines, liés à la prédilection pour deux oeuvres de Freud, les Trois
Contributions et Totem et tabou. L'approche de l'auteur est essentiellement, bien
que non exclusivement, clinique et technique : « Ce qui veut dire étudier les
processus tels qu'ils se développent et changent sous l'influence de la situation
psychanalytique sur le patient, c'est-à-dire étudier la technique du psychana-
lyste et les réponses qu'elle suscite chez le patient » (p. 5). D'où le classement
des articles en deux parties, la première « Les instincts et les relations objectates »,
la seconde « Problèmes de technique ». Le lien des deux parties est constitué
par la relation psychologique entre le concept technique de « Recommen-
cement » (New beginning) et le concept théorique d'amour primitif d'un objet.
Le concept technique et clinique de « Recommencement » a été formulé
par Balint dès 1930 (pp. 36-41) ; il reparaît dans de nombreux articles théoriques
et techniques, et on en trouve l'expression la plus achevée dans le dernier en
date, « Le recommencement et les syndromes paranoïdes et dépressifs », paru
en 1952 dans l'hommage à Mélanie Klein. Sous ce titre, Balint décrit une mani-
festation de la fin de la cure : « Mes patients commencèrent, d'abord très
...
timidement, à demander certaines faveurs (gratifications) très simples, princi-
paiement, quoique non exclusivement, de leur analyste » (p. 245) ; il s'agit en
général d'un contact physique. Ces désirs présentent deux caractères impor-
tants : 1° Ils ne peuvent être satisfaits que par un autre être humain ; 2° Le
niveau de gratification ne va jamais au delà d'un plaisir préliminaire modéré.
Si la satisfaction se produit au moment et avec l'intensité convenables, elle
conduit à des réactions qui ne peuvent être observées et reconnues qu'avec
difficulté ; le niveau du plaisir ne va pas au delà d'un tranquille sentiment de
bien-être. Le « Recommencement » pose ainsi un problème technique délicat :
dans quelle mesure le psychanalyste peut-il accorder la satisfaction demandée ?
Dans quelques cas, encouragés par les expériences de Ferenczi (p. 246), le
patient et le psychanalyste furent d'accord « pour admettre que les désirs pri-
mitifs appartenant à un tel état devaient être satisfaits pour autant qu'ils étaient
compatibles avec la situation psychanalytique » (ibidem). Une telle mesure
technique ne va pas sans le danger de développer l'avidité du patient et de
l'engager dans le cycle de la frustration, de l'agression et de l'anxiété. Ce n'est
que dans environ 20 % des cas traités par lui que Balint a pu conduire le patient
jusqu'à cette expérience du « Recommencement ».
La clinique psychanalytique conduit ainsi à une hypothèse concernant les
origines individuelles des relations humaines et de la sexualité. C'est le concept
d'un amour objectai primitif ou archaïque (que d'abord, sous l'influence de
Ferenczi, l'auteur a appelé amour objectai passif) : « Le but originel et perpétuel
de toutes les relations objectales est le désir primitif : Je dois être aimé sans
obligation et sans attente de retour » (p. 247). Les formes adultes de relations
objectales sont des compromis entre le désir originel et l'acceptation d'une
360 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

réalité sans bonté, déplaisante, indifférente ; Balint s'exprime explicitement


sur ce point dans ses articles sur « L'amour génital » (1947), « Sur l'amour et la
haine » (1951). Les conséquences théoriques de l'hypothèse sont abordées à
plusieurs reprises et sous divers angles : le narcissisme est toujours secondaire,
de même que l'agressivité ; le développement des relations objectales dépend
de l'histoire individuelle, des événements de la vie et des conditions de l'édu-
cation, et non pas de la maturation biologique des instincts ; les stades pulsion-
nels sont des artefacts ; de même « l'amour génital » : nous aimons notre parte-
naire : 1) Parce que lui, ou elle, peut nous satisfaire ; 2) Parce que nous pouvons
le ou la satisfaire ; 3) Parce que nous expérimentons ensemble l'orgasme
complet, en même temps ou presque en même temps (p. 129).
C'est dans les derniers articles théoriques ou techniques que l'on trouve
l'expression la plus élaborée de cette position. En particulier, dans l'article
de 1952, « Les syndromes paranoïdes et dépressifs », où Balint prend position
par rapport à Mélanie Klein. Rendant hommage à son oeuvre, il lui est parti-
culièrement reconnaissant de l'aide qu'elle lui a apportée en soutenant la
primauté de Pobjectalité. Mais il ne la suit pas dans la primauté qu'elle accorde
aux instincts de mort ; il ne considère pas que la phase paranoïde et la phase
dépressive qu'elle place à la fin de la cure soient des manifestations primitives ;
la scission de l'objet en « bon objet » et « mauvais objet » implique un objet
antérieur, non scindé ; c'est l'objet d'amour primitif, qui ne se confond pas
avec « l'objet idéalisé » de Mélanie Klein, parce qu'il est beaucoup moins riche
et beaucoup plus simple. Dans d'excellentes pages cliniques et techniques,
Balint décrit et discute ces manifestations paranoides et dépressives de la fin
de l'analyse, et de la manière de les traiter, non sans marquer à plusieurs
reprises ses incertitudes et ses difficultés.
Le livre de Balint mériterait encore de longues pages, pour rendre compte
de tout ce qu'il contient d'observations et de vues à la fois originales et utiles.
Les qualités dont il fait montre : indépendance, sincérité, courage, sont celles
du vrai savant et du vrai psychanalyste. Il en résulte un certain isolement doc-
trinal, à quoi il arrive à l'auteur de faire allusion. La thèse de la primauté de
l'amour objectai, qui le rattache à Ferenczi, est ce qui le sépare le plus nette-
ment des opinions théoriques dominantes en psychanalyse. Elle ne le sépare
pas de Freud, dont de nombreux textes sont en contradiction avec la théorie du
narcissisme primaire, lequel n'est pas sans inconvénient, car, après avoir exclu
l'objet du cycle de la vie psychique de l'enfant, il faut bien, d'une manière ou
d'une autre, l'y introduire. Selon notre opinion, la faveur dont jouit la théorie
du narcissisme primaire procède en partie d'une difficulté d'ordre cognitif :
on n'arrive pas à se représenter comment le nouveau-né, avec tout ce qu'on
lui connaît d'impuissance sensorielle et motrice, peut entrer en relation avec
un objet. C'est que l'esprit reste dominé par le modèle cognitif de l'objet,
l'objet de la connaissance vulgaire ou de la connaissance scientifique. Une partie
des difficultés tombe en constatant que la catégorie d'objet a une histoire, et
qui commence dès la naissance (Piaget) ; il est bien entendu que l'objet avec
lequel le nouveau-né entre en relation ne correspond pas au modèle conceptuel
de l'objet de la connaissance. A la naissance, si l'objet existe pour l'enfant, il est
moins un objet qu'une valeur, ou un « objet-valeur », le complément et le
corrélatif d'un besoin ; Max Scheler déjà, dans une critique compréhensive
et pénétrante du freudisme, a parlé de la faim comme « l'intuition de la valeur-
nourriture ». Ce n'est que par un long travail d'épuration et d'enrichissement
que l'objet, au sens cognitif du terme, arrive à se constituer, corrélativement
au développement de l'Ego. On peut d'ailleurs se demander si ce processus
est jamais achevé : l'objet reste toujours dépendant d'un certain système de
LES LIVRES 361

références ; l'objet scientifique est corrélatif au besoin de savoir et de comprendre


et, en ce sens, il est encore une valeur. La pleine objectalité ne constitue qu'un
terme idéal. Ne peut-on concevoir de la même façon le « narcissisme primaire » ?
Le nouveau-né n'est pas strictement et absolument narcissique ; il ne l'est que
relativement et par comparaison à la structure ultérieure des relations objectales.
Comme l'indique Balint, une science qui a l'inconscient pour principal champ
d'investigation ne saurait opposer à l'hypothèse d'un objet primitif des exigences
par excellence cognitives et conscientes. D. LAGACHE.
Dr N.-N. DRACOULIDÈS, Psychanalyse de l'artiste et de son oeuvre, coll. « Action
et Pensée », éd. du Mont-Blanc, Genève.
Ancien élève de l'École des Beaux-Arts de Paris, grand admirateur de la
culture française, président de la Société hellénique de Psychobiologie, l'auteur
de cet intéressant ouvrage ne saurait être mieux qualifié pour traiter le problème
de la création artistique. Aussi est-ce non seulement en psychiatre, mais en
esthète qu'il aborde le sujet au travers de la psychanalyse freudienne.
La création artistique est, dit-il, la sublimation de désirs instinctifs fonda-
mentaux qui, en raison de certains obstacles, sont restés insatisfaits. Tout
comme le rêve, l'oeuvre d'art comporte un contenu latent qui en constitue la
valeur intrinsèque. Mais deux conditions sont indispensables à la véritable
création artistique : l'existence du talent (à ne pas confondre avec la « tendance
artistique innée », apparaissant communément dans l'enfance pour être géné-
ralement refoulée à l'adolescence) et celle de frustration dans la vie de l'artiste.
En l'absence de talent, ces mêmes frustrations déterminent le besoin de
jouissance artistique ou éventuellement une création artistique de qualité
mineure. L'art remplace chez l'individu ce dont la vie le prive ; ainsi fleurit-il
chez les peuples malheureux et dans les périodes troublées de l'histoire. L'art,
« richesse intérieure », procéderait donc d'une pénurie extérieure.
D'importants chapitres sont consacrés à la revue des instincts fondamentaux
de l'homme, aux mécanismes du refoulement, de la compensation et c'est pour
l'auteur l'occasion de préciser sa conception de l'inconscient et d'évoquer les
innombrables facteurs générateurs de conflits.
Sans attribuer d'une façon exclusive la compensation artistique aux seules
atteintes de la sexualité, l'auteur, après avoir précisé les liens de la sublimation
esthétique avec le mythe et la religion, fait ressortir l'importance dans la création
artistique de l'instinct sexuel, si éminemment dynamique et plastique. La
frustration de l'amour féconde la création artistique ; l'attitude du sujet vis-à-vis
de l'instinct sexuel explique l'orientation de certaines tendances esthétiques,
plus aisément observables chez le poète — qui utilise des mots — que chez le
peintre ou le musicien.
Un parallèle intéressant est fait entre l'oeuvre d'art et le rêve, ce qui permet
à l'auteur de préciser le rôle du préconscient et la notion d'inspiration dans la
genèse de la création artistique. Celle-ci est, à la différence du rêve, une réalité
nouvelle qui vient remplacer la réalité manquante ; comme le rêve, elle est un
langage symbolique, mais le rôle de l'imagination consciente vient encore
conditionner la création artistique.
Enfin, l'oeuvre d'art est étudiée dans ses rapports avec la névrose et la
psychose ; elle agit à la façon d'une catharsis et peut enrayer ou même empêcher
une névrose dans son évolution.
Non moins importants sont les chapitres où il est démontré que l'art vise
à un soulagement, soit qu'il procède d'une tendance instinctuelle à réaliser un
désir, ou qu'il représente une protestation contre la réalité. Il est traité de l'art
enfantin, de l'art primitif, de l'art dans la psychopathologie.
362 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Les aberrations sexuelles et leurs conséquences psycho-instinctuelles ont


apporté à l'art un tribut des plus importants et c'est pour Dracoulidès l'occasion
d'expliquer, au moyen d'exemples frappants, la position d'un Vinci, d'un Amiel,
ou encore d'un Villon, chez lequel apparaît la parenté entre l'artiste ou le cri-
minel. Entre autres complexes intervenant dans la compensation artistique, il faut
faire une très large place à l'OEdipe, qui se fait jour avec tant d'évidence dans les
oeuvres d'un Balzac, d'un Stendhal, d'un Gide, d'un Kafka et de tant d'autres. La
spécialisation de l'artiste dépend de sa motivation psychique : une prédominance
narcissique, sadique-anale, exhibitionniste ou homosexuelle tendra à l'orienter
respectivement vers la poésie, les arts plastiques, le théâtre ou la danse, etc.
L'auteur en vient ensuite à des considérations sur le rôle de la prépondé-
rance de certaines activités sensorielles chez l'artiste, de leur synergie qui mène
par exemple à l'audition colorée (Verlaine, Proust), ou de leur insuffisance
(Beethoven, Greco, Manet, Durer, etc.). Une infériorité organique agit à l'instar
d'un psychotraumatisme, d'une frustration.
L'analyse des motifs artistiques « à répétition » montre que, par leur carac-
tère à la fois symbolique et itératif, ils traduisent bien une recherche cathartique
inconsciente ; le même mécanisme peut expliquer les tendances artistiques de
certaines époques : la peinture religieuse de la Renaissance, par exemple. De la
même façon encore, l'abandon de telle formule au cours de la production d'un
artiste, un changement parfois catégorique dans la « manière » de son art,
indiquent certaines transformations au sein de son inconscient ; ainsi chez
Callot et chez Fra Angelico.
Mais si la création artistique porte la marque de l'inconscient personnel,
elle relève également de l'inconscient collectif d'un peuple, d'une époque.
Sur de très nombreux exemples, l'auteur montre ensuite le rôle capital de la
souffrance, des frustrations notamment affectives et sexuelles dans la genèse
de l'oeuvre d'art ou — en l'absence de talent — dans le besoin artistique.
Passant sur le plan collectif, il conclut que dans une république idéalement
prospère la création artistique serait insignifiante. Par contre, dans une période
aussi troublée que le XXe siècle, l'angoisse collective se traduit dans l'art par une
succession sans précédent d'écoles artistiques, Futurisme, Cubisme, Dadaïsme,
Surréalisme, etc., qui rivalisent dans le mépris du rationnel, de la beauté, de la
moralité, traduisant de la sorte la dépréciation des valeurs éthiques, l'asser-
vissement à la machine, le règne de l'autoritarisme et l'insécurité collective qui
sont le propre de notre époque. L'amour ne préside plus dès lors à la création
artistique et Dracoulidès voit dans ce fait le point culminant de cette crise,
mais en même temps l'annonce d'une nouvelle renaissance. Puisse-t-il avoir
raison dans cette prévision rassurante.
En effet, si l'existentialisme de Sartre, avec les contradictions qu'il comporte,
peut encore s'expliquer par le mécanisme oedipien, l'abstraitisme et le lettrisme,
derniers nés de ces mouvements révolutionnaires, accusent une régression
remontant au delà même des phases narcissique et sadique-anale, rejoignant'le
stade du balbutiement prélogique du nourrisson.
Demeurant strictement dans les limites de la psycho-biologie, l'auteur de
cette intéressante étude fournit au problème de la création artistique et de ses
relations avec l'inconscient une contribution qui ne manquera pas d'être
remarquée. Grâce à une très vaste érudition et notamment à une connaissance
étendue des courants artistiques contemporains, Dracoulidès apporte les vues
les plus utiles à la compréhension de l'art de notre époque. Son volume inté-
ressera non seulement le psychologue et le médecin, mais l'artiste lui-même et
tout homme curieux de sonder l'un des problèmes les plus passionnants de la
vie de notre esprit. André MELLEY.
Comptes rendus
de la Société Psychanalytique
de Paris

SÉANCE DU 17 FÉVRIER 1953

Intervention de Aime S. BLAJAN-MARCUS sur les groupes


En remerciant S. Lebovici pour son exposé si intéressant, je dési-
rerais faire les remarques suivantes :
1. Il est frappant de voir la diversité des méthodes employées :
couple analytique homme-femme ou un seul analyste, fréquence et
durée des séances, technique d'interprétation, au regard de l'unité
de concept et de but.
2. Avec des collègues, G. Mauco et Ch. Pidoux, nous avons formé
des groupes dont l'activité se complétait par des séances individuelles,
et nous en avons été satisfaits. Ceci permettait de rester plus stric-
tement sur le plan du Groupe dans les séances collectives, c'est-à-dire,
d'y analyser uniquement le « commun dénominateur », alors que,
dans les séances individuelles, nous analysions les réactions et défenses
individuelles en liaison avec le passé du malade.
3. Il m'a semblé que le fait de lire en groupe, à haute voix, les lettres
écrites par l'un des membres à l'analyste, pouvait provoquer une réaction
de tension difficilement analysable et réductible, à cause de l'action
directe de l'analyste. Ceci me paraît comparable au fait de dévoiler des
détails sur un patient à un autre patient qui connaîtrait le premier.
4. Nous avons été frappés, mes collègues et moi, comme S. Lebovici,
de l'immédiate polarisation de chaque patient par rapport à un ou
plusieurs membres du groupe, analyste compris. Alors que le transfert
en séance individuelle est souvent lent à s'établir, ou en tout cas à se
manifester, en particulier parce qu'il se heurte aux défenses contre le
364 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

transfert, dans le groupe, il est visible, très rapidement et permet un


travail à la fois d'observation pour les analystes et d'élaboration pour
les patients, qui est très effectif.
5. En général, il nous a paru, à mes collègues et à moi, que, bien
que la situation de groupe, soit plus « actuelle » et « réelle » que dans
les séances individuelles, on peut toujours analyser les phénomènes
tels que : acting out — en particulier en dehors des séances — entre les
membres du groupe, ou les troubles psychosomatiques, ou encore la
complaisance dans des fantasmes statiques, dont S. Lebovici et d'autres
disent se méfier particulièrement. Il est certain que la technique d'ana-
lyse de groupe suscite très vite une grande richesse de rêves et de
fantasmes, mais nous croyons qu'il ne tient qu'aux analystes, par leurs
interprétations vigilantes mais réceptives, d'interpréter l'utilisation nar-
cissique, ludique des fantasmes comme une résistance. Ceci a pour
avantage de ne pas fermer la vanne des énergies pulsionnelles, tout
en évitant une régression stagnante.
6. Il serait très utile de discuter plus à fond les divers points de
vue qui s'opposent, en théorie, entre les méthodes employées par
S. Lebovici et celles préconisées par H. Ezriel. Une seule remarque
cependant, au sujet du « hic et nunc ». Ezriel dit, et nous l'avons vu
souvent nous-mêmes, que quand on apporte au patient un éclair-
cissement sur sa situation affective présente (transfert dans le sens le
plus large), il a tendance, très rapidement, à faire de lui-même, la
liaison avec le passé, par association. Nous l'avons vu maintes fois
au cours des séances de groupe. D'abord les patients projettent leurs
conflits. Puis, aidés en cela par les analystes, ils prennent conscience
de leur subjectivité et assument progressivement leurs émotions en
les liant avec le présent. Enfin, ils reconstituent leur passé, grâce à la
confrontation des deux « présents » : le rationnel et l'irrationnel.
7. Il serait très désirable, étant données les divergences de techniques
et de méthodes, de faire de temps en temps des réunions d'études et
d'échange dé vues entre praticiens des analyses de groupe.

Intervention de M. P. LABBÉ

Mme Moreau-Dreyfus vient de signaler la formation d'un couple


hétérosexuel dans un groupe thérapeutique et M. Pasche a rappelé
l'apparition d'une perforation gastrique et d'une poussée psychotique
au cours d'une psychanalyse de groupe à laquelle j'ai pris part avec lui.
Il y a donc eu là des résultats comportementaux dys-thérapeutiques.
COMPTES RENDUS 365

S'ils se produisaient en psychanalyse individuelle, ils seraient mis au


passif du thérapeute et expliqués par des erreurs dans son attitude
ou par des lacunes dans son information.
Dans le cas d'une psychanalyse de groupe, les mêmes considérations
explicatives s'imposent tout autant. Dans les deux cas d'ailleurs, elles
mettent en question le problème du « contre-transfert » ou, en plus
général, celui des effets sur le patient de la situation thérapeutique
dans son ensemble et ses détails.
L'évolution de cette question dans l'histoire de la psychanalyse
montre d'abord S. Freud, avec son génie et son prestige, en face, de
— plutôt derrière — un client, tel un astronome, observait objecti-
vement les étoiles. Le contre-transfert — au sens strict de compor-
tement et d'affect transférentiels du thérapeute vis-à-vis de son patient,
induits par le comportement transférentiel de ce dernier — est reconnu,
mais n'a pas une importance grande. Puis, peut-être avec la diffusion
de la psychanalyse et la dé-mystification, la dé-paternalisation de la
médecine (mais où sont les redingotes noires, la cravate blanche et le
haut de forme ?), avec le progrès de nos connaissances et de leur théori-
sation, le psychanalyste est devenu le partenaire d'un couple. Ses
conduites transférentielles ont été alors vues surtout comme des facteurs
anti-thérapeutiques et réduites par des psychanalystes didactiques,
plus approfondies et plus longues. Ensuite, il a fallu trouver à leur
portion irréductible une utilisation ortho-thérapeutique, en même
temps que se précisait la connaissance des effets propres de la situation
psychanalytique sur les deux partenaires.
Or, quel paradoxe, voyons-nous dans la situation de la psychanalyse
de groupe ? La fonction thérapeutique y est exercée par deux catégories
de personnes : d'un côté, le ou les thérapeute (s), personnes psycha-
nalysées et instruites, de l'autre côté, les malades en groupe. Les facteurs
ortho-thérapeutiques fournis par la situation collective ramènent avec
eux précisément les facteurs antithérapeutiques que le psychanalyste
s'efforce d'éliminer et de dominer en lui-même et qu'il ne tient quasi-
ment pas en main, en ce qui concerne les malades.
Si le psychanalyste évite de faire le jeu des malades, ceux-ci le font
les uns pour les autres (observation de Mme Moreau-Dreyfus). Cette
complémentarité de satisfactions peut heureusement succomber à
l'analyse de sa signification transférentielle.
En outre, les patients sont, les uns pour les autres, des activateurs
d'angoisse inattendus, enthousiastes, efficients et sans mesure (obser-
vation de M. Pasche).
PSYCHANALYSE 24
366 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Il semblerait donc que là se trouvent des indications qui feraient


limiter la psychanalyse de groupe à des patients souffrant de névrose
franche, sans histoire d'incident ± psychotique ou de névrose d'organe
et sans pulsions à décharge immédiate (perversions sexuelles et agres-
sives, toxicomanies, etc.). Le Moi de ces malades doit donc être soigneu-
sement évalué, à fond et dans le détail, avant la mise en psychanalyse
de groupe.
Ces quelques mots sont surtout des spéculations théoriques,
engendrées par peu de faits et par une science récemment acquise.
J'en souhaite l'épreuve par l'expérience et l'expérimentation.
A la Séance administrative du 17 février 1953, le Dr M. RENARD
est élu membre adhérent de la Société.

SÉANCE DU 17 MARS 1953

Intervention de M. HELD
après la conférence de M. Mallet
L'intéressante conférence que nous venons d'entendre semble
présenter deux aspects susceptibles d'être envisagés séparément :
D'une part, ce qui a trait à l'existence d'un instinct de mort, d'autre
part, le cas posé par la personnalité même de Reich.
La démonstration de l'existence de pulsions de mort faite en
s'appuyant sur l'évolution très particulière des idées de l'auteur de
« Character
Analysis » n'a pas emporté notre conviction. Nous n'avons
pas l'intention de revenir longuement sur cette question tant contro-
versée. Pour nous l'accolement du mot instinct avec celui de mort, nous
paraît soulever une contradiction irréductible. Qui dit instinct, dit
vie. Une confusion entre pulsions agressives et pulsions de mort est
responsable de ce malentendu fondamental. Qu'on envisage ou non
ici avec Schasz, un recours à la deuxième loi de la Thermodynamique,
ou que l'on reste sur le terrain de la simple biologie concrète il nous
semble en tout cas que toutes les pulsions décelables par la clinique ne
peuvent avoir comme but final que le maintien de la vie, qu'il s'agisse
des premiers cris de rage du nouveau-né expulsé de « l'aquarium »
maternel ou des retournements destructeurs de l'agressivité du névrosé
sur lui-même, pour singulière qu'apparaisse au premier abord cette
dernière façon de chercher à vivre.
En ce qui concerne l'auteur précité, et à qui personne ne saurait
refuser le tribut d'estime et d'admiration auquel donnent droit Pimpor-
COMPTES RENDUS 367

tance de ses travaux et leur utilité pratique dans le domaine de l'analyse


des résistances, nous sommes obligés, avec toute la réserve qui s'impose,
de poser le problème en termes de contre-transfert, pour ne pas dire
de clinique psychiatrique. Si la mise en forme des résistances que
provoque la situation « être vu sans voir » se manifeste aux yeux de
l'analyste comme cuirasses de caractère ou musculaires, on ne peut
s'empêcher de penser que Reich, par ses propres défenses inconscientes,
telles qu'elles apparaissent au moins dans les deux premiers tiers de
son oeuvre, a contribué fortement à rendre ces cuirasses particuliè-
rement dures à fissurer. D'année en année, de page en page, on voit
apparaître dans son oeuvre toute une construction singulière, pour ne
pas dire plus, et, pour employer une des métaphores favorites de
l'auteur, en même temps que cuirasses se fissurent ou que vessies
éclatent, ce sont les propres défenses de Reich, qui paraissent s'écrouler,
laissant voir, aussi bien dans le texte que dans les schémas qui l'illustrent,
toute une étrange systématisation (c'est le moins qu'on puisse dire !)
où vers, méduses, diaphragmes, force cosmique, orgasme et « orgone »
vont et viennent pour le plus grand étonnement du lecteur.
Pour autant qu'on puisse conclure à la simple audition d'une confé-
rence où l'originalité le dispute à l'intérêt, mais en raison même de la
diversité des problèmes qu'elle pose, nous avouons n'avoir pas pleine-
ment saisi le cheminement de la pensée du conférencier, tandis qu'il
nous menait de la personnalité de Reich vers les pulsions de mort.
Nous ne sommes pas encore convaincus de l'existence réelle de ces
dernières.
Intervention de Mme Marie BONAPARTE

Mme Marie Bonaparte rappelle qu'elle connut longuement, lors


de ses séjours à Vienne, Wilhelm Reich, et put voir se former, pour
ainsi dire, jour à jour, ses théories extrêmes.
Il m'exprima à diverses reprises, dit-elle, sa conception d'après
laquelle une cure psychanalytique n'était pas possible sur un sujet qui,
pour des raisons ou d'âge ou de contrainte extérieure, ne pouvait
accéder à l'orgasme physique.
Par ailleurs, d'après moi, en ce qui touche l'instinct de mort, il
convient de ne le pas confondre avec l'instinct d'agression. Que les
vivants, par une sorte d'entropie, tendent à perdre peu à peu, au cours
de leur vie, l'élan à vivre, qu'ils se comportent comme un mécanisme
remonté pour un temps, voilà qui est évident. Mais que ce soit cette
même tendance au déclin qui soit projetée au dehors sous forme
PSYCHANALYSE 24.*
368 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

d'agression, c'est cela qui est autrement discutable. La même tendance


me fait-elle agresser le voisin qui me gêne, ou tuer et manger un animal ?
L'agression semble bien plus directement dériver des instincts de vie
que de mort.
Intervention de M. LAGACHE
La communication documentée et précise de M. Mallet est utile,
en faisant connaître davantage un auteur trop peu connu, en dépit
des justes réserves qu'inspire son évolution. Cependant, son argumen-
tation ne m'a pas convaincu que si Reich avait rejeté la théorie des
instincts de mort, c'est qu'il n'assumait pas sa propre « destructivité ».
La théorie des instincts de mort, suivant Freud lui-même, n'est pas
une conceptualisation directe de la conduite et de l'expérience indi-
viduelle. On ne peut tirer de son acceptation ou de son rejet aucune
conclusion quant à la position personnelle d'un chacun par rapport
à sa propre « destructivité » ; on peut opter pour la théorie des instincts
de mort et ne pas assumer sa « destructivité » ; inversement, on peut
l'assumer, tout en admettant que l'agressivité est secondaire à la
frustration (1).

(1) Il y a une équivoque dans la théorie de la secondarité de l'agressivité, lorsqu'on parle


d'une origine externe de l'agressivité. Il est bien certain que pour répondre agressivement à
la frustration, il faut qu'un organisme soit équipé d'une manière adéquate, ce que la physiologie
rend évident.
SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE
DE PARIS

SÉANCE SCIENTIFIQUE DU 19 MAI 1953


Conférence du Dr Jacques LACAN : « Le stade du miroir en action »
avec projection du film de GESELL : « La découverte de soi devant le
miroir. »
Interventions de Mmes Marie BONAPARTE, ROUDINESCO, DOLTO;
MM. NACHT, MANNONI, BENASSY, Mme JONES, MM. LABBÉ, LAGACHE,
PASCHE.
SÉANCE ADMINISTRATIVE DU 19 MAI 1953

Mme BOULANGER est élue membre adhérent de la Société.


SÉANCE SCIENTIFIQUE (SECTION DES PSYCHANALYSTES D'ENFANTS)
DU MARDI 2 JUIN 1953
Mme ROUDINESCO : « Un enfant de deux ans va à l'hôpital. » Présen-
tation du film de Jimmy ROBERTSON et John BOWLBY, avec obser-
vations et commentaire.
SÉANCE SCIENTIFIQUE DU 16 JUIN 1953

Mme E. KESTEMBERG : « Problèmes diagnostiques et cliniques


posés par les névroses de caractère. »
Interventions de MM. LACAN et LAGACHE.
SÉANCE ADMINISTRATIVE DU 16 JUIN 1953

Le Dr Jean MALLET est élu membre titulaire de la Société.


Proposition de vote de Mme CODET :
« L'Assemblée générale de la
Société Psychanalytique de Paris,
réunie le 16 juin 1953 en séance administrative, constatant son désaccord
profond avec son président, le Dr LACAN, ainsi qu'il est apparu lors
de la séance administrative du 2 juin 1953, ne peut lui accorder sa
confiance et prie son vice-président d'assurer les fonctions de la prési-
dence, jusqu'aux élections du bureau, prévues par les statuts. »
Ce texte est adopté par la Société par 12 oui, 5 non et 1 bulletin blanc.
370 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Le Dr Lacan donne alors sa démission de Président de la Société


Psychanalytique de Paris.
Le Pr LAGACHE ayant pris place à la Présidence, en tant que vice-
président de l'Assemblée donne lecture du texte suivant :
« Les soussignés, membres de
la Société française de Psychanalyse,
Groupe d'Études et de Recherches freudiennes, donnent leur démission
de la Société Psychanalytique de Paris.
« Paris, le 16 juin 1953.
« Signé : J. FAVEZ-BOUTONIER,
F. DOLTO,
D. LAGACHE. »
Le Dr Lacan donne également sa démission.
Ce texte est signé sur le champ par Mme le Dr REVERCHON-JOUVE.
Le Dr MÂLE, membre-assesseur, prend place à la Présidence et
propose de nommer Président de la Société Psychanalytique de Paris,
le doyen d'âge, le Dr Georges PARCHEMINEY, en raison de l'autorité
que lui confère son ancienneté.
Le Dr G. PARCHEMINEY est élu Président de la Société Psychanaly-
tique de Paris, jusqu'en janvier prochain, à l'unanimité des votants :
DIATKINE, NACHT, BOUVET, CENAC, Mme Marie BONAPARTE, MÂLE,
SCHLUMBERGER, PASCHE, BENASSY, LEBOVICI, Mme CODET, BERGE,
MARTY. (Le Dr PARCHEMINEY (I) n'a pas pris part au vote.)

(1) La Société psychanalytique de Paris, a eu le grand regret de perdre son président,


le Dr Parcheminey, décédé en août 1953. Notre revue publiera un article nécrologique dans
son prochain numéro.
Le bureau provisoire de la Société est actuellement présidé par le Dr Mâle.
SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE
DE PARIS

Présidente d'honneur :
Mme Marie BONAPARTE
7, rue du Mont-Valérien, Saint-Cloud (S.-et-O.), MOL. 56-95
MEMBRES TITULAIRES
Dr M. BÉNASSY, 4, rue de l'Odéon, Paris (6e), ODÉ. 88-52.
Dr A. BERGE, 110, avenue du Roule, Neuilly-sur-Seine,MAI. 29-91.
Dr M. BOUVET, 17, rue Jean Mermoz, Paris (8e), trésorier, ÉLY. 53-67.
Dr M. CENAC, 4, rue de Babylone, Paris (7e), LIT. 04-36.
Dr R. DIATKINE, 30, rue de Miromesnil, Paris, (17e), ANJ. 54-75.
Dr A. HESNARD, 47, Littoral Frédéric-Mistral, Toulon (Var).
Mme le Dr O. LAURENT-LUCAS-CHAMPIONNIÈRE,10, rue de l'Odéon,
Paris (6e), DAN. 05-26.
Dr S. LEBOVICI, 3, avenue du Président-Wilson, Paris (16e), KLE. 17-16.
Dr P. MÂLE, 6, rue de Bellechasse, Paris (7e), président, INV. 65-59.
Dr P. MARTY, 22, boulevard Barbes, Paris (18e), secrétaire, CLI. 14-27.
Dr S. NACHT, 80, rue Spontini, Paris (16e), KLE. 35-15.
Dr F. PASCHE, 1, rue de Prony, Paris, WAG. 00-30.
Dr M. SCHLUMBERGER, 17, avenue Théophile-Gauthier, Paris (16e),
AUT. 74-92.
Dr MALLET, 8, rue Charles-Divry, Paris (14e), SUF. 29-67.
Dr GRUNBERGER, 33, rue du Champ-de-Mars, Paris (7e).
MEMBRES ADHÉRENTS
Dr ALLENDE NAVARO, 1944 Calle Moneda, Santiago du Chili (Chili).
Dr BARAJAS CASTRO, Mexique.
Mlle A. BERMAN, 50, rue Pergolèse, Paris (16e).
Dr Elsa BREUER, 4, square La Fontaine, Paris (16e).
Dr CARCAMO, Peru 1645-55, Buenos-Aires (Argentine).
M. Th. CHENTRIER, Montréal, (Canada).
Dr COURCHET, 3, square du Bois-de-Boulogne, Paris (16e).
Dr DAUPHIN, 5, rue des Poitevins, Paris (5e).
Dr J. DREYFUS-MOREAU, 16, rue de Sèvres, Paris (7e).
Dr J. ELIET, 53, rue de la Tour, Paris (16e).
M. EMBIRICOS, 187, rue de Grenelle, Paris (7e).
Dr M. FAIN, 32, rue Caumartin, Paris (9e).
372 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

M.-G. FAVEZ, 29, rue Descartes, Paris.


Dr FAVREAU, 10, rue du Bac, Paris (7e).
Dr HELD, 99, avenue Raymond-Poincaré, Paris (16e).
Dr H. HOESLI, 90, rue du Bac, Paris (6e).
Dr KESTEMBERG, 29, rue de Sablonville, Neuilly-sur-Seine.
Mme Evelyne KESTEMBERG, 29, rue de Sablonville, Neuilly-sur-Seine.
Dr KOURETAS, 15, Tzortz St, Athènes (Grèce).
Dr T. JACOBS, Hôtel Libéria, 9, rue de la Grande-Chaumière, Paris (6e).
Mme L. JONES, 22, rue Delambre, Paris (14e).
Dr J.-P. LABRECQUE, Clinique Psychiatrique de l'Hôtel-Dieu, 109 Ouest,
avenue des Pins, Montréal (Canada).
Mme Paulette LAFORGUE, 82, rue La Fontaine, Paris (16e).
Dr P. LUQUET, 54, rue de la Bienfaisance, Paris (8e).
Dr LUQUET-PARAT, 54, rue de la Bienfaisance, Paris (8e).
Dr Ph. MARETTE, 11, rue de Bellechasse, Paris (7e).
M.-G. MAUCO, 159, rue Alfred-Capus, Paris (16e).
Mgr le Prince PIERRE DE GRÈCE, 7, rue du Mont-Valérien, Saint-
Cloud (S.-et-O.).
Dr E. RIETI, Instituto Psych. di Gruliasco, Turin (Italie).
Dr M. RENARD, 1, place des Victoires, Paris (2e).
Dr H. SAUGUET, 41, rue Pergolèse, Paris (16e).
M.-A. SHENTOUB, 5, rue Rollin, Paris (5e).
Mme M. WILLIAMS, 26, avenue Marceau, Paris (8e).
Dr ZAVITZIANOS, 3455 Côte des Neiges, P. O. Montréal (Canada).
Dr M. ZIWAR, 20, rue Saray el Gezira, Zamalek, Le Caire (Egypte).
Mme BOULANGER, s/c Dr Boulanger, hôp. Notre-Dame, Montréal (Canada).
INSTITUT DE PSYCHANALYSE
187, rue Saint-Jacques3 Paris (6e)

STATUTS. DOCTRINE ET RÈGLEMENT


DE LA COMMISSION DE L'ENSEIGNEMENT
ARTICLE PREMIER
Sur la formation de psychanalyste
et sur la régularité de sa transmission par l'Institut de Psychanalyse
I. Jusqu'en 1953, l'enseignement de la psychanalyse était assuré par la
Société Psychanalytique de Paris. L'Institut de Psychanalyse assumera désor-
mais cette tâche.
2. La connaissance et l'exercice de la psychanalyse exigent une expérience
de sa matière propre, à savoir des résistances et du transfert, qui ne s'acquiert
au premier chef que dans la position du psychanalysé.
C'est pourquoi la psychanalyse dite didactique est la porte d'entrée d'un
enseignement où la formation technique commande l'intelligence théorique
elle-même.
3. Expérience didactique, analyses sous contrôles et enseignement théorique
en sont les trois degrés, dont l'Institut de Psychanalyse assume la charge et
l'homologation.
Sans l'expérience qui la fonde, en effet, toute mise en jeu des déterminismes
psychanalytiques est incertaine et dangereuse, et rien ne peut garantir que cette
expérience soit effective, sinon sa transmission régulière par des sujets eux-
mêmes experts.
4. C'est ce que seul peut assurer, en France, l'Institut de Psychanalyse,
dont le recrutement s'identifie avec cette formation, telle que l'a élaborée une
tradition continue depuis les découvertes constituantes de la psychanalyse :
c'est-à-dire qu'y est admis membre adhérent, qui a satisfait à cette formation,
membre titulaire, qui est capable de la transmettre dans la psychanalyse
didactique.
L'Institut de Psychanalyse s'efforcera de faire reconnaître par les autorités
publiques sont privilège dans toute investiture qui puisse intéresser la psycha-
nalyse, soit par son titre, soit par ses fonctions.
ART. II
Statut et fonctions de la Commission de l'Enseignement
1. La demande sociale en France, à la date du présent statut exige un plan
pour la formation des psychanalystes, dont le nombre accru doit favoriser la
qualité même du travail scientifique.
C'est pourquoi le recrutement des candidats ne saurait être laissé à la dis-
crétion de chacun des membres titulaires de l'association et requiert un organe
de sélection.
374 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

2. Cette sélection ne peut être décisive à l'entrée de l'élève, et le même


organe doit remplir les fonctions d'anamnèse et de sanction que nécessite la
pluralité de ses tuteurs, depuis l'épreuve personnelle de la didactique, en
passant par les épreuves opératoires de contrôles jusqu'à l'épreuve de soute-
nance par où il se présente moins à l'agrément qu'à l'agrégation de la Société.
3. Une fonction de vigilance critique s'exercera sur l'enseignement psycha-
nalytique dispensé ailleurs qu'à l'Institut de Psychanalyse, qui incarne sa
doctrine.
4. Telles sont les fonctions de la Commission de l'Enseignement, dont le
présent statut fixe les formes et indiqué les principes.
« La Commission de l'Enseignement se compose de 6 membres élus par
l'Assemblée générale et de membres de droit.
« Les membres élus sont renouvelés par tiers tous les deux ans. Tout
membre titulaire est éligible et rééligible. A défaut de candidature spontanée,
le Président peut proposer des noms aux suffrages de l'Assemblée.
« Le Conseil d'Administration, un mois au moins avant le premier renou-
vellement, tire au sort l'ordre de réélection des trois séries.
« Les membres de droit sont : Le Directeur en exercice de l'Institut de
psychanalyse, les deux secrétaires scientifiques, le Président en exercice de la
Société psychanalytique de Paris et les Présidents d'honneur de la Société
psychanalytique de Paris.
« La Commission de l'Enseignement est présidée par le Directeur de
l'Institut.
« Les attributions de la Commission de l'Enseignement sont fixées par un
règlement intérieur approuvé par le Conseil d'Administration.
« La nomination aux postes d'enseignement intervient sur proposition
du Comité de Direction ou de la Commission de l'Enseignement par le Conseil
d'Administration. »
Ce mode de renouvellement de la Commission garantit qu'il y ait en son
sein une majorité de membres qui aient pu suivre en entier le cursus d'un
candidat quelconque, et il en fait un organisme capable de poursuivre et de
corriger un programme à la mesure du temps de formation des candidats :
temps qui répond à une durée minimum de quatre ans.
ART. III
Sur les conditions classiques de l'enseignement psychanalytique
et sur les responsabilités scientifiques de la Commission
1. L'enseignement psychanalytique est organisé dans toutes ses parties
par des rapports psychologiques concrets qui font sa valeur formative.
a) Rapport avec le psychanalyste dans la didactique, dont le mouvement-
fréquence, voire suspension des séances — reste aussi soumis que dans une
thérapeutique aux péripéties du cas.
L'usage universel néanmoins, fait poser en principe que les fins de la psycha-
nalyse didactique exigent des séances d'une durée d'au moins 3/4 d'heure, un
rythme de quatre à cinq séances par semaine, trois représentants un minimum
exceptionnel. Il est difficile de prévoir la durée d'une psychanalyse didactique
car elle doit être poursuivie aussi longtemps qu'il le faut. Mais l'expérience
montre que le nombre de 300 séances étalées sur vingt-quatre mois de travail
effectif ne saurait être considéré que comme un minimum.
Cette expérience, en effet, au delà de sa valeur d'initiation à la matière
psychanalytique et d'élucidation aussi extrême que possible de ses jeux, a pour
fin une réduction des formations réactionnelles qui, chez le futur praticien.
INSTITUT DE PSYCHANALYSE 375

peuvent faire écran à sa compréhension thérapeutique ou infléchir sa conduite


dans les cures selon ses affinités passionnelles.
b) Rapport avec la pensée de Freud qui; pour se maintenir avec une rigueur
parfaite au niveau des faits qu'elle a découverts, reste encore la mesure autant
des développements légitimes que lui ont donnés ses disciples que des emprunts
bien ou mal compris qu'on lui a faits de toutes parts avec plus ou moins de
vergogne.
C'est pourquoi, si les lectures individuelles ne doivent pas être interdites,
quelque prétexte qu'en puissent prendre certaines résistances préambulaires
dans la didactique, si les cours théoriques doivent être fréquentés dans l'ordre
d'indication établi par la Commission de l'Enseignement, l'élève doit être
introduit dès avant les contrôles au séminaire de textes.
Ce séminaire se tient sous la forme de table ronde autour d'un psychanalyste
qualifié par ses connaissances pour utiliser les ressources offertes par le com-
mentaire oral au maintien d'une tradition vivante dans le mouvement de l'esprit.
c) Rapport avec les patients lors des contrôles, dont les besoins régleront
l'intervention du psychanalyste spécialisé dans cette pratique. L'usage se
tient à des séances hebdomadaires sous la forme de séminaires.
Cette expérience ne peut être associée d'emblée à la première, parce qu'il se
produirait des interférences de résistances et de transfert.
Mais quand le sujet est capable de commencer les contrôles, les progrès
de ceux-ci comme de sa propre analyse se trouvent également favorisés par
une coexistence aussi prolongée que possible.
d) L'expérience que le candidat a pu acquérir par sa propre analyse ou
par celles de patients pour lesquelles il est guidé sera complétée dans des
séminaires clinique et technique : il pourra y observer le déroulement d'une
cure par un maître averti.
2. a) La psychanalyse classique n'est pas une théorie figée en dogmes,
mais une technique qui respecte tout le registre de la personnalité en n'éludant
aucune de ses antinomies.
b) C'est comme gardienne de cette technique que la Commissionde l'ensei-
gnement intervient doctrinalement.
C'est elle qui ordonne les indications dispensées aux candidats sur les
professions magistrales qui se proposent à eux d'une psychologie freudienne
dans telles chaires de faculté.
c) C'est elle aussi à qui la Commission réfère ses appréciations sur les
techniques dérivées qui se multiplient, et qui, pour se justifier plus ou moins
par l'économie de l'activité du médecin, ne sauraient être employées sans
danger de désastre que par ceux auxquels la technique classique permet de
comprendre correctement leurs incidences dans l'économiepsychique du patient.
3. La technique est aussi son guide dans les problèmes propres à la psycha-
nalyse des enfants.
a) Certes le temps est loin où cette pratique semblait pouvoir ressortir à
une formation abrégée. Bien au contraire exige-t-elle l'intégration la plus
complète des données analytiques, pour la souplesse technique qu'elle requiert
autant que pour les problèmes posés par les modes de communication propres
à l'enfant.
b) Le candidat à la spécialisation infantile de l'analyse ne doit pas seulement
dominer, pour les soumettre à son dessein analytique, toutes sortes de disci-
plines psychologiques exogènes ; il est sans cesse sollicité d'inventions
techniques et instrumentales qui font des séminaires de contrôle, en continuité
avec les groupements d'étude de la psychanalyse infantile, la frontière mou-
vante de la conquête psychanalytique.
376 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

c) Il est souhaitable que la Commission de l'enseignement participe à la


coordination de ces études.
Elle y rappellera utilement que c'est chez l'adulte qu'ont été découvertes
les relations significatives qui ont bouleversé notre idée de l'enfant, avant
d'être vérifiées par une observation nouvelle et par des applications thérapeu-
tiques, voire pédagogiques, d'une extension imprévue.
Pour maintenir dans sa justesse la voie féconde de la pensée freudienne,
elle n'aura besoin que d'altérer à peine une phrase d'Aristote qui dit (De
anima 408 b. 13) « qu'il ne faut pas poser la question de savoir comment l'âme
de l'enfant a pitié, apprend ou pense, mais bien l'homme avec l'âme de l'enfant ».
ART. IV
Sur les qualifications personnelles culturelles et professionnelles
à rechercher chez le candidat à la formation psychanalytique
et sur les responsabilités sociales de la Commission
1. Il n'est pas de charge plus difficile, ni qui mérite plus de soins que celle
assumée par la Commission dans la sélection, à l'entrée, des candidats.
C'est de l'examen clinique que relèvent les déficiences qui disqualifient
le candidat comme appareil de mémoire ou de jugement : affections portant
menace d'affaiblissement intellectuel ; psychose larvée ; débilité mentale com-
pensée ; — ou comme agent de direction : troubles psychiques à forme de
crises ou d'alternances : épilepsie, voire cyclothymie.
Il faut y ranger, en principe, les disgrâces propres à vicier à la base, le
support imaginaire que la personne de l'analyste donne aux identifications
du transfert par l'homéomorphisme générique de l'image du corps : diffor-
mités choquantes, mutilations visibles ou dysfonctions manifestes.
2. Mais dans une technique qui opère sur la destinée même du patient,
la sélection, avant même de noter la culture et les connaissances du candidat
à l'entrée, doit s'exercer sur sa personnalité.
Certes la sauvegarde du public est garantie par la psychanalyse didactique,
dont on sait qu'elle révèle parfois une structure inconsciente, rédhibitoire
pour l'exercice de cette technique.
Ceci ne souligne que mieux la nécessité, tant pour le bien du candidat
que pour l'économie de l'enseignement, d'une appréciation de la personnalité
qui doit viser son mouvement même, pour mesurer son accord à, son office à
venir.
Une bienveillance profonde et la notion révérée de la vérité doivent chez
l'analyste se composer avec une réserve naturelle de la conduite dans le monde
et le sentiment des limites immanentes à toute action sur son semblable.
Ces vertus de sagesse ont des racines dans le caractère qui ne sont pas
seulement à déchiffrer comme une donnée sous les obstacles névrotiques qui
peuvent les masquer : il s'agit d'en augurer, au delà des conditions parfois
précaires qui déterminent l'équilibre du moment biographique où le sujet
se présente.
Car il dépend de ce développement moral que la science dont va être armé
le praticien et l'intuition même qu'il manifeste de son objet, ne l'éloignent pas
de la patience, du tact, de la prudence, de l'honnêteté que requiert son
exercice.
3. En second lieu, l'examinateur doit noter la formation culturelle du
candidat, telle qu'elle s'exprime dans cette ouverture de l'intelligence qui va
aux significations et qui anime l'usage de la parole.
On pourrait mesurer sous ces signes les dons de communication sympathique
INSTITUT DE PSYCHANALYSE 377

d'une part, d'imagination créatrice d'autre part, qui sont les plus précieux
pour l'invention analytique.
Faute de pouvoir faire mieux que d'en présumer, on se souviendra que le
langage est le matériel opératoire de l'analyste et que le candidat doit être
maître du système particulier de la langue dans laquelle s'engagera pour lui
ce qui mérite d'être appelé le dialogue psychanalytique, si loin qu'il se mène
à une seule voix.
Au delà, on recherchera chez le candidat moins une information encyclo-
pédique que ce noyau fertile de savoir que désigne bien le terme d'humanités,
si l'on y comprend tout cycle de significations humaines, dont l'organisation
est soutenue par un enseignement traditionnel et dont la possession consciente
favorise l'accès du sujet à une organisation étrangère, fût-elle inconsciente.
4. Les qualifications professionnelles enfin valent en ce qu'elles témoignent
de l'assimilation du sujet à la réalité humaine. L'esprit dit clinique en est une
forme éminente et c'est pour la produire que la pratique de l'hôpital, mieux
encore celle de l'internat, sont ici appréciées au premier chef.
On sait au reste que si la psychanalyse en tant que technique médicale
s'applique essentiellement aux névrosés, elle étend toujours plus loin ses
prises en même temps que le champ psychosomatique.
C'est pourquoi les qualifications médicales — titres et pratique — et parmi
elles la spécialisation psychiatrique que le mouvement moderne oriente tou-
jours plus dans le sens de l'analyse, sont les plus recommandables pour la
formation psychanalytique : aussi ne saurait-on engager avec trop d'insistance
les candidats à s'en pourvoir.
Mais la psychanalyse, pièce maîtresse de toute psychologie concrète, inté-
resse maintenant presque toutes les techniques qui vont des formes modernes
de l'assistance sociale, en passant par la rationalisation du travail, jusqu'aux
confins de l'anthropologie.
Sa formation est nécessaire aux non-médecins, et l'on tiendra ici pour
la plus valable à qualifier le candidat toute expérience de travail acquise sur
le terrain, qu'elle soit de découverte ethnologique ou sociologique ou de praxis
institutionnelle juridique ou pédagogique, voire psychotechnique.
Titres, diplômes et grandes écoles seront appréciés à leur échelle. Nulle
présentation pourtant, fût-elle d'allure autodidactique, si elle s'avère préservée
de toute structure psychotique, ne saurait même à l'heure présente, être écartée
en principe.
La formation psychanalytique ne va pas sans la capacité d'intervenir dans
la pratique, et nul degré de l'habilitation technique ne sera interdit aux psycha-
nalystes non-médecins, ou, comme on dit à l'étranger, aux laïcs.
La Société psychanalytique de Paris peut seule conformer la pratique des
laïcs aux lois qui régissent l'exercice de la médecine : en posant la règle qu'aucun
ne saurait entreprendre la cure d'un patient quelconque sans qu'il lui ait été
confié par un médecin psychanalyste.
De même, sous le titre d'auxiliaires de psychanalyse, peut-elle seule
ordonner leur activité aux organismes professionnels et sociaux qui auront à
en connaître.
ART. V
Sur la procédure des rapports des candidats avec la Commission de l'Enseignement
I. Aucune psychanalyse ne saurait être reconnue pour valable comme
didactique sans l'agrément de la Commission.
Que cet agrément doive lui être préalable, découle des principes posés
précédemment. Ils imposent à tout membre titulaire de n'engager aucune
378 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

psychanalyse à cette fin sans que cet agrément ait été obtenu, et ils justifient
que la Commission se montre d'une extrême rigueur pour l'accorder après coup.
2. C'est au candidat qu'il revient de requérir l'agrément préalable. Il doit
se présenter au Directeur de l'Institut et à trois membres de la Commission
choisis par roulement, qui lui accordent un ou plusieurs entretiens, où ils
l'examinent selon tel mode qui leur semble opportun.
Les résultats, de cet examen sont discutés aux assises mensuelles de la
Commission, ordinairement à la première séance qui suit la fin de la tournée
du candidat. Tout membre de la Commission peut demander à voir le candidat.
La décision sur la candidature est adoptée à la majorité des avis formulés,
et elle est communiquée au candidat par une lettre du Directeur de l'Institut
et sous une forme qui doit rester univoque : en ce sens que, s'il est possible
d'éclairer le candidat qui le demande, sur les motifs d'un refus, rien ne saurait
lui indiquer le départage d'un débat.
3. Le candidat choisit parmi les membres titulaires celui qui sera son
psychanalyste et il informe de cet accord le Directeur sous une forme officielle,
après qu'il en ait reçu l'avis que sa candidature est agréée. Il lui fait parvenir
en même temps l'engagement souscrit par lui de n'entreprendre de psychanalyse
chez aucun sujet sans l'aveu de la Commission de l'Enseignement et de ne pas
se qualifier lui-même du titre de psychanalyste, avant qu'il n'y soit autorisé
par son admission à l'Institut de psychanalyse.
L'agrément de la Commission n'est au reste accordé que sous la réserve
des contre-indications que peut révéler la psychanalyse elle-même : le candidat
en a été averti expressément par le Directeur durant l'entretien de sa
présentation.
L'élève dès lors, est remis entièrement à la tutelle de son psychanalyste.
Après avis donné à la Commission, il l'engagera à suivre l'enseignement théo-
rique clinique et technique dispensé à l'Institut. De même lorsque son psycha-
nalyste l'estimera capable d'entreprendre une analyse sous contrôle, il le fait
revenir au regard de la commission.
4. Avant ce moment, le psychanalyste n'a à en référer à la Commission que
s'il interrompt l'analyse :
— soit pour avoir reconnu dans la personne de son sujet une disqualification
pour l'exercice de la psychanalyse, verdict que la Commission ne peut
qu'entériner;
— soit dans deux autres cas qui sont laissés à sa discrétion : la force majeure
qui l'en écarte et l'objection de convenance quant à la forme du transfert,
cas où la Commission est consultée sur la reprise de l'expérience didactique avec
un autre psychanalyste.
5. Quand l'élève est au moment d'entreprendre des analyses sous contrôles,
il se présente à nouveau aux membres de la Commission qui ont à confirmer
l'autorisation de son psychanalyste et entérinent son passage au rang de stagiaire.
Il fera contrôler ses premières psychanalyses par deux psychanalystes de
son choix, dont un au moins membre de la Commission de l'enseignement, à
l'exclusion de celui avec lequel dans la règle il poursuit encore pour un temps
sa psychanalyse didactique.
Les psychanalystes contrôleurs n'ont pas en droit d'autre qualification
que d'être membres titulaires de l'Institut, mais leur liaison avec la Commission
de l'enseignement doit être permanente.
C'est à eux, en effet, qu'il revient de juger de la validité tant de l'expérience
didactique que des aptitudes manifestées par le stagiaire pour la pratique.
Ils doivent veiller à ce qu'il complète son instruction théorique et rendre
compte régulièrement à la Commission de ses progrès.
INSTITUT DE PSYCHANALYSE 379

Celle-ci juge des cas d'insuffisance persistante et peut imposer une reprise
de l'analyse didactique ou refuser au candidat l'accès au titre de psychanalyste.
6. Quand les psychanalystes tuteurs du stagiaire déclarent que sa formation
est satisfaisante, la Commission l'autorise à présenter un travail original que
l'expérience conseille de faire porter sur un thème clinique.
Si son mémoire a été retenu, il peut alors faire acte de candidature comme
membre adhérent tant auprès de l'Institut de Psychanalyse qu'auprès de la
Société Psychanalytique de Paris.
La Commission statue encore pour admettre à l'étape des analyses sous
contrôles un candidat qui veut faire valider soit une psychanalyse parachevée
avec un membre de l'Institut à une fin primitivement thérapeutique, soit une
psychanalyse didactique entreprise sous les auspices d'une Société étrangère,
elle-même affiliée à l'Association internationale.
7. La Commission examinera le candidat selon la même procédure que
pour l'agrément préalable, à condition qu'il soit introduit à cette fin expresse
par son psychanalyste ou par l'Institut qui en répond, et que ceux-ci rendent
compte des raisons qui justifient l'irrégularité de son cas. Le psychanalyste
aura même ici à répondre des qualifications personnelles du candidat, libéré
qu'il sera d'une réserve qui dans le cas régulier vise à ne pas obérer les prémices
de l'analyse.
Dans tous les cas, la Commission peut exiger un supplément d'analyse
à titre didactique, et dans aucun d'eux, elle ne saurait dispenser le candidat de
l'épreuve de deux psychanalyses au moins, par elle Contrôlées dans les condi-
tions normales.
RÉUNION DE LA COMMISSION DE L'ENSEIGNEMENT DU 26-4-53
1° La Commission décide :
« Aucun candidat à une psychanalyse didactique ne pourra être autorisé
à commencer ses contrôles si son analyse personnelle ne s'est pas poursuivie
pendant douze mois de travail effectif, au moins à raison de trois séances
hebdomadaires au minimum et de trois quarts d'heure chacune. »
2° La Commission précise et confirme :
« Ni la psychanalyse didactique, ni un cursus partiel n'autorisent un élève
de l'Institut à s'en pévaloir tant pour l'exercice de la psychanalyse que pour
l'usage du titre de psychanalyste. Seul, le certificat délivré par l'Institut de
psychanalyse en confère le droit. »
STATUTS DE L'INSTITUT
DE PSYCHANALYSE

/. — OBJET ET COMPOSITION
ARTICLE PREMIER
L'Association dénommée institut de psychanalyse a pour objet, d'une part,
l'enseignement théorique et pratique de la psychanalyse classique telle qu'elle
résulte des travaux de S. Freud, son créateur, et telle qu'elle est transmise depuis
sa fondation par la Société Psychanalytique de Paris, d'autre part, l'instigation
et la poursuite de recherches destinées à faire progresser la psychanalyse.
Sa durée est illimitée.
Elle a son siège social à Paris, rue Saint-Jacques, n° 187. Il peut être transféré
en tout autre endroit par simple décision du Conseil d'Administration.
ART. 2
Les moyens d'action de l'association consistent dans les établissements
suivants :
1° Un centre d'enseignement de la psychanalyse ;
2° Un centre de psychanalyse et de psychothérapie où les traitements sont
appliqués aux patients sélectionnés par la consultation dépendant de l'Institut ;
3° Un centre de recherches concernant la psychanalyse dans ses appli-
cations à toutes les disciplines, ainsi que dans la publication d'ouvrages,
mémoires et bulletins.
ART. 3
L'Institut de psychanalyse accueille toute personne ayant reçu l'agrément
de la Commission de Enseignement prévue à l'article 10 ci-après, en vue
d'une formation psychanalytique. Les conditions d'admission et de scolarité
sont fixées par un règlement approuvé par le Conseil d'Administration.
Au terme du cycle d'études, tout candidat ayant satisfait aux examens
prévus reçoit un certificat ; ce certificat n'apporte actuellement à son titulaire
aucune qualification légale. L'Institut de Psychanalyse s'efforcera d'en obtenir
la reconnaissance par les autorités publiques.
En ce qui concerne l'exercice de la psychanalyse, le titulaire du certificat
ne peut s'en prévaloir que dans le cadre des lois régissant sa profession.
ART. 4
L'Association se compose de membres titulaires et de membres adhérents.
Les membres titulaires sont, de droit, les membres titulaires de la Société
Psychanalytique de Paris. Seuls, ils ont voix délibérative. Les membres
adhérents sont les personnes présentées par deux membres titulaires à l'agré-
ment du Conseil d'Administration et élus sur cette proposition par l'Assemblée
Générale.
ART. 5
La qualité de membre de l'Association se perd :
1° Par démission ;
2° Par radiation prononcée pour motifs graves, pour agissements contraires
INSTITUT DE PSYCHANALYSE 381
aux statuts et règlements ou pour non-paiement de la cotisation, par l'Assemblée
générale sur propositions régulières du Conseil d'Administration, la personne
intéressée ayant été préalablement appelée à fournir ses explications devant
l'Assemblée. Cette dernière doit comprendre au moins les 3/4 des membres
en exercice. Elle statue à la majorité des 2/3.
Si la proportion des membres présents exigée n'est pas atteinte, l'Assemblée
est convoquée à nouveau à quinze jours au moins d'intervalle. Elle peut dans
ce cas délibérer valablement quel que soit le nombre des membres présents.
Elle statue alors à la majorité des 2/3 des membres présents.
3° Par décès.
Les membres démissionnaires ou exclus et les héritiers des membres
décédés sont tenus au paiement des cotisations échues non encore versées et
de celle de l'année en cours lors de la démission, de la radiation ou du décès.
II. — ADMINISTRATION ET FONCTIONNEMENT
ART. 6
L'Association est administrée par un Conseil comprenant les membres du
Comité de Direction prévu à l'article 8 et les membres de la Commission de
l'Enseignement prévue à l'article 10 ci-après. Il se renouvelle de la manière
fixée pour chacun de ses membres.
Le Comité de Direction constitue le Bureau du Conseil d'Administration.
Le Directeur de l'Institut de Psychanalyse est Président du Conseil d'Admi-
nistration ; il répartit entre les membres du Comité de Direction, les charges
de secrétaire et de trésorier.
En cas de vacances, le Conseil pourvoit provisoirement au remplacement de
ses membres. Il y est procédé définitivement par la plus prochaine assemblée
générale. Les pouvoirs des membres ainsi élus prennent fin à l'époque où devrait
normalement expirer le mandat des membres remplacés.
ART. 7
Le Conseil d'Administration se réunit chaque fois qu'il est convoqué par
son Président ou sur la demande du 1/4 de ses membres.
Il statue à la majorité absolue des membres présents.
En cas de partage égal, la voix du Président est prépondérante.
Il est tenu procès-verbal des séances. Il doit être approuvé à la séance
suivante. Les procès-verbaux sont signés par le Président et le secrétaire. Ils
sont transcrits sur un registre coté et paraphé par l'autorité administrative.
ART. 8
Le Comité de Direction comprend :
I° Le Directeur de l'Institut de Psychanalyse, élu pour une durée de trois
ans par l'Assemblée générale parmi les membres titulaires de l'Association.
2° Deux secrétaires scientifiques choisis parmi les membres titulaires,
présentés par le Directeur aux suffrages de l'Assemblée et élus par elle de la
même manière et pour la même durée.
Le Directeur nomme pour trois ans un secrétaire chargé de l'Administration.
Le secrétaire n'a pas voix délibérative au Comité de Direction, sauf s'il est.
membre titulaire. Le Directeur nomme et révoque, dans les limites des
crédits, les employés quels que soient leurs titres et fonctions et fixe
leurs appointements.
ART. 9
Les membres du Comité de Direction et de la Commission de l'Enseigne-
ment sont rééligibles.
382 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ART. 10
La Commission de l'Enseignement se compose de 6 membres élus par
l'Assemblée générale et de membres de droit.
Les membres élus sont renouvelés par tiers tous les deux ans. Tout membre
titulaire est éligible et rééligible. A défaut de candidature spontanée, le Président
peut proposer des noms aux suffrages de l'Assemblée.
Le Conseil d'Administration, un mois au moins avant le premier renou-
vellement, tire au sort l'ordre de réélection des trois séries.
Les membres de droit sont : le Directeur en exercice de l'Institut de psycha-
nalyse, les deux secrétaires scientifiques, le Président en exercice de la Société
psychanalytique de Paris et les Présidents d'honneur de la Société psychana-
lytique de Paris.
La Commission de l'Enseignement est présidée par le Directeur de l'Institut.
Les attributions de la Commission de l'Enseignement sont fixées par un
règlement intérieur approuvé par le Conseil d'Administration.
La nomination aux postes d'enseignement intervient sur proposition du
Comité de Direction ou de la Commission de l'Enseignement par le Conseil
d'Administration
ART 11
Un comité d'honneur pourra grouper les personnalités acceptant d'accorder
leur patronage à l'Association. Le Conseil d'Administration décerne cette qua-
lité sur proposition du Président ; il en fixe le nombre. L'Assemblée doit
ensuite approuver ces désignations.
ART. 12
Le Directeur de l'Institut, après approbation du Conseil d'Administration
peut passer toute entente avec des organismes ou établissements publics ou
privés en vue de réaliser les buts pédagogiques scientifiques et thérapeutiques
de l'association.
ART. 13
Les membres de l'Association ne peuvent recevoir aucune rémunération
à raison des fonctions qui leur sont confiées avec voix délibérative au Comité
de Direction, au Conseil d'Administration ou à la Commission de l'En-
seignement.
Par contre les membres de l'Association pourront recevoir des vacations
fixées par un règlement intérieur pour les fonctions exercées au titre de l'ensei-
gnement et du dispensaire.
ART. 14
L'Assemblée générale réunit les membres titulaires tous les ans au mois de
décembre et chaque fois qu'elle est convoquée par le Conseil d'Administration
ou sur la demande de la moitié de ses membres.
Son ordre du jour est réglé par le Comité de Direction. Son Bureau est celui
du Conseil d'Administration.
Elle entend les rapports sur la gestion du Conseil d'Administration sur la
situation financière et morale de l'Association. Elle approuve les comptes de
l'exercice clos, délibère sur les questions mises à l'ordre du jour et pourvoit,
s'il y a lieu, au renouvellement des membres du Conseil d'Administration dans
les conditions prévues à l'article 16 ci-après.
ART. 15
Le procès-verbal d'une séance est adopté à la séance suivante.
INSTITUT DE PSYCHANALYSE 383

ART. 16
Les élections au Comité de Direction et à la Commission de l'Enseignement,
qui constituent le Conseil d'administration, ont lieu dans l'ordre qui vient
d'être dit, à bulletins secrets à la majorité absolue au premier tour, à la majorité
simple aux suivants. Le vote par correspondance n'est admis que pour les
élections.
Pour toute autre question, le vote a lieu à main levée, dans les mêmes
conditions. Néanmoins, un membre peut, avant le vote, demander que l'élection
ou l'approbation d'une résolution ait lieu à bulletins secrets.
ART. 17
Le Conseil d'Administration est investi des pouvoirs les plus étendus pour
faire ou autoriser tous les actes ou opérations permis à l'Association et qui ne
sont pas expressément réservés à l'Assemblée générale ou au Président.
Il délègue les pouvoirs nécessaires au Président, au Trésorier et à toutes
autres personnes, membres du Conseil d'Administration ou non.
Il fait effectuer toutes réparations aux immeubles, autorise toutes acqui-
sitions de valeurs et objets mobiliers.
Il propose aux votes de l'Assemblée, suivant les distinctions établies dans
les articles qui précèdent, l'admission ou l'exclusion des membres et des membres
d'honneur.
Les délibérations du Conseil d'Administration relatives aux acquisitions,
échanges, aliénations des immeubles nécessaires à l'accomplissement du but
que se propose l'Association, constitution d'hypothèques sur les dits immeubles,
baux excédant neuf années, emprunts doivent être soumis à l'approbation
de l'Assemblée générale. Celles arrêtées pour constituer hypothèques doivent
être en la forme notariée.
ART. 18
Des règlements intérieurs, préparés par le Comité de Direction et approuvés
par le Conseil d'Administration ou par la Commission de l'Enseignement,
concernent l'organisation des études, les attributions de la Commission de
l'enseignement, la nomination et la rémunération des employés de l'association,
la Bibliothèque, le Centre de consultations et de traitements psychanalytiques
et autres activités de l'Institut.
ART. 19
L'Association est représentée dans tous les actes de la vie civile par son
Président ou par un autre membre du Comité de Direction qu'il aura spéciale-
ment choisi à cet effet ou, le cas échéant, par tout autre mandataire de son choix.
Néanmoins, pour toutes les déclarations et publications prescrites par
la loi de 1901 et les règlements pris pour son exécution, tous pouvoirs sont
donnés au porteur d'expéditions ou extraits soit des présentes, soit d'une
délibération du Conseil d'Administration ou de l'Assemblée générale.
ART. 20
Une fois par an se tiendra une assemblée plénière des membres d'honneur
éventuels, des membres titulaires et adhérents ainsi que des invités du Conseil
d'Administration. Cette réunion suivra celle de l'Assemblée générale, précédée
elle-même par celle du Conseil d'Administration.
ART. 21
En cas de conflit entre le Comité de Direction ou la Commission de l'Ensei-
gnement et l'Assemblée générale, il sera constitué une commission paritaire.
Elle réunira deux membres du Comité ou de la Commission, dont le Directeur
384 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de l'Institut de Psychanalyse et deux membres élus par l'Assemblée générale


sous la présidence d'une personnalité acceptée par les parties. Elle sera chargée
de présenter au vote de l'Assemblée une ou plusieurs solutions au conflit voire
de demander au Comité de Direction de rendre compte de son mandat à
l'Assemblée.
III. — RESSOURCES ET COMPTES
ART. 22
Les ressources de l'Association se composent :
1° Des cotisations de ses membres dont le taux est fixé tous les ans par le
Conseil d'Administration ;
20 Des subventions légales qui pourront lui être accordées par des Admi-
nistrations publiques ou des institutions privées ;
3° Du produit des rétributions perçues pour l'enseignement. Les divers
droits sont fixés tous les ans par le Conseil d'Administration sur proposition
du Comité de Direction;
4° Des remboursements et indemnités pour soins donnés dans les services
hospitaliers ou dispensaires desservis par l'Association. Le taux et le mode de
paiement en sont arrêtés par le Conseil d'Administration;
5° Du revenu des biens qu'elle possède.
Il est tenu au jour le jour, une comptabilité-deniers par recettes et par
dépenses et s'il y a lieu une comptabilité-matières.
IV. — MODIFICATION DES STATUTS. DISSOLUTION
ART. 23
Les statuts ne peuvent être modifiés par une Assemblée de révision que sur
la proposition du Conseil d'Administration ou du 1/10 des membres dont se
compose l'Assemblée générale, soumise au Bureau, un mois au moins avant
la séance.
L'Assemblée de révision doit se composer au moins des 3/4 des membres
en exercice. Si cette proportion n'est pas atteinte, l'Assemblée est convoquée
de nouveau, mais à quinze jours d'intervalle et cette fois peut valablement
délibérer quel que soit le nombre des membres présents. Dans tous les cas,
les statuts ne peuvent être modifiés qu'à la majorité des 2/3 des membres
présents.
ART. 24
L'Assemblée générale appelée à se prononcer sur la dissolution de l'Asso-
ciation, spécialement convoquée à cet effet, doit comprendre la majorité absolue
des membres en exercice.
Si cette proportion n'est pas atteinte, l'Assemblée est convoquée de nouveau,
mais à quinze jours au moins d'intervalle, et cette fois, peut valablement déli-
bérer quel que soit le nombre des membres présents.
Dans tous les cas, la dissolution ne peut être prononcée qu'à la majorité
prévue à l'article qui précède.
En cas de dissolution de l'Association, ses biens reviendront à la Société
psychanalytique de Paris, à charge de les employer à la réalisation de l'objet
qu'elle poursuit ou de les remettre à une personne morale publique ou privée,
se proposant un but similaire.

Le gérant : Serge LEBOVICI.

1954. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. —- Vendôme (France)


EDIT. N° 23.367 Dépôt légal : 1-1954 BIP. N° 13.420
saint-Jacques PARIS-5e
-
Georges PARCHEMINEY
Georges Parcheminey

C'est avec une douloureuse émotion que nous avons appris, en


septembre dernier, le décès de notre Président, le Dr Georges
Parcheminey. Il avait été porté pour la deuxième fois de sa vie à la
présidence de notre société, dans des circonstances difficiles, et notre
choix, qui s'était arrêté sur lui, prouve bien l'estime que nous lui portions.
Originaire de la Haute-Saône, il vint à Paris faire ses études médi-
cales et fut nommé au concours interne provisoire des hôpitaux. Il se
destinait à la pathologie générale et exerça pendant quelques années
comme médecin praticien, mais assez rapidement sa curiosité intellec-
tuelle et ses lectures orientèrent ses recherches vers la psychanalyse.
Après avoir pris contact avec de jeunes confrères psychiatres, il fonda
avec eux le Groupe de l'Évolution psychiatrique puis la Société de
Psychanalyse de Paris.
Je ne veux pas évoquer ici ses trente années de lutte et de propagande
pour faire triompher en France les théories de Freud ; Parcheminey se
donna tout entier à cette oeuvre tant par ses articles que par ses confé-
rences. Son expérience de praticien, ses acquisitions psychiatriques lui
permirent de s'intéresser plus particulièrement à l'étude de la névrose
hystérique et au mécanisme de conversion. Fidèlement attaché aux
théories et aux idées de Freud que sa connaissance de la langue alle-
mande lui avaient permis d'étudier dans le texte original, il était l'adver-
saire des applications hasardeuses de la technique classique qu'il a
toujours pratiquée avec le soin qu'il apportait à tous ses travaux.
Nommé membre titulaire de la Société de Psychanalyse, il fut
appelé à la présidence dans des moments difficiles où la reprise en mains
de techniques pratiquées avec plus ou moins de succès par certains,
s'imposait. Il sut alors agir avec sa sagesse et sa pondération et l'unité se
refit grâce à sa diplomatie et à son tact. Sa sensibilité était extrêmement
exacerbée quand il se trouvait en présence de situations conflictuelles.
Il prenait une telle part à ces différends ou à ces luttes qu'il en sortait
parfois douloureusement meurtri. Son goût pour l'harmonie le portait
à se sacrifier pour qu'elle régnât, dût-il en souffrir dans sa propre sensi-
PSYCHANAI.YSE 25
386 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

bilité. On retrouvait d'ailleurs ce même goût et cette même sensibilité


dans son jeu de pianiste.
Je ne veux pas ici me livrer à l'énumération de tous ses travaux mais
qu'il me soit permis de rappeler certains d'entre eux :

— la question de l'hypnotisme parut sous sa signature dans la Revue


suisse de Psychologie (année 1949, vol. III, cahier 2) ;
— Névroses et troubles du comportement de l'adulte dans leur aspect
préventif (conférence faite à la Faculté de Médecine sous les
auspices du Pr Joannon) ;
— La notion de dissolution et la théorie psyclianalytique des névroses
(conférencefaite à la clinique de la Faculté des Maladies mentales
à l'Hôpital Sainte-Anne, Service du Pr Delay) ;
— Psychanalyse et psychologie cliniques ;
— La conception des névroses dans ses rapports avec la médecine interne ;
— enfin de nombreux travaux sur l'hystérie, cette névrose étant pour
lui un objet d'étude et d'observation.
Disparu en septembre dernier, alors que la plupart d'entre nous
étions éloignés de Paris, il a passé ses derniers moments dans un isole-
ment à peu près complet.
Les membres de la Société de Psychanalyse s'associent à moi pour
adresser nos plus affectueuses condoléances à sa famille et à ses élèves
qui se sentaient unis à lui par le respect et un sentiment de profonde
gratitude.
Michel CENAC.
Psychothérapie :
Mère et Enfant
par Mlle BAUER (Clarens), Suisse

Yves nous est conduit à l'âge de 5-10 ans pour des difficultés de
caractère. La mère nous parle en premier de son agressivité envers son
petit frère. Il avait accepté ce frère tant qu'il était incapable de se
mouvoir seul, mais du jour où le petit frère put se déplacer pour
rejoindre la mère, la jalousie d'Yves a éclaté et il est devenu alors
tyrannique envers sa mère au point qu'il refusait de s'en séparer un
instant.
Cet état de totale dépendance a bloqué son développement. Yves
était incapable de prendre une initiative, il ne savait ni jouer seul, ni
s'occuper, tout devait être suggéré et apporté par la mère.
La mère se rend compte que son enfant est très angoissé et à ceci
elle associe l'état de santé de l'enfant qui fait très fréquemment des
crises d'acétone. Yves a été. nourri au sein trois mois et demi. Le
sevrage fut progressif, la mère ne se rappelle pas avoir eu des difficultés
à ce moment-là. Il a marché à 15 mois, mais avait peu d'équilibre.
Il a parlé assez tardivement et a déformé les mots pendant longtemps
selon la mère. Yves est ambidextre. La propreté fut acquise à 4 ans 1/2.
Pendant longtemps Yves a sucé son pouce, puis il fit une période
d'onychophagie. Son sommeil est agité, il parle en dormant. A 18 mois,
Yves fut circoncis et, à la suite de cette intervention, il eut pendant
quatre mois une entérite et, plus tard, de fréquentes crises d'acétone.
Autrement, pas de maladies à signaler.
La circoncision fut un traumatisme pour l'enfant. Lorsque la
mère vint rechercher son enfant, elle le trouva sans vie, le regard vide,
serrant son ours dans ses bras ; la mère en fut elle-même traumatisée,
nous verrons par la suite pourquoi. Pendant longtemps, Yves avait
peur d'uriner. C'est à partir de ce moment-là qu'Yves devint tyran-
nique. L'enfant n'est pas démonstratif, il n'aime pas être touché,
caressé par les siens, spécialement par sa mère.
Yves avait 2 ans 1/2 lorsque naquit son petit frère Philippe. La
388 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSÉ

mère initia son fils sur les problèmes de la naissance et de la différence


des sexes lorsque celui-ci avait environ 5 ans.
Mme X..., la mère d'Yves, est une personne intelligente, cultivée,
elle a adopté une attitude figée de parfaite soumission, mais son aspect
est très viriloïde et d'emblée on constate que toute l'agressivité est
refoulée. Nous apprenons que la mère de Mme X...
— qui eut deux
enfants, un fils et une fille — négligea considérablement celle-ci en
faveur de son fils, la dévalorisant ; même lorsque sa fille fut mariée,
elle la traitait comme une enfant incapable. Chaque fois que les enfants
ont essayé de se dégager de cette mère, elle tombait malade, c'était
ou une crise cardiaque ou une crise de foie et elle faisait du chantage,
les rendant responsables de sa mort éventuelle. Cette mère possessive
ne laissa pas sa fille libre de créer son foyer, elle l'obligea à habiter la
même maison et, dès la naissance d'Yves, elle intervint continuellement
dans l'éducation, prenant en quelque sorte possession de l'enfant.
Ceci était pour Mme X... le grand danger d'une nouvelle frustration, je
dirai même d'une castration de la part de cette mère. Il lui fallait à tout
prix posséder son fils, posséder exclusivement son amour et, pour
cela, elle devint son esclave. Son enfant prenait à ses yeux la valeur
d'un monstre dont il fallait s'attirer les faveurs.
M. X... prend peu de place dans le foyer, c'est un homme nerveux,
plutôt faible, un grand insatisfait qui fuit ses responsabilités dans la
maladie, il souffre de névralgies et il lui faut repos et tranquillité quand
il rentre de son travail. Nous saurons par la suite qu'il n'a pas la force
de lutter contre cette ambiance. Il se sent lui-même frustré par sa femme.
Le père de Mme X... est un homme doux, effacé, se retirant pour
avoir la paix, abdiquant devant l'agressivité de sa femme. Quant au
frère de Mme X..., celle-ci nous dira de lui : « C'est le fils à maman,
il faut toujours qu'il soit dans ses jupes, il n'y a de bien que lui pour
ma mère ; et dire qu'il va se marier... » Nous saurons par la suite que
ce mariage ne dura que huit mois.
Nous voyons donc que les éléments féminins sont dangereux et
que les éléments masculins abdiquent.
EXAMEN DE L'ENFANT
Yves est un petit bonhomme picnoïde typique, vif, sympathique,
d'expression intelligente. Il se montre opposant, très angoissé. Il refuse
de se séparer de la mère et l'examen psychologique est rendu très diffi-
cile parce que l'enfant refuse presque tout ou alors exige que sa mère
fasse ou réponde à sa place, il la met sans cesse à contribution. On
PSYCHOTHÉRAPIE : MÈRE ET ENFANT 389

constate un net retard moteur, un retard dans le graphisme où l'incoor-


dination est grande, Yves est un gaucher plus ou moins bien dextérisé ;
il inverse encore certaines syllabes. On retrouve cette même difficulté
dans l'apprentissage de la lecture. Quant à l'écriture, il écrit certaines
lettres et chiffres à l'envers.
Au Terman, il obtient un Q. I. de 91, mais les conditions d'examen
étaient mauvaises et nous avons la certitude que ce retard intellectuel
n'est que momentané. On constate aussi un grand retard dans la
sociabilisation.
L'affectivité de l'enfant est bloquée par le comportement de la
mère, mais malgré une situation affective ruinante, l'enfant a un Moi
assez fort pour se défendre à sa manière. L'attitude de la mère a rendu
l'enfant conscient de sa propre puissance, ce qui l'angoisse de plus en
plus car il risque d'être noyé par ses propres pulsions. Le manque de
limite dans son éducation créa une insécurité très grande, une insécurité
tant interne : peur de ses pulsions, qu'externe : peur du monde. L'en-
fant est conscient de son agressivité envers sa mère qu'il traite misé-
rablement. Celle-ci, en acceptant un tel comportement, cultive l'angoisse
de l'enfant qui s'attend à un retour des choses, soit la castration = mort
déjà vécue une fois ; il est de même très conscient de sa jalousie envers
son petit frère.
A la suite de ces données, nous faisons l'hypothèse d'une névrose
réactionnelle, cédant le pas à une névrose en train de se constituer.
Les éléments réactionnels sont encore très apparents et c'est pourquoi
nous proposons à la mère de soumettre l'enfant à une psychothérapie
et demandons qu'elle-même se fasse soigner par un médecin spécialisé.
La mère accepte le traitement de l'enfant, mais, quant au sien, elle
l'ignore, malgré notre insistance. En attendant, nous lui demandons de
suivre un groupe de mères. Ce groupe de mères a lieu une fois par
semaine, pendant une durée de quatre mois environ. Et c'est ainsi que
nous partons, en soignant la mère et l'enfant. Nous voyons l'enfant
deux fois par semaine et, vers la fin du traitement, une fois par semaine,
et la mère une fois par semaine au groupe de mères, de temps en temps
individuellement, pour l'amener à prendre conscience de certains faits.
Ce traitement de l'enfant se déroulera en trois phases, trois moyens
d'expression.

