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Revue théologique de Louvain

Emilio Brito, Philosophie moderne et christianisme (coll.


Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 225 A –
225 B), 2010
Éric Gaziaux

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Gaziaux Éric. Emilio Brito, Philosophie moderne et christianisme (coll. Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum
Lovaniensium, 225 A – 225 B), 2010. In: Revue théologique de Louvain, 44ᵉ année, fasc. 1, 2013. pp. 96-99 ;

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Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 96-109.

Comptes rendus

Emilio BRITO, Philosophie moderne et christianisme (coll. Bibliotheca Ephe-


meridum Theologicarum Lovaniensium, 225 A – 225 B). Leuven, Peeters,
2010. 2 vol. VIII-1514 p. 24 ≈ 16. 130 /. ISBN 978-90-429-2156-6.
Dans ces deux imposants volumes, E. Brito, professeur émérite de la
Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain et chercheur
reconnu entre autres pour sa connaissance de l’idéalisme allemand, présente
la façon dont les principaux philosophes du XVIIe au XXe siècle ont pensé
le christianisme. Il expose, avec précision et méthode, la complexité des liens
qui va de la méconnaissance au respect, en passant par la négation, l’igno-
rance ou l’absorption, entre la pensée philosophique et l’altérité représentée
par le christianisme.
Même devant le constat établi par certains de la fin de la philosophie et
de l’essoufflement du christianisme annonciateur de son terme, pareille étude
a sa pertinence. Pour deux raisons. D’un côté, au niveau historique, elle
apporte une synthèse magistrale sur les relations entre philosophie et chris-
tianisme en se consacrant aux quatre derniers siècles. De l’autre, d’un point
de vue plus réflexif, la crise actuelle de la raison philosophique peut signifier
une nouvelle naissance de la raison elle-même et conduire à un renouvelle-
ment radical de la philosophie (ce qu’avait souligné un philosophe comme
J. Ladrière), tandis que la crise actuelle de la tradition chrétienne invite à un
remodelage profond des rapports entre raison et foi qui pourrait bien être une
chance pour le christianisme, à la condition que ce dernier parvienne à se
transformer suffisamment par rapport à ses pesanteurs institutionnelles et
doctrinales (ce qu’affirme un théologien comme P. Valadier). Dès lors, le
rapprochement de ces deux questions d’actualité que sont l’avenir de la rai-
son philosophique et celui du christianisme «permet de faire d’une seule
pierre deux coups; car il indique, d’une part, que le christianisme est, malgré
tout, en meilleure posture devant une raison qui se déprend graduellement
de son rationalisme tenace, que face à la raison triomphante et totalisante des
siècles modernes; et il suggère, d’autre part, que la raison philosophique
parvient à mieux obéir à sa véritable nature lorsque, consciente de ses limites,
elle renonce à la réflexion totale et respecte l’apport de l’expérience spiri-
tuelle et de la tradition religieuse, notamment chrétienne» (p. 38).
La méthode adoptée par l’A. pour déployer cette problématique à travers
les quatre derniers siècles allie une approche génétique, puisqu’il s’agit de
retracer diachroniquement la formation de la réflexion philosophique
moderne sur le christianisme, en privilégiant souvent la forme achevée d’une
pensée, à une appréciation critique portant sur les différentes positions évo-
quées. La méthode suivie et le champ travaillé dessinent aussi l’originalité
de l’étude proposée. En effet, en se consacrant à ce thème relativement peu
étudié en tant que tel, E. Brito complète un ouvrage comme celui que
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Lülmann, par exemple, a consacré en 1901 à la même question mais en se


