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LETTRE À FRIEDRICH MEINECKE

Franz Rosenzweig

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2009/2 n° 89 | pages 241 à 244

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ISSN 0014-2166
ISBN 9782130572732
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http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2009-2-page-241.htm
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Pour citer cet article :


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Franz Rosenzweig, « Lettre à Friedrich Meinecke », Les Études philosophiques 2009/2 (n° 89),
p. 241-244.
DOI 10.3917/leph.092.0241
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LETTRE À FRIEDRICH MEINECKE

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Cassel, le 30 août 1920.

Très vénéré Professeur,

Je vous remercie cordialement pour les mots bienveillants que vous avez
dits à propos de mon Hegel 1 ; j’espère pouvoir rapidement déposer entre vos
mains le second volume ; j’envoie sous huitaine les dernières corrections à
Oldenbourg.
Tout récemment, à Berlin, j’ai senti ne pas être capable de vous rendre
convaincante la nécessité personnelle de ma démarche. Pourtant, c’est ce à
quoi j’aurais bien voulu parvenir. La nécessité seulement personnelle ; l’objective
– j’y crois également –, mais je sais qu’alors je puis me fourvoyer, et je n’ai
pas assez d’obstination dans ma volonté d’avoir raison pour ne pas y
renoncer. Ce fut certes mon erreur à Berlin que d’avoir voulu néanmoins
essayer de vous rendre clair ce qui était décisif sur le plan personnel à partir
de ce qui était objectif, et qui cependant n’était à mes yeux, dans le meilleur
des cas, qu’une confirmation de ce qui, intérieurement, était depuis long-
temps conscient, rien de plus. Sans doute me trompé-je dans mon jugement
historico-philosophique sur le moment que nous avons vécu ; je suis assez
dépendant du monde où j’ai grandi pour justement souhaiter me tromper.
Mais c’est tout à fait indépendamment de cela (tout au plus comme un pres-
sentiment personnel, si cela existe, entretient un lien de dépendance avec la
catastrophe mondiale qui le suit), indépendamment, donc, de tout opti-
misme historico-philosophique ou de tout pessimisme, que s’est produit ce

1. Il s’agit du premier volume de Hegel et l’État qui avait été, d’abord, la thèse de Rosenz-
weig, soutenue en 1912 sous la direction de F. Meinecke. En 1914, Rosenzweig avait presque
achevé le livre initialement projeté, et, en 1920, il parut à Berlin en 2 volumes (aujourd’hui, il
est publié en un seul volume chez Sciencia Vlg, Aalen, 1962, et il a été traduit en français par
G. Bensussan en 1991 aux PUF).
Les Études philosophiques, no 2/2009, p. 241-244
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qui m’est arrivé et qui, comme vous l’écrivez et comme je dois l’admettre,
m’a muré la voie simple et droite « offerte à mon talent ». Il est si difficile
d’en parler. Ce fut une sorte de lâcheté qui, à Berlin, me fit tenter de m’expli-
quer auprès de vous à partir d’un point de vue objectif. Or cela n’est pas
praticable. Il me faut donc écarter toute honte et parler de moi, personnelle-
ment. Prêtez-moi une oreille amicale.
En 1913, il m’est arrivé quelque chose qui, si je dois jamais en parler, ne
peut être autrement défini que par le terme d’ « effondrement »1. Je me suis
retrouvé soudain dans un champ de ruines ou, plutôt, je me suis aperçu que
le chemin que je suivais conduisait à des irréalités. C’était justement la voie

