Vous êtes sur la page 1sur 12

L'HISTOIRE AFRICAINE EN AFRIQUE NOIRE FRANCOPHONE, UN

DOUBLE INVERSÉ DE L'HISTOIRE COLONIALE ?


L'exemple de l'historiographie nationale du Gabon (1982-2004)

Clotaire Messi Me Nang

Éditions de la Sorbonne | « Hypothèses »

2007/1 10 | pages 283 à 293


ISSN 1298-6216
ISBN 9782859445782
DOI 10.3917/hyp.061.0283
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2007-1-page-283.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de la Sorbonne.
© Éditions de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’histoire africaine en Afrique noire francophone,
un double inversé de l’histoire coloniale ?
L’exemple de l’historiographie nationale du Gabon (1982-2004)
Clotaire MESSI ME NANG ∗

Au moment des indépendances des anciennes possessions françaises


d’Afrique noire, la tâche la plus urgente des premiers historiens africains a
été de détruire le mythe colonial d’un continent ahistorique. En se dotant,
dans les années 1970-1980, de structures universitaires, les historiens des
nouveaux États africains peuvent entreprendre la lutte pour la
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


reconnaissance de l’histoire des peuples sans écriture. D’où l’apparition d’un
courant que les africanistes nomment l’histoire nationale. Il s’agit de travaux
sur l’histoire africaine produits par les chercheurs africains. Le présent article
vise à montrer comment, de l’intérieur, les historiens africains ont reçu, vécu
le postulat colonial et comment ils ont intégré à leur histoire l’épisode qu’a
1
été la « situation coloniale », selon l’expression de Georges Balandier . À
partir de l’historiographie gabonaise, plus précisément de l’examen des
mémoires de maîtrise soutenus au département d’histoire de l’Université de
Libreville, je voudrais explorer la manière dont les jeunes chercheurs
gabonais ainsi que leurs maîtres ont abordé l’expérience du règne colonial.
Cela pour mettre au jour la vulnérabilité de l’œuvre entreprise par les
chercheurs nationaux. En effet, j’avance, en reprenant la formule du
2
« double inversé » de Sophie Dulucq et de Colette Zytnicki , que l’histoire
nationale prônée par la première génération des historiens gabonais est la

∗ Prépare une thèse à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne sous la direction de Pierre


Boilley sur La formation du monde du travail au Gabon (cas des travailleurs des chantiers
forestiers) : hybridation et invisibilité d’une culture ouvrière (1892-1962).
1. G. BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers interna-
tionaux de sociologie (1951), p. 44-79.
2. Décoloniser l’histoire ? De l’histoire coloniale aux histoires nationales en Amérique latine
et en Afrique (XIXe-XXe siècle), S. DULUCQ et C. ZYTNICKI dir., Paris, 2003.
284 Clotaire MESSI ME NANG

face opposée d’une même monnaie : en ce sens que, à l’instar des


observateurs coloniaux, les historiens nationaux ont pratiqué une histoire
chromatique, manichéenne et idéologiquement militante. L’histoire dite
coloniale et l’histoire dite nationale apparaissent ainsi sous la forme de
figures inversées ; l’une étant le double de l’autre en négatif. Mon propos
s’organise autour de deux principales articulations. La première a trait à
l’écriture coloniale de l’histoire africaine, autrement dit il s’agit de planter le
décor dans lequel va émerger l’histoire nationale. Quant à la seconde, elle
porte sur l’œuvre de déconstruction et de réécriture de l’histoire africaine
menée par les jeunes chercheurs nationaux avec un esprit un tantinet
passionné.
L’histoire coloniale : une science au service du projet impérial
Jusqu’aux années 1960, le savoir africaniste sur l’Afrique était produit
par des agents coloniaux (administrateurs, officiers, militaires, etc.) qui
consacraient leurs loisirs à la rédaction de monographies sur les peuples
habitant les contrées qu’ils administraient. Ces hommes étaient clairement
partie prenante dans le processus de colonisation et n’avaient aucune
formation académique. Ils s’associèrent avec des ethnologues pour fonder
3
des sociétés savantes dans les colonies et en métropole . Les recherches
publiées par ce groupe tendaient à justifier dans l’opinion française
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


