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Contemporanéités plurielles

De la construction de la figure de la danseuse orientale à une danse


contemporaine arabe
Mariem Guellouz
Dans Tumultes 2017/1 (n° 48), pages 141 à 155
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1243-549X
DOI 10.3917/tumu.048.0141
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TUMULTES, numéro 48, 2017

Contemporanéités plurielles
De la construction de la figure de la danseuse
orientale à une danse contemporaine arabe

Mariem Guellouz
Université Paris Descartes

La danse contemporaine est apparue dans les pays arabes depuis


les années 1980 grâce à plusieurs chorégraphes formés à ces nouvelles
techniques corporelles en France et aux États-Unis. Cependant, cette
pratique y est souvent encore considérée comme exogène. Interroger
la notion de contemporanéité est un geste central mettant en scène les
conflits qui déchirent le corps du danseur entre un désir d’universalité
et la revendication d’un patrimoine local. Je pars de l’hypothèse d’une
danse contemporaine liée à et marquée par l’histoire des pays
occidentaux post-industrialisés où elle est née. Vivons-nous tous dans
une même temporalité ? Le présent est-il universel ? Il s’agit ainsi de
repérer deux processus qui s’entrechoquent : d’une part l’engouement
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orientalisant de l’Occident pour les pratiques corporelles locales telle
la danse orientale, d’autre part le désir universaliste des artistes arabes
d’être reconnus comme étant contemporains. La question coloniale et
raciale paraît comme le point focal qui détermine les liens entre ces
deux imaginaires. L’intérêt de l’Occident pour la danse orientale ne
date pas d’aujourd’hui et il est à situer dans une histoire culturelle plus
globale des pratiques artistiques occidentales et de leur rencontre avec
les danses d’ailleurs. Le syntagme générique « danse orientale »
correspond en lui-même à un fantasme d’uniformisation de pratiques
corporelles et artistiques plurielles présentes dans différents pays
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arabes. Je souhaite partir de l’hétérogénéité de ces danses et suivre le


chemin ayant abouti à leur homogénéisation sous la forme d’une
expression unique : « danse du ventre » ou « belly dance ».
Mon hypothèse est que ce parcours est tissé de trois
composantes politiques et micro-politiques indissociables : le genre, la
colonisation et la racialisation. L’idée de départ est que face au
polymorphisme et à la diversité des danses arabo-berbères, le regard
occidental n’a sélectionné qu’une seule composante qui est la
dominante sexuelle et érotique. L’ambivalence du regard sur ces
danses se repère dans deux mouvements : la condamnation des danses
orientales considérées comme étant trop immorales et en contradiction
avec les valeurs de l’Église, d’une part, la fascination pour leur aspect
sensuel, érotique et exotique, d’autre part. Cette contradiction peut
s’expliquer par le contexte socio-politique du début du vingtième
siècle où règne à la fois un certain puritanisme propre à l’ère
victorienne et un engouement pour la théorie psychanalytique
annoncée par Freud. Il est certain que ces danses entretiennent un
rapport à la sensualité et au désir, mais il s’agit, dans ce qui suit, de
souligner le processus colonial qui opère par sélection en limitant la
diversité du propos artistique de ces danses à un essentialisme
érotique féminin. Face à cette assignation identitaire de la danseuse
orientale, émerge le danseur contemporain arabe qui tend vers une
universalité. Cet article s’attache à comprendre comment deux
imaginaires s’entrechoquent : la construction postcoloniale d’une
danse traditionnelle arabe et l’ethnicisation des pratiques
contemporaines arabes. Notre hypothèse tient dans le postulat d’un
continuum non linéaire entre la figure de la danseuse orientale et la
danse contemporaine arabe et qui se manifeste dans une confusion
entre l’actuel et le contemporain. Ce contresens nous paraît lié à la
méconnaissance du système temporel arabe où le présent est défini
autrement. Nous nous appuyons dans ce qui suit d’une part sur
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l’analyse des discours sur la danse orientale et leur rôle dans la
construction imaginaire d’une tradition, d’autre part sur les résultats
d’un long terrain mené en Tunisie et au Maroc auprès de
danseurs/chorégraphes.