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que seul mon talent ou plutôt mes talents m’indiquaient. Je devinais l’absur-
dité d’une telle main mise du talent et de cet auto-assujettissement. Sous mes
yeux, un effroi s’empara de moi, semblable à celui qu’avait pressenti chez
moi, un an auparavant à Fribourg, Kähler2, face à ma faim insatiable,
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absurde et sans but, de structures, faim dont l’impulsion se nourrissait


d’elle-même. Cette soif de formes, ce que je pensais être une insatiable
réceptivité, l’étude de l’histoire à laquelle je me consacrais aurait dû la servir ;
je me serais certainement contenté d’être l’auxiliaire de cette impulsion. Cet
homme que j’étais et face à qui, comme je le constate aujourd’hui, d’autres
ressentaient de l’effroi, me faisait peur à cette époque-là. Parmi les lambeaux
de mes talents, c’est moi que je cherchais ; parmi toute cette pluralité de per-
sonnes, j’en cherchais une. C’est ainsi qu’alors je descendis en moi-même
(on ne peut parler de ce genre de choses qu’à travers des métaphores), vers
les caves voûtées de ma nature, là où les talents ne pouvaient plus m’accom-
pagner, et je parvins à cette vieille malle dont je n’avais jamais oublié l’exis-
tence, car j’étais habitué à descendre dans cette cave à certains moments
précis, et à contempler ce qui gisait sur le dessus de cette malle une fois
ouverte ; et ce furent toujours les grands moments de mon existence. Je ne
pouvais plus alors me borner à cela : j’y plongeai mes mains et me remuai
couche après couche jusqu’à parvenir au fond de la malle ; mais je n’atteignis
pas ce fond. J’y puisai et me chargeai de tout ce que mes bras purent
emporter ; j’oubliai presque que j’étais toujours simplement... dans le sous-
sol de mon moi. Je remontai vers les niveaux supérieurs et j’étalai les trésors
rapportés ; la lumière du jour ne les priva pas de leur éclat. C’étaient mes tré-
sors, ma propriété la plus intime, mon héritage, rien d’emprunté. En leur
possession et pleine jouissance, j’avais désormais ce qui auparavant m’avait

1. Entre 1910 et 1913, Rosenzweig avait envisagé de se convertir au christianisme, ce


dont témoignaient la fréquentation de ses cousins, plus spécialement Eugène Rosenstock et
les entretiens avec eux. En 1913, au moment même où il envisageait sérieusement cette
conversion, il se rendit tout de même à la synagogue pour assister à l’office de Yom kippour.
Il éprouva un choc qui le fit renoncer à la conversion et s’orienter plus spécialement vers un
retour à son héritage juif. C’est ce dont il s’explique dans cette lettre.
2. Siegfried Kähler (1885-1967) était un étudiant, ami de Rosenzweig à Fribourg. Il se
consacra à l’étude de Humboldt, et son livre suivait à peu près des voies similaires à celle de
Rosenzweig traitant de Hegel : Wilhelm von Humboldt und der Staat, Göttingen, 1963 (2e éd.).
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manqué : le droit de vivre – et même d’avoir des talents, car c’est alors moi
qui les possédais et non pas eux, moi.
Mais, pour le dire sans métaphores : d’historien (parfaitement digne de
l’habilitation), j’étais devenu philosophe (totalement impossible à habiliter),
si je veux subsumer cet événement d’alors sous ces notions qui ne sont pas
très appropriées. L’essentiel, pourtant, est que, pour moi, la science en
général n’avait plus une signification centrale, et que, depuis lors, ma vie est
commandée par cet « élan obscur » dont je suis conscient que l’appeler
« mon judaïsme » n’est en fin de compte que lui donner seulement un nom.
L’aspect scientifique de toute cette démarche, la métamorphose de l’histo-

