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Hegel, la religion et la politique.

Enjeux et actualité

Martin Thibodeau (Université Saint-Paul et Bishop’s University)

Sept des neuf articles1 qui suivent sont des versions révisées et augmentées de communications
qui ont été présentées dans le cadre d’un colloque intitulé Hegel, la religion et la politique :
enjeux et actualité qui s’est tenu les 15 et 16 avril 2016 au Centre de recherches en éthique
publique et gouvernance de l’Université Saint-Paul, à Ottawa.2 Comme son titre l’indique, ce
colloque invitait des spécialistes de la philosophie de Hegel et de l’idéalisme allemand à
communiquer les résultats de leurs travaux sur différents thèmes et enjeux liés aux rapports entre
la religion et la politique dans la pensée de l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit. Aussi leur
était-il proposé de discuter et de débattre autour de la question de savoir si et dans quelle mesure
la philosophie hégélienne pouvait contribuer à éclairer des aspects importants de la
compréhension actuelle des rapports entre la religion et la politique qui, depuis un certain temps
déjà, semble révéler des problèmes de plus en plus aigus et ce, tant au sein des différentes
démocraties libérales occidentales qu’un peu partout ailleurs dans le monde3.
Certes, plus de deux siècles nous séparent de l’époque où le jeune Hegel, dans les années
qui suivirent la Révolution française, coucha sur papier ses premières réflexions théologiques et
politiques4. Il ne fait donc aucun doute que ces réflexions de même que celles qu’il exposa
quelques décennies plus tard dans ses travaux systématiques et dans ses cours de la période de
Berlin sont, à bien des égards, résolument datées. Elles se développèrent dans un contexte social,
religieux, poltique et économique qui s’est profondément transformé depuis et le cadre
conceptuel dans lequel elles se déploient n’est plus le nôtre, ou à tout le moins, ne peut
aucunement être repris tel quel, ne serait-ce qu’en raison, d’une part, des nombreuses critiques et

1
Bien qu’elles figuraient au programme, les contributions de Messieurs Bruce Gilbert et Andrew Buchwalter n’ont
pu être présentées lors de ce colloque. Cependant, Messieurs Gilbert et Buchwalter ont eu l’amabilité de bien vouloir
faire publier leur contribution sous forme d’article dans le cadre de ce numéro thématique. Nous leur en sommes très
reconnaissant.
2
À cet égard, nous voudrions profiter de l’occasion pour remercier chaleureusement l’Université Saint-Paul et tout
particulièrement sa Rectrice, Madame Chantal Beauvais, pour avoir accueilli ce colloque et pour avoir
généreusement offert le support nécessaire à sa tenue. Enfin, nous souhaitons exprimer toute notre gratitude à
Madame Sophie Cloutier, Directrice du Centre de recherches en éthique publique et gouvernance qui, dès que nous
lui avons fait part de notre désir d’organiser un tel événement, a accepté avec enthousiasme d’en assurer la direction.
Son expérience, son savoir-faire et son empressement ont apporté une contribution tout aussi indispensable
qu’inestimable au bon déroulement de ce colloque.
3
Il est en effet presqu’inutile de rappeler qu’il ne se passe, pour ainsi dire, pas une semaine sans que les médias
rapportent des événements qui soulèvent des enjeux relatifs aux liens entre la religion et la politique. Que ce soit la
guerre en Syrie, les autres conflits au Moyen Orient, les attentats commis au nom d’Al-QaÏda, Daesh et Boko
Haram, ou encore les nombreuses vagues migratoires en Europe, en Amérique du nord et ailleurs dans le monde,
tous ces événements provoquent des tensions, des débats parfois acrimonieux et ce, autant entre les démocraties
occidentales dites séularisées et certains régimes théocratiques qu’au sein même sein même des démocraties
occidentales. Ce qui fait dire à plusieurs que la question des rapports entre la religion et la politique peut sans aucun
doute être considérée comme un des enjeux les plus importants de notre époque.
4
Ces premières réflexions, Hegel les développa dans un certain nombre de textes restés inachevés. On doit leur
découverte à Hermann Nohl qui, au début du XXème siècle, les fit publier sous le titre Hegels theologische
Jugendschriften. Voir G. W. F. Hegel, Hegels theologische Jugendschriften, éd. H. Nohl, Frankfurt/Main, Minerva
GmbH, unveränderter-Nachdruck, 1966 [1907].
objections qui lui ont été adressées et des modifications importantes qui ont marqué les notions,
les concepts qui, désormais, définissent et déterminent les débats philosophiques à propos des
mêmes enjeux. D’ailleurs, Hegel lui-même n’a jamais, pour ainsi dire, entretenu quelqu’illusion
que ce soit à cet effet. Qu’il suffise ici de rappeler le célèbre propos de la préface aux Principes
de la philosophie du droit dans lequel il n’hésite aucunement à affirmer, en paragraphasant la
locution latine Veritas tempori fillia est, que « la philosophie est elle aussi son temps appréhendé
en pensée5 ».
Cependant, il reste que les réflexions hégéliennes sur la religion, la politique et sur les
rapports qu’elles entretiennent l’une et l’autre sont d’une profondeur et d’une richesse telles que,
pour plusieurs, elles sont susceptibles de permettre, sinon de résoudre les difficultés de l’époque,
du moins de les aborder et de les penser dans toute leur complexité6. Ainsi, dès ses tout premiers
écrits, Hegel développait ses analyses dans le cadre d’un diagnostic de ce qu’à l’instar d’un
certain nombre de ses contemporains il estimait être la crise profonde qui affecte l’époque ou le
moderne moderne, ce monde qui était en train de se façonner sous ses yeux et qui, à plus d’un
égards, est encore le nôtre. Selon lui, cette crise, qui touche l’ensemble des institutions sociales,
économiques, scientifiques et artistiques du monde moderne, frappe également et, sans doute, de
façon tout à fait particulière, la religion et la politique. À l’époque moderne, soutenait-il, la
religion apparaît comme étant séparée, comme n’était plus liées aux autres sphères ou institutions
au sein desquelles se déroulent la vie des individus. De plus, l’Église exige de la part de ses
fidèles une obéissance, pour ainsi dire, aveugle à ses commandements qu’elle tend à leur imposer
de façon autoritaire. Dans ses premiers écrits, le jeune Hegel, on le sait, s’employait à imaginer
comment la religion des modernes - le christianisme -pouvait retrouver un statut et un rôle
analogues à ceux que la religion avait jadis occupés dans l’Antiquité grecque. La religion des
anciens Grecs, affirmait-il dans l’un de ces écrits, était une véritable « religion du peuple », une
Volksreligion, qui s’unissait entièrement à la vie de la polis et en célébrait les coutumes et les
traditions7.
En revanche, il est également bien connu qu’à partir de ses travaux qui mèneront à la
publication de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel se détournera, pour ainsi dire, de son idéal
hellénique de jeunesse et jugera plutôt que la solution à l’ensemble des problèmes de la
modernité ne ne se trouve nulle part ailleurs que dans la modernité elle-même. De fait, dans ces
travaux et dans ceux qui leur succéderont, il soutiendra que l’époque moderne se caractérise
essentiellement en ceci qu’elle a fait de son principe cardinal la liberté ou plus précisément la
conscience que chaque être humain, en tant qu’être humain, est libre. Selon les termes du
paragraphe §124 des Principes de la philosophie du droit, « le droit de la liberté subjective
constitue le point d’inflexion et le point central de la différence entre l’Antiquité et l’époque
moderne » (GPR, §124, 110/221). Pour Hegel, c’est bien cette liberté qui s’est manifestée au
moment de la Révolution française et c’est cette même liberté qui trouve le lieu de son
objectivation ou de son actualisation au sein des institutions modernes que sont la famille, la

