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HEGEL ET L'INJUSTICE

Gilles Marmasse

P.U.F. | Les Études philosophiques

2004/3 - n° 70
pages 331 à 340

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Marmasse Gilles, « Hegel et l'injustice »,

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Les Études philosophiques, 2004/3 n° 70, p. 331-340. DOI : 10.3917/leph.043.0331
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HEGEL ET L’INJUSTICE

La troisième section du droit abstrait, dans les Principes de la philosophie du


droit de Hegel, a pour objet l’Unrecht, le déni du droit ou l’injustice1. Il s’agit
des actes illicites relatifs à la propriété, que ceux-ci soient ou non assortis de
l’intention véritable de violer le droit. Ainsi, le premier objet examiné dans la
section, le « déni du droit sans parti pris » (unbefangenes Unrecht), consiste en
une violation « candide » de la justice, au sens où elle a pour cause la seule
ignorance. En revanche, les deux moments ultérieurs de la section – à
savoir, la « fraude » (Betrug) et la « contrainte et le crime » (Zwang und Verbre-
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chen) – sont bien relatifs à la sphère pénale. La fraude désigne en effet l’acte

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injuste auquel l’agent confère sciemment l’apparence du droit, tandis que la
contrainte et le crime, tels qu’ils sont ici thématisés, renvoient à la violence
volontaire exercée à l’encontre d’autrui. Or cette thématique n’est pas sans
susciter la perplexité. Une approche encore superficielle du texte amène en
effet à constater un certain nombre d’options théoriques qui peuvent, d’une
certaine façon, apparaître inattendues. On remarque tout d’abord qu’un sta-
tut positif est accordé au déni du droit. Celui-ci ne constitue pas un simple
non-être, une privation de droit, mais il existe comme moment réel et indé-
pendant. Par ailleurs, s’il apparaît en référence à la justice, il n’en est pas seu-
lement l’envers. Aux yeux de Hegel, s’accorder sur ce qu’est le juste n’est
manifestement pas suffisant pour épuiser le problème de l’injuste. En réa-
lité, la relation entre les deux termes apparaît comme complexe, et constitue
précisément l’objet de la section. Il faut également admettre qu’il existe,
pour l’auteur de l’Encyclopédie, une vitalité spécifique de l’Unrecht. Si celui-ci
possède le statut d’un moment dans le parcours systématique, c’est qu’il est
en quelque sorte indispensable.
Mais le plus surprenant reste la place de choix accordée au déni du
droit, puisqu’il s’agit tout simplement de la troisième section du droit abs-

1. B. Bourgeois traduit le terme par « non-droit » dans l’Encyclopédie III (Paris, Vrin,
1988). Dans les Principes de la philosophie du droit, R. Derathé et J.-P. Frick (Paris, Vrin, 1975) et
J.-L. Vieillard-Baron (Paris, Garnier-Flammarion, 1999) le traduisent par « injustice » ;
J.-F. Kervégan (Paris, PUF, 1999), par « déni du droit ».
Les Études philosophiques, no 3/2004
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trait, c’est-à-dire, d’un point de vue systématique, de la vérité de celui-ci.


Lorsque l’injustice fait son entrée dans les Principes de la philosophie du droit,
elle y fait donc une entrée remarquée. Insistons sur ce point : car, d’une
certaine manière, le fait que l’Unrecht constitue le troisième moment du
droit abstrait apparaît comme difficilement compréhensible dans la pers-
pective hégélienne elle-même. On s’attend en effet à ce que cette troisième
section constitue, par construction, l’effectivité du droit abstrait,
c’est-à-dire l’adéquation de son concept et du réel. En d’autres termes, le
lecteur prévoit de trouver, ici, non pas la négation, mais au contraire la réa-
lisation du bon droit. La thématique de l’injustice ne constitue-t-elle donc
pas, de la part de Hegel, une inconséquence du point de vue de
l’architecture des Principes de la philosophie du droit ? La question qui se pose
est donc celle du véritable objet de cette section. Dès lors, il faut saisir
l’articulation de l’Unrecht, qui sera examinée en ses trois moments. Quelle
est la nature des objets thématisés, et en vertu de quelle nécessité apparais-
sent-ils dans le dispositif systématique ?