l’expansion coloniale outre-mer. En effet, note Catherine Coquery-
Vidrovitch, « ce savoir africaniste – comme d’ailleurs tous les savoirs
africanistes de l’époque – avait été élaboré la main dans la main avec
4
l’impérialisme colonial » . Les récits ethnologiques, les textes des voyageurs
européens, les discours, les réglementations, lois et commandements de
l’administration coloniale constituaient le corpus des savoirs sur l’Afrique,
formant cette fameuse « bibliothèque coloniale », dont parle fort justement
5
le philologue congolais Valentin Yves Mudimbe . Ces savoirs coloniaux
contribuèrent largement à répandre une vision stéréotypée des sociétés et des
territoires colonisés ; vision que l’école française participera à enraciner
6
d’une génération à l’autre .

3. Notamment le Comité de l’Afrique française fondé en France en 1890 et le Comité


des études historiques et scientifiques créé dans les colonies par le gouverneur Clozel en
1915.
4. C. COQUERY-VIDROVITCH, « Réflexions comparées sur l’historiographie africaniste
de langue française et anglaise », Politique africaine, 66 (1997), p. 94.
5. V.Y. MUDIMBE, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of
Knowledge, Bloomington, 1988.
6. H. D’ALMEIDA-TOPOR et M. LAKROUM, « Quel passé pour l’Afrique ? », dans
L’Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés 1860-1960,
C. COQUERY-VIDROVITCH et O. GOERG dir., Paris, 1992, p. 36.
L’histoire africaine en Afrique noire francophone 285

L’histoire coloniale, dans sa quête de légitimation du mouvement


impérial, s’attela à dresser un ensemble de mythes sur l’histoire africaine.
D’abord, elle nia le caractère historique du continent africain ; l’idée reçue
étant à l’époque que l’Afrique noire, faute d’écriture, n’avait pas d’histoire.
En effet, l’absence ou plutôt la rareté des documents écrits sur les
civilisations africaines accrédita le postulat que, au-delà des rives du Sahara,
le passé des peuples vaincus était plus mythique que réel. En fait, l’Afrique
entrait dans l’histoire avec la conquête européenne. Ensuite, la tradition
orale, l’histoire des peuples sans écriture, fut déconsidérée. L’école coloniale
n’y vit que récit fumeux indigne de l’histoire : « Nous n’appellerons guère de
ce nom les informations fournies par les indigènes sur les origines du
peuplement et l’organisation de leur pays : ce sont là racontars aussi confus
7
et désordonnés qu’il est accoutumé. » Enfin, l’histoire coloniale présenta le
monde précolonial africain comme étant « immobile », « barbare » et
« chaotique » ; et louait, pour ce faire, la « paix française » qui avait su y
mettre de l’ordre. Ainsi, la connaissance de l’Afrique s’élaborait à partir de
l’idée de chaos qui prévalait dans les sociétés africaines et la nécessité d’une
action civilisatrice : un devoir pour le colonisateur et un droit de coloniser.
On peut conclure sur ce point que l’histoire de la construction des savoirs
africanistes engagée en France depuis les années 1870 montre un lien intime
entre logique scientifique et logique politique. Après la conquête politique, il
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


fallait penser une science impériale pour justifier la conquête intellectuelle.
L’histoire coloniale ajoutait à l’aliénation politique et économique une
8
aliénation intellectuelle. En ce sens, elle était bien une science impériale .
Mais, en produisant des savoirs stéréotypés, l’histoire coloniale n’a souvent
pas été à même de saisir la complexité des sociétés africaines et,
inéluctablement, elle s’exposa à la critique des historiens nationaux.
L’histoire nationale contre l’histoire coloniale
L’historiographie gabonaise, comme l’historiographie africaine
francophone en général, est fortement marquée par le souci nationaliste.
L’ouverture en 1981 d’une année de maîtrise au département d’histoire de
l’Université de Libreville lança sur le plan local le développement des
recherches historiques qui portent pour l’essentiel sur l’histoire nationale.
Les statistiques donnent la mesure de la place qu’occupe l’histoire nationale
dans l’historiographie gabonaise. Près de 63 % des travaux soit 263