5
G.W. F. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, éd. K. Grotsch et E. Weisser-Lohan, dans Gesammelte
Werke, Bd. 14, 1, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2009, p. 15, trad. par J.-F. Kervégan, Principes de la philosophie
du droit, Paris, PUF, coll. Quadrige, p. 106. Par la suite, l’abréviation GPR sera utilisée dans le texte suivie de la
pagination de la version originale puis de la traduction française séparée par une barre oblique.
6
À ce propos, voir l’ouvrage récent suivant : Hegel on Religion and Politics, éd. A. Nuzzo, Albany, State University
of New York Press, 2013.
7
Cette opposition entre le christianisme et la « Volksreligion » propre à l’Antiquité grecque, Hegel la développe
dans le texte que H. Nohl a intitulé « Volksreligion und Christentum » et que les commentateurs appellent également
le « Fragment de Tübingen » (Tübinger Fragment), dans Nohl, Hegels theologische Jugendschriften, p. 1-72.
société civile et l’État, institutions qu’il regroupe sous le terme de Sittlichkeit (la vie éthique ou
l’éthicité) et dont il explicite les termes dans le troisième volet de l’Encyclopédie des sciences
philosophiques consacré à la philosophie de l’esprit objectif et, de façon plus détaillée, bien sûr,
dans les Principes de la philosophie du droit.
Cela étant, cette réévaluation ou, plus précisément, cette revalorisation de la modernité
qui caractérise la pensée de Hegel à partir de ses travaux de la maturité s’accompagne également
d’une réévaluation du christianisme. C’est qu’à ses yeux cette idée de la liberté subjective, dont
l’époque moderne a fait son principe-phare, trouve, en réalité, sa source dans la religion
chrétienne. Certes, l’histoire du christianisme jusqu’au seuil de la modernité fut, à bien des
égards, plutôt marquée par une élaboration difficile, conflictuelle de cette idée qui, pendant un
certain temps s’est même exprimée dans les termes d’un détournement ou un travestissement au
profit d’une conception qui fit de l’Église, de l’autorité ecclésiastique, l’instance exclusive du
pouvoir spirituel chargé de guider les fidèles. Toutefois, il n’en demeure pas moins, estime-il,
que cette idée d’une liberté inhérente à tout être humain en vertu de laquelle il s’élève au-dessus
de la nature, de ses penchants, de ses inclinations et ainsi réalise son essence spirituelle, fut au
cœur même de la conscience religieuse chrétienne et ce, dès le moment de son émergence. Or,
selon Hegel, ce furent justement la tâche et le sens de la Réforme luthérienne qui, en dénonçant
la corruption et les abus de pouvoir de l’Église, entreprit de faire apparaître les conditions de sa
réalisation et de rappeler ainsi qu’elle est essentielle au « projet » même qui définit le
christianisme, à savoir la réconciliation du divin et de l’humain, du spirituel et du temporel, du
céleste et du terrestre8.
Dans ses grandes lignes, telle est la perspective de Hegel lorsque, dans le cadre de ses
travaux systématiques de la maturité, il s’intéresse à la question des rapports entre la religion et
la politique ou ce qu’il est de coutume de désigner comme étant le problème théologico-
politique. En fait, dans l’ensemble de ces travaux, il n’aborde ce problème de front que dans
quelques textes, soit la longue remarque du paragraphe §270 des Principes de la philosophie du
droit, la remarque, elle aussi passablement étoffée, du paragraphe §552 de l’Encyclopédie des
sciences philosophiques, une section des Leçons sur la philosophie de la religion de 1831
consacrée à la relation entre la religion et l’État et dans les Leçons sur la philosophie de
l’histoire. Dans chacun de ces textes, Hegel émaille son propos de nombreuses références au
contexte religieux et politique d’époques antérieures et de la sienne et souligne que l’Europe
post-révolutionaire est marquée par un certain apaisement des rapports entre la religion et la
politique qui contraste avec les conflits et tensions qui ont eu cours, par exemple, au Moyen Âge
et lors des guerres de religion au seizième et dix-septième siècles. Toutefois, cet apaisement
relatif ne saurait cacher une certaine confusion qui, selon lui, caractérise son époque et qui
conduit ses contemporains à osciller entre différentes conceptions, notamement celle selon
laquelle la religion est « l’assise de la politique » (GPR, §270, 214/353) ou, encore, la conception
qui stipule qu’il y a une « unité9 » entre les deux ou, à l’opposée, celle d’après laquelle la
religion et la politique doivent être considérées comme étant distinctes, séparées l’une de
l’autre10. Pour Hegel, ces conceptions ne sont pas fausses en elle-mêmes, mais elles sont plutôt
8
Les références à la Réforme luthérienne et à son importance pour la modernité religieuse sont nombreuses dans
l’œuvre de Hegel. Voir, entre autres, celle de la préface aux Principes de la philosophie du droit. (GPR, 16/107).
9
G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Teil 1, Einleintung. Der Begriff der Religion, dans
Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, Bd. 3, éd. W. Jaeschke, Hamburg, Felix Meiner Verlag,
1983, p. 339, trad. par P. Garniron, Leçons sur la philosophie de la religion. Première partie. Introduction. Le
concept de la religion, Paris, PUF, 1996, p. 319.
10
Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Teil 1, 339/319.
unilatérales et, en ce sens, incomplètes et tout dépend de la façon dont on comprend la séparation
ou la liaison de la religion et de la politique.
Ainsi, tout comme l’art et la philosophie, la religion est un lieu, une sphère en laquelle
une communauté humaine ou ce que Hegel apppelle l’esprit (der Geist) se rapporte à la vérité
absolue, au divin ou à Dieu11. La religion diffère cependant en ceci que son rapport à l’absolu se
déploie sous la forme de la foi, du sentiment et de la représentation, alors que l’art « intuitionne »
l’absolu dans la réalité sensible et matérielle et que la philosophie le pense dans l’élément de la
conceptualité ou de la spéculation. En contrepartie, la politique ne se rapporte pas à la vérité
absolue, mais à la realité objective. De façon un peu plus précise, la politique est, pour Hegel, le
lieu où l’esprit entreprend d’oganiser la vie de la communauté et d’actualiser sa liberté. Tel que
mentionné plus haut, c’est au sein des institutions de la Sittlichkeit, de la « vie éthique », que la
liberté des individus s’actualise. Aussi est-ce en l’État, la plus haute et la plus englobante de ces
institutions, que se réalise complètement cette liberté et que s’unifie la communauté. Or, vouloir
nier cette séparation entre la religion et la politique, équivaut, selon Hegel, à vouloir réaliser
« immédiatement » la loi ou la volonté divine, sans la médiation des institutions éthiques et
politiques. Autrement dit, faire fi de cette distinction ne conduit à rien d’autre qu’au fanatisme.
Selon les termes du paragraphe §270 des Principes de la philosophie du droit : « dans la mesure
où ce comportement négatif […] s’adresse à l’effectivité et se fait valoir en elle […], naît le
fanatisme religieux qui, comme le fanatisme politique, bannit toute institution de l’État et tout
ordre légal comme des bornes gênantes » (GPR, §270, 215/354). Et à cet égard, poursuit Hegel,
il faut, contrairement à ce que certains soutiennent, considérer comme une très bonne chose, tant
pour l’État que pour l’Église, qu’au cours de l’histoire se soit réalisée leur différenciation. C’est
grâce à cette différenciation qu’lls purent développer leur propre principe, leur rationalité et
exercer leur liberté propre.
Toutefois, à l’inverse, ce serait aussi une erreur de soutenir que la religion et la politique
sont entièrement distinctes et qu’elles n’ont pas de lien l’une et l’autre. Des liens se tissent, tout
d’abord, en raison du fait que la religion a aussi une existence, une vie pratique qui s’incarne et
se réalise dans la réalité objective, notamment dans tout ce qui se rattache au culte, et qui la met
nécessairement en rapport avec les institutions de la « vie éthique », dont l’État, bien sûr. Pour
reprendre à nouveux les termes de Hegel au paragraphe §270 des Principes de la philosophie du
droit : « elle [la religion] possède […] en propre sa situation et son [mode d’]expression-
extérieure. L’affaire de son culte consiste en actions et en une doctrine; elle a de surcroît besoin
de possessions et d’une propriété, ainsi que d’individus voués au service de la communauté »
(GPR, §270, 219/356). Ensuite – et plus important encore –, c’est dans la religion, on vient de le
voir, que les individus se représentent Dieu, la vérité absolue, l’infini ou l’universel. De façon un
peu plus précise, la religion est le lieu où les individus, en s’élevant à la conscience et à la
connaissance de Dieu, de l’absolu et de l’universel, s’élèvent, en même temps, à la conscience et
à la connaissance de la liberté et de la moralité. Ce qui veut donc dire que la liberté et la moralité,
qui, aux yeux de Hegel, constituent le contenu substantiel ou « la substantialité de la vie