limitant à sept auteurs allemands, alors que le présent essai couvre d’autres
aires linguistiques: francophone, anglophone, hispanophone, italophone.
L’ouvrage de Brito se distingue aussi, en milieu francophone, de l’étude d’un
Sertillanges, Le Christianisme et les philosophies (1939 et 1941), axée
davantage sur ce que la philosophie doit au christianisme (plus précisément
le catholicisme), accordant la part belle au thomisme et privilégiant trop
certaines figures et aires linguistiques au détriment d’autres. Elle se différen-
cie également de l’étude de W. Pannenberg consacrée au rapport de la théo-
logie et de la philosophie (1996); mais elle en est proche par la démarche
diachronique adoptée qui consiste à se laisser guider par la succession histo-
rique des systèmes philosophiques. Elle se démarque de l’ouvrage d’A. Léo-
nard, Foi et philosophies (1991, pour la seconde édition), plus sélective dans
le choix des auteurs et les distinguant selon une articulation en trois voies
(cosmologique, anthropologique, métaphysique), moins différenciée que la
présente dans les quatre réactions majeures définies dans la typologie
qu’A. Léonard dresse de la confrontation entre la foi chrétienne et la pensée
philosophique. Elle a plus d’affinités avec l’étude de Tilliette sur le Christ
des philosophes (1993), elle aussi consacrée aux quatre derniers siècles, mais
s’en distancie par le fait que ce n’est pas seulement la christologie (philoso-
phique) qui est abordée, mais bien la réflexion des philosophes modernes sur
le christianisme ou la philosophie du christianisme. Le parcours proposé par
E. Brito, tout en croisant encore celui d’un J. Greisch (Le Buisson ardent et
les Lumières de la raison, 2002 et 2004), aborde non pas la philosophie de
la religion mais bien la conception philosophique du christianisme; il relie
plus que Greisch la philosophie de la religion (chrétienne) et la philosophie
religieuse (chrétienne), et prend en compte les quatre derniers siècles et non
les deux derniers. De plus, ce ne sont pas des paradigmes (spéculatif, cri-
tique, phénoménologique, analytique, herméneutique) qui président à la pré-
sentation des auteurs, mais bien l’ordre chronologique et l’aire linguistique.
Après avoir rappelé dans l’introduction (p. 39-60) la manière dont le
christianisme a reçu la philosophie païenne et l’apport de la théologie chré-
tienne à la raison philosophique, E. Brito déploie en six grandes parties ce
panorama des relations entre la philosophie moderne et le christianisme. La
première se consacre au rationalisme, à l’empirisme et à la crise des croyances
au XVIIe siècle (p. 61-222). La deuxième traite du procès du christianisme
dans la pensée du XVIIIe siècle (p. 223-394), tandis que la troisième présente
la philosophie de la religion chrétienne développée par Kant et les postkan-
tiens (p. 395-569). Une quatrième partie expose la critique du christianisme
élaborée au XIXe siècle (p. 571-718), tandis que la cinquième lui répond en
se consacrant aux diverses formes de la philosophie chrétienne et de la phi-
losophie du christianisme élaborées durant ce même XIXe siècle (p. 719-
905). L’ultime et imposante sixième partie (p. 907-1396) passe en revue le
XXe siècle.
Sans avoir la prétention d’écrire une histoire exhaustive de la philosophie
du christianisme, l’étude présente plus de 90 auteurs, depuis les «classiques»
de la philosophie jusqu’à des écrivains comme Schiller, Novalis, Goethe,
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Dostoïevski, ou encore Camus ou Freud, pour n’en citer que quelques-uns.