La question du « droit en soi »

Le déni du droit est défini au § 82 comme l’ « opposition du droit en soi


et de la volonté particulière ». Cette dernière notion désigne la volonté
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contingente de toute personne, c’est-à-dire de l’individu considéré en tant
que possible détenteur de biens. Elle apparaît pour elle-même dans la pre-
mière section du droit abstrait – à savoir, la « propriété ». Dans la deuxième
section, celle du « contrat », le rapport mutuel des volontés particulières,
c’est-à-dire la série indéfinie des accords bilatéraux, engendre un droit
« posé ». Dans la troisième section en revanche, la volonté particulière n’est
plus considérée dans son abstraction ni dans sa relation avec une autre
volonté tout aussi particulière, mais dans son rapport avec le « droit en soi ».
Que faut-il entendre par cette expression ? La notion d’en-soi, comme on le
sait, désigne chez Hegel ce qui est objectif mais aussi originaire, donc non
accompli, et qui, pour authentifier son contenu, requiert une médiation.
L’originalité des Principes de la philosophie du droit est précisément de poser
l’existence de ce droit en soi dès avant la médiation d’une décision législa-
trice ou d’une quelconque assise politique1. Le droit en soi, c’est ce que nous
pourrions nommer le bon droit, ce qu’Aristote désigne par le neutre dikaion,
c’est-à-dire la part légitime qui revient à chacun parmi les biens susceptibles
d’appropriation. Tout au long du droit abstrait se développe en effet une

1. La figure du juge apparaît explicitement au § 501 de l’Encyclopédie de 1827-1830,


c’est-à-dire au sein du moment structurellement identique à la troisième section du droit abs-
trait des Principes de la philosophie du droit. Mais le juge n’est alors que l’agent du « se-faire-valoir
(das sich Geltendmachen) du droit en soi ». C’est bien plus loin dans le développement systéma-
tique – à savoir, dans la Sittlichkeit – qu’est en réalité thématisée l’administration de la justice
comme instance autonome de décision.
Hegel et l’injustice 333

investigation de la légitimité de la propriété. Qu’est-ce qui m’autorise à dire :


« Ceci est à moi » ? Le dispositif général est alors le suivant – première sec-
tion : la légitimité procède du rapport de l’individu à la chose ; deuxième
section : la légitimité repose sur la série itérative des accords interindivi-
duels ; troisième section, enfin : elle est fondée sur l’accord du concept du
droit et de la volonté de la personne. Dans le cadre de la troisième sphère du
droit abstrait en effet, ce qui m’autorise à dire : ce champ est à moi, ce n’est
pas le fait que je le travaille (cas ressortissant à la première section), ni que je
l’aie acheté à autrui (deuxième section), mais le fait que ma volonté propre
soit dûment ratifiée par le bon droit, lequel existe en et pour soi, c’est-à-dire
de manière à la fois autonome et manifeste. Ce point de doctrine est d’une
portée considérable. Le principe du droit de propriété pour Hegel, en sa
vérité la plus haute, est pleinement valide et pleinement objectif. Il ne
renvoie pas à une qualité de l’individu mais à une qualité de la chose. En
outre, c’est une détermination universelle, au sens où elle est essentielle et
vaut de manière incontestable. Assurément, face à ce type d’affirmation,
nous sommes aussi déconcertés qu’à la lecture du livre V de l’Éthique à Nico-
maque : car pour Hegel, comme pour Aristote, il existe en soi un juste par-
tage des choses. Dès lors, ce n’est pas le juge, et encore moins le philosophe,
qui statuent originairement sur la part qui revient à chacun. La juste réparti-
tion est inscrite dans les biens externes eux-mêmes. C’est pourquoi il peut y
avoir, en définitive, un droit de propriété indépendamment de la moralité et
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de la Sittlichkeit 1.

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Le concept de droit en soi ne signifie certes pas qu’il y ait, aux yeux de
Hegel, une répartition de la propriété originaire et censée rester immuable.
Simplement le droit, tel qu’il apparaît dans la section ici considérée, cons-
titue une entité subsistante-par-soi et indépendante des volitions et des
actes arbitraires des individus. Par là, on peut comprendre rétrospective-
ment ce qui, d’un point de vue hégélien, restait fondamentalement insatis-
faisant dans la propriété et le contrat tels qu’ils étaient examinés dans les
deux premières sections du droit abstrait. Dans le moment de la propriété,
il suffisait que je m’empare d’un objet et que je le transforme pour qu’il
devienne mien : en fait de meuble, possession et travail valaient titre. Dans
le cas du contrat, inversement, il apparaissait indispensable, en une figure
du mauvais infini, que tous les hommes s’accordent sur toutes les prétentions
à la propriété pour que celles-ci deviennent légitimes, ce qui nous mettait
au rouet. La puissance du concept de droit en soi, dans la troisième section,
apparaît alors dans toute sa clarté, puisque celui-ci opère, en vertu de son
universalité, une légitimation de la propriété qui d’une part est instantanée
et d’autre part assure ce que l’on nommerait aujourd’hui une entière sécu-
rité juridique.