11
La religion occupe une place, pour ainsi dire, particulière dans le système philosophique hégélien. D’une part, elle
fait partie avec l’art et la philosophie du troisième et dernier cercle de l’esprit que Hegel qualifie d’absolu et qui est
la « sphère » en laquelle l’esprit fait retour sur lui-même et entreprend d’exprimer ce qu’il en est de sa plus haute
destination, du divin ou de l’universel. D’autre part, la religion participe également du deuxième cercle de l’esprit
que Hegel qualifie d’objectif et qui désigne l’ensemble des institutions en lesquelles l’esprit acquiert une existence
historique et entreprend de réaliser sa liberté.
éthique12 », ont leur source nulle part ailleurs que dans la religion. Autrement dit, la liberté et la
moralité qui s’actualisent dans la réalité objective des institutions de la vie éthique dépendent de
la vérité absolue, de la liberté et de la moralité qui sont portées à la conscience des individus
dans la religion. En somme, d’après Hegel, c’est dans la religion, dans la conscience et la
disposition d’esprit religieuses, que les individus développent la disposition d’esprit éthique
qu’ils actualisent dans la réalité objective. Il est donc d’une importance cruciale, indique-t-il, que
ce contenu qui est d’abord porté à la conscience dans la religion soit vrai. Selon les termes de
l’Encylopédie des sciences philosophiques :