7. E. BLANC, « Contribution à l’étude des populations et de l’histoire du Sahel


soudanais », Bulletin du comité d’études historiques et scientifiques de l’AOF (avril-juin
1924), cité par M. LAKROUM, « De l’histoire coloniale à l’histoire africaine (1912-
1960) », dans L’Afrique occidentale, op. cit., p. 44.
8. E. SIBEUD, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes
en France 1878-1930, Paris, p. 273.
286 Clotaire MESSI ME NANG

mémoires de maîtrise sont consacrés à l’histoire nationale. Si l’on ajoute les


travaux portant sur les autres pays africains, en considérant qu’ils s’insèrent
dans le cadre général de l’histoire africaine, cela donne une tendance plus
forte encore de la prépondérance accordée à l’histoire nationale dans la
production historique gabonaise : 349 mémoires représentant 82,50 % de la
production globale. Les autres aires de recherche se partagent la portion
congrue : 2 mémoires (soit 0,47 %) pour l’histoire médiévale de l’Europe
occidentale ; 15 (3,55 %) pour l’histoire ancienne gréco-latine ; 19 (4,49 %)
pour l’archéologie et 38 (8,98 %) pour l’histoire des relations
internationales.
Répartition par domaines de recherche des mémoires de maîtrise gabonais
Thèmes Nombre de mémoires %
de maîtrise
Histoire du Gabon 263 62,17
Histoire de l’Afrique 86 20,33
Histoire ancienne gréco-latine 15 3,55
Histoire médiévale de l’Europe 2 0,47
occidentale
Archéologie du Gabon 19 4,49
Relations internationales 38 8,98
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


Total 423 100

Il est particulièrement intéressant d’examiner les traits de cette histoire


nationale qui renseigne sur les options scientifiques et les préoccupations
idéologiques des producteurs des mémoires (aussi bien étudiants que
directeurs de recherche). D’abord, la construction de l’histoire du Gabon
apparaît ici comme une œuvre nationale dont le succès dépend avant tout
des recherches entreprises par les nationaux. Ensuite, avec les indépendances
africaines, les problèmes de production et d’écriture de l’histoire du
continent se posent désormais en d’autres termes. Les jeunes chercheurs
prônent la rupture avec l’histoire coloniale et sont avant tout soucieux de
renverser le cliché colonial d’une Afrique ahistorique. Ils proclament la
nécessité d’une réécriture de l’histoire du Gabon, écrite jusque-là par des
9
« Européens imbus d’un complexe de supériorité » . Mais, au-delà, de la
revendication d’une rupture historiographique, les historiens africains de la
première génération établirent un jeu d’oppositions presque terme à terme
entre l’histoire nationale et l’histoire coloniale. En arrière-fond du combat
contre le barrage des mythes dressés par le savoir impérial, il y a avant tout
pour les historiens africains un enjeu politique et idéologique : la

9. A.-M. ORENDO SOSSA, Contribution à l’histoire des Pove des origines à 1912, mémoire
de maîtrise d’histoire, Université Omar-Bongo de Libreville, 1987, p. 1.
L’histoire africaine en Afrique noire francophone 287