1. Voir par exemple la remarque du § 100, trad. Kervégan, p. 181 : « L’État n’est pas la
présupposition qui conditionne la justice (Gerechtigkeit) en soi. »
334 Gilles Marmasse

L’abrogation de l’injustice

Comment analyser cependant la relation du droit en soi avec la volonté


particulière ? Pour le lecteur, la solution la plus confortable serait assuré-
ment que Hegel prêche : il faut que la volonté particulière soit conforme au
droit en soi. Mais voilà bien le type d’injonction qui n’a pas de sens dans un
système rejetant la fadeur de l’édification au profit de l’examen de l’ef-
fectivité. Or la réalité consiste, selon le § 82, d’une part en l’opposition du
droit en soi et de la volonté particulière, d’autre part en l’Aufhebung de cette
opposition : le droit « progresse dans le déni du droit jusqu’à l’apparence – jus-
qu’à l’opposition du droit en soi et de la volonté particulière, en tant qu’en
celle-ci il devient un droit particulier. Mais la vérité de cette apparence est
d’être vaine, et le droit se rétablit par l’acte-de-nier cette négation sienne »1.
Quel est l’enjeu d’une telle articulation ? Le § 83 affirme que « le droit, en
tant que particulier, et, en cela, en tant que divers, reçoit la forme d’une appa-
rence en regard de son universalité et simplicité qui sont en soi »2. Deux points
sont à examiner plus particulièrement : d’une part, l’opposition de l’uni-
versel et du particulier, qui correspond à un schème général de l’Encyclopédie ;
d’autre part, la forme spécifique que prend cette opposition dans le déni du
droit. Pour le premier point, on a vu ci-dessus que le juste, comme posses-
sion légitime, possède le statut d’un universel : non pas au sens où il y aurait
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une loi universelle et immuable qui réglerait l’ensemble des cas, mais au sens
où, à chaque fois, il y a un juste pleinement valide3. Cependant, le juste ne
saurait exister abstraitement dans un ciel des idées juridiques ; au contraire, il
lui faut se réaliser concrètement, c’est-à-dire dans son rapport avec une
volonté déterminée. On sait que, selon Hegel, l’universel n’existe que dans
la mesure où il se réalise processuellement et de manière particulière. En
l’occurrence, la justice n’existe pas comme une simple exigence, ni non plus
comme un bien réalisé, mais comme un processus continu d’engendrement
de décisions déterminées. Pour l’auteur des Principes de la philosophie du droit, la
justice s’accomplit incontestablement, mais son être est essentiellement
dynamique – si bien qu’il ne saurait y avoir, pour autant, de situation défini-
tivement juste.
Mais un second point apparaît tout aussi déconcertant : Hegel semble
postuler que la volonté particulière est, comme telle, injuste. C’est elle qui
constitue par nature un déni du droit : d’où le titre de la section. Selon le § 86,
« la volonté n’est pas encore présente-là comme une volonté qui se serait
libérée de l’immédiateté de l’intérêt, qui aurait, en tant que particulière, la

1. Trad. citée, p. 170.


2. Ibid.
3. Voir l’affirmation d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque : « Une seule constitution [est]
partout à chaque fois la meilleure d’après la nature » (V, 10, 1135 a 4-5). Pour la traduction
et l’interprétation de ce passage, voir l’article de P. Aubenque, « La loi chez Aristote », in
Archives de philosophie du droit, 1980.
Hegel et l’injustice 335