La construction discursive de la danseuse orientale dans


l’Occident postcolonial
Les expositions universelles de Paris en 1889 et de Chicago en
1893 ont joué un rôle majeur dans la rencontre du regard occidental
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avec les danses arabes. Le succès de la « Rue du Caire » et de ses


attractions ont contribué à faire connaître les danses et musiques
égyptiennes sans échapper, bien évidemment, au projet colonial de ces
foires. Pascal Blanchard explique comment de ces figurants du village
cairote reconstitué vont dominer deux figures essentielles : « Les
figurants égyptiens sont éclipsés par deux attractions à sensation : une
centaine d’ânes harnachés pour la promenade et les danseuses du
ventre, dont l’origine semble bien peu “orientale”1. » Exposées dans
les foires, les danseuses sorties de leur contexte social habituel ont
expérimenté leurs premières représentations scéniques. Des figures
emblématiques de jeunes danseuses, comme celle de la Syrienne
« Little Egypt », vont marquer les visiteurs français et américains.
Blanchard parle de l’invention de « l’artiste indigène ». Les danses et
musiques arabes doivent s’accorder aux nouvelles normes de la scène
occidentale et spécifiquement à celles de la foire. Les danses marquent
les visiteurs et la fascination se lit dans leurs récits. Cet engouement
ne se limite pas à un jugement esthétique : il s’inscrit dans un système
colonial général où les indigènes sont source d’attraction. Le Journal
des voyages décrit ainsi les attractions de la foire coloniale de
Marseille : « Mais, ne vous bornez pas au pittoresque, et parcourez ces
sables mouvants où s’entassent les produits si vaillamment cultivés
par nos compatriotes, et dites si le Français ne sait pas coloniser2 ! »
Le regard du spectateur est filtré, conditionné par le dispositif même
de l’exposition. Son imaginaire est façonné et l’Orient, entité globale
fantasmée, lui arrive prêt à être consommé notamment à travers des
constructions discursives.

1. La danse orientale : une question de nomination


Plusieurs dénominations apparaissent dans les récits de
l’époque où l’en entend « danse des almées », « derviches tourneurs »,
« danse du ventre », « mussel dance », « stomach dance », « hoochie-
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coochie ». L’analyse de ces formations discursives est essentielle pour
déceler les imaginaires qui en découlent. L’appellation « danse des
almées » apparaît dès le dix-neuvième siècle comme on peut le voir
dans ce récit de Flaubert décrivant la danseuse égyptienne Kuchuk-
Hanem : « Il y avait quatre femmes danseuses et chanteuses, almées
1. Pascal Blanchard, « Le Maghreb et l’Orient en France. Un siècle de présence dans
les expositions et les exhibitions (1849-1937) », in N. Bancel, G. Boëtsch, É. Deroo,
S. Lemaire, P. Blanchard (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales, Paris, La
découverte, 2011 (en ligne).
2. Cité par P. Blanchard, ibid.
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(le mot almée veut dire savante, bas bleu. Comme qui dirait putain, ce
qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de
lettres !!!…) » Assimilée à une prostituée dans ce récit, l’almée est
pourtant une figure fascinante qui détient un savoir corporel et
musical. Christian Poché rappelle que la dénomination « danse des
almées » est utilisée pour la première fois par Claude-Étienne Savary
en 1785. Celle-ci est ensuite remplacée par celle de « ghawazis ». Les
« almées » étaient considérées comme des savantes à la fois danseuses
et musiciennes alors que les « ghawazis » sont des danseuses de rue.
Poché explique la distinction entre almées et ghawazis : « la première
ne se produit que dans les Harem et un public expressément féminin,
quant à la seconde, elle exerce son métier dans les rues et dans les
cours des maisons et ne craint pas d’affronter le regard masculin3 ».
Les danseuses ne détiendraient pas les mêmes techniques de danse ni
le même statut social. Les deux dénominations vont finir par être
confondues et les deux pratiques seront homogénéisées.
L’expression « danse du ventre » apparaît vers la fin du dix-
neuvième siècle notamment grâce aux succès des danses arabes dans
les expositions universelles. Elle sera traduite ensuite en arabe raqs al
batn dans la presse égyptienne et très vite rejetée et oubliée. La danse
du ventre est une expression française qui nomme une pratique née
dans les foires universelles et les récits orientalistes. En anglais,
l’expression « mussel dance » est floue : renvoie-t-elle à la danse des
muscles (abdominaux) ou à la danse des musulmans (muslim) ? Nous
ne pouvons encore répondre à ces questions étymologiques. Une
dernière appellation, non des moindres, demande à être étudiée :
« hoochie coochie » qui réfère à la fois au strip-tease et à la « belly
dance ». Mystérieuse, elle révèle tout un imaginaire foisonnant
d’érotisme. Avec cette nouvelle dénomination « hoochie coochie », la
danseuse orientale passe du statut d’Almée, mot dérivé de l’arabe
‘alima (savante), à celui de prostituée4. Au début du vingtième siècle
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en effet, plusieurs arrestations de danseuses orientales dans des
restaurants new-yorkais attestent cette ambivalence de la figure de la
danseuse orientale qui souffre d’une double peine : essentialisme
érotique et puritanisme religieux.