construction des identités nationales. Les mémoires de maîtrise des jeunes


chercheurs gabonais fournissent un modèle de cette façon d’appréhender
l’écriture de l’histoire et le métier d’historien. Ils dégagent trois pôles
d’opposition majeurs.
Le premier pôle cherche à contrer et à subvertir la construction
coloniale du passé, d’une part, et à élaborer un discours historique national,
d’autre part. Durant deux décennies, le travail des jeunes chercheurs
gabonais fut de ressusciter la période précoloniale ensevelie par l’arrogance
coloniale ; et d’identifier les modalités de la manipulation à laquelle
procédèrent les savoirs ethnologiques et historiques mis en œuvre par
l’entreprise coloniale et sa mission civilisatrice. Il s’agissait, écrit Mamadou
Diouf, « de retrouver des voix étouffées, des corps démembrés et des
10
traditions mutilées » . Pour ce faire, les historiens nationaux eurent recours
à la monographie ethnique. Celle-ci apparaissait comme une réponse à
l’histoire coloniale dans la mesure où elle permettait de démontrer la vigueur
et la viabilité des structures sociales, politiques et économiques des peuples
africains ; de détruire le mythe d’une Afrique sans histoire, primitive,
chaotique et statique, qui n’aurait rien inventé et rien apporté à l’histoire
universelle. Ce passage d’un mémoire de maîtrise est révélateur à plus d’un
titre :
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


« En fait, l’histoire des civilisations et des peuples du Gabon n’a pas
encore commencé puisqu’elle s’arrête aujourd’hui à l’époque coloniale et
s’organise, abusivement, par rapport aux relations avec l’Europe. […] Il
convient maintenant d’aborder l’histoire des Africains, de leur point de
vue réel, de ce qu’ils ont vécu, créé, changé en eux-mêmes, pour eux-
mêmes. […] C’est le rôle de nos actuelles générations que de s’appuyer
sur une meilleure connaissance des passés pour fabriquer une civilisation
fraternelle et égale… L’histoire des Pove est donc à commencer. »11
Les jeunes chercheurs se lancent dans une intense activité de
réhabilitation des civilisations africaines. Les travaux portent sur les
mouvements migratoires, l’installation des groupes ethniques, l’organisation
sociale, politique, économique, religieuse. L’historiographie gabonaise
manifeste un goût pour l’ethno-histoire. Ce courant historique va occuper
une place de choix dans la production historique nationale. De 1982 à
1997, 40 mémoires de maîtrise ont été soutenus sur cette thématique,
contre 19 par exemple pour l’histoire économique.

10. M. DIOUF, « Entre l’Afrique et l’Inde : sur les questions coloniales et nationales.
Écritures de l’histoire et recherches historiques », dans L’Historiographie indienne en
débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, M. DIOUF dir., Paris, 2000,
p. 6.
11. A.-M. ORENDO SOSSA, Contribution à l’histoire des Pove, op. cit., p. 1.
288 Clotaire MESSI ME NANG

Répartition par thème des mémoires de maîtrise portant sur


l’histoire du Gabon de 1982 à 2004
Années A B C D E F G H I J Total
1982 0 1 0 0 1 0 0 0 0 0 2
1983 2 0 1 1 1 1 0 0 0 0 6
1984 4 3 0 1 0 0 1 0 0 3 12
1985 1 6 1 0 0 2 2 0 0 1 13
1986 1 1 2 4 1 1 2 0 0 0 12
1987 2 0 1 2 0 0 1 0 0 1 7
1988 4 0 0 2 1 0 0 0 0 2 9
1989 5 1 0 2 1 1 0 0 0 0 10
1990 2 0 0 2 2 1 0 0 0 1 8
1991 3 0 0 0 2 1 0 1 0 0 7
1992 2 0 1 2 4 0 1 0 0 0 10
1993 1 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1
1994 - - - - - - - - - - -
1995 1 0 3 0 2 0 1 0 2 0 9
1996 2 0 1 1 1 1 0 0 1 0 7
1997 10 0 2 2 0 1 1 0 3 1 20
Total 40 12 12 19 16 9 9 1 6 9 133

1998 2 4 1 3 4 3 0 1 4 1 23
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


1999 4 3 2 3 1 2 0 0 1 1 17
2000 1 3 3 6 4 0 1 0 9 2 29
2001 0 1 1 6 1 1 1 1 4 3 19
2002 - - - - - - - - - - -
2003 1 3 0 8 3 1 0 3 3 1 23
2004 1 2 1 4 3 1 0 5 1 1 19
Total 9 16 8 30 16 8 2 10 22 9 130