1. Un temps d'approche où l'instabilité est marquante et durant


lequel se fera l'analyse du comportement et des résistances.
C'est une consolidation du Moi ;
390 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

2. Temps d'action dans le jeu où l'enfant exprimera et résoudra ses


problèmes ;
3. Action par la mère.

TRAITEMENT DE L'ENFANT
Ce traitement dura quinze mois, mais avec des interruptions :
vacances, maladies fréquentes au début.
Notre attitude est prise en fonction du Moi de l'enfant ; dans son
cas, nous adoptions une passivité totale au début, passivité qui devait
amener à jour le problème du comportement de la mère et permettre
l'analyse du comportement de l'enfant. Nous laissons venir les choses,
tout en surveillant de près l'angoisse qui est très grande et, par moments,
s'intensifie très rapidement. Un geste, par exemple lui tendre tranquil-
lement la main ou l'appeler calmement par son nom, suffit à ramener
l'angoisse à un niveau supportable, sans toutefois le rassurer.
Les quatre premières séances se passent en présence de la mère,
l'enfant refusant de s'en séparer. Nous lui présentons le matériel : un
village, un château-fort, les guignols, des poupées avec bains, toilettes,
de la peinture au pinceau ou avec les doigts, les crayons de couleurs.
La réaction d'Yves est de se précipiter dans les bras de sa mère qui
reste figée. Voyant que je ne m'occupe pas de lui, il commence à se
dérider et recherche lui-même ce qu'il veut. Il fera un village en rond,
hermétique, qu'il a placé sur le socle du château-fort et il dépense une
énergie intense à ce qu'il n'y ait aucune ouverture possible, expression
de toute son angoisse. Tout au long du traitement, Yves aura besoin
de répéter maintes fois un même jeu pour aller plus loin. Son attitude
à mon égard sera pareille, il me testera sans cesse pour vérifier la sta-
bilité et la solidité du terrain. Le village, il le fera plusieurs fois, puis
un jour il apportera toute son armée pour jouer avec le château. Il
me demande si je veux l'habiter. J'accepte. Yves me dit : « Alors je
veux mettre des gardes parce qu'il y a des gens qui peuvent venir et
nous... » A ce moment il jette un coup d'oeil à sa mère et il ne veut pas
finir sa phrase à cause de la présence de celle-ci.
La fois suivante (sur ma suggestion), la mère sort du bureau.
L'enfant s'y oppose, mais elle dit devoir aller aux toilettes... alors Yves
la laisse aller, mais lui dit : « Tu reviendras vite, sinon tu verras ce que
tu prendras. » Sitôt seul dans le bureau, Yves devient alors plus dyna-
mique et expressif, il me découvre un monde imaginaire magique dans
lequel il vit. Il a un bouclier magique, puis ils sont 1.000 contre un sale
gamin qui a une mèche sur la tête. Yves renverse la situation pour se
PSYCHOTHERAPIE : MERE ET ENFANT 391

rassurer, nous montrant l'angoisse créée par l'insécurité et la culpabi-


lité. A la fin de la séance la mère revient. Yves ne fait aucune remarque,
mais en quittant la pièce, il me tue avec un pistolet puis il se précipite
sur le sac de sa mère et enfourne une quantité de bonbons. Pendant
toute la première phase du traitement, Yves aura besoin de compensa-
tions orales, soit avant, soit après ses séances et toujours en relation
avec l'expression de l'agressivité. Dès ce moment, il accepte de venir
seul dans mon bureau et il exprime sa satisfaction de ce pas en avant.
Papa sera fier, dit-il.
Il joue au funiculaire qu'il construit avec une planche appuyée
au divan. Lui se couche sur le divan et fait glisser les objets jusqu'au
sol. Il demande d'une manière très autoritaire (ton qu'il emploie avec
sa mère), que je lui ramène le matériel ! je ne réagis pas, alors Yves
s'énerve et commence à m'injurier. Je lui dis simplement : « Tu es
étonné que je ne fasse pas comme maman. » Malgré mon refus, il
n'abandonne pas son jeu, fait que je relève comme un élément positif
du Moi, il redescend chercher lui-même son matériel.
La fois suivante, même jeu, même, tentative de tyrannie. A un
moment donné, Yves marche sur un soldat. Je lui dis : « Tu veux le
casser ? Il est à toi pourtant. » A cela, Yves me répond : « Oh, si je fais
la « bringue », maman m'en achètera un autre. » Cette réponse me
permet de lui parler de son attitude avec sa mère et j'utilise les termes :
« Tu sais bien que tu la fais marcher, mais tu as quand même peur
qu'un jour elle ne se fâche vraiment et alors tu aimes mieux ne pas
penser à ce qui se passerait. » — « Oh, je ferais venir mon armée », dit-il.
Dans mes interprétations, j'ai intentionnellement évité de trop
préciser, car je ne pense pas qu'il soit indiqué de forcer cette précision
dans la pensée de l'enfant, ceci pour les enfants en dessous de 6 ans.
Dans ce cas j'avais l'impression que l'angoisse de l'enfant était faite
d'une angoisse de mort dans le sens de ne pas avoir le droit de vivre
en tant qu'individualité et qui dominait l'angoisse de castration. Ces
deux éléments se trouvant côte à côte et très mal délimités en donnant
des interprétations telles que je les ai faites, je visais à laisser l'effet
de l'interprétation se diriger là où l'angoisse était la plus forte, donc
là où se centrait tout l'affect et qui devait amener l'enfant à faire cette
délimitation lui-même. A ce moment, il est alors possible d'être plus
direct avec l'enfant et l'on sent nettement que l'on parle le même
langage.
Un jour, Yves vient avec son père et il en est très fier, il parle de
l'apéritif qu'ils iront boire en me quittant. Pendant la séance, le père
392 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

s'en va se promener et Yves ne proteste pas. II nous parle alors de


ses
progrès et nous dit ceci : « Je n'osais pas rester seul avec vous car je
ne
vous connaissais pas et je me méfiais. » — « Tu pensais que je pouvais
être méchante ?» — « On ne sait jamais », dit-il. Il dit encore qu'il
se réjouit d'aller à l'école, à l'école du dimanche il n'y va pas encore
seul, mais c'est la faute du petit frère.
— « Peut-être que tu es bien
d'accord que cela soit sa faute ? » Yves ricane, mais n'ajoute rien. Je
remarque que son attitude est beaucoup plus virile, plus dégagée
quand il est avec son père.
A la maison, les parents le trouvent plus indépendant, il commence
à avoir de l'initiative et plus de stabilité dans ses activités. Vis-à-vis
du traitement et de moi-même, je vois la résistance dans le fait qu'il
ne poursuit pas l'expression d'une idée, il joue à tout et, par ce manque
de stabilité, il exprime une attitude de fuite.
Lors d'une séance où il désire peindre avec les doigts, il craint de
se salir. Je relève cette peur : « Maman n'est pas contente quand tu
te salis ? » Il ne répond rien mais au bout d'un moment il me parle
de nourriture : « J'aime la viande et si j'ai faim je vous mangerai, je
saurai bien vous mettre des menottes pour que vous ne puissiez pas
vous défendre, je serai toujours le plus fort. » Comme lorsqu'il parlait
de son armée et du sale gamin qui a une mèche, ici à nouveau il exprime
sa peur en inversant la situation. Je lui dis : « Il y a des enfants qui
croient que leur maman peut les manger et cela leur fait peur. Peut-être
que tu penses que moi, qui ressemble à une maman, je pourrais te
manger ? » Yves essaie alors d'être tyrannique à mon endroit, mais
comme je ne réagis aucunement, au bout de quelques séances il déclare :
« La prochaine fois j'apporterai deux armes et je vous ferai peur. »
En effet, il apporte un sabre en bois et un fusil. Il se précipite sur moi
le sabre en avant, puis avise n'importe quoi dans le bureau. « Tu as
besoin de te sentir fort ? » Son agressivité commence à sortir différem-
ment. On constate une nette évolution d'expression dans cette agres-
sivité. Il emploie son arme et tue père, mère, fils et gardiens. Il me
demande de faire parler ces gens du château et lui maniera l'armée
ennemie. « Je veux bien, mais c'est toi qui commandes le jeu et tu dois
me dire ce que je dois leur faire dire. » Yves résiste, exprime son
mécontentement en m'injuriant, mais se décide à me dicter la marche
à suivre. « Ils doivent beaucoup « rouspéter », dire c'est dégoûtant,
c'est pas juste. » Le jeu met Yves en joie et il s'oublie complètement,
Il y a dans ce château un père, une mère et deux fils. Le père est éliminé
dès le début du jeu. Tout se centre sur la mère et les deux fils. Le plus
PSYCHOTHERAPIE : MERE ET ENFANT 393

grand des fils veut voir, voir l'homme au canon, dit-il. La mère doit
crier au secours, etc. L'homme le laisse voir mais au moment où il
s'approche pour regarder, il lui tire dessus. Il exprime toute son insé-
curité à l'égard de cette mère et angoisse de mort et castration se
fondent en une seule angoisse : ne pas avoir le droit d'être. Je demande
à Yves si parfois on lui a promis des choses et on n'a pas tenu parole ?
— « Oh, oui, c'est justement ça. » — « Quoi ça ? » (C'est la première
expression d'une trahison vécue, la circoncision, mais Yves ne peut
encore aborder ce point.) Il répond : « Philippe me promet toujours
des choses et il me les donne pas. » Je n'insiste pas.
Ce jeu du château et de l'armée va devenir son grand jeu et
il y exprimera ses différents problèmes. Même après une absence
de plusieurs semaines, il le continuera comme s'il n'avait jamais
manqué.
Nous entrons maintenant dans la deuxième phase du traitement.
C'est pendant cette période que l'enfant entre à l'école. La mère en
est malade d'angoisse. Nous l'entreprenons pour lui montrer qu'elle
ne désire pas se séparer de l'enfant et que son attachement excessif
à cet enfant est dû à son angoisse que sa mère ne le lui vole. Nous
insistons sur le fait que tout dépendra de son attitude intérieure. Si
elle accepte de le laisser aller, l'enfant ne fera pas de difficultés ou
presque pas, car son acceptation est pour lui une autorisation d'avoir
le droit de faire comme les autres, de grandir. Yves est allé à l'école
sans drame excessif. Il a exigé que sa mère entre dans la classe, mais
il l'a laissée repartir à condition qu'elle revienne pendant la récréation.
Cette victoire a une grande importance pour la mère, depuis elle
collaborera mieux et pendant quelque temps elle s'appuiera complè-
tement sur nous, période que nous utiliserons pour la rendre consciente
de bien des choses.
Quant à Yves, il s'agit de tenir bon, car il présente toutes sortes de
symptômes dont il se sert pour ne pas aller à l'école : maux de ventre,
vomissements, coliques, etc. Yves a peur des autres enfants et, pendant
la récréation, il s'agrippe aux barreaux de la cour et a un air très
malheureux.
Pendant ses séances, Yves continue son grand jeu. L'armée vole
les fils et les garde prisonniers. Je dois, comme mère, supplier qu'on
me rende mes fils. « Bon, on va les lui rendre. » Mais le fils aîné est
attiré par cette armée et arrive à repartir. Alors il demande à être initié.
La mère ne doit pas s'approcher. Pendant son jeu, Yves dit subitement :
« Vous savez, j'ai moins peur à l'école. » Avec sa mère, Yves est très
394 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

agressif et elle maintient une attitude très masochique à son égard.


A ce moment, Yves la déteste réellement.
Ici nous intervenons auprès de la mère et lui expliquons la raison
de l'agressivité de l'enfant et l'impossibilité dans laquelle il se trouve
d'évoluer sans craindre une catastrophe, car grandir veut dire quitter
le stade de totale dépendance et cela signifie pour lui la perte de l'amour,
mais avec violente réaction de la mère, peur d'être mangé, soit châtré,
et que par son attitude elle entretient l'enfant dans l'angoisse et que
l'enfant ne peut aimer ce qui l'angoisse. Je lui demande de créer des
limites saines dans l'éducation de l'enfant et j'entendais par là savoir
lui défendre ce qu'il est normal de défendre.
De temps en temps, Yves essaie de nous faire agir et il faut être
très vigilant pour ne pas modifier notre attitude qui serait alors une
erreur considérable. Nous avons constaté que chaque fois qu'il allait
faire un pas en avant Yves revenait en arrière, pour s'assurer de la
solidité du terrain.
Yves s'empare d'un vieux canif et il le met dans sa poche en ayant
soin de nous tourner le dos. « Tu as besoin de ce couteau pour te sentir
plus fort ? Tu me le rendras quand tu n'en auras plus besoin. » Je
désire marquer par là la confiance que je lui fais et dont il a besoin.
Le jeu continue sur le même thème. Les fils apprennent à devenir
soldats et ne veulent plus revenir au château. « Ils ont peur qu'elle ne
les laisse plus repartir. » Elle signifie la mère. « Il faut la tuer », dit
Yves. L'armée tue la reine, alors le roi vient réclamer sa femme, mais
on ne la lui rend pas. De la part du père, je demande pourquoi. Ici
je cherche à provoquer l'évolution et Yves me donne cette réponse
transcendante : Parce qu'elle ne le laisse pas devenir un homme. — « Oui,
c'est comme pour toi. »
Il jouera ensuite pendant quelques séances son besoin de puis-
sance, puissance agressive, il faut tuer avec son sabre tous les guignols
et moi-même, comme par hasard ! ! ! Comme si le choc de cette prise
de conscience amenait une régression subite et momentanée. Dans
cette bagarre, il casse son sabre, mais il n'en fait pas un drame. Il en
rapportera un autre, dit-il. Il rejouera un jeu où la tromperie est
exprimée. Quelqu'un vient frapper à la porte, le nain demande qui est
là, une gentille voix répond, mais sitôt la porte ouverte, le personnage,
un animal sauvage, lui saute dessus et le mord. Yves répète longuement
le jeu. Intentionnellement, nous ne disons rien en rapport avec ce
jeu, quoique cela soit une expression de son angoisse de castration.
Nous aurions pu l'aborder à ce moment, mais notre idée était de
PSYCHOTHERAPIE : MERE ET ENFANT 395

l' amener d'abord à accepter d'être, c'est-à-dire d'avoir le droit de vivre


et d'être un garçon, d'abord vis-à-vis de la mère puis dans la constellation
familiale et nous voulions qu'il réalise sa place dans la famille en liqui-
dant son problème de jalousie qui devait ramener sans aucun doute
son angoisse de castration. Ainsi l'angoisse de castration était abordée
à un moment où le Moi de l'enfant était assez fort pour la supporter.
Un jour, Yves prend la pâte à modeler, fait un bonhomme qu'il
écrase ensuite avec joie. Il doit subitement aller aux toilettes et laisse
tomber le couteau que je lui ai prêté. Je le prends mais ne lui en parle
pas. Longtemps après son départ, Yves revient avec sa mère, réclamant
une gomme perdue. Je lui dis que je n'ai pas vu de gomme. Il repart
malheureux. La fois suivante je lui demande : « Qu'est-ce que tu as
pris à la place du couteau ?» — « Vous l'avez trouvé ? Eh bien j'ai
pris mes bottes et maintenant je peux jouer avec mes camarades, je ne
me fais jamais attraper. Maintenant je ne suis plus malade avant d'aller
à l'école. » Je lui montre que s'il a besoin du couteau et des bottes
c'est parce qu'il a peur et qu'il a tellement besoin de se sentir fort,
aussi fort que les autres. — « Comme les autres garçons, tu as le droit
d'être fort et ta force à toi sera beaucoup mieux que celle des bottes. »
Yves reprendra son château et jouera le problème de jalousie avec
son frère. Le château est menacé, mais on permet aux gens de se sauver.
La famille prend le train, niais le dernier wagon dans lequel se trouve
le deuxième fils déraille et il tombe dans le ravin. La mère supplie
qu'on lui rende son fils, elle appelle les gardes pour qu'ils aillent le
rechercher. Le jeu durera quelque temps jusqu'à ce qu'Yves ose
exprimer ouvertement sa pensée. Plusieurs fois on le sauve. Yves me
demande conseil, « oui ou non », dit-il. Je lui dis : « Demande à l'autre
fils ! » Il dit non, on le laisse mort. Je lui parle alors de sa jalousie envers
son petit frère.
Yves joue alors une dernière série de jeux avec son château. L'armée
tue les parents et prend les enfants. Il dit : « Non, non, ils sont pas
morts », ainsi les parents ne sont pas tués. Ils réclament leurs enfants,
mais ceux-ci ne veulent pas revenir. Les parents essaient de se saisir
des enfants, mais tout est bien gardé ; pour finir, Yves décide de rendre
le plus petit, mais l'aîné restera soldat.
Il est net que l'enfant a peur de cette mère, peur de sa possession
et l'attitude de la mère empêche Yves de se libérer complètement.
Nous intervenons à nouveau auprès de la mère et cette fois-ci
nous utilisons une méthode-choc pour l'obliger à réagir et à prendre
conscience. Nous pouvions intervenir de cette manière, ayant étudié
396 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

avec elle son comportement à l'égard de sa propre mère. Son refus de


féminité est la raison de sa fixation intense à cet enfant, masquant une
agressivité à son égard dont elle s'est rendu compte, et c'est à ce moment
précis que nous avons utilisé cette méthode. Nous l'avons mise au
pied du mur, soit qu'elle change d'attitude envers son enfant et veuille
bien se rendre compte qu'elle en a peur et qu'elle le considère comme
un malade qu'il faut ménager, rechargeant ainsi sans cesse son agres-
sivité et son angoisse, soit que nous interrompions le traitement. Nous
pouvions utiliser ce moyen, ayant la mère en main. Ce que nous voulions
arriva, l'angoisse d'être abandonnée l'obligea à voir clair et deux jours
après elle nous racontait ceci : « Il m'a fallu deux jours pour comprendre
ce que vous vouliez et tout d'un coup je me suis rendu compte de
ma peur à son égard et en effet j'avais peur de lui refuser quelque
chose, oui, j'avais peur de perdre son amour. Maintenant je peux lui
refuser quelque chose sans être angoissée et il en est tout étonné. La
première fois il est resté bouche bée, puis hier, après lui avoir défendu
une chose, il se jeta à mon cou et me dit ceci : Maintenant je puis
t'aimer. » Cette intervention amena une grande évolution chez la mère
et l'enfant. Yves est nettement plus heureux et il devient affectueux.
A l'école, ses peurs ont disparu, il en parle lui-même : « Je n'ai plus
besoin de mes bottes de sept lieues, je vais seul à l'école, maman peut
s'occuper de Philippe. » Yves ira chercher son père au bureau et il
jouera au billard avec lui. Nous avions insisté auprès du père afin
qu'il fasse un effort pour s'occuper activement de son fils, lui montrant
la nécessité d'offrir à ses fils une possibilité d'identification.
Mais restait le point essentiel à voir, la castration et tout le problème
sexuel que nous avions effleuré avec l'enfant. Nous préparons la mère
en lui montrant de quoi est faite toute l'angoisse de l'enfant, dont le
traumatisme de la circoncision fut tout naturellement associé à la
mère qui devint la mère castatrice. Je lui demande de ne pas manquer
l'occasion de parler à son enfant et qu'elle trouvera bien le moment
ou la situation idéale pour lui en parler. Je lui dis en quels termes elle
doit le faire et de ne pas manquer de lui reparler de la circoncision.
Je touchais ainsi deux buts, celui de la mère et celui de l'enfant. Elle
se rassure en rassurant l'enfant. L'occasion ne tarde pas car maintenant
que la mère a les yeux ouverts, elle remarque seulement maintenant
que son fils ne veut jamais se montrer de face quand elle le baigne.
Avertie, elle lui parle de sa peur qu'elle ne lui fasse du mal, etc. Yves
l'écoute et lui dit : « C'est vraiment vrai que tu ne me la couperas pas ? »
C'est ainsi que la mère devance notre action et que nous lui laissons
PSYCHOTHERAPIE : MERE ET ENFANT 597

prendre l'initiative dans la dernière phase du traitement. J'ai favorisé


la liquidation des problèmes sur le plan de la réalité en mettant la
mère à contribution, car je pense que pour de tout jeunes enfants cela
est beaucoup plus valable lorsque le terrain s'y prête.
Quelque temps après, Yves doit être opéré des amygdales. La
mère le prépare à cette idée, mais s'en fait un grand souci. En effet,
toute l'angoisse de castration pouvait être réactivée, mais Yves va à
cette opération sans aucune angoisse et supporte l'épreuve magnifi-
quement et l'on ne constate aucune trace d'angoisse par la suite.
Yves a maintenant un comportement normal, son évolution s'est
faite sur les trois plans, psychique, intellectuel et physique. Il a une
allure de grand garçon. Avec sa mère, il est dégagé, très spontané, plus
affectueux.
Il s'est incorporé à la société enfantine et en ce moment le besoin
d'être avec des camarades prime sur celui d'être auprès de sa mère.
Yves est assez solide pour liquider ses petits problèmes de la vie
quotidienne et nous arrêtons le traitement pour entreprendre le petit
frère qui fait une forte réaction au changement de comportement de son
frère et de sa mère.
Je ne pense pas que, dans ce cas, qui est un cas simple ayant
surtout des éléments réactionnels, une action uniquement auprès de
la mère eût suffi à arranger les choses, car les éléments névrotiques
étaient déjà bien ancrés et l'enfant aurait fort probablement développé
une névrose d'échec.
Le mythe dogmatique
et le système moral des Manichéens
Essai psychanalytique

par le Dr MICHEL GRESSOT (Genève)

INTRODUCTION

On sait comment, dès le début de l'histoire du mouvement psycha-


nalytique, Freud et ses premiers disciples s'intéressèrent, à côté des
préoccupations cliniques, à l'interprétation des phénomènes culturels.
Il est devenu courant, depuis, de distinguer dans les études psychana-
lytiques, celles qui s'orientent dans le champ des « sciences de la
nature », et celles qui pénètrent dans le champ des « sciences de l'es-
prit ». Plus spécialement, c'est dans le domaine de l'histoire des religions
qu'entrera cet essai. Le Manichéisme est la religion fondée par Mani,
en Mésopotamie, au IIIe siècle de notre ère. Il s'établit, philosophi-
quement et psychologiquement, sur la distinction rigoureuse de deux
principes d'être co-éternels, antagonistes et irréductibles l'un à l'autre,
l'un divin et foncièrement bon, l'autre mauvais et diabolique, chacun
subsistant par soi-même et indépendamment de l'autre. Mais à la
suite d'une catastrophe originelle précosmique se produisit un mélange
de bien et de mal, ou, d'après la symbolisation manichéenne, de Lumière
.
et de Ténèbres. Tout mal sous son aspect existentiel, dans le monde
comme dans l'homme, provient de ce mélange. Tout le processus du
salut, et par conséquent la morale, procéderont dès lors de l'intention
de restaurer la séparation primitive, en rejetant la substance ténébreuse
du « mal » hors d'un soi réduit à ses seuls éléments constitutifs « bons »
et lumineux.
Doué d'une force d'expansion remarquable, le Manichéisme par-
vint, dans le monde occidental, jusqu'en Afrique du Nord où l'on se
rappelle que saint Augustin y adhéra pendant dix ans, et poussa en
Orient jusqu'aux provinces maritimes de l'Empire chinois. Persécuté
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 399

avec violence par l'administration romaine et par les rois de Perse, il


subsista néanmoins assez tard dans le Moyen Age, promu religion
d'État jusqu'à l'adoption de l'Islam, dans les retraites du Turkestan.
D'autre part, des sectes ou églises sans filiation directe avec lui,
mais reposant sur un dogme dualiste identique, se maintinrent long-
temps — non pas au sein d'élites restreintes, mais bien grâce au soutien
populaire — en Asie Mineure, dans les Balkans et, ce qui rapproche
singulièrement de nous ces conceptions du monde et de la vie, dans le
Midi de la France où l'écrasement du Catharisme albigeois ne date
que du XIIIe siècle.
Le problème du Manichéisme, qui ne s'alimentait jusqu'ici qu'à
des sources indirectes, en particulier aux écrits des hérésiologues chré-
tiens, ses adversaires, reçut une impulsion entièrement neuve à partir
des ultimes années du siècle dernier et de la première décade de l'actuel,
époque à laquelle fut découverte toute une littérature manichéenne
originale, dans les sables des environs de Tourfan (Turkestan) ainsi
que dans des grottes du Kan-sou (Chine nord-occidentale). Derechef
l'attention fut stimulée, en 1931, par l'exhumation de manuscrits
manichéens capitaux, datés du IVe siècle environ, dans la région du
Fayoum (Moyenne Egypte) ; manuscrits coptes, dont la divulgation
ne commença qu'en 1940.
Si le sujet reprend une actualité grâce à l'accroissement important
et imprévu de notre documentation, son intérêt intrinsèque n'est pas
moindre. Du point de vue de l'histoire des religions, la doctrine mani-
chéenne codifie l'effort le plus cohérent et le plus continu qui fût,
d'apporter à l'universel problème du mal une solution strictement
dualiste. Du point de vue psychologique, le système manichéen trans-
pose dans l'expérience vécue la conception dualiste de l'homme poussée
jusqu'à ses conséquences pratiques extrêmes et, psychanalytiquement
parlant, une tentative radicale d'évacuer du psychisme l' « instinct
de mort » pour n'y laisser subsister que l' « instinct d'amour » ; nous
verrons dans quel sens.
Pour autant que la théorie freudienne des deux instincts antago-
nistes de base implique une conceptualisation philosophique — et
qui le contestera ? — il s'agit d'une philosophie dualiste dont on pour-
rait énumérer plus d'une formulation dans l'histoire des idées. Et l'on
sait le cas que Freud a fait du dualisme d'Empédocle, en particulier
dans Die endliche und die unendliche Analyse. Mais tandis que l'anta-
gonisme du principe d'amour et du principe de haine est conçu par
Empédocle sur le modèle d'un concours de forces physiques, intra-
400 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

matérielles, l'opposition manichéenne du « désir de vie » et du « désir


de mort » — qui présente avec la théorie freudienne une analogie antici-
patrice plus frappante encore — revêt un autre caractère : le désir de
mort s'assimile à la matière et par là celle-ci se trouve, si l'on peut dire,
« psychisée », mais le désir de vie reste purement spirituel et par là
désincarné, d'où la morale de total renoncement que nous apprendrons
à connaître. En tout état de cause le Manichéisme constitue, histori-
quement, la tentative la plus complète de réduire le tout, dans l'âme
et dans le monde en tant que projection de l'âme, à un universel instinct
de vie et à un universel instinct de mort. S'il échoua, c'est qu'il ne vit
pas la résolution de cet antagonisme dans une intrication des pulsions
et leur coordination avec le Moi, mais au contraire dans une désintri-
cation absolue, finalement et fatalement négatrice du Moi.
En des matières où la pensée s'expose à tant de confusions entre
divers plans de connaissance, quelques remarques de portée critério-
logiques n'apparaîtront pas superflues. Suivra un bref exposé de la
vie de Mani et du mythe dogmatique dans lequel se proclame son
enseignement. Enfin, nous entreverrons quelles propositions psycha-
nalytiques ressortent en gros plans de cet enseignement, à savoir :
1) L'attitude dualiste du Manichéen pose en idéal la désintrication
des pulsions ;
2) La pensée dogmatique et la morale pratique du Manichéisme
adoptent une forme obsessionnelle ;
3) La conception manichéenne de la vie repose sur des phantasmes
d'incorporation et de réjection ;
4) Le système manichéen offre néanmoins des possibilités de sublima-
tion, et le mythe y assume une fonction psychothérapeutique.
OBSERVATIONS CRITÉRIOLOGIQUES
Il y aurait beaucoup à préciser, du point de vue méthodologique, sur
les principes d'application de la psychologie psychanalytique aux phé-
nomènes culturels en général, et à l'étude des religions en particulier.
Il s'agira toujours d'applications de seconde main, la série des références
expérimentales étant prêtée par des phénomènes d'un ordre différent :
l'ordre clinique. D'autre part, on aura affaire à la crainte de la « psycho-
logie profonde » répandue parmi la majorité des érudits, psychologues
compris. C'est pourquoi, contrairement à un usage contribuant à
isoler la psychanalyse, le psychanalyste devrait se soucier de définir
sous quelle lumière formelle il va considérer son sujet, par opposition
ou plutôt en complément des biais pris par les historiens, les sociologues,
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 401

les philosophes ou les théologiens — dont on ne saurait ravaler les


travaux, d'emblée et sans appel, à de pures rationalisations. Supposons
que le philosophe porte une conclusion controuvée par le psychologue :
eh bien, on a trop souvent rejeté la valeur même de la méthode psycha-
nalytique à propos de cas où elle avait été pratiquée à mauvais escient,
pour que le psychanalyste ne se demande pas alors, avant d'invalider
la méthode philosophique en elle-même, si elle n'a pas, peut-être,
été appliquée à une matière qui ne relevait pas d'elle. Car ce sont deux
choses que la validité d'une méthode dans son fief légitime, et la
légitimité de son application à tel cas particulier. Deux choses, pareille-
ment, qu'une méthode rationnelle ou scientifique en soi, et la manière
subjective dont il en est usé.
Pour plus de clarté, il est nécessaire d'observer une distinction
rigoureuse entre la vérité en soi ou ontologique d'une croyance, et sa
vérité psychologique ; cette dernière, reflétant un fonctionnement psy-
chique, et non plus la logique d'une démarche intellectuelle, relèvera
seule de l'examen analytique. Cela va sans dire? Pourtant, selon le mot
connu, cela ira encore mieux en le disant, ceci pour éviter non seulement
le soupçon mais l'écueil trop réel d'une réduction du métaphysique
au psychologique (« psychologisme »). Et puisque tout le Manichéisme
part de la méditation sur le problème du mal, il appartient à deux
ordres de réflexion hétérogènes, de connaître de la nature en soi du mal,
ou de rechercher pour quelles motivations subjectives les Manichéens
ont adhéré à telle conception du mal. En même temps, la démonstration
du rôle psychique des préceptes de la morale manichéenne ne préjuge
pas ipso facto de leur valeur éthique proprement dite, tous deux
demandant à être appréciés selon des critères séparés. En ces matières
comme en bien d'autres, dénier leur portée philosophique à des pro-
blèmes ramenés à leur seule signification psychologique, reviendrait
à suivre une option philosophique implicite ou inconsciente. Mais rien
n'empêche, au contraire, ayant démêlé du jugement psychologique le
jugement philosophique, de ne suivre que l'un des deux cheminements
de pensée pour éviter collusions et équivoques. Seulement, on n'aura
opéré de sûres distinctions qu'avec une considération égale des termes
à distinguer.
Il est vrai que, si le motif ne doit pas être amputé a priori d'une
signification de fait, il n'en faut pas moins le dépouiller des acceptions
casuelles par le truchement desquelles il se présente le plus souvent
dans les contextes originaux ; la base d'une interprétation analytique,
en effet, sera fournie par la réduction préalable du thème à sa structure
PSYCHANALYSE 26
402 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

phénoménologique. En ce qui concerne le Manichéisme, cette réduction


offre quelques difficultés ; ce qui importera dans la plupart de ses
constructions doctrinales sera bien plus la manière que la matière,
bien moins la provenance historique du matériau mythique que le
comment de son élaboration et de son utilisation. Puisqu'il s'agira
de retrouver, sous un langage religieux en grande partie traditionnel,
la réalité du sentiment qui le vivifie, il conviendra souvent de se
demander ce qui, dans le développement de la théorie, correspond à
une expérience vécue, et ce qui est formalisme ou conformisme culturel,
forme poétique reçue, expressiontechnique... Empressons-nousd'ajouter
que cet exposé ne sera pas encombré de ces points de critique préli-
minaire. La méthode comparatiste d'autre part, si elle ne dégage à
elle seule aucune explication décisive, aide puissamment à camper un
motif en l'enrichissant, comme de ses harmoniques, des analogies qui
s'y rapportent à partir des aires et des ensembles culturels les plus
variés, parfois les plus lointains. Il n'y sera toutefois recouru qu'excep-
tionnellement dans cet essai, qui ne prétend pas faire oeuvre d'érudition.
Sans doute on s'épargnerait beaucoup de préoccupations critiques,
à dégager un point de vue psychanalytique destiné à l'audience des
seuls analystes. Mais laquelle y serait le plus renforcée, de la concision
ou de l'unilatéralité ? Combien des travaux de Reik et de Rank, pour
ne citer qu'eux, ont perdu toute force de persuasion par manque d'esprit
de réciprocité à l'égard des autres disciplines intéressées. La psycha-
nalyse appliquée aux phénomènes culturels gagnerait à accepter le
dialogue avec les philosophes, les sociologues et les psychologues qui
le lui offrent, comme la clinique psychanalytique se doit de le pour-
suivre avec la médecine et la pédagogie. Dès contacts plus suivis inci-
teraient certainement à clarifier la position épistémologique de la
science psychanalytique. La nécessité de cette mise au point s'impo-
serait particulièrement, en Suisse, vis-à-vis de l'école junguienne. Car
de nombreux esprits tendent à syncrétiser empiriquement des opinions
freudiennes et junguiennes qu'une réflexion plus ferme sur les principes
aurait tôt fait de reconnaître incompatibles, ou encore abandonnent à
la psychologie junguienne, comme son domaine d'expansion propre,
l'étude de la pensée mythique ou de la symbolisation collective.

APERÇU HISTORICO-RELIGIEUX
La constitution de la doctrine et l'essor de l'église manichéennes
ne se conçoivent bien que dans le climat d'extraordinaire syncrétisme
religieux et d'insécurité politique et sociale des premiers siècles de
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 403

notre ère. Plus précisément, c'est à partir du syncrétisme de la Gnose


que le Manichéisme s'est différencié. Le mouvement gnostique, très
en vogue à l'époque et générateur de sectes multiples dans le monde
alexandrin, était issu du vieux fonds de l'orphisme, de l'hermétisme
et des religions à mystères, mais, y agglomérant une idéologie judéo-
chrétienne, promouvait une croyance au salut par la connaissance,
basée sur l'initiation à une « science » mystique universelle. La pensée
gnostique choisit l'intuition contre la raison logique ; elle plonge ses
racines dans l'expérience extatique de la vision, tout en prétendant
faire de cette dernière le principe interprétatif et organisateur de toutes
les connaissances religieuses antérieures. A y regarder de plus près,
on s'aperçoit que la Gnose correspond à un type déterminé d'expérience
spirituelle repérable dans les milieux les plus divers : judaïque avec
la Kabbale, musulman avec le Çoufisme, médiéval avec l'alchimie,
bouddhique avec le Tantrisme, chinois avec certains courants taoïstes,
moderne avec la théosophie, les sociétés ésotériques, ou la doctrine
initiatique d'un René Guenon. On peut ajouter que la psychologie
de Jung est, à plus d'un égard, une véritable gnose psychologique.
Mani, né en l'an 216 de parents iraniens, passa son enfance dans une
secte de Baptistes gnostiques (pré-Mandéens ?) où son père, en réaction
contre la religion sassanide officielle — le Mazdéisme — s'était fixé.
A son tour il répudia les conceptions et pratiques de ce milieu pour
élaborer son propre corps de doctrine, ceci à la suite de deux révéla-
tions apportées par un ange appelé « le Compagnon » ou « le Jumeau »,
c'est-à-dire une manifestation du « double ». La première de ces annon-
ciations survient à l'époque de la puberté de Mani : « Abandonne
cette communauté. Tu n'appartiens pas à ses adeptes. Ton rôle consiste
à régler les moeurs et à réfréner les plaisirs. Mais, à cause de ton jeune
âge, le temps n'est pas encore venu pour toi d'entrer en scène. » L'autre
message le lance dans sa carrière de réformateur et de révélateur,
à 24 ans, après une incubation d'environ dix ans. Mani annonce dès
lors que le Paraclet lui a révélé « toute chose », alors qu'il n'avait confié
à répandre qu'une partie de ce message aux grands illuminateurs du
passé : le Bouddha, Zoroastre et le Christ. De plus, tandis que les
Envoyés précédents n'avaient prodigué qu'un enseignement oral rapi-
dement dénaturé par leurs disciples, Mani allait écrire lui-même,
soigneusement, le contenu de sa gnose.
A part les caractéristiques déductibles de la pensée originale de
Mani, telle qu'on peut la dégager des influences chrétienne, gnostique,
iranienne et gréco-babylonienne qu'elle véhicule et agglutine — à part
404 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de parcimonieuses anecdotes biographiques à débarrasser des défor-


mations hagiographiques ou légendaires, on connaît peu de chose de
la personnalité pourtant très forte du réformateur. Notons qu'il était
affecté d'une infirmité des membres inférieurs qui le rendait boiteux,
ce dont il faut tenir compte en tout cas dans son mépris du corps et
de la prestance physique, dans l'accent porté sur la seule beauté de
l'âme. Une page des Képhalaia (important recueil didactique, en
copte, d'entretiens de Mani avec ses disciples, partiellement publié
à Stuttgart en 1940) le montre s'empressant, du haut de sa tribune, à
la rencontre d'un disciple dont la laideur avait, à son entrée dans
l'assemblée, provoqué l'hilarité générale; Mani l'embrasse pour le
réconforter et proclame que l'Esprit de Lumière est caché dans le
corps du pauvre homme comme la perle dans la coquille. La vie active
de l'Apôtre se passa en voyages d'information et de mission en Perse,
aux Indes, en Sogdiane ; l'état de guerre contraria son désir de pénétrer
dans le monde romain, dans le but d'abolir par l'universalisme de sa
doctrine le fossé entre esprit oriental et esprit occidental. Après avoir
gagné la bienveillante tolérance du roi Shahpuhr, il se brouilla avec
le successeur de celui-ci, Bahram, qui le fit mettre à mort à l'instigation
du haut clergé mazdéen. En prêchant la non-violence et en se refusant
à s'incarner dans une forme politique, le Manichéisme devenait une
religion du martyre.
Par une contradiction dramatique quant à la survie du Mani-
chéisme, les prétentions toutes rationalistes et scientifiques de Mani
se traduisirent dans une vaste construction pseudologique et entièrement
mythique. Essayons maintenant de résumer à gros traits ce mythe
dogmatique.
De toute éternité existait une dualité radicale et intacte de deux
« natures » ou « substances » ou « racines » : la Lumière et-l'Obscurité,
le Bien et le Mal, Dieu et la Matière, lesquelles s'opposent partout
« comme un roi à un porc », dit un texte. Statiquement, les deux Prin-
cipes se présentent comme deux régions antithétiques séparées par une
frontière, le Bien au nord, à l'est et à l'ouest, le Mal au sud, s'enfonçant
« comme un coin » — image de pénétration phallique — dans la Lumière.
Chacun des deux Empires possède son souverain : le Père de la Gran-
deur pour la Lumière, le Prince des Ténèbres pour la Matière. Mais
les deux Principes sont aussi, dynamiquement parlant, des forces
en constante expansion. Tel est le « Temps Antérieur ».
Le « Temps Médian », au début, également précosmique, est
inauguré par une, catastrophe due à la rupture d'équilibre des deux
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 405

dynamismes en contact. A la suite d'une série de poussées fortuites,


(lisons : inconscientes), la Matière perçoit, et tente aussitôt d'envahir
et d'engloutir, la Lumière. Devant la menace, le Père de la Grandeur,
dénué de par sa bonté même de toute agressivité, émane une première
forme participant de sa divinité : la Mère des Vivants, qui projette à
son tour l'Homme Primordial. Avec ses 5 Fils représentant les 5 élé-
ments purs (l'Air, le Vent, la Lumière, l'Eau, le Feu purs), l'Homme
Primordial descend combattre à la frontière, où il est aussitôt défait
par l'Obscurité dont les démons dévorent ses Fils. Ces démons voraces
sont du reste empoisonnés par les hypostases divines contraires à leur
nature qu'ils ont incorporées et sauront dès lors, grâce à elles, qu'ils
retourneraient à la mort si la Lumière leur était retirée.
Suit l'épisode de la salvation de l'Homme Primordial. Celui-ci,
revenant à la conscience qu'il avait momentanément perdue, adresse
une supplication au Père de la Grandeur, qui évoque alors une seconde
série d'entités divines, par le même processus de l'émanation. L'un
de ces personnages, l'Esprit Vivant, se manifeste à l'Homme Primor-
dial, le délivre en lui tendant la main et lui permet ainsi de remonter
au Principe divin. Mais les 5 éléments constitutifs de l'âme de l'Homme
Primordial.— ses Fils — restent mêlés à la matière, dans l'inconscience.
Le sauvetage de cette substance lumineuse va maintenant être le motif,
et le but, de la création du monde par l'Esprit Vivant devenant démiurge.
Les Archontes démoniaques sont suppliciés, le firmament tendu de
leurs peaux écorchées, les montagnes charpentées avec leurs os, la
terre faite de leur chair. De la lumière récupérée ayant le moins souffert
du mélange sont constitués, selon son degré de pureté, le soleil, la
lune et les étoiles (les planètes appartenant au monde maléfique).
Quant au dégagement de la part la plus contaminée de la Lumière
engloutie, une troisième Évocation s'avère nécessaire pour le mener
à bien, et l'achèvement de cette opération donnera le signal de la fin
des temps historiques — de l'avènement du « Troisième » Moment; où
l'état des choses restera fixé pour toujours.
En attendant cet achèvement, l'univers est organisé comme une
immense usine d'extraction et de raffinage de la Lumière divine, dont
il serait oiseux d'énumérer ici les multiples rouages. La Lumière retirée
sans arrêt du monde est d'abord accumulée dans la Lune dont elle
provoque ainsi la croissance, puis transvasée dans le soleil (pendant la
phase de décroissance). Au cours des orages un être mythique, la
Vierge de Lumière, apparaît dans sa nudité radieuse, à la faveur des
éclairs, aux Archontes (— démons) survivants, et allume en eux un
406 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

désir qui leur fait répandre sur terre leur semence, particulièrement
riche d'âme divine, assimilée à la pluie d'orage, et dont germe le règne
végétal. Cependant les diablesses, ligotées sur la roue du Zodiaque
dont la giration les fait entrer en travail avant terme, évacuent des
« Avortons » qui s'apparient entre eux pour donner naissance aux
espèces animales.
La création du premier couple humain, elle, est perpétrée par la
Matière pour mieux retenir en elle la Lumière restée en sa possession.
Un démon mâle et une démone, après avoir dévoré les Avortons pour
s'en assimiler la Lumière, s'unissent et donnent le jour à Adam et
Eve. L'épisode capital de la salvation d'Adam reproduit celui du salut
de l'Homme Primordial. A cet effet les Divinités délèguent Jésus-le-
Lumineux — prototype transcendant du Jésus historique — qui
commence par appeler Adam à la conscience, lui fait maudire son
créateur diabolique, lui interdit le commerce charnel d'Eve et, fina-
lement, lui communique la Gnose du Salut. Désormais le destin de tout
homme sera calqué sur celui d'Adam, le rôle de l'homme étant de se
libérer lui-même et de libérer les parcelles de Lumière englouties, selon
ses forces et sa connaissance de la Gnose.
Pris dans sa version intégrale, ce mythe théogonique, cosmogonique
et anthropologique est beaucoup plus touffu que notre résumé ne
l'accuse, et riche en proliférations. Naturellement, son affabulation
exprime symboliquement l'expérience intérieure de son auteur, expé-
rience apparemment assez généralisable pour que tant de milliers
d'adeptes y puissent, pendant des siècles, conformer la leur à leur
tour. Or précisément, la signification historico-sociale de la doctrine
manichéenne empêche de lui attribuer à la légère le caractère d'une
production psychotique, comme ses analogies avec les cosmogonies
délirantes des schizophrènes pourraient y engager. Son auteur et elle
demandent à être appréciés non pas au regard des normes de notre
culture, mais en fonction des nombreux systèmes gnostiques du temps,
qui à première vue apparaissent souvent plus extravagants encore.
Ce n'est pas une pensée magico-mythique aboutissant parfois à des
constructions identiques qui fait du schizophrène un primitif ni de
celui-ci un délirant, car les rapports de cette pensée avec la personnalité
et le milieu diffèrent fondamentalement dans les deux cas. Ceci réservé,
les caractéristiques névrotiques du Manichéisme se référeront évidem-
ment à la névrose de son fondateur, le succès de la doctrine correspon-
dant au rapport entre la structure de la personnalité de Mani et la
névrose collective de son époque.
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 407

L'ATTITUDE DUALISTE DU MANICHÉEN ÉRIGE EN IDÉAL


LA DÉSINTRICATION DES PULSIONS

La conception dualiste de l'homme et du monde dans le Mani-


chéisme et sa conséquence, à savoir que l'équilibre et le bonheur pos-
tulent la ségrégation des deux principes — sur le plan psychique, la
désintrication des « deux natures » — repose pratiquement sur la
perception angoissée d'une série de dualités. Toutes ces dualités sont
réductibles à celle de l'esprit et de la matière, ou de leurs abstractions
symboliques : la Lumière et l'Obscurité. Il est toutefois intéressant
de découper dans la vue d'ensemble quelques-uns de ces couples de
réalités données pour inconciliables. Ainsi l'opposition du bien et du
mal, celle de l'âme et du corps, de la conscience et de l'inconscience,
du rationnel et de l'irrationnel, du moi et des pulsions, de l'amour et
de la sexualité, de la vie et de la mort.
Sans aller jusqu'à l'exégèse psychologique des divers dualismes
(dualisme transcendantal, dualisme logique, dualisme existentiel, dua-
lisme cosmologique, dualisme religieux, par rapport aux systèmes
monistes correspondants), on peut relever la tendance croissante de
la critique philosophique à les expliquer en termes d'attitude psycho-
logique. Cette tendance se nourrit de la constatation que tous les
essais d'asseoir une métaphysique sur un dualisme radical se sont
soldés par autant d'échecs. Dès l'origine, l' « enantiodroma » (litt. course
des contraires) d'Heraclite et les dualismes hindous et chinois mettaient
en oeuvre une conception biologique de la nature dans sa totalité. Mais
au regard de l'évolution platonicienne vers les notions de relativité
et de complémentarité, et après la solution aristotélicienne des « prin-
cipes d'être » n'existant que dans leur relation réciproque (v. g. acte
et puissance), le retour de la Gnose au dualisme irréductible de deux
« substances » apparaît évidemment régressif. Il consacre en effet une
rechute dans l'indistinction du physique, du logique, du moral et du
psychique ; de telle sorte que le Manichéisme en arrive à promouvoir,
entre autres conceptions hybrides, une véritable physique de la prédes-
tination, et qu'il y a chez lui équivalence entre le concept intellectuel
et le phantasme qui le sous-tend, entre la pensée rationnelle et le mythe
qui l'illustre (ou, aussi bien, entre ce mythe et la pensée qui le rationalise).
L'édifice manichéen a été construit tout entier sous la pression de
l'angoisse devant le mystère du mal, et par les préoccupations morales
qu'elle inspire : que dois-je faire, que dois-je éviter ? Cependant le
mal contre lequel milite le Manichéen n'est pas le royaume ténébreux
408 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

lui-même, mais très spécifiquement le mélange, l'alliage, la compéné-


tration des deux royaumes ou des deux natures. Toute haïssable que
soit la nature ténébreuse, Dieu en personne — le Dieu faible du Mani-
chéisme — ne prévaudrait pas contre elle ; divine à sa manière, « auto-
phyte », obéissant en tant que substantielle à une loi de conservation
de son énergie, elle ne peut pas être anéantie, ni dégradée, ni attaquée
sur son propre terrain. Elle peut seulement être refoulée en deçà de la
ligne qu'elle avait rompue pour se précipiter à la curée de la Lumière,
alors que celle-ci ne se doutait en rien du danger, que le Prince des
Ténèbres n'avait nulle conscience de la Lumière avant de s'être porté
fortuitement à son contact, que les Ténèbres n'avaient pas davantage
conscience de leur nature avant de s'être partiellement mélangées à
de la Lumière.
Mais le refoulement des pulsions constitutives de l'énergie téné-
breuse ne peut réussir que dans la mesure où elles auront été démêlées
et isolées du Moi. Il serait contradictoire d'assumer la moindre part
de ces forces pour concourir au moindre bien. Le Manichéisme, pour
lequel le « péché » réside au fond dans l'existence terrestre même,
désigne la rupture de l'unité humaine, la scission, comme but suprême,
à l'encontre des autres religions de l'antiquité occidentale. Sur le
plan de projection cosmologique, le mal se confond avec la matière,
une matière qui est par essence l'appétit de la concupiscence ; sur le
plan anthropologique, c'est le corps en soi qui est pervers, l' « esprit
du corps » se réduisant à la colère, à la convoitise et à la sensualité.
Aussi la mise hors circuit des besoins instinctifs se présente-t-elle
comme la seule issue au dualisme humain, comme nous le verrons en
énumérant les prohibitions morales. Le corps est stigmatisé comme
« la grande calamité », « la forme animale des archontes » ; simulta-
nément, il faut se séparer du monde comme on fuit une maison qui
brûle. L'agressivité et la sexualité sont considérées comme des forces
purement démoniaques et, chose fort significative, pareillement et
totalement étrangères à l'amour, sceau de la nature divine de l'homme.
La puissance de Dieu est mise en échec par défaut complet d'agressi-
vité, et l'église manichéenne préfère le martyre au recours à la force
défensive. Les deux sexes, réifiés, sont dans l'eschatologie manichéenne
expurgés de toute particule lumineuse et liés, chacun bien à part,
au système de meules gigantesques et d'abîmes formant définitivement
rempart entre les deux mondes ; les sexes, dont la différenciation
enchaîne les âmes aux corps et dont l'union satanique transmet le
« mélange ». Mais le corps est aussi l'agent de l'inconscience, celle-ci
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 409

constituant d'ailleurs un attribut du mal. « Depuis que je fus lié dans


ma chair, s'écrie un hymne manichéen, j'ai oublié ma divinité, j'ai
bu la coupe de la folie. »
Il y aurait une passionnante étude à faire sur la préhistoire de la
notion psychanalytique d'inconscient, notion vouée, sous sa forme
intuitive, à une importance de premier plan dans la Gnose en général
et le Manichéisme en particulier, à la suite de sa formulation par la
pensée platonicienne. La vérité sur nous peut être séparée de nous, le
mal ne se connaît pas lui-même, l'inconscience s'ignore elle-même :
autant de considérations familières à l'esprit grec ainsi qu'à celui de
Mani. L'inconscience humaine se projette mythiquement dans l'in-
conscience de l'Homme Primordial englouti dans les Ténèbres, et
dans celle d'Adam avant son initiation. On peut le remarquer à ce
propos comme à bien d'autres : c'est en des connaissances psycholo-
giques reconnues telles que la psychologie du Manichéisme se discerne
le moins, alors qu'elle se livre bien davantage dans les conceptions
mystiques et philosophiques des Manichéens, dans les productions
tenant des plans confondus du mythe et de la pseudo-science. Men-
tionnons cependant pour mémoire que la psychologie « rationnelle »
du Manichéisme reproduit la division classique entre l'esprit, l'âme
et le corps (d'après la prédominance desquels la plupart des typologies
gnostiques répartissent les hommes en « matérialistes », « psychiques »
et « pneumatiques ») ; qu'elle se présente comme une psychologie des
relations entre l'esprit, actif, et l'âme, passive, relations selon lesquelles
l'esprit devient le sauveur de l'âme ; que l'esprit, répondant expressé-
ment à la conscience, a 5 « membres » ou manifestations : esprit, raison,
pensée, réflexion, volonté ; d'où 5 vertus : amour, loi, perfection,
patience, sagesse ; enfin que l'âme reçoit de l'esprit 5 dons : vie, force,
lumière, beauté, suavité.
En ce qui concerne la psychologie effective de l'inconscient, elle
s'exprime donc non seulement dans le drame manichéen du salut,
dans la représentation tragique du destin humain, mais aussi dans les
descriptions consacrées aux moeurs du royaume ténébreux, et parti-
culièrement à la personnalité du Prince des Ténèbres. Ces textes donnent
forme à l'angoisse du Manichéen devant la force aveugle, incoordonnée
et, en cas d'échec du refoulement, indomptable, des pulsions agres-
sives et libidineuses reniées et isolées, en compagnie de la magie, sous
l'aspect d'attributs sataniques. Satan est l'inconscient instinctif à l'état
pur. « Sa vie est la bile de sa colère » ; son désir est violent, mais stupide
et borné, de nature magique, et ne perçoit que ce qu'il bouscule dans
410 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

son agitation désordonnée. Par ailleurs les Ténèbres, sans cesse divisées
contre elles-mêmes et opposées à leur chef, offrent aussi le tableau
du conflit interpulsionnel.
En droit l'inconscient, la magie, l'irrationnel humains n'existent
pas. Si en fait l'inconscience se refuse à sortir d'elle-même, c'est en
vertu d'une corruption magique de la volonté qui rend toute prise de
conscience de cet état impossible naturellement. Le degré d'incons-
cience de l'âme mesure le taux de son amalgame avec la matière hostile.
A ce point intervient la gnose, à laquelle l'esprit initie l'âme ; c'est-à-
dire qu'intervient, quoi que Mani en ait contre la foi antagoniste de
la connaissance, la substitution à la réalité d'une « vision » rationalisée.
Or science et conscience sont contraignantes. Auparavant le bien était
« oublié » dans l'inconscient, mêlé au mal. Mais dès cette initiation
irréversible qui, par suite de la promotion du bien à la conscience,
renverse le rapport du conscient à l'inconscient, tout ce qui émanerait
encore de l'inconscient doit être honni comme l'ennemi du Soi. Soit
dit en passant, ceci reproduit une disposition de l'Avesta (1) où toutes les
bonnes pensées sont conscientes et toutes les inconscientes, mauvaises.
Au dualisme ainsi conçu du conscient et de l'inconscient s'applique la
sèche injonction d'un traité manichéen chinois, au passage évoquant
le « mélange de pieuse et de mauvaise pensée » : « Coupe-les ! »
L'antagonisme des pulsions et du Moi idéal (celui-ci tenu pour un
état antérieur auquel il s'agit de faire retour) a inspiré une terminologie
prolixe. Comme le Manichéisme a des expressions consacrées pour
désigner l'état d'inconscience — en agnôsia en copte — et la prise de
conscience — aisthesis — comme il crée le néologisme d' « apocatastase »
pour la désintrication des deux principes, il use de termes variés pour
dénommer « la bonne âme, le moi pur, le moi primordial, le moi subtil,
le moi transcendant, le moi lumineux, le moi d'allégresse, le moi vivant
ou le moi divin », par opposition au « moi obscur » qui reprend parfois
aussi le nom paulinien de « vieil homme ». Aussi bien, en dépit du
luxe de phantasmes mobilisés pour expulser le mal hors de soi dans le
style des rituels des primitifs, le Manichéen ne parviendra jamais à
éviter la conception de deux âmes contraires, ou d'une âme à deux
visages : celui d'une « esclave » et celui d'un « roi », qu'il importe d'arra-
cher l'un à l'autre.
On l'aura compris, le genre de désintrication des pulsions prônée
par le Manichéisme ne correspond pas seulement ni sans autre à la

(i) Avesta : livres sacrés de la religion mazdéenne attribués à Zoroastre.


MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 411

désintrication symptomatique, commune en régime obsessionnel, des


pulsions agressives et des sexuelles. Au contraire, pourrait-on relever,
chez la gent des Ténèbres c'est la « surintrication » qui règne, sexualité
et agressivité étant assimilées l'une à l'autre ; sous cet angle, le Mani-
chéen n'a fait que refouler des pulsions non encore sorties de leur
indifférenciation primordiale, pré-instinctuelle. D'autre part, pour-
tant, amour et agressivité se repoussent bel et bien comme des élec-
tricités de signes contraires, dans un reniement angoissé de toute forme
d'ambivalence. Mais entre ces deux aspects contradictoires s'inscrit
précisément toute la distance entre la réalisation et l'idéal, toute la
tension névrotique inhérente au système manichéen, lequel érige en
idéal la désintrication de pulsions qu'il refoule, encore emmêlées, hors
de sa portée.
La doctrine manichéenne proclame l'obligation de trancher chacune
des dualités caractéristiques du composé humain, en identifiant le Moi
à leurs éléments « bons » et en façonnant, de leurs éléments « mauvais »,
un double à isoler, et à éjecter. Si l'on suit de plus près les textes, l'oppo-
sition des deux principes s'y révèle, dans sa signification objectale,
tantôt comme dualité du père sadique et de la mère aimante, tantôt
comme celle de la bonne et de la méchante mère. Mais sur le plan
instinctuel, la désintrication veut remédier à la confusion des deux
courants fondamentaux que les Manichéens appellent, littéralement,
« désir de vie » (enthumesis tou biou) et « désir de mort » (enthumesis
tou thanatou). Le désir de vie est l'aspiration spécifique du « Moi
vivant », tandis que le désir de mort est celle du « Moi obscur » ; au
sein de ce dernier, c'est la haine qui équivaut à la mort. Ainsi le Mani-
chéisme, malgré son obstination à vouloir penser intra-matériel le
conflit des pulsions, et à vouloir dépersonnaliser leur opposition au
Moi de l'initié, n'a pratiquement jamais pu cesser de les éprouver
comme intra-psychiques. L' « apocatastase » individuelle, c'est-à-dire
la dissociation des instincts vitaux et létaux tels que le Manichéen se
les représente, la désintrication irréversible de l'obscur et du lumineux
en quoi il fait consister son eschatologie interne, apparaît comme un
but psychotique. Mais en fait, la scission du Moi et du Soi qui désin-
tégrerait la personnalité n'a pas heu, car la guerre des deux natures
reste perçue implicitement comme une psychomachie.
412 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

LA PENSEE DOGMATIQUE ET LA MORALE PRATIQUE DU MANICHEISME


REVÊTENT UNE FORME OBSESSIONNELLE

L'univers manichéen, enserré dans les sphères cosmiques concen-


triques qui le gouvernent, s'organise en un énorme système obsessionnel
à l'intérieur duquel le croyant éprouverait une claustrophobie intense
si l'initiation à la gnose ne se destinait à l'en sauver. Un mécanisme
astrologique inexorable régit les destins individuels. L'option libre
par indétermination (« liberté d'indifférence ») en est bannie : ou l'on
n'a pas reçu la gnose et l'on ne peut que pécher en chacune de ses actions ;
ou, l'ayant assumée, on est libre par nécessité et du seul fait de l'avoir
définitivement compris. Quoi qu'il en soit, l'existence corporelle reste
péché. Rien de plus démonstratif à cet égard que les confessionnaires
manichéens, dont l'attention se fixe sur des fautes morales inconscientes.
Du reste, toute tentation est imputable à des auteurs démoniaques,
tandis que dans les actes de vertu ce n'est en dernier ressort pas le
sujet qui agit mais Dieu à sa place, selon le motif traditionnel du Sau-
veur sauvé. Quelle pulsion prendre sur soi pour s'en repentir, s'il ne
subsiste théoriquement plus de Moi à côté de l'identification collective
à Dieu, et puisque d'autre part la pulsion non sublimée n'est pas admise
comme sienne ? Aussi le plus grand péché est-il celui de l'esprit : ne
pas reconnaître sa nature comme un mélange dont on refuse l'un des
éléments. Théoriquement toujours, l'exigence principale ne porte pas
sur l'anéantissement des passions, mais sur la reconnaissance intellec-
tuelle de leur appartenance à un autre monde que celui dont on fait
partie soi-même.
Mais, pratiquement, la morale manichéenne, entièrement négative
et abstentionniste, repose sur un système de prohibitions obsessionnelles
qui figent de proche en proche toute l'activité. Aussi bien, ce n'est pas
la solution que cette éthique apporte au problème humain sur le plan
théorique qui intéresse le plus le point de vue psychanalytique, mais
les interdits pratiques par le moyen desquels elle veut faire de l'indi-
vidu un instrument de libération de la lumière mêlée à la matière. Les
tabous principaux concernent la sexualité, la nutrition et l'activité
motrice :
Le souci de régler le comportement sexuel, ou du moins de définir
une doctrine en matière sexuelle, a été une préoccupation majeure des
églises gnostiques, dont le radicalisme éthique oscille entre l'ascèse
et l'orgie rituelle. Parmi les gnostiques dits licencieux, beaucoup consi-
dèrent que tout est permis à qui a la gnose, parfois après un noviciat
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 413

de continence (durant trois ans chez les Messaliens, gnostiques tardifs) ;


certains vont jusqu'à recommander l'exercice des perversions, dans le
but d'épuiser tout le mal possible afin de mieux le supprimer ; d'autres
pratiquent l'échange des femmes et organisent des cérémonies de
récollection et d'offrande du sperme, voire des communions sperma-
tiques, lors de coïts interrompus en commun. Le sexe prend une
signification cosmique et liturgique, qui sacralise l'acte sexuel. Le
monde est conçu comme sperme de Dieu, tandis que parallèlement la
puissance divine de l'homme réside dans sa semence. Et la réflexion
pseudo-philosophique d'établir une coalescence entre les représenta-
tions du sperme, de la force (dynamis) et du souffle créateur (pneuma).
Les Ophites (1) considèrent le serpent comme signe d'union sexuelle
entre Dieu et l'homme. Le mariage et la génération aident le démiurge
dans son entreprise, un démiurge dont l'oeuvre est tantôt révérée, tantôt
et plus généralement exécrée. Dans le premier cas, l'homme s'unit au
divin par sa puissance génésique ; dans le second, ainsi chez les Mani-
chéens, la procréation d'une nouvelle existence enfonce davantage le
monde dans la matière, aussi trouve-t-on le mariage traité de koinônia
phthoras (z. e. corruption vulgaire). Presque partout, en conséquence,
les pratiques anti-conceptionnelles sont prônées. Dans l'idée que le
péché n'est pas dans l'acte en soi, mais dans le désir et l'intention,
on voit autoriser l'union sexuelle à condition que le désir et l'amour en
soient exclus.
Presque chaque secte possède sa formule à elle ; mais les quelques
allusions ici faites auront déjà montré quelle étonnante collection de
recettes et de spéculations sexuelles l'histoire du gnosticisme renferme.
Sans s'y référer, on situerait mal l'ascétisme du Manichéisme qui, tout
en prenant le contre-pied du quiétisme gnostique habituel, partage
néanmoins avec la Gnose sa conception magico-religieuse de la sexua-
lité, des propriétés du sperme et des effets de la continence. Cette
conception pouvant s'élaborer a priori soit en un rite, soit en une prohi-
bition, et celle-ci se manifestant comme le négatif de celui-là. Dans
la représentation manichéenne, le sperme est donc le milieu physio-
logique qui accumule le plus de substance lumineuse ; en faire usage
pour la reproduction, c'est-à-dire le « mélanger » au corps féminin,
revient, encore une fois, à imposer à cette substance divine la perpé-
tuation de sa « phagocytose » par la matière.
Non seulement le mariage, et subsidiairement toute activité sexuelle,

(1) Gnostiques égyptiens vouant un culte au serpent.


414 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sont en horreur au Manichéen intégral, mais on aura remarqué que


la théogonie manichéenne se développe exclusivement par voie d'éma-
nation (probolè), jamais par reproduction, ce mode de propagation
étant réservé au monde infernal. On se trouve de la sorte en présence
d'une théorie parthénogénétique de la conception par le père, telle
que la mythologie classique en avait donné d'autres exemples. Phan-
tasme de parthénogenèse — récidivant dans une tradition légendaire
sur la naissance de Mani par la poitrine de sa mère — qu'affecte un
haut coefficient de cette ambivalence tant combattue en vain par la
doctrine : les parents sont mythiquement haïs en tant qu'êtres de chair,
mais déifiés et adorés, une fois désexualisés. En outre, aussitôt le rôle
de la mère nié, le couple divinisé se reforme avec l'apparition de la
Mère de Vie.
Ajoutons d'ailleurs qu'au témoignage d'auteurs qui les fréquen-
tèrent, les Manichéens étaient visiblement obsédés par les préoccupa-
tions et fantaisies sexuelles qu'ils se donnaient mission de refouler.
Ceci ressort également du luxe de détails offert par les descriptions de
la sexualité démoniaque, ainsi que de la recommandation de méditer
soigneusement sur les mystères de la conception et du développement
embryonnaire, pour mieux en pénétrer le caractère répugnant. Sur
le plan symbolique, la virginité inspire les images du Pays de Lumière,
du Père, du Soleil, de Jean l'Évangéliste, de l'aigle, de l'Esprit, de la
hauteur, du Berger, de la droite, de la plénitude, du trésor, du Médecin,
de l'or. A la continence correspondent celles du Nouvel Éon, des
Émanations, de la lune, d'Adam, de la colombe, du pain, de l'âme, de
l'air, de la brebis, du milieu, de la foi, du vent du Nord, du gardien,
de la guérison, de l'argent. Au mariage enfin correspondent le monde,
l'Archonte, les étoiles, Eve, Judas, le dragon, la chair, le corps, l'abysse,
le loup, la gauche, la privation, l'ouragan, le voleur, la blessure, la
femme sans honneur (d'après un hymne de la collection Chester-
Beatty).

Nous avons vu que le parti de renfermer dans la matière tout le


mal, tenu pour son attribut, et de considérer les pulsions instinctives
comme matérielles, faisait de cette matière quelque chose de vivant.
Mais n'oublions pas qu'il s'agit là du principe matériel, en soi extra-
cosmique, alors que la matière perceptible, celle du monde naturel,
entre en alliage avec une part appréciable de Lumière (sous les espèces
de l'âme de l'Homme Primordial). La formule de l'animisme généralisé
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 415

selon Thaïes : « Tout est plein de dieux », se dédoublerait ainsi en


régime manichéen : tout est plein d'archontes ténébreux, mais simul-
tanément tout est plein d'âme divine. Mani a appliqué le terme de
« Croix de Lumière » à cette conception de l'Ame Vivante « crucifiée »
sur la matière, à l'échelle universelle, de par son mélange avec elle.
On sait combien, ici encore, le Manichéen se prend à la glu de l'ambi-
valence qu'il veut éhminer.
Son sadisme, inconsciemment projeté dans la cruauté bestiale des
démons aussi bien que dans la représentation du supplice qui leur est
infligé par l'Esprit Vivant, va-t-il trouver un autre débouché dans la
haine du monde naturel ? Sans doute, mais alors l'impulsion à frapper
et à détruire sera bloquée par la crainte de porter du même coup une
atteinte sacrilège à la Croix de Lumière. Tout geste risquant dès lors
d'être un péché, l'idéal serait un immobilisme interrompant tout
contact avec les choses. « Je pèche peut-être en marchant », s'inquiète
un disciple dont les Kephalaia rapportent le souci. Et l'assurance
que l'Ame Vivante n'en voudra pas à celui qui la piétine en voyageant
dans un but missionnaire, ne change rien au fond de cette monumen-
tale phobie du toucher. Il va de soi qu'à l'instar de la loi bouddhique,
le « meurtre » du moindre animalcule est à éviter. Le parfait Manichéen
ne devra, au surplus, se livrer à aucun des travaux de la terre, ne rien
posséder en propre, repousser tout ouvrage manuel. Marque par
ailleurs de l'aversion de Mani pour le Baptisme, les bains mêmes ne
devront se prendre que rarement, de crainte d'un « attentat contre
l'eau ».
Comment, dans ces conditions, les Saints peuvent-ils encore absorber
leur nourriture sans crime contre la Lumière qu'elle renferme, ni sans
danger d'intoxication par la matière animée qui la constitue ? Nous
verrons bientôt la solution pratique apportée à cet insolite scrupule.
Indiquons seulement, pour l'instant, que l'alimentation est soumise à
un rituel de déculpabilisation comportant, entre autres, des excuses au
pain que l'on va rompre et mâcher ; que des jeûnes purificatoires réitérés
et parfois prolongés sont prescrits ; surtout, que des tabous alimen-
taires frappent la viande et l'alcool, impurs par excellence. Les textes
se rapportant à ces diverses prescriptions livreraient une véritable
psychologie de l'anorexie mentale !
Le moment est venu d'apprendre que cette morale entièrement
ascétique et privative a besoin d'amendements, non seulement pour
ne point aboutir, en théorie, au suicide universel par inanition et refus
de procréer rêvé par les Cathares français, mais déjà pour pouvoir
416 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

s'incorporer dans une forme sociale. Le principal de ces amendements,


qui rendirent le Manichéisme vivable malgré ses tendances inhumaines
et dissociales, est apporté par la distinction, au sein de l' « Église de
Lumière », entre Élus et Catéchumènes. Ces derniers formaient la
masse des croyants ordinaires, incapables de s'astreindre à une rigou-
reuse observance, tandis que les Élus, ancêtres des Parfaits du Mani-
chéisme médiéval, se soumettaient à l'intégralité de la loi. Les Élus
n'auraient pas pu subsister sans l'assistance des Catéchumènes qui,
en revanche, s'en remettaient à leur intercession pour continuer à
vivre sans remords une foi contredite par leurs actes.
Il faudrait compléter le compte des traits obsessionnels du Mani-
chéisme en décrivant l'étroite, incessante et compulsive activité ratio-
nalisatrice par laquelle il se défend contre les contradictions extérieures
et surtout internes, ses classifications rigides, son impénitent besoin
de symétrie, sa prétention à tout expliquer, l'arithmomanie dont
témoignent son herméneutique et son apologétique (numérotation des
êtres mythiques, de leurs travaux, etc.), sa fuite dans la phantasmati-
sation à chaque nouvelle difficulté, pseudologie confinant sans cesse
à la sèche ratiocination. Mais à vrai dire, ces aspects propres à la pensée
systématique de la Gnose en général n'offrent rien de spécifiquement
manichéen.
Enfin, après la phobie du toucher envisagée plus haut, on pourrait
relever une série d'autres manifestations phobiques. La plus caracté-
ristique, du point de vue de la régression infantile, paraît bien être la
phobie de la nuit, si l'on tient compte de l'importance anxiogène de
l'image des Ténèbres, expression et hypostase du principe même du
Mal. En effet les descriptions de la nuit contenues dans les Kephalaia,
en particulier, remarquablement vivantes et dramatiques malgré leur
systématisme, correspondent de manière frappante à la rationalisation
de terreurs nocturnes. La nuit s'y trouve dépeinte comme le réceptacle
de tous les maux, de toutes les douleurs, de tous les vices et de toutes les
angoisses — heu de rencontre des esprits mauvais, des animaux anthro-
pophages et dés serpents.