3. Christian Poché, « La danse arabe : quelques repères », in Djamila Henni-Chebra et


Christian Poché (dir.), Les danses dans le monde arabe ou l’héritage des almées,
Paris, L’Harmattan, 1996, (pp. 13-65) p. 46.
4. Peter Jensen Brown, « The “Kouta-Kouta” and the “Coochie-Coochie” – A History
and Etymology of the “Hoochie Coochie” Dance », Early Sports and Pop Culture
History Blog, 2016.
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2. La danse orientale entre puritanisme et essentialisme


Il ne s’agit pas, dans ce qui suit, de renier le caractère sensuel
de ces danses qui entretiennent un certain rapport à l’érotisme et au
désir, mais de souligner la manière dont les discours opèrent par
sélection et réduisent finalement la diversité du propos artistique de
ces danses à un essentialisme féminin érotique. Nous avons recueilli
des témoignages d’élèves sur les sites de danse orientale dans le but
de repérer ce champ sémantique qui se partage entre l’univers de la
nature et celui de l’érotisme. Les commentaires suivants portent
essentiellement sur la féminité, la sensualité et la beauté :
Journal des femmes (8 septembre 2005) : « la danse orientale,
pour développer sa féminité. Danse sensuelle et féminine par
excellence, la danse orientale muscle les abdominaux. Voilà une danse
où les rondeurs sont autorisées voire recommandées ! Sensuelle et
gracieuse, elle vous permettra de prendre conscience de votre
féminité. En prime vous développez vos abdominaux et sculptez votre
taille sans vous en rendre compte ».
Témoignage dans un blog (Célébrer la Déesse) : « mais lorsque
je danse, je suis une déesse, je suis la Déesse, qui entre dans mon
cœur, secoue mes hanches et ma poitrine énergétiquement, qui ondule
mes bras, fait glisser mes cheveux entre mes doigts. La déesse de jadis
et toujours, qui prend des milliers de formes, couleurs, noms et
visages, s’approprie mon corps et mon cœur, et célèbre ma féminité,
la Sienne, en des milliers de pas rythmés, en des milliers de
mouvements spiralés, ronds, courbes, serpentines, terriens, bref
féminins, comme une déesse ».
Ces représentations seraient prises dans la nasse des discours
érotisants et essentialisants dont le champ sémantique s’étend de la
culture guerrière pour l’homme/danseur arabe à un essentialisme
érotique pour la femme. Ils mettent ainsi en scène la construction d’un
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imaginaire culturel genré à travers la pratique même de ces danses et
les discours qu’elles produisent. Edward Said semble lui-même pris
dans ce piège comme en témoignent ces propos d’hommage à la
danseuse orientale Tahia Karioca : « Nous étions assis aussi loin que
possible de l’estrade, mais le costume bleu scintillant et luisant qu’elle
portait nous a simplement éblouis. Les sequins et les paillettes étaient
si brillants, son calme, sa longue immobilité étaient si contrôlées, alors
que le regard qu’elle portait autour d’elle était entièrement composé.
Comme dans la tauromachie, ce qui fait l’essence de l’art des
danseuses arabes classiques du ventre n’est pas combien, mais
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combien peu l’artiste se meut : seuls les novices, ou les déplorables


imitateurs grecs ou américains, croient que les trémoussements et les
déhanchements font partie de la sensualité et du gouzi-gouzi oriental
du harem5. »
L’orientalisme a bien sûr largement contribué à la construction
stéréotypée de la figure de la danseuse orientale. Pour Virginia Keft
Kennedy, « cette version de la danse du ventre est le résultat d’un long
et complexe pan d’interprétation interculturelle, de fantaisie
orientaliste émanant d’une invention et d’une appropriation
occidentale. Ce n’est qu’à partir du dix-neuvième siècle que la danse
du ventre sera intimement liée aux excès sexuels et à la séduction6 ».
Face à cet imaginaire exacerbé par les voyages et les productions
orientalistes d’un orient dévergondé, sexuellement libéré, se dresse un
autre tableau, celui de la femme orientale voilée, maltraitée, soumise
aux règles du patriarcat et de l’extrémisme religieux. Voilé ou dénudé,
le corps de la femme orientale est souvent ramené à un déterminisme
sexuel. Ces deux discours sur le corps de la femme orientale se font
écho et les fantasmes orientalisants n’échappent pas à leur propre
contradiction. L’interdiction des spectacles de danse orientale et
l’arrestation des danseuses au nom des valeurs morales de l’Église à
l’époque coloniale va glisser vers un discours raciste postcolonial.
Ainsi en France, en 2014, un maire du Var a interdit un spectacle de
danse orientale lors d’un gala des associations dans sa commune,
considérant que cette pratique « n’a pas sa place » en France. La
racialisation de la danse orientale passe tout autant par la fascination
que par le rejet.