A = Ethno-histoire F = Histoire religieuse


B = Politique coloniale G = Histoire urbaine
C = Vie politique H = Histoire des femmes
D = Histoire économique I = Relations de coopération
E = Histoire sociale J = Autres

Toutefois, en montant à l’assaut des mythes coloniaux, les historiens


nationaux, partisans de la monographie ethnique, dressèrent à leur tour
d’autres mythes. Le cliché d’une Afrique paisible, prospère, inventive, au
sommet de sa culture avant l’intrusion européenne substitua la vision d’une
Afrique chaotique. Si le caractère dynamique des sociétés africaines
précoloniales ne peut être contesté, il reste que la conception des chercheurs
nationaux fait l’impasse sur les contradictions internes de ces sociétés. Les
rapports de domination endogènes sont passés sous silence. Par exemple, on
n’évoque pas ces Gabonais qui détenaient des esclaves et qui, sur la côte, ont
L’histoire africaine en Afrique noire francophone 289

fait supporter à d’autres Gabonais le fardeau de l’expansion commerciale.


On ne montre pas que les chefs de la côte s’opposèrent, entre autres, à
l’invasion européenne parce qu’ils ne voulaient pas perdre leur position
d’intermédiaires dans les échanges commerciaux entre les traitants du littoral
et les peuples de l’hinterland. Bref, on se préoccupe très peu de restituer la
place et le rôle des groupes dominés. Les interactions afro-européennes et la
complexité des rapports endogènes sont ignorées car elles nuisent à la
construction de l’identité nationale. La monographie ethnique permet de
reconstituer le passé des sociétés précoloniales ; connaissance devant aboutir
à une valorisation du patrimoine culturel africain, à un retour aux valeurs
sociotraditionnelles favorisant la construction d’une identité culturelle
perdue, mais nécessaire au développement du pays. Le projet politique est au
cœur de la démarche des jeunes chercheurs gabonais.
Le deuxième axe de l’historiographie nationale est celui de la critique
des sources de l’histoire africaine. Comme le note l’historien américain
Frédéric Cooper, « les historiens africains ont débuté leur carrière en
postulant que les sources coloniales avaient déformé l’histoire et que
l’utilisation de sources orales ou la lecture critique des sources coloniales
12
constituaient la trajectoire menant à l’histoire du peuple » . En effet, les
études des jeunes chercheurs gabonais sont l’occasion d’opposer les sources
orales aux sources coloniales et d’en signifier clairement la hiérarchie. Pour
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


les historiens nationalistes, les sources orales sont un défi lancé à cette
fameuse « bibliothèque coloniale » et se posent comme l’« outil essentiel
13
pour une écriture de l’histoire africaine » . Il s’agit de bâtir une histoire à
partir des voix autochtones étouffées et de restituer enfin la sensibilité des
Gabonais longtemps ignorée par l’école coloniale :
« Dans notre élaboration, nous avons utilisé pour l’essentiel des sources
orales. Ce sont les voix, les témoignages de ceux qui dans leur jeunesse,
aux côtés de leurs parents, ont vécu les scènes de portage, de récolte de
caoutchouc, de collecte des impôts et le triomphe de l’évangile dans la
Ngounié. C’est parce que ces témoins capitaux ont toujours été laissés
pour compte que nous avons pensé à eux, qu’il nous a paru très judicieux
de fixer avec leurs propres mots, à partir de leurs propres sensibilités, ce
qu’ils ont vécu pendant cette époque. »14

12. F. COOPER, « Divergences et convergences. Vers une relecture de l’histoire coloniale


africaine », dans L’Historiographie indienne en débat, op. cit., p. 453.
13. F.-C. MEYE, La Fondation de Madiville : 1883 (futur Lastourville), mémoire de
maîtrise d’histoire, Université Omar-Bongo de Libreville, 1985, p. 5.
14. E.-G. DIBADY MANDENDI, Stations missionnaires et postes administratifs dans la
Ngounié Nord (1895-1959), mémoire de maîtrise d’histoire, Université Omar-Bongo de
Libreville, 1991, p. 4.
290 Clotaire MESSI ME NANG