LA CONCEPTION MANICHÉENNE DE LA VIE REPOSE SUR DES PHANTASMES


D'INCORPORATION ET DE REJECTION

Les conceptions mythiques et morales du Manichéisme sont impré-


gnées de pensée magico-infantile sous ses formes les plus diverses. On
aura remarqué au passage le symbolisme, le syncrétisme, l'animisme
et l'artificialisme qu'elles mettent en oeuvre. Certes, on peut identifier
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 417

dans ces conceptions des phantasmes appartenant à tous les stades du


développement libidinal. La liste des exemples à citer serait intermi-
nable, puisque tout phénomène naturel relève d'explications phantas-
matiques évoquant de nombreuses comparaisons avec les mythes cor-
respondants des cultures primitives. Bornons-nous à signaler, pour le
propos de ce chapitre, que toute une gamme de théories de la conception
par voie orale, et de la grossesse, se retrouvent dans les spéculations
sur la génération et la vie conjugale des premiers parents, ainsi que
dans l'explication du remplissage périodique de la lune ; la théorie de
la conception par manducation d'un aliment magique s'appliquant
également, dans la légende, à l'incarnation de Mani. Quant à la signi-
fication de la pluie d'orage dans le mythe de la séduction des archontes,
lesquels éjaculent à l'instant où la Vierge de Lumière, splendidement
nue, se dérobe à leur poursuite après s'être exhibée l'espace d'un
éclair, ne serait-elle pas l'écho d'incidents énurétiques dans la promis-
cuité des premières années ? Ceci par opposition à l'idée partout répan-
due, et encore propagée à l'époque par la mystique éleusinienne, d'une
union fécondatrice entre le Ciel et la Terre. On pourrait citer, il est
vrai, en contraste avec le sceau nettement pré-oedipien qui marque
l'imagination manichéenne, telle représentation (en vigueur au Tur-
kestan) qui voyait dans le Prince des Ténèbres à la fois le fils et l'amant
de la Matière.
Mais en tout état de cause les phantasmes les plus soutenus, le plus
souvent repris, les plus conséquents et les plus caractéristiques sont
ceux d'introjection et de réjection, de type principalement oral. Ce
qui s'accorde avec la constatation que souvent, chez les Primitifs, les
représentations orales l'emportent encore sur les représentations anales
(cf. Roheim) ; d'autre part, la prévalence régressive de l'oral sur l'anal
doit être mise en rapport avec le refus des Élus de rien posséder en
propre ni de rien acquérir. Examinons quelques-uns de ces phantasmes
sur les trois plans mythologique, anthropologique et pratique.
La psychologie des démons manichéens — des archontes — est
donc celle des pulsions à l'état brut, sans aucun ' frein surmoïique,
sans aucune intégration à un moi chez eux inexistant. Or « le désir »
des démons, manifesté par leur agressivité et réductible à elle, se fait
valoir avant tout sur le mode oral. Les habitants des Ténèbres dévorent
tout ce qu'ils perçoivent, s'entre-dévorent dès qu'ils s'entrechoquent,
et faute de proie se mettent même à une stupide autophagie. A titre
de comparaison notons que les Manichéens ont donné à la Matière-
concupiscence, dans l'aire de culture iranienne, le nom du démon
PSYCHANALYSE 27
4l8 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

mazdéen Azi, celui « qui dévore tout et qui, lorsqu'il n'a plus rien,
se dévore lui-même ». La sexualité satanique, réduite pour sa part à
des éléments captatifs-sadiques et excrétoires excluant l'amour, se
différencie si peu de l'incorporation sadique, que forniquer et manger
sont des actions à signification couramment assimilées. Assimilation
qui se reportera d'ailleurs sur le plan moral, parce que l'alimentation
nourrit spécifiquement le désir erotique et que la gourmandise et l'union
"sexuelle visent au même titre, bestialement, à une satisfaction charnelle
équivalente. Parallèlement, l'angoisse manichéenne de castration se
masque régressivement derrière la peur d'être mangé ou mis en pièces ;
on ne relève en effet ni scène mythique ni rite de castration proprement
dite dans le Manichéisme, mais par contre des représentations dont
celle de l'âme d'Adam avant son salut donne le ton, exposée qu'elle
est « aux dents de la panthère et aux dents de l'éléphant, dévorée par
les voraces, engloutie par les gloutons, mangée par les chiens, mélangée
et empoisonnée dans tout ce qui existe, liée dans la puanteur des
Ténèbres ». Lorsque, maintenant, les Ténèbres eurent perçu l'exis-
tence de la Lumière, elles se ruèrent immédiatement sur elle pour
l'absorber ; puis elles avalèrent et digérèrent l'Homme Primordial
et ses Fils accourus contre elles. Cette ingestion, bénéfique pour une
part, conféra aux archontes « matériels » les rudiments d'une cohésion
et d'une conscience qui leur faisaient défaut, mais du même coup,
maléfique, les empoisonna et les exposa à l'entreprise divine du déga-
gement de la Lumière perdue dans le mélange, comme s'ils eussent
gobé l'hameçon avec l'appât.
Sur le plan anthropologique, le corps humain est habité par une
armée d'Archontes, présidant à chacune de ses divisions, de ses organes,
de ses tissus, de ses humeurs, de ses fonctions et de ses maladies :
incorporation destructrice de l'objet sadique, l'objetincorporé subsistant
inassimilé comme source d'angoisse. Les textes insistent complaisam-
ment sur cette possession que l'on pourrait qualifier de physiologique :
« Il y a plusieurs puissances dans ce corps, qui sont les habitants de la
maison et ses autorités » ; ou encore : « Ils (— les hommes) se tiennent
dans un corps qui n'est pas le leur. » Certains de ces Archontes sont des
sentinelles affectées aux organes des sens et aux orifices naturels, pour
empêcher toute introjection conservatrice par ces « portes », en l'espèce
la pénétration salvatrice de l'Esprit de Lumière. Soulignons que la
situation créée par l'introjection maléfique et désécurisante originelle,
ainsi que par la résistance à l'introjection bénéfique et sécurisante,
est des plus fluides. Car la nutrition renforce, à chaque repas, le poten-
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTÈME MORAL DES MANICHÉENS 419

tiel des Ténèbres intra-corporelles, renouvelant constamment la source


des passions qui en manifestent l'active présence. Même, les Élus ne
sauraient s'en préserver définitivement, et à ceux qui s'étonnent de
rester sujets à des accès d'irritabilité, de jalousie, de dysphorie, malgré
la plus fidèle observance des préceptes, Mani répond de ne pas s'en
scandaliser, les affects négatifs et les impulsions qu'ils déplorent conti-
nuant à les envahir par la bouche. Mais, en second lieu, la maîtrise
ascétique du corps et de ses besoins torture et châtie le mal introjecté,
le force à une évacuation partielle, et permet pour autant de déplacer
le centre de gravité de la personnalité du côté de l'introjection conser-
vatrice — source de sentiments de joie, de force, d'invulnérabilité,
d'après les termes de Bouvet.
Cependant, ce processus nous amène à décrire le rituel obsessionnel
grâce auquel les Élus s'autorisent à manger malgré tout, et la conception
magique de la digestion qui constitue, peut-être, le rouage du système
manichéen où l'intention morale et la tendance sublimatrice sont le
plus trahies par les phantasmes régressifs qui les sous-tendent. Nous
connaissons déjà le tabou qui frappe toute nourriture carnée et boisson
alcoolique. Les aliments de l'Élu seront donc exclusivement végétariens
(pain et légumes), parce que les végétaux évitent le mode de reproduc-
tion abhorré, par coït, et sont ainsi infiniment plus consubstantiels à
la Lumière. Et la pratique manichéenne d'établir toute une hiérarchie
fantaisiste des légumes qui incluent le plus d'âme divine et... inspirent
par là une plus grande affection! Mais n'oublions pas pour autant
— paradoxe typiquement manichéen — que les végétaux ont germé
spontanément du sperme soustrait par la ruse aux Archontes aériens
et précipité en pluie, de telle sorte que l'Élu végétarien s'incorpore
la semence-force ravie à ses persécuteurs. Cette conséquence n'est pas
modifiée du fait que les démons aient d'abord dérobé leur force-
Lumière à Dieu dans un élan prométhéen. Mais le fidèle peut satis-
faire sans prise de conscience angoissante son agressivité contre Satan,
s'il se représente avant tout la provenance première de la substance
lumineuse végétale dont il se nourrit ; tandis que l'origine intermédiaire
et démoniaque de celle-ci, à l'inverse, lui permettra de croire adresser
intégralement au mal la haine inconsciemment vouée à Dieu. Ce procédé
de bascule, impliqué par la prise de nourriture en tant que double
communion (divine et satanique), s'applique d'ailleurs à maint autre
poinfoù l'ambivalence foncière du Manichéisme ramène classiquement
l'élément refoulé à travers le refoulant.
Mais ce moyen de défense inconscient ne suffit pas, et il faut se
420 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rappeler que l'Élu n'a le droit ni de récolter, ni de préparer sa nourri-


ture, de peur précisément d'une agression contre l'âme divine qu'elle
renferme. Ses repas lui seront donc servis par des Catéchumènes, qui
prennent sur eux d'avoir porté la main sur la Croix de Lumière, mais
en reçoivent aussitôt le pardon parce qu'ils ont péché dans l'intention
d'entretenir la vie d'un saint. Ce dernier, rituellement, se défend alors
d'avoir tourmenté la Vie et il maudit son nourricier ; nous avons déjà
dit qu'il adresse également des excuses et des supplications à l'Ame
qu'il va absorber et, de cette manière, fixer dans un nouveau mélange.
Mais cette destruction alimentaire d'un objet vivant par l'Élu, et chez
lui seul, ne perpétuera pas le maintien « biologique », si l'on peut dire,
de l'incarcération de la Vie divine dans la Matière satanique. Les quan-
tités de Lumière séparées des Ténèbres par l'alchimie de la digestion
s'accumuleront dans le corps de l'Élu, et en particulier dans son sperme :
répétition, à l'échelle individuelle, du processus mythique de l'absorp-
tion de la Lumière par la Matière, dont l'ascèse renverse l'intention
destructrice en vertu conservatrice. Tel est l'effet magique de la conti-
nence, effet tenu pour physique par les Manichéens : délivrer l'Ame
Vivante de son intrication avec les Archontes, transformer l'organisme
du Parfait en un accumulateur de substance divine récupérable, à sa
mort, dans la mesure où il se sera abstenu de rapports sexuels. Peut-on
lire en filigrane, à certains passages, quels cas de conscience posaient
l'onanisme et les pollutions nocturnes du fait de toutes ces spéculations,
qui excitèrent chez saint Augustin (1) une verve décidément scatologique ?
Ce n'est pas sûr. Mais au sujet de l'effet rétenteur de l'ascétisme sexuel,
citons cette croyance contemporaine du Manichéisme et revendiquée
par une secte gnostique populaire : Jésus, bien que mangeant et buvant
normalement, n'évacuait rien, grâce à la puissance de sa continence.
En résumé, point de repas qui ne soit sacralisé et n'aboutisse, d'une
part, à l'incorporation conservatrice de l'objet bénéfique, et de l'autre,
à l'incorporation destructrice de l'objet maléfique, partiellement reje-
table sous forme d'excréments. Relevons encore que le métabolisme
phantasmatique ainsi exposé permet une curieuse fantaisie de retour
au « sein paternel », dont nous connaissons du reste la fonction « parthé-
nogénétique ». Le Catéchumène, qui ne pratique ni continence, ni
abstinence alimentaire rigoureuse, reste attaché au cycle des réincar-
nations (metaggismos) ; mais si sa conduite a été par ailleurs exemplaire,
elle aura pu lui valoir le privilège de renaître dans une plante destinée à

(1) Confess., III-X, 18 ; Contra Faustum, passim (cité par PUECH).


MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS. 421

la consommation d'un saint, et de transmigrer dans la chair de ce der-


nier — d'où, à la mort de l'hôte, il réintégrera la source divine de la
vie. « Retour » par fusion à la substance divine, c'est aussi bien le but
même de l'existence manichéenne : retour dans le sein bénéfique
dépouillé de sa différenciation sexuelle, pour l'initié, et pour l'ignorant,
retour dans la matrice dévorante des Ténèbres.
LE SYSTÈME MANICHÉEN OFFRE DES POSSIBILITÉS DE SUBLIMATION
ET LE MYTHE Y ASSUME UNE FONCTION PSYCHOTHÉRAPEUTIQUE
Karl Abraham a écrit, dans Traum uni Mythus, que les mythes
sont les songes de l'humanité. Ce que l'on répéterait aujourd'hui en
disant que le mythe exprime la structure infra-consciente d'une culture.
Ainsi en va-t-il du mythe manichéen, encore qu'il ait été élaboré per-
sonnellement et fixé par Mani dans ses moindres détails. Bien que ses
éléments principaux soient repris de diverses constructions mytholo-
giques en vigueur à l'époque, l'affabulation propre à Mani atteint,
elle, comme l'oeuvre de tout grand réformateur religieux, à un degré
de généralité qui en a fait pour un temps une représentation collective
adaptée aux besoins d'un grand nombre. D'un autre côté, le système
manichéen peut s'exposer entièrement sur le mode symbolique, car
les traductions conceptuelles et abstraites qu'on s'est efforcé d'en tirer
dès l'antiquité ne renvoient qu'un pâle reflet de la dynamique propre à
sa formulation mythique. A ce titre, la mentalité manichéenne fournit
une utile référence à l'étude de la pensée mythique et de la fonction
du mythe en général.
Déjà l'empereur Julien, en établissant que le mythe « n'arriva
jamais, mais est éternellement vrai », laissait à entendre que la portée
d'un mythe pour la vie intérieure ne dépend en aucune façon de sa
vérité historique ou logique. Et si l'on tient compte de la dignité conférée
à l'explication mythique par Platon — lui qui demandait de se tourner
vers les « idées » « de toute son âme » (non pas avec la pensée seule) —
on verra mieux que la représentation mythique, dans un sens large,
joue son rôle jusque dans l'élan de la pensée scientifique. Ceci ressort
plus particulièrement de la signification subjective, pour leur auteur,
des hypothèses scientifiques et des notions heuristiques. Et pour
prendre un exemple familier aux théories psychanalytiques, la repré-
sentation freudienne de la « horde originelle » ne porte-t-elle pas, en
dépit de ses tenants et aboutissants positifs, un caractère précisément
mythologique ? Or comme le raisonnement inductif ne peut sans doute
pas se passer de soutien imaginatif, et en matière de biologie et de psy-
422 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

chologie explicatives moins qu'ailleurs, une meilleure compréhension


de la fonction « existentielle » du mythe préviendraitbien des confusions
courantes entre l'ordre de l'analyse rationnelle de la science et celui
de la symbolique imaginative. Qu'on pense à la « mythologie cérébrale »
d'une certaine neurologie, par exemple ! La pensée psychologique ne
saurait accorder trop d'attention à sa propre méthode, on l'a souvent
répété, dans un domaine où l'instrument de « mesure » de l'esprit est
cet esprit lui-même...

Toujours est-il que l'expérience vécue du Manichéen se dilate,


par projection inconsciente, à des dimensions universelles. Comme
pour le Primitif dans l'esprit duquel nombre d'activités s'assimilent
rituellement au prototype mythique qu'elles renouvellent, la vie du
Manichéen reproduit à l'échelon individuel le drame cosmique, de
même que son organisme se moule sur l'image du monde. D'un point
de vue statique d'une part, la correspondance microcosme-macrocosme
joue sans défaut ni souci de l'absurde. Non seulement la configuration
élémentaire du corps humain répond à celle du monde, mais encore
l'homme est divisé et recoupé symboliquement, sous les aspects les
plus divers, en fractions dont le compte se conforme chaque fois à
une numérologie céleste, infernale, cosmologique ou géographique.
D'un point de vue dynamique d'autre part, l'histoire individuelle et
la sotériologie reproduisent trait pour trait les grandes lignes de la
cosmogonie et de l'histoire universelle. La nature, pour le Manichéen,
est une réalité avant tout émotionnelle. Dans d'autres systèmes gnos-
tiques où les représentations de la formation du monde, de la création de
l'homme et du salut se superposent aussi étroitement, ces processus sont
plus expressément assimilés à des actes de génération et d'accouchement.
Encore une fois, il fallait que le Manichéisme satisfît à de réels
besoins pour que sa diffusion se poursuivît au delà d'élites isolées,
malgré les aspects anti-sociaux et inhumains qui sautent les premiers
à nos yeux modernes. Parmi les motifs qui favorisèrent psychologique-
ment son implantation, le dualisme d'expression mythique constitue
certainement le principal, de par l'apaisement qu'il procure à l'impres-
sion d'être le vil esclave des conditions temporelles, aux angoisses
d'insécurité et de désagrégation investies dans le problème du mal,
et plus profondément au conflit de l'ambivalence affectivo-instinctive.
La responsabilité du mal moral et ontologique est totalement déclinée.
L'ambivalence est supposée résolue par la désintrication des pulsions
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 423

d'amour et de haine, de vie et de mort, représentées sous l'aspect


d'entités mythiques, et cette désintrication permet le retour à un stade
adualiste par identification à l'objet bon (parallèlement, identification
des Catéchumènes aux Élus, et finalement de tous en une même âme
universelle). Mais conjointement, la force d'attraction du mythe mani-
chéen s'explique par la projection à effet cathartique permise aux for-
mations infantiles précitées,' et tout spécialement aux phantasmes et
pulsions d'introjection et de réjection. Pulsions primitives qui se
déchargent, selon un processus si courant dans la psychologie collective,
en des manifestations socialisées et institutionnalisées propres à en
abaisser le seuil de refoulement. Seulement, comme nous le savons
aussi, le caractère régressif de la solution manichéenne ressort à l'évi-
dence du sceau sévèrement obsessionnel qu'elle imprime à l'ensemble
de la vie humaine.
Il s'ensuit que le système manichéen s'interprétera, formellement,
comme, une névrose collective. Et la désintrication qu'il préconise
aboutit en droit, répétons-le, à une dissociation de la personnalité,
puisque le mal substantifié, qu'il veut rejeter magiquement hors de
l'homme, fait bel et bien partie intégrante de celui-ci. Mais en fait il
peut en aller autrement, pour autant que la pratique corrige l'absolu
du dogme, et surtout qu'une adaptation sociale au sein de la commu-
nauté religieuse se substitue à l'absence d'adaptation au monde ambiant.
Ainsi, les tendances à l'autisme et à la passivité, inhérentes au refus
du monde, sont vivement combattues par l'obligation d'un prosély-
tisme toujours en éveil ; et l'incurie découlant de l'ascèse purement
négative de l'Élu, par l'entreprise de voyages aspostoliques incessants :
prenant là aussi le contre-pied des religions antiques particularistes,
le Manichéisme se voulut essentiellement universaliste, donc mission-
naire. Un sentiment de responsabilité collective et un élan d'entr'aide
s'épanouissent à côté des tabous et rituels les plus régressifs. Les
besoins esthétiques et poétiques trouvent leur aliment dans des manus-
crits enluminés, chefs-d'oeuvre du temps, et plus encore dans des
hymnes d'une ampleur, d'une élévation, d'un lyrisme remarquables.
Un certain amour rédempteur de la nature réussit même à se faire jour
à l'ombre de la haine du monde, comme en témoigne entre autres ce
vers d'un hymne du Fayoum : « Tu as fait du monde entier une harpe
pour toi. » Bref, le souffle d'un mysticisme relativement équilibré est
parvenu à réchauffer la nuit du pessimisme dualiste. Mysticisme compa-
rable à ceux qu'ont inspirés toutes les religions importantes, qui procure
son apaisement en libérant de la rigidité du dogme manichéen, et dont
424 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

il s'agit de distinguer les réactions mystiques exaltées où les éléments


pervers et agressifs contaminent outre mesure l'élément destiné à les
compenser (amour de Dieu ou du prochain). Ceci dit pour mettre en
relief quelques possibilités offertes par le Manichéisme de « réussir »
une sublimation harmonieuse.
Au total ascétisme sexuel lui-même est dévolue, dans l'intention des
Manichéens, une fonction de revalorisation de l'amour et un rôle
social en tant que passage de l'égoïsme à l'altruisme. A propos de ce
paradoxe on peut citer deux textes de Freud, choisis par Zilboorg
(supplément de La vie spirituelle, n° 24) dans les Contributions à la
psychologie de l'amour, et dont nous modifions un peu la traduction :
1) « Il est certainement vrai que l'importance d'un désir instinctif
pour la pensée augmente en général s'il est frustré. Mais n'est-il pas
également vrai que, réciproquement, la valeur acquise dans l'esprit
par un instinct baisse invariablement avec sa satisfaction ? »
Le second extrait, après une minime transposition, s'appliquerait
trait pour trait à notre sujet :
2) « Aux époques où aucun obstacle à l'assouvissement sexuel n'exis-
tait, comme peut-être durant la période de déclin de la civilisation
antique, l'amour devenait sans valeur, la vie devenait vide, et il a fallu
d'importantes formations réactionnelles avant que l'indispensable valeur
affective de l'amour pût être restaurée. Dans ces conditions, on peut
affirmer que le courant ascétique du Christianisme eut cet effet d'exhaus-
ser la valeur psychique de l'amour à un point que l'antiquité païenne
n'aurait jamais pu atteindre ; ce courant acquit sa plus haute signifi-
cation dans la vie des moines ascètes, qui furent presque continuellement
occupés à lutter contre des tentations charnelles. »
Ces textes de Freud, remarquons-le en passant, sont à verser au
dossier de la question de l'hétérogénéité de l'affect et de l'instinct.
Mais les réalisations du Manichéisme dans l'ordre des valeurs
personnelles, sociales ou culturelles se sont faites, à plus d'un égard,
malgré lui. On aurait cependant une opinion incomplète de cette reli-
gion qui se voulut universelle, en ne la considérant que sous l'angle de
la névrose collective. Toute névrose figurant par ailleurs un essai
manqué de guérison, la fonction psychothérapique ressort avec netteté
du mythe et de l'éthique manichéens. Aussi bien Mani, auquel la
tradition attribuait plusieurs guérisons miraculeuses, revêtait-il dans
l'esprit du fidèle l'imago du Médecin parfait. La gnose opère comme
remède contre l'angoisse, en particulier contre les angoisses de démem-
brement, d'insécurité, de culpabilité et d'infériorité. Cette « médication
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 425

psychologique » est administrée par le truchement d'un mythe, c'est-


à-dire d'un ensemble organisé de représentations dynamiques agis-
sant de par leur « efficacité symbolique », pour adopter le terme de
Mme Séchehaye (terme repris par Lévi-Strauss à propos de rituels
médico-magiques primitifs). Et ceci tantôt en médiatisant une catharsis
sur le plan du phantasme, tantôt en provoquant une abréaction sur le
plan de la conduite : les croyants ordinaires investissant principalement
le premier de ces plans, tandis que les Élus recouraient aux ressources
conjuguées de l'un et l'autre processus.
Le gnostique Valentin (né vers 100 p.-C. en Basse-Egypte) avait été
plus explicite en recourant, comme le relève G. Quispel, à un vocabu-
laire médical pour désigner l'état de l'âme en cours d'initiation mythique,
initiation comprise comme le passage d'un état morbide à la santé à
recouvrer. Un exemple pris dans le vif des Kephalaia rendra bien
compte de l'antagonisme de l'effet psychothérapique et de l'action
névrosante du Manichéisme pratiqué. Il s'agit d'un disciple qui s'adresse
à Mani pour se plaindre de l'alternance en lui d'états de calme et
d'assurance d'une part, de troubles psychologiques et somato-fonc-
tionnels d'autre part (trad. M. G.) :
« Parfois je suis tranquille dans mon coeur ; c'est alors que ma
réflexion est affermie, que mes convictions se maintiennent toutes
solidement, que je voyage... /pour ?/... apporter mes paroles à tous les
hommes... /patiemment ?/..., que je suis tranquille dans la joie de
l'Esprit (de Lumière), que mon corps lui aussi m'est léger, cependant
que mon âme se réjouit en sagesse et en connaissance véridique. Parfois
au contraire je deviens troublé, mes enseignements se font confus et
traduisent une tristesse accrue ; le chagrin, l'emportement, la haine
et la concupiscence (augmentent) et je m'efforce de lutter avec toute
mon énergie pour les réduire. Mais je ne puis y parvenir sur l'heure
ou le jour où ils se sont élevés en moi, /de sorte que ?/ toutes ces
croyances pernicieuses et mauvaises pensées font irruption et se préci-
pitent sur moi. Je ne sais pas, puisque pas une seule de ces pensées qui
sont venues en moi ne m'est explicable, si elles proviennent de l'exté-
rieur et se sont insinuées chez moi. J'ignore aussi si elles se sont éveillées
(sur place) en moi-même et s'y sont rebellées et dressées contre moi.
Je n'en sais rien de plus. Mais je reconnais seulement qu'égaré, je
deviens très ébranlé dans mes convictions... On trouve ma parole sans
valeur dans ma bouche... Je deviens un égaré et un trublion parmi les
frères. Mon corps aussi s'élève contre moi, et tombe malade pour la
journée entière. » De la monotone énumération qui continue, on peut
426 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

déduire encore que le « patient », dans ce qu'il faut appeler ses phases
de décompensation névrotique, est enclin à cesser le jeûne et la prière,
ainsi qu'à s'irriter contre ses coreligionnaires et à mal organiser ses
tournées apostoliques — toutes dispositions qui cèdent le pas aux incli-
nations inverses dans les phases de compensation. Par sa réponse,
Mani tend essentiellement à déculpabiliser le disciple en lui remontrant
qu'il n'est en rien responsable de ses troubles. Mais évidemment les
mécanismes de défense obsessionnels proposés pour combattre ce mal,
tout moralises qu'ils soient, ne pourront qu'entretenir le conflit en le
refoulant.
Du'reste, si le Manichéisme n'avait pas permis un certain progrès
dans le sens d'une adaptation du Moi et de la libido à la réalité sociale
— et cela bien moins par son contenu au sens strict, que par les énergies
individuelles qu'il pouvait drainer — il ne se serait pas imposé, même
passagèrement, comme religion officielle dans les principautés ouigoures
du Turkestan. S'y serait-il peut-être quelque peu détendu en s'adap-
tant à la mentalité bouddhique? En somme, il en va du mythe vécu
comme du rite en lequel souvent il s' « accomplit » : certaines formations
névrotiques augmentent leur potentiel cathartique dans la mesure où
leur fixation à l'échelle sociale masque la désadaptation ou le conflit
dont elles tirent origine. C'est sous cet angle que la névrose collective
peut devenir rançon d'un meilleur équilibre individuel.
Toutefois, contrairement à certaines opinions hâtives, cet effet
psychothérapeutique ne correspond ni dans ses moyens, ni dans son
fond, à un processus psychanalytique, puisqu'il ne réduit ni les méca-
nismes de défense, ni les éléments transféraux. Par contre on est en
droit de découvrir plus d'une analogie entre le mécanisme du salut
par la prise de conscience d'après la gnose manichéenne, et le « pro-
cessus d'individuation » selon C. G. Jung ; de sorte que nous n'hési-
terions pas à comparer le mode de guérison par revalorisation et socia-
lisation de complexes inaccessibles analytiquement, proposé par le
Manichéisme, à celui auquel recourt la psychothérapie junguienne.
On sait que les psychologues junguiens ont voué un grand intérêt
à la spiritualité gnostique en général et au Manichéisme en parti-
culier, sujets sur lesquels nous leur devons d'importantes contributions.
Par l'esquisse tracée ici, nous aurions voulu réaffirmer les droits
de la réflexion psychanalytique et faire mieux reconnaître son apport
et sa portée, dans un champ d'action où elle se rencontre avec les
méthodes de la critique philosophique, historico-religieuse et phéno-
ménologique, et où elle trouve beaucoup de matériaux élaborés par la
MYTHE DOGMATIQUE ET SYSTEME MORAL DES MANICHEENS 427

psychologie analytique de Jung. Enfin, ce n'est pas le moindre intérêt


des propositions psychanalytiques qui se dégagent de la phénoméno-
logie du Manichéisme, que de corroborer de la manière la plus pitto-
resque, au niveau culturel, les vues de Bouvet sur les relations d'objet
dans la névrose obsessionnelle : relations dérivant des pulsions d'in-
trojection et de réjection.
Genève, octobre 1953.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE
Nous nous faisons un agréable devoir de remercier M. le Pr Edmond
Rochedieu, titulaire de la chaire d'histoire des religions à l'Université de Genève,
des précieux conseils qu'il nous a donnés en attirant notre attention sur l'intérêt
psychologique de l'étude du Manichéisme.
De crainte que l'appareil des références détaillées n'alourdisse notre texte,
nous avons renoncé à les produire ; mais nous communiquerons très volontiers
celles que l'on voudrait bien nous demander en particulier.
KEPHALAIA, Manichàische Handschriften der staatlichen Museen Berlin, Kohl-
hammer, Stuttgart, 1940.
A Manichaen Psalm-Book, Manichcean Manuscripts in the Chester Beatty
collection, ibid.
ALFARIC, Les écritures manichéennes, 2 vol., Floury, 1918.
ALLBERRY (Charles R. C), Symbole von Tod und Wiedergeburt im Mani-
châismus, in Eranos Jahrbuch, 1939, Rhein Verlag, Zurich.
LEISEGANG (H.), La Gnose, Payot, 1950.
NELLI (René), La continence cathare, in Mystique et continence, Études carmé-
litaines, 1952.
PÉTREMENT (Simone), Le dualisme dans l'histoire de la philosophie et des religions,
N. R. F., 1946.
— Le dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichéens, P. U. F, 1947.
PUECH (H.-C), Le Manichéisme, in Histoire générale des religions, t. III, Quillet,
1947.
— Le Manichéisme, Publications du Musée Guimet, 1949.
— Der Begriff der Erlösung im Manichâismus, in Eranos Jahrbuch, 1936.
— Le prince des Ténèbres en son royaume, in Satan, Études carmélitaines,
1948.
QUISPEL (Gilles), Gnosis als Welt-Religion, Origo Verlag, Zurich, 1951.
ROCHEDIEU (Edmond), Le succès et la décadence du Manichéisme, chapitre de
« Angoisse et religion », Mont-Blanc, Genève, 1952.
RUNCIMAN (Steven), Le manichéisme médiéval, Payot, 1949.
WERNER (Charles), Le problème du mal, Payot, Lausanne, 1946.
WIDENGREN (Geo), The great Vohu Manah and the apostle of God, Disser-
tation, Uppsala, 1945.
— Mesopotamian éléments in Manichceism, Uppsala, Universitets Aersskift,
1946.
Interprétation prégénitale(I)
Introduction à un colloque

par B. GRUNBERGER

L'interprétation du matériel prégénital étant un problème technique


bien circonscrit, je présume que, dans l'esprit des initiateurs de ce
colloque, il s'agit surtout d'élucider un certain nombre de questions
techniques s'y rattachant, telles les indications, les contre-indications,
et les effets dynamiques de l'interprétation prégénitale, en un mot
établir les conditions stratégiques et tactiques dans lesquelles elle
doit, ou ne doit pas être utilisée. Or, le fait que la question soit posée
montre qu'il existe à ce sujet un certain flottement, une certaine équi-
voque et des divergences qui appellent une mise au point. Cet état de
choses résulte — à mon sens — de positions doctrinales anciennes,
fixées, n'ayant pas suffisamment retenu les apports plus récents, tels,
par exemple, ceux de Melanie Klein et Bergler. Aussi me semble-t-il
nécessaire de traiter l'aspect purement technique et pragmatique de la
question en la situant dans son cadre historique afin d'étudier la nature
même du matériel analytique ainsi que l'essence et le dynamisme spéci-
fique du matériel prégénital. Je ne pourrai, évidemment, qu'amorcer
cette étude et je compte beaucoup sur la discussion qu'elle ne devrait
pas manquer de susciter pour la compléter. Quant au matériel clinique
que je vous présenterai ensuite, il est puisé dans mes analyses d'adultes
et je serai donc obligé de négliger complètement l'aspect technique qui
concerne l'analyse d'enfants. Je suis sûr que cette lacune sera largement
comblée par mes interlocuteurs spécialistes de cette question.
Bergler dit dans son Basic Neurosis que si Freud avait en premier
découvert le conflit oral et ensuite le complexe d'OEdipe, le cours de
l'histoire de la psychanalyse en aurait été changé. La question qui nous
occupe s'insère donc dans le cadre de l'histoire de la doctrine psycha-

(I) Conférence faite à la Société psychanalytique de Paris, le 6 octobre 1953.


INTERPRÉTATION PREGENITALR 429

nalytique elle-même, mais ce serait abuser de votre patience et nous


éloigner du sujet que de la considérer sous cet angle. Je suis par contre
obligé de vous rappeler, en simplifiant à l'extrême, la position initiale
de Freud, position centrée sur le traumatisme sexuel, le complexe
d'OEdipe et le défoulement par l'analyse du contenu. Il est possible
de penser qu'étant donné ce cadre, Freud et ses premiers élèves ont
dû éprouver, tôt ou tard, certains inconvénients. Ce fait nous a valu'
l'évolution ultérieure de la doctrine et de la technique analytique, mais
a engendré aussi, me semble-t-il, une sorte de réflexe de peur (serait-ce
une sorte de mémoire phylogénétique ?) devant certaines situations;
ce réflexe semble avoir survécu et détermine une attitude pusillanime
chez certains quant à l'objet même de ce qui nous occupe aujourd'hui.
Mais revenons à notre point de départ. La primauté de l'OEdipe posée,
tout le matériel était considéré sous cet angle et quant à la technique, elle
était subordonnée au but qui était le défoulement, c'est-à-dire la connais-
sance du matériel inconscient. Pour ne pas allonger inutilement cette
digression, je pense pouvoir caractériser cette position par un détail
de langage : Freud ne parle jamais de technique mais d'art d'interpré-
tation (Deutungskunst). De plus, il réservera pour certaines interpré-
tations historiques le terme de « constructions » (1). Je vous rappelle sa
fameuse comparaison de l'analyste à un joueur d'échecs ; celui-ci
peut apprendre quelques coups classiques d'ouverture et de clôture,
quant à ce qui se passe entre les deux...
Entre temps, Freud et ses élèves ont élargi le domaine de la psycha-
nalyse en ajoutant à l'OEdipe l'étude des phases prégénitales. L'ana-
lyste, travaillant dans ce cadre trop vaste, et sans un nombre de repères
suffisants, a dû nécessairement — en interprétant le contenu, tout le
contenu — éveiller la résistance de l'analysé et aboutir — dans certains
cas — à une complication indésirable entre toutes, la « situation chao-
tique ». Ayant fait cette expérience décourageante, l'analyste a redoublé
de prudence et s'en est tenu désormais à l'interprétation de l'OEdipe
uniquement, n'ayant recours à l'analyse du matériel prégénital que dans
certains cas et dans certaines phases de l'analyse, selon un schéma
plus ou moins empirique. La règle technique : analyser d'abord le
superficiel et aller ensuite en profondeur ne veut pas dire forcément
analyse de l'OEdipe. Le transfert reste le meilleur moyen de juger ce
qui est superficiel. Fenichel a souligné (2) que, dans la névrose obses-

(1) FREUD, Konstritktionen in der Analyse, 1937.


(2) FENICHEL, Problèmes de technique psychanalytique, Revue française de Psychanalyse,
I951, II.
430 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

sionnelle, c'est bien la phase sadique-anale qui est superficielle et non


pas la phase oedipienne. Il est cependant évident que si la régression
n'est pas trop accentuée, l'interprétation oedipienne sur ce plan régressif
peut être utile et même nécessaire. L'expérience a montré que dans
bien des analyses c'est l'élément oral, le conflit maternel prégénital,
qu'il est utile d'aborder en premier. Par ailleurs, des analyses compre-
nant uniquement des éléments préoedipiens ont permis à Gitelson (1)
de conclure : « Le complexe d'OEdipe ne tire pas tant son importance
du fait qu'il est le noyau de la névrose mais du fait qu'il constitue un
critère de la maturité. » Freud (2) — constatant qu'il avait sous-estimé
la phase préoedipienne de la sexualité féminine — a dû convenir qu'il
était ainsi amené à rétracter ce qu'il avait écrit sur l'universalité du
complexe d'OEdipe en tant que noyau de la névrose.
Revenons à la période actuelle. La plupart des auteurs s'accordent
à marquer l'importance du matériel prégénital. Nous les indiquerons
succinctement :

— Ruth Mack Brunswick (3), étudiant la phase préoedipienne du


développement de la libido, admet que dans la situation prégé-
nitale, le père n'est pas encore un rival, mais une quelconque
figure obscure de l'entourage, laquelle peut être ressentie comme
agréable ou désagréable (la mère (nous disons : la mère préoedi-
pienne) en étant la figure centrale) ;
— Jeanne Lampl de Groot (4) souligne également l'importance des
conflits prégénitaux dans la détermination de la structure et
de la dynamique du complexe d'OEdipe ;
— Paula Heimann (5), élève de Mélanie Klein, pense que « le stade
objectai coïncide à ses débuts avec la condition perverse poly-
morphe des pulsions instinctuelles » ;
— Maxwell Gitelson (6) pense que l'OEdipe peut être absent ou rudi-
mentaire ; l'évolution pathologique est alors le résultat de
facteurs plus précoces, de positions libidinales plus primitives
pouvant avoir une importance primordiale. Le Dr Van den

(1) Maxwell GITELSON, Re-evaluation of the rôle of the OEdipus complex, International
Journal of Psycho-analysis, 1952, IV.
(2) FREUD, Ueber die weiblielie Sexuahtät, 1931.
(3) Ruth MACK-BRUNSWICK, The preoedipal phase of the Libido Development, Psycho-
analytic Quartaly, 9 (1940).
(4) Jeanne LAMPL DE GROOT, Re-evaluation of the OEdipus Complex, Intem. Journal
of Psycho-Analysis, 1952, IV.
(5) Congrès d'Amsterdam, 1951.
(6) Op. cit.
INTERPRETATION PREGENITALE 431

Sterren (1) d'Amsterdam enfin se demande « si ce n'est pas


dans le but de masquer le conflit maternel que le complexe
d'OEdipe est si évident dans le drame de Sophocle ».

Relevons encore un passage de la conférence de Paula Heimann (2)


constatant que « les conflits et les angoisses les plus sévères sont liés
à des fantasmes et pulsions primitifs provenant des objets introjectés
bons ou mauvais, tels que Melanie Klein les a décrits ». En France, dans
un remarquable rapport, Bouvet (3) a montré toute la gymnastique
d'interprétations transférentielles que nécessite le matériel prégénital
abondant dans lequel se débattent les obsédés.
Nous venons donc de faire le saut par-dessus toute l'évolution de la
doctrine psychanalytique pour aboutir à l'époque actuelle où l'hési-
tation devant l'analyse du matériel prégénital devient de l'anachro-
nisme. L'élément prégénital est présent dans toutes les phases de
l'analyse comme dans celles de l'évolution affective en général (la
règle même de la chronologie renversée devient caduque, comme
l'indique Hartmann (4), l'essai de compréhension structurale de la
personnalité montre très clairement que les stades bien connus de
l'évolution instinctuelle et celle du moi se recouvrent et se mélangent
au cours de la vie de l'individu). On me rappellera certainement tous
les aléas que peut comporter — dans certains cas — l'interprétation
du matériel prégénital. Bien entendu, tout n'est que cas d'espèce et
il faut tenir compte de facteurs tels que la résistance, la structure de
la névrose, et le comportement du malade ; mais une prudence exces-
sive peut nous mener loin dans le sens négatif et j'ai toujours eu l'im-
pression qu'on multipliait volontiers les cas de contre-indication alors
qu'on devrait plutôt élaborer des techniques appropriées aux cas en
question.
D'ailleurs, centrer l'analyse exclusivement sur l'OEdipe d'une façon
systématique, pour ainsi dire, est non seulement contraire à la règle
analytique qui veut qu'on écoute le malade et qu'on se laisse guider par
le matériel qu'il apporte ou qu'il cache manifestement, mais peut aussi
facilement aboutir à de graves erreurs. L'analyste pourra passer faci-
lement à côté des situations où l'OEdipe est utilisé par le malade comme

(1) VAN DEN STERREN, The King OEdipus of Sophocles.


(2) Op. cit.
(3) Le moi dans la névrose obsessionnelle, Revue française de Psychanalyse, 1953, I-II.
(4) H. HARTMANN, Technical Implications of Ego Psychology, Psychoanalytical Quarterly,
I951.
432 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

défense ; ou encore il pourra interpréter une situation dans des termes


oedipiens lors de certains cas où l'OEdipe se joue sur le plan prégénital.
(« Si, cependant, la situation transférentielle répète un événement
psychique prégénital d'un passé très éloigné dans lequel le psychisme
était dominé par des fantasmes compliqués par la prédominance de
mécanismes de projection et d'introjection, l'interprétation doit se
faire dans des termes d'objets intériorisés fantasmatiques ») (1).
De plus et surtout, il aura quelquefois l'illusion d'avoir fait une
analyse rapide alors que les conflits prégénitaux les plus importants
resteront absolument intacts. En face de certains succès obtenus dans
ces conditions, Glover (2) n'a pas hésité à attribuer les améliorations
obtenues à « l'efficacité accrue du refoulement » ; Freud lui-même n'a
pas manqué d'attirer l'attention sur cet écueil au cours d'un colloque
à Vienne, comme Federn nous le raconte (3), « Freud a — dit-il —
à différentes reprises, blâmé l'idéal de l'analyse courte. Il a dit une fois
que l'analyse renonçait à guérir cito tuto et jucundo et a parlé (sauf
dans certains cas) de la nécessité de conduire l'analyse jusqu'à la fin,
ceci dans l'intérêt de la cure. »
Sans vouloir minimiser les difficultés auxquelles j'ai fait allusion
plus haut, je pense qu'un maniement correct du transfert est suscep-
tible de nous mettre à l'abri de déboires et de surprises désagréables.
Je pense, au sujet du transfert, à la définition qu'en donne Strachey (4) :
« L'essentiel, dans l'interprétation transférentielle, c'est que l'affect,
ou la pulsion, interprétés aient l'analyste pour objet, et surtout qu'au
moment même de l'interprétation cet affect, ou cette pulsion, soient
actuels. » Utilisée à bon escient, l'interprétation prégénitale peut rendre
des services dans certains cas qui passent pour particulièrement diffi-
ciles, voire inanalysables.

II
Je viens d'esquisser le changement qui s'est opéré dans la doctrine
psychanalytique en rapport avec l'importance du matériel préoedipien.
Il s'agira maintenant d'envisager un mouvement parallèle concernant

(1) WINNICOTT, Primitive Emotional Development, Intern. Jomnal of Psycho-Analysis,


1946.
(2) GLOVER, Die Grundlagen der therapeutischen Resultate, Internat. Zeitft. f. Psa,, 1937.
(3) Sainiksa, 1947, IV, cité in Yearbooh of Psycho-Analysis.
(4) STEACHEY, Von der Théorie der therapeutischen Resultate der Psychanalyse, Internat.
Zeitft. f. Psa., 1937.
INTERPRETATION PREGENITALE 433

le transfert sans cependant nous lancer dans l'étude approfondie de ce


concept. Je rappelle que la pensée de Freud — vue de très haut — a
subi une évolution en quatre phases :
1) Au début (Dora, 1905), le transfert positif seul était considéré
comme transfert ; « Quant aux tendances hostiles, étant éveillées et
rendues conscientes, elles doivent être utilisées au profit de l'analyse ;
ainsi le transfert se détruit sans cesse » (c'est moi qui souligne) ;
2) En 1912 (De la dynamique du transfert), il parle de l'ambiva-
lence du transfert, mais considère toujours le transfert négatif plutôt
comme un inconvénient : « Où la faculté de transférer est devenue
surtout négative, comme chez le paranoïde, la possibilité d'influencer
et de guérir le malade n'existe plus » ;
3) Dans les Leçons d'introduction à la psychanalyse, enfin (1917), il
accorde aux transferts positif et négatif une certaine équivalence (« alors
le transfert, qu'il soit tendre ou hostile » (c'est moi qui souligne) « et qu'il
ait pu sembler représenter la plus grave menace pour la cure, devient son
outil le plus précieux ») ; mais
4) pour ajouter deux pages plus loin : « sans ce transfert, ou s'il
...
devient négatif » (c'est moi qui souligne) « le malade n'écoutera même
plus le médecin et ses arguments... » Donc le transfert négatif redevient
un obstacle à l'analyse. Freud considérait le transfert négatif (le terme
« négatif » est significatif) comme étant essentiellement destructif

— (« le transfert négatif peut ainsi devenir dominant et faire cesser la


situation analytique » dans Analyse terminée et interminable, 1937 ;
ainsi que dans Abrégé de psychanalyse, 1936 : « Que le transfert
négatif devienne dominant, et (les résultats thérapeutiques) seront
balayés comme de la paille par le vent ! ») — de même que l'agressivité,
d'ailleurs, conformément à la théorie Éros-Thanatos) (ce qui est
d'autant plus étonnant qu'il a félicité Wilhelm Reich lorsque ce der-
nier a souligné l'importance et la valeur dynamique du transfert
négatif).
Comme le transfert a des racines sexuelles, nous nous retrouvons
donc sur le terrain oedipien. Or en faisant le saut de tout à l'heure qui
nous a transportés à l'époque actuelle, nous devons nous rendre compte
de l'importance du changement, puisque chacun sait l'importance
que nous accordons aujourd'hui dans l'analyse, au transfert négatif,
c'est-à-dire à l'agressivité. Ceci au point que (Anna Freud dixit) la
période actuelle peut être considérée comme caractérisée par l'étude
de l'agressivité alors que la période précédente a pu être caractérisée
par celle de la sexualité.
PSYCHANALYSE 28
434 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nacht (1), d'ailleurs, l'a également souligné : « les forces d'agression


sont autant, sinon davantage responsables de perturbations psychoso-
matiques que les tendances sexuelles ».
Quant à l'agressivité nous pouvons l'envisager soit, selon Nacht,
comme une composante et un soutien énergétique de toutes les pulsions
dont celles-ci ont besoin pour être véhiculées, soit selon Bénassy (2) :
« la composante agressive de la pulsion devenant active, cette dernière
peut être réalisée ». Quant à son origine même je désirerais éluder la
discussion théorique, étant limité sur ce point par mon sujet. Il me
semble cependant que certains aspects de la phénoménologie si carac-
téristique des stades sadiques oral et surtout anal décrits par Freud,
Abraham Ferenczi et d'autres ont toujours été superposés aux mani-
festations de l'agressivité et que leurs origines et essences communes
étaient toujours sous-entendues au moins cliniquement. Nous nous
trouvons donc dans le prégénital.
Je tiens à préciser à ce sujet que j'entends par agressivité non
seulement les dérivés de cette pulsion (comme Bénassy l'a précisé
au sujet de la colère) ou les expressions émotives que provoque la
frustration de l'agressivité, ou encore ce magma d'éléments physiolo-
giques et psychologiques très différents qu'on rencontre habituellement
dans la haine et la jalousie, par exemple, mais également ce support
énergétique qui sous-tend toute volition devant un but à atteindre et
dont la forme la plus archaïque (semblant d'ailleurs dépourvue d'affects
dans le sens psychologique du terme) est la tendance visant à la capta-
tion d'un objet, première satisfaction pulsionnelle, cette tendance étant,
sur un niveau inconscient primitif, le prototype de la composante
agressive de chaque satisfaction pulsionnelle ultérieure.
Or, il est certain que, vue sous cet angle, l'agressivité est présente
pendant tout le processus analytique, et tout le transfert est ambivalent
depuis son début (l'agressivité sous une forme muette précède même
les manifestations visibles du transfert, et je parlerai à une autre occasion
de ce qu'on pourrait appeler le « pré-transfert » qu'il s'agit de distinguer
du « transfert négatif latent » de W. Reich). Le moi emprunte à son
agressivité le support énergétique de sa résistance, avant tout but
défensif, sans objet extérieur, quoique sur un plan très profond, « inves-
tissant » l'objet tout de même. Nous savons qu'à cette période l'analyste
doit être très passif, n'interprétant que le strict nécessaire pour encou-

(1) S. NACHT, De la pratique à la théorie psychanalytique, Presses Universitaires de France,


1950.
(2) BÉNASSY, Théorie des instincts, Revue française de Psychanalyse, 1953, I-II.
INTERPRETATION PREGENITALE 435

rager en quelque sorte le processus analytique tout en restant à la


superficie (quelques interprétations oedipiennes sur un plan et dans
des termes très proches du conscient). Nous savons qu'en interprétant
le transfert à ce moment, nous courons le risque d'éveiller chez le
malade des réactions indésirables, ceci restant valable pour le transfert
positif tout autant que pour le transfert négatif. Ceci nous montre que
le transfert appelé positif contient de l'agressivité. Qu'il ne s'agit pas
de la culpabilité oedipienne est démontré, à mon sens, par le fait que
l'angoisse éveillée par l'interprétation du transfert positif est parti-
culièrement profonde et dramatique chez des malades présentant une
forte analité, donc agressivité, tels par exemple les homosexuels(hommes
et femmes) et les éjaculateurs précoces. La période suivante est celle
de l'épanouissement du transfert positif qui contient dans ses mani-
festations d'une « aimance » particulièrement prononcée (comme
certaines formes de l'amour d'ailleurs) une défense contre les mani-
festations possibles d'une forte composante agressive (défense contre
le transfert négatif latent — Reich —).
Passé cette période (je schématise, bien entendu) nous arrivons à
la « névrose de transfert ». L'agressivité du malade se tourne franche-
ment vers l'objet (l'analyste) sur un mode sado-masochique. Son
agressivité « sort » parce que la frustration, qui est de règle dans l'ana-
lyse, a facilité ce processus.
L'expérience nous a appris qu'à la première période, malgré la
règle freudienne, la frustration du malade ne doit pas être totale. En
effet, cette frustration totale pourrait provoquer une issue précoce
à l'agressivité du malade, alors que ce dernier n'est pas encore capable
de la supporter sans une angoisse qui pourrait être intolérable. C'est
quand cette composante agressive commence à se manifester qu'elle
ouvre la voie à l'analyse de l'OEdipe pour commencer (ce n'est encore
qu'un schéma, bien entendu). Le malade ose assumer la situation
oedipienne grâce à cette agressivité qu'il pourra intégrer, renforçant
ainsi son moi. En somme tout le processus analytique est tracté en
avant par l'agressivité servant de moteur, selon le schéma ; agressivité
sortie, analysée, intégrée, solution de l'OEdipe, guérison. Dédaigner l'im-
portance de ce « moment » énergétique mène à des méthodes de culpa-
bilisation (école suisse).
Les malades heureusement se soucient peu de la théorie et dans
les cas favorables livrent combat tout de même.
On a l'impression que, sur un plan profond, la guérison est consi-
dérée par les malades comme quelque chose d'arraché à l'analyste sur
436 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

un mode agressif. Il y en a qui le disent et un de mes malades se


demandait comment il pourrait accepter la guérison puisqu'en guéris-
sant, il m'enlevait un malade, donc de l'argent. D'ailleurs différents
auteurs ont bien montré que la castration peut être vécue et analysée
à tous les stades. Presque tous les malades ont une tendance à cacher
à l'analyste l'amélioration obtenue. Il est certain que dans le compor-
tement de ceux qui renforcent leur résistance, en rapport avec l'esti-
mation que l'analyste n'est pas suffisamment rétribué, il y a là un
élément indépendant de la culpabilité oedipienne proprement dite ;
cette position se voit d'ailleurs surtout vers la fin de l'analyse quand
sort le matériel prégénital.
Il ressort de ce qui précède que dans l'analyse — comme dans la
vie — c'est l'apport énergétique prégénital qui permet au malade d'accéder
à l'OEdipe et en corollaire de ceci, on peut dire que si l'individu n'a
pas pu arriver à la maturité génitale, c'est parce que son évolution
affective s'est trouvée perturbée aux stades prégénitaux. Cette pertur-
bation a sa source dans les frustrations anales (éducation exagérée à
la propreté par exemple) et — probablement toujours — dans les
frustrations orales. Ces faits constituent une réponse à la question
souvent posée : « Le complexe d'OEdipe étant universel comment se
fait-il que tout le monde ne soit pas névrosé ? » C'est en effet le prégé-
nital qui en décide.
Sans vouloir entrer dans des spéculations, ce qui est pourtant bien
tentant, nous ne pouvons pas échapper à la constatation que, si d'une
part la société accorde à l'individu bien plus de liberté sexuelle aujour-
d'hui qu'il y a cinquante ans, elle est entrée pendant le même demi-
siècle dans une période de surorganisation comportant un accroissement
énorme du degré d'intégration de l'individu, frustrant ainsi celui-ci
de son agressivité.
La balance penche donc nettement du côté du prégénital, processus
ayant quelque parallélisme avec ce que nous avons constaté dans la
pathologie de son évolution affective individuelle.

III

Il nous reste maintenant à étudier la dynamique spécifique de l'in-


terprétation prégénitale. Nous avons vu le rôle de l'agressivité dans
l'analyse. Nous allons voir maintenant quel est son rôle dans le processus
même de l'interprétation, c'est-à-dire dans l'acceptation et l'inté-
INTERPRETATION PREGENITALE 437

gration de celle-ci par le malade. Freud (1) a analysé l'attitude de celui-


ci et a montré que ces deux attitudes, accepter ou rejeter, sont calquées
sur les premières tendances pulsionnelles orales : « Je veux introduire
ceci en moi ou l'exclure hors de moi. » L'analysé introjecté^ l'interpré-
tation, la fait sienne. Reik (2) a bien souligné que le processus cognitif
fait cesser la tension angoissante devant le problème à résoudre de la
même façon que l'animal saisit et dévore l'objet dangereux et que les
mots « saisir », appréhender (begreifen, en allemand) expriment le
même geste dans le langage actuel. Quoi qu'il en soit, un certainnombre
d'analystes ont, dès le premier Congrès (Salzbourg, 1924) consacré
à la technique, insisté sur l'importance de l'introjection dans le pro-
cessus de l'interprétation.
Ainsi Rado disait que l'analyste était introjecté dans le moi de
l'analysé comme un surmoi-parasite. Il s'agit pour Strachey (Congrès
de Marienbad, 1936) d'un jeu de projections et d'introjections. Le
malade projette ses imagos inconscientes archaïques sur l'analyste
et introjecté l'analyste dans son surmoi. Quant à Sterba, il parle d'une
scission du moi du patient en deux parties, une qui observe et une
autre qui reste telle qu'elle était avant. La première s'identifie avec
l'analyste. (Nunberg parle d'un « processus d'assimilation » à l'intérieur
du moi.) Pour Fenichel également, l'analyste est introjecté comme un
surmoi auxiliaire plus tolérant. Melanie Klein enfin attribue à l'ana-
lyste le rôle de différents objets introjectés et de différentes parties du
moi. Il représente tantôt le surmoi, tantôt le ça.
J'aurai l'occasion de montrer dans la partie clinique que toutes
ces introjections sont agressives dans le sens précité et que la compréhen-
sion de ce qui se passe est de beaucoup facilitée par cette façon de
voir. L'apparence ne doit pas nous tromper sur la nature du processus.
Entre l'introjection « aimante » (dévorante) et « agressive », la diffé-
rence est la même qu'entre la salive et la bile ; les deux, servant à la
digestion, correspondent à des phases différentes de celle-ci. Il en
résulte que selon le contexte et la tonalité affective de la situation ana-
lytique, nous devons reconnaître la pulsion agressive qui sous-tend ce
processus. Si nous voulons tirer parti de cette pulsion de la façon la
plus économique, nous devons interpréter la situation oedipienne qui
semble occuper la scène dans des termes préoedipiens, étant donné
qu'elle est ainsi ressentie par le malade (ce qui ne veut pas exclure,

(1) FREUD, La négation, 1925.


(2) RDIK, Surprise and the Psychoanalyst.
438 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

selon les circonstances, l'opportunité de la manoeuvre opposée à savoir


interpréter le prégénital en termes oedipiens). Cette interprétation non
seulement sera intégrée, mais préparera la voie à d'autres, l'apport
énergétique prégénital de l'interprétation ayant renforcé le moi du
malade.
Ceci nous amène à la compréhension de la dynamique de l'inter-
prétation. Nous savons qu'une interprétation juste, donnée au moment
voulu, procure à l'analysé une sensation spécifique de tonalité agréable.
Melitta Schmideberg (1), en s'interrogeant sur la nature de ce phé-
nomène, l'a comparé à la sensation que provoque le mot d'esprit (2).
« L'interprétation qui permet au moi le défoulement des pulsions refou-
lées proches du conscient provoque — grâce à une économie énergé-
tique (énergie utilisée pour le refoulement) un soulagement. C'est en
cela que consiste son action économique. L'économie obtenue par
l'interprétation, concernant la dépense énergétique nécessitée pour
le maintien du refoulement, peut engendrer le même plaisir que le
mot d'esprit. » De même que Fenichel (3)... « Rappelons-nous la
manière dont Freud expliquait le rire, explication basée sur l'économie
de l'instinct. L'énergie jusqu'alors retenue par la lutte défensive devient
en très grande partie disponible et explose sous la forme de rire. Cette
sorte de libération d'énergie se produit en miniature à chaque inter-
prétation exacte. » Kris (4) cite une interprétation d'Ella Sharpe qui
montre bien ce lien : le malade de Sharpe, avant un départ pour un
week-end, s'inquiétait des effets possibles de cette interruption du
traitement. « Ne vous en faites pas », lui répondit l'analyste, « il ne
m'arrivera aucun mal. »
Une interprétation de ce genre est essentiellement dynamique et
son énergie provient d'une source prégénitale. On peut considérer,
en effet, qu'il y a deux sortes d'interprétations. La première est celle
qu'on donne pour familiariser le malade avec la situation oedipienne
du transfert. Il s'agit avant tout de s'attaquer aux défenses du malade.
C'est un travail laborieux, lent, mais pauvre en effets dynamiques.
« Nous interprétons » — dit Loewenstein (5) — « ce qui se trouve déjà

(1) SCHMIDEBERG, Uber die Wirkungsweise der psychoanalytische Therapeutik, Internat.


Zeuft. f. Psa., 1935.
(2) FREUD, Le mot d'esprit et ses relations avec l'inconscient.
(3) FENTCHEL, loc. cit.
(4) Psychoanalytic Quarierly, 1951, 1.
(5) LOEWENSTEIN, Bermerkungen uber den Eilungsprozess in der Psychoanalyse, Internat.
Zeuft. f. Psa., 1937.
INTERPRETATION PREGENITALE 439

dans le préconscient — et juste un petit plus — ce qui de ce fait devient


capable de pénétrer dans le conscient. » Capable en principe, mais
nous assistons souvent longuement, patiemment, à cette situation et
le fameux déclic ne se produit toujours pas. C'est à ce moment que
l'interprétation prégénitale peut être d'une grande utilité, grâce à
son énergétique spécifique, bien entendu à condition que le contexte
le permette. « Le processus thérapeutique est l'inverse du processus
pathogène » (Loewenstein). Le. malade, faute d'apport énergétique
prégénital, n'a pu accéder à l'OEdipe; les stades prégénitaux de son
évolution affective étaient conflictuels, il ne pourra pas effectuer ce
« passage de l'impulsion à la mobilité » (1). Il est logique que, dans le
processus thérapeutique, ce soit le même apport énergétique prégé-
nital qui ait à en couvrir les dépenses énergétiques. C'est ce qui se
passe et « l'agressivité devient action » (Bénassy).
Pour ce faire, il ne suffit pas, bien entendu, d'établir des liens histo-
riques entre les pulsions prégénitales archaïques et leurs dérivés
actuels, il faut aussi que le malade puisse abréagir dans le transfert
l'angoisse qui s'y rattache, autrement dit qu'il les déculpabilise afin
d'être en mesure de les utiliser. Et quand nous parlons de dérivés,
il est nécessaire de donner à ce terme un sens très large. L'angoisse
peut en effet se rattacher à des contre-investissements (imparfaits)
et à des sublimations (ratées). Le rôle de l'analyste dans ces cas peut
sembler très passif. Il suffit souvent d'un « hum » encourageant, un
« oui, pourquoi pas ? », quelquefois, pour permettre au malade l'inté-
gration de ces mécanismes sans culpabilité, et secondairement à l'ana-
lyste leur dissection. (J'ai l'impression de toucher ici à l'énigme de
ces analyses muettes dont parle Nacht) (2). Le travail continue tout
seul. Jusqu'au moment où l'analyste peut s'en servir comme d'un
levier avec précisément tout le bénéfice dynamique que cette compa-
raison comporte. « La surprise effectue la guérison » (Reik) et le résultat
du petit coup de pouce de l'analyste se montre infiniment supérieur à
la somme d'énergie utilisée, économie engendrant cette sensation eupho-
rique — qui contient une note triomphale, correspondant au renfor-
cement concomitant du moi. Et ceci d'autant plus que cette économie
n'est pas seulement quantitative mais aussi qualitative, étant donné
qu'il s'agit d'un passage en éclair par toute une série d'éléments inter-
médiaires préconscients dont la charge dynamique s'additionne pour aboutir

(1) Op. cit.


(2) Op. cit.
440 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à une détente qui ne manque pas d'une certaine analogie avec l'orgasme.
Et cet effet est maximum quand la détente provoquée par l'interprétation
atteint tous les plans à la fois.

IV
Je voudrais pour éviter des malentendus faire précéder ce premier
cas par quelques remarques :
1) Je n'ai pas l'intention de toucher ici au problème de l'interpré-
tation en général et m'abstiens donc de prendre position dans le débat
par exemple entre « activistes », d'une part, et ceux qui renoncent à
attribuer à l'interprétation une valeur dynamique décisive, d'autre part;
2) Si dans les cas que j'expose l'interprétation prégénitale donnée
semble avoir eu pour résultat une modification importante, je ne
considère pas pour autant les interprétations oedipiennes qui ont pré-
cédé comme inutiles, loin de là. Comme il ressort de la teneur des
observations suivantes les interprétations préoedipiennes ont été en
général données à un moment assez tardif de l'analyse, alors qu'un
travail très important avait déjà été effectué sur une base oedipienne ;
3) Les caractéristiques mêmes de l'interprétation préoedipienne
restent à préciser et j'avoue que si je me tenais à une conception pure-
ment sexuelle des stades, le caractère préoedipien strict de certaines
de mes interprétations pourrait être discuté ; de toute-façon, les limites
entre matériel oedipien et préoedipien ne sont pas nettement tracées
et les interprétations les plus utiles se font en utilisant un matériel
à consonance mixte.
Il s'agit du cas de Jeanne, que j'ai partiellement exposé dans
mon travail Hystérie et conflit oral (1). Je présenterai ici quelques
fragments supplémentaires de son analyse, analyse hérissée de grosses
difficultés et qui a exigé de part et d'autre beaucoup d'efforts et de
patience. L'analyse fut relativement longue (quatre ans) (pour des
raisons extra-analytiques, j'ai dû voir la malade pendant à peu près un
an à raison d'une séance par semaine seulement) et les fragments qui
suivent concernent les séances qui se placent chronologiquement à la
fin de la troisième année.
Ils sont censés montrer que :
1) Malgré l'abondance du matériel oedipien les interprétations à
ce niveau n'avaient pas eu l'effet dynamique voulu, lequel n'a pu

(1) B. GRUNBERGER, Hystérie et conflit oral, Revue Fiançaise de Psychanalyse, III, 1953.
INTERPRETATION PREGENITALE 441

être obtenu que par des interprétations prégénitales, au moins quant


à la forme (données en termes d'introjection surtout) ;
2) Il s'est agi de libérer les composantes agressives (sadiques, orales
et anales) permettant à la malade d'accéder à la génitalité. Cette géni-
talité sembla être elle-même fortement teintée de sadisme, mais elle
fut modifiée par la suite.
Après une longue période d'interprétations oedipiennes il devint
manifeste que ce qui empêchait la malade d'intégrer ces interpré-
tations, c'est qu'elle était obligée pour cela d'introjecter l'analyste,
c'est-à-dire le pénis paternel. Pour ce faire, il fallait qu'elle ait à sa
disposition cette composante agressive qu'elle ne pouvait précisément
pas assumer pour le moment. Derrière cette introjection se profilait
en même temps l'immense agressivité également refoulée liée à l'in-
trojection de cet autre objet plus précoce, le sein maternel.
Dans un rêve par exemple elle s'attaque terriblement à sa mère
mais elle renverse les rôles, comme les associations nous l'apprennent,
son agressivité visant le pénis paternel. Un homme arrive, un jardinier
avec son instrument piquant, jardinier ressemblant à la fois au père et
à l'analyste. Elle est très en colère, l'apparition de ce jardinier l'em-
pêchant de déverser sa colère sur sa mère. Elle en étouffe de dépit
(déplacement de l'agressivité du pénis au sein).
Dans un autre rêve il s'agit d'empoisonnement de volailles, dont
elle se défend devant un homme (même personnage que dans le rêve
ci-dessus), censé la défendre des accusations dont on l'accable. Nous
voyons combien ces introjections lui sont difficiles à effectuer et qu'elle
tente d'introjecter un objet archaïque en s'appuyant sur l'autre. Tout
ce matériel était cependant interprété sur un plan purement oedipien.
Dans le transfert, l'analyste joue précisément le rôle de l'objet
qu'elle ne peut pas introjecter, ou dont elle doit immédiatementannuler
l'introjection. Ainsi, quand on arrive aux associations qui montrent
que le jardinier en question est l'analyste, elle ajoute immédiatement :
Ce n'est pas le moment et pourtant je me vois vous tendant l'enveloppe,
votre argent, votre sexe.
(annulation de l'introjection).
Vient ensuite un matériel franchement oedipien :

Ma mère malade, que ferais-je si je restais seule avec mon père ?

Nous comprenons l'origine historique de ces introjections de l'objet


et les difficultés qui s'y rattachent quand le matériel nous ramène à
442 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la scène primitive qui a dû se passer — d'après les recoupements



avant la fin de la première année :
Je faisais semblant souvent de dormir et alors je voyais des images bizarres
comme colorées, des histoires invraisemblables qui sortaient de la vie quoti-
dienne.
Nous comprenons aussi la défense contre l'agressivité :
Quand je dors, je suis bien, je fais semblant de ne rien voir. Je peux tout
en pensée, pourvu que rien n'arrive dans la réalité. Je pense à la théorie qui
nie l'existence matérielle des choses... Je regarde les animaux qui s'accouplent.
Mais les gens ? Je n'y crois pas. Et pourtant c'est l'évidence même...
Tout ceci apparaît dans le transfert :
Vous en avez des bouquins ! Tiens, bouquin me rappelle bouc. Je me
sens nue. Vous devriez m'hypnotiser pour que je ne puisse pas me défendre.
Je bois beaucoup de lait en ce moment. Je mange avant la séance, c'est toujours
ça de pris...
Dans le labo, une substance était trop dure. Le directeur me disait de la
mettre dans le pot et la malaxer ; j'ai toujours besoin de permission, je n'ose
rien faire toute seule...
Par la suite, elle apporte un autre rêve de la scène initiale...
Désordre, les boîtes se chevauchent. C'est des produits Sandoz...
(jeu de mots).
Sans dos... la bête à deux dos. Il y a de tout Sur la table, je mange tout ce
que je peux...
associations :

Votre livre Amour et violence, une impression de troubles...


Se plaint :
Mon principal travail c'est voir, et je ne vois rien. Je suis condamnée à
l'immobilité. Tout ce qui est action est un danger pour moi... Dois-je capituler
et retourner chez mes parents ?
Puis un rêve bref, mais expressif. Une petite étagère à la fois phar-
macie et bibliothèque. Elle est suspendue en l'air :
Je veux y toucher, mais je sens que si j'insistais, tout dégringolerait.
Une des associations :
La pharmacie ce qu'on avale.
Un autre rêve :
Une jupe traîne par terre. Je la ramasse, elle est bien plus longue qu'elle
n'était avant.
(castration).
INTERPRETATION PREGENITALE 443

Elle associe :
Après tout, vos moyens sont limités... et puis...
(comme en se critiquant).
...homme de peu de foi qui voulez un signe.
Moi. — C'est donc moi le crucifié ?
ELLE. — J'ai moins peur de vous qu'avant, mais tout ça, c'est des para-
boles... Je ne bouge pas, jamais agir, mais voir faire les autres. Je suis l'éternel
témoin.
A la même époque, ayant vu dans un journal une annonce matri-
moniale libellée par un médecin, la malade demanda à ce médecin
une consultation au nom de sa mère. Elle s'y rendit elle-même invoquant
des troubles digestifs. Elle fut très surprise de voir le médecin lui prati-
quer un examen gynécologique qu'elle trouva douloureux. Nous avons
donc affaire ici à un fantasme typiquement oedipien masqué par la régres-
sion prégénitale dont elle continue à se servir (troubles digestifs). J'ai
continué à analyser l'OEdipe à travers le transfert (direct et latéral)
ainsi que sa défense.
Ceci est suivi par une scène de jalousie avec moi au sujet d'une
autre malade. En même temps, un rêve oedipien des plus précis : coït
avec le père (mère morte ou disparue ?).
J'ai subi ça avec une parfaite indifférence. N'étais ni satisfaite, ni heureuse.
Ceci est expliqué grâce à un second rêve :
Je me disputais avec mon père. Je voulais lui clouer le bec...
(introjection agressive, c'est le père qui avait l'habitude de ces dis-
cussions)
...je voulais me soulager ainsi, mais je n'ai pas pu.
Sur ce, je lui montre qu'elle ne demanderait pas mieux que d'être
d'accord avec son père comme avec moi, mais elle n'ose pas, c'est
défendu, comme si en m'acceptant il s'agissait de me détruire (première
interprétation pré-oedipienne).
Le lendemain, elle m'apporte un rêve où elle prend un jeune
homme par le cou et l'embrasse à en perdre le souffle.
Un plaisir formidable, comme quelqu'un d'affamé qui se jette sur sa
nourriture ; le même ordre de satisfaction.
Elle voit un de mes livres allemands, Der Trinker (Le buveur).
Elle me montre les quelques bribes d'allemand qu'elle sait et en est
très heureuse (introjection ; elle m'a toujours pris pour un Allemand).
444 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Elle ajoute sur un ton gémissant :

Je veux garder mon intégrité.


Moi. — Parce que vous avez peur de vous attaquer à mon intégrité.
ELLE. — Je sens qu'il me suffirait de peu de chose pour obtenir un revi-
rement. Je l'attends comme un éclair brusque.
A la séance suivante, elle est détendue. Elle triture à pleines mains
les franges de la couverture du divan, roulée en forme de boudin.
Moi. — Que faites-vous de la couverture ?
ELLE. — Je la tiens...

(en riant) :

...
c'est la seule chose qu'on veuille tenir, c'est l'organe mâle... Je veux
qu'on soit gentil avec moi... Me faire pardonner ? Non, je ne pense plus à
ma mère. Mais mon père était très réservé au sujet des choses sexuelles et j'ai
épousé ses idées.
Moi. — Épouser ? Qu'est-ce qu'on épouse ?
ELLE. — Un mari. Ou une forme. Celle du pénis dans les rapports sexuels.
Moi. — Vous avez épousé celui qui interdit par peur de celui qui donne du
plaisir.
A la séance suivante, la malade accuse une augmentation de sa
culpabilité, mais en même temps exprime plus librement son agres-
sivité. Elle parle de Thérèse Raquin (l'histoire d'un mari tué par sa
femme), de morsures mortelles, de noyades, de la morgue. Puis :
Par moments je désirerais que vous soyez mon ami, mais en même temps
je repousse cette idée. Je pense à la couverture et au rêve avec mon père... Je
n'ai pas osé jouir...
Moi. — Vous épousiez plutôt le pénis qui interdit.
Avant de passer à la relation de la séance qui suivit celle-ci, je dois
souligner que jusqu'à ce moment notre malade était d'une frigidité
totale, ni désir, ni plaisir sexuels. Sa première jouissance sexuelle fut
éprouvée dans le rêve que j'ai reproduit et ceci sur un mode sadique-
oral. Je fus d'autant plus impressionné quand, au début de la séance
suivante, elle m'annonça qu'elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit :
Je n'ai pas pu m'endormir, j'ai eu une envie formidable d'avoir des rela-
tions sexuelles, j'étais énervée terriblement. Je n'avais plus peur de prendre du
plaisir. C'était une envie bestiale, et comme je ne connais que vous, c'est à
vous que je m'adressais...
Et puis :
il
... me semble que pour pouvoir jouir, c'est moi qui dois provoquer la
jouissance et non qu'elle me soit imposée. Faire ce qu'il faut pour. Hier soir,
j'étais capable de faire n'importe quoi pour la provoquer... Être une « courti-
sane », acheter du rouge qui ne déteint pas, me déshabiller à moitié, faire moi-
INTERPRETATION PREGENITALE 445

même ce qu'il y a à faire, me mettre presque dans la peau de l'homme...


C'est la toute première fois qu'il m'arrive d'être excitée sexuellement...
... Je suis moins figée,
... et je sens les deux forces en moi..., celle de cette
nuit, je la connais parfaitement maintenant...
... prendre et non recevoir. Mais les femmes sont passives ?
Moi. — En êtes-vous sûre ?
ELLE (en riant). — Non, c'est le contraire, mais elles masquent leur acti-
vité ; j'en ferai autant quand il faudra...
A propos, je ne pourrai pas vous payer, vous partez en vacances avant
... du mois.
la fin
Moi. — Cela ne fait rien, vous me paierez à la rentrée.
Elle est très contente de ma réponse.
Cette séance, grâce à l'interprétation prégénitale qui l'a précédée,
a montré la libération simultanée de toutes les composantes prégé-
nitales, exhibitionnisme, agressivité ou plutôt captativité, ainsi que
la génitalité elle-même.
La deuxième observation concerne une femme de 29 ans, souffrant
de nombreux troubles, symptômes digestifs et circulatoires, douleurs
rhumatismales, céphalalgies, insomnies, frigidité, hémorroïdes, amé-
norrhée, le tout aboutissant à une invalidité qui lui a valu une pension.
Ces troubles, après avoir été traités sans résultat par un grand
nombre de médecins, ont été finalement reconnus comme psycho-
gènes, entraînant l'indication d'une psychanalyse. Elle me fut envoyée
après une analyse de quelques mois entreprise par une analyste qui
dut l'abandonner pour des raisons extra-analytiques.
Il s'agit d'une conversion hystérique sur un fond obsessionnel
se manifestant dans un comportement sado-masochique et surtout
par une résistance féroce au cours du traitement. Cette résistance,
comme j'ai pu m'en rendre compte par la suite, avait été renfor-
cée par une série de narco-analyses (deux ans avant le début de
la psychanalyse) ainsi que par un examen clinique intempestif (la
malade ayant été consulter, pour sa frigidité, dans un servicehospitalier
où sévit un confrère connu pour ses travaux sur la sexualité féminine,
avait été l'objet de la part de ce dernier d'une démonstration publique
consistant en titillements du clitoris destinés à éveiller des sensations
voluptueuses. Or elle était alors en train de tenter une sublimation
(vouée à l'échec) de son masochisme sur un mode mystique — accéder
à la sainteté par la souffrance — et ceci avec beaucoup de zèle ; on
peut donc aisément se rendre compte de l'effet désastreux que ce
traumatisme n'a pas manqué de produire.
L'analyse se poursuivit longuement et mit à jour un matériel
oedipien très important dont l'analyse permit à la malade de se débar-
446 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

rasser rapidement de ses symptômes somatiques, mais sans toucher la


frigidité et le comportement sado-masochique. L'agressivité de la
malade était énorme et restait telle durant l'analyse constante et
minutieuse du plan oedipien. Entre les deux versants, sadique et
masochique, l'analyse fut des plus vécues et des plus dramatiques. Je
me suis rendu compte qu'une analyse résolument prégénitale s'im-
posait et je me suis mis à l'attaque par des interprétations pré-oedi-
piennes mettant en valeur les mécanismes d'introjection (sadique-orale
et sadique-anale). J'ai ainsi obtenu un résultat comme je vais le montrer
par quelques fragments de cette analyse.
Je commence par une séance à laquelle elle arrive avec une demi-
heure de retard. Elle s'en excuse, parlant de ses vomissements, de ses
malaises après les repas, de son amaigrissement. Je lui dis : « Vous
mangez la moitié de la séance, de ma séance, et la rendez ainsi inuti-
lisable. » Cette interprétation la secoue un peu, mais lui permet de
sortir, sous une forme plus nette que jusqu'ici, son agressivité de
défense contre les hommes :
Si je pouvais, je châtrerais tous les hommes.

et elle me raconte un rêve d'un homme malade qu'on achève par une
rafale. Elle craint d'être éclaboussée par la mitrailleuse (coït agressif
et choc en retour de son agressivité qui l'inhibe). Je lui montre que,
pour elle, recevoir le sperme c'est être éclaboussée en raison de son
agressivité contre le pénis. Comme association elle me rapporte un
souvenir ; enfant, elle voulait régulièrement fourrer ses doigts dans
l'oeil de son frère, dont elle était jalouse.
En partant elle me paie mais se trompe, me donnant 1.000 francs
de moins. Nous analysons cette erreur à la séance suivante à laquelle
elle m'apporte un rêve dont le but est de me montrer qu'elle voulait
bien venir à cette séance, mais que tout le monde s'était ligué pour l'en
empêcher (rêve hypocrite de déculpabilisation).
Nous sommes en période de grèves et elle me parle de sa haine
contre les grévistes :
Si je pouvais en tenir un, j'en ferais du pâté.
En fait, il s'agit de moi qui ne fais rien,
Il ne faut pas être malin pour être psychanalyste, vous feriez mieux de
me faire des électro-chocs.
Je renonce cette fois-ci à l'analyse sexuelle proprement dite de
ce matériel et lui montre qu'elle voudrait me voir faire quelque chose.
INTERPRETATION PREGENITALE 447

Là-dessus, elle me sort un riche matériel concernant son aboulie et son


angoisse devant chaque tâche qui l'attend. Elle arrive ainsi à parler de
son enfance et de sa constipation. C'est son père qui lui donnait la
pilule purgative et elle était incapable de l'avaler.
Le lendemain, elle m'apporte un rêve oedipien d'une telle clarté
(c'est le premier de ce genre) qu'elle en est ahurie. C'est une histoire
de voyage, de lits jumeaux, elle dort avec son père (son frère dans le
lit de sa mère). Le grand lit et le petit lit lui font penser au divan qui
est dans mon cabinet et à l'autre plus grand que j'avais dans mon
domicile précédent.
Mon père enfilait un journal pour boucher un trou au-dessus de mon lit.
Elle me reparle de la grève et d'un rêve au cours duquel elle se
sentait écrasée et cependant elle n'en avait pas peur. Je lui montre
que le gréviste c'est moi, et que si elle rêve d'être écrasée, c'est parce
qu'elle pensait me réduire en pâté.
ELLE. — Vous me mettez à la question, plutôt avoir des coutures sur tout
le corps que d'être analysée.
Moi. — Plutôt être abîmée que m'abîmer.
A la séance suivante, elle continue sa défense devant son agressi-
vité propre :
Je viens, mais c'est comme si je n'étais pas là... Je viens mais pour ne pas
guérir... Tout ce que je puis faire ici, c'est me plaindre.
Puis vient une allusion à des boxeurs qui paient tant (une somme
supérieure de 500 francs à ce qu'elle me paie) pour transpirer. Comme
elle a déjà fait un lapsus dans le même sens, je lui montre qu'elle se
sent coupable de ne pas me payer un prix supérieur et l'augmente
d'autant. Elle répond à cette action par une amélioration de ses rela-
tions sexuelles avec son mari et me raconte un rêve ; elle est en vacances
à Villefranche avec sa famille et quelqu'un dit : « On aurait payé cher
cette année pour aller à Villefranche », et on y était.
Moi. — Vous y êtes. Pourquoi continuer à me payer cher ?
ELLE. — C'est vrai ça. J'avais des griefs contre mon père, il était trop
sévère et ne m'aimait pas.
L'homme est mon ennemi. Vous m'avez montré que je voudrais vous
rendre impuissant. Ce n'est rien, je voudrais vous anéantir, vous mettre
en morceaux.
Moi. — Pour mieux m'avaler.
ELLE. — Oui, avaler et puis vomir.

(elle ne pouvait pas mieux montrer à la fois son sadisme oral et anal).
Ma mère, je ne peux plus la voir en peinture.
448 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Je la ramène au transfert, lui montrant le rôle maternel qu'elle


me fait jouer.
ELLE. — Mais vous êtes un homme par-dessus le marché.
Moi. — Deux d'un coup.
(elle rit) :

Ma mère ne vous aime pas. Elle me dit que je ferais mieux de manger
des biftecks et des gigots avec l'argent que je vous donne.
Elle me raconte un rêve : chez un tailleur, avec le mari.
Nous choisissons le tissu, j'avais bien l'argent pour verser les arrhes, mais
j'ai éprouvé le besoin d'en demander à une de mes collègues qui était là. Pour
avoir le morceau, il fallait passer par cette femme-là.
(s'introjecter la mère d'abord, ou plutôt le sein, pour avoir le pénis,
grâce à l'identification maternelle).
Un autre rêve :
Deux petits chats dont un chétif n'arrivant pas à téter.
Puis :

Je fais faire à mon fils ses besoins sur la table de salle à manger de ma mère.
Moi. — Vous faites avec votre mère comme avec moi ; vous l'emmerdez
parce qu'elle ne vous donne pas à téter.
ELLE. — Dans le rêve, mon père aurait dû battre le chat adulte et donner
le biberon au petit.
«
Lors d'une autre séance, elle est très agressive contre moi. Je
n'interprète rien. Elle dit :
Je voudrais vous taper dessus, mais je ne peux pas ; ne disiez-vous pas
que j'attends une fessée de vous ?
Moi. — Mais, après la fessée vous pourriez me taper dessus.
ELLE. — Mon fils fait comme ça ; moi, je n'ai pas pu.
Il y a une folle dans mon immeuble, je la couperais en morceaux; je lui
ai écrit et n'ai pas été constipée du porte-plume...
Je ne peux pas la voir en peinture.
Moi. — En peinture ? Vous disiez ça de votre mère.
ELLE. — J'ai rendu tout le lait, alors que je l'adore.
Moi. — Vous n'osez pas avaler les bonnes choses, il faut que vous les rendiez
mauvaises.