Ceux qui ont façonné et nourrissent encore la réflexion actuelle sont ainsi
«visités» avant que les conclusions (p. 1397-1443), de manière inductive
puisque s’ancrant sur le parcours réalisé, n’établissent une typologie des
modèles d’articulation entre la philosophie moderne et le christianisme. L’A.
repère quatre formes principales de relation: rejet, séparation, réduction à
soi, rencontre véritable. Elles peuvent être adoptées autant par le philosophe
que par le théologien, et dessinent de ce fait huit rapports possibles: 1. Rejet
du christianisme au nom de la raison par certains philosophes, 2. Rejet de la
philosophie au nom de la foi chez certains penseurs chrétiens, 3. Séparation
de la philosophie et du christianisme chez certains philosophes, 4. Séparation
du christianisme et de la philosophie chez certains théologiens, 5. Subordi-
nation du christianisme à la philosophie chez certains philosophes, 6. Subor-
dination de la philosophie au christianisme chez certains penseurs chrétiens,
7. Respect de l’altérité du christianisme par certains philosophes, 8. Union
sans confusion de la philosophie autonome et de la théologie chrétienne
d’après certains théologiens. De ce parcours qui débouche sur l’établissement
d’une typologie, il ressort que la philosophie n’est pas vouée au rejet du
christianisme. Souvent, certes, elle le nie; parfois, elle entend s’en séparer;
plus fréquemment, elle tend à l’annexer et de ce fait à le ruiner. Mais le
même mouvement vaut aussi pour la pensée chrétienne tentée soit de nier
soit de séparer soit d’absorber l’effort philosophique.
De manière nuancée, les conclusions soulignent la différence de plan entre
la théologie et la philosophie qui leur permet précisément de rester en rela-
tion et de coexister sans confusion. Face à la théologie chrétienne, la philo-
sophie peut parvenir à clarifier davantage sa propre compréhension en s’af-
frontant rigoureusement à la contestation que représente pour elle le
christianisme. Réciproquement, tandis que la philosophie se voit appelée par
le christianisme à travailler radicalement sa question, elle peut, quant à elle,
aider la théologie à ne pas se clore trop vite sur ses propres certitudes et à
accueillir les interrogations formulées par la raison. De cette manière, la
philosophie joue un rôle actif dans l’élaboration même du langage théolo-
gique. De plus, et sans doute n’est-ce pas un des moindres apports de la
philosophie à la théologie dans le contexte actuel, elle peut prévenir la théo-
logie du danger de constructions insuffisamment réfléchies en lui rappelant
et en l’habituant aux exigences rigoureuses de la démarche rationnelle. Il ne
convient donc ni de sacrifier l’une à l’autre ni de les confondre.
Dès lors, et sans doute peut-on résumer ainsi la recherche d’E. Brito, il
importe de maintenir et de travailler le rapport entre les deux dans le respect
de leur altérité. Mais, comme toute relation vivante, ce rapport de l’une à
l’autre ne s’identifie pas à un long fleuve tranquille. En même temps qu’elles
s’appellent, philosophie et théologie se repoussent. Le respect théologique
de l’autonomie philosophique est nécessaire pour reconnaître l’apport de la
philosophie au christianisme; d’un autre côté, un passage est possible de la
philosophie au christianisme, mais par le biais d’une conversion qui ne signi-
fie pas la fin de la raison, mais l’accès à un autre registre. «La foi et la
réflexion s’unissent en s’opposant, et s’opposent en s’unissant. Leur rapport
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n’est pas une harmonie préétablie une fois pour toutes. Il ne peut être que
recherche d’une harmonie. L’unité définitive n’est donnée qu’en espérance.
Elle est eschatologique» (p. 1441).
Entre Charybde et Scylla, entre l’assimilation pure et simple de la philo-
sophie par la théologie et la réduction du christianisme à la raison philoso-
phique, se profile le projet d’une authentique philosophie du christianisme
qui reconnaît d’un côté la destination chrétienne de la philosophie et, d’autre
part, la destination philosophique du christianisme. Sans trancher entre les
deux voies proposées se découvre la reconnaissance de leur continuelle ten-
sion constituée d’un flux continu.
Ces volumes, qui témoignent d’une connaissance approfondie des pen-
seurs abordés et d’un art consommé de la synthèse, constituent une étude
unique dans le monde francophone. En même temps qu’elle pourra rendre
de précieux services par la présentation synthétique des penseurs et écrivains
qu’elle aborde, elle s’affirme comme un «incontournable» pour tout qui
s’intéresse à la problématique cruciale, autant en théologie qu’en philoso-
phie, des rapports entre la pensée moderne et le christianisme.

Éric GAZIAUX

Vincent HOLZER, Hans Urs von Balthasar. 1905-1988 (Coll. Initiations aux
théologiens). Paris, Cerf, 2012. 320 p. 13,5 ≈ 21,5. 28 /. ISBN 978-2-
204-09620-1.
L’ouvrage était attendu: V.H., professeur à la faculté de théologie de
l’Institut catholique de Paris, n’est pas seulement l’auteur d’une thèse remar-
quée sur Balthasar; il a également signé de nombreux articles et dirigé plu-
sieurs thèses portant sur le théologien de Lucerne. Un ouvrage de synthèse
était appelé par la vitalité de la recherche.
La première partie décrit la formation de l’œuvre balthasarienne et son
apport à la théologie fondamentale. La deuxième présente sa théologie trini-
taire, sa christologie et sa sotériologie. La troisième et dernière partie rend
compte des relations de Balthasar respectivement avec Karl Barth et
Karl Rahner. La séquence de ces trois parties correspond à aux trois éléments
du Triptyque, sa grande œuvre, à savoir respectivement Esthétique (1961),
Dramatique (1973) et Logique (1985). Enfin, un texte de quatre pages de
Balthasar sur «christologie et tragédie» est présenté puis proposé, après la
conclusion générale et avant une brève bibliographie.
L’introduction générale esquisse les traits du penseur Balthasar. Le motif
de la gloire divine unifie son œuvre; c’est le «principe à partir duquel se
déploie la raison théologique» (p. 2). C’est le deuxième volume de la Dog-
matique de Karl Barth, et ses développements particulièrement réussis sur
l’attribut divin de la gloire, qui l’ont convaincu de l’importance de ce thème
biblique. Du plus concret de la manifestation du Dieu d’Israël et de Jésus-
Christ s’édifie une esthétique théologique et biblique: la théologie balthasa-
rienne est essentiellement une théologie de la révélation. La réception théo-
logique de la beauté, qui émane de l’action divine, s’opère depuis un centre,

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