volonté universelle pour fin »1. Pourquoi la volonté de l’individu, en matière


de possession, est-elle donc par définition errante, c’est-à-dire plus précisé-
ment aveugle ou maligne ? Proposons une hypothèse d’ensemble. L’esprit
objectif est de part en part caractérisé par l’inadéquation de l’universel et du
particulier. C’est l’un des éléments qui le distinguent de l’esprit subjectif et de
l’esprit absolu, et qui renvoient à sa genèse comme négation de l’identité abs-
traite de l’universel et du particulier – une abstraction caractéristique de la
sphère de l’esprit subjectif. Dans les première et troisième parties de la Philo-
sophie de l’esprit, en revanche, le particulier est immédiatement conforme à
l’universel : pour reprendre une notion qui a été commentée par Catherine
Malabou, on dira qu’il est « plastique »2. Par opposition, dans l’esprit objectif,
le particulier est résistant, indocile à l’universel. Ainsi, dans l’âme effective
(esprit subjectif), le corps humain est « naturellement » expressif de la liberté
de l’âme, tandis que, dans la religion révélée (esprit absolu), le Père se mani-
feste en un Fils qui lui est immédiatement conforme. En revanche, l’action
humaine, dans la moralité, est en butte à la contradiction du bien et du mal.
De même, dans l’histoire, le débat de l’esprit du monde avec la contingence
temporelle et géographique est constamment entretenu. Pour revenir au cas
de la volonté particulière, on sait que l’esprit objectif, dans l’Encyclopédie, est
constitué du rapport mouvementé de la volonté avec l’objectivité extérieure.
En l’occurrence, dans le déni du droit, il s’agit du face-à-face de la volonté
universelle, comme droit en soi, et du donné contingent, comme volonté
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particulière. L’extériorité de cette dernière se traduit alors, précisément, par

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son inadéquation initiale au droit en soi. C’est ainsi que s’explique le caractère
fondamentalement illégitime de la volonté de la personne. Par ailleurs,
l’opposition de cette volonté et du droit universel implique que l’individu sin-
gulier ne peut, pour Hegel, s’ériger en juge de la légitimité de sa propriété.
Dès lors, et dans la perspective de l’effectivité du droit abstrait, « le premier
qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi », n’était pas dans son
droit : sur ce point, il existe une incontestable convergence d’opinion entre
Hegel et l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité. Il reste, cependant, que ce
qui est ici condamné n’est pas la propriété en tant que telle, mais seulement la
revendication individualiste d’une légitimation subjective de la possession
particulière3.
La relation de l’universel et du particulier est, comme toujours chez
Hegel, une relation d’Aufhebung – ce qui explique l’affirmation citée selon
laquelle le droit en tant que particulier reçoit la forme d’une apparence,
c’est-à-dire de quelque chose qui n’a pas de validité en soi-même mais est
nécessairement voué à la suppression. Selon le § 82, « par ce procès, celui de

1. Trad. citée, p. 172.


2. Voir C. Malabou, L’avenir de Hegel, Paris, Vrin, 1996.
3. Selon l’article de J. Ritter, « Person und Eigentum », paru originairement en 1961
dans le vol. 15 de la Pädagogische Rundschau, toute la liberté « substantielle » de l’esprit objectif
est conditionnée, chez Hegel, par la « propriété bourgeoise ».
336 Gilles Marmasse

sa médiation, [qui consiste à] revenir de sa négation à soi, [le droit] se déter-


mine comme effectif et en vigueur »1. C’est pourquoi le thème de la troisième
partie du droit abstrait ne se réduit pas, en vérité, à la seule injustice, mais
rend compte du conflit du juste et de l’injuste, un conflit qui se conclut,
selon Hegel, par la victoire du juste2. Nous avons affaire au schème de la
négation infinie de la volonté seulement particulière et, par conséquent, à la
vérification absolue du concept du droit abstrait. Il est à noter cependant
que la relation d’Aufhebung n’est pas positive mais négative, au sens où elle
se traduit non par la manifestation de la vérité dans le réel, mais par
l’anéantissement du non-droit. Qu’est-ce alors que la justice pour Hegel ?
C’est la négation active de l’injustice – et non pas un hypothétique état de
justice ni une série d’actes justes. Une fois de plus, une doctrine tout à fait
spécifique apparaît, dans la mesure où, comme l’indique le titre même de la
section : das Unrecht, ce qui est immédiat, c’est l’injuste, tandis que le juste
n’apparaît qu’à titre de correctif.
La réalisation du bon droit est cependant encore marquée d’une forte
abstraction. Tout d’abord, l’abrogation de l’injustice du droit relève du
devoir-être. C’est ce qu’exprime bien le § 87 : « Dans sa différence d’avec le
droit particulier et qui est là, le droit en soi est certes, en tant que revendiqué
(als ein gefordertes), déterminé comme l’essentiel, mais, en cela, il n’est en même
temps qu’un droit revendiqué »3, ainsi que le § 89 : « Ici, ce n’est également
qu’une exigence (nur eine Forderung). »4 Le caractère de devoir-être du droit en
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soi tient à l’extériorité du juste par rapport à la volonté particulière. Le rapport