Avant de décrire les modifications qui ont suivi cette séance, je


dois dire que la malade a toujours eu une peur terrible de la mater-
nité et un fort sentiment de culpabilité à cet égard (ce qui a empoisonné
ses relations avec son fils entre autres). Or, la première chose qu'elle
m'annonce à la séance suivante, c'est qu'elle se croit enceinte ; et elle
INTERPRETATION PREGENITALE 449

est déçue, une séance plus tard, en perdant cette illusion. De plus, elle
m'apporte le rêve suivant :
Je suis dans le bureau où j'ai travaillé. La place auprès de mon chef est
prise mais je reprends ma place (la femme qui l'occupe est une ancienne col-
lègue avec qui je me suis crêpé le chignon), je suis contente.
Puis un autre rêve très long : à l'hôpital, une infirmière lui dit :
« Qu'est-ce que vous allez déguster ! »
Le docteur vient et m'enfile quelque chose dans l'orifice urinaire. Je n'ai
pas mal.
L'infirmière ?
Ma mère me disait, quand elle me menaçait : « Je dirai à ton père ; qu'est-ce
que tu vas déguster ! »
Dans sa vie conjugale elle introduit une nouvelle technique :
elle réveille son mari pour lui dire qu'elle est une méchante, qu'elle
lui empoisonne la vie, etc. Sur quoi, son mari la console et elle a avec
lui un rapport sexuel satisfaisant. Sans entrer dans l'analyse appro-
fondie des mécanismes que recèle cette façon de faire et qui est large-
ment surdéterminée, nous pouvons constater que la frigidité n'existe
plus, ainsi que le refus de maternité comme nous l'avons vu plus haut.
Ce rituel masochique a d'ailleurs disparu par la suite, quoique par
paliers successifs, car — comme cela se passe habituellement — nous
avons dû enregistrer quelques rechutes, de moins en moins accentuées
d'ailleurs. Lors d'une de ces rechutes, au cours de laquelle les diffi-
cultés d'introjection ont réapparu, j'ai pu les analyser sur un plan
plus évolué et toujours dans le cadre du transfert. Le matériel en
question se prêtait particulièrement — par endroits — à une interpré-
tation oedipienne, mais je me suis rappelé que la résistance de cette
malade était solidement organisée autour de ce noyau et que malgré
l'éloquence du matériel il fallait utiliser le biais pré-oedipien. J'ai
donc insisté sur l'interprétation prégénitale, toujours dans des termes
d'introjection.
Cette rechute, comme les autres, se manifestait surtout par une
aggravation de l'attitude négative de ma malade envers sa famille
(son fils et son mari). Elle s'est mise à négliger ses devoirs de mère,
de femme et de maîtresse de maison (non sans une nuance très nette
de provocation d'ailleurs, cet aspect sado-masochique de son compor-
tement ne devant pas cependant nous retenir) :
Tant que je suis malade, mon mari ne doit pas s'attendre à ce que je le
cajole et lui fasse de bonnes choses ; ça ne va pas du tout à la maison, je néglige
PSYCHANALYSE 29
450 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tout, le ménage n'est pas fait, c'est le désordre, mon mari doit la trouver sau-
mâtre. Et d'ailleurs je ne mange pas, quand on est embêté, on ne peut pas assimiler
ce qu'on mange.
Le sens de ce matériel, vu le contexte, me parut clair : « Tant que
je ne pourrai pas introjecter l'analyste (le bon objet) je ne saurai moi-
même rien accepter, sans réponse sado-masochique provoquant le
rejet. » Aussi lui ai-je montré, une fois de plus, que c'est moi, et ce
qui vient de moi, qu'elle ne peut pas accepter.
ELLE. — Oui, et je tiens fermement à rester différente de vous , vous avez
peut-être raison, mais c'est à vous de m'expliquer pourquoi je vous refuse.
Moi. — Non, c'est à vous de l'expliquer. Tant que ça viendra uniquement
de moi, votre refus restera intact, et c'est ce que vous voulez.
Elle me. parle ensuite de son fils. Le problème est le même. L'enfant
travaille mal à l'école, et elle me montre combien elle en est malheu-
reuse. Il m'est facile de lui rappeler que quand son fils travaillait bien,
son trouble était bien plus profond ; elle en était désemparée, ce qui
montrait qu'il lui était surtout difficile d'accepter d'avoir un fils qui
lui donne du plaisir.
ELLE. — Bien sûr, tous les hommes je voudrais les voir réduits à néant.
(= « je ne veux pas les introjecter agressivement, la preuve c'est que
je les rejette »).
Elle poursuit :

Et cependant ceux qui sont brillants m'attirent. J'ai grand plaisir à parler
avec un homme intelligent ; il est vrai qu'en même temps, ça me gêne.
Je lui montre qu'elle se voit dans ces hommes comme dans un
miroir, qu'il s'établit entre eux et elle-même une certaine entente,
une communion d'esprit, une ressemblance qui lui fait plaisir, mais
qu'elle se reproche, comme si, en s'identifiant avec ces hommes, elle les
annihilait.
ELLE. — Oui, et je préfère me battre avec eux, comme avec vous.
Moi. — Au lieu de prendre ce qui vient de moi.
ELLE. — Vous me donnez des illusions, je ne suis qu'une imbécile.
Moi. — Ça vous tranquillise.
ELLE. — Mon père était intelligent. Il essayait de m'expliquer les choses,
mais j'ai fait l'idiote, et finalement, il a perdu patience ; j'ai fait l'andouille,
quoi.
Moi. — Comme ici.
Cette séance fut suivie d'une grande détente et d'une amélioration
notable sur tous les plans, un pas important vers la restructuration
définitive.
INTERPRETATION PREGENITALE 451

En résumé, j'ai voulu montrer dans cet exposé qu'il était nécessaire,
dans certains cas où les malades sont incapables d'intégrer les inter-
prétations oedipiennes, de dégager l'énergie qui leur permettra cette
intégration, par des interprétations d'un matériel prégénital apparu dans
le transfert, interprétations basées sur les mécanismes d'introjection.
Ce faisant, je n'ai pas eu l'intention de négliger l'importance du
conflit oedipien et l'utilité du maintien de l'analyse, autant que possible
sur ce plan. Les exemples cliniques que j'ai apportés montrent préci-
sément que c'est devant un blocage sur le plan génital que l'interpré-
tation pré-oedipienne a permis aux malades d'attaquer et de résoudre
leurs difficultés oedipiennes avec un élan accru.
Intervention de M. NACHT

L'exposé excellent et très documenté fait par Grunberger nous a


permis de suivre clairement l'évolution des idées psychanalytiques sur
le sujet qui nous intéresse.
Il nous a rappelé très justement que pendant une longue période
Freud, ainsi que la plupart des psychanalystes, considéraient le complexe
d'OEdipe comme le noyau essentiel, unique, de toute névrose.
Ce n'est que vers 1926 que les travaux de Melanie Klein (qui avaient
été précédés, il est vrai, par ceux d'Abraham, de Ferenczi, de Jones,
de Glover), mirent en pleine lumière la valeur des conflits préoedipiens
dans le développement des névroses et des psychoses.
On peut évidemment s'étonner que Freud, qui avait toujours accordé
beaucoup d'attention à la phase orale, ait plus ou moins laissé dans
l'ombre les phases préoedipiennes.
Cela est dû, sans doute, au fait que Freud n'accorda pendant long-
temps qu'une place secondaire aux réactions agressives de transfert.
Toujours est-il qu'aujourd'hui, tous les psychanalystes s'accordent à
reconnaître l'importance des conflits préoedipiens (1) dans la genèse
des psychonévroses, à côté des conflits proprement oedipiens. Il ne
faut cependant pas perdre de vue que la phase oedipienne garde toute
sa valeur et qu'elle reste le moment crucial dans le développement
de la personnalité : elle est à la fois aboutissement et point de départ
nouveau.
L'intrication des pulsions libidinales et agressives des phases pré-
oedipiennes subira, au cours de la phase oedipienne, des modifications
profondes et d'une importance déterminante pour l'évolution ultérieure.
La polarisation des investissements libidinaux sous la pression
croissante de la pulsion génitale, détermine des besoins nouveaux,
lorsque deux objets de sexe différent sont proposés à ceux-ci, et mar-
quera le début d'un mouvement tendant à la désintrication des pulsions
génitale et agressive, pour aboutir à un nouvel alliage, dont le « dosage »

(1) Le terme de « pré-génital », souvent employé pour désigner globalement les phases
pré-oedipiennes, me paraît impropre, car on peut y déceler déjà des investissements sur un
mode génital mineur.
INTERPRETATION PREGENITALE 453

différent, parce qu'à prévalence erotique-génitale, est appelé à réduire


le caractère aigu et perturbateur de l'ambivalence.
C'est alors seulement que le sujet, à la fois contraint et capable
de choisir, en choisissant se reconnaît lui-même dans son propre sexe,
et se conçoit dans sa forme. D'où l'importance majeure de la phase
oedipienne.
Mais, établir une hiérarchie théorique dans les différents moments
qui marquent l'évolution de l'être, c'est admettre la possibilité d'une
solution de continuité dans cette évolution cependant inexorablement
continue.
Du même coup, cela impliquerait des conduites techniques tenant
compte obligatoirement de cette hiérarchie.
Nous arrivons ainsi à la préoccupation dominante de notre débat,
telle qu'elle se dégage de la discussion qui a suivi l'exposé de Grun-
berger, et qui concerne le choix des interprétations et l'ordre qui doit
présider à ce choix.
Est-ce à dire que l'analyste doive se soumettre à un système pré-
conçu, et interpréter dans un premier temps tel matériel préoedipien,
par exemple, puis dans un deuxième temps tel autre matériel se
rapportant à une phase ultérieure ?
Cette conduite « planifiée » de l'analyse m'inspire, pour ma part,
encore plus de crainte que le risque de voir l'analyse devenir « chaotique »
du fait que l'interprétation suit l'ordre même du matériel apporté
par le malade. Je n'ai, pour ma part, en procédant de cette manière,
jamais éprouvé que cette situation fût « chaotique ».
Mon expérience me porte à croire que la situation ne devient
« chaotique » que lorsque les réactions de transfert et de contre-
transfert sont mal maîtrisées. Je persiste à croire que le seul guide
sûr à adopter pour le choix de nos interventions, afin d'éviter le
risque de perturber l'ensemble de la cure, doit rester précisément le
transfert.
En outre, l'expérience nous enseigne que, sauf dans des cas extrêmes,
nous voyons apparaître dans l'analyse d'abord les manifestations des
conflits oedipiens. Les conflits préoedipiens n'apparaissent généra-
lement qu'ensuite. Sauf exception, je ne vois pas pourquoi on s'abstien-
drait d'interpréter les premiers, sous prétexte de laisser apparaître
d'abord le matériel préoedipien attendu.
D'ailleurs, une fois interprétés les éléments oedipiens « de sur-
face », on constate à plus ou moins brève échéance une intrication de
conflits oedipiens et préoedipiens dans le matériel apporté.
454 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Soit simultanément, soit parallèlement, parfois dans une même


séance, apparaissent les deux formes de conflits.
C'est que la plupart des sujets que nous analysons n'ont pas (et
pour cause) évolué durant la phase oedipienne selon le déroulement
que nous décrivions tout à l'heure.
La désintrication des pulsions, leur décantation, leur refonte et leur
polarisation nouvelle ne se sont accomplies que d'une manière partielle,
incomplète ou même pas du tout.
Si bien que nous observons non pas une superposition ni un voisi-
nage des stades en question, mais leur articulation, ainsi que nous
le remarquions à propos du travail récent de Lebovici et Diatkine sur
les phantasmes.
Le conflit oedipien est lié au conflit préoedipien qui le préfigure
même, pourrait-on dire. C'est pourquoi l'analyse de l'un fait rebondir
l'autre, selon le poids des résistances, le moment de l'analyse, la tonalité
du transfert.
Cette alternance, ce mouvement de balancier peuvent être, certes,
le fait de certaines résistances.
C'est l'interprétation qu'on en donne souvent et à juste titre.
Mais cela peut aussi signifier que des besoins insatisfaits de la situation
oedipienne prolongent et recouvrent à la fois ceux des phases précédentes
et vice versa. La mise à jour des uns laisse donc apparaître les autres.
C'est dans ces mouvements alternants (lorsqu'ils sont parvenus
à prendre pour objet l'image de l'analyste) qu'apparaissent tantôt
les premières frustrations, tantôt celles qui les ont suivies. Ainsi la
situation analytique, éclairée par les interprétations données, favorise
progressivement la désintrication des pulsions, puis leur refonte dans
un alliage où la pulsion génitale détient la prévalence, où l'amour
neutralise la haine.
Je voudrais vous citer à l'appui le cas du malade A... qui dans
une même séance montre à travers les premières associations une
avidité de nourriture, un besoin d'en « dévorer » le plus possible en
même temps qu'une impossibilité d'en profiter car il reste très maigre
et il s'en plaint, ceci apparaissant comme la conséquence d'une peur
de garder la nourriture investie agressivement (parce que devenue
le « mauvais objet » dont il ne peut tirer aucun bénéfice).
Suivent ensuite d'autres associations qui indiquent qu'à travers
un besoin de tout lire, de tout apprendre, afin de tout pouvoir, se
manifeste le besoin de rivaliser avec le père, de le déposséder de sa
puissance virile pour lui prendre sa femme (donc posséder la mère).
INTERPRETATION PREGENITALE 455

La peur qui en résulte détermine un des symptômes dont souffre


le sujet : son incapacité à intégrer, à utiliser ses nombreuses lectures.
On voit clairement ici comment la surcharge d'agressivité orale
déteint sur la pulsion génitale, lui apporte un surcroît d'agressivité,
les lie ensemble, et par voie de conséquence maintient la relation
objectale sur un mode oral au dépens de la génitalité.
La perturbation de l'investissement génital est due ici à une double
crainte :
1) Peur de la mère frustratrice rendue dangereuse par la projection
de l'agressivité orale réactionnelle ;
2) Peur du père, d'autant plus forte, qu'une trop grande part
d'agressivité reste fixée sur la mère : le sujet s'en trouve démuni,
affaibli dans la lutte contre le père en tant que rival.
Autre cas : le malade B... commence une séance par un phantasme
qui traduit l'agressivité du sujet à l'égard de l'analyste, sous forme
d'un cancer dont celui-ci serait atteint.
Les associations tournent autour d'un échec subi par le malade
dans sa carrière, échec ressenti comme étant dû à l'opposition jalouse
et castatrice du père.
D'où la réponse vengeresse traduite par le phantasme du cancer
frappant l'analyste.
Vient ensuite un matériel qui exprime la déception ressentie devant
l'absence de tendresse de la mère, suivie de l'autre déception de n'avoir
jamais été nourri à son sein, et les réponses agressives à travers un
comportement « d'enfant méchant ».
Nous voyons, dans ce cas, que c'est au contraire l'agressivité oedi-
pienne qui rejoint et se renforce en plongeant dans l'agressivité primaire,
orale, à laquelle elle est restée liée.
L'intrication du matériel préoedipien et oedipien est tellement
évidente dans ces deux cas qu'ils m'ont paru être parfaitement démons-
tratifs.
La question de savoir s'il valait mieux interpréter le matériel se
rapportant à l'une ou à l'autre phase, ou lequel des deux avant l'autre,
me paraît absolument secondaire et même hors de propos.
C'est bien leur intrication, le renforcement de l'un par l'autre
aboutissant à une surdétermination conflictuelle qu'il importait surtout
d'analyser, afin d'obtenir leur dissociation.
Mais il existe cependant des cas où l'analyse même approfondie
et largement élaborée des situations oedipiennes n'amène guère la
résurgence du matériel préoedipien. Parfois les résultats thérapeutiques
456 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

obtenus permettent néanmoins l'arrêt de l'analyse, mais il n'en est


pas toujours ainsi. Nous voyons alors l'analyse piétiner, tourner en rond ;
les résultats thérapeutiques sont insuffisants, voire même nuls.
Il est permis de penser, dans ce cas, que cette impasse est due aux
fixations préoedipiennes qui n'ont pu être mises à jour mais sont
vécues dans une agressivité possessive qui s'exprime dans la névrose
de transfert.
C'est dans ces cas qu'il peut être profitable de fixer un terme à
l'analyse ou de diminuer progressivement le nombre des séances.
Il arrive alors que ces situations frustratrices, assimilables à un
sevrage, fassent ressurgir des réactions préoedipiennes.
Par contre, les cas plus difficiles sont à mon avis ceux où, à l'opposé,
le matériel préoedipien est le seul qui apparaisse tout au long du
traitement. Cela peut être dû au fait que le sujet n'a pas vécu les conflits
oedipiens, soit parce que la personnalité du père était tellement faible,
effacée, qu'elle n'avait pour ainsi dire pas d'existence pour l'enfant,
soit parce que le père a été réellement absent pendant les premières
années de l'enfant ou qu'il est mort avant sa naissance.
Quel que soit le sexe de l'enfant, fille ou garçon, il restera alors
fixé à sa mère sur un mode préoedipien, avec toutes les conséquences
que cela implique.
Techniquement, dans de tels cas, la passivité et surtout l'effacement
de l'analyste doivent faire place à une attitude plus nuancée, plus active,
afin de représenter pour le malade cette « présence » dont j'ai souvent
parlé. Ici sans doute, la technique d'Alexander pourrait-elle se montrer
profitable quant au rôle que l'analyste choisit délibérément de s'im-
poser dans le cadre du transfert, afin de favoriser l'appel des investis-
sements oedipiens sur lui.
Mais l'absence de matériel oedipien peut avoir une signification
opposée, plus proche de l'objet de notre discussion : loin de traduire
l'inexistence du conflit oedipien, elle signifie bien au contraire qu'il
a été vécu avec une intensité dramatique. Le degré d'angoisse et de
culpabilité qui l'accompagne était au delà de ce que l'enfant pouvait
supporter même en développant les défenses habituelles. Son seul
recours a été la négation ; il a réagi comme s'il n'avait qu'un seul parent :
la mère. Ces réactions m'ont paru surtout évidentes lorsqu'il est
arrivé, par exemple, que le parent-rival soit mort lorsque l'enfant
était en pleine phase oedipienne.
La régression et la fixation à la mère sur un mode préoedipien sont
alors massives, totales, afin d'effacer toute trace du souhait de meurtre
INTERPRETATION PREGENITALE 457

oedipien. C'est dans ces cas que le matériel préoedipien est constam-
ment mis en avant et solidement maintenu par le malade comme
résistance — défense inébranlable — jusqu'au moment où survient la
terreur de la mort de l'analyste (substitut paternel ou maternel) et où
cette terreur sera analysée et apaisée.
C'est seulement alors que le matériel préoedipien, perdant son
sens premier de refuge, acquiert sa valeur authentique et peut être
analysé avec efficacité.
Le matériel oedipien apparaîtra alors parallèlement quoique timi-
dement durant ce travail renouvelé.
En conclusion, je vous apporte ici mon opinion : hormis les cas
extrêmes, exceptionnels, les matériels préoedipien et oedipien s'arti-
culent de telle sorte que l'analyse de l'un fait apparaître l'autre et
vice versa. Cette alternance peut même s'observer spontanément.
La conséquence de cette observation m'a amené à adopter la conduite
technique qui consiste à me laisser principalement guider dans le
choix du matériel à interpréter ce que le malade montre spontanément
ou sous l'influence des interprétations.
Bien entendu, le respect aveugle de ce procédé peut induire le
psychanalyste en erreur s'il ne garde constamment et en même temps
une vue d'ensemble de l'évolution du cas et s'il néglige les indications
que lui fournissent les réactions de transfert.
Intervention de M. BÉNASSY
L'excellente mise au point de Grunberger suscite de nombreuses
réflexions. En voici quelques-unes présentées un peu au hasard, les
unes théoriques, les autres cliniques.
Peut-être faut-il dans une telle discussion faire précéder quelques
définitions. Et d'abord existe-t-il une différence entre le prégénital
et le préoedipien ?
A mon avis il ne s'agit que d'une différence de points de vue.
Sous le nom de période prégénitale on étudie l'histoire des relations
entre la mère et le sujet en centrant cette étude sur le sujet et sur les
zones érogènes. Sous le nom de préoedipien, on étudie les mêmes
événements en centrant cette étude sur le social, sur l'environnement,
c'est-à-dire les relations objectales. En effet, avec la période oedipienne,
le père s'introduit dans la relation enfant-mère, et la relation oedipienne
est triangulaire. Mais le père entre relativement tard (en tant que
père) dans la vie émotionnelle de l'enfant, et la relation avec le père
sera bâtie sur le modèle de la relation préexistante avec la mère. Sauf
458 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

exception, les conflits qui surgissent autour de l'allaitement, du sevrage,


de l'acquisition de la propreté, sont liés à des images féminines ; il
est classique de dire que la castration par le père est vécue sur le
modèle de la séparation d'avec le sein. En somme, cliniquement, l'ana-
lyse de la période préoedipienne c'est l'analyse des relations primitives
avec la mère. De ce fait, les tendances homosexuelles apparaissent
assez différentes chez l'homme et chez la femme. Chez celle-ci c'est
une régression à une homosexualité primaire, chez celui-là, c'est une
homosexualité secondaire ; ce sont les modalités des relations enfant-
mère (passivité dont l'enfant n'a pu se dégager) qui détermineront
l'enfant à adopter vis-à-vis du père une attitude passive féminine.
De plus, il faut noter qu'au fur et à mesure qu'on analyse le préoedi-
pien, l'image de l'analyste masculin apparaît de plus en plus mater-
nelle dans les relations entre le malade et le médecin, mais il faut
toujours avoir présentes à l'esprit les difficultés inhérentes à l'analyse
du préoedipien. Il s'agit d'un matériel archaïque, remanié et déformé
par le jeu des mécanismes de défense dont quelques-uns sont apparus
assez tardivement. En fait, on n'analyse que des états régressifs, et les
souvenirs oraux, par exemple, ne sont évoqués qu'à travers des souve-
nirs datant des époques ultérieures, et fixés par le langage. Il est difficile
de démêler ce qui dans l'analyse est impression et surimpression.
C'est pourquoi l'analyste court toujours le danger d'imposer à son
malade ses propres fantasmes ou ceux de Mme Melanie Klein, alors
qu'il croit proposer des interprétations fondées sur des faits univer-
sellement valables.
Il faut, en effet, insister sur le fait qu'on ne retrouve jamais, dans
une analyse, de souvenirs vécus antérieurs à l'acquisition du langage.
Les physiologistes nous disent que l'absence de myélisation du cortex
ne permet pas à l'adulte d'évoquer un souvenir antérieur à la 2e année.
Je l'admets très volontiers, non parce que l'on m'assure que cette
évocation est théoriquement impossible, mais bien parce qu'elle ne
se produit jamais dans la pratique. Ce qui se produit avant l'apparition
du langage, c'est sans doute un apprentissage, un conditionnement
émotionnel, sous-cortical, non évocable en images ou en souvenirs,
et qui s'exprime en quelque sorte dans le langage du corps. Les mots
acquis plus tard lui donneront en quelque sorte une forme acceptable
pour une pensée rationnelle. Il me semble que l'acquisition du langage
constitue le fait spécifiquement humain, l'élément essentiel de cette
période cruciale de 1 à 3 ans, où l'enfant apprend la marche, la propreté
et, d'un seul coup, le moyen de communiquer avec les autres, de
INTERPRETATION PREGENITALE 459

s'exprimer à soi-même ses propres sentiments, de constater et de décrire.


Il a découpé le monde avec le vocabulaire, il le reconstruit avec la
syntaxe, disait à peu près Delacroix. C'est, je pense, à cause de ces
incertitudes et de ces difficultés d'évocation, que la période orale est
pour nous, psychanalystes, la plus intéressante et la plus difficile à
étudier.
Du point de vue des caractéristiques instinctuelles, la période orale
apparaît caractérisée par l'indifférenciation des instincts. « Les signes
sur lesquels nous avons coutume de baser nos distinctions tendent à
se confondre quand nous nous approchons de la source. Ainsi pourrions-
nous dire, paraphrasant la promesse des sorcières à Banquo, non pas
clairement sexuel, non pas sadique en soi, mais cependant la substance,
l'étoffe dont tous deux sortiront plus tard », disait Freud.
Personnellement, j'ai tendance à croire que c'est le langage, phéno-
mène social, qui fournit le moyen de distinguer clairement l'amour de la
haine après que l'apprentissage des relations objectales a distingué
bon et mauvais (ou sale) dans l'action elle-même. Mais on peut se
demander si le jeu des bons et mauvais objets de Mme Melanie Klein
est indispensable, à la compréhension de cette période. Lebovici et
Diatkine nous ont montré qu'objets partiels et totaux internalisés et
externalisés s'identifient totalement aux pulsions instinctuelles, « bons
et mauvais objets ne sont pas séparables de la libido et de l'instinct
de mort auxquels ils sont consubstantiels ». On aboutirait alors à une
théorie paradoxale où l'existence des objets bons et mauvais ne témoi-
gnerait en rien de relations objectales avec le monde extérieur, mais
serait en quelque sorte déterminée par une fatalité intérieure organique.
Nous nous trouverions en face d'une alternance de comportements
agressifs et libidinaux (ou comme je l'ai suggéré effecteurs et récep-
teurs) sans qu'à aucun de ces comportements ne corresponde encore le
sentiment vécu qui fera plus tard de ces comportements « le sadique
et le sexuel », comme dit Freud à l'époque de la citation précédente. Il
me semble que l'ébauche de cette distinction, « substance » dont sortira
le sentiment vécu, doit être recherchée dans l'apparition des mécanismes
de défense, c'est-à-dire en fait de l'inhibition apprise, suscitée par la
crainte, et sans laquelle le conflit n'existe pas. Dès que certains stimuli
sont perçus, apparaissent des relations émotionnelles et motrices que
l'adulte interprète intuitivement comme correspondant au désagrément.
Le nourrisson, peut-être même le nouveau-né, se défendra contre le
retour de ce désagrément par des moyens divers, dont l'élément premier
est toujours une inhibition. Dès qu'il y a crainte, même sans conscience
460 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de cette crainte, il y a inhibition, puis entrent en jeu différents méca-


nismes de défense, mais pour parler d'inhibition au sens psycholo-
gique (et non pas seulement physiologique) il faut que la commande
nerveuse correspondante existe, il faut que la maturation nécessaire
l'ait établie. Ainsi, il semble vain de parler de crainte liée à la défécation
avant que celle-ci soit contrôlée grâce à la maturation du système
effecteur.
Mais si on exprime les conflits primitifs en termes d'instincts (ou
de bons et mauvais objets), d'inhibition, de mécanismes de défense et
d'apprentissage, quelque satisfaction intellectuelle qu'on en éprouve,
on a bien le sentiment d'être loin de la réalité clinique. Au contraire,
si on s'efforce d'étudier les relations objectales avant le langage, on
se sent sur un terrain beaucoup plus solide. C'est à travers les relations
objectales qu'on comprend le mieux les conflits de la période d'avant
le langage, qu'on les étudie dans le transfert et le contre-transfert
des analyses d'enfants ou, comme Spitz, dans des situations quasi
expérimentales. Les psychanalystes d'enfants ont ainsi beaucoup à
enseigner aux psychanalystes d'adultes.
Je voudrais ajouter quelques remarques sur les moyens grâce
auxquels s'établissent les relations objectales.
Je vous rappelle seulement les beaux travaux de M. Pribble qui
insistent sur le rôle du toucher, de l'audition, de la vue. Mais il est
intéressant de rappeler ici quelques notions classiques. D'une part,
il est difficile de juger d'une émotion dans l'ignorance de la situation
tout entière où se produit l'émotion. Ainsi la relation émotionnelle
s'apprend surtout lorsque le sujet et l'autre ont vécu ensemble une
même émotion. D'autre part, la bouche joue un rôle bien plus impor-
tant qu'on ne le croit, dans l'expression des émotions. En 1927, Dunlop,
utilisant des photographies coupées, montre que c'est l'expression de la
bouche qui est prédominante, et c'est elle qui entraîne le jugement
du sujet (adulte) malgré l'expression des yeux. Lire une expression
sur un visage, c'est lire sur sa bouche. C'est probablement là, chez
l'adulte, une survivance de la période orale, où l'enfant « pense »,
si l'on peut dire, en termes d'activité orale, manger, être mangé, absorber,
rejeter.
Nous sommes ainsi conduits à la naissance même du langage qui
plonge ses racines les plus fines dans l'émotion orale. Dès 1907, Stern
nous a montré que les occlusives résonnantes [m] et [n] expriment
une direction centripète de l'attention, et qu'elles sont l'expression
du désir, de la faim. Au contraire, les explosives labiales [b], [p] expri-
INTERPRÉTATION PRÉGÉNITALE 461

nieraient une direction centrifuge de l'attention vers les objets du


monde extérieur, et plus spécialement l'action de repousser. Tout
cela complète l'opinion de Freud : la distinction bon-mauvais est
originellement exprimée dans le langage oral, puis anal, manger-
cracher, garder-rejeter. Il ajoute que ces deux attitudes (d'acceptation
et de rejet) seront plus tard transposées dans le langage sous forme
d'affirmation ou de négation.
Venons-en maintenant à quelques remarques cliniques :
J'ai cru remarquer la fugacité des périodes où des thèmes oraux
sont directement vécus dans le transfert. Le malade fait preuve d'une
vive honte, de crainte ou d'angoisse à vivre ces tendances. Il essaye
d'échapper à cette angoisse en utilisant de nombreuses défenses. Deux
d'entre elles méritent d'être signalées.
a) C'est d'abord l'intellectualisation, c'est-à-dire un mécanisme
de symbolisation dans lequel le symbole est isolé de l'affect (n'oublions
pas que l'isolement semble appartenir à la période anale). L'intellec-
tualisation est bien différente de la verbalisation qui est considérée
comme un moyen d'adaptation (ou si vous voulez un moyen de
défense normal) dans lequel le symbole et l'affect qu'il exprime sont
« vécus » simultanément.
Ainsi Louise qui, depuis quelque temps, apporte dans son analyse
du matériel prégénital. Elle est soudain prise, en séance, d'une inquié-
tude angoissée « à évoquer l'idée de faire des saletés sur votre divan.
Je m'aperçois que j'en ai vraiment envie. Il ne faut pas que je me
laisse aller, j'ai peur de le faire effectivement ». A la séance suivante,
elle arrive toute joyeuse : elle a composé un poème humoristique où
elle se moque de la psychanalyse et qu'elle me lit ; elle y examine
tout ce qu'elle a appris dans son analyse, par exemple lire l'heure,
distinguer sa main droite de sa main gauche, etc. Mais ce poème est
assez remarquable en ce sens que le rythme en est exactement celui
des conceptions enfantines, et les rimes (ce sont des mots déformés
comme par un enfant) y jouent un rôle prépondérant. En ce sens,
c'est un poème enfantin, mais l'humour lui donne un caractère très
adulte; l'enfant ignore l'humour. Ce poème ne peut être interprété que
si on le relie à la séance précédente. C'est une défense contre l'actua-
lisation du désir de faire des saletés sur le divan. C'est exactement une
tentative (réussie) de symbolisation de désirs agressifs. Le caractère
enfantin du rythme et des sons le rend archaïque. L'humour appartient
au contraire à l'âge adulte et permet de revivre la période de verbali-
sation des actions sans se sentir en danger de redevenir vraiment un
462 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

enfant qui a perdu le contrôle de ses actes. Et aussi d'être agressive


envers l'analyste sans encourir sa colère, puisque désarmé par le rire,
il ne pourra certainement pas punir ;
b) C'est ensuite la défense par le passage à l'OEdipe, ou, plus exac-
tement, par l'introduction du père dans la relation petite fille-mère.
Moins dangereux que la mère, on vivra avec lui une relation du même
mode.
C'est ce qu'a fait Virginie dans un rêve. C'est une alcoolique en
pleine période de sevrage. Dans son rêve, elle est assise sur une ban-
quette de piano, elle a une défécation énorme et le sentiment d'être
vidée. En face d'elle se trouve une carafe de whisky dont elle boit une
gorgée avec un sentiment de dégoût et de répulsion. Le whisky se
change en lait dont elle boit et boit encore, à longs traits. Elle éprouve
le sentiment voluptueux de se remplir après s'être vidée.
Les associations évoquent d'une part tout le ressentiment apparem-
ment inexprimé envers la maîtresse de piano de son enfance (substitut
maternel). En réalité cette haine et la culpabilité correspondante furent
exprimées sous forme de menus vols, inexplicables, et agencés de façon
à être invariablement découverts. D'autre part, la situation actuelle
et son goût insatiable pour les jus de fruits, depuis qu'elle est sevrée
d'alcool.
On voit clairement l'agression sur le mode anal, la peur d'être
privée de nourriture qui en résulte, la sensation d'être vidée. Puis,
l'agression amoureuse sur le mode oral, la peur d'être punie (sentiment
de dégoût suscité par le whisky nourriture-poison), la disparition de
cette peur (le lait bu à longs traits) et la soif insatiable d'amour agressif
accepté par l'objet (nourriture-aliment) avec le résultat, la sensation
de se remplir.
Le lendemain, elle apporte le rêve suivant — très court : elle brise,
mâche et avale avec volupté un disque de phonographe. Associations :
son père était agent d'une manufacture de disques, et les disques
s'entassaient chez elle. Elle se souvient d'une berceuse que son père
lui chantait, et dans laquelle la maman de la petite fille était morte et
son père lui chantait une berceuse pour l'endormir. Dans le rêve cet
acte agressif de briser, de mâcher et d'avaler, n'est ressenti que comme
un acte d'amour.
On voit là comment la parole, nourriture du père, a remplacé le
lait, nourriture de la mère. En introduisant le père dans la relation, on
échappe sans doute à une mère dangereuse mais l'amour pour le père
est vécu sur le modèle de l'amour pour la mère ;
INTERPRÉTATION PREGÉNITALE 463

c) Très voisin, et probablement également supporté par le désir


d'introduire le père dans la relation enfant-mère intervient ce que
j'appellerai volontiers la génitalisation. C'est le besoin impérieux de
traduire immédiatement ses tendances orales, en termes de relations
sexuelles génitales. C'est un autre moyen d'éviter de vivre directement
des angoisses qui sont perçues comme exagérément infantiles, sans
support concret ou symbolique rassurant.
Ainsi j'ai analysé à la même époque deux femmes dont la vie
sexuelle présentait un caractère oral, activité exagérée, insatiable, et
sans jamais d'orgasme. Les fantasmes oraux étaient par ailleurs vécus
en actes : intérêt pour la nourriture ou la boisson, boulimie ou alcoo-
lisme, en fait activité alimentaire érotisée. Ces actualisations leur
permettaient de ne pas vivre dans le transfert leur agression amoureuse
orale. Toute tentative d'interprétation orale directe était immédia-
tement traduite en termes de relations génitales. D'autre part, incapables
de verbaliser ou même d'évoquer leurs fantasmes. Comme le passage
à l'acte chez le délinquant, l'actualisation apparaît ici comme une
régression de l'âge où on verbalise son hostilité (3 ans) à celui où
on l'agit (2 ans).
Il m'a paru que chez ces malades, la nécessité de l'actualisation
ne disparaissait qu'à partir de l'acceptation de l'érotisme anal. Il
semble que l'évolution érotisme oral, érotisme anal, érotisme vaginal
n'ait pu s'accomplir. Il ne s'agit, chez elles, que d'un intérêt vaginal
non érotisé, apparaissant comme un effort vain pour transposer sur
le plan génital les satisfactions obtenues sur le plan oral. On ne peut
dire qu'un érotisme vaginal incomplet se soit ajouté à un érotisme
oral trop intense. Tout se passe comme si, contrarié dans son évolution
génitale, l'enfant n'avait pu arrêter sa régression au stade anal. Elle
a rencontré l'interdiction qui porte sur l'agressivité, activité-haine
autant que sur l'érotisme passivité-amour. Une telle malade vit sa
vie sexuelle sur le plan oral primitif. En vivant pleinement dans l'ana-
lyse la période anale, plus difficile à accepter sous l'aspect erotique
passif (qui implique l'abandon du pénis) que sous son aspect agressif
actif, la malade pourra structurer ses tendances instinctuelles indiffé-
renciées (orales), trouver la satisfaction vaginale sur le modèle de la
satisfaction anale, et abandonner les satisfactions orales actualisées
en même temps qu'elle remplacera l'intérêt vaginal par une satisfaction
vaginale. Certes, le rêve de Virginie nous montre qu'il est un autre
aspect de l'intrication des pulsions anales et orales : celui de la peur
d'être vidé, de perdre la nourriture incorporée. Mais je ne pense pas
464 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

que ces deux explications soient contradictoires. Elles appartiennent


en effet à des périodes différentes d'activité anale.
Pour terminer, je dirai qu'à la lumière de ce que nous avons dit
du préoedipien on comprend bien pourquoi Nacht est « tenté de croire
que le vécu de ces expériences renouvelées de l'enfance constitue une
grande épreuve corrective » et pourquoi « l'efficacité thérapeutique y
est en grande partie subordonnée, quelles que soient d'autre part la
valeur, la justesse et l'opportunité des interprétations », celles-ci ayant
surtout pour rôle « d'écarter les résistances qui s'opposeraient à ce
que le sujet vive entièrement ces expériences nécessaires ».
C'est que la période préoedipienne primitive, celle d'avant le langage,
semble jouer le rôle le plus important dans l'analyse : elle est inac-
cessible directement, dans l'analyse des résistances, des mécanismes
de défense, et même des instincts. C'est dans le jeu du transfert-
contre-transfert que les relations objectales primitives peuvent être
revécues et dépassées. En d'autres termes, le transfert « utile », le
transfert thérapeutique, constitue le seul moyen de revivre la période
d'avant le langage, et c'est dans cette période, à travers les relations
objectales qu'ont été apprises les attitudes émotionnelles, sources
d'inadaptation. Mais ce transfert primitivement inacceptable et inef-
fable devient acceptable dans la situation thérapeutique où il se coule
dans le moule du langage.

Intervention de M. DIATKINE
Il existe au cours de nombreuses analyses, des séances où le malade
apporte un matériel dont le déterminisme est complexe. Il est dans
ce cas impossible de distinguer des pulsions et des angoisses de caractère
spécifiquement génital ou prégénital, oedipien ou préoedipien. Par
contre, il est facile de montrer un double déterminisme des affects
qui pourraient théoriquement être interprétés soit dans un sens, soit
dans l'autre. Tel personnage peut apparaître comme investi paternel-
lement ou maternellement et, dans une même séance, l'angoisse de
castration peut être comprise comme une défense élaborée devant
l'angoisse de morcellement, ou inversement. Dans le début de l'analyse,
la position que doit prendre le psychanalyste est relativement facile
à déterminer. Il ne faut interpréter que ce que le malade est capable
d'appréhender, c'est-à-dire ce qu'il est sur le point de percevoir.
L'élucidation des relations oedipiennes dans leur formulation classique
est une étape presque toujours indispensable. C'est quand les angoisses
profondes liées à l'agressivité orale dirigée sur l'imago maternelle ont
INTERPRETATION PRÉGÉNITALE 465

pu être interprétées correctement, que des problèmes très délicats ne


cessent de se poser. Il n'est pas rare de voir alors les malades se protéger
de l'imago maternelle menaçante par une attitude passive à l'égard
d'une imago paternelle protectrice. On peut toujours se demander
dans quelle mesure cependant le patient ne cultive pas cette position
régressive pour échapper à ses émois génitalisés et à une réelle angoisse
de castration. On risque, en interprétant un aspect ou l'autre du
matériel, de jouer le jeu du patient et de compromettre ainsi la fin du
traitement. L'appréciation du matériel dont l'angoisse est prévalente
peut être gênée par les propres angoisses de l'analyste. L'élément contre-
transférentiel apparaît souvent très clairement au cours des discussions
dans les séminaires de technique où, pour les uns, les émois prégénitaux
ne semblent jamais avoir été suffisamment analysés, tandis que d'autres
sont toujours pressés de se retrouver sur un terrain plus élaboré. Il
est clair que les raisons profondes de cette appréhension du matériel
tiennent partiellement à la structure de ceux qui participent à cette
discussion. L'analyse d'enfant est souvent l'occasion de réactions du
même ordre. Le matériel prégénital apparaît souvent au psychanalyste
débutant avec un caractère d'abstraction et d'irréalité qui le protège
contre ses propres angoisses alors qu'il n'en est pas de même pour les
affects liés aux investissements génitaux et à la castration. On voit sou-
vent ces débutants se réfugier dans un verbalisme algébrique d'échange
d'objets qui fait le jeu de l'enfant et le maintient dans ses positions
régressives.
Intervention de M. LUQUET
Bénassy et d'autres participants ont insisté sur le fait qu'on ne
verrait le matériel prégénital que dans une phase tardive de l'analyse.
Exprimé sous cette forme, cela peut prêter à confusion. L'ensemble
de la personnalité est à tout moment présent, dans ses intégrations
successives. Il est exact que, le plus souvent, au moins chez les malades
justifiables d'une analyse classique, on ne se trouve pas d'emblée
devant les pulsions primitives dans la relation à deux, relation d'objet
fondamentale. Il faut les conditions spéciales de transfert qui se créent
tardivement lors de la régression due à la situation analytique, pour que
les pulsions agressives (destruction, pulvérisation, anéantissement) —
ou possessives (absorption, fusion, identité) — se manifestent dans
toutes leurs intrications dynamiques. Si elles apparaissent trop tôt,
c'est que l'on se trouve devant un moi très faible, prépsychotique.
Par contre, dès les premiers instants de l'analyse, on se trouve en face
PSYCHANALYSE 30
466 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

des défenses de caractère qui sont parfois présentées à travers l'oedipe


mais le plus souvent sont nées devant les pulsions prégénitales. De la
compréhension et de l'interprétation de ces premières défenses du
caractère pourra dépendre dans un certain nombre de cas la continua-
tion de la cure — dans d'autres, la forme qu'elle prendra.
Voyons plus précisément ce que nous voulons dire par premières
défenses du caractère. Un malade vient trouver le médecin pour que
celui-ci l'aide. C'est un acte de confiance. Mais dès que celui-ci a
accepté de le traiter, avant même que le malade ait ressenti les frus-
trations réelles dues à la situation analytique, apparaissent des attitudes
de rejet qui vont parfois jusqu'au renoncement à la cure — des plaintes
et des craintes, le traitement étant prévu comme dangereux — des
témoignages divers d'insatisfaction, tout ce qui est reçu étant perçu
comme inquiétant ou même « toxique ». Il est évident que ceci est un
exemple schématique mais il est bien rare de ne pas trouver quelques
allusions au moins à cette position. Un autre cas est celui où le malade
avale tout ce qu'on lui donne, en prend même davantage, mais cela
ne lui profite pas, il ne le digère pas, etc. Il est facile de montrer qu'il
s'agit là d'une relation avec un autre et que dans ce premier temps il
n'y a pas trace de triangulation. Cette relation à deux dont la forme
est très caractéristique de la personnalité, va se retrouver au long de
l'analyse, à tous les stades. Elle va conditionner également, nous semble-
t-il, un type de résistance fondamentale qui sera constante quel que soit
le matériel analysé. C'est ainsi qu'un malade qui me priait instamment
de le prendre en analyse commença immédiatement à me rejeter dès
qu'il entrevit un accord possible. Il avait, du reste, rejeté une demi-
douzaine d'analystes avant moi. Nous avons l'impression que c'est
grâce à la remarque de cette attitude, accompagnée de son acceptation :
« C'est sans doute que vous en éprouvez le besoin » qui lui permit
d'enfin la commencer. Il put la mener jusqu'au bout au prix d'un
rejet et d'un maintien à distance qui fut analysé différemment à tous
les niveaux — culpabilité oedipienne, refus de passivité, etc., mais
qui demeura intact et ne céda que lors de l'analyse du transfert pré-
génital et des craintes liées aux échanges alimentaires. Il va sans dire
que cette attitude de rejet, et de maintien à distance, bien qu'apparem-
ment loin de ses symptômes, était chez lui un trait essentiel de son
caractère. On pourrait ainsi énumérer de très nombreux cas d'attitudes
prégénitales caractérielles. C'est pourquoi nous pensons qu'il ne fau-
drait pas prendre à contre-sens la règle d'interprétation première de la
superficie et penser qu'une défense oedipienne est plus superficielle.
INTERPRÉTATION PRÉGÉNITALE 467

Il nous paraît que l'on doit, dès le début, toucher le matériel carac-
tériel de défense prégénital — résistance fondamentale — dans les
seuls termes où l'on peut alors le toucher, c'est-à-dire comme attitude
intégrée, je veux dire en termes psychologiques. C'est lorsque tel
malade aura compris combien il était sensible à l'abandon, combien
il avait besoin de se croire rejeté par exemple, et comment il s'en défen-
dait, que seulement alors le transfert se cristallisera suffisamment pour
être interprété dynamiquement. Alors se produira la triangulation
— nous ne disons pas l'oedipe, bien que le plus souvent ce soit lui —
qui permettra une réelle évolution par appui sur le bon objet afin
d'affronter le mauvais. Nous avons du reste l'intention de revenir
ultérieurement sur ce point.
Intervention de M. RENÉ HELD
L'idée d'organiser un colloque de cet ordre semble à elle seule
déjà significative. En effet, il est curieux de constater que si les travaux
se rapportant aux stades d'organisation prégénitale de la libido sont
innombrables, à notre connaissance du moins, jamais une réunion
scientifique n'avait été consacrée exclusivement aux problèmes que
posent les interprétations du matériel prégénital proprement dit.
L'importance croissante que prennent dans notre pratique psycha-
nalytique l'analyse des pulsions prégénitales, le maniement des trans-
ferts prégénitaux, entraînant par voie de conséquence un effacement
tout relatif d'ailleurs de l'OEdipe peut être en rapport avec les faits
suivants :
1. L'analyse didactique est devenue de plus en plus rigoureuse et
sa technique semble avoir été précisée. Malgré tous les problèmes non
résolus que soulève cette importante question, il semble que les géné-
rations d'analystes ayant suivi celle de l'époque héroïque aient davan-
tage pris conscience de leurs propres « difficultés prégénitales »,
scotomisant moins par cela même ces difficultés chez leurs patients ;
2. La théorie psychanalytique des névroses s'est développée dans le
sens même qui est celui de la progression d'une cure bien menée : de la
surface vers la profondeur. Sans doute, les Trois essais datent de 1905,
mais que de chemin parcouru depuis lors jusqu'à Melanie Klein !
Il n'est, en effet, que de se rapporter à l'observation de la jeune obsédée
dans l'Introduction (1915) pour voir l'accent à cette époque, si proche
et déjà si lointaine, centré sur le ça et l'analyse des pulsions sexuelles
venir se placer au premier plan. Maintenant que nous portons surtout
notre attention sur l'analyse des mécanismes de défense, faisant ainsi
468 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

apparaître des situations de plus en plus régressives, des couches de


plus en plus profondes, on ne verrait pas sans stupeur un jeune analyste
interpréter directement à une jeune patiente des symptômes obses-
sionnels en rapport avec : un oreiller signifiant une grossesse ; des
vases de fleurs des organes génitaux ; le tic-tac d'une pendule des
battements clitoridiens ; un coussin losangique symbolisant la vulve,
et ainsi de suite... Le génie de l'illustre inventeur de la psychanalyse
évidemment n'est pas en cause : de nos jours et même en géométrie,
un simple bachelier en sait plus long qu'Archimède !
3. Les tabous sexuels ont été dévalorisés avec le temps. Il est très
possible que les conditions sociales actuelles, de ce fait, puissent favo-
riser la primauté du « prégénital » aussi bien dans la formation des
névroses que dans l'émergence des besoins pulsionnels au cours de la
cure elle-même ;
4. Ce n'est pas qu'en psychanalyse qu'apparaissent en fonction
du temps de nouvelles données, partant que s'imposent de nouvelles
méthodes d'exploration ou de traitement. Par exemple l'infarctus du
myocarde apparaît infiniment plus fréquent aujourd'hui qu'hier. Sans
doute on sait mieux le diagnostiquer et on le « voit » là où jadis on aurait
« vu » rupture d'anévrisme ou embolie, ou plus fréquemment encore :
crise angineuse. Mais tout permet de supposer que le mode de vie en
« hypertension » affective de l'homme actuel favorise les spasmes coro-
norariens et rend leurs conséquences tissulaires plus graves.
Ainsi donc, une technique nouvelle, l'électrocardiogramme, a permis
de mettre en évidence des altérations cardiaques plus significatives.
Dans le domaine qui nous intéresse ici, les progrès techniques réalisés
ces dernières années ont permis, devant des insuccès analytiques,
dans des analyses menées sur un plan trop strictement génital ou
oedipien (succès incomplets ou éphémères) d'aller plus loin et de
centrer l'action thérapeutique sur les défenses avec mise à jour d'élé-
ments de plus en plus régressifs. Pour discutables qu'elles soient sous
certains de leurs aspects théoriques, les découvertes de l'École anglaise,
l'importance donnée aux tendances agressives paraissent caractéris-
tiques de cet état de choses.

DE L'INTERPRÉTATION PAR RAPPORT AU TRANSFERT


L'interprétation du matériel prégénital (I. M. P.) ne doit sous
aucun prétexte être l'objet d'une technique qui lui serait propre. Elle
pose un problème important certes, difficile, mais qui se ramène aux
problèmes techniques en général. Elle doit être « pensée » sur le plan
INTERPRÉTATION PRÉGÉNITALE 469

de l'analyse des résistances, donc des résistances de transfert. Quand


une analyse se développe favorablement, que le patient ne se réfugie
ni derrière des silences habituels, ni derrière un flux de paroles non
significatives (et même significatives !) le problème de l'interprétation
du M. P. n'est pas posé. Le plus souvent le patient parle, l'analyste
se tait.
Les résistances apparaissent. Plus la régression est profonde, plus
l'angoisse s'opposant à la verbalisation des affects augmente, plus le
patient a peur. Une explication biologique peut très bien venir renforcer
ici la valeur des thèses classiques de la théorie psychanalytique des
névroses :
Théorie psychanalytique. — La régression fait revivre au patient
des situations anales ou orales. La résistance dans le transfert est donc
fonction des pulsions à retenir et à éliminer, à détruire et à incorporer,
à perdre l'objet dont l'existence conditionne celle du sujet, etc.
Théorie biologique. — Les pulsions sexuelles sont moins vitales, moins
dangereusement ressenties « sous frustration » que les prégénitales.
L'angoisse en rapport avec les craintes de castration, qu'on veuille
ou non se référer à des concepts assez discutables du genre de celui
de l' « autonomie », est compatible avec une existence diminuée certes,
combien rétrécie et appauvrie, mais sauvegardant la vie elle-même.
Après tout, surtout en cas de sublimation valable, bien des individus
vivent comme s'ils étaient réellement châtrés (prêtres et autres...). Nous
avons connu et analysé un ancien élève de grande école, atteint d'im-
puissance orgastique après deux ans de mariage ; marié vierge à 48 ans,
et qui, comme il se doit, ne s'était jamais masturbé auparavant. Jusqu'à
son mariage il se tenait pour un homme heureux. A l'inverse des
sexuelles, les pulsions digestives (les orales étant encore plus « vitales »
que les anales, relativement s'entend !) ne sauraient sans dommage
rester longtemps insatisfaites. Comme nous le rappelions ailleurs, en
citant Gilbert-Dreyfus : dans l'inanition l'équipement génétique est.
touché avant le somatique, comme si, sans être finaliste, on était amené
à croire que les fonctions de luxe périssent les premières.
L'agressivité sera donc d'autant plus anxiogène que les conséquences
de ses manifestations (destruction, perte de l'objet) seront imaginées
plus menaçantes pour l'existence même du sujet. Bien que ce qui va
suivre ne puisse influencer de façon directe les techniques d'inter-
prétation du matériel régressif, nous voudrions en passant rappeler
qu'il est un stade plus primitif que le stade oral primaire, le stade
respiratoire, qui semble « émerger » brusquement lors du premier cri
470 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à la naissance mais qui n'est, comme le rappelle Gesell, que la première


manifestation visible d'une activité prénatale en voie d'organisation
depuis la formation du zygote. (Rappelons avec Gesell pour mémoire
que sitôt après la fécondation, le zygote consomme un millionième
de millimètre cube d'oxygène dans la première heure qui suit celle-ci.)

ANGOISSE ET RESPIRATION
Les pulsions orales à incorporer que nous allons étudier plus loin
sont ainsi étroitement mêlées aux besoins d'air les plus primitifs,
au besoin d'oxygène datant de la formation même de l'oeuf. Car en
vérité la respiration précède la succion. L'angoisse, phénomène majeur,
symptôme constamment recherché sous la rigidité des défenses, serrera
aussi bien la poitrine de l'angineux immobilisé en pleine crise avec
sensation de mort imminente que celle du patient préverbal. Celui-ci,
dont nous parlerons plus loin, sans raison somatique valable n'en sent
pas moins la mort rôder autour de lui et littéralement étouffé par la
peur se sent mourir ! Les profonds soupirs dont nous sommes si
souvent abreuvés ne traduisent-ils pas l'effort inconscient que fait
le patient (menacé de perdre l'objet le plus primitif, le plus vital
— ne
pourrait-on dire la mère-oxygène ? et qui croit sentir son équipement
respiratoire autonome insuffisant à assurer l'hématose, la vie, dans cet
état de frustration (d'alerte !) où notre silence l'a plongé), pour venir
« coiffer » cet équipement végétatif par l'équipement relationnel de
secours et chercher à les faire tous deux travailler en concordance
de phase ? Ainsi une femme d'une quarantaine d'années ayant perdu
sa mère récemment, « cherchait » à tout bout de champ sa respiration.
Elle sentait son amplitude respiratoire diminuée, et soudain, après des
efforts qu'elle croyait vains pour remplir à fond son thorax s'écriait
avec soulagement : « Ça y est ! » en suite de quoi elle pouvait respirer
sans y penser pendant un temps plus ou moins long d'une crise anxieuse
à la suivante.
Nous savons bien que l'angoisse est un symptôme trop banal pour
que son apparition au cours des séances puisse servir en quelque sorte
d' « indicateur de stade » et motiver telle ou telle de nos interprétations.
Nous croyons cependant que dans certains cas l'intensité de l'aspect
physique de ce phénomène (intensité surtout manifeste, cela va sans
dire, quand les pulsions orales émergent sur un fond hystérique), sa
fréquence, son caractère parfois explosif aboutissant à un acting-out
de « noyé qui se cramponne à vous en vous étouffant par peur d'étouffer »
permettent d'affirmer qu'on se trouve là devant une situation très
INTERPRETATION PREGENITALE 471

primitive où les « pulsions respiratoires » sont aussi agissantes que les


pulsions orales. Ainsi en était-il d'un de nos jeunes patients dont les
crises d'hystérie d'angoisse (le terme ici était parfaitement adéquat)
le poussaient dans la rue ou au cours des séances à hurler qu'il étouffait,
tandis qu'il cherchait secours aussi bien près des passants que de l'ana-
lyste, voulant se suspendre à leur cou. L'angoisse physique primaire
de la naissance avait été réactivée à l'âge de 4 ans environ au bord de
la mer. Il aurait été sur le point de se noyer quand son père, sautant
du haut d'une dune, l'aurait sauvé juste à temps. Le père mourut en
déportation. Le matériel génital et oedipien apporté par ce patient
recouvrait un matériel en rapport avec une forte dépendance mater-
nelle extrêmement ambivalente. (La mère sauve et étouffe.)
Des remaniements structuraux successifs avaient entraîné un enche-
vêtrement particulièrement serré des pulsions génitales et prégénitales,
et le tout était infiltré d'angoisse secondaire de castration qui appa-
raissait au premier plan aussi bien au cours des crises que dans l'in-
tervalle de celles-ci. Mais une explication de l'angoisse qui ne ferait
aucun appel à un concept d'angoisse respiratoire primaire, voire même
archaïque, ne serait nullement exhaustive. L'ordre et la façon avec
lesquelles les interprétations ici ont dû être proposées ont dépendu
partiellement de cette compréhension du cas dans une perspective
très régressive.
RÉSISTANCES DE TRANSFERT EN RAPPORT AVEC LES PULSIONS ORALES

Nous aurons principalement en vue dans ce paragraphe l'étude des


résistances spécifiques que présentent les patients ayant régressé à
un stade véritablement préverbal. On peut, pour expliquer le silence
angoissé de cette sorte de patients, invoquer les raisons suivantes :
1. Parler c'est restituer. Certains patients n'ont jamais pu vomir
de leur vie. II est plus difficile de vomir que de déféquer ; plus inha-
bituel aussi. Pour fréquent qu'il soit, le vomissement, même chez le
nourrisson, n'est pas physiologique. Ces patients attendent qu'on leur
donne quelque chose à « happer ». Nous nous taisons. Frustrés dans
leur attente à incorporer, ils nous rendent la pareille. Ne pas parler,
c'est en effet bouder. C'est refuser de nous faire le « cadeau » qu'ils
imaginent que nous attendons. Le terme de cadeau nous paraît ici
comparable à son emploi plus classique pour désigner les premières
selles « en pot ». Mais les premiers mots de l'enfant sont attendus et
salués triomphalement par l'entourage tout de même que les premières
selles. Rien d'étonnant que dans les situations de transfert prégénital
472 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

se manifestent des comportements de refus correspondant à ces deux


stades.
2. Parler signifie donc à la fois ici :
— restituer la partie de l'objet que l'on voudrait pourtant entièrement
garder ;
— détruire agressivement et magiquement l'objet. D'où angoisse de
périr (voir plus loin) ;
— en effet, la haine dirigée contre l'objet introjecté et qui l'infiltré
entièrement ne pourrait être rejetée seule. Le vomissement
(sauf cas rarissimes de mérycisme), n'est d'ailleurs, physiologi-
quement parlant, jamais sélectif Avec la mauvaise, on rejet-
!

terait la bonne nourriture et dans le même temps on détruirait


celle qui reste disponible à l'extérieur..., l'objet non introjecté.
Il ne resterait plus rien !

3. Que faire alors ? Se taire. Voici ce que dit un de nos patients


de moins de 30 ans :
« Tout ce que j'éprouve se porte sur mon estomac. C'est mon seul
langage. Le reste, les paroles, grandir, c'est venu par surcroît. Je suis resté
avec un estomac, c'est tout. La seule chose qui m'apaise et calme ma
peur, c'est mon lit. Je voudrais retourner dans mon petit ht d'enfant
(ici, le patient se met à pleurer silencieusement). Partout : en soirée,
dehors, au bureau, sur votre divan, j'ai peur. Je ne suis qu'un estomac,
c'est tout. On m'a raconté que je suis né à 8 mois. Je n'ai pas voulu
manger pendant des semaines, des mois. On a dû me donner à manger
pendant des années... »
A d'autres moments ce patient est en situation digestive totale
pourrions-nous dire : « Ici, c'est exactement comme si j'étais couvert
de m..., un rebut. Je sens mon estomac qui se tord. Je ne peux rien
évacuer. Je suis rempli de saloperies, etc.
— Mais, dira-t-on alors, ce malade vous parle. Il ne s'inscrit pas
dans la catégorie des véritables préverbaux.
— Oui, mais pendant des mois, après une timide approche verbale,
ce fut un silence absolu et il fallut quelques abréactions pour rendre à
ce patient l'usage de la parole. En effet, pendant une première période,
avant que la régression ait entièrement fait son oeuvre, ces patients
peuvent parfois parler. Un classement au départ pourrait être fait,
en mettant à part ceux qui d'emblée sont bloqués par l'angoisse, bien
que l'analyse n'ait pas amené une situation préverbale, il s'en faut de
beaucoup. Ceux-là, une fois le matériel oedipien superficiel analysé,
INTERPRETATION PREGENITALE 473

les premières déculpabilisations opérantes, se mettront à... « table »


(nous employons cette expression triviale à dessein, elle est bien signi-
ficative). Le retour à l'oralité déliera leur langue. Toute autre est
l'attitude des véritables préverbaux à structure obsessionnelle. La
régression analytique les fait basculer dans l'univers fantasmatique et
terrifiant de l'enfance et de la névrose.

LES DEUX UNIVERS DU PRÉGÉNITAL (1)


La description suivante s'applique au névrosé en général mais
nous avons surtout en vue ici le « préverbal ». On peut dire que si un
patient se trouve totalement plongé dans l'univers irrationnel c'est
un psychotique. S'il est entièrement adapté au monde rationnel adulte,
il est réputé normal. La névrose, c'est l'état de celui qui se. trouve à
la fois dans ces deux mondes si dissemblables, sorte de continuum
espace-temps où règnent tantôt, lorsque la balance penche vers la
névrose, intemporalité, irrationnalité, fantasmes et magie ; tantôt, de
l'autre côté, sur le versant du normal : temporalité, rationalité, réalité.
La technique analytique, par les régressions qu'elle provoque, met
le patient à cheval sur les deux univers, et de façon d'autant plus terri-
fiante que le Moi est plus faible, la régression plus marquée, les pulsions
instinctuelles, singulièrement les agressives,' senties comme le plus
dangereuses pour la vie du sujet.
Qu'on nous permette une métaphore : on ne peut mettre un micros-
cope au point sur une lame épaisse dans sa totalité. Que si l'on règle
la vis micrométrique sur un point situé à la partie inférieure de la
lame le dessus deviendra flou. Ainsi du névrosé qui oscille au gré de
son humeur ou de ses angoisses de la réalité au phantasme et ne peut
arriver à bien « mettre au point », et pour cause, entre les deux.
En effet, quand les patients auxquels nous faisons allusion ont
régressé au stade préverbal le plus primitif, ils n'en restent pas moins
souvent des adultes dans la vie réelle : bloqués, inhibés, vivant dans un
univers bien rétréci, mais situés dans des conditions infiniment plus
réelles que celles qui s'offrent à lui dans l'entourage analytique. Ils
peuvent travailler, sortir seul, être mariés, avoir des enfants. En appa-
rence certains d'entre eux se targuent d'un comportement sexuel
normal, parfois même « hypernormal », en quantité s'entend. Car une
analyse fine de leur génitalité montre qu'il ne s'agit ici que d'une

(1) Nous rappelons pour mémoire ici les travaux de Nacht, Bouvet, Lebovici et Diatkine,
sur la peur, l'obsession, etc., dont nous nous sommes largement inspirés et qui nous ont été
si utiles dans notre pratique clinique.
474 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

pseudo-génitalité compensatrice et qu'il manque à leurs orgasmes ce


qu'on pourrait appeler l' « orgasme psychique » qui, seul, donne aux
rapports sexuels la sensation de plénitude véritable et de détente vraie.
C'est que le passage de l'univers infantile à celui de l'adulte ne
s'est pas effectué dans sa totalité. Quand le patient se présente à nous
comme à cheval sur les deux univers, comme le chien conditionné
gémissant devant le cercle qui devient ellipse, peuvent apparaître non
seulement un redoublement d'angoisse mais des craintes de « devenir
fou », des sentiments touchant presque à la confusion mentale.
Le patient est en quelque sorte désorienté durant la séance aussi
bien dans le temps que dans l'espace tant est grande l'intensité de la
régression. Le heurt des pulsions orales à incorporer et à détruire,
l'angoisse mortelle qui va suivre la destruction de l'objet ; les pulsions
sexuelles intriquées avec les pulsions agressives : pulsions prégénitales
à « sucer ou être sucé » ; pulsions sadiques à détruire, à tuer dans la
rage de voir frustrés une fois de plus les désirs qu'il éprouve de rece-
voir enfin les satisfactions susceptibles d'apaiser son hypertension
nerveuse, tout cela l'oblige à se réfugier dans la seule attitude possible :
rester près de l'analyste dans le silence et l'immobilité. Pourvu qu'il
soit là, près de cette nourriture tant désirée, jamais atteinte, cela lui
suffira désormais.
Mais le temps passe... Rompant un court instant son immobilité,
le patient regarde sa montre. Plus que quinze minutes. Plus que
dix minutes... Encore un espoir de déçu ! Dans un instant il va se
retrouver fou de rage et de peur, seul dans la rue, dans le monde hostile,
effrayant, des adultes !
A ce stade du développement de la cure toute parole de l'analyste,
même la plus bienveillante, l'interprétation la plus juste, l'accent
mis sur la peur d'avoir envie de tuer par exemple..., tout cela est
inopérant. L'interprétation est sentie comme une menace, un piège,
un ordre (Nacht, Bénassy). En effet, comment le patient ne serait-il
pas terrifié en sentant que lui qui, tout à l'heure, marchait dans la rue,
conduisait sa voiture la pipe à la bouche (souvent il la garde ainsi sur
le divan, rarement allumée il est vrai), faisait l'amour, est là affalé,
mort de peur, imaginant autour de lui dans le bureau de l'analyste,
dans les recoins mystérieux d'au delà des portes... des choses innommables,
terrifiantes... pleurant à la pensée que dans quelques mois, quelques
semaines, un jour enfin, la cure terminée il va se trouver seul... Et
attendant de nous une action, une nourriture magique qui va le sauver,
lui permettre de se détendre, apaiser sa soif erotique de détente anale
INTERPRETATION PREGENITALE 475

et buccale... Et qui en même temps se rend compte de l'absurdité de


tout cela !
Ces patients, arrivés au dernier degré de la régression (en dehors
des psychotiques, bien entendu, il n'en est pas question ici) peuvent
projeter au cours d'une même séance sur l'analyste des imagos de père
ou de mère, ou une fusion des deux de façon interchangeable, et dans
les cas les plus graves dans le plus grand désordre. Tantôt l'analyste
sera le père à qui l'on s'offre passivement pour participer à sa puis-
sance, prendre son pénis, sa place... et là interviendront des résistances
du second degré (Bouvet) avec tentative d'écrasement de l'agressivité
sous une conduite homosexuelle passive. Irisons, en passant, que nous
ne sommes pas ici tout à fait d'accord avec Bouvet qui considère ces
pulsions homosexuelles comme moins gênantes à extérioriser chez
les hommes (analyste du sexe masculin) que les hétérosexuelles chez les
femmes. Nous croyons pour notre part qu'il faut ici souvent considérer
des cas d'espèce ; que l'intensité de ces résistances spécifiques est
fonction de la force des investissements narcissiques masculins et que
l' « aveu » de cette attente anale-réceptrice est parfois des plus pénibles
à provoquer.
La séquence que Nacht a si bien mise en évidence dans son rapport
désormais classique sur l'agressivité : frustration-agressivité-angoisse
comporte chez ces patients préverbaux la plupart du temps une phase
de passivité qui, à son tour, entraîne une révolte agressive avec angoisse
concomitante. Nous n'insisterons pas sur ce point qui a été parfai-
tement étudié par Bouvet dans son rapport sur l'obsession.
Tantôt l'analyste sera plus régressivement encore un objet maternel
si primitif que, par moments, on a l'impression que le stade sadique-
oral a fait place à une attente totalement magique de communion avec
l'objet qui, pour un patient dont il a été déjà parlé, était une sorte de
plasma nutritif vague, dont l'incorporation devait se faire par simple
contact, lui et nous-même étant à d'autres moments comme deux
frères siamois réunis par un pont de chair faisant communiquer nos
cavités internes les unes avec les autres... On conçoit alors comment les
pulsions agressives peuvent être ressenties comme dangereuses :
« Si je vous tue... je meurs ! »

ABRÉACTION : SES DANGERS ET SON UTILITÉ

La seule ressource qui s'offre à nous dès lors est l'attente d'une
abréaction. Le « je ne peux pas parler » de ces patients préverbaux,
qui signifie : « Je veux rester là sans rien dire, c'est pour moi la seule
476 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

façon de vivre désormais, pris comme je suis entre l'envie de vous tuer
et la peur de mourir », recouvre une attente anxieuse d'explosions
émotionnelles. Car ce « je ne peux pas parler », ces patients le répètent
parfois assez souvent. (Il leur arrive bien de sortir quelques syllabes
quand on les sollicite.) En somme, ils parlent pour nous dire qu'ils
ne parlent pas. En vérité, cela veut dire : « Je n'arrive pas à laisser
des émotions sortir de moi ; je ne veux en tout cas à aucun prix en
prendre la responsabilité. »
L'abréaction signifie pour eux une excrétion involontaire, donc
permise ; si on ose dire une sorte d' « agression passive par incontinence »,
donc infiniment moins dangereuse qu'une série d'associations libres
pouvant les mener là où précisément ils ont une telle terreur d'aller.
Cette « excrétion » quand elle se produit parfois est sentie comme
érotisée au maximum. Explosion urinaire, anale, éjaculatoire, à la fois
attendue et redoutée, n'amenant aucune détente ultérieure, au contraire,
puisque le besoin n'a été satisfait que de façon temporaire et combien
précaire ; qu'ils ont, ce faisant, accompli devant nous un acte défendu
et que leur culpabilité s'en trouve considérablement renforcée.
Il s'agira, par exemple, d'un accès de sanglots, de supplications,
de gémissements... Si aucune trace mnésique inédite n'apparaît dans
ou après l'abréaction, celle-ci sera d'utilité douteuse ou nulle, parfois
nettement défavorable. Encore plus si elle s'est faite en « écrasement »
et sans la moindre libération agressive vraie.
Par contre, si, par exemple, à la fin d'un accès de terreur entrecoupé
de larmes apparaissent des images de terreurs anciennes : « c'est plein
de choses terribles ici... Quand j'étais petit je croyais que dans le
couloir... Il fallait que la porte séparant ma chambre de celle de mes
parents fût entr'ouverte, etc. »... une petite intégration de réalité,
si on peut dire, pourra s'effectuer. « Après tout, j'ai parlé, j'ai manifesté
ma peur, et... j'en sors vivant ! Est-ce croyable ! »
Pour certains patients préverbaux que l'intensité de leur maso-
chisme, leur extrême passivité, semblent avoir définitivement écrasés,
enclos dans leur univers dantesque, nous nous demandons si les psycho-
thérapies dramatiques de groupe dont Diatkine nous a entretenus l'autre
soir à Sainte-Anne, ne pourraient trouver ici une indication intéressante.
RÉSISTANCES DE TRANSFERT EN RAPPORT AVEC LES PULSIONS ANALES

Deux cas théoriques se présentent, étant entendu que là aussi


les choses ne sont jamais simples : les pulsions, disons digestives, étant
agissantes à la fois dans tout le comportement du patient avec prédo-
INTERPRETATION PREGENITALE 477

minance de l'une d'entre elles, ici les pulsions à éliminer ou à retenir.


L'interprétation des pulsions à éliminer est relativement facile
à proposer. Il n'y a qu'à laisser faire. Le caractère anal des mots « éva-
cués » par le patient, la façon dont ces mots sont éliminés, tout cela
est parfois si évident qu'aucune interprétation n'est à faire. Mais
il y a des nuances. Si la « bonne volonté » dans ce domaine se manifeste
pendant des semaines, tant de liberté anale prise dans notre bureau
deviendra suspecte. Derrière la décharge agressive qui se répète au
long des jours sans amener de changements dynamiques dans la situa-
tion, on interprétera la soumission à la mère, le désir de faire plaisir
en faisant ce que le patient croyait précisément ce que nous désirions
qu'il fît.
Les tendances anales à retenir qui jouent un si grand rôle dans
certains blocages verbaux peuvent, à notre avis, être directement
interprétées en termes d'évacuation ano-rectale, mais dans certains cas
seulement et moyennant beaucoup de patience, c'est-à-dire en sachant
attendre que les comportements moteurs et verbaux paraissent en
concordance de phase.
Il y a déjà bien longtemps, devant une de nos premières patientes
dont l'attitude dès le début était bien sur le plan du langage celle d'une
constipée, nous eûmes la naïveté de lui faire part de notre impression.
« Peut-être, fut la réponse. Moi, je trouve ce que vous dites ridicule
et absurde et ça ne me dit absolument rien ! »
Par contre, il y a quelques semaines seulement, après des mois de
cure, devant une patiente soupirant, geignant, disant : « J'ai beau faire
des efforts, ça ne vient pas, je fais ce que je peux, vous devriez m'ai-
der, etc. » et dont les efforts étaient visibles par la contracture des
muscles, les veines du front gonflées, les doigts agités, le teint cramoisi...
une allusion à une situation de « pot de chambre » avec attente d'une
aide exonératrice locale provoqua une véritable débâcle de matériel
adéquat. Toute une séquence : mère-fille-pot de chambre-suppositoires-
évacuation de gros boudins-sensations d'accoucher d'un enfant, etc., put
être analysée avec profit. Lorsque le patient se tait au cours de plusieurs
séances, quand les efforts visibles qu'il a fait pour expulser ce qu'in-
consciemment il retient avec tant d'opiniâtreté n'ont pas été couronnés
de succès, nous pensons donc qu'une interprétation pourra être salu-
taire, si le moment a été bien choisi, c'est-à-dire si « l'excrément »
verbal était vraiment prêt à sortir.
Mais, dans la pratique, l'enchevêtrement des pulsions orales et
anales à incorporer ou à éliminer, à garder ou à détruire, les couvertures
478 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

pseudo-oedipiennes, les compensations génitales que certains patients


trouvent à l'extérieur compliquent extrêmement le problème. La
surdétermination des symptômes achève souvent de tout embrouiller.
Par exemple : une patiente se sentant coupable chaque fois qu'elle
n'apportait pas de matériel « intéressant » obéissait aux motivations
suivantes :
1° En m'apportant du « beau » matériel elle méritait l'amour du
père, ingénieur ayant toujours désiré que son fils fût reçu à Centrale,
chose jamais réalisée, et que la fille aurait bien voulu réussir à la place
du frère ;
2° Ainsi faisant, elle compensait l'absence de pénis, comme elle
avait cherché à le faire en brillant naguère dans l'étude des mathéma-
tiques que lui enseignait le père ;
3° Mais derrière ce matériel oedipien ou phallique se dissimulait
la véritable motivation, à savoir : prévenir les exigences d'une mère
sadiste et obsédée en apportant à heure fixe, les mêmes jours, le « cadeau »,
que l'analyste était censé attendre, et que sa mère effectivement atten-
dait jadis en faction devant la porte des cabinets, allant vérifier ensuite
devant sa fille révoltée mais matée si tout s'était passé selon les « règles ».
L'interprétation doit, comme il est classique, nous sommes confus
de le rappeler ici, commencer par la surface, la couverture oedipienne.
Savoir interpréter un seul aspect. — En effet, on ne saurait, au cours
d'une même intervention, et sauf cas exceptionnels, grouper plusieurs
interprétations se rapportant soit à des niveaux différents de dévelop-
pement libidinal, soit en mélangeant le symbolique et le réel. Par
exemple, si un de nos patients, sitôt allongé sur le divan se rassied
pour régler les honoraires de la quinzaine et paye en disant : « Quand
je ne peux pas faire quelque chose tout de suite, je ne peux plus après,
c'est partout comme cela, au bureau comme à la maison... », l'analyste
peut répondre : « Quand on se retient, on ne peut plus faire après ! »
Le patient enchaîne aussitôt : « Quand j'étais petit, ma mère avant
le coucher... » Suit une longue histoire de dressage anal. Il explose
maintenant de rage et hurle : « Ah ! Et puis vous me faites c...
— C'est le cas de le dire.
— Il me fallait aller sur le pot chaque soir, que j'en eusse envie ou
non. Si ça ne marchait pas, on me mettait un suppositoire... »
Le symbolisme de l'argent sera, jusqu'à nouvel ordre, entièrement
laissé de côté. Pourquoi compliquer les choses ?
Divan et analité. — Nous ne reviendrons pas ici sur l'importance
que revêt la position étendue du patient sur le divan et surtout sur le
INTERPRETATION PREGENITALE 479

fait qu'il est vu sans voir. Nous comprenons difficilement la position


d'un Christoffel, par exemple, qui ne voit que des avantages à pratiquer
des analyses en position assise et en tête à tête. Pour nous ceci est la
négation même de l'analyse. Loin de favoriser la liberté des associa-
tions le divan met en forme des résistances spécifiques qu'il est abso-
lument nécessaire d'analyser. Ceci est vrai surtout par rapport aux
problèmes qui nous occupent. En effet, sans régression au cours de la
cure, impossible de faire revivre au patient dans le transfert de façon
vraiment dynamique les conflits prégénitaux. Ligoté par les liens invi-
sibles de la règle fondamentale (tout dire, tout faire... dans le langage !),
le patient se sent réduit à l'impuissance, revit des situations d'infériorité
réellement vécues dans l'enfance, ce qu'il ne pourrait faire aussi bien
en tête à tête.
— Si j'étais assis, je serais guéri depuis longtemps, nous dit l'un.
— J'ai envie d'une chose, m'asseoir et vous dire que vous me
faites c..., dit l'autre.
N'oublions pas, en effet, que l'un des premiers sièges sinon le
premier en date c'est le pot de chambre. L'horreur de certains obsédés
pour la défécation forcée au lit sur le bassin pour cause de maladie
grave est telle que l'on peut être amené à prendre parfois en médecine
interne des décisions susceptibles d'aller au rebours des règles théra-
peutiques les mieux établies. Ainsi en était-il d'une dame de 65 ans
suivie de concert avec mon ami le cardiologue Henri Chevalier, et
que nous autorisâmes, bien avant les délais de rigueur, à se lever pour
aller au w.-c, estimant l'un et l'autre que le danger pour le coeur était
moins grand, ce faisant, que l'angoisse ressentie en déféquant en position
horizontale.
Le retour au lit dans l'analyse, qui va à « contre-dressage », peut
provoquer des blocages chez bien des patients. Le sentiment de perte
de la maîtrise qu'on possédait sur le pot, objet de bien des luttes sans
doute, mais ensuite, comme dit le langage familier, « trône » où s'affirme
la toute-puissance, se manifeste dans beaucoup de silences. Ici on
ne doit rien interpréter avant que le patient lui-même n'ait donné les
premiers matériaux en clair.
Pour sortir de Vanalité. — Il y a ceux qui « barbotent » dans le
prégénital à prédominance anale, surtout dans des situations de premier
stade sadique-anal et qui noient l'analyste dans un matériel fantasma-
tique anal (ceci s'applique d'ailleurs presque toujours à un « moment »
de n'importe quelle situation prégénitale). Si le patient se complaît
dans un transfert maternel sur un mode de satisfaction anale, il faut
480 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

savoir trancher dans le vif au bon moment. Plus il y aura, de surcroît,


d'éléments oraux, plus ce sera difficile ; plus il faudra être prudent pour
la raison déjà mentionnée que les pulsions orales sont les plus vitales
de toutes.
Nous supposons que c'est ici une des situations que Nacht, dans
son précieux article « A propos du transfert et du contre-transfert »
devait avoir présent à l'esprit parmi d'autres. Il faut montrer alors au
patient que « la mariée est trop belle ». Ce que Bouvet recommande
également dans le rapport précité. Le silence en se prolongeant, l'excès
de neutralité de l'analyste, comme le rappelle excellemment Nacht,
deviennent plus nuisibles qu'utiles.
Certains patients, en effet, ont eu tôt fait de remarquer que l'apport
d'un matériel significatif nous déliait plus facilement la langue que des
associations de surface ou des anecdotes illustrant la vie de tous les
jours. Au début, comme nous le disait l'un d'entre eux, ils avaient eu
grand-peur de s'enfoncer, de barboter dans le monde délicieux et
terrifiant des pulsions anales enfin libres de se satisfaire pleinement.
Il faut savoir nous introduire dans le monologue du patient. Une
phrase bien placée, un mot bien senti et voilà le charme rompu, une
situation à deux faisant brusquement place à une situation triangulaire.
Ce patient à qui nous faisions remarquer : « Vous ne parlez plus
jamais de ce qui se passe au dehors, à votre bureau ou ailleurs... »
alors que depuis des semaines, au décours d'une longue analyse menée
pour une homosexualité-névrose, il monologuait sans arrêt, alternant
les ronronnements béats avec les injures les plus grossières, mais sans
aucune décharge agressive vraie, donc sans angoisse, ce patient eut
ce mot bien significatif : « Vous croyez que ma mère n'est plus là main-
tenant, n'est-ce pas ? Eh bien, elle est là, et elle vous emm... »
Ce même patient, son « barbotage » dûment analysé, nous dit
encore : « Vous êtes aussi gênant que ma mère maintenant. Je la vois
devant moi avec de gros ciseaux, c'est pour le devant. Et vous, derrière
avec votre gros machin, car vous avez de belles c..., je le sais comme si
j'y étais. »
La nécessité du passage à un autre univers dépourvu des délices
du fantasme se dessinant de plus en plus, le patient dit en fin de séance
avec mélancolie et résignation en pensant à « tout cela », qu'il allait
devoir abandonner à la fin de la cure, c'est-à-dire ce monde anal
tant érotisé : « Que voulez vous, j'aime ça ! »
INTERPRÉTATION PRÉGÉNITALE 481

QUELQUES EXEMPLES DE DIFFICULTES PRATIQUES

Voici d'abord ces patients qui paraissent de verre tant l'organisation


de leur moi semble fragile. Ils ne semblent protégés par aucune défense
et apparemment ne manifestent dès le début de la cure aucune résis-
tance. On s'imagine lire à livre ouvert tous leurs conflits, leurs moti-
vations les plus secrètes. Par exemple, une de nos patientes, d'une
intuition « presque diabolique », ne possédant au départ aucune culture
analytique, interprète en profondeur non seulement ses rêves mais ses
défenses et nous paraît poser un problème technique d'interprétation
bien délicat :
Par exemple, elle nous téléphone le lendemain d'une séance au
cours de laquelle elle a parlé comme d'habitude sans arrêt, l'analyste
n'ayant pas ouvert la bouche. Elle interprète à la séance suivante :
« J'ai voulu vous avoir et entendre votre voix. »
Elle rêve qu'elle monte dans un hôpital au 7e étage et que le
chirurgien la recevant lui demande de lui apporter une pomme à la
consultation du lendemain. Elle interprète immédiatement, elle-même :
« Septième étage, septième ciel — chirurgien, analyste — pomme, fruit
de l'amour, etc. » Tout est à l'avenant.
Mais cette patiente n'interprète ainsi elle-même que le matériel
oedipien. Sans doute chaque séance est ressentie comme un « acte
d'amour », dit-elle ; sans doute, elle aime tant l'analyste qu'avant
d'entrer dans son bureau elle a presque un orgasme en attendant au
salon où angoisse et volupté l'assaillent. Mais cette patiente mange
seule le soir à l'écart pour pouvoir manger lentement et savourer la
nourriture. Elle est furieuse quand on lui reproche de manger lente-
ment. Elle manifeste un véritable talent pour la cuisine... Derrière
l'homme qu'elle croit voir uniquement dans l'analyste, le père admiré
et aimé consciemment, c'est avant tout une nourriture qu'elle vient
chercher dans la cure. Parler sans arrêt est le matériel prégénital qu'elle
apporte précisément sous une forme génitale ou oedipienne. La véri-
table relation dynamique est une relation maternelle, le père en vérité
très effacé sert à camoufler les résistances. Le désir de prendre de
vitesse l'analyste dans ses interprétations traduit le mépris, le désir
de se passer du père dans une situation transférielle à deux où le « pré-
génital » domine la scène. C'est dans ce sens que doivent être proposées
les interprétations en commençant ici aussi par la surface.
Nous ne pouvons, faute de place, nous étendre longuement sur
les résistances de transfert en rapport avec l'érotisme uréthral.
PSYCHANALYSE 31
482 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Bien que le matériel proprement uréthral, aussi bien sous ses aspects
agressif qu'erotique, ne se présente jamais isolément, certains patients
semblent montrer dans leur comportement verbal un mode de
résistance qui se situe manifestement sous le signe des pulsions
uréthrales.
Il y a parmi eux ceux qui explicitent franchement leur résistance :
aller au w.-c. uriner avant chaque séance ; prendre ses « précautions »
à l'extérieur pour éviter de lâcher des urines sur le divan en se déten-
dant. Il y a ceux qui ont l'air de ne « pas s'en faire » et vous racontent
leurs angoisses, leurs fiascos, parlent à jet continu avec je ne sais quoi
de débonnaire dans la posture et dans le vocabulaire et peuvent nous
induire ainsi en erreur. Car leurs membres mollement jetés sur le
divan, leur poignée de main molle, parfois humide, et sans que cela
les gêne, tout cela qui signe la passivité uréthrale dissimule un profond
sadisme, une intense agressivité. Mais patient et analyste sont litté-
ralement noyés dans cet inépuisable matériel liquide qui coule, coule
sans arrêt et qui souvent est des plus significatifs, ne se perd jamais
en associations de surface mais au contraire semble toujours convergent,
riche en recoupements de toutes sortes, devoir amener la guérison à
bref délai. Qu'on ne s'y trompe pas. Véritable tonneau des danaïdes,
le travail dans l'analyse pourrait continuer des années sans changements
dynamiques vrais si l'analyste se laissait prendre au piège des interpré-
tations que le patient nous induit à proposer par l'abondance et la perti-
nence de ses associations.
Ici, comme il a été dit au sujet des patients qui « barbotent » dans
l'analité, il faut se garder d'intervenir trop tôt. Mais comme ces « uré-
thraux » ont moins régressé que les « anaux » (sans que cette distinction
puisse avoir une valeur absolue) le danger de voir le patient s'embourber
dans les phantasmes est moins grand. Il faut savoir laisser couler le
temps qu'il faut et intervenir le moins possible car la seule façon de
« couper le jet » et de laisser le patient s'exaspérer un peu et sentir son
agressivité. Mais le narcissisme souvent intense de ces patients et la
peur qu'ils ont de perdre leur bon-garçonnisme, qui les protège si bien,
rend la chose fort malaisée. « Quand j'étais petit, nous dit l'un de ces
patients « uréthraux », je jouissais déjà en pissant au ht. » Plusieurs fois
opéré (de strabisme et de circoncision après 4 ans), il a trouvé le meilleur
moyen pour éviter l'angoisse au cours de la cure comme ces petits
chiens qui mettent pattes en l'air en gémissant quand ils ont peur
d'être battus pour avoir... pissé sur le tapis.
Faire appel à la pitié, à l'amour de l'analyste en le désarmant par
INTERPRÉTATION PRÉGÉNITALE 483

un abandon plein de candeur et de naïveté. Ici, nous le répétons, il


faut frustrer pour que puissent se fermer ces écluses toujours grandes
ouvertes.
COMPORTEMENT VERBAL ET NON VERBAL

On sait depuis longtemps que le patient nous parle aussi bien avec
ses gestes et ses postures qu'avec des mots. Nous n'insisterons pas sur
l'importance de l'analyse des attitudes et de la posture chez les patients
prégénitaux car nous comptons bientôt terminer un travail consacré
à ce sujet envisagé d'ailleurs de façon moins limitative. Rappelons
simplement qu'il peut être particulièrement précieux chez les patients
dont nous avons eu à nous occuper au cours de ce colloque d'être
attentifs à leurs gestes dont la signification est loin de concordertoujours
avec le sens de leurs associations.
Il ne faut pas confondre détente apparente et hypotonie, contraction
apparente et hypertonie. Le patient mou dont nous parlions tout à
l'heure, quoique présentant à notre intention le tableau d'une détente
complète, nous avoua bien plus tard être affreusement crispé pendant
les séances. Il va de soi que les préverbaux derrière leur écrasement
total ont une énorme puissance de « contracture » en réserve complète-
ment escamotée pendant les séances en même temps que leur agressivité.