En tant que la religion est la conscience de la vérité absolue, ce qui doit valoir,
dans le monde de la volonté libre, comme droit et justice, comme devoir et loi,
c’est-à-dire comme vrai, ne peut valoir que pour autant qu’il a part à cette vérité
qu’on a dite, est subsumé sous sous elle et résulte d’elle. Mais, pour que la vie
éthique soit une suite de la religion, il est requis que la religion ait le contenu vrai,
c’est-à-dire que l’Idée de Dieu sue en elle soit la vraie. (E, §552, 532/334)

Pour Hegel, ce fut justement « l’immense erreur de [son] époque que de vouloir regarder
[la religion et la politique ] comme étant séparables l’un de l’autre, voire même comme
indifférents l’un à l’égard de l’autre » (E, §552, 532/334). Certes, la religion et la politique sont
bel et bien distinctes l’une de l’autre et ce, tant sur le plan institutionnel proprement dit que sur
celui, pour ainsi dire, des aspects ou des dimensions de la vie éthique des individus qu’elles
concernent. Cependant, dans la mesure où la religion est le lieu où la subjectivité prend
conscience de la liberté et de la moralité qu’elle s’emploie à réaliser dans la réalité objective des
différentes institutions de la vie éthique que sont la famille, la société civile et l’État, il en résulte
que la religion est bel et bien ce sur quoi « repose » ou « s’appuie » l’État. En d’autres mots, ce
serait une erreur de considérer que l’État existe, pour ainsi dire, à côté ou indépendamment de la
religion et, selon Hegel, c’est bien cette erreur qui a été commise par les révolutionnaires
français.

il faut regarder seulement comme une sottise des temps modernes de changer un
système d’une éthique corrumpu, la constitution politique et la législation liées à
elle, sans modifier la religion, d’avoir fait une révolution sans une Réforme, de
s’imaginer que, avec une ancienne religion […], une constitution politique qui lui
serait opposée pourrait avoir en elle-même repos et harmonie. (E, §552, 536-
37/338)

Dans chacun des textes qu’il consacre aux rapports entre la religion et la politique, Hegel
soutient qu’une compréhension adéquate et vraie, c’est-à-dire d’une compréhension qui
correspond à la vérité des concepts de religion, de politique et de leurs rapports, doit plutôt
s’énoncer dans les termes d’une unité différenciée, d’une unité qui, en même temps, comprend
en elle-même les différences qui distinguent les deux. La religion, on vient de le voir brièvement,

12
G. W. F. Hegel, Enziklopädie der Philosophischen Wissenschaften im Grundrissen (1830), éd. W. Bonsiepen und
H.-C. Lucas, dans Gesammelte Werke, Bd. 20, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1992, §552, p. 532, trad. par B.
Bourgeois, Encyclopédie des sciences philosophique III. Philosophie de l’esprit, Paris, Vrin, 2006, §552, p. 334. Par
la suite, l’abréviation E sera utilisée dans le texte suivie de la pagination de la version originale puis de la traduction
française séparée par une barre oblique.
se caractérise et se différencie en ceci qu’elle est le lieu où la conscience s’élève à Dieu, à la
vérité absolu, à l’infini et éveille ainsi sa disposition éthique, soit sa conscience de la liberté et de
la moralité, tandis que la politique désigne les institutions en lesquelles l’esprit actualise sa
liberté. Si cela est exact, alors la religion et la politique sont églement unies puisqu’ainsi
envisagées, elles constituent, pour ainsi dire, les deux volets, les deux facettes d’un seul et même
« tout », l’une étant son volet intérieur et subjectif, alors que l’autre en est son volet extérieur et
objectif.
À l’évidence, souligne Hegel, cette compréhension d’une unité différenciée de la religion
et de la politique n’a pu apparaît que progressivement, au cours d’un long processus historique
marqué par de nombreuses tensions et des conflits souvent violents. Certes, les tensions et
conflits entre la religion et la politique sont très loin d’avoir disparus et rien ne laisse présager
qu’ils disparaîtront un jour. Toutefois, il n’en reste pas moins, qu’aux yeux de Hegel, son époque
marque un moment important dans le cours de processus historique. En effet, il lui paraît plus
que plausible de penser que ce processus en vertu duquel la liberté en est venue à s’imposer
comme le principe des Modernes et que, ce faisant, elle a pénétré la religion, la politique et la
philosophie – notamment, la philosophie de Kant et celles ses successeurs, dont la sienne –,
signale une étape décisive dans le processus d’unification différenciée de la religion et de la
politique. Ce processus, Hegel le décrit également comme étant celui d’une réconciliation, d’une
Versöhnung, dont il s’efforce d’expliciter les termes, de tirer toutes les conséquences et à la
réalisation de laquelle il n’a de cesse de convier ses contemporains.
Tels sont, esquissés à grands traits, les principaux thèmes autour desquels s’articule la
conception hégélienne des rapports entre la religion et la politique et en regard desquels les neuf
articles qui suivent explorent un certain nombre d’enjeux.