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du droit abstrait (première sphère) à l’éthicité (troisième sphère) dans les Prin-
cipes de la philosophie du droit est de ce point de vue analogue au rapport de la
mécanique à l’organisme dans la philosophie de la nature de l’Encyclopédie :
car, dans chacun des premiers cas, le principe (de mouvement ou de légiti-
mité) est extérieur (le soleil, le droit en soi), tandis que, dans chacun des
seconds cas, il est intérieur (l’âme naturelle, l’obligation). Par ailleurs, l’Aufhe-
bung vérifie ici le schème du mauvais infini – qui caractérise, au demeurant,
l’ensemble de l’esprit objectif. Ce n’est pas parce qu’une injustice déterminée
est abrogée que toutes les injustices le sont également : bien au contraire,
l’opération doit être indéfiniment renouvelée. La légitimation de la propriété
ne s’opère que de manière itérative, et cela montre bien que le droit n’a qu’un
statut négativement rationnel dans l’économie générale de la philosophie de
l’esprit.

1. Trad. citée, p. 170.


2. Ce point est confirmé par le titre de la section équivalente dans l’Encyclopédie III
(1830) : das Recht an sich gegen das Unrecht, que B. Bourgeois rend par « le droit en soi contre le
non-droit ». L’objet de la troisième partie du droit abstrait n’est donc pas le délit en tant
qu’action mauvaise du sujet responsable, mais le rapport impersonnel du juste et de l’injuste.
Sur ce point, voir M. Alessio, Azione ed eticità in Hegel, Naples, Guerini e Associati, 1996,
p. 129 sq.
3. Trad. citée, p. 172.
4. Trad. citée, p. 173.
Hegel et l’injustice 337

L’articulation du troisième moment du droit abstrait

Quelle est alors la typologie de l’injustice ? Dans le premier cas, le déni


du droit sans parti pris, l’injustice n’est nullement manifeste. Il n’y a pas
faute mais erreur. C’est l’agent lui-même qui est victime d’une apparence de
droit. Dans les deux cas ultérieurs en revanche, il y a bien volonté de contre-
venir au droit. Mais, dans la fraude, l’objet du délit, comme bien déterminé,
est particulier. Par ailleurs, c’est autrui que le délinquant cherche à tromper
en lui présentant une apparence de droit. Dans le troisième cas enfin, l’objet
du délit est universel dans la mesure où c’est au juste en général que s’en
prend l’homme injuste. Or par là même il nie sa propre volonté, puisque,
selon Hegel, celle-ci est en soi conforme à la justice : ce qui explique les ana-
lyses complexes du châtiment comme enveloppé dans la décision du crime1.
Analysons ces moments de manière plus précise. La possession, dans
l’effectivité du droit abstrait, se présente comme titre de droit. Il s’agit préci-
sément d’une forme juridique, par opposition à la chose matérielle dont la
possession représente, en tant que telle, l’Aufhebung. À propos du déni du
droit « candide », Hegel montre que les conflits naissent du fait qu’à une
même chose peuvent être associés divers titres. Chaque agent suppose alors
que seul le sien est valide et que les autres sont inauthentiques. C’est ainsi
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que toutes les parties sont, par construction, de bonne foi. Le § 85 évoque

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« la reconnaissance du droit comme ce qui est universel et décisif, de sorte
que la Chose doit appartenir à celui qui y a droit »2. Ce point est bien mis en
évidence par Denis Rosenfield, qui montre que le différend, alors, « se fait
sur un terrain d’entente commun, celui qui repose sur la reconnaissance du
droit auquel il faut s’en remettre pour résoudre le litige »3. Néanmoins, dans
la perspective hégélienne, nul n’est dans le vrai, et il y a bien, de la part de
chaque requérant, un déni du droit. Cependant, pourquoi ce type de litige
possède-t-il le rang de premier moment dans le dispositif systématique ?
Parce qu’il n’est la conséquence d’aucune manœuvre de la part des indivi-
dus, en un mot parce que la revendication, assurément injuste, est néan-
moins irréfléchie.
Dans la fraude, nous avons affaire au renversement de la situation pré-
cédente. Auparavant, l’apparence était constituée de la volonté particulière,