CONCLUSIONS

Ne pouvant que souscrire aux conclusions de Nacht, et remerciant


Grunberger pour sa solide et consciencieuse introduction, nous pour-
rions schématiser, nous semble-t-il, de façon assez grossière le problème
des interprétations du matériel prégénital de la façon suivante, avec
toutes les réserves qu'imposent les exceptions et les cas d'espèce :
Si le patient, sans arrêt, se complaît dans des situations transférielles
très régressives en rapport avec ses pulsions orales ou anales, tentons
de l'en sortir avant qu'il ne soit trop tard en le ramenant dans une
situation à trois par des manifestations de « présence » (suivant l'expres-
sion de Nacht).
Si le patient, derrière une couverture oedipienne, semble escamoter
systématiquement le « prégénital », attirons son attention sur ce fait
autant que faire se peut.
Dans tous les cas, n'oublions pas que si l'interprétation est souvent
d'argent, le silence est d'or...
484 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Intervention du Dr M. BOUVET
Je désire tout d'abord remercier Grunberger du travail si documenté
et si vivant qui sert d'introduction à ce colloque, tout au plus regret-
terai-je qu'il n'ait pu donner à la partie clinique de son exposé tous
les développements qu'elle comporte.
Il m'a semblé, qu'au cours de ces premières séances, l'intérêt se
trouvait précisément attaché à l'opportunité de l'interprétation pré-
génitale et plus précisément à sa nécessité, à sa modalité et à sa forme.
Je voudrais dire quelques mots sur ces trois points, mais auparavant,
je tiens à souligner qu'il ne s'agit nullement dans mon esprit d'autre
chose que d'apporter ici quelques considérations inspirées par mon
expérience journalière.
NÉCESSITÉ

L'interprétation prégénitale m'a paru régulièrement nécessaire, non


seulement dans les cas de névroses très accentuées, qu'elles soient de
structure obsessionnelle ou hystérique, mais encore dans les cas de
névrose avec défense rigide, du type de certaines névroses de caractère
par exemple. Dans tous ces cas, en effet, il m'a semblé que la rigidité
des défenses ou la persistance des résistances, indiquait l'existence
d'un trouble profond de la structuration du Moi qui se traduit par des
phénomènes de dépersonnalisation, qui, pour être parfois entièrement
masqués par l'exercice des défenses n'en existent pas moins, et que
l'analyse retrouve. Or, ces états de dépersonnalisation semblent en
rapport avec des conflits prégénitaux mal surmontés. Quelle que soit
l'idée que l'on se fasse de la signification de la dépersonnalisation, que
l'on considère, avec Freud, qu'elle est la conséquence d'un surinvestis-
sement libidinal de l'ego, dissimulé par un contre-investissement, ou
avec Federn, d'une altération essentielle de la libido du Moi, s'expri-
mant par une mobilité spéciale, une fluidité particulière, que l'on
mette l'accent sur sa qualité de symptôme, ou de mécanisme de défense,
le phénomène de dépersonnalisation témoigne d'une fragilité de la
synthèse du Moi, tant physique que psychique, et se traduit soit par une
altération du sentiment de soi, soit par un trouble du sentiment de
l'insertion du Moi dans le monde extérieur-. Dans le premier cas, les
rapports des différentes parties du Moi entre elles sont altérées, par
exemple les impressions cénesthésiques relatives à la zone génitale
sont troublées ; dans le second, un sentiment d'étrangeté, d'inadéquation
altère la perception du monde externe. Ces différents troubles, tout
INTERPRÉTATION PRÉGÉNITALE 485

au moins dans leur forme aiguë, entraînent une anxiété extrêmement


profonde et qui ne me semble pas avoir d'équivalent, d'où la vigueur
et la ténacité des résistances qui tendent à se reproduire indéfiniment
ou des défenses qui ne se laissent pas facilement entamer. J'ai toujours
constaté que de tels phénomènes de dépersonnalisation étaient, comme
je l'ai dit plus haut, en rapport avec des conflits préoedipiens non
résolus, même si cet état de choses se présente sous le masque d'une
névrose oedipienne classique.
Je voudrais ici rapporter brièvement un exemple clinique simple.
Il s'agissait d'une névrose de caractère phobique, qu'aucun symptôme
particulier n'amenait à l'analyse, qui fut entreprise pour des motifs
sur lesquels la discrétion m'oblige à garder le silence ; toujours est-il
qu'un transfert extrêmement vigoureux se développa, dont le caractère
génital ne faisait aucun doute, qui s'accompagna de remémorations
très précises sur les relations de la petite fille et de son père (il s'agis-
sait d'une femme) à tel point que la malade fut pendant un temps
assiégée de fausses ressemblances qui lui faisaient voir quelques traits
particuliers de son père dans le visage de tous les hommes qui l'inté-
ressaient. Après une longue phase de l'analyse pendant laquelle ce
transfert alla en se précisant, en même temps que ressurgissait le passé,
la malade fit une abréaction extrêmement violente accompagnée d'ail-
leurs d'un « acting-out » caractéristique, au cours de laquelle elle éclata
en une crise de rage et de dépit jaloux. Il en résulta un tel ébranlement
de sa personnalité, qu'elle recourut au type de défense qui, autrefois,
avait assuré sa sécurité, je veux dire au refoulement total de l'abréaction
en question. Quelques jours après elle avait perdu le souvenir même
de cette scène ; il s'agissait donc bien, semblait-il, d'une névrose
oedipienne typique avec ceci de particulier toutefois : qu'une résistance
invincible, se traduisant par une quasi-incapacité à donner des associa-
tions vraiment libres, persistait.
Sous l'influence de l'analyse continuelle de son système de défense,
en même temps que par suite du maintien de la situation de frustration
dans le rapport analytique, apparurent des phénomènes de déper-
sonnalisation : sentiment d'étrangeté du monde extérieur en rapport
avec un jeûne accidentel, sentiment de la perte de son unité et impression
de n'être que le reflet d'un être aimé, tendance à la syncope, dépression
profonde, sentiment d'impuissance extrême, d'une dépendance totale
vis-à-vis de l'analyste, en même temps que le transfert changeait de
sens il se dégénitalisait de plus en plus et devenait à la fois plus confus
et plus radical. Pendant les vacances, elle éprouva le sentiment que
486 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

j'étais l'un des soubassements de sa personnalité. A ce moment, elle


prit clairement conscience de son besoin d'absorber, d'incorporer, de
s'assimiler l'homme qu'elle aimait en une série de métaphores alimen-
taires, et ce n'est qu'à partir de ce moment, qu'elle se rendit compte
des renoncements, des évitements, des déplacements et des symboli-
sations à travers lesquels elle avait été amenée, pour éviter la situation
dangereuse de la frustration, à méconnaître, sa vie durant, ce qu'elle
désirait le plus. Ce ne fut qu'à ce moment que disparurent les résistances
aux associations libres.
Dans ce cas il est clair que l'analyse eût été tout à fait incomplète,
si elle se fût limitée à celle de l'oedipe ; le conflit pathogène se trouvait
bien en arrière au stade oral (elle fut sevrée extrêmement brutalement)
et ceci se reflétait dans l'angoisse oedipienne.
Si l'interprétation oedipienne est dans bon nombre de cas insuffi-
sante et, la preuve en est donnée par la persistance de résistances à
l'analyse, l'interprétation préoedipienne trop précoce serait sans effet.
Je pourrais ici rapporter l'exemple d'une obsédée dont le Moi ne se
fortifia vraiment qu'après qu'elle eût accepté son agressivité orale et
ce fut seulement après une très longue période où l'interprétation prégé-
nitale lui était inaccessible. Là aussi, dépersonnalisation en puissance.

MODALITÉ

Ce que je viens de dire de ce deuxième cas m'amène tout naturel-


lement à préciser ma pensée en ce qui concerne le moment où doit
être employée l'interprétation prégénitale. L'on a discuté de l'existence
de névroses sans oedipe, à vrai dire j'ai cru constater que, quels que
soient les cas, il existait toujours une ébauche d'oedipe; ceci m'est
apparu clairement dans mes. analyses d'obsédés masculins. Moins
peut-être dans mes analyses d'obsédées féminines. Mais de toute
manière, chez les uns comme chez les autres, le rapport homosexuel
est toujours spontanément beaucoup plus riche en projections libidinales
que le rapport hétérosexuel. C'est dire que dans l'inconscient de ces
sujets, il existe toujours une différenciation dans les rapports émotionnels
avec les deux sexes, autrement dit, une situation oedipienne au moins
'embryonnaire. Je crois donc que l'interprétation préoedipienne, contrai-
rement à ce que pense Fénichel, ne trouve sa place qu'après une
longue phase d'analyse oedipienne, quel que soit le degré de structu-
ration de l'oedipe, non seulement parce que l'analyse est ainsi norma-
lement régressive, c'est-à-dire va du plus près du Moi au plus loin,
INTERPRÉTATION PREGENITALE 487

mais encore parce que c'est la seule manière pour que le transfert
atteigne la qualité qui donne à une interprétation préoedipienne toute
sa signification.
FORME

Ici, je dois rendre hommage à Grunberger lorsque, dans sa


réponse, il a affirmé que le moment de l'interprétation préoedipienne
était à la discrétion de l'analyste. C'est, en effet, de par la connaissance
intuitive qu'il a de la situation de transfert que l'analyste peut apprécier
de l'opportunité de l'interprétation préoedipienne.
Une interprétation n'est pas préoedipienne par sa forme seule, mais
surtout par le contexte dans lequel elle se développe, il faut que le trans-
fert ait atteint une certaine qualité pour que l'interprétation soit vrai-
ment préoedipienne. Je me suis efforcé dans mon rapport de 1952
d'opposer les caractères des relations d'objet préoedipiennes à ceux
des relations d'objet génitales.
Dans le premier cas, le rapport de transfert est extrêmement étroit,
ses moindres modifications s'accompagnent d'un ébranlement du senti-
ment du moi, sa sensibilité aux variations les plus infinitésimales d'un
contre-transfert, de si bonne qualité et si bien contrôlé qu'il soit, est
frappante, il est d'essence ambivalente, il ne connaît pas de nuance.
Lorsque le seuil dès défenses est abaissé ses moindres perturbations
entraînent des décharges émotionnelles sans limite, l'amour y est tout
autant agressif dans sa forme que la haine véritable, des phénomènes
de dépersonnalisation s'observent dans le corps même du transfert.
Un symbolisme très riche et une pensée essentiellement affective
prédominent, si bien que les implications du langage dépassent de
beaucoup le sens qui est attaché aux mots dans le rapport social habituel.
Dans le second (transfert génital) l'individualité du Moi n'est pas
mise en jeu dans le rapport de transfert, les affects y sont plus légers,
nuancés, « humanisés », ils sont mobiles, le Moi s'en détache relativement
aisément ; le sujet mesure leur degré d'irrationnalité, les sentiments
positifs n'y revêtent pas de forme agressive. Toutes les modalités
du transfert s'expriment dans une langue qui est exactement celle du
langage courant.
A mon sens, l'interprétation n'est vraiment prégénitale que lors-
qu'elle ne se produit que dans un transfert du premier type; à ce
moment elle est la seule possible..
C'est pour cela que je ne suis" pas de l'avis de Lebovici qui pense,
à propos du malade de Rosenfeld, que l'interprétation était trop
488 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

profonde. Je pense, au contraire, qu'étant donnée la régression subie


par le Moi d'un tel sujet, l'interprétation symbolique : « Vous êtes
rassuré en constatant que la cigarette a laissé de la cendre parce que.
vous pensez, qu'en me dévorant, vous ne me détruisez pas complè-
tement », était la seule recevable étant donné le niveau de l'activité
mentale de ce sujet. Il était nécessaire, dans une sorte de court-circuit,
de lui répondre directement dans le langage qui était alors le sien.
Ainsi l'interprétation prégénitale me semble se définir par le contexte
dans lequel elle se développe et où elle prend sa place naturelle ; j'ai
essayé d'indiquer les quelques critères qui nous permettent de la situer
et d'en préciser le moment, si Grunberger a obtenu un effet thérapeu-
tique si saisissant en disant à une femme atteinte de vaginisme : « Vous
fermez votre vagin, non pour empêcher le pénis de rentrer mais bien
pour le retenir. » C'est sans doute qu'une longue analyse oedipienne
avait amené le transfert à ce degré de maturité où l'interprétation
préoedipienne entrait en résonance avec des affects limités à la
conscience.

CONCLUSIONS

Voici les quelques mots que je désirais dire à propos de ce colloque :


je pense que cette question de la nécessité, du moment et des caracté-
ristiques structurales de l'interprétation préoedipienne sont d'une impor-
tance capitale, car de la définition exacte d'une telle interprétation
dépend l'efficacité de notre thérapeutique dans l'essai de réduction
des troubles de la structuration du Moi, que l'on considère avec
Hendrik que la non-résolution du conflit préoedipien prive celui-ci
d'organisations instrumentales importantes ou, avec Spitz, que le Moi
s'intègre en fonction d'une gestalt de visage humain. Et il est bien
évident que la délimitation des indications de l'analyse est fonction
de notre efficacité sur les déficiences de la structuration du Moi qui
semblent dépendre conjointement d'une incapacité à dépasser certaines
identifications archaïques, et d'un trouble dans la maturation des
énergies pulsionnelles.

Intervention de M. LEBOVICI
L'intérêt de la discussion qui vient d'avoir lieu après la remarquable
introduction qui nous a été présentée par Grunberger m'a paru extrê-
mement vif et, après les nombreux collègues qui sont intervenus, je
ne saurais plus apporter d'élément nouveau. Mais à la très intéressante
intervention de Bouvet qui a eu le courage de préciser une véritable
INTERPRÉTATION PREGENITALE 489

clinique de l'analyse du matériel prégénital, je voudrais apporter quelques


remarques qui paraîtront peut-être restrictives. «

A vrai dire, notre expérience de psychanalystes d'enfants nous


met plus que tous les autres en rapport avec ce matériel prégénital, en
particulier dans les analyses dites précoces. Mais avec Diatkine, nous
avons montré en plusieurs occasions que la signification de ce matériel
pouvait être comprise dans une double perspective :
1° Celle de l' « oedipification » : ici les relations prégénitales de la
mère et de l'enfant sont considérées par ce dernier comme le modèle
des relations du couple parental frustrateur. Dans ces conditions les
interprétations qui seraient données dans un style oedipien devraient
tenir compte de la conception prégénitale des rapports parentaux,
c'est-à-dire d'une ambivalence foncière dés relations aux bons et
mauvais objets partiels ;
20 Régression de l'angoisse de castration à l'angoisse de morcel-
lement : l'oscillation entre ces deux positions tient d'abord avant tout
à la structure du cas et à l'âge de l'enfant, mais le passage entre ces
deux formes d'angoisse montre deux dangers techniques : d'abord
celui de l'interprétation insuffisante qui permet l'isolation entre ces
deux positions, inscrivant l'analyste dans le sens d'un jeu symbolique
dépourvu d'angoisse. D'autre part, l'interprétation précoce et trop
systématique telle qu'elle apparaît surtout dans les techniques de
Mme Melanie Klein et de ses élèves semble induire des situations
d'analyses interminables où le matériel prégénital est interprété, sans
qu'aucune intervention ait un caractère mutatif ou élaboratif réel.
Chez l'adulte la situation nous paraît beaucoup plus compliquée
car l'élaboration du moi éloigne le vécu prégénital.
Habituellement, on sait que l'interprétation prégénitale est essen-
tiellement une interprétation de régression devant une situation oedi-
pienne jugée dangereuse. Nous croyons devoir faire quelques réserves
sur le caractère trop systématique de ces conceptions et nous voudrions
citer deux exemples :
Premier cas. — Il s'agit d'une jeune fille atteinte de névrose obses-
sionnelle grave avec un rituel extrêmement élaboré ; un de ses rêves est
le suivant : son père veut l'entraîner aux w.-c. et sa mère la retient.
Or, ce rêve suivait un autre où elle était chez-moi en robe de chambre
et allait aux w.-c. Par ailleurs, son rituel de défécation est extrêmement
compliqué.
Deuxième cas. — Une autre malade atteinte de névrose obsession-
nelle vit dans le transfert d'une relation triangulaire typique entre elle.
490 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

la femme de l'analyste et celui-ci, mais elle exige constamment que le


père, objet désiré et en même temps interdit, joue le rôle d'une bonne
mère : c'est ainsi qu'à l'occasion d'un paiement d'honoraires elle
réclame comme une enfant capricieuse que je lui achète une montre
pour ses étrennes.
Ces deux exemples nous semblent extrêmement fréquents dans la
pratique quotidienne et pourtant il ne nous paraît pas que le concept
dynamique de la régression rende bien compte de l'un ou de l'autre.
En effet, il s'agit d'une conception essentiellement théorique faisant
appel à des données spatiales et à des notions dynamiques assez sim-
plistes ; l'interprétation doit être très nuancée car si l'on se contentait
de donner une interprétation de régression sous la forme de « vous
avez peur de », on négligerait l'intrication fondamentale des émois
sexuels et agressifs et nous serons pleinement d'accord avec Nacht
lorsqu'il a montré la nécessité préalable de l'analyse de l'agressivité
et des sentiments de culpabilité qui lui sont liés.
Dans les cas où la structure névrotique indique une désorganisation
beaucoup plus profonde, dans les cas d'état prépsychotique, dans les
névroses froides et très rationalisées, tous nos collègues semblent
s'être accordés sur la nécessité d'interprétation prégénitale. Tous ont
dit qu'elles devraient être suffisamment tardives. Mais le style même
de l'interprétation nous paraît encore extrêmement discutable. Bouvet
reprend l'interprétation de Rosenfeld qui, dans un cas d'analyse d'un
schizophrène, donnait des interprétations itératives d'introjection et
d'extrojection du bon et du mauvais objet, par exemple à propos de
la cendre recueillie par son patient dans le cendrier. Bien que très
justement, Bouvet ait montré dans quel cadre particulier des relations
transférentielles ces interprétations pouvaient être données, nous restons
persuadés de l'extrême difficulté technique devant laquelle on se trouve
dans ces cas : si les interprétations nécessaires ne sont pas données,
l'analyse tourne certainement en rond ; mais nous sommes convaincus
que bien de ces interprétations semblent amener le patient à une
certaine passivité comme s'il voulait séduire son analyste en parlant
son langage.
Un dernier point pourrait être encore soulevé : on sait que
Mme Melanie Klein estime que toute analyse ne peut pas être consi-
dérée comme terminée si les angoisses les plus primitives liées au
prégénital n'ont pas été analysées. Nous ne croyons pas que ce principe
constitue une règle générale et nous voudrions souligner cependant
que l'interprétation doit être dans bien des cas suffisamment poussée
INTERPRETATION PREGENITALE 491

pour que, d'une part, le malade accepte l'analyste en tant qu'objet à


incorporer et que, d'autre part, la situation analytique étant essentiel-
lement verbale, il accepte la situation passive-orale et agressive-orale
conditionnée par le processus même de l'analyse. Nous croyons pour-
tant que ce serait une simplification excessive que d'adhérer à la concep-
tion qui veut que dans la phase du sevrage de traitement on puisse
analyser les émois prégénitaux liés aux frustrations orales. Nous nous
rangerons plutôt à l'avis de ceux qui, avec Alexander et son école,
Nacht, estiment qu'à cette période l'analyse prend la valeur d'une
expérience réelle et que le sevrage est plutôt une expérience où l'ana-
lyste doit souvent se montrer tel qu'il est et non pas tel que les projec-
tions du malade le construisaient.
Intervention de M. MARTY
C'est, à mon avis, le problème du moment où doivent intervenir
les interprétations du matériel prégénital qui domine le sujet que nous
a brillamment développé Grunberger qui a osé, chose rare, prendre la
responsabilité d'un exposé théorique consacré à la technique analytique.
Tous les patients apportent, au long de leur analyse, un matériel
mixte où se mêlent les éléments oedipiens et les éléments prégénitaux.
Je vais cependant faire une distinction entre deux types de sujets qui
se révèlent très dissemblables en analyse, qui se situent aux deux pôles
opposés, et pour lesquels le problème technique de l'interprétation
du matériel prégénital se pose différemment.
Pratiquement, on rencontre évidemment toutes les modalités cli-
niques intermédiaires à ces deux types extrêmes dont la description
me semble cependant nécessaire à circonscrire notre sujet.
Les choses ne sont pas aussi schématisables que je le dis mais,
pour faire un développement théorique, il est nécessaire de schéma-
tiser, c'est-à-dire de forcer la réalité.
Le premier type de patients est celui que représentent, si l'on veut,
certaines analyses didactiques dont les sujets, bien qu'entamés par
les syndromes les plus variés, conservent cependant une part très
importante d'énergie utilisée au développement social de la person-
nalité sous toutes ses formes.
Ces patients, dans leur analyse, après un temps relativement court,
mettent en avant d'abord le conflit oedipien, le dernier en date, puis
les conflits prégénitaux plus anciens et plus camouflés. Il est entendu
que le matériel prégénital sous-tend, en permanence, le matériel
oedipien, et transparaît souvent, et que plus tard la situation oedipienne
492 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

montre sa présence pendant toute l'analyse du matériel prégénital,


le conflit oedipien étant alors nettement posé mais n'étant sérieusement
réglé que lorsque les difficultés prégénitales le sont aussi.
L'analyse se fait donc, dans ce cas, d'une façon régressive, allant
du plus récent au plus ancien, à moins que l'intervention maladroite
de l'analyste n'indique la voie de garage préoedipienne au patient
(qui n'a souvent que trop tendance à s'y glisser), le poussant ainsi à
se servir du matériel préoedipien, ininterprétable à ce moment car,
n'étant pas au premier plan du transfert, comme un système de résis-
tance à la vision claire de la situation oedipienne.
L'interprétation du matériel prégénital pose, ici, peu de pro-
blèmes. Il s'agit, d'abord, de maintenir le patient sur le plan oedipien,
et cela en n'interprétant le matériel qu'en termes oedipiens, même si
ce matériel est, comme très souvent, riche de valeurs orales et quelque-
fois ponctué de valeurs sadiques-anales. L'intervention de l'analyste
sur le matériel prégénital doit être, à mon avis, pendant ce temps,
limitée à deux buts :
— celui d'obtenir des informations, pour lui ;
— celui de souligner au patient certaines situations particulièrement
caractéristiques que l'analyste pense pouvoir utiliser ultérieu-
rement ;
mais sans que ces interventions soient accompagnées d'une interpré-
tation immédiate.
Le passage qu'effectue dans ces cas le patient de la situation oedi-
pienne aux conflits prégénitaux interprétables, est marqué par trois
ordres de faits :
1° La vision nette de la situation triangulaire, c'est-à-dire l'épui-
sement des défenses consacrées à la scotomisation de cette situation ;
2° Les efforts répétés dans la destruction du parent du même
sexe, destruction faisant appel à des mécanismes prégénitaux d'agres-
sion, mais sans qu'il soit besoin que ces mécanismes aient été inter-
prétés. C'est sur cette base d'ailleurs, de la destruction — dans la
perspective strictement oedipienne — du parent du même sexe, que
s'établit la préséance du matériel prégénital, venant progressivement
combler le vide laissé par la disparition des défenses consacrées à la
scotomisation de la situation oedipienne ;
3° Le changement de caractère et de nature des affects, tels que
vient de les décrire schématiquement mais remarquablement et auda-
cieusement Bouvet, affects qui, s'ils deviennent plus violents sont aussi
INTERPRETATION PREGENITALE 493

plus directs, marquent le retour à une situation binaire (souvent déjà


entr'aperçue dans les toutes premières séances de l'analyse), mais cette
fois-ci à une situation binaire solidement accrochée, qui constitue
un garant et permet à l'analyste d'envisager tant le début du sevrage
analytique que la prise d'une attitude plus souple vis-à-vis du patient.
C'est à partir de ce moment que le matériel prégénital peut être
directement interprété, et en référence, chaque fois qu'il est possible,
à la situation oedipienne toujours insuffisamment résolue à ce moment.
Si ce type de malade est relativement facile à analyser, pour la
raison que ces analyses se font presque toutes seules si on ne les
empêche pas de se faire, l'autre type, situé au pôle opposé, soulève d'im-
portants problèmes techniques. Cette dernière catégorie est composée
des malades prépsychotiques et psychosomatiques — je ne parle pas
ici des psychoses, nécessitant des thérapeutiques d'abord, très parti-
culières — ou plus exactement, d'une très grande majorité de ces
malades. Inutile de dire que mon expérience personnelle, à ce sujet,
est très modeste.
Je crois que l'on doit cependant systématiquement, dans ces cas
comme dans les autres, essayer de mettre en avant, aux yeux du
malade, sa situation triangulaire, en n'interprétant qu'en termes oedi-
piens, pendant un temps, le matériel présenté. On doit, en somme,
apporter à l'analyse le grand principe thérapeutique qu'Antonin Gosset
introduisit en chirurgie : dans un premier temps réduire l'anatomie
perturbée en anatomie normale ; dans un second temps, pratiquer
l'intervention classique sur l'anatomie normalisée. Mais ceci reste un
principe dont le premier temps, dans le cas qui nous occupe, se prolonge
souvent très longtemps. Ce premier temps consiste à arriver au point
où le malade est en présence, réellement, de sa situation oedipienne.
Réellement est ici souligné pour mettre de côté les cas où l'obstination
sur le matériel génital sert de résistance à la prise des responsabilités
profondes de suppression de l'objet par les mécanismes évidemment
prégénitaux.
Dans ces cas, ce que l'on peut remarquer de plus général au bout
d'un certain temps, disons une année, d'analyse, est que :
1° Les mécanismes de scotomisation de la situation oedipienne
ne sont pas au premier plan du matériel apporté ;
2° L'agression n'est jamais univoque. Elle est vigoureuse mais
flottante, mobile, dirigée alternativement vers les personnes de l'un
et l'autre sexe. On se rend compte qu'il s'agit d'une situation essen-
tiellement binaire mais dans laquelle la notion d'agression et de destruc-
494 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tion prévaut sur la qualité de l'objet. Le matériel prégénital est cons-


tamment au premier plan ;
3° Les affects ont, d'emblée, dans toutes leurs expressions et y
compris dans leur forme oedipienne et dans leur forme de résistance
à l'égard de la situation triangulaire, les valeurs caractéristiques des
affects prégénitaux décrites par Bouvet ;
4° Le risque de passage à l'acte est latent, et le passage à l'acte,
dans ses diverses expressions somatiques, épuise sans cesse une énergie
que l'analyste aimerait pouvoir utiliser dans son travail. En fait, il
le peut :
La situation binaire est dominée, dans l'esprit du malade, par la
crainte de la disparition de l'objet représenté par l'analyste.
Je crois que la conviction de la réalité de cet objet, nécessaire à
la prise de conscience, par le patient, de sa réalité propre, temps
primordial dans l'analyse de ces malades dépersonnalisés, est obtenue
davantage par la fréquence de la vision de l'objet (l'analyste) réel et
présent, et par la stabilité de la tenue affective de ce dernier, que par
les interprétations verbalisées quelles qu'elles soient, qu'elles portent
sur le matériel prégénital ou sur le matériel oedipien. Inutile de souli-
gner, à ce sujet, la nécessité de séances régulières et d'une durée égale.
Le mécanisme en jeu dans cette reconnaissance de l'objet, et
partant, dans cette reconnaissance par le malade de lui-même, dans
l'inutilisation progressive et par conséquent dans l'abandon des phéno-
mènes de dépersonnalisation est, à mon avis, très régressif, essentiel-
lement somatique, et surtout visuel. L'analyste doit laisser aller ce
mécanisme qui n'est autre qu'une variété de passage à l'acte sous des
formes, si l'on veut, de captation auditive et surtout visuelle. Il ne
s'agit de rien d'autre, pour l'analyste, que de la prolongation de son
attitude classique, seulement ici, sur un terrain très archaïque.
Mais ce que je viens de dire n'est pas complet, car il ne s'agit
pas de minimiser l'importance, à ce moment, des interprétations
prégénitales sur le matériel oral et sur le matériel anal, interprétations
nécessaires parce qu'elles prouvent la continuité de l'existence de la
vie de l'analyste devant le malade agressif, et craintif de la disparition
de l'objet.
L'étendue du matériel prégénital dépasse, et de très loin, la partie
apportée verbalement par le malade. L'existence, pendant l'analyse,
d'un grand nombre de ses fonctions somatiques devant un objet
stable, constitue pour le patient un apport que l'analyste doit seulement
se garder tant de contrarier que de favoriser.
INTERPRETATION PREGENITALE 495

Je crois qu'il y a là, à partir de formules extrêmement primitives,


d'abord presque essentiellement somatiques — je veux dire d'utili-
sation simple, mais enrichissante, de fonctions somatiques de percep-
tion ou, si l'on veut, d'incorporation, mais en même temps de décharge,
ou, si l'on veut, d'excrétion — puis de plus en plus psychiques (la
fonction de relation s'élevant progressivement), une série de méca-
nismes d'approche et de recul devant l'objet, qui constituent l'essentiel
des manifestations prégénitales.
La notion de distance qui découle de ces processus est, depuis un
certain temps, progressivement et magistralement décrite par Bouvet
dans ses formes les plus évoluées.
J'ai essayé de décrire, ici, deux formes théoriques extrêmes pour
lesquelles l'interprétation du matériel prégénital ne peut, être faite,
ni dans le même temps, ni tout à fait dans les mêmes formes.
Pratiquement, comme je l'ai fait remarquer avant d'exposer ces
quelques lignes, tous les systèmes de construction névrotique, abou-
tissant à la nécessité de toutes les modalités intermédiaires d'interpré-
tation, se rencontrent. Mais une discussion à ce sujet ne peut être
tentée que sur un matériel clinique précis.
J'ai voulu, ici, souligner quelques points qui me semblent essen-
tiels, autour de ce sujet non pas sans fin, mais plutôt sans limite d'ori-
gine, que constituent le matériel prégénital et son interprétation sous
toutes ses formes.
Problèmes diagnostiques
et cliniques
posés par les névroses de caractère
par Mme Evelyne KESTENBERG (Paris)

La pratique met en évidence le problème suivant : parmi les malades


qui sont adressés au praticien en vue d'une psychanalyse, un certain
nombre est atteint de psycho-névrose bien définie (névrose obsession-
nelle, phobique, hystérique) ; un nombre plus grand de patients
comprend des sujets manifestement malades mais ne pouvant entrer
dans aucune de ces catégories. Il est convenu de dire à leur propos
qu'ils ont des problèmes affectifs entraînant une mauvaise adaptation
à leur milieu familial ou professionnel. Un sentiment de malaise les
a conduits à demander une aide. Ce sentiment de malaise peut d'ailleurs
s'organiser selon des modes très différents les uns des autres. Il est
devenu classique de dire que ces sujets sont atteints de névrose de
caractère. Cette étiquette mérite une plus ample discussion puisque
les relations des névroses de caractère avec les psycho-névroses, la
caractérologie normale, les troubles du caractère et les états groupés
en nosologie classique sous le titre de « personnalité psychopathique »
sont mal définies.
Il nous paraît indispensable de reposer un certain nombre de
questions au sujet des névroses de caractère. S'agit-il réellement de
névroses ? Doit-on intervenir par un traitement psychanalytique ou
doit-on considérer que dans beaucoup de cas il s'agit d'une gestalt
pathologique dans laquelle l'individu ne prend de signification de
figure que par rapport au fond formé par le groupe social ? Quelles
sont les frontières de ces névroses de caractère avec la normalité ?
Enfin dans quelle mesure une grande partie de ces névroses de caractère
ne doit-elle pas entrer dans le cadre des névroses narcissiques décrites
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 497

par Freud pour lesquelles les indications de traitement psychanaly-


tique restent très discutées ?
Pour essayer de clarifier le problème, pour comprendre comment
la notion de névrose de caractère s'est constituée, il nous paraît utile de
procéder d'abord à un rappel historique. Nous proposerons ensuite
une tentative de classification des formes cliniques des névroses de
caractère qui permettra peut-être de discuter les traits communs fon-
damentaux de ces états.
Un certain nombre d'éléments doivent être retenus pour schéma-
tiser l'évolution des idées au sujet des névroses de caractère.
Il n'est pas inutile de rappeler comment s'est constituée la carac-
térologie psychiatrique classique. Elle partait du principe suivant :
les altérations du caractère sont une réduction dans le cadre de la
subnormalité des éléments fondamentaux des états psychotiques. Cette
notion était intimement liée à la théorie constitutionnaliste dont le
caractère doctrinal constant est le suivant : les psychoses ne sont que
l'exagération causée par la maladie des tendances caractérielles normales
de l'individu. Si cette conception, poussée à l'extrême dans le rapport
de Delmas et Boll au Congrès des Médecins aliénistes de Langue
française de 1932, n'est plus concevable actuellement, il faut reconnaître
que les études constitutionnalistes ont parfois amené des descriptions
cliniques parfaitement valables. Les types kretschmériens, bien que
situés dans une dimension très différente de celle qui nous préoccupe,
apportent toute une série de nuances qui restent très utiles dans les
indications des traitements des névroses de caractère. Par contre on ne
saurait passer sous silence les discussions sur la schizoïdie : forme
mineure de schizophrénie dans la conception de Claude, forme carac-
térielle fondamentale dans les conceptions de Bleuler et surtout de
Minkowski et Kretschmer. Nous ne ferons que rappeler les relations
étroites des états schizoïdes de Minkowski avec certains tableaux
de la psychasthénie de Pierre Janet. Ce que nous retiendrons surtout
c'est que toutes ces difficultés mineures de l'humeur, du caractère et
de l'activité avaient comme trait commun d'être soit innées ou liées à
une constitution physique, soit secondaires à une baisse de tension
psychologique (Janet) mais que jamais on n'entrevoyait derrière de
tels états une psycho-genèse et une dynamique suffisamment précise
pour que le thérapeute puisse s'en servir de façon valable (1).

(1) Nous ne parlerons pas ici de la typologie de Pavlov qui se situe dans une perspec-
tive tout à fait distincte et qui mériterait une étude séparée.
PSYCHANALYSE 32
498 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Les études de Freud sur les névroses ont entraîné dès le début une
discussion sur la spécificité des phénomènes décrits chez les malades
atteints de psycho-névrose. Une des premières discussions qui s'est
élevée à propos de l'hypnose a été de savoir si c'était là un phénomène
spécifique des hystériques, comme l'enseignait Bernheim, ou bien s'il
s'agissait d'un phénomène plus général comme l'ont montré Breuer et
Freud dans leur premier travail, Freud dans les travaux qui suivirent.
Nous rappellerons que dès 1915 (dans l'Introduction à la psychanalyse),
Freud divisait les névroses en trois groupes : névroses actuelles, névroses
de transfert, névroses narcissiques. Dans les névroses de transfert
étaient classées la névrose obsessionnelle, l'hystérie et l'hystérie d'an-
goisse (phobie). Un des caractères fondamentaux des malades atteints
de névrose de transfert était la propension de ces malades à revivre
avec leur analyste des conflits archaïques qui étaient en fait à l'origine
de leurs symptômes. Assez rapidement s'établit une notion qui était
un corollaire inhérent à la définition des névroses de transfert : c'est le
propre de tout sujet névrosé de pouvoir établir une relation transfé-
rentielle organisée et intense avec son analyste. On en vint à considérer
que la nature de la régression produite au cours de l'analyse était plus
caractéristique de la structure du sujet que les données d'un examen
clinique même très approfondi. Cette notion reste d'ailleurs dans
une certaine mesure valable. Nous savons par exemple que certaines
névroses obsessionnelles graves n'apparaissent comme telles qu'après
quelques mois d'analyse ; les mécanismes d'isolement permettant au
sujet des réticences étonnantes quant à leurs symptômes.
Cette première généralisation de l'extension de l'analyse a déter-
miné d'emblée les premières tentatives de caractérologie analytique.
A l'époque où les études psychanalytiques portaient essentiellement
sur l'évolution de la libido, on parla de caractère anal, de caractère
phallique, de caractère oral, etc. (Freud, Alexander, Meninger entre
autres), en se référant en fait aux fixations sur les zones érogènes. Dans
un second temps on a décrit les caractères narcissiques, sado-maso-
chistes, etc., se rapportant à des notions plus élaborées de la topique
analytique. Enfin la valorisation des mécanismes du Moi donne à la
caractérologie analytique un troisième aspect correspondant à la struc-
ture des défenses : c'est ainsi que l'on parle couramment de caractères
obsessionnels, phobiques, ou hystériques. Les études sur l'agressivité
ont amené à parler depuis Glover de caractères passifs féminins, phal-
liques agressifs.
Tout ceci montre à quel point on s'attachait à découvrir une analogie
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 499

entre le comportement habituel d'un individu et la nature de la régres-


sion transférentielle observée au cours du traitement.

Parallèlement, dans la pratique, les sujets venant consulter pour des


troubles du comportement se firent de plus en plus nombreux. Il est
probable que l'influence culturelle et la structure sociale y ont une
très grande part sous des angles assez distincts.
Tout d'abord, pour ce qui est des principes d'éducation, il est mani-
feste que la répression de la sexualité et les interdits étaient infiniment
plus rigoureux et rigides du temps des premiers travaux de Freud qu'ils
ne le sont depuis la période qui a suivi la guerre mondiale de 1914-18.
C'est ainsi qu'avant cette période on voyait infiniment plus d'hystérie de
conversion, par exemple, que nous n'en voyons actuellement.
Par ailleurs, des possibilités plus grandes offertes aux individus
par des structures sociales moins rigoureusement fermées leur per-
mettent des satisfactions et des possibilités de réalisation sur le plan
professionnel. On nous fait remarquer par exemple que, dans une
corporation telle que les correcteurs d'imprimerie, profession haute-
ment qualifiée, on n'observe pour ainsi dire pas de cas de psycho-
névrose (obsessions, phobies), mais des névroses de caractère. Nous
pourrions multiplier les exemples de cet ordre.
Enfin, l'évolution des conceptions psychiatriques et l'expansion de
l'analyse ont permis à un certain nombre de malades de venir se soigner
pour des troubles dont ils ignoraient totalement jusqu'alors qu'ils
étaient du ressort de la thérapeutique.

Cependant, les travaux des vingt dernières années ont montré que
les psychanalystes abandonnaient d'une façon implicite la notion de
la spécificité de la régression. Mais ce n'est que dans l'article récent
d'Ida Macalpine (Psychoanalytical Quarterly de 1951), repris dans le
rapport de Lagache sur les problèmes du transfert (novembre 1951),
que la critique de cette notion est formulée avec toutes les conséquences
théoriques qu'elle implique. Ida Macalpine montre que le transfert
et la régression ne sont pas un phénomène propre à l'analysé atteint
de névrose mais une conséquence des conditions de la cure analytique.
Cette position critique nous paraît rendre plus urgente la discussion
sur les névroses de caractère puisque jusqu'à présent leur trait fonda-
mental était l'analogie de la régression transférentielle de ces malades
avec celle présentée par les sujets atteints de psycho-névrose.
Au cours de l'évolution de la psychanalyse, en 1927, une notion est
500 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

venue compliquer singulièrement le problème ; nous voulons parler


de l'analyse du caractère. Elle trouve sa formulation la plus complète
dans les travaux de Wilhelm Reich qui, en partant de la pratique ana-
lytique, a mis en lumière le fait suivant : le comportement et les traits
de caractère d'un sujet ont la même valeur significative, dynamique et
économique que les symptômes. Pour un individu donné les défenses
présentées en cours de traitement (qui ne sont que la reproduction des
mécanismes intervenant dans l'existence quotidienne) sont toujours
les mêmes. Elles constituent une « carapace caractérielle » ayant une
double fonction : celle de permettre l'action dans la réalité et celle de
constituer une protection efficace contre les tendances refoulées. A la
limite, celles-ci ne peuvent donc s'exprimer que dans la dynamique
même de cette carapace caractérielle. Sur le plan pratique, Reich en
arrive à considérer que toute analyse doit être une analyse de caractère,
ce qui reste admis par la plupart des psychanalystes contemporains.
Il est normal que toute considération de praxis ait des répercussions
sur les conceptions théoriques. Le danger de la conception reichienne
de l'analyse de caractère paraît être un confusionnisme possible entre
les sujets atteints de psycho-névrose et ceux qui ne le sont point ; en
un mot entre le pathologique et le normal. S'il n'existe effectivement
pas de différence fondamentale entre l'analyse d'un sujet normal et
l'analyse d'un malade, il n'en reste pas moins évident que nous devons
toujours avoir en vue la délimitation stricte des différentes indications
de l'analyse, ne serait-ce que pour apprécier de l'opportunité d'un trai-
tement et pour pouvoir en organiser le terme en toute connaissance
de cause.
Nous voyons une fois de plus l'importance de la délimitation des
névroses de caractère. Il s'agit toujours de pouvoir apprécier si un sujet,
même au cours d'un désarroi passager l'ayant entraîné à consulter,
nécessite un traitement qui suppose une organisation névrotique véri-
table. Nous avons vu qu'au cours de l'évolution de l'analyse les méca-
nismes spécifiques des névroses étaient retrouvés chez les sujets normaux,
que l'existence d'un état intermédiaire entre les psycho-névroses et la
normalité était devenue une notion indiscutable. Si la délimitation des
états n'apparaît pas chaque fois qu'on se rattache à quelque mécanisme
ou facteur particulier, il n'en existe pas moins que psycho-névrose,
névrose de caractère, caractérologie normale, forment autant d'en-
sembles structuraux dont la réalité clinique ne peut échapper au
praticien. Cette difficulté de définir des gestalts dont la réalité apparaît
clairement à tous n'est pas pour nous étonner puisque ce phénomène
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 501

se retrouve fréquemment dans toute la pathologie mentale. Le spécifique


est lié à l'organisation des éléments entre eux en tenant compte du fac-
teur temps, à l'ensemble des relations de l'individu et de ceux qui l'en-
tourent et non à un quelconque de ces éléments pris isolément.
Il devient maintenant indispensable de rediscuter des critères de
normalité. Il est évident que ces critères sont les mêmes que les critères
de guérison au terme de la cure analytique et que tout individu ne
répondant pas à ces critères risquerait d'être considéré comme présen-
tant une organisation pathologique de sa personnalité.
Devant l'optimisme thérapeutique soulevé par le développement de
la psychanalyse, beaucoup de praticiens admirent que tout individu
n'ayant pas réussi dans sa vie amoureuse et sociale à la fois, en dehors
de tout état de psycho-névrose ou de psychose, était précisément
atteint de névrose de caractère.
Il est bien entendu que l'appréciation du déterminisme de cet
insuccès est indispensable et que la pluralité et l'organisation de l'échec
doivent être discutées minutieusement. Toute personnalité présumée
normale présentera un succès dans son adaptation qui peut être diver-
sement apprécié suivant les normes auxquelles l'observateur se réfère.
Quant au sentiment interne de malaise et d'inadaptation il devra être
également étudié avec le plus grand soin, puisque dans la vie de tout
individu normal ces facteurs sont soumis à des fluctuations bien connues.
Il est donc légitime de se demander si une étude plus précise, dans
la dimension analytique des mécanismes de guérison d'une part, des
fonctions normales ou anormales du Moi d'autre part, ne nous permet
pas de donner une définition plus valable des névroses de caractère.
Jusqu'à l'article de Freud, L'analyse terminée et l'analyse intermi-
nable {Revue Française de Psychanalyse, n° 1, 1939), on avait tendance
à considérer comme névrosé tout sujet dont le comportement ne cor-
respondait pas aux critères de guérison les plus optimistes que Freud y
précise et qui sont :
1) Il est possible de liquider totalement et une fois pour toutes un
conflit instinctuel (ou mieux le conflit du moi avec une pulsion) ;
2) On peut arriver, en traitant un sujet pour un certain conflit instinc-
tuel à le vacciner contre toute nouvelle possibilité de conflits
analogues ;
3) On peut animer pour le soumettre à un traitement préventif tout
conflit pathogène du même genre, qui, au moment de l'analyse,
ne se serait encore trahi par aucun indice.
502 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Et Freud répond à ces pronostics optimistes : « Le but ne doit pas


être d'édulcorer toutes les réactions caractéristiques au profit d'un
schématique état normal, ni d'exiger que le sujet analysé à fond ne
ressente plus aucune passion et ne voie plus se développer en lui de
conflits intérieurs. L'analyse doit établir, pour les fonctions du moi,
des conditions psychologiques favorables. » Dans ce même article
Freud précise les notions de possibilité de modification du Moi, à la
lumière des tâches qui lui incombent et des mécanismes de défense ;
il y donne les bases théoriques nous permettant d'expliquer la dyna-
mique des névroses de caractère. Malheureusement dans ce texte,
Freud décrit la formation du caractère sans faire la distinction entre
le caractère et les névroses de caractère.
Sans vouloir nous référer à toutes les implications que comporte
« la fonction de synthèse du Moi » telle que la conçoit Nunberg, il
apparaît dans la perspective anabytique que le caractère est essentielle-
ment une traduction du Moi qui a pour fonction de faire communiquer
les exigences instinctuelles avec le monde extérieur. Mais là encore,
nous ne trouvons pas de distinction entre les traits de caractère et une
organisation pathologique. Fénichel part des mêmes notions pour pré-
ciser que « la façon de concilier plusieurs de ces tâches (satisfaire les
exigences instinctuelles, celles du Surmoi et celles du monde extérieur)
caractérise une personnalité donnée. Les modes d'adaptation habituels
du Moi au monde extérieur, au Ça et au Surmoi, et la façon caractéris-
tique dont il combine ses réponses constituent le caractère. Inversement
les troubles du caractère se traduiront par des restrictions et des façons
pathologiques de traiter le monde extérieur, les pulsions et les exigences
du Surmoi, ou par une synthèse défectueuse de ces différentes tâches ».
La névrose de caractère s'inscrit donc dans la structure tripartite
classique : pulsion-défense-retour du refoulé, avec cependant cette
caractéristique particulière que la défense elle-même érotisée provoque
une défense contre la défense. Le triptyque devient donc : pulsion-défense-
défense contre la défense. Nous reprenons Fénichel pour dire : « Il serait
tout à fait faux d'affirmer que tous les traits de caractère pathologiques
se modèlent sur les formations réactionnelles. Il y a des attitudes patho-
logiques qui nous donnent l'impression de chercher à satisfaire des
instincts plutôt qu'à les supprimer. Quelqu'un qui aime contredire,
par exemple, peut s'opposer à ces pulsions par la projection, mais il
trouve aussi à satisfaire son agressivité. Des pulsions sadiques peuvent
fonder un caractère bon et juste, mais aussi un caractère cruel et injuste.
Les tendances instinctives peuvent être intégrées au Moi qui les trans-
PROBLÈMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 503

forme, tout en restant pathologiques. Grâce à la rationalisation et à


l'idéalisation, le Moi se leurre sur la véritable nature de ses activités.
Les plaisirs secrets profondément enfouis dans les traits de caractère
sont d'une importance vitale pour l'économie libidinale du sujet. Il
se peut que parmi toutes les attitudes que peut développer un individu,
celles qui tendent à lui apporter des satisfactions deviennent chro-
niques. Ainsi se construit le caractère. Ajoutons que dans ce contexte
la satisfaction ne signifie pas seulement la satisfaction des besoins ins-
tinctifs, mais aussi la satisfaction du besoin de sécurité. Certaines attitudes
du Moi, qui semblent d'origine instinctuelle, ont néanmoins un but
défensif. Les expressions « instincts et défenses » n'ont qu'une valeur
relative. On a cité des névroses où le conflit produit paraissait se jouer
entre deux instincts contradictoires, on pourrait montrer que le conflit
instinctuel à l'origine de cette névrose est toujours un conflit structural
et qu'un des instincts est renforcé par une défense du Moi, ou pour
défendre le Moi. Il ne s'agit pas ici d'une attitude défensive, luttant
contre une pulsion bien définie. »
Donc selon Fénichel, chaque fois que ces attitudes du Moi, qui
sont constantes et toujours les mêmes pour un même individu, faillent à
leur objet, c'est-à-dire que la double défense instaurée échoue pour
assurer la satisfaction souhaitée dans l'un des secteurs auquel le Moi
a affaire, il y aura conflit et névrose, même s'il n'y a pas production
de symptôme dans le sens classique du terme. Ainsi un sujet, dont
l'anxiété due à la castration a déterminé un comportement profond,
féminin et passif peut y réagir en accentuant spécialement sa conduite
masculine et agressive ; il peut réussir sur le plan professionnel mais
s'il a une vie sentimentale insatisfaisante, la double défense n'a pas
atteint son but, il y a conflit et névrose.
Fénichel précise en conclusion qu'il est difficile de grouper les
troubles du caractère en une entité nosologique bien définie en dehors
des éléments théoriques. Leur dénominateur commun étant la cura-
bilité par la psychanalyse.
Nous trouvons donc en clinique analytique toute une série d'appré-
ciations de nuances et d'équilibre de forces qui ne nous permet pas une
définition rigoureuse des névroses de caractère.

C'est pourquoi il nous faut maintenant essayer de classer les dif-


férents tableaux cliniques présentés par les malades de manière à ce
que la discussion puisse se reporter à un certain nombre d'aspects
concrets et identifiables.
504 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Nous proposons de les classer provisoirement suivant les conditions


qui amènent les malades à consulter.
A) Nous rangerons dans une première catégorie les sujets qui viennent
consulter pour un sentiment de malaise soit dans le contact social, soit
de façon beaucoup plus diffuse. Ils ne se plaignent d'aucun symptôme
élaboré, mais il est fréquent qu'on découvre en cours de traitement,
l'existence d'un symptôme franc mais restreint, localisé, que le malade
omettait de signaler soit qu'il n'en souffrît pas, soit qu'il lui fût trop
pénible d'en parler, soit qu'il le considérât comme constitutionnel,
donc irrémédiable.
Ainsi une jeune fille de 22 ans, d'un niveau intellectuel nettement
supérieur à la moyenne, souhaite un traitement à cause d'un échec
répété depuis quatre ans à la deuxième partie du baccalauréat qui
l'intéresse particulièrement. En cours de traitement apparaîtront pro-
gressivement des éléments phobiques nets sous forme de peurs qu'elle
domine et refuse.
Ou bien encore cette autre malade de 28 ans, réussissant brillam-
ment dans ses études — qui sont d'ailleurs quelque peu éclectiques —
venant consulter pour des difficultés de contact social et surtout affectif :
chaque fois qu'elle sent qu'elle pourrait s'attacher à quelqu'un elle
est prise de panique et s'enfuit. Sa frigidité est totale mais ne l'inquiète
nullement.
Tel autre malade vient consulter parce que, bien que réussissant
brillamment dans ses affaires, il ne peut s'empêcher de songer aux
aspects insatisfaisants de son métier. Il se plaint d'être malheureux
depuis l'âge de 17 ans et d'être incapable de prendre le moindre plaisir.
Au bout de quelques mois d'analyse il reconnut qu'il souffrait d'actes
brefs ; il considérait que cela n'avait aucun rapport avec ses difficultés
et n'était pas du ressort de l'analyse. Il n'en avait jamais parlé à
quiconque.
B) Dans une deuxième catégorie nous trouvons des sujets chez
lesquels le sentiment interne de maladie est apparemment absent, mais
dont les traits caractériels pathologiques entretiennent un état de conflit
avec un membre de leur entourage. L'acuité de ce conflit ou ses effets
secondaires, peuvent amener un tel groupe familial à une consultation
psychiatrique, mais ce n'est parfois pas pour le sujet dont nous parlons
que l'avis du praticien est demandé. Nous trouvons un exemple typique
d'une telle structure chez les parents d'enfants présentant des diffi-
cultés dans leur évolution affective.
Les psychiatres infantiles américains ont décrit un certain nombre
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 505

de formes cliniques des traits caractériels des mères induisant des


troubles parfois graves chez leur enfant (mère over-protective, etc.).
Nous décrirons un cas particulièrement intéressant : il s'agit de
parents imposant à leurs enfants de très nombreux rituels ayant tous
les caractères de rituels obsessionnels. Cependant, il est fréquent de
constater que ce ne sont pas des obsédés puisque eux-mêmes ne parti-
cipent pas à ces rituels et que, par ailleurs, ils ont le sentiment de la
légitimité de leurs attitudes. Nous prendrons en exemple des mères
imposant des rituels de défécation à leurs enfants sans pour autant en
présenter elles-mêmes. D'autres femmes ne supportent aucune mani-
festation virile de la part de leur fils sans présenter d'autres symptômes
en dehors d'une frigidité constante qui ne les préoccupe pas.
Des sujets ayant des troubles du caractère, des conjoints d'analysés,
des jaloux, des tyrans domestiques, entrent parfois dans cette catégorie.

C) Dans une troisième catégorie nous rangerons les sujets présentant


des dépressions réactionnelles à la suite d'un événement qui ne leur
paraît aucunement imputable. Telle cette jeune femme élégante et
distinguée, divorcée à cause d'un amant, qui vient consulter car son
amant veut la quitter. Depuis qu'il en a manifesté l'intention et qu'il
l'a pratiquement réalisée, elle est en proie à un état dépressif où rien
ne l'intéresse et où elle se complaît dans des rêveries aussi désespérément
romantiques qu'absurdes.
Un autre malade est entré à l'hôpital Henri Rousselle pour une
dépression nerveuse survenue à la suite de la mort accidentelle de sa
mère. Cet événement avait rompu un équilibre particulier qui permettait
à cet homme de 32 ans de vivre une relation intense avec sa mère, dont
il n'avait jamais pris conscience.
A propos de ces dépressions réactionnelles nous ne ferons que
renvoyer à la discussion bien connue de Freud sur les relations entre
les névroses actuelles et les psycho-névroses (Introduction à la psycha-
nalyse, p. 418).
D) Dans un quatrième groupe se classent les sujets venant consulter
pour un symptôme en apparence isolé ou mineur qui leur occasionne
généralement une souffrance et une préoccupation intenses. Ces symp-
tômes mineurs peuvent se classer en différentes formes cliniques :
a) Nous y trouvons d'abord un certain nombre de troubles psycho-
moteurs. Certains tics, certaines crampes des écrivains, certains
bégaiements ;
506 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

b) Certains sujets présentent des organisations du comportement pou-


vant aller jusqu'à une réaction catastrophique typique dans des
situations toujours précises : impossibilité de passer un examen,
de participer à une compétition, de parler en public, de rédiger
un document, etc.

Ces réactions catastrophiques dans certains cas n'empêchent pas la


réussite sociale du sujet mais le gênent considérablement dans son
activité, parfois elles adviennent dans des circonstances vitales telles
qu'on a pu parler de névroses d'échec à ce propos. Nous citerons
comme exemple l'observation d'un homme âgé de 38 ans que nous
appellerons M. H...
Marié depuis l'âge de 22 ans, père de trois enfants, il a très bien
réussi dans la carrière de son choix. C'est au demeurant un psychasthé-
nique, traité depuis de longues années par les méthodes les plus diverses,
mais qui attribue ses dépressions à une difficulté de rédaction, qui le
préoccupe au premier chef et pour laquelle il vient se faire analyser.
Signalons dès maintenant que cette difficulté de rédaction dont il se
plaint constamment ne l'a nullement empêché de passer avec succès
de multiples concours dont il est toujours sorti dans les tous premiers
rangs et d'avoir, étant donné son âge, et l'absence de tout appui extérieur
qu'il s'est d'ailleurs volontairement refusé, obtenu le poste le plus
important dans la catégorie administrative à laquelle il pouvait prétendre.
Ces difficultés sont apparues il y a une vingtaine d'années lors
d'une période de dissensions aiguës avec sa mère. Celle-ci venait de
se remarier et lui disait ne pouvoir en aucun cas le garder auprès d'elle.
Ce symptôme s'était quelque peu amenuisé depuis lors et s'est intensifié
à nouveau il y a cinq ans lorsque la mère divorcée est venue habiter
avec lui.
Ses difficultés de rédaction sont ressenties par lui comme une sorte
de vertige devant la page blanche, qui le fait interrompre son travail ;
il ne peut reprendre son texte que quelque temps après, et ainsi de
suite. Il est mû par la crainte de trahir sa pensée et de se faire mal
juger.
L'anamnèse de ce malade révèle dans un passé récent deux évé-
nements importants et connexes : à l'âge de 18 ans, il a été atteint d'une
affection pulmonaire qui l'a conduit en sanatorium pendant quelque
temps et à laquelle il fait remonter ses malheurs.
C'est à cette époque qu'il a connu celle qui est actuellement sa
femme. Il l'a épousée essentiellement parce qu'elle s'occupait bien de
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 507

lui, tout en reconnaissant qu'elle était d'un niveau social très différent
du sien et d'une intelligence assez moyenne.
Le malade a perdu son père, à l'âge de 4 ans et le seul souvenir qu'il
en garde c'est celui de son cadavre avant l'enterrement. Il se souvient
également avoir lu une lettre adressée par son père à son grand-père
où celui-ci se plaignait de sa femme qui n'était ni bonne mère, ni bonne
épouse. Au reste, le malade se plaint constamment des abandons suc-
cessifs de sa mère qui, dit-il, ne s'occupait jamais de lui, partageant
son temps entre sa toilette et de nombreux amants, rentrant à des
heures tardives, laissant l'enfant au soin de bonnes qui se succédaient
à un rythme semble-t-il accéléré. M. H... garde le souvenir vivace et
douloureux des longues heures où il attendait le retour de sa mère,
guettant anxieusement le bruit des pas dans l'escalier. Dès qu'elle
rentrait, il pleurait, manifestait sa colère, se faisait rabrouer et sa rage
impuissante l'a conduit à l'âge de 7 ans à absorber un médicament pour
se rendre malade et garder ainsi sa mère près de lui. Tout petit il a été
confié d'abord à un internat situé en face de la maison où il habitait,
ce dont il garde une vive humiliation, puis à divers membres de la
famille, dont une grand-mère qui le terrorisait et un arrière-grand-père
qui ne cessait de condamner le comportement de sa mère et qui, de
ce fait, affirmait d'une façon répétée qu'avec une mère pareille l'enfant
ne pouvait être bon à rien. L'acharnement qu'il mit à ses études était
destiné à prouver qu'il valait mieux qu'eux tous et qu'il allait pouvoir
les surpasser en se passant d'eux.
Élevé tout d'abord dans une discipline religieuse très stricte, il a
cessé de pratiquer peu après la puberté, car il pensait que la pratique
de la masturbation le rendait indigne du pardon qu'on lui octroyait
lors de la confession.
Actuellement, son comportement sexuel est normal, mais il est
intimement persuadé que les rapports sexuels sont nocifs et il attribue
à ses désirs et à leur réalisation la fatigue qu'il ressent. Signalons qu'à
l'âge de 10 ans, il a découvert dans un tiroir de la chambre de sa mère
des photographies pornographiques. Il en a ressenti une excitation
intense et lorsqu'il lui arrivait de partager le lit de sa mère il se remémo-
rait ces images. Les désirs qu'à cette époque il éprouvait à l'égard
de sa mère sont à fleur de conscience.
Le comportement et le matériel fourni par M. H... sont tout à fait
caractéristiques. Extraordinairement poli et courtois, tiré à quatre
épingles, il reste pendant toute la séance d'une raideur absolue, les mains
le long du corps et les pieds joints.
508 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Il n'élève jamais la voix, et il a fallu un an d'analyse pour qu'il


parvienne à sourire. Ses séances sont pratiquement occupées par la
relation de son symptôme, des inconvénients qu'il lui attribue, car,
dit-il, cela le rend irritable et agressif; ainsi que par des reproches
qu'il nous adresse soit de la manière indirecte que nous venons de voir,
soit en nous disant qu'il ne peut raisonnablement rien nous reprocher
puisque nous sommes analyste et que notre comportement est stric-
tement conforme à ce que doit être un comportement d'analyste ; il est
en effet très au courant de la théorie et de la pratique analytiques. Il a
une formule caractéristique : « Je ne peux à bon droit vous reprocher de
ne pas me montrer davantage d'intérêt, puisque l'analyseveut que..., etc. »
Il dit aussi, en parlant de sa femme, à laquelle il reproche d'être
insuffisamment soignée et soigneuse : « Je ne peux à bon droit lui
reprocher de ne pas être plus soucieuse de sa personne et de l'ordre
dans la maison, puisque je n'ai pas assez d'argent pour avoir des
domestiques. »
Les reproches qu'il formule contre sa mère sont plus directs mais
toujours appuyés sur des petits incidents réels auxquels il les rattache.
Ce besoin d'être dans son bon droit l'amène à être persuadé que tel
livre qui se trouve sur notre table a été posé là par nous à dessein
afin de lui montrer notre agressivité à son égard, car il en déteste l'au-
teur et nous ne pouvions l'ignorer. Notons au passage comment la
défense contre son agressivité étroitement liée à son sentiment profond
de frustration le conduit à une position paranoïaque.
Le matériel fourni sous forme de rêves qu'il raconte en les rationa-
lisant au fur et à mesure témoigne constamment de sa défense contre
ses pulsions agressives.
Il a raison, il est innocent, dans son « bon droit », il ne peut le prouver,
les apparences lui donnent tort. C'est ainsi qu'il a de nombreux rêves
où il se trouve accusé d'avoir dérobé quelque chose, fraudé, ou dissi-
mulé un objet, alors que ce n'est pas vrai, mais qu'il se trouve dans
l'impossibilité de le prouver et qu'il est de ce fait poursuivi, ou encore
que quelqu'un lui barre la route et l'accule dans une impasse.
Sa résistance de transfert a été extrêmement tenace et ce n'est
qu'après de longs mois qu'il a pu finir par admettre que les reproches
qu'il ne cessait de m'adresser signifiaient en fait que, à l'instar de sa
mère, nous ne lui témoignions pas assez d'amour. Un rêve à cet égard
est particulièrement caractéristique de sa manière :
« C'est une séance d'analyse, mais au lieu qu'elle se passe comme de
coutume, je suis tout petit et vous vous apprêtez avec une cuvette et
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 509

une éponge à la main, à me faire ma toilette. Je me retrouve adulte,


me mets en colère parce que vous voulez me ridiculiser. »
Ce rêve nous paraît particulièrement important car il met en relief
la dynamique même de la névrose de caractère. Nous y trouvons en
effet la pulsion (amour), la défense, l'érotisation de cette défense (la
projection sur moi de son désir), et enfin la défense contre la défense
(tout cela est ridicule).
Il a fallu également un temps très long à M. H... pour admettre que
son comportement au cours des séances, raideur de l'attitude et reven-
dications à propos du symptôme (il n'y a rien de nouveau dit-il souvent),
reproduisait son attente passionnée, agressive et anxieuse de la ten-
dresse de sa mère.
Son besoin d'isoler soigneusement toute expression directe de son
affectivité lui a fait également déplacer le sentiment d'échec qu'il
éprouve. Il le ressent très vivement à propos de sa carrière dans laquelle
il a parfaitement réussi mais ne parle de l'échec de sa vie sentimentale
qu'en fonction de sa carrière : « Ma femme étant ce qu'elle est, me
gêne dans ma carrière car je ne peux recevoir mes collègues, ni être
reçu par eux. »
Pour en terminer avec cette observation voici un dernier trait qui
exprime la tonalité affective de M. H... Alors que nous lui demandions
de nous décrire sa femme, il le fit en ces termes : « Elle est de taille
moyenne, elle a des cheveux châtains, les yeux gris, le nez un peu long,
le visage ovale et aucun signe particulier. »
Pour résumer en quelques traits les caractéristiques cliniques, on
peut noter que l'analyse a mis en évidence un certain nombre de méca-
nismes de type obsessionnel sans que le comportement du sujet en
soit infiltré. Les nombreuses projections que nous avons citées ne
suffisent pas pour parler de caractère paranoïaque, l'ensemble de ses
défenses malgré leur apparente rigidité ne préservent pas le malade
de réactions catastrophiques qui lui sont particulièrement pénibles. Il
faut souligner la fonction économique du symptôme mineur qui pola-
rise la culpabilité, justifiant ce qui affleure d'agressivité dans son compor-
tement et isole de tout contexte affectif les pulsions libidinales et agres-
sives refoulées. Les bénéfices secondaires en sont apparents ; il est
malade, il doit se soigner et ce faisant il peut retrouver et les reproches
et le besoin d'amour que traduisait ses relations infantiles avec sa
mère. Il n'est pas inutile de valoriser la répétition dans sa vie de la
situation de maladie et l'élaboration très poussée du symptôme de plus
en plus dépourvu de signification affective apparente.
510 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

En outre, nous trouvons dans cette observation de façon très mar-


quée des caractéristiques qui pourraient être proposées à la discussion
comme étant les traits communs fondamentaux des névroses de carac-
tère et qui seront reprises plus loin :
Un sentiment d'échec très vif mais injustifié sur le terrain dont le
malade se plaint ;
Un sentiment aigu de frustration et une crainte constante de
l'abandon. Un besoin d'amour intense mais qui n'ose aucunement
s'exprimer, contrastant avec la pauvreté de sa vie sentimentale réelle.
Un narcissisme exacerbé se traduisant par le besoin permanent
d'affirmation de soi, la crainte du ridicule, la conviction intime qu'il
vaut mieux que les autres, l'importance des mécanismes de projection
et en dernier lieu une affectivité extrêmement fermée.

Avant de préciser les traits communs fondamentaux qui peuvent


se proposer à la discussion pour la délimitation des névroses de carac-
tère et qui ont présidé à la tentative de classification que nous avons
ébauché, il convient de s'arrêter quelque peu afin de discuter la notion
classique reprise par Nunberg : les névroses de caractère sont des névroses
asymptomatiques. Le polymorphisme qui apparaît dans la confrontation
du cas que nous avons relaté avec les brèves notions cliniques concer-
nant les différents malades que nous avons groupés dans quatre caté-
gories distinctes exposées plus haut paraît mettre en lumière que la
présence ou l'absence d'une symptomatologie mineure ne peut être
suffisante pour délimiter les névroses de caractère.
Nous avons vu, du reste, que certains symptômes n'apparaissent
qu'après un temps plus ou moins long d'analyse quand le sujet a suffi-
samment évolué pour pouvoir ressentir une gêne liée à un symptôme
ou pour pouvoir en parler à son'analyste.
C'est donc ailleurs que dans l'asymptomatisme qu'il faut rechercher
les facteurs d'identification des névroses de caractère. Il faudrait trouver
au sein de ce polymorphisme une structuration particulière et spéci-
fique. Le comportement habituel de chacun des malades que nous
avons pu observer impliquait en effet des caractéristiques communes
et générales analogues à celles d'un symptôme et se rapprochant à
bien des égards des symptômes classiques des psycho-névroses.
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 511

On peut dire que les traits de caractère prévalents de chacun des


malades observés, constituent l'équivalent d'un symptôme compor-
tant une élaboration secondaire : en une formule lapidaire, la névrose
de caractère serait aux psycho-névroses ce que l'élaboration secondaire
du rêve est à son contenu latent.
Ces traits de caractère prévalents peuvent être accessibles à la
thérapeutique. Cette position rejoint celle de Reich qui parle de la
carapace caractérielle que l'on doit amener à être ressentie par le
malade comme un corps étranger, à l'instar d'un symptôme.
Mais cette carapace caractérielle, ces défenses spécifiques qui, pour
un même malade, sont toujours les mêmes sont distinctes entre elles
et l'on peut en rapprocher les traits dominants des mécanismes clas-
siques des psycho-névroses : mécanismes obsessionnels, phobiques ou
hystériques correspondant à la structure des défenses.
Cependant, il paraît y avoir des caractéristiques communes fonda-
mentales propres à la structuration spécifique des névroses de caractère
que l'on retrouve dans chacune d'elles à des degrés de prévalence
divers.
Au premier plan, on peut mettre l'exacerbation du narcissisme. Elle
se traduit volontiers par la revendication des traits de caractère symto-
matiques, ce qui contraste avec le malaise général dont les malades se
plaignent, surtout s'il est projeté dans la relation avec autrui, ce qui
est le cas des malades du groupe 2. Cette attitude peut entraîner chez
certains et avec une certaine fréquence des éléments de projection
dont la signification doit être soigneusementdiscutée : ils sont incompris,
ils ont un besoin constant d'affirmation de soi et caressent en secret
la certitude de leur supériorité. Ce besoin d'affirmation de soi peut
être très subtil et s'exprimer par un sentiment d'infériorité que le
sujet développe avec une certaine ostentation. Il peut être encore plus
discret jusqu'à ne pouvoir être reconnu pour tel qu'après un long
travail d'analyse.
Le besoin de réassurance est si intense chez ces sujets que la protec-
tion narcissique s'interposant entre ce qu'ils veulent être et ce qui en
eux ne leur paraît pas toujours souhaitable, peut emprunter la forme
d'une rationalisation, d'une intellectualisation à outrance qui, cepen-
dant, n'arrive jamais à ses fins. M. H... ne reconnaissait être irritable
ou agressif qu'à bon escient, les reproches qu'il nous faisait ne pouvaient
être justifiés en vertu de ses connaissances analytiques, donc, disait-il.
512 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

il ne pouvait pas plus les exprimer que les ressentir ; alors que l'en-
semble de ses attitudes et de ses propos montrait clairement qu'il
n'était pas plus satisfait de son comportement que du nôtre. Ce même
besoin de réassurance peut encore s'exprimer en une attitude ostensi-
blement séductrice faite de mièvrerie et de théâtralisme. Ce dernier
trait est plus accentué chez les femmes.
Enfin ce narcissisme exacerbé entraîne un sentiment profond de
frustration permanente, une insatisfaction de soi et des autres et un
sentiment aigu de vulnérabilité. Une de nos malades nous disait à propos
d'un incident : « Je sentais bien que si je me laissais aller tout allait
s'effondrer et il ne me resterait plus qu'à pleurer indéfiniment sur
moi-même. »
C'est aussi à cette exacerbation du narcissisme qu'on doit en der-
nière analyse rapporter la référence constante à un Moi idéal, propre à
un grand nombre de sujets et qui les amène volontiers à « jouer » ce
qu'ils voudraient être. C'est le cas pour certaines formes de don jua-
nisme et, de façon plus étendue, de certaines réussites sexuelles comme
l'a très finement noté Fénichel. Ceux qui ne jouent pas ce qu'ils vou-
draient être, laissent souvent entendre qu'ils jouent? ce qu'ils sont,
exprimant à tout propos une ironie critique à l'égard de leur propre
comportement.
Une autre caractéristique fondamentale est le sentiment d'échec.
Soit qu'il s'agisse d'un sentiment d'échec qui n'est pas dans les faits
entièrement justifié mais qui traduit l'intolérance de ces sujets à la
réussite (Freud parlait de « ces malades que le succès ruine » et l'un
de nos malades ayant brillamment réussi les concours des grandes
écoles considère que toutes ces réussites successives sont le fait de la
chance), soit qu'il s'exprime par l'impossibilité dans laquelle ils se
trouvent de réussir à la fois dans leur vie affective, sexuelle et profes-
sionnelle. L'échec est toujours quelque part réalisé mais le sentiment
qu'en a le malade est souvent déplacé d'un secteur à l'autre. Ainsi,
M. H... tolérait la réussite dans sa vie professionnelle avec le sentiment
d'y échouer ; mais il échouait dans sa vie conjugale avec le sentiment
de l'avoir somme toute, étant donné les circonstances, plutôt réussie.
Quelles que soient les modalités par lesquelles ce sentiment d'échec
s'exprime et se réalise nous n'avons jamais observé un malade dont
la réussite sociale relative ou satisfaisante, parfois brillante, aille de
pair avec une vie sentimentale épanouie.
La fonction économique de l'échec est importante. A l'instar d'un
symptôme il concilie les exigences multiples des diverses instances de
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 513

la personnalité, il satisfait à la fois la culpabilité, le désir de vengeance


et le désir d'amour refoulé.
Pour ce qui est du sentiment d'abandon, ce que nous avons vu chez
M. H..., ce qui a pu être dégagé de l'exacerbation du narcissisme chez
ces sujets, montre à quel point le sentiment de frustration profonde
est permanent dans les névroses de caractère. Il a pu en effet être
retrouvé chez tous les malades qu'il nous a été donné d'observer. Il
prend suivant les individus des formes distinctes et prévalentes, se
polarisant, semble-t-il, soit en une dominante d'attitudes de projec-
tion (M. H...), soit en une dominante d'arriération affective.
En outre, ce qui est le propre de toute névrose, à savoir la difficulté
de réponse adéquate à des situations nouvelles apparaît chez les névrosés
de caractère de façon particulièrement nette, car une situation nouvelle
est aisément ressentie par eux comme traumatisante, et l'on voit se
succéder chez eux des phases de dépression et d'euphorie avec une
souplesse et un rythme assez étonnants mais qui sont toujours une
réponse.
La moindre blessure narcissique, ou au contraire le moindre événe-
ment venant renforcer leur estime de soi provoque facilement une
dépression ou un sentiment disproportionné de bien-être.
Dans ce même ordre d'idée notons la fréquence de la fatigabilité
qui traduit leur lutte constante pour maintenir leur comportement au
niveau adopté. Les réactions de panique sont fréquentes, ainsi que la
crainte obscure de la catastrophe.
Leur double défense contre leurs pulsions, leur donne une per-
sonnalité affective fermée, souvent pauvre en apparence.
Enfin, last but not least, soulignons le caractère massif des bénéfices
secondaires qui n'est pas pour nous étonner étant donné l'importance
du narcissisme.
Les caractères fondamentaux que nous venons de dégager mettent
en évidence un polymorphisme certain des tableaux cliniques. Suivant
la valorisation faite par les auteurs de tel ou tel trait de comportement,
de tel ou tel mécanisme, on a pu décrire de nombreuses formes cliniques
dont l'authenticité est discutable. La névrose d'échec et la névrose
d'abandon en sont des exemples. De même l'exacerbation du narcis-
sisme se ramène au tableau connu depuis Jules de Gautier sous le nom
de bovarisme.