***

Le premier article qui compose cette section thématique est de la plume de Bruce Gilbert et
s’intitule « Hegel and the Imperatives of Love ». Comme son titre l’indique, cet article
s’intéresse tout particulièrement à la notion ou au concept d’amour, concept qui était déjà au
centre des préoccupations du jeune Hegel dans son écrit sur L’esprit du christianisme et son
destin, mais qui, selon Gilbert, fait l’objet d’importants développements dans les travaux de la
maturité, notamment dans les Leçons sur la philosophie de la religion. Dans ce dernier ouvrage,
Hegel, soutient-il, décrit certes l’amour comme un sentiment et même comme le sentiment le
plus noble ou le plus élevé qu’un croyant peut ressentir, mais il le comprend également comme
étant la « représentation » (die Vorstellung) de Dieu qui est au cœur de ce qu’il qualifie comme
étant « la religion accomplie » (die vollendete Religion) – le christianisme –, et qui trouve son
expression dans la première Épitre de Jean où il est dit que « Dieu est amour » (1 Jean 4:8). Pour
Hegel, un tel amour n’a pas pour objectif d’évoquer ce que la théologie traditionnelle désigne
comme étant la bonté infinie de Dieu, ni de caractériser un sentiment idéal et édifiant dont seul
un être transcendant et infini serait capable et qui resterait inaccessible aux êtres finis que nous
sommes. Selon Gilbert, la conception johannique d’après laquelle « Dieu est amour » et que
Hegel considère comme étant l’expression ou la représentation religieuse de la plus haute vérité,
décrit plutôt un rapport en lequel Dieu, l’absolu, l’infini, l’universel s’unit à son autre, à son
opposé, le fini, le particulier ou, en un mot, l’humanité souffrante.
Après avoir consacré la première partie de son article à l’élucidation des principaux
termes de cette conception de l’amour, Gilbert se tourne ensuite vers ses implications éthiques
(et politiques) telles que les explicite Hegel. Pour ce dernier, un tel amour n’exige pas du croyant
de se détourner du monde et d’adopter la voie de l’ascèse monastique, mais, il l’incite, au
contraire, à s’élever au-dessus de sa particularité, à sortir, en quelque sorte, de lui-même et à
s’unir à son autre. De façon un peu plus précise, cet amour, selon Hegel, ne commande pas de
façon pour ainsi dire abstraite « d’aimer son prochain », en tant qu’il fait partie de l’humanité en
général, mais il enjoint au croyant d’investir la vie éthique et ses institutions, de s’y engager et
ainsi de contribuer à la réconciliation du divin et de l’humain.
Le deuxième article est signé par Timothy Browlee et, tout comme celui de Gilbert, il
aborde la question des rapports entre la religion et la politique chez Hegel à partir d’une thème
ou d’un enjeu qui, de prime abord, à tout le moins, se situe plutôt du côté de la religion. En effet,
l’article de Brownlee porte sur la liberté de conscience, c’est-à-dire sur la liberté d’un individu eu
égard au choix des croyances religieuses, des valeurs et des principes moraux qui sont censés
guider sa vie. Ainsi, comme il le rappelle dans son propos introdutif, la liberté de conscience
constitue une pièce maîtresse de la théorie libérale de la politique, et ce, tant dans sa version
traditionnelle, comme chez John Locke, que dans reformulation plus récente, notamment chez
John Rawls. Pourtant, remarque Brownlee, il est étonnant de constater que la conception de la
liberté de conscience qui est véhiculée par le libéralisme, traditionnel et contemporain, de même
que celle qui est portée par la théorie dite communautarienne de la politique, s’appuient sur une
compréhension de la conscience qui est hypothéquée par d’importantes insuffisances. De fait,
dans ses versions lockéenne et Rawlsienne, la conscience, soutient-il, est essentiellement décrite
en termes individuels et fait abstraction des aspects sociaux et intersubjectifs qui pourtant la
déterminent. En revanche, la théorie communautarienne – que Browlee examine ici en regard de
la conception que fait valoir Kimberley Brownlee dans un ouvrage portant sur la conscience et la
désobéissance civile –, a plutôt tendance à réduire la conscience à la société, à des contenus
sociaux et semble ainsi incapable de démontrer le véritable rôle que joue la dimension
intersubjective dans la formation ou la constitution de la conscience des individus. Or, pour
Brownlee, la philosophie hégélienne semble pouvoir éviter ce double-écueil dans la mesure où
elle développe une théoie de la conscience qui est véritablement intersubjective. Une telle
théorie, soutient-il ne se trouve toutefois pas dans les Principes de la philosophie de droit, là où
Hegel conceptualise la conscience et sa liberté dans le cadre de sa philosophie des institutions
sociales et politiques, mais, plutôt dans la Phénoménologie de l’esprit. Dans cet ouvrage, Hegel,