1. Voir la remarque du § 100 : « Que la peine soit considérée comme contenant son
propre droit, en cela le criminel est honoré comme un être-rationnel. » Voir également la Phé-
noménologie de l’esprit : « La punition qui, selon la loi du premier [monde], déshonore et anéantit
l’homme se transforme, dans son monde renversé, dans la grâce qui maintient son essence et le
remet en honneur » (trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Gallimard, 1993, p. 198) Pour
une interprétation d’ensemble de la théorie de la peine de Hegel, on lira l’article de V. Hösle,
« Das abstrakte Recht », in Anspruch und Leistung von Hegels Rechtsphilosophie, hrsg. von C. Jer-
mann, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1987, p. 89-99.
2. Trad. citée, p. 171.
3. D. Rosenfield, Politique et liberté, Paris, Aubier, 1984, p. 106.
338 Gilles Marmasse

ou encore du titre de droit par définition non vrai. Désormais, c’est le droit
en soi qui est lui-même réduit à une apparence. Le comportement délic-
tueux, en effet, se donne l’apparence de la justice, si bien que ce qui désor-
mais prétend valoir comme juste n’est, en réalité, que le travestissement de
l’injuste. Plus précisément, le particulier tend à s’ériger en universel, dans la
mesure où la volonté de l’individu, par essence errante, s’efforce délibéré-
ment de se faire passer pour conforme au bon droit. Hegel opère ici une dis-
tinction entre la chose immédiate, assignable en sa singularité factuelle, et la
chose en son essence. Il y a ainsi, dit le § 88, « la manière d’être particulière
de la Chose et, en même temps, (...) son universalité intérieure, [qui tient]
pour une part à sa valeur, pour une autre à ce qu’elle est la propriété d’autrui »1.
Dès lors, la fraude consiste à être sincère à propos de la désignation de la
chose mais hypocrite quant à la détermination de sa nature véritable. Ainsi
le contrat est-il formellement valide, même s’il y a tromperie. L’analyse de la
fraude procède ici d’un topos hégélien, à savoir l’opposition de l’exactitude
et de la vérité. Pour l’auteur de l’Encyclopédie, l’exactitude nomme la confor-
mité d’une chose avec la représentation, tandis que la vérité renvoie à
l’identité d’une chose avec son concept2. Dans la tromperie telle qu’elle est
analysée par Hegel, il y a bien exactitude, dans la mesure où, par exemple, le
filou livre effectivement le champ qu’il s’est engagé à vendre, mais égale-
ment non-vérité, en ce sens que l’essence du champ ne correspond pas alors
à celle qui lui est attribuée.
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Enfin, le troisième moment est déterminé comme « contrainte » ou
« crime ». Le criminel agit conformément à une règle qui s’oppose au bon
droit et qui, en tant que telle, constitue une négation absolue de ce dernier.
Assurément, le criminel ne nie pas le droit dans sa généralité : mais, dans
tout crime particulier, il pose un acte dont la signification est universelle en
ce sens qu’elle constitue la mise en cause absolue du bon droit3. Dans les
deux figures antérieures, la volonté particulière, quoique mauvaise, recon-
naissait encore la validité du droit en soi : pleine et entière dans la première,
la reconnaissance est une fois de plus incontestable dans la deuxième malgré
son caractère formel. Avec le crime en revanche, le bon droit doit surmon-
ter la mise en cause de sa validité en tant que telle. Dans la mesure où la pro-
blématique générale du droit abstrait est celle de la légitimité des règles,
nous avons bien affaire à la radicalisation de la difficulté4. En même temps,
on constate un recourbement sur soi du déni du droit qui est tout à fait
caractéristique de la systématicité hégélienne. Si, dans le premier moment en
effet, le bon droit abrogeait des revendications isolées portant sur des titres