La « danseuse orientale » au prisme de l’ethno-


pornographie7
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À partir du dix-neuvième siècle, l’engouement pour la danse
orientale sera aussi récupéré par le commerce et le marché de l’art.
Les cours de danse orientale se répandent en Europe et aux États-
Unis, témoignant ainsi de son succès. Les cartes postales, les livres,

5. Edward Said, « Homage to a Belly-Dancer », London Review of Books, septembre


1990.
6. Virginia Keft-Kennedy, Representing the belly-dancing body : feminism,
orientalism, and the grotesque, University of Wollongong Thesis collections, 2005.
7. Sur la notion d’ethnopornographie, voir Irvin C. Schick, The Erotic Margin.
Sexuality and Spirituality in Alterist Discourse, 1999, Londres, Verso.
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les peintures et bien sûr l’industrie du film à Hollywood — Salomé


d’Orson Welles en étant un exemple — ont constitué d’importants
espaces de circulation d’images et de discours orientalisants. Le
marché de l’orientalisme est très fécond et il participe ainsi à la
pratique d’une ethno-pornographie. Les valeurs, croyances, pratiques
de l’Orient sont des objets à consommer, des fétiches soumis au
fantasme de l’authenticité et de la spiritualité. La construction de la
figure de la danseuse orientale n’échappe pas à une cartographie
ethno-pornographique : elle est une figure de l’altérité avec son corps,
ses bijoux et ses costumes. La paire exotisme et érotisme est
indissociable et la danseuse orientale oscille entre la
sorcière/magicienne et la prostituée.

1. La danseuse orientale entre exotisme et érotisme


Dans son article sur les danses exotiques et leur rapport à
l’érotisme, Jean-François Staszak explique comment la colonialité a
contribué à établir un glissement sémantique entre les deux termes :
« Les premières danseuses exotiques (en Occident) furent des
danseuses (perçues comme) érotiques, et les premières danseuses
érotiques prirent le voile de l’exotisme. C’est évidemment dans le
cadre de la colonisation que s’établit et se perpétue le lien entre
exotisme et érotisme, dont la danse est une manifestation8. » Le terme
« exotique » et des expressions telles que « exotic dance » témoignent
de ce glissement. En effet, la danseuse exotique des années 1950 est
celle qui dénude une partie ou la totalité de son corps. En somme,
c’est la strip-teaseuse. Dans ce témoignage de Goncourt, la nudité et
l’étrangeté sont clairement associées : « alors la danse du ventre, une
danse qui serait pour moi intéressante, dansée par une femme nue, et
me rendrait compte du déménagement des organes féminins, du
changement de quartier des choses de son ventre9 ». La danseuse
orientale exposée au regard masculin viril souffre alors d’une double
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aliénation qui est en miroir avec son double statut de femme et de
colonisée.
L’expression d’une masculinité dominante vis-à-vis de ces
corps de danseuses arabes fait écho à la domination coloniale vis-à-vis

8. Jean-François Staszak, « Danse exotique, danse érotique. Perspectives


géographiques sur la mise en scène du corps de l’Autre (XVIIIe-XXIe siècles) »,
Annales de géographie, 2008/2, n°660-661 (en ligne).
9. Edmond de Goncourt, Journal des Goncourt, Paris, Charpentier et Fasquelle,
vol. VIII, 1899, p. 66. Cité par Jean-François Staszak, ibid.
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du corps de l’indigène. La danseuse orientale n’est qu’une figure