Nous comprendrons cependant que la plupart des traits que nous


venons de dégager se retrouvent dans les psycho-névroses et ne sont
PSYCHANALYSE 33
514. REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

pas qualitativement hétérogènes aux éléments d'une caractérologie nor-


male. L'importance du narcissisme et des mécanismes de projection
apparente certains états caractériels aux structures psychotiques.
Il en découle naturellement que le diagnostic différentiel constitue
une partie essentielle de ce travail et qu'il soit intimement mêlé
à la question de l'indication thérapeutique.
Nous ne revenons pas sur le diagnostic différentiel avec les sujets
normaux car cette distinction a fait l'objet de toute la première partie
de notre exposé.
Considérons en premier lieu les psycho-névroses. Nous avons vu
qu'en fait il n'est pas de frontières parfaitement établies. Nous avons
déjà discuté le critère classique de l'asymptomatisme ; il reste cependant
valable dans une certaine mesure puisque la pauvreté des symptômes
sera la preuve que le Moi n'est pas entièrement envahi par des méca-
nismes univoques. Si, comme le dit Reich, les défenses de caractère
restent un élément constant et spécifique, par contre les autres méca-
nismes, eux, sont très polymorphes dans les névroses de caractère.
Rappelons une fois de plus que certains obsédés peuvent se présenter
longtemps comme des névrosés de caractère, les symptômes n'étant
révélés que tardivement.
Deuxièmement, beaucoup plus importante et difficile est la délimi-
tation des névroses de caractère avec le déséquilibre ou « personnalités
psycho-pathiques » de la littérature allemande. Classiquement tout
les oppose. En effet, la biographie des déséquilibrés montrera un
certain nombre de traits caractéristiques : incapacité de s'adapter au
réel et de tenir compte des données sociales. Les pulsions libidinales
se donnent libre cours et les affects s'expriment sans élaboration, au
grand jour. Sur le plan analytique ils sont caractérisés par l'actualisa-
tion du passé dans le transfert, la réalité étant vécue sur un mode
phantasmatique. Les passages à l'acte infiltrent le comportement de ces
sujets, ils sont significatifs de leur structure. Le transfert est générale-
ment vécu avec une prévalence des mécanismes de réjection ce qui
entraîne la conséquence suivante : malgré l'intensité des sentiments
vécus par le sujet, l'action thérapeutique n'est généralement pas possible.
Si, comme on le voit, tout sépare théoriquement névrose de caractère
et déséquilibre, il faut savoir néanmoins qu'il existe de nombreuses
formes intermédiaires qui posent des problèmes extrêmement difficiles
à résoudre. C'est à propos de ces cas que les indications et les contre-
indications de l'analyse se posent avec le plus d'acuité.
Troisièmement les états psychotiques. Nous pensons à ce propos
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 515

aux états paranoïaques. S'il est évident que les délires paranoïaques
(délire d'interprétation ou de revendication) sont faciles à identifier
et à éliminer, le problème du caractère paranoïaque est beaucoup
plus confus.
En premier lieu : certains aspects revendicatifs, certains éléments
de projection présentés par ces malades pourraient faire penser à un
caractère paranoïaque, mais généralement il n'y a aucune tendance à
la systématisation et ces revendications liées à un besoin intense d'aimer
et d'être aimé n'entraînent que des réactions intermittentes d'agressivité.
En second lieu : il paraît extrêmement difficile de séparer certains
cas considérés par Krestschmer comme atteints de paranoïa-sensitive,
des névroses de caractère que nous avons décrites : ce qui pose une
fois de plus le problème des indications thérapeutiques.
Enfin, il existe toute une série d'aspects caractériels particuliers
qui sont situés aux confins des névroses de caractère et des caractères
paranoïaques bien que classiquement décrits parmi ces derniers. Citons
en particulier les « idéalistes passionnés » de Dide et Guiraud.

Il nous reste maintenant à examiner les particularités thérapeu-


tiques concernant la névrose de caractère. Répétons tout d'abord que
les traits de caractère névrotiques sont accessibles à la thérapeutique.
La technique en a été décrite de façon très précise par Reich dans les
deux premières éditions de son traité et nous ne pensons pas devoir y
ajouter quoi que ce soit, si ce n'est qu'il ne faut à aucun moment,
comme on aurait tendance à le faire, étant donné le caractère trop systé-
matique des ouvrages de Reich, se laisser enfermer dans le faux
dilemme : la forme, le matériel. Il est évident que dans les cas de
névroses de caractère, il faudra s'attacher à la façon dont le malade dit
les choses et dont il se comporte, puisque c'est là-même le matériel qui
doit être analysé, mais cela n'implique nullement qu'il faille pour
autant faire abstraction du matériel inconscient que lès malades sont
amenés à apporter.
Le tout est une question de moment et de maîtrise du matériel, du
transfert et du contre-transfert.
Les résistances de caractère étant chez ces malades particulièrement
significatives, mais aussi essentiellement tenaces, se prolongeant souvent
tout au long du traitement, il est clair que l'on aura affaire à des cures
très longues où l'analyste devra faire preuve d'une grande patience et
être toujours au clair de ses sentiments à l'égard de ces malades qui
sont parfois très décevants.
516 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

C'est chez ces malades aussi que l'on ne voit pas de « lune de miel »
analytique, et chez qui le transfert négatif est le plus longuement intense.
Enfin, on peut voir parfois des réactions somatiques importantes,
qui sont manifestement des équivalents d'angoisse, mais qui peuvent
prendre un tour très sérieux.
Il faut également penser à une réaction thérapeutique négative
importante ou encore à la rupture du traitement accompagnée ou
non d'une « crise de guérison », les symptômes mineurs disparaissant
avec une relative facilité au profit d'un renforcement des défenses
narcissiques.

Nous avons à plusieurs reprises souligné l'importance d'une dis-


crimination soigneuse dans les indications thérapeutiques et les contre-
indications éventuelles. Les éléments d'appréciation classiques prennent
ici une valeur particulière en raison même de la structuration spéci-
fique de ces états.
L'âge des malades devient de façon plus nette que pour les psycho-
névroses, un élément de contre-indication chaque fois que le sujet
touche de près ou dépasse la quarantaine, surtout chez les femmes.
Les moyens idéatoires qu'il s'agit d'apprécier non pas seulement
en fonction de la réussite intellectuelle, mais surtout en tenant compte
de la qualité de l'intelligence, de sa souplesse.
La valeur et la nature de l'insertion sociale ainsi que de la restruc-
turation possible de la situation familiale devront être attentivement
examinés et confrontés avec les bénéfices éventuels que le sujet peut
tirer du traitement.
La question dont Nacht fait un critère majeur d'indication : « Que
deviendra le malade lorsqu'il sera débarrassé de sa névrose ? » prend
dans tous ces cas un relief singulier.
Cette question amène à l'élément le plus important de discrimina-
tion : l'appréciation de la qualité du Moi. Nous en avons déjà discuté
lors des précisions du diagnostic différentiel.
La plasticité du Moi conservée sous carapace caractérielle, l'authen-
ticité des affects seront les éléments essentiels sur lesquels l'action
thérapeutique pourra s'appuyer.
Ils s'expriment par la capacité de transfert qui se précise en ces
termes : tout individu est en fait capable de vivre une situation trans-
férentielle. Cependant certains sujets tout en produisant une attitude
transférentielle que l'analyste peut appréhender, sont incapables d'en
prendre conscience. Ainsi ces malades qui n'ont d'autre attitude que
PROBLEMES DIAGNOSTIQUES ET CLINIQUES 517

celle de la réjection; l'analyste peut en comprendre le sens, mais le


malade, lui, ne peut le saisir et de ce fait l'action thérapeutique reste
stérile.
D'autres, actualisent d'emblée le transfert ce qui n'est qu'une forme
« d'acting-out ».
Ces structures nous ramènent à la discussion sur le diagnostic
d'avec le déséquilibre et les états psychotiques.
Mais comment peut-on suffisamment rapidement apprécier cette
capacité de transfert, cette souplesse du Moi ?
La considération attentive de la biographie des malades fournira à
cet égard des éléments de discrimination importants.
On peut dire que l'absence, dans l'existence du malade, de tout
attachement passionnel, est un facteur de contre-indication, de même
que l'absence de tout effort pour se dégager du groupe familial parental.
De même enfin que l'absence tout au long de sa vie d'un retour sur
lui-même et l'imputation continuelle de tous ses malheurs, aux cir-
constances, au destin ou bien à son entourage.
Enfin, l'attitude des sujets au cours des premiers entretiens peut
également permettre des éléments d'appréciation quant à la qualité
du Moi.
Une conduite de rigidité excessive et systématique serait le propre
d'un état psychotique ou bien, surtout chez les femmes, un compor-
tement d'emblée séducteur pourrait laisser supposer une actualisation
immédiate du transfert, et par conséquent la faiblesse du Moi dont
nous avons déjà parlé à propos de l'acting-out et du déséquilibre.
Il va sans dire que rigidité systématique ou faiblesse excessive du
Moi, très soigneusement étudiées et appréciées aussi finement que pos-
sible, sont des facteurs de contre-indication.
Jamais deux sans trois
(Considérations sur l'angoisse
et sur les comportements névrotiques)
par F. LECHAT

En lisant le dernier travail du Dr Nacht (1), il y a quelques jours,


alors que j'avais presque terminé la préparation de celui que je vais
vous présenter, j'ai éprouvé un double sentiment : d'abord le plaisir
de trouver, dans son Essai sur la peur, mes conceptions analogues aux
siennes ; puis l'impression de n'avoir plus rien à dire aujourd'hui et
de m'être proposé de vous parler d'un sujet devenu sans intérêt car
l'essentiel me paraissait en avoir été écrit.
Aussi viens-je à cette tribune un peu comme s'il ne me restait qu'à
justifier le titre que j'ai donné à ma causerie et qui a probablement
intrigué quelques-uns d'entre vous.
Dans ce qui va suivre, vous remarquerez que je me suis efforcé
de m'écarter des données théoriques, des concepts métaphysiques et
des références habituelles pour me tenir aussi près que possible de
l'observation clinique, au risque même de rester trop étroitement
cantonné dans les données de ma seule expérience personnelle.
Il me semble utile, en guise de préambule, d'introduire ici une
phrase du Dr Nacht reprise dans l'article cité : Toute la vie psychique
d'un individu dépend de la façon dont il a pu composer avec la peur, car
elle exprime lapidairement ce que j'avais l'intention de développer
concernant les aspects de certains comportements névrotiques.
Je n'ai jamais pu considérer le comportement névrotique comme
l'équivalent d'une maladie affective ou morale mais, au contraire,
comme une sorte de remède opposé à l'angoisse, remède grâce auquel
le sujet, procédant par éviction des situations anxiogènes, parvient
à vivre, d'une manière fort compliquée parfois, en se soustrayant

(1) NACHT, Essai sur la peur, Conférence à la Faculté de Médecine de Barcelone, 1952.
Conférence faite à la Société psychanalytiquede Paris, 1953.
JAMAIS DEUX SANS TROIS 519

à l'angoisse ou, pour mieux dire, en empêchant celle-ci de sortir de


sa latence. Cela lui permet de ne pas la ressentir lorsqu'il ne se croit
pas capable de la surmonter. Ainsi, par exemple, une personne qui
aurait peur des chiens peut très bien ne jamais éprouver cette peur
si elle s'arrange pour ne jamais en rencontrer un.
J'ai eu jadis à traiter une femme qui avait une horreur panique
du nombre 43 (chacun a connu des cas semblables). Son histoire n'entre
pas dans le cadre de mon sujet mais je la résume brièvement parce
qu'elle me paraît représenter typiquement le mécanisme d'éviction
de l'angoisse par l'adoption d'un comportement névrotique.
Étant petite fille, elle vivait seule avec sa mère qui se montrait d'une
sévérité excessive, systématiquement frustrante et même méchante ;
la mauvaise mère par excellence. L'enfant avait, selon son optique,
les meilleures raisons d'en souhaiter la mort. Or, celle-ci se produisit :
la mère fut victime d'un accident de rue et mourut. Elle avait 43 ans.
Je n'insisterai pas sur le sentiment de culpabilité hé à la croyance
de l'enfant en la puissance magique de la pensée et chacun de nous
comprendra que la petite fille se sentit alors comme responsable de
la disparition de sa mère. Elle équilibra ce sentiment de culpabilité
en s'appliquant la loi du talion — avec une certaine ruse toutefois
qui rendait le châtiment moins immédiatementterrible — et elle décréta
qu'elle mourrait elle-même comme sa mère et au même âge. Cette
justice rendue, elle vécut tranquille, le sursis reportant trop loin
l'échéance pour qu'il en fût autrement.
Son inquiétude ne commença à se manifester que lorsque, mariée,
une fille lui naquit vis-à-vis de laquelle elle se comporta avec une
gentillesse fortement exagérée, la comblant de gâteries, s'efforçant
de devancer ses moindres désirs, évitant de la contrarier ; bref, prenant
à son égard l'attitude exactement opposée à celle que sa propre mère
avait eue. Elle reconnut, au cours de son analyse, que cette conduite
était dictée par la peur de mettre son enfant dans des conditions telles
qu'elle fût amenée — comme elle l'avait été elle-même — à souhaiter
sa mort, ce qui, selon ses vues, eût eu pour effet d'en anticiper l'échéance.
Mais, en approchant de la quarantaine, le comportement névrotique
devint plus manifeste : le nombre 43, partout où elle pouvait le ren-
contrer, lui provoquait de l'affolement, surtout dans la rue. Elle devait
suivre des itinéraires extrêmement tortueux pour ne pas passer devant
une maison portant ce numéro néfaste. Et, pour aller d'un point à
un autre, il lui fallait maintes fois prendre des voies adjacentes à gauche
ou à droite, ayant acquis une parfaite connaissance de l'emplacement
520 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

de toutes les maisons qui, dans ses environs, portaient le n° 43. Mais
elle ne se serait pas aventurée au delà de territoires où ces maisons
avaient été repérées. Par surcroît de précautions, elle suivait toujours
le trottoir du côté des numéros pairs.
Je sus, dès la première séance, sa terreur devant ce nombre car,
par coïncidence, mon cabinet se trouvait dans un immeuble portant
le n° 42 et elle me déclara tout d'abord que si j'avais été installé de
l'autre côté de la rue, rien n'aurait pu la décider à venir chez moi.
Ajoutons que lorsqu'elle me fut adressée par un psychiatre, elle
était en pleine panique : elle avait 42 ans 1/2 ; l'échéance était donc
toute proche.
Si j'ai cité brièvement ce cas, ce n'est que pour justifier par un
exemple une conception des comportements névrotiques suivant laquelle
ceux-ci n'apparaissent pas comme des maladies mais bien comme des
moyens d'échapper à l'angoisse, soit donc des sortes de remèdes d'un
caractère évidemment irrationnel mais ressortissant néanmoins à une
certaine logique particulière dont seul le point de départ est faux,
parce que fondé sur ce que nous avons coutume de nommer la pensée
magique.
L'illogisme d'un comportement névrotique n'est que pour le spec-
tateur ignorant l'histoire du sujet mais, pour ce dernier, les moyens
employés sont ceux qui lui conviennent le mieux pour se soustraire à
l'angoisse.
Quiconque aurait vu de haut cette femme effectuer des trajets
compliqués comme ceux d'un labyrinthe pour aller chez son épicier,
à quelques minutes de chez elle, aurait nécessairement pensé à une
aberration inexplicable alors que pour le sujet lui-même, c'était la
seule manière de vivre plus ou moins paisiblement.
Dans un comportement névrotique, tout est toujours monté, selon
des formules d'une infinie variété, pour éviter de se mettre sur la voie
où se rencontrerait un facteur anxiogène et ce que nous appelons
symptôme ne me paraît pas autre chose, en dernière analyse, qu'un
procédé visant à cette fin.
Ici on pourra m'objecter que les névroses d'angoisse — disons
plutôt celles dans lesquelles le symptôme est justement l'angoisse —
contredisent cette thèse ou tout au moins interdisent de la généraliser.
On y voit en effet l'angoisse entretenue, cultivée, érotisée même et,
à première vue, cela réduirait à néant l'idée que le comportement
névrotique a pour fonction d'éviter l'angoisse.
En y regardant de plus près, chacun d'entre nous a eu maintes
JAMAIS DEUX SANS TROIS 521

fois l'occasion de constater que l'angoisse-symptôme en masque une


autre, celle dont le sujet cherche réellement à empêcher l'éveil. L'an-
goisse-symptôme joue alors plus ou moins le rôle de remède homéopa-
thique : Similia similibus curantur et ce que ressent le sujet n'est que
la peur de ressentir. Cette angoisse secondaire, il la cultive, il l'appelle,
il en a besoin, ressemblant ainsi à une sentinelle dont la condition de
sécurité est l'inquiétude ; dont la condition de sécurité est de se sentir
en état d'insécurité.
Je crois qu'il y aurait beaucoup à dire à ce propos mais je ne l'en-
treprendrai pas maintenant, non seulement parce que cela me condui-
rait loin de mon sujet mais encore parce que ce serait une anticipation
sur l'exposé que la Société psychanalytique de Paris a bien voulu
me charger de présenter à la prochaine Conférence internationale sous
le titre de Principe de sécurité.
Après cette digression un peu longue, revenons au titre de ce petit
travail :
Il est un vieux proverbe que chacun connaît et qui est né d'une
superstition : Jamais deux sans trois. Si un événement s'est produit
deux fois, on doit s'attendre à une nouvelle répétition.
Nous savons combien d'enseignement psychologique contiennent
les pratiques superstitieuses, les légendes et les proverbes qui nous
sont transmis à travers les âges en raison même des vérités profondes
qu'ils contiennent. Chacun d'eux nous apprendrait beaucoup sur ce
que l'on pourrait appeler la psychologie motivationnelle, base obscure
du comportement en général et plus particulièrement du comportement
névrotique.
Tout le monde sera d'accord pour dire qu'un fait isolé ne prouve
rien et doit être considéré comme dépourvu de valeur significative
parce que le hasard peut l'avoir déterminé. Mais que l'on en constate
la répétition dans des circonstances analogues, on a déjà le droit d'y
voir ou d'y supposer l'effet d'une loi, l'indication d'un système et,
dans ce cas, de s'attendre à de nouvelles reproductions. Je pense que
c'est ainsi que le proverbe trouve son explication : « Si, à deux reprises,
il m'est arrivé la même chose, il n'y a pas de raison pour que cela ne se
poursuive pas indéfiniment de la même manière. Je m'y attends donc
au cas où je me replacerais dans certaines conditions propices. »
Qu'il s'agisse d'un fait choquant, d'un traumatisme quelconque
dont le sujet a souffert et que cela se soit répété, le sujet expectera
la troisième fois mais il se mettra en garde pour l'éviter (et, par consé-
quent, toutes les suivantes) ; c'est-à-dire qu'il adoptera un comporte-
522 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

ment tendant à ne plus se replacer dans les conditions qui lui semblent
avoir entouré les deux premières expériences. Par exemple, si le premier
objet aimé l'a repoussé ou abandonné et qu'ultérieurement il ait revécu
semblable mésaventure, il pourra s'interdire d'aimer pour ne plus
risquer d'être frustré, il se cuirassera contre un sentiment qui s'est
montré générateur de souffrances et se constituera un supplément
d'assurance en repoussant lui-même d'avance tout objet vers lequel
il y aurait danger d'être entraîné. Son comportement vis-à-vis d'autrui
tendra non seulement à un retrait mais aussi à une attitude frustrante
systématisée dans laquelle j'ai cru voir jadis un système de vengeance
alors que je distingue mieux à présent une mesure de protection :
« Je n'aime plus, non point pour me venger d'une ancienne blessure
d'amour, mais pour me soustraire à de nouvelles déceptions ; je frustre,
non point pour me venger d'une ancienne frustration, mais pour
en éviter de nouvelles en prenant les devants. Je choisis d'être
frustrateur plutôt que frustré et c'est une garantie certainement
efficace. »
Dans des cas bien nettement définis, on verra de tels sujets ne
plus s'attacher à personne et même, par extension, ne plus s'attacher
à rien car la condition d'attachement a été enregistrée comme étant
la condition de perte : « Si je n'aime personne ni rien, il devient impos-
sible de me déposséder. »
En somme, ils attendent la répétition en veillant à ce qu'elle ne
puisse avoir lieu ; leur conduite est devenue automatique, inconsciente,
mais les premières motivations continuent indéfiniment à la dicter.
Qu'importe pour eux qu'ils pâtissent de leur carence d'amour, c'est
un mal qui leur semble beaucoup moins cruel que celui contre lequel
ils se protègent.
Un patient, fort capable de gagner beaucoup d'argent dans sa pro-
fession, trouvait le moyen d'en être toujours démuni. Il me dit un
jour qu'il n'oserait pas acheter un billet de loterie car s'il lui arrivait
de gagner un million, il serait fou d'angoisse à la pensée de le perdre,
ce qui rappelle la fable du Savetier et du Financier.
Sur le plan sentimental, le même sujet se montrait incapable
d'aimer une femme. Il s'était marié, pour ainsi dire, sur l'ordre de son
père qui avait lui-même choisi la jeune fille qu'il voulait lui faire
épouser mais il se tenait à l'écart d'elle, rationalisant sa conduite par
toutes sortes de reproches et ne témoignait aucune affection à ses
enfants. D'autre part, il n'osait s'attacher à d'autres femmes, quel que
fût son désir, et n'avait avec elles que des relations de cabaret.
JAMAIS DEUX SANS TROIS 523

Pour comprendre son comportement, il faut connaître deux évé-


nements importants de sa vie passée :
Sa mère est décédée, à la suite d'un avortement et la famille en a
rendu son père responsable parce qu'il l'avait imposé. On a dit de lui
qu'il l'avait tuée.
Plus tard, à l'âge de 18 ou 19 ans, il s'est épris d'une jeune fille
d'âge correspondant avec laquelle il se considérait comme fiancé.
Le père, l'ayant appris, s'y est violemment opposé, on ne sait pour-
quoi. Comme le garçon persévérait néanmoins dans ses relations, il
est allé un jour les surprendre à un rendez-vous dont il avait eu connais-
sance par espionnage, l'a menacé d'un revolver et lui a dit qu'il le
tuerait s'il ne rompait pas immédiatement et définitivement.
Nous voyons ainsi deux successives interventions dramatiques du
père ayant eu chacune pour résultat de faire perdre l'objet aimé. Je
dois ajouter encore que ce père avait de tout temps brutalisé son
fils au point d'être appelé à plusieurs reprises chez le commissaire
de police sur plaintes de voisins et que les souvenirs rappelés par le
sujet en faisaient un être vraiment sadique de qui on pouvait tout
redouter. Un des châtiments favoris qu'il lui infligeait pour la moindre
incartade était de le faire agenouiller dans des sabots pendant une
heure, les bras levés. Quand l'enfant était à bout de résistance au cours
de ce supplice inhumain, le père consentait à une interruption dont
la durée était chronométrée et qui était reportée sur celle de la punition,
de sorte que cela n'en finissait pas.
Il n'est donc pas étonnant qu'il ait pris à la lettre le reproche qu'on
avait fait à son père d'avoir tué sa mère et qu'il ait considéré comme
sérieuse la menace d'être tué lui-même. Il n'est pas étonnant non plus
qu'il se soit ensuite marié avec celle que l'autorité paternelle lui
désignait car c'était la seule manière de se soustraire à de nouveaux
dangers.
La conséquence des deux frustrations fut une totale incapacité
d'aimer, de s'attacher et même de s'intéresser à qui ou à quoi que ce fût.
Sa peur de perdre se manifestait d'ailleurs encore d'une manière
beaucoup plus étrange qui avait décidé son médecin à me le confier.
S'il voyait dans la rue un objet quelconque, une boîte à allumettes,
par exemple, il tombait en arrêt et se demandait ce que c'était.
— Ce n'est qu'une boîte à allumettes... — Mais en suis-je bien
certain ?... — Oui, il n'y a pas de doute...
Il passait outre mais, quelques pas plus loin, il était obligé de se
poser la même question. — Et si j'avais mal vu ?... Si c'était un objet
524 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

précieux ?... Si je continue mon chemin sans plus m'en occuper, je


ne saurai jamais...
Compulsivement, il était alors forcé de revenir vers l'objet et de
le réexaminer, mais cela ne le satisfaisait pas car il savait que le doute
reviendrait et le torturerait, qu'il se redemanderait s'il n'avait pas
laissé échapper une chose de grande valeur et, finalement, pour sortir
de son embarras, il devait prendre l'objet et le mettre dans sa poche.
La scène se renouvelait à tout instant suivant le même processus et
il rentrait chez lui, les poches bourrées des choses les plus hétéroclites :
bouts de chiffons, vieilles bouteilles, clous, etc. Il rapporta même ainsi
jusqu'à du crottin de cheval.
La compréhension de ce symptôme concernant les objets rencontrés
nécessite l'élucidation suivante : lorsque sa mère est morte, on le
lui a caché. Le père, se sentant coupable de l'avortement qu'il avait
imposé à sa femme, avait défendu qu'on parlât du décès et comme il
avait bien fallu tout de même donner à l'enfant une raison de l'absence,
on avait eu la stupidité de lui dire que sa mère était partie. Dès lors
le sujet se mit à sa recherche en errant dans les rues et chaque fois
qu'il voyait une femme de dos devant lui, il courait vers elle se deman-
dant si ce n'était pas sa mère, avec l'impression que s'il la laissait
s'éloigner, il ne saurait jamais et perdrait la possibilité de la retrouver.
De loin, il se posait la question dont plus tard nous voyons l'équi-
valent devant les objets : « Est-ce elle ? N'est-ce pas elle ? Si je ne
m'en assure pas, je l'ignorerai toujours. » Ce système de recherche
et de doute avait fini par créer beaucoup de confusion dans son esprit
et, finalement, il n'était plus sûr d'avoir bien vu.
Cet homme de 30 ans, quand il se présenta pour la première fois,
s'était fait accompagner de sa grand-mère maternellequi, pendant l'entre-
tien, tirait, à peu près tous les quarts d'heure, une bouteille de lait de son
sac et lui en faisait boire au goulot comme si elle lui donnait le biberon.
Bien que connaissant alors la vérité sur la mort de sa mère, il
ne pouvait se défendre d'entretenir une idée qu'il savait absurde, à
savoir qu'il se complaisait à se représenter qu'elle errait quelque part
dans le monde et qu'il pourrait bien la rencontrer un jour.
Évidemment, comme le remarquait le Dr Lebovici dans son amicale
critique de cet exposé, il y a plus, dans cet exemple, qu'un compor-
tement névrotique dérivant du « Jamais deux sans trois » mais bien
que j'aie décrit le tableau symptomatologique dans son entier, je ne
veux en retenir ici que le mode de comportement devant l'amour à
la suite de deux frustrations provoquées par le père.
JAMAIS DEUX SANS TROIS 525

On peut appréhender le rôle et les effets de la répétition en consi-


dérant le problème sous un angle différent. N'est-il pas aisément
constatable que pour qu'un mal se crée il faut au moins deux causes :
l'une prédisposante ou sensibilisante ; l'autre déterminante. Ceci paraît
universellement vrai, tant au point de vue physique qu'au point de
vue moral. D'autre part, pour réaliser un état, une chronicité, une
troisième cause doit intervenir que, faute d'une meilleure appellation,
je dirai cause d'entretien.
Laissant le côté physiopathologique, nous pouvons voir, dans tous
les cas, les sujets dont nous nous occupons couramment entretenir
leur angoisse tout en prétendant éviter les occasions de la ressentir.
Cela a une allure paradoxale mais nous avons tous observé que le
névrosé, bien que se plaignant de sa situation et proclamant sa volonté
de guérir désire foncièrement demeurer tel qu'il est et cela se conçoit
si l'on admet que la névrose et les symptômes par lesquels elle se signale
sont un système de défense que le sujet a construit, le perfectionnant
de jour en jour et auquel il tient car il est devenu sa condition de sécurité
devant un mal tellement grave à ses yeux qu'il préfère subir tous les
inconvénients de son état plutôt que de ressentir ce qu'il n'a pu supporter
jadis. La névrose est pour lui comparable à une cuirasse lourde à
porter, l'empêchant de se mouvoir comme tout le monde mais protec-
trice contre une éventualité qui lui paraît plus terrible que tout ce
qu'il consent à éprouver. C'est certainement cela qui fournit la plupart
des résistances inconscientes auxquelles nous assistons au cours d'une
analyse. Les patients n'entendent pas être dépouillés de leurs symp-
tômes, quoi qu'ils en disent, même et surtout s'ils en souffrent beau-
coup : on pourrait penser que plus la cuirasse névrotique est lourde à
porter plus elle a de valeur sécurisante.
De plus en plus, l'expérience me convainc que l'angoisse qu'on
nous décrit dans l'analyse n'est jamais la vraie, laquelle a été elle-même
refoulée ou recouverte par une autre tout à fait artificielle et ne servant
que de défense contre la première. Elle représente une position expec-
tante devant la chose qui doit se reproduire et contre laquelle il y a
heu de se prémunir, mais, à cette fin, il faut que le sujet en entretienne
la crainte, qu'il se tienne bien en éveil.
L'un d'eux me disait avec un effroi manifeste : « Vous essayez de
me délivrer de mon angoisse, mais comment pourrais-je vivre sans
elle ? Mieux vaut encore mourir. » Un autre exprimait à peu près
la même chose en ces termes d'apparence absurde : « Je suis angoissé
quand je ne sens plus mon angoisse. »
526 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Qu'une angoisse protège ainsi contre une autre et que cette autre soit
comme le signal d'un péril, cela peut être immédiatement compréhen-
sible mais en réalité cela ne résout pas toute la question car le problème
ne se pose pas avec toutes ses données si l'on voit seulement le sujet
chercher à se soustraire à un danger. On ne peut perdre de vue, en
effet, que l'angoisse n'existe que dans une condition d'ambivalence,
dans une condition conflictuelle et qu'elle est suscitée par la combi-
naison d'une crainte et d'un désir visant le même objet. L'angoisse
est le signal d'un danger, imaginaire mais senti comme vrai par le
sujet, ce danger étant attaché au désir de refaire une expérience qui
a été désastreuse dans le passé. Elle se place au seuil même' de la prise
de conscience de ce désir dangereux. Elle n'est pas à proprement
parler la peur de ce désir comme d'aucuns l'ont dit mais la résultante
du conflit entre le désir et la peur qu'on en a.
Le comportement névrotique est à Pavant-plan de l'angoisse et
a pour fonction d'éviter de la ressentir. Il est dicté par la peur d'avoir
peur et consiste généralement à supprimer le désir ou tout au moins
la prise de conscience de celui-ci.
En réalité, le sujet attend et redoute de revivre une situation déjà
vécue mais, en même temps, il est poussé à la recréer. Il y est poussé
comme si cela devait résoudre son état de tension. Ne voyons-nous
pas constamment que plus une chose est anxieusement redoutée, plus
nous tendons inconsciemment à sa réalisation ? L'exemple à la fois
le plus caractéristique et le plus raccourci quant au processus de réali-
sation est le vertige des hauteurs — je ne parle pas des troubles laby-
rinthiques mais de ceux, exclusivement psychiques, s'établissant sur
la croyance en la possibilité d'une chute. Le sujet craint de tomber
et instantanément ses muscles fléchissent, l'équilibre se perd et il
tombe, ayant ainsi inconsciemment tout mis en oeuvre pour exécuter
ce dont il avait peur.
L'angoissé devant la perspective de la troisième fois tend à se
comporter d'une manière analogue, c'est-à-dire que tout en se prému-
nisant par toutes sortes de moyens contre le retour de ce qui l'a trau-
matisé, il tend en même temps à organiser ce retour et cela forme
un cercle vicieux dont il ne peut sortir car il entretient, de ce chef,
l'angoisse contre laquelle il se défend.
Quel est le but inconscient d'un tel comportement ? Je puis
comprendre que pour échapper à Pexpectation anxieuse, le sujet
cherche à provoquer l'événement redouté pour n'avoir plus à le
craindre lorsqu'il se sera accompli mais qu'au seuil même de cet
JAMAIS DEUX SANS TROIS 527

accomplissement il s'en défend et recule, recommençant indéfiniment


ce mouvement pendulaire qui ne fait que le rejeter d'une angoisse
à l'autre. Toutefois, cette explication ne me satisfait pas entièrement
car elle mettrait primordialement la crainte en cause et ne tiendrait
compte du désir de réalisation que comme moyen de se débarrasser
de la crainte. Une autre explication peut se proposer inversement,
c'est que le désir domine le tableau, le sujet étant porté à reconstituer
un plaisir initial dont il a été traumatiquement sevré et que la peur
d'une nouvelle frustration se trouve liée irréductiblement à ce désir
de telle manière que l'apparition de l'un suscite l'autre en raison de
ce qui s'est passé jadis.
Nous voyons ainsi se nouer les deux éléments du conflit qui vont
s'influencer réciproquement en ce sens que la crainte sera d'autant
plus grande que le désir sera intense et que, d'autre part, le désir
deviendra d'autant plus impérieux que la crainte sera forte.
Dans le cadre de l'angoisse nous ne redoutons que ce que nous
désirons et l'angoisse peut sommairement se définir comme la peur,
non pas d'un danger extérieur, mais de notre propre désir d'une
chose que nous sentons comme chargée d'affects douloureux, par
exemple, parce qu'elle a été l'occasion d'un traumatisme. Nous avons
peur de désirer, ce qui suppose deux faits : 1° qu'un désir est, à un
moment donné, prêt à sortir de sa latence ; 2° que ce désir est un de
ceux qui sont catalogués dans nos expériences passées comme devant
mener à une souffrance. C'est, en substance, ce que le Dr Pasche nous
a dit récemment à Rome. Et notre peur de désirer est un moyen de
protection contre le danger que comporte un désir. Je crois bien que
tout le mécanisme de l'angoisse peut être saisi de cette manière.
Dans la plupart des cas, l'angoisse proprement dite a été remplacée
par des symptômes quelconques (1) dans lesquels s'observent les
mêmes mouvements pendulaires ; ainsi voit-on des sujets frustrés
rechercher des situations de frustration ou des objets frustrateurs et
se mettant alors en garde contre les déceptions qu'ils en attendent
employant le plus souvent la frustration active pour ne pas en être
victimes eux-mêmes. Le symptôme névrotique, comme l'angoisse elle-
même à laquelle il s'est substitué, paraît bien toujours contenir à la
fois la compulsion à la répétition et l'éviction de celle-ci par des moyens
symboliques ou magiques.

(1) NACHT, « La peur est manifeste ou recouverte par des symptômes. I<es cadres nosogra
phiques où cette opposition apparaît à l'extrême sont, d'une part les névroses phobiques,
d'autre part, les névroses obsessionnelles », op. cit., v. Rev. jr. de Psych., 1953.
528 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Angoisse ou symptômes névrotiques sont donc toujours l'expression


d'un conflit interne entre le besoin de reconstituer une situation de plaisir
perdu et la peur de la retrouver parce que des expériences ont donné
au sujet la conviction d'un danger de souffrance.
Ceci est bien en accord avec le principe freudien « plaisir-douleur ».
Mais dans les cas particuliers des sujets dont il est question, il se
trouve que ce soit le plaisir recherché lui-même qui doit être générateur
de douleur et c'est là que s'organise l'ambivalence conflictuelle.
A ce propos, il faut que j'ouvre une parenthèse concernant ce
qu'a dit le Dr Pasche à la Conférence de Rome en faisant allusion à
certains de mes travaux, ce dont je le remercie. Je regrette toutefois
qu'il y ait vu ma position devant le problème de l'angoisse comme
tenant celle-ci pour exogène. Il faut s'entendre ; il y a, à mon sens,
une angoisse exogène mais je ne l'insère pas dans le cadre de la psycho-
pathologie : elle me paraît normale étant déterminée par un péril
senti comme grave, réel et extérieur, devant lequel l'individu a la
conviction d'une impossibilité de réagir. Elle est l'effet d'une trans-
formation de la peur banale sous l'empire d'un sentiment d'impuissance
à riposter par la fuite ou par l'attaque. Il serait hors de question de
s'étendre là-dessus, personne n'ignorant que des hormones, libérées
en grande quantité dans l'organisme par la peur, perturbent celui-ci
jusqu'à la panique accompagnée de désordres somatiques quand elles
ne sont pas adéquatement utilisées dans la réaction qu'elles doivent
déclencher (1). Cette angoisse n'a donc rien de commun avec un
conflit névrotique.
Quant à celle qui nous occupe habituellement, elle est essentiel-
lement liée à une situation conflictuelle dont elle est l'effet observable.
Ce conflit étant intérieur (et non intériorisé, ainsi que l'a rappelé
le Dr Pasche), l'angoisse à laquelle il donne lieu ne peut être qu'endogène.
Certes, le milieu extérieur, personnes ou choses, a exercé une
action sur la naissance du conflit — en imposant des frustrations
choquantes, par exemple — mais le conflit lui-même ne s'est formé
qu'après, et dans le psychisme même du sujet, entre un désir devenu
dangereux sur la foi d'expériences vécues et la crainte de renouveler
celles-ci.
Dans un précédent article intitulé L'angoisse normale et l'angoisse

(1) NACHT (op. cit.) explique la formation et la fonction des symptômes de la manière
suivante : «... leur création se substitue à l'action et, par là, rompt la tension due à l'état d'alerte,
tension que l'angoissé ne saurait supporter longtemps. »
JAMAIS DEUX SANS TROIS 529

psychopathologique (1), j'avais essayé de montrer cette dernière comme


le résultat d'un conflit entre le Moi et le Non-Moi mais je précisais
ma pensée en disant ceci : « ... Dans le Non-Moi doit être compris
ici tout ce qui est étranger au Moi-individu ou Moi primitif. A ce
titre, le Surmoi et les idéaux du Moi sont mis sur le même pied que
les agents extérieurs : ce sont comme des pièces orthopédiques qui
conditionnent la vie du Moi mais qui n'en sont pas parties intégrantes.
Il est bien logique de considérer les choses de cette manière car on ne
pourrait autrement s'expliquer les conflits. Le Ça, bien qu'il soit
l'ancêtre du Moi, fait également partie du Non-Moi en tant que
générateur de pulsions non intégrées dans le Moi. »
L'angoisse névropathique peut paraître exogène parce qu'elle se
ressent souvent à l'occasion d'un fait extérieur, tel que la vue du n° 43
dans le premier exemple précité, mais ce serait une erreur de la qualifier
ainsi car le fait extérieur ne la crée pas : il la réveille seulement et la
fait sortir de sa latence.

Je soulignerai que, dans le cadre de « Jamais deux sans trois »,


la « deuxième fois » ne doit pas nécessairement être identique à la
première mais doit être analogue pour donner lieu à l'attitude que
l'on prend afin d'éviter la troisième et je m'explique : une mère, qui
a frustré l'enfant d'une manière traumatisante, pourra le frustrer à
nouveau sans que cela constitue la deuxième fois : elle est considérée
comme frustrante et tout ce qu'elle fera dans ce sens ultérieurement
ne représentera qu'un seul fait en plusieurs épisodes. Mais si, dans
la suite, une autre personne que le sujet aime ou en qui il a replacé'
sa confiance le déçoit à son tour, la répétition joue alors pleinement
son rôle névrosant. Les deux expériences inscrites mettent l'individu
en garde contre la troisième et lui font adopter le comportement som-
mairement décrit ci-dessus.
Il est également remarquable que l'événement initial est devenu
inconscient, ainsi que chacun le sait, mais que sa répétition est facilement
remémorable et que son souvenir est accompagné des afFects qui
avaient été vécus la première fois, c'est-à-dire qu'ils ont été réveillés
par le second fait et apparaissent de ce chef comme fortement dispro-
portionnés.
En général, et peut-être est-ce une condition nécessaire, l'évé-
nement initial a pris place dans la petite enfance (période préoedipienne)

(1) V. Bulletin d'activités de l'A. P. B., n° 6, mars 1950.


PSYCHANALYSE 34
530 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tandis que la répétition — pour qu'elle ait tout le poids que je lui
reconnais — a lieu après que la personnalité ait acquis une certaine
consistance ; soit donc après trois ans, et plus souvent même après
la puberté, au cours des premières démarches de la vie adulte à ses
débuts.
Voici quelques exemples pris parmi mes analysés :
1° Une jeune fille repoussée par son père lorsqu'elle était petite,
au stade oedipien, s'éprend vingt ans plus tard d'un homme qui rompt
bientôt les relations en lui révélant qu'il est marié. Il s'ensuit une
dépression profonde après quoi, refusant tout nouveau contact hétéro-
sexuel, elle s'oriente vers l'homosexualité et y établit toute sa vie
affective.
On voit que la première expérience n'avait pas été déterminante
puisqu'elle en a vécu une seconde dont le résultat a été de l'écarter
d'une troisième tentative.
2° Un garçon, brusquement sevré à 3 mois, réagit d'abord en
devenant très difficile à élever puis se normalise et ne présente plus
de particularités dans sa conduite jusqu'à l'âge de 5 ou 6 ans. On lui
fait à ce moment cadeau de deux petits chats auxquels il manifeste
une vive affection, trop vive même aux yeux de ses parents qui s'en
montrent jaloux et lui reprochent notamment d'aller les caresser, « leur
dire bonjour » dès son lever au heu de leur réserver une priorité.
— Puisque tu les aimes mieux que nous, lui disent-ils un jour,
tu ne les garderas pas.
Et les bêtes sont expulsées, données à des amis' chez qui l'enfant
les revoit après quelques mois, s'étonnant douloureusement de ce
qu'elles ne le reconnaissent plus.
Vingt ans plus tard, au cours de son analyse, il parle encore de
ses petits chats avec une intense émotion comme d'un événement
capital qui a désorienté son affectivité. En effet, après ce second
sevrage, il devient incapable d'aimer et de s'attacher à qui ou à quoi
que ce soit.
Son apathie décida ses parents à Ie placer comme interne dans
un collège. Il n'y resta pas plus de trois jours et s'enfuit, pour revenir
chez lui. On le remit dans un autre et il en fut de même. On s'entêta
et il fut inscrit dans une trentaine d'établissements d'où il sortit toujours
presque aussitôt.
Il m'expliqua lui-même ce comportement en me disant qu'il crai-
gnait de s'y plaire, de s'y trouver heureux car, de ce chef, il était certain
d'être mis ensuite à la porte. Il préférait prendre les devants. Appelé
JAMAIS DEUX SANS TROIS 531

à l'armée, il fut très vite nommé sous-officier et déserta dès le lendemain


parce que, flatté de cette distinction, il commençait à aimer sa vie
militaire et redoutait d'être dégradé. Il fut sauvé du Conseil de Guerre
par un diagnostic psychiatrique qui le fit réformer comme schizophrène.
Depuis lors, il a entrepris quantité de métiers mais en a changé
chaque fois qu'il était sur le point de réussir car cela éveillait en lui
l'idée d'une faillite.
Il s'est tout de même marié mais pendant longtemps a fait à sa
femme une vie difficile, convaincu qu'elle l'abandonnerait s'il lui
montrait de l'amour. Il a eu deux enfants à qui il n'osait témoigner
de l'affection parce qu'ils pourraient mourir.
Au début de son analyse, il me dit qu'il n'aimait qu'une seule chose
au monde : ses propres cheveux qu'il admirait dans le miroir et qu'il
caressait fréquemment : « Cela me rappelle mes petits chats, mais j'ai
peur de les perdre, de devenir chauve ; chacun d'eux m'est précieux. »
Détail intéressant : peu après se développa une affection du cuir
chevelu et ses cheveux se raréfièrent à son grand désespoir.
Actuellement, le diagnostic de schizophrène ne pourrait plus être
posé par personne. Sa vie extérieure se régularise et il occupe, depuis
trois ans, un emploi dans une administration où l'on est satisfait de
son travail mais il garde encore une peur d'aimer qui semble s'estomper
progressivement. Il vit, dans son analyse, un transfert positif qu'il
exprime bien mais qui l'amène à me répéter fréquemment : « Surtout
ne me lâchez pas et ne vous avisez pas de mourir avant que je sois
complètement normal. »
« Jamais deux sans trois. » Cet homme avait vécu deux séparations
brutales d'avec ce qu'il aimait et, redoutant la troisième, s'était bien
cuirassé contre tout nouvel attachement, tant aux êtres qu'aux choses.
3° Un homme de 35 ans vient chez moi sous la contrainte de sa
femme en raison d'une conduite qui rend celle-ci très malheureuse.
Apparemment normal, très intelligent, père de famille soucieux
de son foyer, il semble n'avoir qu'un défaut ; il faut que, dans la rue, il
suive la première femme plus ou moins attrayante qu'il rencontre.
S'il l'a vue dans le tramway où il était lui-même, il dépasse l'endroit
où il devait se rendre ou bien descend avant d'y arriver pour emboîter
le pas à cette femme qu'il aborde et à qui il propose de s'arrêter dans
un café. De là, il l'entraîne dans un hôtel si elle est d'accord. Chose
surprenante, cela réussit le plus souvent et je me demande même
pourquoi car il est plutôt mal vêtu et malingre mais il faut dire qu'il
parle agréablement ; c'est tout ce qu'on peut mettre à l'actif de ce
532 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

don Juan du trottoir. Dans ses rapports sexuels il est quasi impuissant :
les éjaculations sont rapides à l'extrême, ce qui s'explique par un senti-
ment de culpabilité, à caractère religieux surtout. Il est en effet sous
l'empire de scrupules qui le mettent en état d'angoisse au moment
des aventures et le précipitent au confessionnal après. Il ne manque
pas de tout raconter le soir à sa femme en exprimant sa honte, ses
regrets et son sentiment de manquer à tous ses devoirs. Néanmoins,
cela se reproduit à peu près quotidiennement et même parfois le
matin et l'après-midi. Il arrive en retard à son bureau quand il n'oublie
pas complètement d'y aller. Heureusement pour lui, il a su trouver des
emplois — peu rémunérateurs il est vrai — mais lui laissant beaucoup
de liberté.
Les femmes auxquelles il s'adresse ainsi sont toutes de la même
catégorie, ce sont des servantes faisant leurs courses ou des filles désoeu-
vrées et de qualité médiocre. Les prostituées ne l'intéressent pas.
Avec sa femme, il n'a que de très rares rapports sexuels et trouve
de multiples prétextes pour s'en dispenser. Il se la représente pourtant
comme attrayante.
J'ai dit qu'il était venu à l'analyse contraint par elle. Aussi, durant
les premières semaines, se plaignait-il de l'obligation qu'il subissait.
Je le renvoyai alors, lui disant que dans ces conditions nous ne pour-
rions rien faire d'utile.
Quelques mois plus tard, il demanda à reprendre ses séances,
mais de sa propre initiative cette fois. Visiblement, il répugne aux
choses régulières, codifiées. Bon écrivain, il a publié deux ouvrages
qui ont été appréciés : l'un raconte la vie d'un contrebandier ; l'autre,
celle d'une femme de lettres célèbre par la multiplicité de ses amours.
Voici en bref son histoire telle qu'elle se dégage maintenant à
travers l'analyse qui semble bien évoluer.
Petit enfant, il se sentit repoussé par sa mère qui, très souffrante
de rhumatismes, névrite, etc., ne pouvait même pas supporter qu'on
touchât son lit où elle resta couchée jour et nuit pendant des années.
L'enfant perdit donc assez tôt le contact avec elle et il paraît bien,
malgré l'imprécision des souvenirs de cette époque, qu'il en fut d'abord
fort peiné, se sentant frustré de l'affection maternelle : des allusions à
cela prennent place dans ses rêves. Il put toutefois se consoler en s'atta-
chant à l'une de ses soeurs qui s'occupait de lui, soeur qui était son
aînée d'environ quinze ans. Quand celle-ci eut l'âge de disposer d'elle-
même, elle annonça brusquement à sa famille qu'elle voulait entrer
en religion, ce qu'elle fit immédiatement et notre sujet se retrouva seul,
JAMAIS DEUX SANS TROIS 533

une seconde fois abandonné et incompréhensif devant la décision


imprévue de la soeur chérie.
A partir de ce moment, il ne se souvient plus du moindre atta-
chement pour personne dans sa jeunesse : il disperse ses intérêts, fait
des études fort irrégulières qu'il n'achève d'ailleurs pas. Il se fiance
sans trop savoir pourquoi mais entreprend alors des aventures plus
sexuelles qu'amoureuses, de peu de durée et très changeantes, que sa
fiancée n'ignore d'ailleurs pas car il l'en informe. Elle l'épouse néan-
moins. Depuis son mariage il a persévéré dans son système de dispersion
comme je l'ai noté ci-dessus.
L'étude de son cas montre : 1° qu'il est porté à aimer beaucoup
sa femme et qu'il l'idéalise exagérément ; 2° qu'il fait pratiquement
tout ce qu'il faut pour nier cet attachement et la tenir à distance ;
3° Qu'il fait également tout ce qu'il faut pour qu'elle se sépare de lui.
Il a peur de l'aimer car deux expériences de perte lui ont enseigné
et confirmé qu'il est dangereux d'aimer : il se garde d'une troisième
et sa dispersion affective — si l'on peut dire — est évidemment le
meilleur moyen d'éviter une fixation. J'ajoute que ses aventures sont
toujours sans lendemain et je rappelle que les objets de passage sont
d'une qualité telle que toute idée d'attachement sentimental est exclue
a priori.
Dans un de ses derniers rêves, il compose une image féminine
(formée d'une condensation de sa femme, de sa soeur et de sa mère)
qui s'éloigne quand il veut la rejoindre, puis disparaît dans la nuit
ou dans le brouillard : il va à sa recherche, aidé par des gendarmes
qu'il a appelés parce qu'il croyait qu'elle était tombée dans l'eau,
mais en même temps il souhaite de ne plus la retrouver car il se pro-
duirait quelque chose de désagréable si on la faisait réapparaître vivante.
Sans grandes difficultés, ses associations très claires l'amènent à
reconnaître qu'il voudrait se rapprocher de sa femme mais qu'il est
retenu, empêché. La condensation de l'héroïne du rêve en montre
bien la raison : jamais deux sans trois ; il faut éviter la troisième (1).

(1) Dans les exemples qui précèdent, il est évidemment question de névroses bien carac-
térisées dont la formation générale ne trouverait pas une explication suffisante par le : « Jamais
deux sans trois. Je ne veux en retenir qu'un mode de comportement particulier. Ainsi que
le Dr Male l'a fait observer, il faut reconnaître d'autres facteurs substructurants dans la névrose
proprement dite. Celle-ci est un état résultant d'une combinaison de facteurs parmi lesquels
l'élément constitutionnel prend déjà une grande importance. Mais dans cet état, le compor-
tement névrotique, différent d'un névropathe à l'autre, peut être examiné à la lumière des faits
qui en ont déterminé le choix et je n'ai eu que cela en vue en groupant quelques observations
autour de la signification d'un proverbe, sans me proposer de chercher ici des vues nouvelles
sur la névrose elle même.
534 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Je puis prévoir que le Dr Nacht va se demander quelle est la part


réservée ici à l'agressivité dont le nom même n'a pas encore été pro-
noncé alors que lui ne peut concevoir l'angoisse qu'en fonction des
pulsions agressives.
C'est également mon opinion ; le problème de l'agressivité est
toujours posé dans les états psychopathologiques et c'est même lui
qui tient la clef de la compréhension qu'on peut avoir d'une névrose.
C'est en effet en raison du sort fait à cette agressivité que le compor-
tement ultérieur d'un individu devant la vie et devant lui-même sera
conforme ou non à ce que nous appelons normal et que nous défi-
nissons en grande partie par l'absence d'angoisse ou de symptômes.
Freud, en étudiant la genèse des névroses, mettait l'accent principal
sur un mésusage de la sexualité mais je ne crois pas qu'on puisse
maintenir l'intangibilité d'un tel point de vue car il est bien visible
que le comportement sexuel d'un individu est fonction de la liberté
d'action ou de la disponibilité plus ou moins grande de son agressivité.
N'a-t-il pas dû, pour aborder la vie sexuelle, se révolter contre toutes
les défenses dont on l'a d'abord chargée et vaincre tous les obstacles
dont l'éducation l'a entourée ? Je parlerais donc beaucoup plus volon-
tiers d'un mésusage de l'agressivité ; le comportement sexuel n'étant
que secondaire à la position prise devant l'agressivité. Or cette position
se détermine devant les premières frustrations.
En 1950 ou 1951, le Dr Lebovici, dans son exposé sur les névroses
infantiles, rappelait et montrait qu'il n'y a pas de névrose sans frus-
tration. On peut ajouter qu'il n'y a pas de frustration qui ne soit
accompagnée d'une poussée agressive réactionnelle.
J'exprimais une idée analogue dans un article de janvier 1951 (1)
en disant :
« Il n'y a pas de névrose sans symptôme ;
« Il n'y a pas de symptômes sans angoisse sous-jacente ;
« Il n'y a pas d'angoisse sans agressivité refoulée (par sentiment
d'insécurité) ;
« Il n'y a pas d'agressivité sans frustration ou perspective de
frustration ;
« Il en résulte qu'il n'y a pas de névrose sans frustration. »
Dans cette suite d'aphorismes il apparaissait bien que j'étais en

(1) De la frustration au symptôme névrotique, Bulletin d'activités de l'Association des Psy-


chanalystes de Belgique, 11° 9, 1951.
JAMAIS DEUX SANS TROIS 535

plein accord avec le Dr Nacht et que je ne concevais l'angoisse qu'en


fonction des pulsions agressives (1). Mais deux questions peuvent
se poser à ce propos :
1° L'angoisse représente-t-elle la peur que le sujet a de ses pulsions
ou celle qu'il éprouve à l'égard de l'objet à qui elles s'adressent ?
2° Doit-on supposer, dans la première éventualité, que l'agressivité
est très forte puisque l'on en a peur ?
A la première, je répondrais que c'est de l'objet qu'on a eu peur
à l'origine. C'est-à-dire que l'agressivité a d'abord été refoulée parce
qu'elle se dressait contre une personne plus puissante, toute-puissante
même, de qui l'enfant dépendait entièrement. Ce n'était pas encore
de l'angoisse mais de la peur banale. Au second temps, après refou-
lement, le sujet a peur de sa propre agressivité qui pourrait se défouler
et le replacer dans la condition précédente, soit lui faire retrouver la
peur. C'est alors de l'angoisse, telle que certains auteurs l'ont définie
comme peur d'avoir peur.
Cette angoisse accompagne le désir dont on craint de prendre
conscience parce que l'on a peur de lui. Si l'on en a peur, c'est qu'il
est catalogué comme dangereux et il est dangereux parce qu'il va à
l'encontre d'une opposition que le sujet a rencontrée antérieurement
chez un des adultes omnipotents qui pouvait disposer entièrement
de lui. Je m'explique : si quelqu'un a été victime d'une frustration,
cela n'a pu être que de la part d'une puissance capable de la lui imposer
et, désirer retrouver le plaisir perdu est un acte d'hostilité à l'égard
de cette puissance dont l'intention était de frustrer.
La frustration a déclenché jadis un mouvement agressif, lequel
a été refoulé parce que dangereux. Vouloir annuler la frustration par
la reconquête de ce qu'on a perdu suppose un défoulement de cette

(1) Parler de l'angoisse incite à évoquer l'image d'une balance chargée également, de part
et d'autre, d'un désir et d'une peur, laquelle tient donc le désir en échec et, en marge du présent
exposé, on peut se demander : comment on guérit de cette angoisse ? En sortant de l'état d'am-
bivalence, évidemment, mais, à cette fin, est-ce le désir qui doit devenir plus fort que la peur
et la dominer ou le contraire ?
Il nous est loisible d'énoncer le problême en termes d'agressivité, puisque celle-ci et l'an
goisse sont liées si intimement qu'elles sont indissociables, et de penser qu'il y a autant d'agres-
sivité du côté du désir que du côté de la peur. Le désir est animé par l'agressivité dans sa
fonction de conquête ou de révolte contre l'obstacle ; la peur a, par contre, à son service l'agres-
sivité dans sa fonction de défense. L'ambivalence se comprendra, vue sous cet angle, comme
l'opposition entre les deux jonctions de l'agressivité.
Il y a sans doute deux moyens d'en sortir : ou bien renforcer la fonction de conquête et,
le désir devenant alors plus fort que la peur, le sujet osera enfin vivre, vite convaincu de l'ina-
nité de cette peur dès qu'il l'aura franchie ; ou bien renoncer au désir tel qu'il est et la fonction
de défense n'aura plus de rôle à jouer. Cette dernière solution me semble répondre, en partie
tout au moins, à l'idée que nous nous faisons de la sublimation.
536 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

agressivité et une mise en action des pulsions, d'où il s'ensuit qu'on


retrouve vivante la peur qui en avait déterminé le refoulement.
Mais l'observation du « Jamais deux sans trois » montre que cette
peur n'a vraiment pris corps dans les cas envisagés qu'après la deuxième
expérience et n'a donc pas empêché celle-ci. Il a fallu une répétition
pour la fixer. Le sujet a-t-il ensuite la crainte de remettre en action
ses pulsions agressives ? Sans doute, mais il redoute aussi de souffrir
à nouveau, ayant enregistré le deuxième fait comme une riposte châti-
mentielle à leur déclenchement. En entreprenant de reconquérir le
plaisir perdu, il a mis en oeuvre ses pulsions agressives pour la première
fois sur ce terrain car lors de la frustration initiale, le mouvement
agressif n'était intervenu qu'après, par réaction, tandis qu'à la répé-
tition il se produit avant puisqu'il tend à reconquérir. Il se peut donc
que le sujet se croie puni en raison de cela et considère qu'il le sera
fatalement toujours dans les mêmes conditions. L'angoisse peut ainsi
venir d'une poussée à recommencer néanmoins.
Quant à la seconde question : craint-on les débordements de sa
propre agressivité parce qu'elle est très forte ? Je crois bien que c'est
exactement le contraire : on la redoute parce qu'elle est trop faible
pour vaincre dans la lutte que sa mise en action est supposée engager
avec un autrui trop puissant, ceci s'encadrant dans le type des relations
enfant-adultes qui restent celles de tous les individus arrêtés dans
l'évolution de leur affectivité.
C'est sur ce point que paraît s'embrancher le sentiment de culpa-
bilité qui naît quand on ne prévoit pas qu'on puisse dominer la situation
que la révolte agressive va créer vis-à-vis de quelqu'un dont on se sent
dépendant par besoin de lui.
Le besoin de l'objet et la dépendance qui en résulte indiquent déjà
l'insuffisance de l'agressivité. On peut comprendre, d'autre part, que
l'agressivité qui se dresserait contre une personne représentant à la
fois l'obstacle et l'objet dont on a un besoin vital correspondrait à
une sorte de suicide indirect puisqu'elle conduirait à supprimer l'être
sans lequel il semble qu'on ne puisse continuer à vivre.
Plus l'agressivité est faible et plus il y a d'angoisse devant ses
poussées. Si l'on était certain de pouvoir renverser le monde et de n'en
point pâtir, il n'y aurait jamais de sentiment de culpabilité ni d'an-
goisse ni de comportement névrotique et la deuxième frustration ne
ferait pas en redouter une troisième. Je pense même qu'elle n'aurait
jamais lieu. On est amené à reconnaître, en effet, que cette « deuxième
fois » ne se produit — dans la plupart des cas, sinon dans tous, que
JAMAIS DEUX SANS TROIS 537

parce qu'on l'a préparée : on a choisi l'objet frustrant et l'on s'est


comporté devant lui de telle manière qu'il fût porté à agir comme on
craignait qu'il le fît.
Mon article précité (1) précisait aussi dans les termes suivants
ce que j'entendais par frustration : « Il ne faut évidemment pas consi-
dérer n'importe quelle privation ou empêchement comme frustration
capable d'engendrer des troubles ; toute l'éducation en est nécessai-
rement parsemée et serait impossible si l'attitude des parents n'était
commandée que par le souci de ne faire à l'enfant nulle peine, même
légère. Pour devenir génératrice de perturbations, la frustration doit
représenter, aux yeux du sujet, la privation paraissant arbitraire et
définitive d'une satisfaction qui lui semble indispensable à sa vie
affective ou physique et sans laquelle il se sent dans un état de désadap-
tation quant à son statut libidinal, désadaptation devant laquelle il est
incapable de réagir. Cela se traduit par un profond sentiment d'insé-
curité sans remède, impliquant que la personne frustratrice soit puis-
sante et que le sujet soit sous son entière dépendance comme s'il
s'agissait d'une question de vie ou de mort. Il faut en outre que la
privation touche les intérêts essentiels du moment, lesquels varient
selon les stades de l'évolution individuelle. »
Aujourd'hui, j'apporterais une légère retouche à ce que j'ai écrit
alors, en disant que ce n'est probablement pas la suppression d'une
satisfaction qui produit l'effet traumatisant mais que c'est la perte
de confiance en la personne dont l'enfant dépend car celle-ci a prouvé
qu'elle peut le priver, selon son bon plaisir, d'une chose dont il a
essentiellement besoin au temps où la frustration est administrée. En
fait, c'est de son sentiment de sécurité que l'enfant a été dépouillé
en subissant le « fait du prince » et c'est là le facteur traumatisant.
J'ajouterais encore, dans le cadre du thème exposé aujourd'hui, que
la première frustration n'est pas déterminante mais sensibilisante et
qu'il faut une répétition pour faire adopter par la suite un compor-
tement névrotique en raison de « Jamais deux sans trois ».

J'ai voulu montrer que des comportements névrotiques s'orga-


nisent dans le but d'éviter « la troisième fois » mais il y a une exception
dans ce qu'on a appelé la névrose d'échec. On y voit un sujet renou-
veler constamment, avec une persévérance qui serait digne d'un meilleur

(1) De la frustration au symptôme névrotique, Bulletin d'activités de l'Association des Psycha-


nalystes de Belgique, n° 9, janvier 1951.
538 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

usage, les expériences douloureuses du passé. Loin de se soustraire


à la répétition, il ne manque aucune occasion de la provoquer et se
replace inlassablement dans des situations dont l'issue est la repro-
duction de ce dont il a souffert. Il se fait, par exemple, agréer quelque
part et, aussitôt, met inconsciemment en oeuvre tout ce qu'il faut pour
se faire expulser ; il parvient à se faire aimer ou considérer et, à peine
cela s'est-il réalisé qu'il se conduit de manière à se faire détester et
repousser. Puis il recommence, atteignant immanquablement le même
résultat : il n'a pas de chance, dit-il, et ne s'aperçoit pas qu'il est le
seul auteur de ses « malheurs » indéfiniment réédités.
En quoi ce cas s'oppose-t-il à celui que j'ai décrit ci-dessus ? Je
pense que l'origine et l'étiologie sont les mêmes de part et d'autre et
que, seul, le mode de réaction devant la peur est différent.
La peur peut donner lieu à deux formes de réactions : la fuite ou
l'attaque. L'un préfère l'éviction du danger ; l'autre essaie de l'affronter
mais à peine l'a-t-il fait qu'il se conduit comme s'il était convaincu
que tout va se passer comme précédemment et, angoissé devant ce
qu'il a entrepris, il précipite l'échec par une attitude déplaisante ou
inadéquate quelconque.
On pourrait dire que l'un a peur avant et l'autre, après ; l'un craint
de perdre avant de posséder ; l'autre a peur de perdre ce qu'il vient
de conquérir et le rejette pour se débarrasser de son angoisse. Garder
un succès conquis crée chez lui une tension intolérable d'insécurité
dont il trouve la solution en annulant ce qu'il a gagné.

Le Jamais deux sans trois » peut, à mon avis, rendre compte de


«
la genèse de beaucoup de comportements névrotiques. Je répète que je
n'entends pas ainsi donner une explication de la névrose elle-même
mais cela me paraît néanmoins concerner surtout une catégorie où
se rencontrent le plus grand nombre de cas et où l'on a rangé entre
autres ce que certains auteurs ont nommé névroses d'abandon ; d'autres,
névroses de frustration et que je désignerais plus volontiers comme
névroses sentimentales se signalant notamment par une incapacité
d'aimer dont j'ai parlé plus longuement dans un article intitulé La
peur du bonheur en 1951 (1).
Les cas tombant dans cette catégorie spéciale ne répondent pas à
la définition que Freud a donnée de la névrose en disant qu'elle est
le négatif d'une perversion. Peut-être s'agit-il de ce qu'on a qualifié

(1) Bulletin d'activités de l'Association des Psychanalystes de Belgique, n° II, juillet 1951.
JAMAIS DEUX SANS TROIS 539

de névroses réactionnelles ou caractérielles, mais c'est là une rubrique


où l'on a groupé trop de types différents et il m'a semblé intéressant
de tenter d'en dégager une forme particulière ou plutôt de faire ressortir
un facteur commun qui montrerait un caractère de parenté dans leur
allure disparate.
Octobre 1953.
Discussion ayant suivi la Conférence de M. LECHAT
M. Mâle remarque qu'étant donné l'abondance des sujets abordés
dans l'exposé, quelques points lui ont échappé. Il lui reste néanmoins
l'impression qu'il y a surtout été question des impressions actuelles.
Il déclare, qu'à son point de vue, dans Pétiologie des névroses on ne
retrouve que rarement un traumatisme important, mais plutôt une
série répétée de situations traumatisantes. Le problème de l'angoisse
ayant été évoqué, il y voit le retour monstrueux pour un adulte de
désirs infantiles auxquels l'angoisse se lie. Quant à savoir si elle se
lie aux pulsions ou à l'objet, son impression clinique est qu'à côté
d'une forme superficielle liée à l'objet, il existe aussi un autre plan
plus profond. Il pense également qu'il existe un facteur inné facilitant
l'éclosion des manifestations.
M. Held s'étonne que l'on n'attaque pas le problème de l'angoisse
d'un point de vue biologique, notamment dans ses connexions avec la
respiration.
M. Lebovici adresse ses compliments et félicitations à M. Lechat.
Il critique la notion de valorisation des traumatismes qu'il juge spé-
cieuse et met en garde contre la tendance trop marquée à la recons-
titution historique. L'angoisse est le produit d'un long passé biologique.
Quant au titre « Jamais deux sans trois », il a supposé d'abord que
l'auteur a voulu faire allusion aux situations prégénitale et génitale
(renvoi au travail du Dr Grunberger sur l'interprétation prégénitale).
M. Lebovici reprend ensuite un des cas cliniques exposés par le
conférencier ; il s'agit de l'homme qui craignait de perdre l'objet et
ramassait dans la rue les objets jetés jusqu'aux matières fécales ;
selon M. Lebovici, il s'agit d'incorporation et rejet anal de l'objet.
Le père a tué la mère d'où conflit à trois. Il ne s'agit donc pas de névrose
réactionnelle, mais d'une situation à trois (rivalité imaginaire). Peur
de l'agressivité qui détermine ses pulsions, le traumatisme vécu avec
le père n'étant qu'une cause déclenchante. Il faut se méfier des théories
de traumatisme qui négligent l'analyse des microtraumatismes (plutôt
que macrotraumatismes).
540 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

M. Pasche s'associe aux avis de Mâle et Lebovici. Il déclare que


rien ne permet d'affirmer que la gravité de la névrose est fonction de
la gravité de la frustration. Reprenant le thème qu'il a développé
au Congrès de Rome, il reprend son point de vue que l'angoisse est
sans objet. Il ne pense pas non plus que l'agressivité soit obligatoi-
rement liée à la frustration. Il termine en affirmant sa foi dans l'existence
de facteurs héréditaires prédisposant à l'angoisse.
M. Lechat, dans sa réponse, précise sa pensée : il ne s'agit pas
d'angoisse mais de comportement névrotique, deux répétitions donnant
un comportement névrotique dont le but est d'éviter une troisième
fois. Il s'agit d'individus formant une catégorie à part. C'est un groupe
important. La névrose a une histoire plus complète et plus profonde;
ici, par contre, il ne s'agit que d'une tranche. Un fait répété provoque un
comportementparticulier pour éviter un troisième fait. Ce qui caractérise
ces sujets, c'est l'incapacité d'aimer. Il faut distinguer entre névrose de
caractère ou réactionnelle et névrose tout court. Quant à l'angoisse
de la mort, elle se ramène à l'angoisse de la naissance qui crée une
prédisposition générale à l'angoisse, mais il faut une autre cause pour
la provoquer. Quant aux cas exposés, il s'agit de positions actuelles,
les malades n'étant peut-être même pas tous des névrosés.
Le pré-inconscient
et la psychologie amoureuse
par J. LOGRE

Comme la plupart des activités physiologiques, c'est dans l'in-


visible et l'inconscient que s'accomplit la fonction génitale, du moins
quant à son élaboration essentielle, primaire et cellulaire ; le microscope
seul, en effet, nous a permis de connaître et la science a décrit seulement
depuis quelques décades le processus intime de la fécondation : la
rencontre et le croisement des gamètes, la fusion, si particulière, du
spermatozoïde et de l'ovule.
Dans l'espèce humaine, le spermatozoïde, élément mobile, à la
fois lancéolé et flagellé, se dirige, par un tropisme qui est le geste
initial et infinitésimal de l'amour, vers l'ovule, élément immobile,
arrondi, à la fois plus lourd et plus gros. Déjà les caractères sexuels
sont morphologiquement et physiologiquement différenciés : d'une
part, la cellule virile ou paternelle, effilée, active et dynamique, à qui
revient l'initiative du mouvement (le mot vir contient une idée de
force, de « virtualité ») ; d'autre part, la cellule féminine ou maternelle,
passive et réceptive, mais aussi plus massive, plus riche de volume
et de substance- (cf. les mots femina et mater, le premier impliquant
une idée de réserve alimentaire, « nourricière », et le second figurant
à l'origine du mot « matière ») (1).
Le microscope a révélé, d'autre part, les remaniements cellulaires
qui précèdent la constitution des gamètes : ces cellules germinales
représentent, l'une et l'autre, une cellule dédoublée, une demi-cellule,
ne possédant que la moitié du nombre des chromosomes imparti à
à l'espèce. Et, au moment de la conception, ces deux demi-cellules

(1) La racine indo européenne du mot mère a donné, parmi d'autres mots, ceux de « matière »,
« matériaux », « madriers ». La racine indo-européenne du mot femme (idée primitive de « sucer »,
téter, idée de la « mère-nourriture ») a donné, parmi d'autres mots, ceux de « foetus », « fils »,
«
fécondité», ainsi que le mot « foin » (sorte de « terre-nourriture », production végétale que la
terre maternelle fournit aux animaux).
542 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

s'unissent pour reconstituer une cellule complète, possédant un nombre


normal de chromosomes.
Dans un récent ouvrage, dont s'inspire le présent article, Marie
Bonaparte a rappelé le Mythe platonicien, exposé dans le Banquet :
l'étrange histoire de l'homme primitif conformé « en boule » (avec
deux têtes, deux bras, deux jambes, etc. — ce qui le rendait redoutable
à Jupiter lui-même), puis « coupé en deux comme un oeuf avec un
crin » par la colère divine ; si bien que, depuis lors, cet être « dédoublé »
cherche, en un élan qui est l'amour même, à rejoindre sa « moitié »
pour reconstituer son unité première.
N'y a-t-il pas là, mais sur le plan de la vie macroscopique et adulte,
une curieuse transposition — une « réminiscence » pour parler comme
Platon — de ce qui se passe au stade microscopique et cellulaire de
l'amour ? Transposition qui, d'ailleurs, n'est exacte qu'en partie :
car ce ne sont pas les deux moitiés d'un même être, mais de deux
cellules différentes, qui s'unissent pour reconstituer, non l'être primitif,
mais une cellule rénovée par la conjonction de deux substances dis-
tinctes. Le mythe platonicien, sans doute emprunté au « folklore »,
n'en évoque pas moins la donnée essentielle et imprévisible d'une
« coupure en deux », d'une hémi-section préalable, avec besoin instinctif,
pour les deux moitiés, de restaurer par une étroite union leur intégrité
primitive. C'est pourquoi — dans la mesure où elle ne se réduit pas
à une simple coïncidence — cette prospection divinatoire, même
partielle, d'un inconnu organique, cette prise de conscience intuitive
d'un inconscient profond méritait d'être signalée.

Marie Bonaparte, dans le travail auquel nous avons fait allusion


et que nous avons commenté ici même (1), étudiait, d'un point de vue
psychanalytique, trois personnages symboliques : Chronos, Éros et
Thanatos, le Temps, l'Amour et la Mort, en considérant surtout,
d'ailleurs, la psychologie de Chronos et Thanatos eux-mêmes dans sa
relation avec la psychologie amoureuse.
Marie Bonaparte a insisté sur les trois données suivantes :
1° L'inconscient est « intemporel » : il échappe à Chronos, ignore
la perception intime de la durée, ne croit ni à la vieillesse, ni à la mort
et se sent ou plutôt se « pressent » immortel ;
(1) Marie BONAPARTE, Chronos, Éros, Thanatos, Imago PubUshing Co. Ltd, London, et Presses
Universitaires de France, Paris, 1952. — D'autre part, Dr LOGRE, A propos de Chronos, Éros
et Thanatos, Revue française de Psychanalyse, mars 1953.
LE PRE-INCONSCIENT ET LA PSYCHOLOGIE AMOUREUSE 543

2° Éros est « ambivalent », c'est-à-dire enclin à mêler, en propor-


tions variées, la haine à la tendresse, parce que son besoin d'union
complète, d' « assimilation » avec l'objet aimé ne peut jamais s'assouvir
entièrement. Sans doute on peut, sur le mode alimentaire, s'assimiler
l'objet aimé en le mangeant, mais alors on le consomme, on le supprime.
Si, au contraire, sur le mode amoureux, on se borne à l'étreindre,
à le pénétrer partiellement et transitoirement, on le conserve, mais
on ne l'assimile pas ;
3° L'amour peut, à l'encontre de sa mission naturelle, rejoindre
Thanatos, lorsqu'il revêt, par exemple, la forme du « sado-masochisme »,
épris de souffrance, de blessure, de martyre et de mort.

Marie Bonaparte, avec une remarquable unité de conception et


la hardiesse originale d'un psychanalyste qui ne craint pas d'élargir
son point de vue, donne à ce triple paradoxe une solution univoque,
en faisant appel, au delà de la psychanalyse, à ce qu'on pourrait appeler
la physio-analyse (analyse des conditions physiologiques présidant au
déterminisme de la psychologie elle-même).
Si l'inconscient méconnaît Chronos, récuse la vieillesse et la mort,
c'est parce que le Génie de la race est en lui, parce que la « Libido »,
venue à lui du fond des âges et le traversant de son influx physiolo-
gique, lui suggère l'impression qu'il est entraîné, d'un même élan,
vers un avenir sans limites.
Si Éros est ambivalent, c'est parce qu'il s'efforce en vain d'obtenir,
avec l'objet aimé, le mélange organo-physiologique intime que réalisent
naturellement les gamètes, cette « assimilation » exemplaire et intégrale,
dont l'adulte semble garder, dans son for intérieur, une incurable
nostalgie.
Enfin la complicité du sado-masochisme avec Thanatos peut s'expli-
quer, au moins dans une certaine mesure, parce qu'il essaie de repro-
duire, à longue distance biologique, le « geste d'effraction » par lequel,
à travers la série animale — pour reprendre ici les expressions de
Marie Bonaparte — « les primitives cellules sont pénétrées tantôt pour
la vie et tantôt pour la mort ». (Procédé clastique renouvelé en partie
et comme ranimé, dans la physiologie de l'adulte, par le processus de
la défloration, plus ou moins brutale et sanglante.)
544 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

Mais revenons à la phase conceptionnelle, microscopique et histo-


logique, de l'amour. On peut montrer que Chronos, Éros et Thanatos,
à ce stade primitif, obtiennent, si l'on peut dire, satisfaction.
Les gamètes, en s'unissant, se régénèrent et la cellule ainsi rajeunie
possède une vitalité neuve qu'elle peut transmettre ensuite par le
même procédé, indéfiniment. Perspective biologique d'éternité : voilà
pour Chronos.
D'autre part, la fusion des cellules germinales est complète : les
protoplasmes se mêlent comme deux liquides confondus, les chromo-
somes s'ajoutent bout à bout et le corps cellulaire n'a plus qu'une
seule et même enveloppe. « Crase » biologique parfaite : voilà pour
Éros.
Et voici pour Thanatos anéantissement biologique partiel. Que
:
sont, en effet, devenues les deux demi-cellules primitives ? En un
sens, elles sonit mortes. Elles se sont télescopées, effondrées, abîmées
l'une dans l'autre. Elles ont perdu leur individualité, la forme et les
dimensions qui les isolaient et les définissaient, leur contour personnel
et leur membrane propre ; et, tels deux duellistes qui se pourfendent
réciproquement, elles ont succombé du même coup. Il y a donc là
blessure et mort tout ensemble ; et cette mort est, à la fois, pour chacune
d'elles — puisqu'elles y tendaient l'une et l'autre — un suicide et
un meurtre. Comment ne pas voir dans ce processus histo-physiolo-
gique un dispositif homologue, un prototype et comme un embryon
du sado-masochisme observé chez l'adulte (1) ?
Ainsi la Mort, à la racine même de la vie, se trouve intimement
liée à Éros. Elle contribue, à sa manière et pour sa part, au processus
de la fécondation. Elle est, selon le mot admirable de Lucrèce, Mors
« coadjuta », la coadjutrice, l'auxiliaire de la vie.

Considérons maintenant, de façon parallèle et symétrique, l'amour


adulte.
Dans la mesure où il conserve en lui, avec leurs exigences primi-
tives, les incitations germinales (qui sont celles du « génito-plasma »,

(1) Une fable, qui avait cours dans l'Antiquité gréco-latine, et dont l'inspiration sado-
masochiste ne semble pas douteuse, essayait d'expliquer l'hermaphrodismepar l'embrassement
brutal et trop poussé de deux amants qui se sont, pour ainsi dire, encastrés l'un dans l'autre,
reconstituant ainsi à quelque degré, par un mouvement inverse, l'androgyne primitif du mythe
platonicien.
LE PRE-INCONSCIENT ET LA PSYCHOLOGIE AMOUREUSE 545

dont le «somato-plasma » est porteur), on s'aperçoit qu'il ne réserve


à Chronos, à Éros et à Thanatos lui-même (en tant que coadjuteur de la
vie) aucune satisfaction complète.
L'inconscient libidinal apporte avec lui, sans doute, une promesse
d'éternité : mais c'est une duperie pour l'individu qui, par l'amour,
se prolonge en autrui et pour autrui, non en lui-même et pour lui-même.
L'union des corps, d'autre part, se limite à une « intromission »,
une compénétration restreinte, liminaire et vestibulaire : l'acte charnel
est — à l'image du vagin — une impasse.
Enfin Thanatos, lui aussi, joue et perd : sans doute, le sado-maso-
chiste peut dévorer le partenaire, le supplicier et le tuer de mille
façons ; mais il échoue, en dépit de son effort exaspéré, à fondre ou
à briser les corps pour mélanger les âmes.