estime-il, présente ce qu’il appelle une « ontologie de la conscience » qui s’articule autour de la
notion d’esprit et à partir de laquelle il devient possible de comprendre la liberté de conscience
comme étant essentiellement intersubjective.
Dans « De la Schwärmerei au terrorisme religieux : quelles ressources hégéliennes ? »,
André Duhamel se penche sur un phénomène qui occupe une place de plus en plus importante au
sein de la vie religieuse et politique de notre époque, mais qui, bien sûr, existait et comportait ses
propres formes d’expression au temps de Hegel et bien avant. À notre époque, ce phénomène est
qualifiée de fondamentalisme, d’extrémisme, de radicalisme et est très souvent associé à des
« djiahdismes », à des « islamistes » ou encore à des « terroristes », alors qu’au temps de Hegel
et au cours des siècles précédents, il s’exprimait, notamment, en termes de fanatisme,
d’enthousiasme, de terreur, ou de Schwärmerei, en allemand. Dans son article, Duhamel
n’entend pas prendre, pour ainsi dire, directement la mesure des analyses hégéliennes de ce
phénomène, mais il se propose plutôt d’analyser – dans une perspective proche de celle de
l’histoire des idées ou de l’histoire des concepts – les principales transformations conceptuelles
qui ont marqué sa compréhension et son interprétation, et ce, depuis Luther jusqu’à Hegel. En
effet, c’est bel et bien dans le contexte de la Réforme que, pour la premère fois, les termes de
Schwärmerei (le fanatisme, l’enthousiasme) et de Schwärmer (un fanatique) sont utilisés par
Luther et ses disciples pour dénoncer ceux qu’ils jugent être des « illuminés » ou des « exaltés »
qui prétendent être directement en communication avec Dieu et qui, sur cette base, rejettent toute
forme d’autorité – ecclésiasitique, politique et économique – au nom de la réalisation immédiate
du Royaume de Dieu sur terre. En substance, explique Duhamel, c’est ce même phénomène qui
s’étendra à l’Angleterre sous le nom d’enthusiasm, à la France, sous celui de fanatisme et qui,
revenant en Allemagne sous le terme de Fanatismus, recevra un traitement résolument
philosophique, notamment, bien sûr, chez Kant et chez Hegel. De fait, il est bien connu que, dans
la Phénoménologie de l’esprit, Hegel utilise ce terme pour qualifier la Terreur revolutionaire et
qu’il décrit comme un fanatisme de la liberté, d’une liberté « vide », « abstraite », « négative » et
qui ne peut entreprendre de se réaliser qu’un détruisant tout sur son passage. Dans les Leçons sur
la philosophie de la religion, Hegel étend ces termes à l’Islam qu’il caractérise comme étant un
« culte abstrait », une religion essentiellement fanatique ou encore une religion de la terreur.
Duhamel termine son article en soulignant la richesse de la conceptualité hégéliene pour rendre
compte de certaines formes d’extrémismes religieux et politiques propres à notre époque, mais
s’attache à montrer, en même temps, qu’elle contient également des limites qui, en bonne partie,
à tout le moins, sont attribuables à sa distance historique.
Les deux articles qui suivent – ceux de Patricia Calton et de Marie-Andrée Ricard –
s’intéressent au même thème, mais l’aborde différemment et, surtout, en tirent des conclusions
divergentes, voire même opposées. Toutes deux, en effet, partent d’un propos qui se trouve dans
une note à la remarque du paragraphe §270 des Principes de la philosophie du droit et au cours
duquel Hegel, dénonçant la récrudescence de l’antisémitisme qu’il observe au moment où il écrit
cet ouvrage, rappelle à ses contemporains que les juifs doivent se voir octroyer les mêmes droits
civils pour la simple et bonne raison qu’ils sont, comme eux, des hommes avant toute chose.
Dans son article intitulé « Hegel’s Spirit as a Defense of Civil Rights and Bulwark Agaisnt
Extremism », Patrica Calton analyse certains des termes par lesquels la philosophie de Hegel
supporte un tel playdoyer en faveur des droits égaux pour tous. Elle consacre la première section
à rappeler les principaux éléments de la critique hégélienne du fanatisme religieux pour ensuite
examiner la lecture que propose Hegel du mythe du péché originel dans ses Leçons sur la
philosophie de la religion. À ses yeux, cette lecture permet de définir les contours d’une
conception de l’homme, de l’être humain compris comme « esprit » ou comme un « être
spirituel », soit un être qui entreprend de « surmonter » ou de « dépasser » (aufheben) sa
« naturalité » afin s’élever à son Humanité. Pour Calton, une telle conception est bel bien
susceptible de s’imposer comme un rempart face aux dérives fanatiques religieuses et politiques,
dérives qui préoccupaient Hegel en son temps et qui affligent également notre époque.
De son côté, Marie-Andrée Ricard pose cette même question de savoir si la conception
hégélienne « de l’homme en tant qu’homme » peut s’imposer comme un rempart aux différentes