métaphorique du désir de domination coloniale. C’est en ce sens que
Staszak explique que les danseuses orientales connues sous le nom
d’Almée « ont peut-être rallié au projet impérial autant de jeunes
Français que la propagande érotique coloniale, dont elles étaient à leur
insu un argument10 ». Un regard à l’intersection entre domination
masculine, domination de classe et domination raciale est inévitable
pour situer cette pratique dans une historicité critique. B. Ferhati, dans
son article sur la danseuse prostituée à l’époque coloniale en Algérie,
explicite ce rapport entre domination masculine et domination
coloniale. Les danses locales sont alors au service du colon ou du
touriste masculin : « Le syndicat d’initiative avait introduit dans ses
programmes des soirées m’bita, des attractions essentielles. La m’bita
devait être une nuitée de chants et de danses. Le commerce sexuel
n’est pas la seule chose visée. Dans la m’bita du syndicat d’initiative
de Bou Saada, les filles publiques exécutaient, pour les touristes, des
danses locales11. » Des expressions françaises encore en usage, telles
que « faire une danse du ventre » ou « être la danseuse du ventre de
quelqu’un » en portant une connotation négative et en renvoyant à la
prostitution témoignent d’une mémoire discursive où les faits sociaux
sont inscrits dans les mots.
Ce n’est pas un hasard si des féministes américaines,
notamment à travers le mouvement de l’éco-féminisme, ont manifesté
un intérêt pour les danses arabes dès les années 1970, y voyant une
libération du corps des normes et de la morale chrétienne. Virginia
Keft Kennedy s’intéresse à cet engouement des féministes
américaines pour la danse orientale. Celles-ci ont vu dans l’érotisme et
la sensualité de cette danse des source d’« empowerment » pour les
femmes. Les titres de certains ouvrages de ces féministes sont assez
évocateurs : Serpent of Nile ; Belly dance : The Dance of Mother
Earth ; Sacred Woman, Sacred Dance ; The Ancient Rituals and
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Healing Power of Belly dancing. Les éco-féministes fondent leur lutte
sur le retour à la nature, rejetant l’ère industrielle considérée comme
une métaphore du patriarcat. Nous pouvons donc comprendre leur
intérêt pour la « danse du ventre ». Keft Kennedy explique à ce sujet :
« C’est expressément l’idée que les capacités reproductrices de la
femme (qui font que “le ventre” féminin est un symbole puissant de

10. Ibid.
11. Barkahoum Ferhati, « La danseuse prostituée dite “Ouled Naïl”, entre mythe et
réalité (1830-1962). Des rapports sociaux et des pratiques concrètes », Clio, n°17,
2003 (en ligne).
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fertilité) la placent en dehors (ou au-dessus) des intérêts matériels, liés


à la domination, des hommes. Plus important encore, la danse du
ventre est essentialisée comme une articulation de ces constructions
discursives concernant les capacités reproductrices de la femme, son
embodiement et sa féminité12. » Le ventre de la danseuse orientale
devient un espace emblématique pour les éco-féministes pour qui la
domination de la femme et la dégradation de la nature vont de pair.
Même si l’éco-féminisme n’est pas un mouvement homogène, son
intérêt pour les danses orientales a contribué à faire circuler un récit
romantique d’un Orient fantasmé. Il est intéressant de suivre le
cheminement de ces idées orientalisantes pour comprendre comment
les Maghrébins et les Orientaux vont à leur tour s’approprier ces récits
et les incorporer.

2. Vers un self-orientalisme : le cas du danseur oriental


Notons aussi qu’en écho à cet orientalisme va s’installer une
forme de self-orientalisme ou de self-exotisme puisque la figure de la
danseuse orientale comme construction occidentale va être
réappropriée et pratiquée telle quelle par les danseuses arabes elles-
mêmes. La pratique de la danse orientale est une tradition inventée qui
a circulé entre les passages des Arabes exposés dans les foires et les
voyages des orientalistes en terre d’Islam. Support essentiel pour tout
processus de modernisation, la tradition ne peut être réduite à une
simple transmission car elle intègre sans cesse les nouvelles modalités
du monde qui l’entoure : migrations, colonisation, mondialisation.
Entre réinvention et conservation, la danse orientale illustre de
manière particulière les tensions entre authenticité et imaginaire et ce
que Jean-Loup Amselle13 appelle des branchements. La figure de la
danseuse orientale comme féminine et sensuelle par essence se
complexifie quand un homme pratique et s’approprie cette danse.
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Le danseur oriental doit-il nécessairement se soumettre aux
codes qui régissent la figure de la danseuse orientale ou peut-il
s’approprier cette danse ? Être danseur oriental, est-ce de prime abord
un acte transgressif ? Le danseur oriental, tout comme la danseuse,
n’échappe pas aux constructions coloniales et orientalisantes. Anthony
Shay dans un travail sur les danseurs du ventre explique comment ces