Si, en amour, le psychologique a, pour ainsi dire, le mimétisme du


physiologique, et si, par une transposition vaine et douloureuse, il
tend à se modeler, chez l'adulte, sur le patron de l'amour cellulaire,
n'est-il pas naturel que cet obscur regret d'un « paradis terrestre », à
jamais perdu, induise l'imagination humaine à se tourner vers un
« paradis céleste », où l'Amour puisse enfin trouver une satisfaction
complète — et portée à l'infini ?
Dans les religions d'amour, on note précisément un même souci
d'éternité, un même besoin d'union intime et parfaite, une exigence
analogue d'épreuve douloureuse et volontiers sanglante. C'est, en
effet — chose singulière en apparence — le côté sado-masochiste,
ennobli et devenu sacré, que les religions d'amour retiennent électi-
vement pour la constitution de leur dogme et surtout de leurs rites :
car il est la « voie », le moyen, à vrai dire le seul concevable, permet-
tant à l'amour d'effondrer les limites de l'être individuel et d'assurer,
au prix d'une douleur mêlée de joie, cette « union » mystique « dans
le sein de Dieu » qui définit le bonheur du Paradis. « Mangez et buvez :
ceci est mon corps ! Ceci est mon sang ! » Je me suis toujours étonné
que Pascal, voulant montrer l'accord profond du christianisme avec
les lois et les aspirations de la nature humaine, ait négligé l'argument
de la « Sainte Communion », si manifestement conforme aux exigences
d'un amour extrême. Le « Saint Sacrifice de la Messe » évoque, d'autre
part, la « passion », le supplice divin, consenti, recherché par amour
des hommes, et poursuivi, au comble de la douleur physique et de
l'humiliation, jusqu'à la mort. Et la « transverbération », infiniment
PSYCHANALYSE 35
546 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

délicieuse et douloureuse, de sainte Thérèse par une « verge d'or »


où pointe une goutte de « feu », achève de prouver que, sur la terre
comme au ciel — et quel que soit son degré d'épuration raffinée ou de
matérialité grossière — l'amour garde un même fond structurel : il a
été conçu par la nature selon un plan unique. Un même geste d'étreinte
et de fusion intime se continue depuis l'amour initial des cellules
jusqu'à l'amour suprême du Créateur (1).

Au total si, dans ce « milieu des choses » où l'amour humain évolue,


il est en partie déçu, l'amour peut trouver une satisfaction plus complète
aux deux échelons extrêmes de la vie physique et morale, soit dans
l'infiniment petit, ou plutôt l'infinitésimal, du monde cellulaire, soit
dans l'infiniment grand du monde mystique et de l'au-delà.

En terminant cet article, d'inspiration physio-psychologique, il


nous paraît intéressant de souligner, à des niveaux plus ou moins
élevés de l'évolution somato-psychique, les trois processus suivants :
1° Au niveau supérieur : le passage à l'absolu.
L'hommer indifférent aux réussites de la vie cellulaire dont sa
sensibilité ne retire aucune joie, et, en outre, quelque peu déçu par
l'amour dans le monde relatif de sa vie consciente, cherche une compen-
sation sublime (forme supérieure de la « sublimation ») dans un processus
qu'on peut appeler le « passage à l'absolu », puisqu'il consiste à projeter
les aspirations unitives de l'amour dans l'éternel, l'infini, le Divin ;
2° Au niveau moyen (qui va du physiologique au psychologique) :
processus de l'émergence.
Les impressions d'éternité, d'ambivalence et l'aspiration unitive,
élastique ou dévorante, qui montent de l'inconscient vers le conscient,
ne peuvent relever d'un processus de « défoulement ». Et cela pour
la bonne raison qu'il n'y a pas eu de refoulement préalable. L'incons-
cient ne se borne pas à restituer au conscient des impressions refoulées
et plus ou moins déformées, il lui adresse aussi des messages qui,
venant des profondeurs de l'être, ne peuvent suivre qu'une voie ascen-
dante, une voie à « sens unique » : ce sont, dirions-nous volontiers,
des émergences (et non des défoulements, des résurgences). Ces impres-
sions ne surgissent pas, comme après refoulement, sous une forme

(1) « Du haut de son calvaire, il tentait sur le monde une étreinte infinie », L. VEUILLOT.
LE PRÉ-INCONSCIENT ET LA PSYCHOLOGIE AMOUREUSE 547

plus ou moins camouflée, déguisée, travestie, mais sous une forme


neuve et directe, non « méconnaissable » mais « inconnue », mystérieuse,
ineffable et qui peut sembler venir d'en haut, alors que son origine,
en réalité, plonge et se perd dans la nuit du monde organique.
3° Au niveau inférieur : le pré-inconscient.
Il nous paraît plausible d'envisager, dans l'acheminement du dyna-
misme organique vers le dynamisme psychique, une étape liminaire
qu'on peut appeler le pré-inconscient, de même que Freud a distingué,
entre l'inconscient et le conscient, le « préconscient ».
Dans quelle mesure le pré-inconscient est-il un phénomène psy-
chique ? Est-ce que, par exemple, un état psychique correspond, si
élémentaire soit-il, au tropisme convergent des gamètes ? Il serait
hasardeux, croyons-nous, de l'affirmer, tandis que l'inconscient de
Freud est considéré par lui et la plupart des auteurs comme un état
psychique.
Ce qu'on peut dire, c'est que, dans la vie organique et au seuil de
la vie psychique, non seulement s'élaborent les instincts qui dirigent
notre conduite, mais encore se « préfigurent » des impressions sensitives,
des réactions motrices et des notions intellectuelles (par exemple les
suggestions diverses de Chronos, Éros et Thanatos, ou des récits comme
le Mythe platonicien), bref des émergences qui comportent — en
même temps qu'une orientation — une forme, un schéma d'action
et d'idéation, un « dessein » et un « dessin » (au double sens de ce mot
qui, malgré sa double orthographe, relève d'une seule étymologie) (1).

(1) Le pré-inconscient ne se confond pas avec l'inconscient physiologique ou organique :


il n'en est qu'une partie, la zone marginale, située aux frontières de la vie psychique incons-
ciente où il peut déborder en se prolongeant par une sorte d'induction somato-psychique.
L'inconscient de Freud correspond à la vie de l'esprit dans la mesure où elle passe inaperçue
de la conscience claire ; le pré-inconscient correspond à la vie du corps, à l'activité organique
dans la mesure où elle peut transmettre vers la vie psychique, non seulement des dispositions
affectives, mais encore des incitations plus précises, qui deviennent des gestes, des images, des
idées. — Le pré-inconscient ne se confond pas non plus avec l'archétype de Jung, représentation
mentale privilégiée et typique, faisant partie du patrimoine de la pensée humaine, et qui appa-
raît, dans l'esprit individuel, non comme une " émergence » de l'activité physiologique, mais
comme la " reviviscence » d'un état d'âme ancestral et général, recélé dans « l'inconscient
collectif ».
Note clinique
sur un état d'anxiété
après blessures de guerre
par Y. ROUMAJON (Paris)

A la suite de la publication de l'Essai sur la peur, de M. Nacht, et


pour apporter un élément d'information à l'appui des théories qu'il
expose concernant les liens entre l'agressivité et l'angoisse, il nous a
paru intéressant de vous rapporter en détail l'observation d'un sujet
qui a présenté, à la suite de graves blessures de guerre, des phénomènes
dont nous allons vous parler.
Il s'agit d'un homme de 37 ans 1/2, officier, qui fut grièvement
blessé, le 21 juillet 1952, alors qu'il effectuait un séjour en Indochine.
Ce sujet ne présente rien de particulier dans ses antécédents,
tant psychologiques que somatiques, en dehors de deux épisodes sur
lesquels nous reviendrons plus tard. De formation universitaire, il béné-
ficie, en outre, d'une certaine culture psychologique et psychanalytique.
Lors des faits rappelés, il se trouvait en Indochine pour un deuxième
séjour, ayant déjà passé dans ce pays un an, période pendant laquelle
il avait contracté une amibiase.
Vers le début de juin 1952, il se plaignait de fatigue, souffrait de
nombreux troubles digestifs qui amenèrent le médecin traitant à
conseiller une nouvelle cure d'émétine, qui fut pratiquée à l'hôpital
Grall, à Saigon.
En raison de l'asthénie entraînée, aussi bien par un séjour de
vingt mois que par les effets de l'émétine, le malade fut envoyé au
repos sur une plage au bord de la mer de Chine.
Huit jours après son arrivée, le Centre de Convalescence dans
lequel il se trouvait était attaqué par un groupe de Viet-Minh qui
massacrèrent toutes les personnes présentes, laissant sur le terrain
23 morts et 25 blessés.
ETAT D ANXIETE APRES BLESSURES DE GUERRE 549

L'attaque eut lieu dans les circonstances suivantes :


Tous les membres du Centre étaient rassemblés, pour le repas du
soir, dans une petite villa assez isolée en bordure de mer. Il faisait
nuit, et le service venait de commencer, lorsqu'un coup de feu et
l'éclatement d'une grenade signalèrent le début de l'attaque.
Notre patient, essayant alors de sortir de la maison, se rendit
compte que celle-ci était cernée, et qu'il était impossible de fuir. En
effet, un homme armé d'une mitraillette interdisait toute issue par
le seul escalier utilisable. Il n'existait aucune arme dans la maison,
et notre patient effectua alors la seule manoeuvre possible en pareil
cas, c'est-à-dire se coucher dans le but d'éviter les éclats de grenades.
Il s'allongea donc sur la terrasse en compagnie d'un autre officier
et de 4 enfants, qu'ils essayèrent tous deux de calmer tant bien
que mal.
Le massacre à l'intérieur de la maison ayant pris fin, les assaillants,
évacuant les lieux, aperçurent ce groupe allongé par terre, et tirèrent
alors dessus à la mitraillette jusqu'à ce que tout le monde ait cessé de
remuer. Ils s'approchèrent ensuite des corps, et notre sujet ayant bougé,
reçut, à cette occasion, un coup de poignard dans le sommet de l'hémi-
thorax droit.
Les assaillants se retirèrent alors et les secours arrivèrent rapidement.
Il faut noter cependant que dans toute cette période, notre patient
n'a, à aucun moment, perdu connaissance et qu'il s'est parfaitement
rendu compte de l'évolution des événements. Il n'y eut pas d'angoisse,
mais au contraire une certitude tranquille de se tirer d'affaire, assez
paradoxale d'ailleurs si l'on songe à la situation apparemment déses-
pérée. Seule une fracture du fémur devait entraîner une douleur atroce,
mais le blessé put ne pas crier. Il put même continuer à se taire et à ne
pas bouger jusqu'à ce que les agresseurs l'ayant déplacé pour le déva-
liser, il dut ébaucher le geste qui motiva le coup de poignard dont nous
avons parlé.
Il fut ensuite évacué sur l'hôpital du lieu dans une ambulance
qui contenait d'autres blessés graves et deux femmes avec lesquels il
parla un peu, se sachant lui-même blessé, mais ignorant, malgré tout,
l'étendue exacte de ses blessures.
D'après les renseignements qui nous ont été fournis par l'obser-
vation, il faut noter qu'à son entrée à l'hôpital, où le réconfort affectif
fut immédiat, le blessé étant lié d'amitié tant avec l'infirmière de garde
qu'avec le chirurgien qui devait l'opérer quelques instants plus tard,
le sujet était dans un état de shock très grave, la tension artérielle
550 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE.

était :maxima, 5 ; minima, imprenable. Lorsqu'il fut transporté en


salle d'opération, la maxima était 3 ; la minima, imprenable, malgré
une transfusion qui avait été commencée peu après l'arrivée. Enfin,
en cours d'intervention, lors d'une laparotomie exploratrice entraînée
par la découverte d'un péritonisme marqué, la tension devait tomber
à o et entraîner une réanimation, avec transfusion de 2 litres 1/2.
Novocaïne intraveineuse, phénergan et toni-cardiaques divers.
Le blessé devait reprendre conscience dans la nuit, puis s'endormir
et passer, de son propre avis, une assez bonne nuit (alors même que le
chirurgien traitant considérait qu'il ne devait pas survivre).
Les quarante-huit heures qui suivirent cet attentat ne comportent
rien de particulier à signaler, et se sont déroulées comme toute suite
opératoire normale, à la suite d'un tel traumatisme.
Ces événements ayant eu heu un lundi soir, les journées du mardi
et du mercredi furent donc parfaitement tranquilles. La tension remonta
un peu. Le malade très entouré reprenait très vite des forces, malgré
des conditions matérielles relativement défavorables.
Lorsque, le jeudi matin, au réveil, se déclencha, tout d'un coup,
un épisode d'anxiété paroxystique qui devait durer jusqu'au samedi.
Tenaillé par une peur panique, le blessé, immobilisé, dit lui-même
avoir ressenti alors une angoisse intense de tous les instants, incoercible,
entraînant une sorte de mentisme qui le poussait à imaginer, avec
une intensité qu'il disait considérable, des scènes d'horreur dans le
cadre des bâtiments de l'hôpital. Le moindre bruit était prétexte à
un renouveau d'angoisse. C'est ainsi, par exemple, que vers midi, se
déclencha une crise particulièrement aiguë, provoquée par des chocs
métalliques qu'il croyait être le bruit d'armes, et plus spécialementde
grenades, alors qu'en réalité, il ne s'agissait que d'une partie de boules,
jouée par quelques malades dans la cour.
Pour préciser l'état d'esprit de notre patient, il convient de dire
dans quelle situation il se trouvait. Il était alors immobilisé, en position
semi-assise, la jambe droite sur une attelle de Beckel, et son ht se
trouvait, tant en raison de l'encombrement, que pour lui assurer un
confort relativement meilleur, dans un bureau isolé, et dont les jalousies
fermées donnaient directement sur l'entrée de l'hôpital. Il n'avait pas
de sonnette à sa disposition et devait compter uniquement sur la
présence intermittente d'une infirmière, dévouée sans doute, mais
qui avait évidemment bien d'autres charges dans l'hôpital.
Avec la nuit tombée, les terreurs vont redoublant. L'arrivée d'un
camion de troupe venue assurer la garde de l'hôpital, et débarquant
ETAT D ANXIETE APRES BLESSURES DE GUERRE 551

juste sous sa fenêtre, devait mettre un comble à cette agitation qui ne


fut alors calmée que par deux ampoules de dolosal.
La nuit ne fut bonne que très brièvement, malgré les piqûres, et
dès l'aube le blessé réveillé voyait renaître ses terreurs.
C'est alors que, subitement, se place un fait qui nous a semblé
des plus intéressants à rapporter. En effet, spontanément, se pré-
senta dans son cerveau en pleine panique un phantasme au cours
duquel le sujet revivait l'attaque des jours précédents, mais en se
trouvant, cette fois-ci, muni d'un fusil mitrailleur de récent modèle.
Au cours de cette rêverie, apparue spontanément, nous le répétons,
il imaginait tirer sur l'homme qu'il avait vu au pied de Pescalier, et le
tuer. Il était lui-même blessé, et la mémoration des faits redevenait
normale. A sa grande stupéfaction, l'apparition de ce phantasme, au
milieu du tableau de panique qui était en réalité celui de notre malade,
fit diminuer considérablement l'angoisse qui était sienne depuis la
veille, à tel point qu'il put, comme on dit communément, « reprendre
ses esprits » et avoir une conversation sur ce sujet avec son infirmière.
Dans l'après-midi du même jour les terreurs reprenant, il imagina
alors de reproduire cette fois-ci volontairement et lucidement le phan-
tasme du matin, en le modifiant et en tuant cette fois-ci plusieurs des
assaillants, toujours muni de son arme perfectionnée.
Cette rêverie, cette fois-ci éveillée et volontaire, amena le même
effet sédatif que la rêverie spontanée du matin. Cet effet se prolongea
jusqu'au début de la soirée. Mais les premières heures de la nuit rame-
nèrent les terreurs qui furent, une fois de plus, dissipées par le même
mécanisme. La nuit ne fut cependant possible encore une fois qu'à
l'aide d'opiacés.
Entre temps, l'état général s'améliorait un peu, mais le samedi
matin, l'état d'anxiété était encore perceptible, simplement d'ailleurs
traduit par une sorte de nervosité liée au désir qu'avait le malade d'être
transporté à Saigon dans les meilleurs délais, car il continuait à ne
pas se sentir en sécurité dans cet hôpital — ce qui était d'ailleurs une
opinion parfaitement justifiée.
Pour la quatrième fois, dans le milieu de la matinée, notre blessé
fit de nouveau appel à son phantasme compensateur avec le même
succès.
Une grosse amélioration dans son état psychique fut entraînée
par le fait que, grâce à son meilleur état physique, il put dans la journée
être amené sur une vedette rapide jusqu'à Saigon. Il dit lui-même
avoir ressenti un soulagement énorme du fait de ne plus être dans
552 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

cette petite chambre où il se sentait par trop immobilisé, et où il ima-


ginait sans cesse que la moindre grenade jetée de l'extérieur de l'hô-
pital serait venue immanquablement tomber sur lui sans même qu'il
ait pu se jeter au bas de son lit pour éviter les éclats.
A Saïgon, il est hospitalisé au Service de Chirurgie Officiers de
l'hôpital Le Flem où, conformément aux règles traditionnelles, on
décida de lui stopper immédiatementtout calmant autre qu'un comprimé
de 10 centigrammes de gardénal qui lui fut généreusement administré
avec l'espoir qu'il passerait une bonne nuit.
La fatigue du transport (trois heures de vedette rapide sur la
rivière), le réveil des douleurs dû aux transbordements divers, entraî-
nèrent une nuit assez agitée, et vers II heures du soir, un réveil des
terreurs qui avaient régné pendant les trois jours précédents. Il fut,
cette fois-ci, incapable de les maîtriser et ne dut une fin de nuit correcte
qu'à une nouvelle injection de dolosal.
Pendant les jours suivants, la meilleure installation, l'impression
bien plus grande de sécurité due aux faits que l'hôpital était entouré
de murs élevés, que sa chambre était au premier étage, que des infir-
miers et des infirmières étaient en permanence capables de répondre
à l'appel de sa sonnette, amenèrent une rapide sédation de cet état
anxieux.
Cependant, les troubles reprirent, sans cause apparente, par bouf-
fées, de façon beaucoup plus discrète et furent chaque fois calmés
spontanément par le malade, grâce au même subterfuge, qui consistait,
comme nous l'avons dit plus haut, à réimaginer la scène du massacre
en intervertissant les rôles. Cependant le fond d'anxiété restait impor-
tant, bien que dominé. C'est ainsi que, trois semaines plus tard,
une nouvelle bouffée d'agitation fut déclenchée par trois brèves
explosions comparables à des coups de feu et qui étaient en réalité
produites par un camion à la carburation incertaine. Cette nouvelle
bouffée d'anxiété ne put être calmée que par la présence de l'infirmière
et une nouvelle injection d'un sédatif barbiturique. Le sommeil était
toujours aussi difficile à obtenir et aussi léger, malgré les hypnotiques.
Le retour en France aurait dû normalement amener, dès le départ
du port de Saïgon, la cessation des bouffées anxieuses. Or, il n'en fut
rien, l'anxiété s'étant alors déplacée et le malade ayant gardé pendant
toute la traversée un certain fond d'angoisse, toujours liée à l'impossi-
bilité absolue où il était de faire quelque mouvement que ce soit,
puisque, pour assurer son transport, on l'avait immobilisé dans un
pelvipedieux qui lui interdisait tout déplacement même minime.
ÉTAT D'ANXIÉTÉ APRÈS BLESSURES DE GUERRE 553

La traversée ne put pas être assurée sans soporifiques qui furent


administrés pratiquement tous les soirs, sauf trois, l'anxiété renaissant
chaque fois avec la tombée du jour.
Dès l'arrivée à Marseille, le tableau change et, après hospitalisation
du blessé au Val-de-Grâce, il n'y aura plus à noter que trois bouffées
survenues à trois semaines d'intervalle l'une de l'autre, sans explica-
tion valable, sans qu'on ait pu trouver une cause d'aucun ordre à leur
apparition, sauf peut-être pour la dernière qui fut précédée dans la
journée par une infiltration à la novocaïne mal tolérée par le blessé.
Si, en apparence, l'état était redevenu normal, il n'en était pas de
même dans le fond, puisque le sujet restait subanxieux, réagissant
très vivement à toutes les émotions, continuant à craindre la chute du
jour, ayant beaucoup de mal à s'endormir, voire parfois à dormir. Il
faudra pratiquement attendre dix mois pour que le sommeil revienne
normalement, ce qui aura lieu de façon assez soudaine au premier jour
d'une agréable convalescence.
Il y a dans l'histoire de cet homme un autre fait notable et qui entre
également dans la ligne des théories de M. Nacht. En effet, en 1944,
lors des événements de la Libération du territoire, notre sujet était
membre d'une organisation de résistance, et fut, comme tel, arrêté
par les Allemands.
Après le siège d'une maison dans laquelle il se trouvait, siège au
cours duquel des coups de feu et des grenades lancées par les troupes
d'occupation firent 3 morts et 21 blessés, notre patient n'avait pas été
blessé lui-même, mais il avait été, à la suite de cette fusillade, arrêté,
expulsé de cette maison à coups de crosse, et, avec un certain nombre
de gens, placé devant un mur dans l'intention évidente d'une fusillade.
Déjà, en cette circonstance, il avait été frappé par l'impression
de calme, disait-il, qui s'était établie en lui alors même qu'il avait la
certitude de mourir. Mais, en la circonstance, les faits avaient démenti
cette assurance puisque l'arrivée d'un officier d'un grade supérieur à
celui qui commandait le peloton de fusillade devait interrompre les
événements et lui sauver la vie. Aussitôt après cette affaire, il participa
au ramassage des blessés et à leur évacuation sur l'hôpital local, puis
se rendit ensuite avec un de ses amis dans un bâtiment dans la cave
duquel séjournaient un groupe d'Allemands, dont de nombreux blessés.
Parlant lui-même couramment l'allemand, il descendit discuter avec
les officiers et les convainquit de se rendre — ce qui n'était d'ailleurs
pas difficile, les troupes n'ayant aucune envie de résister.
Occupé, toute la soirée, ayant bavardé fort avant dans la nuit avec
554 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

son meilleur ami, il n'eut de réaction que le lendemain matin, lorsque


revenant sur les lieux où il avait failli mourir la veille, il assista au
lever des couleurs françaises, ce qui déclencha une crise émotive, brève
mais justifiée.
On notera avec intérêt la différence de réactions entre deux situa-
tions apparemment assez semblables. Alors que dans l'expérience la
plus ancienne, il avait eu, comme dans la seconde, la certitude que
sa dernière heure était arrivée, il avait cependant conservé jusqu'au
bout des possibilités de salut, possibilités qui s'avérèrent par la suite
exactes et il n'y eut pas de réaction anxieuse.
Dans la plus récente, au contraire, il signalait à quel point le fait
d'avoir été désarmé, le fait d'avoir vu la maison entièrement cernée et
d'avoir été, comme il le disait lui-même, pris dans un « fermé de
lapins » devaient par la suite influencer défavorablementson moral et,
joints à l'immobilisationforcée, entraîner ces énormes bouffées anxieuses
que nous venons de décrire. Il aurait sans doute été intéressant d'appro-
fondir plus que nous ne l'avons fait le contenu de cette angoisse, mais
le choc émotif n'est pas encore assez éloigné et notre patient demeure
encore sur ce point suffisamment sensible pour que nous ayons préféré
reprendre cette question un peu plus tard.
Il est spécialement intéressant de constater qu'après le déclen-
chement de ce syndrome anxieux que certains ont appelé « de peur
retardée », un moyen de lutter contre l'angoisse se présenta spontané-
ment à son esprit, sous la forme de ce phantasme de compensation
qui consistait, devant cette situation de victime sans défense, à se
trouver au contraire, en renversant la situation, agresseur à son tour,
et agresseur avec succès, puisqu'il imaginait qu'il tuait celui au moins
des assaillants qu'il avait pu voir avec netteté et qui avait été parti-
culièrement haïssable du fait que, non seulement il tirait, mais encore
interdisait par sa position même toute possibilité de sortie de la maison,
donc de salut.
Les liens qui unissent, selon M. Nacht, l'agressivité à l'angoisse,
apparaissent, nous semble-t-il, très clairement au cours de cette obser-
vation. L'angoisse a été manifestement déclenchée par les circonstances
de l'agression. Dans la première situation en effet, le sujet conserve
ou croit conserver jusqu'au bout une chance de salut, l'agresseur est
très vite infériorisé, tant par l'intervention de l'officier qui arrête la
fusillade que par la situation de fuite où il se trouve du fait de l'avance
alliée. Enfin, le pouvoir de donner des ordres, peu après, à un équi-
valent de l'ennemi agresseur, a dû jouer également un rôle.
ÉTAT D'ANXIÉTÉ APRÈS BLESSURES DE GUERRE 555

Dans la deuxième situation, au contraire, à aucun moment la


balance ne se rétablit. L'agresseur conserve jusqu'au bout toute sa
puissance apparente, et l'anxiété se déclare.
Si elle ne s'est déclenchée que tardivement, nous pensons qu'il
faut voir dans la période de latence les suites du choc très grand, aussi
bien physiologique que psychologique, et la continuation de l'effet
des sédatifs et barbituriques administrés larga manu le soir même et
le lendemain de l'intervention. L'apparition de la bouffée anxieuse
coïncide, en effet, avec la cessation des opiacés, dès qu'une amélio-
ration fut constatée par le chirurgien sur le plan de la douleur. Il
semble alors que la conscience, libérée des toxiques, se soit trouvée
à même de laisser parler ses mécanismes propres. L'angoisse consé-
cutive à cette agression put alors se faire jour. Son intensité fut d'autant
plus grande, qu'en raison de ses blessures, de l'immobilisation plâtrée
qui le privait de l'usage de ses jambes, le malade se sentait particuliè-
rement incapable de toute tentative de salut.
Il est curieux de constater que, spontanément, l'esprit fournit un
mécanisme-de suppression de l'angoisse, en amenant cette rêverie de
compensation qui, en permettant au sujet de devenir à son tour agressif
— au moins sur le plan de la pensée — lui permettait aussi de retourner
la situation et, devenant agresseur, de n'avoir plus alors d'angoisse.
L'utilisation répétée de cette rêverie n'est pas fréquente avec une
telle conscience claire. Mais elle est bien évidemment, nous semble-t-il,
comparable en tous points à ce qui se produit dans les états névrotiques
où l'agression provenant du dehors est ressentie passivement par le
sujet qui ne peut y répondre, soit parce qu'il n'ose pas le faire, soit
parce que son moi insuffisant ne lui permet pas de répondre avec la
même intensité, et se réfugie dans des rêveries compensatoires qui
l'éloignent du réel.
Ce mécanisme mis en évidence par Anna Freud sous le nom
d' « identification à l'agresseur » apparaît à la lueur de cette expérience
d'une clarté très grande et il semble qu'au fond, dans les états aussi
bien névrotiques que psychotiques au début, le sujet réagisse automa-
tiquement à des pulsions agressives venant de l'extérieur, soit par des
rêveries compensatoires, soit par des rites d'annulation qui entraînent
alors, ou un état permanent de fuite devant le réel — ce que nous
voyons dans les névroses graves et dans la schizophrénie — ou l'instal-
lation d'un rituel conjuratoire, comme c'est le cas dans les syndromes
obsessionnels.
LES LIVRES

Drives, Affects, Behavior (Pulsions, Affects, Comportement), édité par Rudolph


M. Loewenstein, M. D. — Comité de Rédaction : Edward L. Bibring, M. D. ;
Anna Freud ; Heinz Harmann, M. D. ; Robert P. Knight, M. D. ; Ernst
Kris, Ph. D. ; Daniel Lagache, M. D., International Universities Press.
Inc. New York, Copyright 1953.
Ce recueil, traitant des pulsions, des affects et du comportement humains,
a été composé par les collègues et amis de Marie Bonaparte, à l'occasion de son
70e anniversaire. Il se divise en trois parties : Théorie en psychanalyse, Contri-
butions cliniques,Psychanalyse appliquée. Ont collaboré à ce volume 24 auteurs,
dont la moitié établis en Amérique, les autres sur le vieux continent.
Ernest Jones, le dernier survivant de la « vieille garde » qui entoura Freud
à ses difficiles débuts, et qui pendant quinze ans présida, avec une rare maî-
trise, l'Association psychanalytique internationale, a bien voulu y faire une
préface où, entre autres, il rappelle le handicap qu'eut à surmonter, en embras-
sant une carrière scientifique, Marie Bonaparte, princesse Georges de Grèce,
du fait même de sa situation sociale. Handicap analogue, dit-il, bien que de
nature opposée, à celui du légendaire poète famélique dans sa mansarde.
Les sept premiers essais traitent de la théorie. Le premier est signé de
Hartmann, Kris et Loewenstein (New York) qui y combattent les préjugés
défavorables à la théorie en psychanalyse. Comme toute science, la psychana-
lyse ne peut se passer d'hypothèses, émanées d'ailleurs de l'observation des
faits, qui servent ensuite à éprouver ces hypothèses mêmes. Ceux qui s'en
défient outre mesure en demeurant dans le terre-à-terre de l'observation,
sans en tirer de conclusions, n'ont pas vraiment l'esprit scientifique. C'est ce
qui fait, par exemple, ajouterons-nous, la faiblesse de l'oeuvre, par ailleurs si
remarquable, d'un Henri Fabre, l'entomologiste qui recueillit pourtant une
telle moisson de faits. Mais, comme l'écrivait Henri Poincaré dans La Science et
l'hypothèse, « un amas de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres
n'est une maison ». Certes, les hypothèses doivent être sans cesse ressoumises
à la vérification des faits. Les unes tiennent, d'autres s'écroulent. On oublie
trop aisément que la rotation de la terre autour du soleil est basée sur l'hypo-
thèse de la gravitation universelle. Cette hypothèse a tenu.
Dans leur remarquable essai, d'une si grande portée, Hartmann, Kris
et Loewenstein montrent la solidité de certaines des théories avancées par
Freud, en particulier de celles concernant les lois qui régissent la pensée
inconsciente, formulées d'abord dans la Science des rêves (1900) et celles
énoncées dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905) sur l'évolution
de la sexualité humaine.
Mais ces premières assises théoriques de la psychanalyse ne doivent pas
empêcher les successeurs de Freud de continuer à bâtir. « Le progrès en théorie
psychanalytique, concluent les auteurs, mène à une intégration meilleure, à
une connexion toujours plus claire entre ses diverses parties. C'est ce trait
LES LIVRES 557

lui-même dans l'évolution de la psychanalyse qui souligne l'interrelation entre


les diverses hypothèses et en particulier avec la « hiérarchie des propositions »
laquelle constitue un élément essentiel dans l'évaluation et l'emploi approprié
de la théorie en psychanalyse. » Un travail d'un niveau si élevé ouvre dignement
ce recueil.
Edith Jacobson (New York) étudie les affects et leur qualité de plaisir-
déplaisir dans le processus de décharge psychique. Elle y met en cause le
principe de Nirvana que, d'après Barbara Law, Freud avait vu comme étant
la tendance, au service du principe de plaisir, à ramener au plus bas niveau
les tensions et les affects.
Il semble que certains états de tension n'engendrent pas de déplaisir ; Freud
lui-même l'avait concédé au sujet de la tension libidinale du plaisir erotique
préliminaire, où le plaisir s'intrique au déplaisir, au désir encore incomplè-
tement assouvi.
Edith Jacobson discute de la validité de l'assumption freudienne des ins-
tincts de mort. Freud en faisait dériver l'agression par retournement de ces
instincts, sous l'influence de la libido narcissique, vers le dehors ; il lui semble,
comme à beaucoup d'autres analystes, que l'agression dériverait plutôt des
instincts de vie.
Elle étudie aussi la modification des affects sous l'influence du principe
de réalité et de la différenciation structurale et montre que le signal qu'est
l'angoisse, cette décharge atténuée de déplaisir, auquel le moi recourt en
présence du danger, qu'il soit extérieur ou intérieur, est un exemple de la
levée temporaire, nécessaire, du principe de plaisir sous la pression de néces-
sités économiques supérieures qui alors le dominent.
Mais il faudrait plus de place que nous n'en avons dans ce compte rendu
pour exposer au lecteur les linéaments d'une étude aussi fouillée en profondeur
de la théorie des instincts, avec les révisions qui y sont proposées.
L'étude de Max Schur (New York) sur le moi dans l'angoisse traite des
éléments physiologiques et psychologiques dans l'angoisse, dont le théâtre
principal devient le moi. L'auteur étudie la maturation des réponses de l'orga-
nisme aux perceptions de danger et les modifications concomitantes du concept
de danger aux diverses phases de l'évolution de l'organisme, puis les régressions
qui peuvent se produire au cours de cette même évolution. Et, en médecin,
Schur cherche à relier certaines réactions corporelles à des formes contrôlées
ou incontrôlées d'angoisse : urticaires, tachycardie ou dyspnée, par exemple.
Il distingue ainsi des angoisses primaires, avec tendance à la somatisation, et
des angoisses secondaires perçues plus électivement par le psychisme, par
le moi.
Puis il discute des théories successives émises par Freud sur l'angoisse,
et il souligne la difficulté à les accorder entre elles.
Les trois essais que nous venons de très succinctement rapporter devraient
être lus avec le plus grand soin et l'attention la plus soutenue pour en dégager
toutes les réflexions qu'ils suggèrent.
L'essai sur la sublimation de Charles Odier (Lausanne) éclaire les idées
de l'auteur sur l'évolution des sublimations à la lumière de l'étude d'un cas.
Il prend comme exemple de cette évolution les petits Cahiers écrits par Marie
Bonaparte enfant, qu'elle signait alors de son petit nom de Mimi et les compare
aux travaux ultérieurs de cette analyste, justement à l'occasion des commentaires
par elle-même de ces petits cahiers. Une tendance analogue à la compréhension
de soi-même se manifestait chez l'enfant avant de s'épanouir chez l'analyste,
mais la première tentative de sublimation de l'enfant sur son mode symbo-
lique cru n'a pas même valeur. Il y fallait la maturité adulte du moi. L'auteur
558 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

en appelle à cet exemple pour justifier son concept de la valorisation, sans


lequel la sublimation avec son importance sociale, esthétique, scientifique, ne
se saurait justement comprendre. On ne saurait aussi pleinement souscrire
à son idée d'un choix librement opéré par le moi, en vue d'une sublimation
« valorisée ». Cette valorisation elle-même doit être déterminée, émaner du
plus profond de l'inconscient.
Daniel Lagache (Paris) fait observer, dans son essai sur le comportement
et l'expérience psychanalytique, que tout le comportement d'un patient fait
partie de son dialogue avec l'analyste, gestes, postures, actes manques, ainsi
que Freud d'ailleurs l'avait déjà indiqué. Mais Lagache pense que la parole
elle-même, le langage, doit être compris dans le concept de comportement.
L'analysé est un tout qu'il convient, de façon uniciste, de considérer.
René Spitz (New York) étudie le rôle de l'agressivité en vue d'établir les
relations objectales. Il montre l'importance des premiers stades de l'agressi-
vité chez l'enfant pour lui permettre de prendre possession du monde extérieur.
Importance qui ne le cède en rien à celle de l'évolution de la libido. L'enfant
a besoin d'être agressif pour vivre, comme d'ailleurs l'homme, et un enfant
privé de ses possibilités d'agression dépérit autant qu'un enfant privé d'amour.
C'est d'ailleurs vers le même objet, la mère d'abord, que ces deux sortes de
pulsions s'orientent, et c'est pourquoi les enfants privés de leur mère, ou d'un
substitut maternel adéquat, point ne prospèrent.
Raymond de Saussure (Genève) tente de hardies spéculations biopsycho-
logiques sur la théorie de la libido. Partant des conceptions de Marie Bonaparte
exposées dans plusieurs de ses travaux, en particulier dans son dernier livre sur
l'évolution de la sexualité féminine, avec sa passivité originelle et sa peur de
l'effraction reproduisant la primitive répulsion à être pénétrée de la cellule,
il discerne dans les vivants deux tendances, celle au pseudopodisme et celle à
l'invagination, toutes deux remontant à la vie primitive de la cellule vivante,
tendances qui, en se compliquant au cours de l'évolution, animeraient l'attitude
ou mâle (convexe) ou femelle (concave) des divers organismes vivants. Il part
dans cette étude de l'amibe qui émet tantôt des pseudopodes, tantôt s'invagine
pour absorber, et poursuit son parallèle du nourrisson jusqu'à l'adulte humain
mâle ou femelle, l'un doué du phallus, l'autre du vagin. Mais, contrairement
à Marie Bonaparte qui voit dans le clitoris féminin un homologue, certes
tronqué, du pénis mâle, avec son activité, Saussure ne croit pas à cette homo-
logation active, ce petit organe ne pouvant être « exhibé », n'urinant, ni n'éja-
culant. On peut objecter que, sans cette tendance active, entremêlée aux
tendances passives, voire masochiques de la femme, l'attitude viriloïde de
certaines clitoridiennes frigides vaginalement ne se saurait expliquer. Mais
l'essai de Raymond de Saussure, avec les vastes perspectives biologiques qu'il
découvre, est des plus suggestifs.
Il propose pour finir un fécond programme de recherche à qui voudrait
s'y consacrer en ce qui touche aux corrélations neuro-physiologiques avec
ce que la psychologie profonde permet de constater dans les diverses modalités
de l'évolution ou mâle ou femelle.
Nous arrivons à présent aux contributions cliniques. D'abord celle de
Jeanne Lampl de Groot (Amsterdam) sur la dépression et l'agression. Elle
y souligne d'abord les différents contenus donnés au terme de dépression
suivant qu'on considère la dépression du point de vue de la psychiatrie ou de
la psychanalyse. Puis elle rappelle les remarquables travaux d'Abraham sur
les régressions que les dépressions comportent, régressions souvent causées
par un traumatisme extérieur, telle une perte de l'objet d'amour. Mais une
prédisposition constitutionnelle doit venir à la rencontre, pour ainsi dire,
LES LIVRES 559

de ce choc extérieur. Puis elle passe à d'importantes observations cliniques


illustrant les rôles respectifs de l'agression et de la dépression dans les états
mélancoliques. L'auteur étudie ensuite l'interdépendance des pulsions eroti-
ques et agressives dans les états mélancoliques.
Comment l'agression se trouve-t-elle parfois empêchée de se manifester?
Sa décharge est-elle interrompue ? Ou une intrication de l'agression avec la
libido s'est-elle produite ? Ou bien une sublimation qui, sous l'influence de
la maturation du moi, peut avoir lieu ? Dans ce contexte l'auteur dit se rallier
au concept de Hartmann, Kris et Loewenstein sur la neutralisation de l'agression,
stade préliminaire à la sublimation de l'agression et constituant un pendant
à la désexualisation de la libido qui permet sa sublimation.
Les notes de Dorothy Burlingham (Londres) sur les problèmes posés par
l'inhibition motrice, en cours de maladie, sont d'un intérêt très grand.
L'auteur étudie d'abord les effets de l'immobilisation forcée des enfants
obligés de subir un traitement orthopédique. Elle montre que, lorsque cette
contrainte est levée, des irruptions agressives excessives se produisent, sans
doute en vertu de l'agression accumulée durant les périodes précédentes d'im-
mobilité impuissante.
Puis elle passe aux immobilisations volontaires, acceptées, des adultes
atteints soit de cardiopathie, soit de tuberculose. Cet état, où la contrainte
externe est remplacée par la contrainte interne en vue de la santé produit des
effets ressemblant à ces rêves où l'on voudrait remuer mais où l'on se sent
paralysé. Une grande tension intérieure accompagne ces états.
D'autres patients vivent des mouvements imaginaires. Mais chez tous,
une fois la liberté rendue aux mouvements, des décharges éruptives de l'agres-
sivité peuvent se produire, tout comme chez les enfants.
Des régressions motrices, tels des tics, peuvent apparaître durant l'immo-
bilisation, chez ces patients. Ce qui peut les aider à supporter leur contrainte,
ce sont aussi des séances de massage, où ils retrouvent passivement les soins
donnés à eux, autrefois, dans leur enfance.
Très intéressante est la partie où l'auteur parle du plaisir, chez de tels
patients, et même chez les gens normaux, à observer le mouvement. Une
identification heureuse avec l'objet mouvant observé a lieu, ce qui rendrait
compte du plaisir ressenti par les enfants à regarder fonctionner leurs jouets
mécaniques, trains, autos, avions, et ajouterai-je, du plaisir éprouvé par les
spectateurs des jeux sportifs et du cinéma.
Phyllis Greenacre (New York) met en relief la terreur respectueuse du
pénis (awe) en relation avec l'envie du pénis, chez les filles. « Awe » est défini,
dans le Oxford Dictionnary, comme « un étonnement plein de solennité et
de révérence, mêlé d'une peur latente, qu'inspire ce qui est sublime et majes-
tueux en essence » ou bien comme « une terreur mêlée de vénération, ainsi
qu'en inspire l'Être divin ».
Phyllis Greenacre fait remarquer que l'envie du pénis et cette terreur
existent en proportion variable suivant les filles, quand elles ont pris cons-
cience de l'organe impressionnant que possède le mâle, et elles pas.
Sans doute la découverte du pénis soit sur un adulte, soit chez un petit
garçon, par la petite fille, implique-t-elle à des degrés divers la terreur sus-
mentionnée, celle-ci devant être autrement grande quand c'est un adulte qui
est vu d'abord, et surtout quand la première observation est d'un pénis adulte
en érection. En particulier, si c'est à l'occasion d'une scène primitive, alors
que les gestes des partenaires sexuels doivent apparaître à l'enfant comme
des actions d'êtres surnaturels, divins.
Phyllis Greenacre illustre ses conceptions par trois cas de femmes et par
560 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

les rêves que celles-ci rapportent en analyse. Sur l'exemple de ces patientes,
elle montre.que la terreur quasi religieuse que la vue du pénis inspire dans
l'enfance peut produire, suivant les tempéraments, ou une soumission respec-
tueuse envers l'objet convoité, ou une agression compétitive mêlée de désirs
actifs de castration.
L'oubli des rêves de Bertram Lewin (New York) nous ramène aux concep-
tions de cet auteur sur « l'écran du rêve » (dream-screen). On sait que Bertram
Lewin pense que les images du rêve se projettent, pour nous tous, comme
sur un écran blanc, lequel serait le souvenir le plus lointain de notre vie, le
sein de notre nourrice, alors que, nourrissons, nous nous endormions sur le
sein qui nous avait dispensé son lait blanc. Il cite, pour illustrer son point
de vue, divers rêves de patients. Pourquoi, lorsque nous ne nous rappelons
que des fragments de rêve, ces blancs qui semblent les séparer ? Ces oublis
apparents eux-mêmes doivent être, non des oublis réels, mais nos ressouve-
nants les plus primitives. Il étudie de ce point de vue les rêves que des patients
écrivent dès le réveil de peur de les oublier, ce qui est d'ailleurs le meilleur
moyen pour inhiber leurs associations ; le papier blanc figurerait alors le
dream-screen, l'équivalent des blancs de l'oubli du rêve.
L'auteur rapporte des rêves où des nuages dissimulent l'image colorée du
rêve, d'autres où le fond du rêve apparaîtrait comme une substance laiteuse,
d'autres où l'image disparaît comme sur un écran que l'on ferait disparaître
en le roulant, et conclut que l'oubli du rêve n'est pas qu'un acte négatif, mais
un ressouvenir positif de la première mémoire de notre enfance, le sein
maternel.
On pourrait lui demander ce qu'il advient, d'après lui, de cet « écran du
rêve » chez les rêveurs — de plus en plus fréquents de nos jours — qui ne
furent nourris qu'au biberon — et aussi de quelle couleur doit être l' « écran
du rêve » chez les Noirs ?
Les « états frontières » (Borderline states) de Robert Knight (Stockbridge,
Mass.) sont une étude psychiatrique très suggestive des formes cliniques
frisant la psychose mais qui seraient encore accessibles à une thérapie analytique.
Il étudie les divers criteria diagnostiques de psychose : le plus ou moins
de contact avec la réalité, et, plus spécialement du point de vue de la psycha-
nalyse, les stades où aurait régressé la libido. L'affaiblissement plus ou moins
grand du moi et de ses défenses doit aussi être pris en considération. Plus
le moi est affaibli, plus les chances de thérapie psychologique sont minimes.
On ne saurait d'emblée soumettre de tels cas à l'analyse. Une psychothé-
rapie orientée peut avoir quelque succès, avec pour objectifs la conservation
et le renforcement des mécanismes de défense du moi encore existants, forma-
tion parfois névrotique permettant, au maximum possible, une meilleure
adaptation du moi à la réalité.
L'essai sur les « pulsions instinctuelles et les perceptions intersensorielles
durant l'analyse » de Felix Deutsch (Boston) est une intéressante contribution
à l'étude des répercussions somatiques des processus psychiques. Une évo-
cation auditive, par exemple, peut se produire à l'occasion d'une perception
visuelle, une lumière peut rappeler un son, un fruit, une odeur, un contact
ou inversement. On pense à ce point au célèbre sonnet de Mallarmé.
Ces observations semblent à Félix Deutsch un écho de la fusion primitive
qui doit exister aux premiers temps de la vie entre les diverses perceptions
sensorielles.
L'un des patients dont le cas est cité avait des sensations visuelles quand
il évoquait des objets d'amour féminins primitifs, sa mère en particulier, des
sensations auditives et olfactives lorsque se présentaient des souvenirs bisexuels
LES LIVRES 561

et qu'il éprouvait des tendances passives avec l'un ou l'autre sexe, tandis que
des sensations coenesthésiques préludaient chez lui à des identifications à des
objets masculins.
En conclusion, Félix Deutsch considère que les seuils respectifs des percep-
tions sensorielles, quand ils sont troublés, peuvent se stabiliser durant l'analyse,
que leurs relations intermodales se réajustent, que les régressions qui y prési-
daient sont levées. Le moi les a alors librement à son service. Un patient,
après sa cure, devrait pouvoir dire sans mélange : « A présent j'entends, je vois,
je sens et me puis mouvoir de mon propre gré. »
Une séance analytique d'un cas d'homosexualité mâle de Henri Flournoy
(Genève) nous présente un homme oscillant entre l'homo et l'hétéro-sexualité.
Il y rapporte des rêves illustrant le passage de la première attitude à la seconde,
et les fluctuations correspondantes des transferts positif ou négatif envers
l'analyste homme, amenant enfin la réactivation favorable du complexe d'OEdipe.
Henri Flournoy passe ensuite en revue les conceptions de l'homosexualité
suivant divers auteurs. Il rappelle les principales divisions de l'homosexualité :
organo-hormonale, perverse ou névrotique. C'est la troisième espèce d'ho-
mosexuels seule qui, sous l'aiguillon de la souffrance, vient à l'analyse, les deux
premières se satisfaisant de leur sort, quelque difficulté sociale que leur parti-
cularité sexuelle leur apporte.
Puis, après avoir passé en revue des cas de Vinchon et Nacht, de Nunberg,
de Wulff et de Lagache, Flournoy rappelle les conceptions de Freud sur l'homo-
sexualité mâle et sa sublimation. « A la lumière de la psychanalyse, écrivait
Freud, nous avons coutume de regarder les sentiments sociaux comme des
sublimations de l'attitude homosexuelle réelle. Chez l'homme resté homo-
sexuel, mais possédant encore une importante activité sociale, le détachement
de la pulsion homosexuelle envers l'objet ne s'est pas tout à fait accompli. »
Enfin l'auteur, en une courte excursion dans l'Antiquité, rappelle les
contributions à la civilisation d'homosexuels tels que Platon, sur lequel il cite
l'essai si suggestif de Kelsen, et Socrate, chez lesquels d'ailleurs les tendances
homosexuelles actives, manifestes ou inhibées, étaient au service de leur besoin
de dominer.
Le Paul de Marc Schlumberger (Paris) est un récit poignant, tant du
point de vue clinique que littéraire. C'est l'histoire d'un jeune homme de 20 ans,
soigné pour énurésie et comportement social anormal dans un centre de réédu-
cation. Il subissait de plus de fréquentes attaques d'allure épileptique avec
perte de conscience, presque toujours dans la salle de bains. L'auteur vit ce
jeune homme 10 fois et put recueillir un matériel important ; il nous rapporte
ici les associations et les rêves de son patient, dont le dernier, lors de la dernière
séance, se terminant ainsi : « Je suis à la maison, j'écoute à la radio l'hymne
Venez à moi (Abide with me) qui vient du temple » (Paul était fils d'un pasteur).
« C'est ma mère qui chante. Je pleure. Ma mère arrive et dit : « Qu'as-tu ?
« N'as-tu pas vu ? » Je réplique : « Ce n'est pas ça du tout. C'est l'hymne qui
« me fait pleurer. » Il semblait ravi de son rêve, qu'il disait préférer à tous ceux
qu'il avait eus jusqu'à ce jour.
Trois jours plus tard, Paul était trouvé mort dans son bain. A l'autopsie,
on constata qu'il n'avait été ni noyé ni asphyxié. Le coeur était certes trop
gros, mais le médecin lui-même qui effectua l'autopsie émit l'hypothèse,
comme cause de la mort, d'un « désir de mourir », sous-tendant une défaillance
cardiaque.
L'auteur alors projette des clartés analytiques sur le cas de Paul, très
oedipiennement fixé à sa mère. Il nous relate l'esquisse d'un récit que Paul
à ce moment projetait d'écrire : Le garde de nuit ou La guérison impériale, où
PSYCHANALYSE 36
562 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

le héros, le jeune Esdric, sauvait son pseudo-frère d'un danger mortel, puis
le faisait sacrer empereur. Schlumberger y voit le retournement d'une rivalité
oedipienne tenace avec désir de parricide. Paul devait obtenir le pardon paternel
en acceptant en talion sa propre mort avant de pouvoir rejoindre sa mère dans
la mort, union incestueuse symbolique.
Il rapproche ce cas de celui de Dostoïewsky étudié par Freud, et pense
que, tel le grand romancier russe, Paul devait être affecté d'hystéro-épilepsie,
expression retournée contre lui-même de ses désirs parricides. La valeur
littéraire de cet essai en rend la lecture très attachante.
Des essais de psychanalyse appliquée terminent le volume ; il y est traité
d'éducation, d'anthropologie, de création artistique, d'évolution de l'espèce
humaine.
Anna Freud (Londres) a rédigé pour ce recueil la conférence qu'elle avait
faite à l'Unesco, en 1948, sur les « Techniques psychologiques en matière
d'éducation propres à changer les attitudes mentales affectant la compréhension
des nations entre elles ». Cet essai contient des suggestions relatives à la façon
d'appliquer les principes de la psychanalyse à l'éducation. Ainsi, les connais-
sances que la psychanalyse nous a acquises pourraient seconder une orga-
nisation mondiale qui cherche à éclairer la nature fondamentale des instincts
humains pour les dominer. Car, par l'éducation, une meilleure adaptation
sociale des humains entre eux pourrait peut-être se réaliser.
Certes, cette incursion hors la psychologie et la psychopathologie indivi-
duelles, domaine propre de la psychanalyse, ne saurait fournir de très précises
notions. Mais il est intéressant de s'y hasarder.
Après ce prudent préambule, Anna Freud rappelle à grands traits l'évolu-
tion de l'enfant, de sa libido, de son agression, de ses rapports à ses parents
et éducateurs ; elle souligne les tensions qui en résultent, en particulier de la
répression nécessaire de l'agression. Elle étudie l'ambivalence foncière des
sentiments humains, et le déplacement de la composante agressive, d'abord
dirigée contre les parents, contre l' « étranger ». Elle souligne que ces attitudes
infantiles deviennent exemplaires des attitudes adultes, plus tard.
Mais ces conceptions analytiques ne pénètrent pas aisément le public.
Cependant la guerre, avec les bombardements massifs des villes, amenant
l'évacuation des enfants, la séparation de ceux-ci de leurs familles, a largement
permis d'en vérifier la validité.
En conclusion, l'auteur félicite l'Unesco d'avoir cherché à projeter des
clartés psychologiques sur ce qui trouble l'entente entre les nations. Pour
amener une meilleure entente, il faudrait que des éducateurs avertis enseignent
aux enfants par des méthodes appropriées la tolérance des autres, concitoyens
ou étrangers.
Certes, ajouterai-je, les rivalités économiques n'en demeureraient pas
moins fatales. Mais, du point de vue psychologique, il y aurait peut-être
quelque chose, si peu que ce puisse encore être, à gagner.
Greta Bibring (Cambridge Mass.) étudie le « déclin du complexe d'OEdipe
dans une famille de type matriarcal ». Elle prend pour objet de cet essai ces
familles américaines où la mère joue un rôle prépondérant, et ce qui en résulte
pour les fils.
Dans ce cas, la mère de ces jeunes gens apparaît, dans leur analyse, comme
une figure dominatrice, forte et active, ce qu'elle est d'ailleurs en réalité. Le
père, par contre, est considéré comme doux, aimable, tranquille, peu efficient
mais indulgent.
Dans d'autres cas, bien que capable dans son métier, il laisse la mère régner
à la maison.
LES LIVRES 563

Ces femmes sont souvent frigides et peu satisfaites de leur conjoint.


D'ordinaire, les fils de ces femmes admirent leur mère pour ses capacités,
mais restent passifs. Le père est aimé pour sa douceur, mais avec une certaine
compassion. D'autres fois, la mère dominatrice n'éveille que de la haine et le
père est méprisé pour sa faiblesse.
Dans les cas les plus graves, des régressions importantes peuvent se produire
dans le psychisme de l'enfant qui a peine à retrouver des relations d'amour
vrai à ses parents.
Quoi qu'il en soit, quand la relation oedipienne normale à la mère est
ainsi gravement troublée, les rapports ultérieurs du jeune homme aux femmes
s'en ressentent durablement. Il tendra souvent à éviter les femmes considérées
comme dangereuses, froides et tranchantes, qu'il identifiera à la mère redoutée
de son enfance. Il recherchera plutôt les femmes simples. Il leur préférera
même parfois la compagnie plus rassurante des hommes.
L'essai de Kurt Eissler sur Johann Peter Eckermann trace d'abord à grands
traits la biographie de ce personnage, auteur des fameux Entretiens avec Goethe.
Eckermann (1792-1854) était fils d'un marchand qui, marié deux fois,
avait trois fils et deux filles. Quatre de ceux-ci se contentèrent de situations
médiocres. Johann Peter, le dernier né, accompagnait son père, devenu colpor-
teur, de village en village. A 14 ans, il savait à peine lire et écrire. Très attaché
à son père, il entourait sa mère d'une certaine protective tendresse, lui rappor-
tant les épis qu'il avait pu glaner dans les champs pour qu'elle en fît du pain.
Le jeune garçon aimait les animaux, en particulier les oiseaux.
Un jour, au cours de l'une de leurs tournées, le père et le fils rencontrèrent
un étranger qui s'approcha d'eux et dit : « Est-ce là votre fils ? Eh bien, je puis
vous dire qu'il deviendra quelque chose de grand ! »
Dès lors, le jeune homme qui était un excellent copiste s'adonna au dessin.
Des personnes en vue le remarquent et l'aident à acquérir quelque éducation.
Il s'engage dans l'armée levée contre Napoléon. A cette occasion, il visite les
Pays-Bas et leurs musées. Un tel enthousiasme le saisit qu'il décide de se faire
peintre. Mais il était pauvre et, pour suivre des cours de peinture à Hanovre,
il s'impose, pour gagner cette ville, aucun autre moyen de transport n'étant
à sa portée, vingt-trois heures de marche dans une neige épaisse. A son arrivée,
il se sent si mal qu'il doit bientôt abandonner son projet et recherche un poste
administratif. La littérature l'attire cependant. Il écrit des vers, il découvre
Schiller puis Goethe, lequel, de ce jour, devient son idole, aux pieds de laquelle
il voudrait vivre.
Eckermann allait tenter, tardivement, de suivre les cours d'un collège,
puis de l'Université de Göttingen, sans succès. Une nouvelle crise d'hypo-
condrie le terrassant, il interrompt ces tentatives.
Mais Goethe continue à le fasciner : il écrit deux essais sur son oeuvre,
dont l'un sur les Affinités électives, qu'il espère lui présenter.
Enfin à Weimar, il voit Goethe, alors âgé de 74 ans, qui accueille avec bien-
veillance son jeune adorateur.
Tout envolé dans l'adoration pour son idole, Eckermann s'établit à Weimar,
oublie plus ou moins sa fiancée Johanna Bertram demeurée au loin, et se
consacre tout entier au service de Goethe, auquel on a parfois reproché son
exploitation d'Eckermann, qu'il laissait sans grandes ressources.
Celui-ci ne travaille que pour Goethe et c'est sous son impulsion que furent
achevés Fiction et vérité et Faust.
Quand, en août 1821, Goethe eut mis la dernière main au second Faust,
il dit : « Désormais, ce qui me restera de vie sera un don gratuit et ce que je
ferai sera tout à fait indifférent. » Ce n'est qu'alors qu'Eckermann se décida
584 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

à faire venir Johanna qui l'attendait depuis douze ans et à l'épouser. Mais la
mort même de Goethe, en mars 1832, devait le laisser comme envoûté par la
grande figure aux pieds de laquelle il avait vécu.
Eckermann excellait à s'imposer des tâches rebutantes et au-dessus de ses
forces, comme ce poème qu'on lui avait commandé en l'honneur du roi de
Bavière, qu'il ne put finir, ou ce recueil des poèmes de circonstance adressés
au grand-duc de Weimar pour le jubilé de son accession au trône, qui, perdu,
ne lui valut pas même d'être remarqué ou payé.
La seule oeuvre qu'il réussit à accomplir furent ces Entretiens avec Goethe,
qui lui ont valu justement la reconnaissance de la postérité.
Il fallait ce long préambule biographique avant d'exposer les vues d'Eissler
sur le cas d'Eckermann. Il le considère comme un masochiste moral typique,
mais présentant cette rare particularité : la sublimation de son masochisme
même, de sa passivité homosexuelle envers Goethe, lui valut la réussite litté-
raire et la gloire.
On pourrait ajouter au commentaired'Eissler que l'incontestable et immense
masochisme d'Eckermann reposait sur une large base de névrose compulsion-
nelle. Si son moi se laissait ainsi victimer par les circonstances et par son idole,
s'il s'imposait des tâches qui lui semblaient d'autant plus impérieuses qu'elles
étaient plus rebutantes, c'est qu'un surmoi aussi sadique que son moi était
masochique l'y contraignait.
Et l'on sait que, si la névrose compulsionnelle peut paralyser une vie,
elle peut, dans de rares occurrences, aider à la continuité féconde d'un effort.
Cet essai historique, le plus long du volume avec le suivant, vaut, en plus
de son intérêt psychologique, par sa présentation littéraire, dramatique. Il
se lit comme un roman.
L'étude du prince Pierre de Grèce sur une famille Toda polyandre nous
transporte au sud de l'Inde, parmi cette curieuse petite tribu des Todas, établie
dans les monts Nilgiri, à 2.500 mètres d'altitude, dans un climat enchanteur.
L'auteur nous dit d'abord comment, après avoir complété ses études psy-
chanalytiques à Paris avec le Dr Loewenstein, puis anthropologiques avec
le Pr Malinowski à Londres, il partit aux Indes et y visita plusieurs sociétés
polyandres, outre les Tibétains du Nord de l'Inde, les Todas du Sud. Puis
comment, après la guerre mondiale où il fut rappelé en Grèce, il y retourna
pour un plus long séjour.
Les Todas, cette curieuse petite tribu pastorale, semble malheureusement
en voie de disparition. On a beaucoup spéculé sur leur origine, le prince Pierre
a eu la chance de découvrir dans leurs invocations rituelles, chantées lors de la
traite et du barattage du lait de leurs buffles, plusieurs noms de divinités
sumériennes. L'étude consignée ici se concentre sur une seule famille : le clan
Melgarsh.
Ce clan se compose de deux groupes d'ascendants polyandres, celui des
grands-pères puis celui des pères avec leurs femmes polyandres et 7 enfants
entre o et 14 ans.
L'auteur nous en décrit les membres dont Odzel, la douce et vieille aïeule
et Karnoz, le grand-père chef de famille, meurtrier présumé du chef précé-
dent Ujjar, et Erzigwuf, mariée aux trois frères : Mutnarsh, Kuddhue et
Munbokwutn, l'une des rares femmes qui soient fécondes, les Todas étant
fréquemment affectés de syphilis. Les sept enfants d'Erzigwuf comprennent
quatre fils et deux filles, dont deux paires de jumeaux. Après la description de
leurs demeures et de leurs ressources, l'auteur nous donne une vue de la vie
quotidienne des Todas.
Ainsi nous assistons, dans son récit, à la naissance de la deuxième paire de
LES LIVRES 565

jumeaux d'Erzigwuf, un fils et une fille, puis à leur « baptême », suivant le


rite toda, où l'auteur de cet essai est fait « parrain » du petit garçon, qui reçoit
en son honneur le nom de Peterozn, c'est-à-dire prince Pierre en Toda.
Mais peu de jours plus tard se produit le drame, Erzigwuf, suivant la cou-
tume toda, doit laisser dépérir la petite jumelle; en vain le parrain de Peterozn
s'efforce-t-il de mener l'enfant au médecin local ! La petite fille meurt, et il
nous décrit les larmes de la mère et de toute la tribu ! Hypocrisie ? Sentiment
de culpabilité ? Deuil réel malgré la cruelle et inexorable obligation rituelle ?
Les Todas, nous dit l'auteur, répugnent à conter leurs rêves, si par ailleurs
ils parlent sans peine de leur sexualité. Ils semblent très adonnés à la sexualité,
et s'ils prétendent être peu agressifs, ils n'hésitent pourtant pas à se défaire de
leurs ennemis ou rivaux par le poison, leur méthode habituelle de meurtre.
Ils ont gardé la coutume de l'infanticide des filles, ainsi que le cas de la petite
jumelle de Peterozn l'a montré.
La masturbation infantile est réprimée avec autant de sévérité qu'elle
l'était dans certaines classes sociales occidentales, mais la période de latence
semble plus courte que chez nous.
Les relations prénuptiales sont tolérées. La polyandrie est en majorité
panadelphique. Les femmes ont le droit, avec le consentement des maris,
de prendre en plus un amant.
Les filles Tardharsh (de la moitié supérieure de la tribu) sont déflorées
par un Teivilkh (membre de la moitié inférieure). On retrouve là le tabou de la
virginité étudié par Freud. Cela n'eût-il pas lieu, l'oncle maternel de la mariée
en peut mourir, à moins qu'il ne rase entièrement la tête de sa nièce.
Le complexe d'OEdipe et le complexe de castration chez les Todas furent
plus difficiles à observer. Les cérémonies rituelles auxquelles sont soumis les
jeunes gens semblent toutefois les refléter. L'inceste est sévèrement prohibé,
non seulement entre parents proches, mais encore entre membres du même
clan patriarcal et surtout matriarcal. L'oncle maternel joue chez les Todas un
rôle prépondérant.
Pour quelles raisons, se demande enfin l'auteur, des sociétés sont-elles
polyandres et d'autres pas ? Les polyandres d'autres régions, du Tibet, de
Ceylan, de Malabar, disent que par ce moyen ils évitent la division de l'héri-
tage entre frères, et par là luttent contre des conditions économiques défavo-
rables. Tel ne semble pas le cas aux Nilgiris fertiles, mais l'inertie sociale a
pu perpétuer ici une institution autrefois jugée utile.
D'autre part, des raisons psychologiques semblent aussi à l'oeuvre. Les
polyandres prétendent souvent que leurs institutions sociales sont plus « morales »
que les nôtres, étant plus « altruistes ». Vouloir une femme pour soi tout seul
leur semble égoïste et mal ; ils se vantent d'avoir des sentiments plus fraternels
entre eux que nous.
A côté de la polyandrie, on rencontre d'ailleurs pourtant chez les Todas
des cas isolés de polygynie, voire de monogamie.
L'auteur conclut en indiquant les conditions requises pour une plus pro-
fonde investigation d'une société différente des nôtres : connaissance de la
langue, séjour prolongé parmi ces populations, psychanalyse approfondie de
un ou deux indigènes. Ce sont ces conditions qu'il espère réaliser avec les
Tibétains de l'Himalaya, parmi lesquels il séjourne.
L'essai du regretté Géza Rôheim (New York) nous transporte plus loin
encore, en Australie, et jusqu'en les sphères célestes.
Dans La voie lactée et le sens ésotérique de l'initiation australienne, il montre
comment, suivant d'ailleurs un mécanisme universel, ces peuplades projettent
au ciel leurs propres complexes. La voie lactée est le mystère central de l'initia-
566 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

tion australienne. Elle est censée être le lieu sacré où les garçons la devant subir
résident. Car là serait une terre éternelle où tous ces garçons dorment.
L'auteur rapporte divers mythes originaires des différentes tribus de
l'Australie, parmi lesquelles il séjourna longuement, et il émet l'idée que les
rites de la puberté ont le caractère général de la séparation d'avec la mère.
Si la voie lactée, si éloignée, figure le lieu où les garçons résident, c'est
parce que «l 'homme aspire à ce qui est biologiquement impossible. » Nous
voulons être enfants quand nous sommes adultes, comme nous voulions être
adultes quand nous étions enfants. La voie lactée des mythes australiens
semble dire : « Ce que vous désirez ne pourrait se réaliser qu'en le pays du
Jamais, Jamais. »
Rôheim passe ensuite à des considérations sur la subincision australienne
du pénis. Il pense que cette opération sanglante, effectuée à la puberté, a pour
objectif de faire un vagin symbolique aux garçons et par là de les mettre en
une dépendance quasi féminine par rapport aux pères de la tribu, achevant
par là le détachement de l'amour incestueux envers la mère.
Le dernier essai du volume nous mène non plus loin,dans l'espace, mais
loin dans le temps. L'étude de Hans Lampl (Amsterdam) sur l' « Influence
des facteurs biologiques et psychologiques sur le développement de la période
de latence » est une tentative d'en revenir aux conceptions lamarckiennes sur
l'évolution.
L'auteur pense que les mécanismes psychiques que nous retrouvons régu-
lièrement dans nos enfants ne se sauraient expliquer sans l'hypothèse de
l'adaptation au milieu et de l'hérédité des caractères ainsi acquis.
Certes, dit l'auteur, du point de vue somatique, une telle transmission
de caractères acquis n'a pu être prouvée. Toutes les tentatives des généticiens
dans ce sens ont échoué. Mais le nombre de générations sur lequel expérimenter
était trop court : des siècles, des millénaires sont sans doute nécessaires
pour fixer un mode de comportement acquis sous la pression durable des
circonstances.
Hans Lampl traite en particulier, dans ce contexte, de la période de latence,
cet arrêt dans le développement de la sexualité, propre à l'enfant humain.
Comment la période de latence s'est-elle, dans notre espèce, établie et fixée ?
Et il tente, après Ferenczi et Freud, d'en retrouver l'origine dans l'effet. Sur
nos lointains ancêtres, de la grande période glaciaire que subit la terre. Alors
eût été ralentie la maturation biopsychique des petits des hommes, effet initial
qui, par hérédité acquise, se serait transmis jusqu'à nos jours.
Freud, dans Moïse et le monothéisme, avait de son côté émis l'hypothèse
que le complexe d'OEdipe de nos enfants pourrait émaner d'une sorte de mémoire
phylogénique du parricide initial des frères préhistoriques insurgés contre le
Père primitif.
Mais ne saurait-on rendre compte des faits établis par la psychanalyse
qu'en abandonnant la conception actuelle des mutations brusques, seuls fac-
teurs responsables de la variation des espèces, où seules les mutations favorables
à l'adaptation survivraient ?
Si l'espèce humaine, avec son retardement sexuel permettant un plus
large épanouissement des facultés cérébrales, a conservé la période de latence
— de quelque façon qu'elle se fût constituée — ne peut-on penser que la
sélection ultérieure favorisa ceux qui étaient ainsi faits, aux dépens des autres,
et que ceux-là seuls se sont perpétués ?
Il y aurait là phénomène analogue à la soi-disant adaptation héréditaire
des microbes aux antibiotiques. Si la résistance de certaines souches à la péni-
cilline, par exemple, s'établit, ce doit être bien moins en vertu de l'acquisition
LES LIVRES 567

d'une résistance ensuite héréditaire que du fait de la mort de toutes les formes
faibles qui, par leur disparition, laisseraient le champ libre à la prolifération
des quelques individus nativement plus forts.
De même du complexe d'OEdipe de nos petits garçons, avec leurs aspira-
tions inconscientes à l'élimination du père. Si on le retrouve parmi nous
toujours vivant, de génération en génération, ne peut-on penser que c'est
parce que nous descendons tous d'ancêtres assez hardis pour avoir opéré le
parricide ancestral ? Les plus faibles des fils eussent été tués, éliminés par le
père avant d'avoir pu procréer. Les plus forts, ceux seuls qui osèrent le tuer,
fussent restés maîtres du terrain, et nous auraient engendrés. Ainsi,' de par
cette survie des plus aptes, serions-nous tous restés, dans l'inconscient, des
assassins.
Il ne semble donc pas nécessaire, pour maintenir debout l'édifice de la
psychanalyse, de postuler l'hérédité des caractères acquis. La sélection natu-
relle parmi les diverses mutations y peut suffire. Le néo-darwinisme n'a pas
besoin de rechercher des appuis, pour ce faire, dans le néo-lamarckisme.
Le volume se clôt par une bibliographie des écrits de Marie Bonaparte
et par un index. M. B.