formes de fanatisme et sa réponse est beaucoup plus nuancée, plus équivoque. Certes, affirme-t-
elle, l’être humain en sa valeur d’être humain peut sans sans aucun doute constituer un tel
rempart. Cependant, dans sa version proprement hégélienne, la solidité de ce rempart, soutient-
elle, reposent essentiellement sur le réseau des institutions qui constitue la vie éthique, la
Sittlichkeit et en lesquelles, on l’a vu, les individus sont censés réaliser la liberté et la moralité.
Or, selon Ricard, cette compréhension de la vie éthique tend plutôt à promouvoir une conception
essentiellement sociale de la « normativité éthique » ou, en d’autres mots, de l’obligation et du
devoir éthique. Autrement dit, cette conception a pour conséquence de socialiser la norme et
l’obligation sociale, ce qui, en retour, exerce un pression sur les individus et favorise ainsi
l’implantation d’un véritable conformisme social. S’appuyant sur les analyses
sociopsychologiques de Harald Welzer portant sur le nazisme et les camps de concentration,
Ricard entreprend de démontrer qu’un tel réseau institutionnel n’est aucunenement en mesure de
résister aux différentes formes de fanatismes religieux et politiques susceptibles d’émerger à un
moment ou à un autre. Et si tel est le cas, estime-t-elle, ce n’est pas en raison d’une faiblesse qui
lui serait inhérente. Au contraire, c’est bien plutôt en raison de sa force, de sa puissance, pour
ainsi dire, potentiellement « totalisante », voire même « totalitaire » qu’il échoue à faire
apparaître quelque forme de resistance. Pourtant, indique-t-elle, Hegel s’est également intéressé à
un autre « modèle », à une autre « voie » afin de penser les termes des rapports éthiques,
politiques, religieux et les conflits qui leur sont inhérents. Ce modèle est, bien sûr, celui de la
tragédie, des conflits dit tragiques et c’est sur un bref examen de la lecture hégélienne de
l’Antigone de Sophocle qu’elle conclut son article.
Les deux prochains articles portent, eux aussi, sur un thème commun qui, cette fois, est
celui de l’État et du rapport qu’il entretient avec la religion. Encore ici, les deux auteurs – Louis
Carré et Andrew Buchwalter – n’abordent ni n’explorent ce thème de la même façon et les
conclusions auxquelles ils parviennent divergent, à tout le moins sur sur certains points. Ainsi,
dans « L’État moderne est-il chrétien ou libéral selon Hegel ? », Louis Carré entreprend une
analyse détaillées du thème des rapports entre l’État et la religion à partir d’un constat dressé, il y
a quelques décennies par le constitutionaliste Ernst-Wolfgang Böckenförde, selon lequel un écart
historique marque la conception hégélienne de l’État moderne comme « État chrétien » et la
conception contemporaine de l’État libéral qui adopte plutôt une position de « neutralité à l’égard
des religions et des conceptions du monde ». Pour Carré, ce constat n’est certes pas faux, mais il
exige, à vrai dire, d’être nuancé. À ses yeux, en effet, il apparaît tout simplement inexact de
soutenir que la conception hégélienne de l’État est celle d’un État chrétien, si par ceci il est
entendu que Hegel concevrait l’État moderne comme « l’application » du principe chrétien ou
comme le résulat d’une « sécularisation », au sens d’une « réalisation dans le monde »
(Verweltlichung), du principe religieux propre au christianisme. Certes, nous l’avons souligné
plus haut, l’État moderne, selon Hegel, est bel et bien fondé sur le principe de liberté subjective
porté par le christianisme. Toutefois, le christianisme n’a pas, pour ainsi dire, « inventé » ce
principe, mais il l’a d’abord fait sien au moment de son émergence, l’a longuement élaboré au
cours des siècles et n’a pu lui trouver les véritables conditions de sa réalisation qu’au terme d’un
long développement qui trouve son aboutissement lors de la Réforme luthérienne. D’autre part,
la conception hégélienne de l’État moderne, soutient Carré, fait bel et bien sienne le principe
propre au libéralisme de la séparation de l’État et de l’Église. Cepnendant, elle se démarque du
libéralisme en éxigeant de tous ses membres qu’ils fassent partie d’une communauté ecclésiale.
En somme, l’État moderne, tel que conçu par Hegel, n’est, estime-t-il, ni chrétien, ni libéral, mais
peut, plus justement, être qualifié de « protestant ».
Pour sa part, Andrew Buchwalter développe son analyse de la conception hégéliene des
rapports entre l’État et la religion dans le cadre d’une discussion des principales thèses du plus
récent ouvrage de Ludwid Siep intitulé Der Staat als irdische Gott. Genese und Relevanz einer
Hegelschen Idee13. Une de ces thèses est celle selon laquelle l’époque moderne est marquée,
depuis le dix-septième siècle, par un processus en vertu duquel l’État a été, pour ainsi dire, élevé
au rang de « dieu » ou de « divinité terrestre » et que c’est justement cette « puissance », cette