12. Virginia Keft-Kennedy, Representing the belly-dancing Body : Feminism,


Orientalism, and the Grotesque, op. cit.
13. Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures,
Paris, Flammarion, 2001.
150 Contemporanéités plurielles

bellydancers ont disparu après la Première Guerre mondiale en


Égypte : « Les danseurs hommes ont commencé à disparaître après la
Première Guerre mondiale dans certaines cités comme Le Caire ou
Bukhara d’où ils ont été chassés du fait du puritanisme de l’ère
victorienne et de l’homophobie des autorités coloniales russes et
anglaises qui gouvernaient ces cités, ainsi que des élites postcoloniales
qui avaient intégré les valeurs de la morale occidentale14. » Les termes
en langue arabe pour dire le métier de danseur révèlent une
ambivalence vis-à-vis des corps dansants, à la fois fascinants et
menaçants. En dialectal tunisien, les mots qui désignent le métier de
danseur sont ambigus et ont une connotation négative : chattah/raqqas
(danseur/prostitué/), khadama hzam (travailleur du bassin). Shay
précise que le terme utilisé pour désigner le danseur en Égypte est le
même que celui qui qualifie un rapport homoérotique passif.
Homosexualité et danse sont souvent liées dans le monde de la
danse orientale. La figure de l’éphèbe a été interdite par le puritanisme
colonial, celle du danseur oriental semble avoir subi un sort
semblable. La criminalisation de l’homosexualité dans le monde arabe
est liée à une histoire coloniale. Le rejet du danseur oriental est aussi
une réappropriation des codes du puritanisme colonial. « La forte
linéarité, écrit Jocelyne Dakhlia, communément assignée à l’histoire
de l’invention de l’homosexuel et de la répression de l’homo-érotisme
d’une part, quel que soit le sens que l’on donne à cette “répression”, et
le caractère fortement euro-centrique de ce modèle historique d’autre
part, tendent donc à reproduire un effet de renforcement d’une vision
tout aussi linéaire de l’histoire islamique : progressivement en perte de
puissance face à l’Europe, puis passant sous sa coupe et intériorisant
ses valeurs ou certaines d’entre elles15 ». Il serait important d’évoquer
à ce stade une perspective butlerienne, la question de la vulnérabilité
du danseur arabe contemporain et la manière dont la création
contemporaine permet de détourner ces assignations genrées et
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identitaires.

14. Anthony Shay, « The male Dancer in the Middle East and Central Asia », in
Anthony Shay et Barbara Sellers-Young (dir.), Orientalism, Transnationalism and
Harem Fantasy, Mazda, California, 2005, pp. 85-114.
15. Jocelyne Dakhlia, « Homoérotismes et trames historiographiques du monde
islamique », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 5/2007, pp. 1097-1120. URL :
www.cairn.info/revue annales-2007-5-pages-1097.htm
Mariem Guellouz 151 151

Désir d’universalité : de la figure de la danseuse orientale à


la danse contemporaine arabe
Dans les années 1980, la danse contemporaine commence à être
reconnue dans certains pays du monde arabe. Centres de danse,
écoles, formation, studios sont désormais dédiés aux artistes danseurs.
Les ministères octroient des aides à la création aux jeunes
chorégraphes leur permettant ainsi de diffuser leur travail. Cependant,
mon enquête de terrain au Maroc et en Tunisie entre 2012 et 2015
ainsi que des visites de pré-terrain au Caire permettent de situer les
difficultés rencontrées par les chorégraphes. Celles-ci se résument en
une triple lacune qui se repère à plusieurs niveaux : l’institution, le
public et le statut de l’artiste. À ces contraintes matérielles s’ajoutent
d’autres problématiques. Il semble que face à la territorialisation des
danses orientales par l’Occident, les artistes arabes tendent vers un
désir d’universalité. La danse contemporaine leur semble alors être
une pratique artistique universelle. Or, comme toutes les autres
pratiques artistiques, cette dernière est située et datée.