MENG (H.), Herausgeber : Psychologie in der zahnaerztlichen Praxis, Angewandte


zahnaerztliche Psychologie, Medizinischer Verlag Hans Huber, Bern und
Stuttgart, 1952.
Ce livre est le résultat de conférences et de discussions de l'éditeur avec des
dentistes, concernant les possibilités de troubles psychosomatiques dans le
domaine de la pratique dentaire.
Cette étude collective se propose de présenter les connaissances acquises
par la psychologie des profondeurs, dans la mesure où elles peuvent être utiles
à l'activité professionnelle du praticien et lui ouvrir des vues nouvelles.
La bouche se présente comme la première source de plaisir et peut devenir
en conséquence la première zone de fixation de déceptions effectives et de
blessures narcissiques. Elle devient souvent, ainsi que les dents, le siège d'un
déplacement érotique du génital qui lui confie ainsi une signification secondaire.
Ces facteurs confèrent au traitement dentaire une signification qu'on pourrait
qualifier de sexuelle, et une telle situation névrotique entraîne souvent une
négligence partielle ou totale des nécessités d'un traitement dentaire. L'extrac-
tion dentaire peut mobiliser des angoisses de castration chez une certaine
catégorie de malades psychiques. Le fait de ne pas remplacer des dents perdues
peut entraîner des difficultés de contacts sociaux et causer même parfois des
dépressions graves.
Un chapitre spécial est consacré au traitement des enfants chez qui des
interventions douloureuses et mal préparées psychologiquement, provoquent
facilement une peur phobique du dentiste, susceptible de se prolonger pendant
toute la vie du sujet. Le fait de sucer son pouce au delà de la 4e année provoque
souvent une altération morphologique de la mâchoire, exigeant un traitement
dentaire de longue durée. Mais ce traitement risque de devenir inefficace s'il
n'est appuyé par un traitement psychothérapeutique ayant pour but de liquider
ce comportement néfaste et névrotique.
Mais, même chez les adultes, on rencontre des difficultés névrotiques qui
opposent une forte résistance au traitement technique. Le Pr Meng décrit, par
exemple, 4 cas de sujets atteints d'une paradenthose. Ces patients lui furent
envoyés par le dentiste traitant et ce n'est qu'après une psychothérapie adé-
568 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

quate, que le traitement dentaire put être effectué. Le livre attire encore
l'attention sur maints autres facteurs psychiques et psychosomatiques qui
peuvent interférer avec le traitement dans les maladies de leur spécialité.
Un certain nombre d'exemples sont avancés comme preuve de cette affirmation.
Un chapitre relate, de même, maintes superstitions liées aux dents et
tirées du folklore. De telles superstitions ont jusqu'à une date récente influencé
l'art dentaire. Le dernier problème abordé est celui de la structure psycho-
logique souhaitable pour le futur dentiste et des dangers de la déformation
professionnelle.
La valeur de cette publication, la première de son espèce du fait de la
collaboration de dentistes, pédiatres et psychanalystes, est encore augmentée
par un grand nombre d'illustrations. Une bibliographie détaillée permet aux
praticiens intéressés d'étudier plus à fond les problèmes ainsi soulevés, et de
mieux comprendre les réactions psychiques de leurs malades.
F. SALOMON.
MOSER (U.), Psychologie der Arbeitswahl und der Arbeitsstoerungen. Sozial-
psychologie. Tiefenpsychologie. Schicksalspsychologie, Verlag Hans Huber,
Bern und Stuttgart, 1953, 183 pages.
L'auteur se fixe pour tâche de son ouvrage de traiter le problème spécia-
lement de deux points de vue qui, jusqu'ici, n'avaient guère été pris en consi-
dération : le point de vue d'une analyse psychologique du milieu du travail
et le point de vue d'une approche psychanalytique. Dans son analyse psycho-
logique du milieu M. Moser se réfère, dans une large mesure, aux travaux
de Murray. Il essaye de définir les différentes formes du travail et les relations
entre le travailleur et l'univers particulier de son travail. Ce sont donc surtout
des points de vue sociologiques qui lui servent de point de départ pour l'examen
des problèmes psychologiques et individuels qui constitue la partie la plus
importante et la plus originale de son travail.
Le travail est toujours un secteur partiel important de la vie d'un individu.
C'est grâce à lui principalement qu'un individu donné participe à la vie collec-
tive. Et ainsi les rapports entre l'homme et son travail reflètent, dans une certaine
mesure, la structure sociale de l'environnement.
Le choix d'une profession peut être le résultat d'une décision prise librement
suivant les intérêts de l'individu ou indépendamment de sa volonté sous la
pression des conditions économiques et sociales. Dans cette deuxième hypo-
thèse les faillites professionnelles résultant de ce choix forcé peuvent être
aisément surmontées du point de vue psychologique tout au moins par une
réorientation du sujet. M. Moser laisse de côté cet aspect de la question déjà
bien et abondamment traité ailleurs. Il veut se limiter aux vrais échecs dans le
travail et c'est là un problème qui n'a pas encore été étudié sous l'angle
psychanalytique.
Il définit le choix du travail individuel à l'aide de la terminologie de Szondi.
Il parle de l'opératropisme et entend par là la façon dont un individu est attiré
vers un travail ou repoussé par lui par une part de sa structure instinctuelle.
Ainsi il analyse la profession donnée d'un individu comme un conflit névrotique
pour voir : 1° S'il peut y trouver une satisfaction instinctuelle directe ; 2° S'il
s'agit d'une défense contre des besoins instinctuels dangereux pour l'individu ;
3° S'il s'agit d'une réaction du Moi vis-à-vis d'un sentiment inconscient de
culpabilité. Très souvent les rapports entre l'individu et sa profession impliquent
non pas seulement un seul mais souvent deux de ces facteurs et parfois même
les trois. Dans ce dernier cas, le sujet ne donne satisfaction dans aucune pro-
fession, et, si son choix est libre, ne peut se décider. Les conflits inconscients
LES LIVRES 569

vis-à-vis des parents entrent très souvent aussi en ligne de compte et le sujet,
quel que soit son sexe, ne peut par exemple opter pour un rôle masculin ou
pour un rôle féminin. Le mécontentement intérieur se trouve souvent projeté
dans les différentes professions et les différentes conditions du travail et dans
les rapports avec les collègues et les supérieurs. Tout le conflit névrotique
est ainsi transposé dans la vie professionnelle. Une orientation ou une réorien-
tation du point de vue de la prophylaxie de la névrose dans de tels cas doit
donc offrir des possibilités de satisfaction aux besoins instinctuels et contrôler
en même temps ces besoins. A ces conditions uniquement on pourra parler
d'une sublimation par le travail. L'examen d'un échec professionnel doit
être fait à la lumière de ces deux critères : 1° Jusqu'à quel degré le choix du
métier s'est-il fait rationnellement ? 2° Dans quelle mesure des facteurs irra-
tionnels ont-ils joué ? Par rationnellement l'auteur entend : en accord avec
les conditions extérieures, l'intelligence, les dons spécifiques, ainsi que la
personnalité affective du sujet. Plus la motivation intérieure a été soumise à
des complexes, au détriment des facteurs rationnels, plus elle aboutit à l'échec
puisque le moi n'était guère dans la libre détermination. L'auteur nous met
en garde : il ne faut pas faire de l'orientation professionnelle uniquement à
l'aide de la psychanalyse, ce qui équivaudrait à méconnaître la réalité. Toute
la situation du sujet ainsi que les conditions économiques et la psychologie
du travail en général doivent entrer en ligne de compte. Il souligne qu'en pré-
sence d'un échec lié à des difficultés affectives, la réorientation ne peut se faire
qu'avec l'aide de la psychanalyse.
Les difficultés de la vie professionnelle peuvent être de deux ordres :
1° Subjectif et objectif. Subjectif, les difficultés se traduisent par un rendement
inférieur aux capacités innées, dont le sujet a conscience mais qu'il sait cacher
à l'entourage. Il y a naturellement aussi des cas où le sujet ne se rend pas
compte de cette situation. Objectif, il s'agit des difficultés qui aboutissent à
une telle baisse de rendement que le sujet perd nécessairement la place. Tout
le problème se complique encore pour une autre raison : il y a des névroses
qui n'influencent pas la vie professionnelle. Mais dès que nous sommes en
présence d'échecs professionnels sérieux nous pouvons toujours constater une
névrose et tout spécialement des difficultés dans la vie sexuelle. La présence
de problèmes professionnels chez les névrosés semble être liée à 4 facteurs :
1° La nature de la névrose et le stade de sa fixation ; 2° La puissance (force)
du conflit névrotique ; 3° L'importance que le travail assume dans la vie intime
du sujet ; 4° Les conditions objectives de ce travail, que le sujet l'ait choisi
ou qu'il lui ait été imposé. Il faut en outre tenir compte de ce que la réussite
dans son travail est la dernière étape du détachement de ses parents. La fuite
devant les dangers instinctuels dans le travail empêche très souvent l'échec
professionnel direct mais est généralement accompagné d'un fiasco dans les
autres domaines de la vie, surtout dans le domaine sexuel. Car dans ces condi-
tions le travail est surtout une lutte avec ses propres conflits névrotiques et
aboutit très souvent à une « dépression nerveuse consécutive au surmenage ».
Il ne nous est pas possible d'analyser tous les problèmes traités dans ce
livre. Nous aimerions toutefois en signaler encore un, celui de la névrose
d'échec. Les souffrances causées par l'échec, malgré des capacités satisfaisantes
pour la profession donnée, correspondent à une punition pour des désirs ins-
tinctuels défendus. Le sujet paie pour ainsi dire par ses souffrances des fautes
commises ou même imaginaires et il veut neutraliser de cette façon ses senti-
ments de culpabilité. La vraie cause de cet échec est l'instance morale du
surmoi qui s'interpose entre le Ça et le Moi. Indirectement l'échec provoqué
est souvent aussi dirigé vers les parents.
570 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

L'auteur nous donne nombre d'exemples concrets pour illustrer ses consi-
dérations théoriques. Il a consciemment évité de donner une typologie des
difficultés du travail, chaque cas devant être examiné isolément. D'après
ses propres déclarations, M. Moser voulait seulement poser les fondements
d'une orientation professionnelle qui inclut les méthodes psychodiagnostiques
modernes, la psychanalyse et les théories de Szondi. D'après nous, son livre
répond pleinement à cette ambition et ouvre à tous ceux que ces problèmes
intéressent de fécondes perspectives. Notons encore que le livre est accompagné
d'une riche bibliographie. R SALOMON.
DEVEREUX (G.), éditeur, Psychoanalysis and the occult, International Univer-
sities Press, Inc. New York, 1953, 432 pages.
Les études réunies dans cette anthologie traitent du problème de la trans-
mission de la pensée et des rêves prophétiques, envisagé du point de vue
psychanalytique. Elles apportent ainsi une contribution importante à la psycha-
nalyse clinique et théorique. Les auteurs, à deux exceptions près, sont tous
membres d'une des sociétés affiliées à la Société internationale de Psychanalyse.
Trois problèmes y sont abordés : 1) Correspondance entre la pensée du
psychanalyste et de son malade au cours de l'analyse ; 2) Correspondance
entre les pensées du malade et les événements extérieurs à la situation analy-
tique ; 3) Correspondance entre la pensée du psychanalyste et les événements
extérieurs à une situation actuelle de psychanalyse, étudiée par auto-analyse.
L'éditeur de ce livre, M. Devereux, y a réuni presque tous les articles
concernant ces questions, écrits par des psychanalystes, y compris tous les
travaux de Freud lui-même. M. Devereux justifie cette anthologie par le fait
que toutes ces études traitent d'un aspect particulier de la technique psycha-
nalytique : le transfert et le contre-transfert. Les relations interpersonnelles
entre le psychanalyste et son malade pourraient être envisagées, dans un sens
plus larges, comme un des aspects sociologiques des relations humaines.
Comme il ressort de ces travaux, l'attitude des psychanalystes vis-à-vis
de la transmission de pensée est loin d'être homogène. Il nous semble intéressant
de souligner le fait que, jusqu'au moment de la publication de Freud sur sa
théorie de l'instinct de mort, cette attitude a été négative. La position de Freud
même a changé aussi, comme on sait. D'abord opposé à une possibilité de
perception extra-sensorielle, il prit plus tard une attitude plus ouverte à ce
sujet. Il affirmait cependant que même une preuve positive n'entraînerait pas
une révision de l'ensemble de la théorie psychanalytique classique.
Le refus a priori d'envisager le point de vue scientifique dans le problème
de l'occultisme signifierait, d'après M. Hollos, un mécanisme de défense né
d'une sublimation incomplète des désirs et des fantasmes infantiles.
Le désir de posséder des capacités télépathiques est en liaison directe
avec les fantasmes infantiles d'omnipotence et avec la pensée magique qui
n'ont pas encore cédé au principe de réalité. Puisque les malades projettent très
souvent sur le psychanalyste la faculté d'omnipotence et d'omniscience et
même de télépathie, celui-ci a besoin de se protéger lui-même par un scepti-
cisme et une auto-analyse continuels, pour ne pas succomber à cette tentation.
Du point de vue thérapeutique, il est toujours très important de déterminer
pourquoi le malade envisage certains événements ou perceptions comme télé-
pathiques. Très souvent, une forte résistance se cache derrière une telle affir-
mation. Ceci est vrai principalement des rêves prophétiques, comme M. Zulliger
l'a souligné ; de tels rêves trouvent souvent une confirmation dans la réalité
parce que leur contenu manifeste découle de tendances inconscientes qui
LES LIVRES 571
ne se manifestent qu'en dernier lieu par le passage à l'acte. Des hypothèses
télépathiques ne trouvent souvent leur explication qu'après un certain laps
de temps ; le matériel inconscient, nécessaire à leur compréhension, ne trouve
que petit à petit le chemin vers le conscient. Les psychanalystes qui acceptent
la possibilité d'une transmission de la pensée font aux adversaires de leur
position, deux reproches tout différents. Les uns, Hollos et Servadio, parlent
d'une surinterprétation, tandis que les autres, Eisenbund et Gillespie, d'une
sousinterprétation dans la technique analytique. Devereux réfute avec justesse
ces positions de la façon suivante : une surinterprétation ne pourra jamais
être le résultat d'un trop grand scepticisme vis-à-vis des perceptions occultes
mais d'une mauvaise technique, découlant d'un besoin névrotique du psycha-
nalyste. Et ce n'est pas l'acceptation de la thèse télépathique qui pourrait y
remédier mais seulement une nouvelle tranche d'analyse d'un pareil praticien.
A ceux qui reprochent une sousinterprétation, on peut rétorquer que même
dans l'hypothèse de l'existence d'une perception extra-sensorielle, les mêmes
matériaux reviendront à la surface à un autre moment et sous une autre forme,
pourvu qu'on ait employé une technique analytique correcte. La perte de temps
qu'une telle attitude risquerait d'occasionner est largement compensée par
l'efficacité thérapeutique plus grande qui en résulte. Et on évite aussi le danger
d'une interprétation erronée.
Toutes ces études confirment, sans discussion aucune, les vues de Freud
selon lesquelles la technique analytique pour les contenus latents des phéno-
mènes occultes ne diffère en rien de celle employée dans les rêves ou dans
tout autre matériel analytique. Et il ne faut pas oublier que le malade progresse
toujours dans la voie de la maturation affective et de l'adaptation à la réalité
en constatant le fait que la transmission des pensées peut être expliquée par
les processus mêmes qui interviennent dans la compréhension de n'importe
quel autre matériel inconscient. Une analyse approfondie du contenu des
messages télépathiques est souvent profitable pour une compréhension plus
poussée de la structure de l'inconscient du sujet. Le contenu des perceptions
télépathiques est souvent de nature sadique et paranoïde, confirmant l'opinion
générale que les messages occultes spontanément reçus relèvent d'une situation
névrotique. Ces dons magiques signifieraient, selon Freud, une régressionvers des
modes de communicationarchaïques et ultérieurementabandonnés. Ces fonctions
font leur réapparition lorsque des mécanismes psychologiquesplus récents et de
maturation supérieure se trouvent inhibés ou affaiblis. En conséquence, on trouve
dans leur contenu latent des matériaux archaïques. Ceci explique le fait qu'il
s'apparente davantage à une réalité intérieure qu'à une réalité extérieure.
Pour Hélène Deutsch la clairvoyance et la précognition sont des actes passifs
pareils à l'écoute téléphonique. Cependant Hitschmann ne voit en cette attitude
passive qu'une façade derrière laquelle se cachent de fortes tendances actives
de voyeurisme qui constituent même un acte agressif. Il ressort de ces obser-
vations, ainsi que d'autres non mentionnées ici, que les phénomènes télépa-
thiques correspondent à des attitudes de la fin du stade anal et du début du
stade génital. De quelque manière, ils signifient toujours une satisfaction
magique et hallucinatoire de desseins infantiles. Ainsi la réception des messages
occultes, soit par le patient, soit par l'analyste, doit faire penser à la présence
d'agressivité, de comportement exhibitionniste, d'actes de compétition ou
même de tendances paranoides. Le patient attribue à son analyste la capacité
de recevoir ses propres idées par des voies magiques. Aussi l'analyste court-il
le risque de se laisser prendre à cette illusion et d'être poussé par son narcis-
sisme à ajouter foi à ses propres dons supranaturels. Différents psychanalystes
ont constaté qu'ils ont « envoyé des messages » à leurs malades lorsqu'ils étaient
572 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

préoccupés par des problèmes privés ou qu'ils s'écartaient de la technique


analytique classique. Mme Fanny Hann-Kende suggère que le malade reçoit
des messages de son analyste quand il sent inconsciemment une baisse d'atten-
tion de la part de celui-ci, qui équivaut pour le malade à une diminution de la
libido disponible en sa faveur. Le recours de la part du malade à un méca-
nisme magique ne serait pas autre chose qu'une tentative inconsciente pour
ramener à soi cette libido. Tout cela s'explique si l'on se rappelle une obser-
vation de Ferenczi selon laquelle le patient a une sensibilité dont l'acuité est
devenue extrême pour deviner toute la structure psychique de son analyste,
ses désirs, ses penchants, ses sympathies et ses antipathies. Cette connaissance
intuitive qu'a le malade de son analyste est encore augmentée par un puissant
processus d'identification.
On trouve surtout cette prétention de recevoir des messages occultes dans
les névroses de transfert. S'ils surviennent dans une analyse ils sont toujours
l'indice d'une résistance au transfert. Freud a porté l'attention sur le fait que
de prétendues transmissions de pensées qui ne se trouvent pas en accord avec
les faits ont toujours un lien important avec les problèmes les plus fonda-
mentaux du sujet. Souvent se cache derrière la prétention d'avoir reçu des
messages occultes une manoeuvre de l'analysé pour découvrir dans quelle
mesure son analyste se trouve encore soumis à des fantasmes infantiles d'omni-
puissance et d'omniscience. Dans une analyse, les phénomènes de télépathie
ne semblent pas se produire avant l'établissement d'une très forte situation de
transfert. Dans les cas où la situation de transfert et de contre-transfert est
correctement maniée, l'apparition de tels phénomènes occultes ne semble pas
possible.
De ces 31 articles se dégage la conclusion suivante : si intéressé que soit
le psychanalyste, sur le plan scientifique, par des phénomènes de cet ordre,
son rôle, pendant les séances d'analyse, reste l'explication de l'inconscient de
son malade à des fins thérapeutiques.
Cette anthologie de langue anglaise réunit des travaux de différentes langues,
parfois difficiles à saisir, du plus haut intérêt. Elle constitue une rare réussite.
En même temps, M. Devereux a mis en lumière à travers ces textes la possi-
bilité pour la théorie psychanalytique de donner une explication rationnelle à
des phénomènes qui n'avaient jusque-là été interprétés qu'à la manière de
l'irrationalité. En résumé, nous sommes là en présence d'un livre dont ce
terminer, la riche bibliographie qui clôture l'ouvrage. F.
compte rendu n'a fait qu'effleurer les richesses. Mentionnons encore, pour
SALOMON.

Florence POWDERMAKER and Jerome FRANK, Group Psychotherapy Studies (1).


La psychothérapie de groupe prend une expansion de plus en plus grande à
cause de sa valeur sociale. Le facteur économique et le facteur temps nous
empêchent de donner à beaucoup de malades les soins qu'ils mériteraient,
c'est pourquoi une méthode efficace de traiter les malades en commun est
particulièrement souhaitable.
Ce qu'il y a de sympathique dans l'ouvrage de Florence Powdermaker,
c'est qu'elle ne nous offre pas une solution toute faite et cela donne une valeur
exceptionnelle à son livre : « Les processus par lesquels nous avons obtenu
des résultats n'ont pas été totalement élucidés et de même nous n'avons pas pu
déterminer de quelle manière et jusqu'à quel point les malades ont reçu une

(1) In Methodology of Research and therapy. A Commonwealth Fund Book, Harvard Uni-
versity Press. Cambridge Mass, 1953, 615 pages.
LES LIVRES 573

assistance mutuelle, mais il était certain que dans les moments de succès, la
psychothérapie de groupe apportait une grande économie. »
C'est pourquoi les auteurs se sont attachés à décrire des méthodes en
soulignant beaucoup de points obscurs plutôt que de proclamer des résultats
enthousiastes. Ils se sont contentés de donner les résultats de leur expérience
sans évaluer les travaux des autres (1). La méthode générale suivie a été de
demander aux membres du groupe d'analyser à haute voix leurs difficultés.
Les auteurs ont essayé de mettre en lumière des changements de compor-
tement affectant l'individu, le groupe et le médecin, chef de groupe. Ces ana-
lyses de situation avaient déjà fait l'objet de recherches de la part de J. Ruesch
et Bateson (voir leur article, Structure and Precess in social Relations, dans
la Revue Psychiatry, t. XII, pp. 105-124, 1949).
En thérapeutique, l'évaluation objective de certains facteurs est très difficile
ainsi que l'action, sur le malade, de la personnalité du médecin par rapport à
l'action de la méthode qu'il croit devoir employer (2).
Parmi les causes de cette difficulté il faut mentionner en premier lieu
que l'on ne peut jamais répéter une expérience, car on ne peut pas recréer
une situation de groupe exactement semblable à une situation antérieure.
Le médecin étant pris par sa tâche thérapeutique, il est indispensable
d'avoir un psychologue dont la seule fonction est d'observer, de noter les
communications verbales et non verbales qu'il remarque et de les discuter
systématiquement avec le médecin, et les autres participants du groupe. Pour
commenter l'effet que les paroles échangées ont eu sur les divers membres du
groupe, il faut compter plusieurs heures de discussion à propos de chaque séance.
Un médecin qui n'est pas très libre dans ses réactions affectives est souvent
handicapé par l'observateur. Il projette sur ce dernier son surmoi et se sent
critiqué ou devient dépendant de lui. Il faut donc que le médecin soit bien
analysé pour pouvoir entreprendre de la psychothérapie de groupe. L'obser-
vateur si nécessaire du point de vue scientifique peut aussi être un obstacle
pour divers malades. Les situations de ce genre les plus typiques sont étudiées
dans le livre. Les auteurs ont toujours eu soin de tenir compte du contexte
des dialogues échangés et de trouver les sentiments véritables qui pouvaient se
cacher derrière les mots. Ils se sont efforcés d'isoler des situations types qui
pouvaient donner lieu à des recherches plus approfondies, ainsi au cours du
premier entretien d'un groupe, le patient A interrompait constamment la
conversation par des remarques qui n'étaient pas constructives. Le médecin
décida de laisser tomber ces remarques et A en diminua le nombre. Une
situation de ce genre permet d'investiguer les motifs de ce changement de
comportement. Dans un autre groupe, un malade B parle abondamment de ses
rêves sans arriver à se calmer ni à les comprendre. Un de ses camarades suggère
que B devrait se taire. Le médecin lui demande alors ce qu'il pense du groupe
et B répond qu'il le trouve très semblable à sa famille. A ce moment, il paraît
détendu et parvient à laisser la parole aux autres. Les problèmes de cette
situation consistaient :
1° A comprendre les relations de B envers son médecin et envers le groupe,
relations qui l'avaient premièrement conduit à parler obscurément ;

(1) Cette évaluation a été faite par BURCHARD, Criteria for the Evaluation of Group Therapy,
Psychosom. Med., t. X, p. 257 274, 1948, ou par KLAPMAN, Group Psychotherapy, Theory and
Practice, New York, Grune and Stratton, 1946.
(2) On retrouve déjà plusieurs de ces problèmes traités dans HINCKLEY et HERMANN,
Group Treatment in Psychotherapy. A Report of Experience, Mineapolis University of Minesota
Press, 1951.
574 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

2° Ce qui l'avait amené à une analyse lucide de ses sentiments ;


3° En quoi cela l'avait affecté ;
4° En quoi cela avait affecté ses camarades de groupe.
Tels sont deux exemples de choix de situations à analyser.
Ces situations privilégiées choisies pour être analysées furent décrites de
façon systématique en attirant l'attention sur les points suivants :
1° Les circonstances dans lesquelles se produisit l'événement analysé;
2° Les causes qui précipitèrent l'événement ;
3° L'événement lui-même ;
4° Ses effets ;
5° Discussion sur la situation ;
6° Déductions provisoires que l'on pouvait en tirer.
Des chapitres sont consacrés à la formation des groupes, aux premières
séances et aux situations qui les ont caractérisées puis aux situations qui sur-
gissent lorsque le groupe est bien lancé.
Il arrive souvent qu'un malade monopolise compulsivement l'attention
du médecin. Si le groupe coopère, cela n'a pas d'importance ; sinon, il faut
parfois faire sortir la personne du groupe. L'expérience a montré que si le
médecin ignore ou repousse celui qui monopolise ou encore lui demande
directement le pourquoi de son comportement, le résultat thérapeutique est
mauvais. Le succès dépend de l'habileté du thérapeute à faire saisir à ce genre
de malades les mobiles de leurs comportements et de leur faire trouver des
situations de leur vie quotidienne où ils s'étaient conduits de façon semblable.
Le groupe est souvent embarrassé par une faute du médecin, particuliè-
rement lorsque celui-ci ne dit rien pour interrompre un silence ou ne se rend
pas compte que son attitude ou ses paroles ont pu blesser un des participants.
Cette impasse est généralement bien surmontée lorsque quelqu'un réintroduit
un sujet intéressant tout le groupe.
La valeur du livre que nous analysons réside dans le grand nombre de
situations concrètes de ce genre qui sont décrites en détail et qui permettent
de bien s'orienter dans la méthode.
Dans la psychothérapie collective comme dans l'individuelle, le transfert
négatif doit arriver à s'exprimer. Neuf situations de ce genre sont rapportées
et montrent que l'individu a besoin de l'appui du médecin et du groupe pour
parvenir à exprimer toute son hostilité. Il faut souvent une grande maîtrise au
médecin pour conserver son objectivité lorsqu'il y a une révolte collective, mais
cette objectivité paye et permet l'analyse en profondeur. Si le médecin n'a pas
la sécurité voulue pour accueillir les vagues d'hostilité, il vaut mieux qu'il
évite de les produire, mais cela sera un désavantage thérapeutique. Autrement
dit, l'analyste doit être particulièrement bien analysé s'il veut entreprendre une
tâche de ce genre.
L'hostilité a souvent tendance à se déplacer et à se manifester sur un autre
membre du groupe que le médecin. Elle ne doit pas à cause de cela être blo-
quée immédiatement ; elle doit attendre un certain degré d'expression avant
d'être analysée.
Lorsque des difficultés trop grandes surgissent avec un individu, le médecin
a un entretien particulier avec lui. Il semble que le médecin débutant dans la
psychothérapie collective recourt souvent à cet artifice, alors que celui qui est
très expérimenté parvient à résoudre presque toutes les difficultés à l'intérieur
même du groupe. L'observateur joue ici un rôle de premier plan, car c'est
lui qui signale généralement les insuffisances ou les erreurs du thérapeute.
LES LIVRES 575

L'entretien particulier, lorsqu'il est demandé par l'un des participants, est géné-
ralement signe de résistance et, s'il est accordé, nuit souvent à l'adaptation
ultérieure de l'individu au groupe.
Dans cet ouvrage, beaucoup d'autres points sont débattus que nous ne
pouvons examiner en détail ici, ainsi l'introduction de nouveaux membres
dans le groupe, le changement du docteur, certaines caractéristiques des groupes
formés de schizophrènes, etc.
Nous avons résumé quelques-unes des idées du livre de Florence Powder-
maker et de Jerome Frank, mais nous n'avons pas pu faire ressortir la richesse
de l'ouvrage due au fait que tant de situations concrètes sont discutées avec
une ampleur exceptionnelle. C'est une expérience vécue qui nous est rapportée.
On peut ne pas être d'accord avec certaines affirmations, mais on ne lit pas les
procès-verbaux de ces séances sans avoir appris quelque chose.
R. DE SAUSSURE.

FENICHEL (Otto), Problèmes de technique psychanalytique, traduit par Anne


BERMAN, Presses Universitaires de France (Bibliothèque de Psychanalyse
et de Psychologie Clinique), Paris, 1953, 1 volume broché, 152 pages.
Les ouvrages consacrés aux problèmes de la technique restent relativement
rares par rapport à l'ensemble de la littérature psychanalytique. Ils n'en susci-
tent peut-être que davantage d'intérêt et la traduction des Problems of Psycho-
analytic technique (Albany Ed. N. Y. 1941) qui nous est offerte ne devrait pas
faire exception.
L'auteur lui-même, cherchant au terme de son ouvrage à mieux situer
l'ensemble du problème de la technique, n'a pas été sans s'étonner de cette
rareté qu'il attribue tant aux difficultés, qu'il vient d'éprouver, de l'exposé,
qu'à la crainte d'une vulgarisation qui risquerait en définitive d'être néfaste.
Mais souligne-t-il ailleurs, la technique psychanalytique n'en reste pas
moins un travail compliqué, surtout quant à la théorie de la technique, c'est-à-
dire à l'explication de ce que fait l'analyste en analysant. D'autres auteurs,
comme Reik nous dit Fenichel, n'ont-ils pas craint que la « grisaille de la
théorie ne vienne assombrir la verdure de l'arbre de la vie ».
En d'autres termes si une description théorique reste possible, il n'est pas
certain qu'il soit souhaitable de la faire intervenir pour une part importante
dans la formation des analystes.
Mais Fenichel pense cependant que la nécessité primordiale où se trouve
l'analyste de naviguer continuellement entre le Charybde de l'intellectualisation
et le Scylla d'un abandon trop inorganisé doit amener une utilisation constante
des connaissances du dynamisme et de l'économie de la vie psychique. Une
théorie de la technique devrait faciliter l'approche et le maniement de quelques
situations particulièrement décisives et typiques.
C'est là la perspective dans laquelle Fenichel désire orienter son ouvrage
dont il nous prévient qu'il ne saurait constituer qu'une étude parcellaire limitée
à quelques problèmes déterminés et qui est la transcription de quelques
conférences faites en 1936 à l'Institut Psychanalytique de Vienne.
Fenichel examine d'abord les fondements de cette théorie de la technique
et envisage rapidement, à travers les grandes lignes de, la marche du traitement,
les principes directeurs d'interprétation et d'élaboration qui lui assurent sa
cohésion et sa continuité. L'accent est mis sur « l'atmosphère » analytique qui
doit convaincre le malade qu'il ne court aucun danger et aider à faire accepter
au moi ce qu'il rejetait auparavant.
Le chapitre suivant est consacré aux « Premiers pas de l'analyse ». L'auteur
576 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

y envisage les détails pratiques du processus qu'il a d'abord montré « en prin-


cipe » : que se passe-t-il une fois le patient sur le divan ? Mais faut-il toujours
l'y mettre ? Les raisons de la position couchée, comme les exceptions qu'on y
peut, pour lui, faire sont longuement discutées par l'auteur. Il s'attache ensuite
à l'établissement du contact analytique, à la présentation au patient de la règle
fondamentale, à l'apparition des premières résistances et notamment du désir
pathologique de guérison, enfin au choix et au dosage des interprétations en
début du traitement.
Le chapitre suivant traite des aspects structuraux de l'interprétation.
Fenichel rappelle que l'analyste n'agit directement que sur le moi mais montre
à travers de nombreux exemples et discussions plus théoriques comment, en
fait, l'analyste s'il doit commencer par étudier le moi n'en parvient pas moins
au travers du moi à analyser les autres instances de la personnalité. Il doit
surtout savoir demeurer neutre dans les conflits qui les opposent.
Tout au cours de l'ouvrage, les références sont constantes au maniement et à
l'analyse du transfert mais un chapitre est plus spécialement consacré aux
temps et au mode des interventions.
Chemin faisant, l'auteur ne manque pas de souligner le peu de travaux
connus sur le très important sujet du contre-transfert.
Il lui semble que plus que les tendances libidinales, ce sont les aspirations
narcissiques et les défenses contre l'angoisse qui constituent les plus dangereux
écueils contre-transférentiels.
L'analyse didactique bien faite, les analyses de contrôle et surtout la sincé-
rité de l'analyste envers lui-même doivent lui permettre de ne pas s'y heurter.
Fenichel attache une importance toute particulière à l'élaboration inter-
prétative qui rend possible l'inclusion dans l'ensemble de la personnalité des
éléments d'abord repoussés ou mal tolérés. Il faut, nous dit-il, sans cesse
démontrer au patient à différents moments ou dans diverses circonstances la
même chose. C'est là l'antithèse de l'abréaction qui était autrefois considérée
cependant comme la partie la plus agissante du traitement. Ce n'est qu'au
cours du lent cheminement du traitement que le moi peut être successivement
confronté avec les avatars des éléments pulsionnels non tolérés.
Technique « active » ou technique « passive ». Ce choix parfois proposé
amène enfin l'auteur à examiner quelques modes de comportement tant de
l'analyste que du patient et à explorer leurs significations. C'est également dans
cette partie de l'ouvrage qu'il nous livre quelques-unes de ses pensées sur la
fin du traitement analytique.
Le dernier chapitre s'ordonne autour d'un intéressant commentaire, conduit
sur le mode historique, de l'évolution de la technique analytique.
On y retrouve sous une forme agréablement accessible l'évolution des
pensées individuelles et de groupe et des diverses tendances qui ont marqué
l'histoire du mouvement analytique.
Les références aux textes freudiens sont particulièrement fréquentes et
rendent possible au cours des chapitres de poursuivre une très instructive et
étroite confrontation des commentaires des deux auteurs. Cela nous est facile au
moment où les Presses Universitaires nous donnent une traduction des articles
de Freud sur la Technique Psychanalytique réunis en un seul volume.
Une importante bibliographie complète l'ouvrage de Fenichel et ne com-
porte pas moins de 200 références.
Mlle A. Berman nous a tellement habitués à la sûreté de ses élégantes et
agréables traductions que nous devons faire parfois réflexion pour ne pas
penser que nous lisons là le texte lui-même.
P. BENSOUSSAN.
LES REVUES

MEDECINE PSYCHOSOMATIQUE

LE COMPORTEMENT DE L'ESTOMAC PENDANT UNE PSYCHANALYSE. CONTRIBUTION


A LA VÉRIFICATION DE CERTAINES DONNÉES PSYCHANALYTIQUES (THE BEHA-
VIOR OF THE STOMACH DURING PSYCHOANALYSIS. A CONTRIBUTION TO A
METHOD OF VERIFYING PSYCHOANALYTIC DATA), par S. G. MARGOLIN (Psycho-
analyt. Quart., 20, 349, 1951).
Une négresse de 22 ans, portant une bouche de gastrostomie de 6 cm.,
a subi un traitement psychanalytique et s'est soumise en même temps à des
explorations physiologiques dans lesquelles son psychanalysten'intervenait pas
du tout. Cette observation a eu lieu pendant deux ans à Mount Sinaï Hospital,
à New York.
On a mesuré les variations quantitatives de la sécrétion gastrique totale,
de l'acidité gastrique, de la sécrétion de pepsine, de la circulation sanguine de
l'estomac et de sa motilité. Trois types de fonctionnement gastrique ont été
isolés :
1° Une activité basse et synchrone ;
20 Une activité haute et synchrone ;
3° Un type d'activité où les fonctions étaient asynchrones et dissociées.
La corrélation de chacun de ces types particuliers a pu être établie avec
divers types d'activité psychique. Les différents états physiologiques observés
reflétaient, d'une manière spécifique, répétée et prévisible, l'utilisation de
certains mécanismes de défense psychique contre l'angoisse, l'activité de
certaines tendances instinctives ou correspondaient à des manifestations de
« transfert » psychanalytique. Chez cette malade, quand une tendance instinc-
tive refoulée — mobilisée par un stimulus actuel produit dans la situation
physiologique expérimentale — était près d'apparaître dans le champ de la
conscience, les diverses fonctions gastriques étaient dans un état de grande
harmonie. Quand des comportements réactionnels ou compensatoires consti-
tuaient l'essentiel des défenses de la malade contre l'angoisse, le type d'activité
gastrique était celui d'un fonctionnement bas et synchrone. C'est quand
l'esprit de la malade présentait un équilibre émotionnel satisfaisant qu'était
présent le troisième type d'activité gastrique où les diverses fonctions étaient
dissociées et désynchronisées.
Cette étude psychosomatique approfondie, tant sur le plan physiologique
que sur le plan psychologique, montre l'interrelation étroite entre le psychisme
et le fonctionnement du tube digestif. C'est en connaissant mieux le reten-
tissement des processus psychiques sur l'activité viscérale que l'on pourra
encore perfectionner la part psychologique du traitement de nombreuses mala-
dies dites fonctionnelles.
P. LABBÉ.
PSYCHANALYSE 37
578 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

LES CONFLITS AFFECTIFS CHEZ LES ASTHMATIQUES (EMOTIONAL CONFLICTS IN


ASTHMA), par Milton L. MILLER (Deseases of the Nervous System, 13, 298,
1952).
L'auteur rappelle les recherches d'Alexander et French de l'Institut de
Psychanalyse de Chicago qui ont montré l'importance des processus affectifs
dans l'asthme bronchique. Rechercher quel est le conflit psychologique le
plus fréquent chez ces malades a été la tâche de l'auteur. Il a examiné dans ce
but, la plupart du temps à l'aide de la méthode psychanalytique, 16 adultes
et 11 enfants. Tous ces cas avaient en commun : la peur de perdre la protection
ou l'amour de leur mère (ou de la personne qui les avait élevés). Les manifes-
tations extérieures de ce problème affectif peuvent être disparates et même
paradoxales : chez certains, une obéissance et une soumission exagérées ; chez
d'autres, des troubles de la sexualité, ou encore un excès d'indépendance à
tout prix.
L'auteur insiste sur l'intrication, dans le déterminisme de l'asthme bron-
chique, de facteurs émotionnels et allergiques, mais se déclare incapable
d'expliquer leur engrènement. Ils semblent bien nécessaires tous les deux ;
mais certains cas répondent mieux à la thérapeutique visant les troubles psycho-
logiques, d'autres à celle visant les troubles allergiques. La plupart de ces
malades ont montré une amélioration importante, sinon une disparition totale
de leurs symptômes au cours de leur traitement psychanalytique.
P. LABBÉ.

INTERNATIONAL JOURNAL OF PSYCHOANALYSE (vol. XXXIV, 1953, Part. II).


Articles originaux :
D. W. WINNICOTT, Objets et phénomènes de transition, pp. 55-99.
A. SEGAL, Un phantasme de nécrophilie, pp. 98-101.
Angel GARMA, La mère internalisée comme nourriture dangereuse chez les malades
atteints d'ulcère peptique, pp. 102-110.
Judith S. KESTENBERG, Notes sur le développement du Moi, pp. 111-122.
Georges FRUMKES, L'affaiblissement du sens de la réalité tel qu'il se manifeste
dans les psychonévroses et la vie quotidienne, pp. 123-131.
Georges DEVEREUX, Pourquoi OEdipe a tué Laïus, pp. 132-141.
Nancy FROCTES-GREGG, Variation sur un thème, pp. 142-145.
Léonard R. STILMANN, La genèse de l'homme, pp. 146-152.
Nécrologie :
M. Lionel BLITSTEIN, p. 153.
Karen HORNEY, p. 154.
Revue des livres.
Nouvelles.
Objets et phénomènes de transition. Etude de la première possession du « non-moi »,
par D. W. WINNICOTT (Londres).
L'auteur établit un lien entre le fait que le tout petit enfant prend plaisir
à sucer ses doigts, et celui que, quelques mois plus tard, il s'attache à un jouet
(poupée, ours, auto) dont il ne pourra plus se passer. L'article a pour but
d'étudier le déroulement des phénomènes de transition entre ces deux activités,
c'est-à-dire entre l'autoérotisme buccal et la relation d'objet.
Ce stade est un apprentissage de la réalité ; l'enfant, sans être tout à fait
LES REVUES 579

incapable de saisir ce qu'est le « Non-Moi », n'est pourtant pas encore à même


de reconnaître et d'accepter la réalité.
Par phénomènes de transition, Winnicott entend les activités qui viennent
s'ajouter à la simple succion des doigts : succion d'un morceau d'étoffe, caresses
des lèvres avec les doigts, le coin du drap ou quelques brins de laine arrachés
à la couverture. L'objet choisi comme objet de transition prend de plus en
plus d'importance, et il est en général respecté par les parents ; ceux-ci vont
souvent jusqu'à éviter de le laver afin de n'en pas priver le bébé dans la crainte
que le charme ne soit rompu : cet objet, en effet, quoique chargé de signification
symbolique (le sein, la mère) n'est pas un symbole, c'est une illusion. C'est à
la fois le subjectif et l'objectif; c'est le sein de la mère, bien sûr, mais ce qui
compte au moins autant, c'est que ce n'est pas le sein. C'est ainsi que l'enfant
apprendra à faire la différence entre la ressemblance et l'identité, et ceci avant
qu'il soit à même de faire l'épreuve de la réalité.
L'auteur insiste sur le fait qu'il faut laisser au bébé son illusion : c'est le seul
terrain sur lequel la mère ne doit pas exercer son rôle de briseuse d'illusions
(après avoir contribué à donner à l'enfant, les tous premiers temps, l'illusion de
son omnipotence, il est en effet nécessaire que la mère, par des désillusions
successives, facilite le passage de principe de plaisir au principe de réalité).
Ces phénomènes de transition sont à la racine de ce que Winnicott décrit
comme « la zone intermédiaire de l'adulte », zone « de repos » où le subjectif
et l'objectif coexistent, zone de l'imagination et de la création artistique.
Plus tard, l'objet sera désinvesti, mais il pourra être réinvesti à l'occasion
d'une frustration. Il semble que, pour qu'il puisse y avoir investissement d'un
objet de transition, il faut qu'il y ait une bonne mère, l'objet ne représentant
pas directement le sein maternel, mais celui-ci seulement après qu'il ait été
introjecté. Si l'image maternelle n'est pas assez bonne pour être introjectée,
il n'y aura donc pas d'objet de transition. L'auteur expose un cas de fixation
pathologique à la mère chez un homme qui n'a pas été à même d'investir un
objet de transition.
En résumé :
— la première possession se situe entre l'activité autoérotique et le premier
jouet ;
— ce n'est ni l'objet extérieur, ni l'objet introjecté, mais elle est en relation
avec l'un et l'autre ;
— l'objet de transition est une illusion qu'on doit laisser à l'enfant, et qui a
sa valeur positive puisqu'elle est la genèse de ce qui deviendra son
activité imaginative.
W. RENARD.
Un phantasme de nécrophilie, par H. SEGAL (Londres).
L'auteur rapporte le rêve d'un de ses malades : il est sur le point d'avoir
des rapports sexuels avec une femme lorsqu'il découvre que c'est une poupée-
cadavre. Ce rêve est le point de départ de nombreuses associations et phan-
tasmes, où il se révèle que le sujet n'envisage la possibilité de relations à deux
qu'à condition qu'il n'y ait qu'une vie disponible pour les deux partenaires :
alternativement le sujet ou l'objet doivent être morts.
Le malade, né de parents vieux et pauvres, a subi des frustrations sévères,
et il pense pouvoir exprimer en ces termes : « Ce sera toi ou moi » les sentiments
de sa mère à son égard — l'auteur pense que ce malade est resté fixé à la phase
paranoïde de M. Klein.
W. RENARD.
PSYCHANALYSE 37*
_
580 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La mère introjectée, nourriture dangereuse pour les malades atteints d'ulcère


peptique, par A. GARMA (Buenos-Aires), collaboration avec W. BARENGER,
J. C. DISI, A. FIGUERAS.
Les auteurs ont remarqué que les ulcéreux, bien qu'ayant apparemment
une vie amoureuse intense, s'arrangent en fait pour avoir des femmes ou des
maîtresses qui les frustrent sur le plan sexuel. Ces sujets ont eu des mères frus-
tratrices, tant au point de vue oral qu'affectif ; comme pour des raisons conflic-
tuelles, ils ont régressé au stade « oro-digestif », ils ressentent les restrictions
imposées à leur vie sexuelle comme des restrictions d'ordre alimentaire. Ces
nouvelles frustrations viennent réactiver et renforcer l'image de la mauvaise
mère dévorante qu'ils avaient introjectée dans leur petite enfance. Ces images
cruelles seraient susceptibles, par l'intermédiaire du système autonome, d'avoir
une action érosive sur les parois digestives... Certains aliments, par ailleurs,
deviendraient nocifs pour l'organisme du fait qu'ils seraient investis des mêmes
qualités terrifiantes que l'image maternelle.
W. RENARD.
Variations sur un thème, par Nancy PROCTE-GREGG (Londres).
A propos d'un opéra, Ruddigiose, de W. S. Gilbert, opéra qui traite de
façon plaisante de la culpabilité oedipienne, en un thème voisin de celui de la
tragédie d'Hamlet, l'auteur se remémore le message d'humour de Freud :
« Voyez ! ce monde dangereux, voilà tout ce que c'est : un jeu d'enfant ; aussi
avons-nous le droit d'en rire ! »
W. RENARD.
Notes sur le développement du Moi, par Judith KESTENBERG.
L'auteur rappelle que Freud, qui tout d'abord n'entendait par « processus
primaire » que les phénomènes de condensation et de déplacement, a, par la
suite, étendu cette notion à l'ensemble des lois qui gouvernent le Ça ; le pro-
cessus secondaire, lui, règne sur le Moi. J. Kestenberg se propose dans son
article d'étudier le passage du processus primaire au processus secondaire ;
c'est donc dans ce but qu'elle fait une étude du secteur de la personnalité où
le Ça est en contact avec la partie inconsciente du Moi ; ce contact est si étroit
qu'il est souvent difficile de savoir ce qui revient à l'un ou à l'autre. A ce niveau,
c'est le refoulement réussi qui, seul, est capable de creuser un fossé entre le
Moi et le Ça. L'auteur, critiquant la théorie d'Hartmann, ne pense pas, en effet,
que l'on puisse différencier aussi catégoriquement que lui le Moi du Ça, au
cours de leurs évolutions ; J. Kestenberg fait une étude des fonctions du Moi,
et en particulier entre les défenses et les fonctions de base du Moi — ce sont
des fonctions intellectuelles, au service du Principe de Réalité, dont l'une des
plus importantes est la fonction de synthèse. Elles tendent à établir un équilibre
entre les tendances du Ça, du Moi et du Surmoi, sans qu'aucune de ces instances
soit lésée aux dépens des autres. Devant un danger, les mécanismes de défense
n'entrent en jeu que là où les fonctions de base ont échoué.
C'est dans le plaisir qui accompagne l'attente du repas de l'enfant, que
l'auteur voit la fondation des fonctions de base du Moi : ce plaisir préliminaire
est l'un des premiers compromis qui satisfasse à la fois l'attente du Ça et du
Moi. L'enfant, peu à peu, se soumet aux lois de la Réalité en même temps
qu'à celles de son Ça, car cette soumission lui permet d'obtenir des gratifi-
cations spécifiques. (Le bébé apprend que s'il veut satisfaire sa faim, il ne peut
pas en même temps satisfaire son désir de remuer la tête dans tous les sens.)
Le processus primaire se modifie peu à peu pour se mettre d'accord avec le
LES REVUES 581

principe de Réalité : la condensation servira à transformer l'énergie libre en


énergie liée ; elle contribuera aussi au développement de la fonction de syn-
thèse. Les déplacements, non spécifiques à l'origine, deviendront spécifiques :
l'enfant qui, pour supporter l'attente du repas, déplace son intérêt, du repas
lui-même, à tous les objets qui l'entourent, ne s'intéresse rapidement plus
qu'à ceux qui ont un rapport direct avec le repas (le biberon, la casserole, les
gestes de la mère).
L'auteur nous expose l'évolution de l'attitude d'un enfant en face d'une
situation pénible journellement répétée, en nous montrant comment les pré-
stades de défense sont sous l'influence du processus primaire. Peu à peu, ils
feront place aux fonctions de base du Moi, régies par le processus secondaire,
puis enfin aux mécanismes de défenses secondaires.
W. RENARD.

L'affaiblissement du sens de la réalité, tel qu'il se manifeste dans les psychonévroses


et dans la vie quotidienne, par George FRUMKES, Beverly Hill.
Le principe de réalité est issu du principe de plaisir ; il cherche, lui aussi,
à éviter la douleur et à donner satisfaction à la pulsion. C'est un processus
d'adaptation, qui demande un long et pénible apprentissage. C'est une fonction
intégrative du Moi nécessitant la mise en oeuvre de la perception, de la mémoire,
du contrôle de la motricité.
L'auteur rappelle les étapes de l'évolution de la pensée magique chez
l'enfant, en se référant à Ferenczi ; ce sont les frustrations qui amènent l'enfant
à douter de son omnipotence, et qui éveillent son sens de la réalité.
Il donne ensuite des exemples de persistance du mode de penser magique
dans les psychoses et les névroses (psychose puerpérale, schizophrénie), la
parenté des rites primitifs et de ceux de la névrose obsessionnelle, phobies) ;
les résistances analytiques traduisent une aberration relative du sens de la
réalité, puisque leur but est de nier la nature des pulsions ; le transfert lui-
même est une situation magique.
Un rappel de quelques observations classiques de Freud, et plusieurs
observations personnelles permettent la compréhension du passage de la pensée
magique qui persiste même chez l'adulte sain, dans ses jeux et ses phantasmes.
W. RENARD.
Pourquoi OEdipe a tué Laïus, par Georges DENEVEUX (Topeka).
Le complexe d'OEdipe a été étudié en marge des complexes de Laïus et
de Jocaste : l'auteur pense que c'est un signe caractéristique de l'état d'esprit
de notre siècle, que d'avoir minimisé la responsabilité des parents et considéré
OEdipe comme le seul auteur du drame.
Ce n'est pas le caractère d'OEdipe qui aurait été l'élément moteur du drame,
mais bien celui du père qui s'est rendu doublement coupable vis-à-vis de son
fils : en l'exposant, puis en le provoquant. L'auteur s'appuie sur les diverses
versions mythologiques et dramatiques de la légende, pour soulever une
hypothèse : l'hétérosexualitéaurait un rôle de second plan dans l'amour d'OEdipe
pour sa mère ; il satisfait avant tout, bien qu'indirectement, avec Jocaste,
les désirs homosexuels stimulés chez lui par l'attitude paternelle.
W. RENARD.
582 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

La genèse de l'homme, par Leonard R. S. SILMANN (New York).


La genèse de l'homme a été achevée le jour où les pulsions se sont étirées
en deux : une partie restant tournée vers le monde extérieur, tandis que l'autre
se réfléchissait sur l'individu. C'est grâce à ce retournement de ses pulsions
contre lui-même que l'homme paléolithique est devenu l'homme néolithique.
Le retournement de l'agressivité aurait donné naissance à la culpabilité (l'au-
teur pense que cette évolution vient à rencontre de la théorie de Freud selon
laquelle la culpabilité dériverait de l'OEdipe). La culpabilité, à son tour, rendrait
compte de l'atténuation de l'agressivité, des pulsions orales, anales, etc. Ce
même processus de retournement des pulsions expliquerait l'apparition du
goût pour l'élevage, la culture, les activités manuelles.
Sans ce processus l'intelligence de l'homme n'aurait pu s'épanouir, et il
n'aurait pas découvert le langage.
W. RENARD.

PSYCHOANALYTIC QUARTERLY 1953, n° 3. Alexander AARONS, Effet de la naissance


d'une soeur sur un garçon de 3 ans 1/2; Peter GLAUBER, Inhibitions dans les
études médicales et l'exercice de la médecine; Joseph WEISS, La technique
de Cézanne et la scoptophilie ; Léon J. SAUL, Note étymologique sur amour
et souhait.
Ida MACALPINE et Richard A. HUNTER. — LE CAS SCHREBER. CONTRIBUTION
A L'ÉTUDE DE LA SCHIZOPHRÉNIE, L'HYPOCONDRIE ET LA FORMATION DES
SYMPTÔMES PSYCHOSOMATIQUES(Psychoanalytic Quarterly, 1953, n° 3, Biblio-
graphie).
Les auteurs passent d'abord en revue ce qui a été écrit au sujet du cas
Schreber. Ils notent que les conclusions de Freud n'ont jamais été contestées
et que personne n'a utilisé d'autre matériel tiré des Mémoires.
Ils font ressortir certaines faiblesses du travail de Freud et des contradic-
tions, en insistant sur l'absence de distinction entre les névroses et les psychoses.
Freud et à sa suite la théorie et la pratique psychanalytiques négligent
généralement le délire hypocondriaque (symptômes somatiques).
En partant de cette constatation les auteurs font une revue critique de la
littérature sur les fantasmes de grossesse. L'intérêt excessif porté aux aspects
génitaux homosexuels et névrotiques fait négliger les mécanismes psycho-
tiques, c'est-à-dire l'irruption de fantasmes de procréation asexués, archaïques.
Si on réétudie le matériel tiré des Mémoires de Schreber, on s'aperçoit que sa
psychose est une réactivation de fantasmes de procréation archaïques et
asexués, accompagnée de la perte concomitante de la distinction des sexes.
Il était autant mâle que femelle, les deux et ni l'un ni l'autre. Le conflit libidinal
homosexuel explique seulement l'aspect génital du changement de sexe en
omettant l'aspect procréateur psychotique fondamental de la transformation
en une femme procréatrice. La complète bisexualité de Schreber représente
cette oscillation entre les deux sexes que l'on trouve généralement, pour ne pas
dire toujours, chez les schizophrènes.
Les auteurs reprennent l'analyse de Freud sous ce nouveau jour. Pour eux
la clé de la psychose de Schreber se trouve dans son délire hypocondriaque
qui est et exprime la couche la plus profonde de ses fantasmes de procréation.
Les auteurs examinent ensuite le mécanisme psychotique qui sous-tend
l'hypocondrie et ses rapports avec la psychose. Ils soulignent son influence
sur la formation des symptômes psychosomatiques.
L. DREYFUS.
LES REVUES 583

Note sur LA CONDUITE PSYCHANALYTIQUE CLASSIQUE ET SES DÉRIVÉS PSYCHO-


THÉRAPEUTIQUES (Panel Report, Midwinter Meeting, 1952, J.
Amer. Psy-
choanal. Ass., 1, n° 3, juill. 1953, 526-61).
La multiplicité des techniques psychothérapeutiques appliquées aux États-
Unis et leur diffusion, aussi bien dans les milieux médicaux que dans le large
public, a amené les psychanalystes eux-mêmes à poser non seulement le pro-
blème de la validité de ces techniques, mais celui également des fondements
théoriques de la psychanalyse orthodoxe.
Ainsi, au cours d'un symposium qui eut lieu durant l'hiver 1952, et auquel
participèrent notamment : Alexander, Hartmann, Greenacre, Weigert, Waelder,
Johnson, Spurgeon, Chassel, Margolin, Knight et Steele, deux sujets, soulevés
entre autres, ont retenu notre attention :
1) La technique psychanalytique et ses dérivés ;
2) La psychothérapie vue par le psychanalyste.
Le premier problème soulevé concernait la technique à adopter dans le
traitement de nombreux sujets ne relevant pas de la psychanalyse orthodoxe.
Dans cette perspective, tous les concepts essentiels tels que le transfert, la
résistance, le contre-transfert, l'interprétation du matériel génital ou prégé-
nital, la conduite psychanalytique elle-même devaient être remis en question.
Il en était de même des problèmes tels que l'attitude de l'analyste en face
de la situation sociale actuelle du malade, et même des problèmes tels que la
position couchée du patient, l'éclairage, etc.
Greenacre conteste l'utilité même du transfert qu'elle considère comme
très dangereux à manier et compare le psychanalyste à une sorte d'apprenti
sorcier devant la situation transférentielle.
Weighert présente la modification de la technique psychanalytique comme
une nécessité inhérente à la « maturation » de cette méthode. Elle cite à ce
propos un texte de Freud de 1918 :
« Les différentes formes de maladies qui s'offrent à nous ne peuvent pas
être traitées par la même technique. »
C'est l'attitude d'Alexander qui recueille les plus nombreux suffrages.
Il importe, avant tout, pour Alexander d'apporter au malade, en dehors de
l'analyse proprement dite, une aide pratique lui permettant de réaliser 1' « expé-
rience émotionnelle corrective ».
Ainsi les problèmes soulevés ne concernent pas seulement les procédés
techniques mais aussi les fondements théoriques de la psychanalyse classique.
Knight propose que cette psychothérapie, qu'il souhaite aussi psychana-
lytique que possible, soit basée sur d'autres concepts théoriques. Il substitue
aux notions de transfert, de résistance et de conflit inconscient, les notions
suivantes : « Support », « Rapport » et « Import ». Par Support, Knight entend
tout ce qui contribue, implicitement et explicitement, au renforcement du senti-
ment de sécurité et de soutien : le Rapport constitue une sorte de transfert
optima, permettant les manifestations émotionnelles, et sauvegardant une
certaine distance transférentielle. Par Import, il comprend toutes les acqui-
sitions intellectuelles et affectives opérées au cours de la psychothérapie.
L'exposé d'Alexander porte principalement sur le transfert et sur son
maniement en rapport avec les interprétations du matériel prégénital et génital
chez les malades atteints d'ulcère gastrique. Il conteste notamment la néces-
sité d'interpréter le matériel prégénital qui apparaît souvent comme un moyen
de défense au moment de la réduction des séances, par exemple. Mais Alexander
ne précise pas l'opportunité de ces interprétations ni leur modalité dans le
584 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

cas où l'apparition de ce matériel ne serait pas destinée à masquer l'angoisse


oedipienne. Cette position reste à préciser lorsqu'on sait qu'Alexander pratique
surtout des analyses raccourcies. Par ailleurs, Alexander se refuse à aborder
le problème discuté au cours de ce symposium sous l'angle de la différence
entre psychothérapie et psychanalyse.
C'est Waelder et Hartmann qui défendent la position orthodoxe, non
sans hésitations d'ailleurs. Hartmann préconise la nécessité de réajuster les
acquisitions des techniques nouvelles aux hypothèses classiques. En consi-
dérant les difficultés du problème, il demande un délai pour le résoudre. Il
reconnaît cependant que le développement des techniques nouvelles constitue
en fait l'abandon de la psychanalyse orthodoxe, et que toute altération de cette
méthode limite les possibilités d'une véritable recherche scientifique.
Chassel, enfin, qui défend l'idée d'une psychothérapie aussi proche que
possible de la psychanalyse orthodoxe, demande également que le nom de
psychanalyse lui soit conservé.
La conclusion générale qui se dégage de ces travaux peut être ainsi résumée :
Une fraction des participants sollicite l'abandon de la technique psycha-
nalytique orthodoxe à laquelle ils substituent une psychothérapie qui tienne
ou ne tienne pas compte de l'analyse du transfert.
D'autres, tout en cherchant à sauvegarder la méthode classique, préco-
nisent la nécessité d'une psychothérapie un peu différente qui tienne compte
du transfert, des résistances et des conflits inconscients et qui se nommerait
« psychanalyse de deuxième classe » par rapport à la psychanalyse freudienne
considérée comme étant de « première classe » (Chassel).
Une autre fraction, qui, tout en admettant la technique orthodoxe, sollicite
son assouplissement dans certains cas.
Une dernière fraction, minoritaire, qui tend à sauvegarder l'intégrité de
l'analyse freudienne aussi bien du point de vue théorique que méthodologique.
S. A. SHENTOUB.

LA MASTURBATION DÉFENDUE ET LE DÉVELOPPEMENT PSYCHOLOGIQUE (RELATION


D'UNE HISTOIRE D'UN ENFANT), par Elisabeth GARMA (Revista de Psicoanalisis,
t. X, n° 2, année 1953).
L'auteur démontre que la défense sévère et l'inhibition de la masturbation
chez les enfants donnent habituellement lieu à des perturbations dans le déve-
loppement psychologique.
Après avoir cité les travaux de Freud, Spitz, Melanie Klein et Anna Freud,
l'auteur présente le cas d'un garçon de 8 ans dont les troubles provenaient de
l'interdiction non seulement de la masturbation en elle-même, mais aussi de
toute activité substitutive et propre à la décharge des fantasmes masturbatoires.
En conséquence le petit malade présentait :
1) Des troubles du caractère notoires : son unique réaction affective était
la rage quand on le contrariait ;
2) De graves inhibitions intellectuelles et impossibilité de sublimation ;
3) Une phobie de toucher et d'être touché ;
4) Des troubles somatiques qui ont commencé à l'âge de 2 ans 1/2 à la
suite d'une amygdalectomie.
Ensuite sont apparus des spasmes laryngés, un faux croup et une impos-
sibilité de mastiquer les aliments, enfin des tics intermittents.
Le milieu familial est très curieux : la mère, très jeune par rapport au père,
la grand-mère maternelle, une grand-tante et un grand-oncle paternel. La
mère, très rigide et peu démonstrative. Le père très occupé.
LES REVUES 585

Le traitement analytique dure dix mois (160 séances) et fait disparaître


les difficultés du malade en analysant ses interdictions internes et externes, sa
peur de la castration, avec pour conséquence une diminution de ses répressions.
J. KESTENBERG.
BIBLIOGRAPHIE RÉCENTE
BRAIN (R.). — La contribution de la médecine à notre idée de l'esprit (The contri-
bution of medicine to our idea of the mind), N. Y., Cambridge Univ. Press,
1952, 30 p.
FLUGEL (J. C). — L'état actuel de la psychanalyse (Where stands psycho-
analysis to day ?), Rationalist Annual, 1951, 16-25.
BERNFELD (S.). — Un fragment autobiographique inédit de Freud (Un frag-
mento autobiograficodesconcidoescrito por Freud), Rev. Psicoanal, B.-Aires,
I951, 8,97-111.
BERNFELD (S.), BERNFELD (S. C). — L'enfance de Freud (La temprana infancia
de Freud), Rev. Psicoanal, B.-Aires, 1951, 8, 112-22.
— Les premières années de travail de Freud (Freud's first year in practice),
1886-1887, Bull. Menninger Clin., 1952, 16, 37-49.
RAPAPORT (D.). — Le concept de la psychanalyse (The conceptual model of
psychoanalysis), in KRECH et KLEIN, Theoretical models and personality
theory.
SCHEIDLINGER (S.). — La psychanalyse et le comportement du groupe : l'étude
freudienne de la psychologie du groupe (Psychoanalysis and group behavior :
a study in Freudian group psychologie), N. Y., Norton, 1952, XVIII, 245 p.
BREWSTER (H. H.). — La réaction au sevrage (analytique) dans les troubles
psycho-somatiques et dans les névroses (Separation reaction in psycho-
somatic disease ans neurosis), Psychosom. Med., 1952, 14, 154-60.
DREIKURS (R.), SHULMAN (B. H.) et MOSAK (H.). — Les relations entre le
malade et le thérapeute en psychothérapie collective : 1° : les avantages
pour le thérapeute, Psychiat. Quart., 1952, 26, 219-27.
EDWARDS (A. L.). — Recherches en psychothérapie sous l'angle expérimental
Experimental design for research in psychotherapy), J. Clin. Psychol.,
1952, 8, 51-9.
EIDELBERG (L.). — Contribution à l'étude du phénomène de résistance (A
contribution to the study of the phenomenon of resistance), Psychiat.
Quart., 1952, 26, 177-204.
HAYWARD (M. L.), PETERS (J. J.) et TAYLOR (J. E.). — L'importance d'une
action conjugée de plusieurs thérapeutes dans le traitement des psychoses
(Some values of the use of multiple therapists in the treatment of psychoses),
Psychiat. Quart., 1952, 26, 244-9.
KIHN (B.). — Le mode d'action et les limites de la psychothérapie (Grenzen und
Wirkungsweise der Psychothérapie), SPEER (E.), Lindauer Psychotherapie-
woche, 97-109.
LUNDIN (W. H.), ARONOV (B. M.). — L'utilisation des cothérapeutes en
psychothérapie de groupe (The use of co-therapists in group psycho-
therapy), J. Consult. Psychol., 1952, 16, 76-80.
MAUZ (F.). — La narcoanalyse (Narcoanalysis), Z. Psychotech. med. Psychol.,
1952, 2, 33-41.
MORENO (J. L.). — Le psychodrame et la psychothérapie de groupe (Psicodrama
y psicoterapia de grupo), Rev. Psicol. gen. apl., Madrid, 1951, 6, 277-84.
586 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

RASCOVSKY (L.). — Le miroir comme défense contre le désir et la peur de


tuer (El mirar como defensa del deseo y temor de matar), Rev. Psicoanal,
B.-Aires, 1951, 8, 392-7.
SPOTNITZ (H.). — Le point de vue psychanalytique sur la résistance dans le
groupe (A psychoanalytic view of resistance in groups), Int. J. group.
Psychoter., 1952, 2, 3-9.
ROSENBERGER (L.). — Le comportement des parents au cours de la psycho-
thérapie de leurs enfants (Hahorim batipul hapsihoterapi shel yaldehem),
Urim, 1950-51, 8, 184-90.
SlLVERBERG (W. V.). — Les expériences infantiles et la destinée individuelle ; la
théorie psychanalytique des névroses (Childhood expérience and personal des-
tiny ; a psychoanalytic theory of neuroses), N. Y., Springer Publishing Co,
1952.
DE PICHON RIVIÈRE (A. A.). — De quelques mécanismes chez les énurétiques
(Algunos mecenismos en la enuresis), Rev. Psicoanal., B.-Aires, 1951, 8,
211-21.
LABBÉ (P.). — L'anorexie mentale ; données récentes sur sa pathogénie, Acta
neurol. psychiat. Belg., 1952, 52, 164-76.
MERZBACH (A. H.). — L'hypomanie infantile (Hypomania in childhood),
M'gamot, 1950-51, 2, 300-13.
HIRSCHMANN (J.). — Les névroses et le crime (Neurose und Verbrechen).
SPEER (E.), Lindauer Psychotherapiewoche, 9-11.
DOUGLAS (D. B. Jr.). — Le traitement des cas limites de la schizophrénie (The
menagement of borderline schizophrenia), Amer. J. Psychoter., 1952, 6,
245-55-
KRESCHMER (E.). — La psychologie et la psychothérapie des paranoïaques (Psy-
chologie und Psychotherapie der Paranoiker), SPEER (E.), Lindauer Psycho-
therapiewoche, 122-5.
GARMA (A.). — L'origine affective de l'ulcère gastro-duodénal (La genesis
afectiva de la ulcera gastroduodenal), Rev. Psicoanal., B.-Aires, 1951, 8,
311-58.
GREENSON (R. R.). — L'ennui (On boredom), J. Amer, psychoanal. Ass., 1953,
1, 7-21.
HALL, CALVIN (S.). — La signification des rêves (The meaning of dreams),
N. Y., Harper, 1953, 244 p.
REICH (A.). — Le choix narcissique de l'objet chez la femme (Narcissistic object
choice in women), J. Amer, psychoanal. Ass., 1953, 1, 22-44.
JAKOBI (Y.) — Le développement de l'Ego chez l'enfant (Das Kind wird ein
Ich), Heilpädag. Werkbl., 1952, 21, 106-16.
MITRA (S. K.). — Les progrès de la psychothérapie vus à travers le test de
Rorschach (Evaluation of psychotherapyby the Rorschach test), Pâtna U. J.,
1952, 6 (1), 42-7.
BONIME (W.). — Quelques principes de psychothérapie brève (Some prin-
ciples of brief psychotherapy), Psychiat. Quart., 1953, 27, 1-18.
DE ROSIS (L. E.). — Quelques techniques de psychothérapie de groupe (Some
techniques of group therapy), Amer. J. psychoanal., 1952, 12, 79.
DREIKURS (R.), MOSAK (H.), SHULMAN (B.). — Les rapports entre le malade
et le psychothérapeute en psychothérapie collective (Patient-Therapist rela-
tionship in multiple psychotherapy), II, Psychiat. Quart., 1952, 26, 590-6.
LES REVUES 587

EISSLER (K. R.). — De l'importance de la structure du Moi en technique


psychanalytique (The effect of the structure of the ego on psychoanalytic
technique), J. Amer, psychoanal. Ass., 1953, 1, 104-43.
FERVERS (C). — La psychologie comme base de la psychothérapie (Psychologie
als Grundlage der Psychotherapie), Jb. Psycholo. Psychoter., 1952, 1, 58-66.
HEWITT (Ch.). — La thérapie analytique de courte durée (Short-term analytic
therapy), Amer. J. psychoanal., 1952, 12, 69-73.
MOUSTAKAS (C). — Les enfants et le jeu thérapeutique ; moyen de comprendre les
émotions normales et pathologiques (Children in play therapy ; a key to under-
standing normal and disturbed emotions), N. Y., McGraw-Hill, 1953, IX,
218 p.
PAPANEK (H.). — Le changement du thérapeute au cours du traitement : examen
d'un cas ; la psychodynamique (Change of therapist during treatment :
case report with emphasis on psychodynamics). Amer. J. psychoter., 1952,
6, 725-39-
ROLAND (M.). — Les aspects psychothérapeutiques du jeu (Psychotherapeutic
aspects of play), Amer. J. occup. Ther., 1952, 6, n° 5, 8 p.
ROSE (S.).- — De quelques avantages de l'analyse collective (Some advantages
of group analysis), Amer. J. psychoanal., 1952, 12, 79-80.
WASSELL (B.). — La composition du groupe et la sélection des malades (Group
composition and patient selection), Amer. J. Psychoanal., 1952, 12, 80.
WEISS (F.). — La psychanalyse et les valeurs morales (Psychoanalysis and
moral values), Amer. J. psychoanal., 12, 39-49.
KUBIE (L.). — L'altération du processus de symbolisation dans les névroses
et les psychoses (The distortion of the symbolic process in neurosis and
psychosis), J. Amer, psychoanal. Ass., 1953, 1, 59-86.
CHATTERJI (N. N.). — La psychologie de la paranoïa (Psychology of paranoïa),
IndianJ. Psychol., 1951, 26, 55-65.
HARTLEY (R.), GLAD (D. D.). — Les modifications du comportement des
schizophrènes par la thérapie de groupe selon le type de l'activité théra-
peutique (Changes in schizophrenic behavior in group therapy as a fonction
of the type of therapist activity), J. Colo-Wyo. Acad. Sci., 1952, 4 (4), 81-2.
JACKSON (D. D.). — La psychothérapie des schizophrènes (Psychotherapyfor
schizophrenia), Sci. Amer., 1952, 188 (1), 58-63.
KEELY (H. W.), GLAD (D. D.). — Les réponses des schizophrènes dans le
TAT et leur comportement dans les périodes psychotiques aiguës et de
rémission (The schizophrenic Thematic Apperception Test responses and
behavior in acutely psychotic and social remision stages), J. Colo-Wyo.
Acad. Sci., 1952, 4 (4), 82.
SEMRAD (E.), MENZER (D.), MANN, JAMES, STANDISH (Ch.).
— L'étude des
rapports médecin-malade au cours des thérapies des malades psychotiques
(A study of the doctor-patient relationship in psychotherapy of psychotic
patients), Psychiatry, 1952, 15, 377-85.
FREUD (A.). — Le rôle du maître d'école (The rôle of the teacher), Harv. educ.
Rev., 1952, 22, 229-34.
INSTITUT DE PSYCHANALYSE

PROGRAMME DE L'ENSEIGNEMENT
CYCLE A.
— THÉORIE GÉNÉRALE DE LA PSYCHANALYSE
I° Douze conférences théoriques
Elles auront lieu un jeudi sur deux, de 18 heures à 20 heures.
1. Jeudi 7 janvier 1954. Histoire de la psychanalyse (NACHT).
2. Jeudi 21 janvier 1954...
.. .
La théorie des rêves (Mme Marie BONAPARTE).
3. Jeudi 4 février 1954
....
4. Jeudi 18 février 1954
5. Jeudi 4 mars 1954
6. Jeudi 18 mars 1954
.. .

....
-—



Instincts et développement (BÉNASSY).


Jeudi avril Mécanismes de défense du moi (BÉNASSY).


7. 1er 1954
8. Jeudi 29 avril 1954 .... — — —
9. Jeudi 13 mai 1954 — — —
10. Jeudi 3 juin 1954 — — —
11. Jeudi 17 juin 1954 Développement de l'enfant (MÂLE).
12. Jeudi 1er juillet 1954 ... — —
2° Séminaires de textes
a) 1er trimestre 1954, PASCHE : Inhibition, symptôme, et angoisse (1).
b) 2e trimestre 1954, GRUNBERGER : Textes d'Abraham et Ferenczi.
CYCLE B.
— CLINIQUE PSYCHANALYTIQUE
1° Douze conférences théoriques
Elles auront lieu un vendredi sur deux, à 21 heures.
1. Vendredi 8 janvier 1954... L'angoisse (PASCHE).
2. Vendredi 22 janvier 1954 .. —
3. Vendredi 5 février 1954 .. . Les phobies (PASCHE).
4. Vendredi 19 février 1954 .. Les obsessions (BOUVET).
5. Vendredi 5 mars 1954 .... —
6. Vendredi 19 mars 1954 L'hystérie (MALLET).
. . .
7. Vendredi 2 avril 1954 .. . Les troubles sexuels chez l'homme (CENAC).
8. Vendredi 30 avril 1954
.... Les troubles sexuels chez la femme (Mme M.
BONAPARTE).
9. Vendredi 14 mai 1954 Les névroses de caractère (DIATKINE).
Vendredi 28 mai 1954 La paranoïa (MALLET).
10.
Vendredi 11 juin 1954 .... La schizophrénie (LEBOVICI).
11.
Vendredi 25 juin 1954 .... Les états dépressifs et maniaques (LEBOVICI).
12. ....
(1) Les réunions auront lieu un vendredi sur deux, à 21 heures. Première réunion : 15 jan-
vier 1954.
INSTITUT DE PSYCHANALYSE 589

2° Séminaire clinique
sous la direction du Dr Bouvet (les vendredis matin, à 9 heures)
C. — TECHNIQUE PSYCHANALYTIQUE
CYCLE

1° Onze conférences théoriques


concernant la technique psychanalytique un vendredi sur deux, à 21 heures.
Avec le concours de : MM. Nacht, Schlumberger, Mâle, Bouvet.
Elles auront lieu les :
1. 15 janvier 1954.
2. 29 janvier 1954.
3. 12 février 1954.
4. 26 février 1954.
5. 12 mars 1954.
6. 26 mars 1954.
7. 9 avril 1954.
8. 7 mai 1954.
9. 21 mai 1954.
10. 4 juin 1954.
11. 18 juin 1954.

2° Séminaire de technique psychanalytique


sous la direction du Dr Nacht (les mardis, à 12 heures)
NOTE CONCERNANT L'ORGANISATION DES CONFÉRENCES DES CYCLES B ET C
Les candidats qui le désirent sont invités à se grouper en groupes d'études
pour l'étude des questions qui peuvent les intéresser. Ces groupes devraient se
mettre en rapport avec le conférencier qui leur indiquera la bibliographie
nécessaire et qui pourra les diriger dans leur travail et leur discussion, si les
candidats le désirent.
Les travaux du groupe d'études seront exposés lors de la conférence qui
correspond au sujet étudié.

OPTIONS FACULTATIVES
(Les candidats sont priés de s'inscrire auprès du secrétariat de l'Institut)
1° Psychanalyse des enfants (sous ladirection de Lebovici)
Les candidats peuvent s'y inscrire à partir du moment où ils suivent les
cours du cycle B et s'ils sont admis au bénéfice des analyses contrôlées.
L'enseignement comprend :
a) Sept colloques (1) (Chaque exposé sera suivi de discussion à laquelle tous
les candidats sont priés de participer) :
1. Histoire de la psychanalyse des enfants (LUQUET).
2. Théorie de la technique psychanalytique infantile (LEBOVICI).
3. Psychanalyse dite précoce (LEBOVICI).
4. Psychanalyse à la période oedipienne et de latence (DIATKINE).

(1) Lesdates de ces colloques seront prévues d'accord avec les candidats inscrits à l'option
psychanalyse des enfants.
590 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

5. Psychanalyse des adolescents (MÂLE).


6. Techniques employées avec les parents pendant les psychanalyses
(FAVREAU).
7. Psychanalyse et éducation (BERGE).
b) Un séminaire technique hebdomadaire les lundis, à 8 h. 45 (sous la direction
de Lebovici et Diatkine).
c) Analyses d'enfants contrôlées par Lebovici, Diatkine, Favreau, Luquet.

2° Médecine psychosomatique (sous la direction de Marty)


(cette option sera organisée après inscription des candidats)
UNE SÉRIE DE CONFÉRENCES EXTRAORDINAIRES SONT PRÉVUES
Elles auront heu le lundi à 12 heures.
Lundi 11 janvier 1954.. . Psychanalyse et ethnographie (Mme M. BONA-
PARTE).
Lundi 25 janvier 1954. . . Psychanalyse et criminologie (CENAC).
Lundi 1er février 1954.. . Deux conférences sur Développement neurobiolo-
Lundi 15 février 1954..
1954. . . gique de l'enfance, expérience et maturation du
moi (AJURIAGUERRA).
Lundi 1er mars 1954 ...
.... Psychothérapie de groupe (DIATKINE).
Lundi 15 mars 1954 ..... Automutilation dans les groupes sociaux primitifs
. .
(SHENTOUB).
Lundi 29 mars 1954 ..... Deux conférences sur Psychanalyse et sciences
Lundi 5 avril 1954 .. humaines (M. André AMAR, professeur de
l'École des Sciences politiques).
D'autres conférences extraordinaires sont prévues avec la collaboration
espérée de MM. Kubie, S. Lorand, Pinatel, Mme Paula Heimann, M. Spitz.
L'Institut de Psychanalyse annonce l'ouverture d'un centre de Diagnostic
et de Traitement psychanalytiques, réservé aux malades peu fortunés. Les
conditions de traitement sont celles des consultations des hôpitaux publics.
Médecin chef : Dr Cenac.
Médecin adjoint : Dr Diatkine.
VIIe CONGRÈS
DES SOCIÉTÉS DE PHILOSOPHIE
DE LANGUE FRANÇAISE

Le prochain Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue française, pré-


paré par la « Société Alpine de Philosophie » aura lieu à Grenoble du dimanche
soir 12 au jeudi 16 septembre 1954.
Le thème principal : La vie, la pensée : leurs relations mutuelles, a été réparti
par le Comité d'organisation entre les chapitres suivants :
I. — Biologie et philosophie de la vie. Problèmes de structure et d'évolution.
II. — Psycho-biologie. La pensée et le cerveau. L'esprit et le corps. Pathologie
et psychanalyse.
III. — Psychologie et Philosophie de l'esprit. Les grandes formes de l'activité
mentale. La structure métaphysique de la conscience.
IV. — Action et Pensée. Les conditions vitales de l'activité humaine, indivi-
duelle et sociale.
V. — L'aspect historique du problème. La relation de la vie et de la pensée
dans les grands systèmes philosophiques.
Le Congrès affectera en partie un caractère régional : à Grenoble seront
évoquées les mémoires de J.-J. Rousseau, de Condillac et de Mably ; au cours
de l'excursion finale, le jeudi 16, le souvenir de L. Brunschvicg sera rappelé à
Aix-les-Bains, où il décéda durant l'occupation ; à Chambéry, après une
visite aux Charmettes, où résida J.-J. Rousseau, une conférence sera consacrée
à Joseph de Maistre.
Des circulaires donnant tous les détails voulus sur le programme du Congrès,
sur les conditions de séjour et sur les facilités de voyage seront envoyées à
toute personne qui manifestera le désir de les recevoir.
Les secrétaires généraux,
Th. RUYSSEN, M. PHILIBERT.
N. B. — Prière d'adresser les demandes de renseignements à M. Michel
Philibert, secrétaire général, 2, rue de la Paix, Grenoble (Isère).
JOURNÉES INTERNATIONALES
DES CENTRES PSYCHO-PÉDAGOGIQUES
DE LANGUE FRANÇAISE
Paris, du 5 au 9 juillet 1954
dans les locaux du Centre Psycho-Pédagogique Claude-Bernard, Lycée Claude-
Bernard, 1, avenue du Parc-des-Princes, Paris (16e).

Sous le patronage :
de M. le Ministre de l'Éducation nationale ;
de M. le Ministre de la Santé publique et de la Population ;
de M. le Directeur de l'Institut de Psychologie de Paris.
Comité d'honneur :
M. BESLAIS, directeur général de l'Enseignement du 1er degré ;
M. BRUNOLD, directeur général de l'Enseignement du second degré ;
M. DEBESSE, professeur à l'Université de Strasbourg, ditecteur pédagogique du
Centre psycho-pédagogique de Strasbourg ;
M. le Dr DEBRÉ, professeur à la Faculté de Médecine de Paris, président du Centre
International de l'Enfance ;
Mme le Dr FAVEZ-BOUTONNIER,professeur à l'Université de Strasbourg, directrice
médicale des centres psycho-pédagogiques de Strasbourg et Mulhouse ;
M. FRAISSE, directeur du Laboratoire de Psychologie Expérimentale, directeur
adjoint de l'Institut de Psychologie de Paris ;
Mme HATINGUAIS, directrice du Centre international Pédagogique de Sèvres,
inspectrice générale de l'Enseignement du 2e degré;
M. le Dr G. HEUYER, professeur à la Faculté de Médecitie de Paris, président de
l'École des Parents ;
M. ISAMBERT, vice-président délégué général de l'Ecole des Parents ;
M. le Dr LAGACHE, professeur à la Sorbonne, directeur de l'Institut de Psychologie,
président de la Société française de Psychanalyse;
M. le Dr LAUNAY, médecin des Hôpitaux, directeur du Service des Consultations
psycho-pédagogiques de l'Enseignement du 1er degré;
M. le Dr MALE, président de la Société Psychanalytique de Paris ;
Mlle MEZEIX, inspectrice générale des Écoles Maternelles de l'Enseignement
du 1er degré;
M. G. MONOD, directeur honoraire de l'Enseignementdu second degré ;
M. PERRIN, proviseur du Lycée Claude-Bernard ;
M. le Dr PORCHER, directeur de l'Institut de Biologie sociale et d'Hygiène Mentale ;
M. RAIN, directeur général au ministère de la Santé et de la Population ;
M. SARRAILH, recteur de l'Académie de Paris ;
M. le Dr SAUGUET, directeur de l'Institut Claparède.
JOURNEES DES CENTRES PSYCHO-PEDAGOGIQUES 595

Secrétariat général :
Mlle BOURREAU, psychopédagogue.
Le montant des frais d'inscription sera de 500 francs, et pourra être versé
à l'Association des Centres Psycho-Pédagogiques, C. C. P. Paris 6377-49, ou
sur place à l'ouverture du Congrès.

Les journées internationales des Centres Psycho-Pédagogiques organisées


pour la première fois en France depuis la création de consultations spécialisées,
se tiendront à Paris du 5 au 9 juillet 1954 au Lycée Claude-Bernard.
Elles visent notamment à la confrontation des différentes méthodes psycho-
pédagogiques en vue d'une critique constructive des techniques utilisées.
Les participants désireux de présenter un travail devront faire parvenir le
texte de leur communication le plus rapidement possible, afin d'en faciliter
l'impression et la diffusion.
Les sujets traités seront groupés sous les rubriques suivantes :
1) Enquête sur le milieu familial, scolaire, social — type de questionnaires —
tests ;
2) Rééducation psychothérapiques : individuelles, collectives (socio-drame) ;
3) Action sur les parents. — Groupe de parents ;
4) Classes de réadaptation. — Pédagogie curative ;
5) Rééducations diverses : psychomotrices, parole, écriture, etc. ;
6) Recherche scientifique et statistique d'après l'expérience acquise ;
7) Recrutement et formation des psychopédagogues et rééducateurs.
Afin que nous puissions, dès à présent, enregistrer votre inscription, nous
vous serions reconnaissants de nous retourner le bulletin ci-contre, après l'avoir
complété.
En ce qui concerne votre séjour à Paris, vous pouvez vous adresser, en cas
de besoin, à l'Agence Wagons-lits, dont une succursale existe dans tous les
pays (sous le nom Agence Cook & Sons en Angleterre et au Canada) qui s'est
chargée de l'organisation matérielle de la résidence des Congressistes et notam-
ment du transport et du logement. A Paris l'Agence des Wagons-Lits se trouve :
40, rue de l'Arcade, Paris (8e). (Tél. : ANJ 42-80-poste 320.)
Veuillez agréer, cher Collègue, l'assurance de mes sentiments bien dévoués.
Georges MAUCO.

N. B. — Pour tous renseignements et correspondance s'adresser à


Mlle BOURREAU, secrétariat général des Journées internationales des Centres
Psycho-Pédagogiques, Lycée Claude-Bernard, 1, avenue du Parc-des-Princes,
Paris (16e).
TABLE DES MATIERES
DU TOME XVII

Janvier-Juin 1953
Nos 1_2. —
XVe Conférence des Psychanalystes de Langue française :
M. BÉNASSY. — Théorie des Instincts _1
Discussion.
Interventions de Mme Marie Bonaparte, de MM. G. Dubal,
F. Pasche, Held, R. Laforgue, Lagache, Nacht, J. R. de
Otaola, N. Perrotti, de Saussure 79
M. BOUVET. — Le moi dans la névrose obsessionnelle 111
Discussion.
Interventions de Mme Marie Bonaparte, de MM. Held,
Laforgue, Nacht, de Saussure, E. Servadio 197
Réponse du Dr Bouvet 213
N° 3. — Juillet-Septembre 1953
M. BONAPARTE. — La faute d'Orphée à l'envers 221
H. CHRISTOFFEL. — Psychanalyse sous forme verbale et sous forme de jeu 229
N. DRACOULIDÈS. — Le complexe d'OEdipe « désaxé » 242
B. GRUNBERGER. — Conflit oral et Hystérie 250
S. LEBOVICI. — A propos de la psychanalyse de groupe 266
J. MALLET. — L'évolution de W. Reich ou l'analyste et l'instinct de mort 279
A. MULLER. — L'art et la psychanalyse 299
S. NACHT. — Difficulté de la psychanalyse didactique par rapport à la
psychanalyse thérapeutique 320
P. C. RACAMIER. — Étude clinique des frustrations précoces 328
Les Revues 351
Les Livres 359
Comptes rendus et Communiqués 363

N° 4. — Octobre-Décembre 1953
M. CENAC. — Georges Parcheminey
Mlle BAUER. — Psychothérapie : Mère et Enfant
M. GRESSOT. — Le mythe dogmatique et le système moral des.
385
387
Manichéens 398
B. GRUNBERGER. — Interprétation prégénitale. Discussion 428
É. KESTENBERG. — Problèmes diagnostiques et cliniques posés par les
névroses de caractère 496
F. LECHAT. — Jamais deux sans trois 518
J. LOGRE. — Le pré-inconscient et la psychologie amoureuse 541
Y. ROUMAJON. — Note clinique sur un état d'anxiété après blessures de
guerre 548
Les Livres 556
Les Revues 577
Informations diverses 588

Le gérant : Serge LEBOVICI.

1954. Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France)



EDIT. N° 23.367 Dépôt légal : 2-1954 IMP. N° 13.543

Vous aimerez peut-être aussi