1. Trad. citée, p. 173.


2. Voir par exemple l’Encyclopédie I (1830), Add. du § 172, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin,
1970, p. 596-597. Cette addition cite précisément l’exemple du vol comme cas de non-vérité,
en tant qu’il ne correspond pas au concept de l’agir humain.
3. Voir la R. du § 218, trad. citée, p. 287 : « Le crime (...) est en soi une violation infinie. »
4. On peut penser à cette remarque de la Phénoménologie de l’esprit, trad. citée, p. 333 :
« C’est seulement le tout mauvais qui a la nécessité en lui-même de se renverser. »
Hegel et l’injustice 339

de propriété, et si, dans le deuxième, il lui fallait révéler comme tromperie la


valeur annoncée par le délinquant, dans le troisième il doit supprimer une
règle de conduite à prétention universelle1, c’est-à-dire, même si la règle
revendiquée est alors mauvaise, un autre soi-même.
C’est donc dans la troisième section du droit abstrait qu’apparaît vérita-
blement le bon droit2. Contrairement à une opinion répandue, cette partie
du droit abstrait ne se réduit aucunement à une théorie de la peine3. Cette
dernière théorie n’est que le corollaire de l’investigation des conditions de la
justice en matière de possession. Mais le bon droit possède un statut
extraordinairement paradoxal, puisqu’il est lié à l’injustice – conditionné par
elle, en vérité. L’être du droit en soi consiste en effet à vaincre son déni.
Incontestablement, la réalisation achevée du droit abstrait présente ainsi une
structure négativement rationnelle. L’injustice est-elle alors nécessaire ? La
réponse ne peut qu’être affirmative si le texte est pris au sérieux. Hegel fait
d’ailleurs une mise au point sur ce thème dans une addition de la philo-
sophie de l’esprit de l’Encyclopédie, en établissant un parallèle entre la folie et
le crime :
« Cette appréhension (...) du dérangement de l’esprit (...) ne doit naturellement
pas être entendue comme si, par elle, on affirmait que chaque esprit (...) devait passer
par cet état d’extrême déchirement. Une telle affirmation serait aussi insensée
que (...) la supposition selon laquelle, parce que, dans la Philosophie du droit, le crime est
considéré comme un phénomène nécessaire de la volonté humaine, pour cette raison
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il faudrait faire de la perpétration de crimes une nécessité inévitable pour chaque indi-

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vidu singulier. Le crime et le dérangement de l’esprit sont des extrêmes que l’esprit
humain en général doit surmonter dans le cours de son développement, et qui, toute-
fois, n’apparaissent pas en chaque homme en tant qu’extrêmes, mais seulement sous la
figure de limitations, d’erreurs, de sottises ou de faute non criminelle. »4
La justification du mal, l’affirmation de la felix culpa d’une certaine
manière, obéit à un dispositif argumentatif tout à fait différent de celui de
la théodicée leibnizienne, puisqu’il ne correspond pas au concept de com-
possibilité. En réalité, Hegel fait preuve de plus d’audace, peut-on dire,
dans la mesure où, pour lui, l’injuste constitue l’élément même au sein
duquel le juste s’affirme et triomphe. Le moment du déni du droit, en effet,
présente à la fois l’apparition nécessaire de l’injustice et l’abrogation de
celle-ci. Le mal se révèle comme indispensable, aux yeux de l’auteur de
l’Encyclopédie, afin de permettre la réalisation du bon droit comme négation

1. Ce point est souligné par A. Peperzak in Hegels Praktische Philosophie, Stuttgart-Bad


Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1991, p. 169.
2. Nous sommes en désaccord avec l’analyse d’E. Fleischmann, La philosophie politique de
Hegel, Paris, Plon, 1964, p. 108-114, qui voit dans la troisième section du droit abstrait une
simple explicitation des insuffisances du contrat. Bien plutôt s’agit-il ici de la négation du
contrat et de la réalisation effective du droit abstrait.
3. Caractéristique de cette opinion est l’article récent de G. Mohr, « Unrecht und
Strafe », in L. Siep (hrsg.), Hegels Grundlinien der Philosophie des Rechts, Berlin, Akademie Verlag,
1997, p. 95 sq.
4. Encyclopédie III (1830), Add. du § 408, trad. citée, p. 491-492.
340 Gilles Marmasse

de ce qui le nie. Une autre différence apparaît alors entre l’auteur de la Théo-
dicée et celui des Principes de la philosophie du droit : si Leibniz a cru, comme on
a pu le dire, que Dieu avait besoin d’un philosophe pour plaider sa cause, la
métaphysique hégélienne tend à montrer, à l’opposé, que l’absolu se justifie
par lui-même.
Gilles MARMASSE.
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