1. La danse contemporaine, une pratique universelle ?


La danse contemporaine est née dans les pays post-
industrialisés, acteurs de la mondialisation économique et culturelle.
Son histoire est tissée de ruptures et de continuité avec la danse
classique. Les historiens ne s’accordent pas sur la date de son
émergence. Certains la situent dans les années 1960 avec le geste
fondateur de Merce Cunningham et son rapport avec les mouvements
de contestation issus des guerres coloniales, d’autres dans les années
1980. Elle est fortement liée à une histoire plus globale des corps en
Occident : la libération sexuelle, le sida, la guerre d’Algérie, le
nucléaire ont été des thématiques marquantes des premiers
chorégraphes contemporains16. Bien plus qu’une technique corporelle,
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la danse contemporaine est un mode de présence au monde. La
question est de savoir si la pratique de la danse contemporaine dans
les pays du monde arabe est la simple importation d’une technique
artistique occidentale ou si ces pays doivent chercher à écrire leur

16. Voir Dominique Frétard, Danse et non-Danse. Vingt-cinq ans d’histoires, Paris,
Éd. Cercle d’Art, 2004.
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histoire artistique dans sa singularité. S’agit-il d’imposer une


technique exogène ou bien de se l’approprier en la réinventant17 ?
Dans le cadre de mon terrain de recherche, j’ai pu observer
deux catégories de pratique : la danse contemporaine dans les pays
arabes et la danse contemporaine arabe. Deux temporalités et deux
rapports au temps ressortent de ces catégorisations : synchronique et
diachronique. Une première temporalité contemporaine met en scène
un corps dansant dans l’ici et le maintenant de son histoire. Une
seconde temporalité travaille à partir d’un corps historicisé,
archivable. Ces deux possibilités ne sont aucunement oppositives ou
définitives mais elles permettent une classification méthodologique
afin de porter un point de vue critique sur la notion même de
contemporanéité. Ce sont là deux conceptions temporelles pour
aborder le corps du performeur/danseur. La première défend une
temporalité universelle, un corps universel, celui du danseur, de
l’artiste qui s’abstrait de toutes les déterminations culturalistes et
sociales. La danse contemporaine étant une pratique exogène dans les
pays arabes, les chorégraphes la pratiquent et l’imposent dans leurs
pays malgré les contraintes. Ces chorégraphes arabes se battent pour
donner sa légitimité à cette danse importée. Dans les entretiens, ils
reviennent tous sur les difficultés financières et l’absence d’un public
avisé. Ils défendent et donnent à voir une temporalité mondialisée : un
droit à l’universalité. Cependant, assistant à plusieurs spectacles,
festivals, j’ai pu remarquer que les créations de ces chorégraphes
étaient locales et qu’elles avaient beaucoup de mal à s’exporter en
Occident. Les thématiques travaillées sont souvent liées à un contexte
sociopolitique local.
En effet, derrière le discours d’une volonté d’universalisme se
manifeste le fait que les chorégraphes contemporains arabes ne
parviennent pas à faire le deuil d’une véritable rupture. Leurs œuvres
les territorialisent. Différentes raisons peuvent expliquer ce processus
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de territorialisation. La temporalité universelle défendue et désirée par
ces artistes n’échappe pas, elle non plus, aux exigences capitalistiques
du marché de l’art occidental contemporain. Dans son désir
d’universalité, l’artiste arabe contemporain tend à se débarrasser de
toute forme d’assignation identitaire mais les commandes des
programmateurs friands d’exotisme le reterritorialisent. L’assignation
identitaire se manifeste autrement et plus implicitement que dans le

17. Voir Mariem Guellouz, « Vers une danse contemporaine au Maghreb », Marges,
« Art contemporain et Cultural studies », Université Paris 8, n°16, mars 2013.
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cas de la danse orientale. L’artiste/chorégraphe arabe est souvent pris


dans les filets de la séduction des programmateurs et des nouveaux
bailleurs de fonds (ONG, instituts de coopération). Des thématiques
alléchantes et stéréotypées sont souvent attendues : le voile,
l’excision, les mariages forcés, l’homosexualité ou la déradicalisation
sont des exemples de sujets qui aguichent ou éloignent un public
occidental loin d’être affranchi des clichés coloniaux. Un corps
dansant arabe ne peut-il simplement danser le bonheur, la jouissance,
l’amour ? Ces constats viennent étayer l’idée d’une difficile rupture.
Même si le danseur/chorégraphe arabe tend à échapper aux
assignations identitaires et malgré son désir d’universalité, les
exigences du marché de l’art le rattrapent très souvent.
La deuxième catégorie concerne des chorégraphes souhaitant
travailler à partir des danses populaires de leur pays. Il s’agit alors de
mettre en œuvre une temporalité autre, diachronique, spécifique et
historicisée. Les chorégraphes formés aux danses traditionnelles de
leurs pays tentent d’y greffer d’autres techniques plus contemporaines.
Ils apportent un point de vue critique à l’universalité de la
contemporanéité. Cette temporalité spécifique, située, datée se
manifeste dans le jeu entre la conservation des formes connues et la
rupture avec les codes. La danse contemporaine puise, cette fois, dans
le mouvement traditionnel pour globaliser. Le danseur tente alors de
déconstruire l’universalité de la contemporanéité en posant une
question essentielle : quelle contemporanéité pour le corps dansant
arabe ?