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rien en philosophe, n’est qu’un épiphénomène qui m’a cependant apporté
cette confirmation toujours bienvenue que « l’esprit que j’ai vu » n’était pas
un diable ; je crois avoir aujourd’hui une plus solide assise dans le monde
qu’il y a sept ans. L’auteur de L’Étoile de la Rédemption, qui va très bientôt
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paraître chez Kaufmann à Francfort, est d’un autre calibre que celui de Hegel
et l’État. Mais, finalement, ce nouveau livre n’est précisément qu’un... livre.
C’est pourquoi je n’y accorde pas trop de valeur. La modeste « exigence
quotidienne », souvent très ténue, telles celles auxquelles je fais face dans ma
situation francfortoise1 – beaucoup de confrontation personnelle, usante,
insignifiante, avec les hommes et les conditions extérieures –, voilà ce qui
pour moi est devenu le véritable contenu de ma vie, préféré en dépit de
toutes les contrariétés corollaires, et non plus le fait d’écrire des livres. La
connaissance n’est plus à mes yeux une fin en soi ; elle est devenue un ins-
trument. Au service d’êtres humains, certes pas au service de « tendances » (ne
vous méprenez pas). Ce qui ressortit à des tendances m’est plus que haïs-
sable ; je crois que cela m’est impossible. La connaissance reste en elle-
même libre ; elle ne se laisse prescrire ses réponses par personne. Non pas ses
réponses, mais ses questions (et c’est ce en quoi consiste mon hérésie par rap-
port à la loi non écrite de l’Université). Toute question ne vaut pas qu’on la
pose. Je ne suis plus désormais plein d’une curiosité scientifique ou d’une
soif esthétique de matériaux – c’est la seconde qui, autrefois, m’avait sous sa
coupe. Je n’interroge que lorsque je suis interrogé. Interrogé par des hommes,
non par des savants, par la « science ». Dans tout savant gît en effet un
homme qui interroge, qui a besoin de réponse. Qui interroge en lui
l’homme, mais plus la science dans le savant, plus ce spectre insatiablement
curieux, dévorant sans répit, ce fantôme qui dépèce celui qu’il possède jus-
qu’à ce qu’il ne lui reste plus rien de son humanité. Ce spectre m’est haïs-
sable comme tous les fantômes. Ses questions ne sont pas à mes yeux des
interrogations. Mais les questions de l’homme me sont d’autant plus deve-
nues insistantes. Y faire face aussi bien que possible, et y répondre pour
autant que je sache le faire – à partir d’un savoir restreint, ce dont je suis bien

1. Rosenzweig avait fondé une « maison d’étude » (Lehrhaus) sur des bases qui corres-
pondaient à l’essentiel de ce qu’avait mis au jour L’Étoile de la Rédemption, ainsi qu’à une
approche toute nouvelle de la tradition juive.
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conscient, et d’une capacité encore plus limitée –, voilà ce que désormais j’ai
appelé « connaître au service de ». Et vous-même comprendrez ce qui me
tient éloigné de l’Université, et m’oblige à suivre la voie que j’emprunte ; non
pas la conscience claire, trop lucide (qui s’éveille en fait seulement quand je
suis contraint de me justifier, maintenant précisément, alors que je suis en
train d’écrire ces mots), mais l’ « élan obscur », justement celui que vous
évoquiez.
Vous me comprendrez désormais. Je n’espère pas davantage. Et je ne
souhaite effectivement pas plus. Je voulais simplement m’ouvrir à vous afin
que vous puissiez me voir. Je n’ai donc parlé que de moi et uniquement de

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moi-même, en sollicitant ainsi votre indulgence de la manière la plus
incongrue. Mais je suis à vrai dire soulagé d’un poids ; car, à l’époque, je
vous avais quitté non sans une grande tristesse puisque je n’avais pas réussi à
déchirer en temps opportun le voile que j’avais moi-même tissé autour
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d’une conversation sur l’ « époque contemporaine », ni à remplir l’unique


obligation effective imposée à l’amitié que voue le cadet à son aîné, l’élève à
son maître. L’obligation d’une confession toute respectueuse qui s’impose
lorsque les voies de l’élève s’écartent de celles du maître.
Puis-je espérer que vous me croirez lorsque je vous dirai que je n’ai pas
méconnu l’extrême bienveillance qu’expriment vos lignes ? Puis-je espérer
que vous croirez précisément en raison de cette réponse que je vous fais ?
Je suis et reste, en toute reconnaissance, votre obligé,
Franz ROSENZWEIG.
(Traduit de l’allemand par Marc de Launay.)

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