13
Ludwig Siep, Der Staat als irdischer Gott. Genese und Relevanz einer Hegelschen Idee, Tübingen, Mohr Siebeck,
2015.
« force » qui lui permet de tolérer différents cultes religieux ou, en d’autres mots, de se montrer
neutre envers les diverses formes de religions auxquelles ses citoyens peuvent adhérer. Pour
Buchwalter, Siep a tout à fait raison de soutenir une telle thèse qui trouve son expression chez
plusieurs penseurs de la politique moderne, notamment chez Hobbes, Locke, Rousseau, Kant,
Fichte et Hegel. Par contre, il a tort de maintenir que la conception moderne de l’État est
incapable d’engendrer les termes d’une « théologie politique » qui serait susceptible de fournir
des valeurs et des buts susceptibles de rallier les individus vivant au sein des sociétés
contemporaines dites libérales. Au contraire, pour Buckwalter, la philosophie politique et
religieuse de Hegel contient justement les termes d’une telle « théologie politique » qui, bien
qu’elle s’enracine, pour une bonne part, dans le protestantisme, est tout de même en accord avec
l’exigence de « neutralité des valeurs » propres à la modernité et aux sociétés libérales
contemporaines. Selon lui, en effet, la philosophie de Hegel contient quatre éléments
susceptibles de contribuer à cette theologie politique. Le premier renvoie à ce qu’il estime être le
type de religion que promeut Hegel et qu’il associe à une forme de « protestantisme civic ». Une
telle religion en est essentiellement une de la liberté et constitue l’assise de l’État hégélien que
Buckwalter décrit comme état un républicanisme civic. Le deuxième élément se rapporte à la
théorie des « corporations » (Korporationen) et de la « police » (Polizei) que Hegel développe
dans le cadre de son analyse de la socité civile et qui, selon lui, permet de défnir les contours
d’une conception d’une véritable justice sociale susceptible de remédier aux inégalités créées au
sein de l’économie de marché. Quant aux troisième et quatrième éléments, ils sont ceux de l’État
proprement dit, de la constitution, des droits humains universels et ils sont en mesure, soutient
Buckwalter, de fournir les termes d’une politique intérerieure et extérieure, qui, justement parce
qu’elle est fondée sur la liberté, peut rallier les contemporains.
L’article qui suit est le nôtre et s’intitule « La rose dans la croix du présent : réflexions
sur le motif de la réconciliation chez Hegel ». Comme son titre et sous-titre le suggèrent, nous y
examinons la notion de réconciliation, de Versöhnng qui peut, en fait, qualifier le projet de la
philosophie de Hegel dans son ensemble, mais qui, bien sûr, est également au cœur de sa
conception des rapports entre la religion et la politique. Certes, on a beaucoup glosé sur cette
notion et elle a donné lieu à diverses interprétations, souvent divergentes et même
diamétralement opposées.Toutefois, un peu moins d’attention, nous semble-t-il, a été portée au
sens ou la signfication exacte que recouvre cette notion chez Hegel. La première partie de notre
article s’attache à en rendre compte et nous nous employons à montrer comment et en quel sens
ce terme de réconciliation est à comprendre en regard d’un certain nombre de concepts-clés de la
logique dite spéculative de Hegel, notamment ceux de « sursomption » (Aufhebung),
« d’effectivité » (Wirklichkeit) et de vérité. Dans cette perspective, la réconciliation, soutenons-
nous, doit être décrite comme un processus en vertu duquel des rapports qui en sont venus être
ceux de l’opposition et de l’hostilité se transforme en lien d’appartenance réciproque. En d’autres
mots, des rapports dits réconciliés sont ceux en lesquels les deux termes ne sont plus vus comme
des réalités « fixes » et opposées, mais sont maintenant envisagés commme étant dépendant l’un
de l’autre. Dans la deuxième partie de notre article, nous poursuivons notre analyse de cette
notion de réconciliation en nous tournant vers la conception hégélienne des rapports entre la
religion et la politique. Car, aux yeux de Hegel, une telle notion n’est pas, pour ainsi dire,
uniquement logique, mais elle vise aussi et en même temps à rendre compte de réalités
historiques concrètes. Ainsi – et nous l’avons évoqué plus haut –, l’époque post-révolutionnaire
qui est la sienne en est certes une en laquelle les rapports entre la religion et la politique, en dépit
d’un certain apaisement, restent « déformés, « distordus » et « inadéquats ». Mais, pourtant, cette
même époque est, d’après Hegel, le résultat de profondes transformations historiques en vertu
desquelles une telle réconciliation entre la religion et la politique est devenue possible. Selon
nous, c’est cette réconciliation qui est exprimée dans la thèse que Hegel énonce à plusieurs
reprises, entre autres dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, selon laquelle la religion
est l’assise de la politique et qu’elles sont ainsi toutes unies.
Cette section thématique se clôt sur l’article de Jeffrey Reid qui ne porte pas directement
sur les rapports entre la religion et la politique, mais plutôt sur les relations qu’entretiennent la
religion et la philosophie ou, plus exactement, la « révélation » (Offenbarung) et la raison dans la
pensée de Hegel. Certes, ce lien, rappelle Reid, a été, en quelque sorte, occulté par nombres
d’interprètes de Hegel, notamment par les hégéliens dits de gauche et, plus récemment, par ceux
qui ont proposé des lectures que l’on peut qualifier de « déflationistes » de la philosophie de
l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit. Or une telle occultation, soutient-il, a pour
conséquence inévitable de réduire la philosophie de Hegel à une pensée de la raison finie, à une
pensée qui se consacre exclusivement à l’explicitation des déterminations de l’actualité ou de la
realité effective (Wirklichkeit) et qui, en sens, a pu été considérée par plusieurs comme
annonçant « l’humanisme athée » de Feuerbach. Pourtant, estime Reid, tous les travaux de
Hegel, depuis ses premiers écrits philosophiques de la période de jusqu’à ceux de la période de
Berlin, se sont attachés à montrer que la révélation et la raison sont certes distinctes, mais
doivent être considérées comme les deux élément esssentiels à l’élaboration de la « Science », de
la Wissenschaft ou de la philosophie. En effet, pour Hegel, la révélation (Offenbarung) sans
l’usage de la raison n’est qu’un authoritarisme dogmatisme qui contient les germes du fanatisme.
De l’autre côté, l’usage de la raison sans la révélation n’est, pour ainsi dire, « qu’humaine, trop
humaine », et se voit contrainte de limiter sa portée à l’expression d’une liberté de la volonté qui,
comme chez Kant et Fichte, doit constamment s’affirmer contre la nature, contre la réalité
naturelle qui semble lui résister indéfiniment. En contrepartie, soutient Reid, Hegel a bel et bien
pensé l’unité de révélation et de la raison et c’est à partir de cette pensée de l’unité, de ce savoir
de l’absolu qu’il a entrepris de rendre compte de la réconciliaiton de l’humain et du divin, du fini
et de l’infini, d’une réconciliation qui ne serait pas seulement celle d’une aspiration à un au-delà
céleste, mais qui trouverait plutot le lieu de sa réalisation ici bas, sur terre. Dans le cours de son
article, Reid explore les termes de ce savoir absolu en lequel s’unisssent la révélation et la raison
en examinant tour à tour des passages-clés de la Phénoménologie de l’esprit, des Cours
d’esthétique et des Leçons sur la philosophie de la religion.

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