2. Décoloniser le contemporain
Une ligne discontinue lie la figure de la danseuse orientale telle
qu’elle est inventée par les discours occidentaux et la figure de
l’artiste contemporain arabe. Cette ligne temporelle tissée de
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continuités et de ruptures pose une question essentielle : vivons-nous
tous dans le même présent ? Le passage vers une temporalité
universelle nécessite pour les artistes arabes des ruptures
épistémologiques et esthétiques. Les possibles et les limites d’une
danse contemporaine dans le monde arabe me semblent liés à la
question plus générale de la représentation. Il ne s’agit pas de discuter
de faits religieux interdisant ou non les représentations corporelles,
mais de revenir sur le système temporel arabe. Dans ce sens, je suis
les propositions d’Arafat Sadallah pour qui la question de la
représentation doit sortir du débat intellectuel sur l’interdiction des
images en Islam.
154 Contemporanéités plurielles

La problématique de la représentation est liée à une question


linguistique18 : il s’agit de partir de la conception du temps dans la
langue arabe. L’absence du présent de l’indicatif en arabe ne permet
pas au locuteur d’inscrire l’action dans un « ici » et un « maintenant ».
La prise en compte de cette particularité de la langue arabe, l’absence
du verbe « être » de son système, ne peut être mise de côté si l’on veut
penser les questions de la représentation. Qu’est-ce qu’un sujet arabe ?
Comment aspirer à « être ceci » si la langue ne le permet pas ? La
représentation dans la langue arabe est autrement déterminée et le
regard est différemment ordonné. Nous ne parlons pas du même
présent, nous ne vivons pas dans un même présent. Sadallah insiste
sur la confusion entre deux temporalités, deux présents. Le temps
arabe a été conçu selon une temporalité autre, une temporalité
imposée par le regard colonial et « axée sur l’indication d’un présent
là devant » alors que le présent en arabe repose sur une structure de la
répétition et ne prend pas comme référence déictique le présent de
l’indicatif. Dans la langue arabe, la position du sujet qui fixe un point
de vue est ordonnée différemment et la vue y est liée au mouvement.
Le choc entre ces deux temporalités exige un travail d’historicisation
des temporalités construites par le regard colonial. Cependant,
l’urgence de la création et le besoin de survie économique des artistes
contemporains arabes ne leur laisse souvent pas ce temps de réflexion.
Il n’y pas d’art contemporain qui n’entre dans les logiques
d’une temporalité mondialisée et globalisée. Or, les processus qui
conditionnent le marché de l’art contemporain participent à
l’ethnicisation de l’artiste arabe qui a soif d’universalité. Nous avons
évoqué, au début de cet article, l’invention de « l’artiste indigène »
dans les foires universelles. Assistons-nous aujourd’hui à l’invention
de « l’artiste arabe contemporain », nouvelle figure de l’altérité qui
n’échapperait pas à l’ethnopornographie ?
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La danse orientale, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, est
une invention occidentale postcoloniale. La danse contemporaine,
telle qu’elle est revendiquée par les artistes arabes, est une pratique
exogène et implantée dans le monde arabe. Entre une assignation
identitaire occidentale et un désir d’universalité, la seule résolution
possible pour le corps dansant arabe est peut-être d’assumer sa propre
hybridité. Les discours et images de l’orientalisme le travaillent et les

18. Voir Arafat Sadallah, « Le message e(s)t son double », conférence du 4/11/2014.
https://www.youtube.com/watch?v=8ZrEONRmRD8
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grilles d’analyse esthétiques et temporelles imposées par l’Occident


font désormais partie de ses visions du monde. La contemporanéité
universelle est une contemporanéité située et européo-centrée. Elle est
marquée par des histoires du corps spécifiques. Face à cet
universalisme absolu, l’artiste arabe est peut-être pour l’instant
condamné à travailler dans un universalisme situé qui prenne en
compte la dialectique entre le global et le local. Sommé par la culture
coloniale dominante et son esthétique, accepter sa propre condition
hybride est peut-être la seule résolution possible pour entrer dans la
post-modernité.
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