Ainsi, dans les travaux des jeunes chercheurs gabonais, les sources
orales sont largement valorisées et font l’objet d’un véritable plaidoyer pour
la reconnaissance de leur valeur informative. En revanche, les sources écrites
coloniales sont critiquées pour leur nombrilisme et leur manque
d’objectivité. Les historiens nationalistes les considèrent comme des sources
secondaires plus ou moins indignes et recommandent l’extrême méfiance à
tout « historien professionnel » (pour reprendre la formule d’un étudiant)
qui voudrait étudier le passé africain. Car de ces sources « il ressort une
mauvaise appréciation des sociétés endogènes. Les informations sont souvent
15
muettes sur les mœurs et la condition réelle des populations » .
La démarche des historiens nationalistes me semble critiquable à
plusieurs points de vue. D’abord, en opposant les sources orales aux sources
coloniales, ils ont fait une grave entorse à la pratique historique. L’historien
n’a pas à chercher à établir une hiérarchie entre ses sources, mais à les croiser
afin de dégager la réalité historique recherchée. Ensuite, la critique
historique exige que le chercheur évoque non seulement les limites d’une
source mais aussi ses qualités. Or en ne soulignant que les défauts des
sources coloniales sans en présenter les apports et en valorisant les sources
orales sans en montrer les failles, les chercheurs nationalistes ont fait une
autre entorse aux méthodes de critique historique posées par les pères
fondateurs. Car « l’historien professionnel » est astreint à la sage et essentielle
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


confrontation critique des différentes sources, sans idolâtrie des unes comme
des autres. Une dernière remarque enfin. Dans plusieurs mémoires de
maîtrise de ces seize premières années de l’historiographie gabonaise, on note
une certaine contradiction au sujet de l’utilisation des sources orales.
Comme je viens de le mentionner, on accorde volontiers la primauté aux
sources orales dans l’étude du passé des peuples du Gabon ; mais souvent on
mentionne que celles-ci n’éclairent qu’insuffisamment, voire rarement, ce
passé. Témoignage révélateur, ce passage de l’étudiant déjà cité : « Pour
notre part, nous avons interrogé tout au long de notre travail et de nos
investigations un certain nombre d’individus, mais les renseignements
recueillis ne concernaient pas directement notre choix d’analyse, sauf en de
16
rares occasions. » Autrement dit, on magnifie les sources orales mais on
s’en sert très peu ; et finalement, on utilise les sources écrites coloniales dont
on a au départ récusé la valeur informative ! Cette contradiction montre
bien que nous sommes là en présence d’un projet idéologique qui vise à
légitimer l’histoire nationale.
Dans la suite de cet exposé, je voudrais aborder le dernier axe de
l’historiographie nationale, qui constitue un enjeu majeur de l’écriture d’une

15. F.-C. MEYE, La Fondation de Madiville, op. cit., p. 4-5.


16. Ibid.
L’histoire africaine en Afrique noire francophone 291

histoire militante. Il s’agit du traitement du fait colonial par les historiens


gabonais de la première génération. Commençons d’abord par donner un
chiffre qui montre la polarisation des chercheurs gabonais sur la période
coloniale : 105 mémoires de maîtrise représentant 40 % de la production
historique globale explorent cette période.
Répartition par période de recherche des mémoires de maîtrise

Précoloniale
5%
Coloniale/postcoloniale
17%

Précoloniale/postcoloniale
5%

Coloniale
Précoloniale/coloniale 41%
8%

Postcoloniale
24%
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


C’est dire la place privilégiée qu’occupe la période dite coloniale dans
l’historiographie nationale. À cela il y a une raison essentielle : en réaction au
discours sur la mission civilisatrice de la colonisation, il s’agit de dévoiler le
caractère fondamentalement oppresseur et avilissant du système colonial. La
tendance générale des mémoires de maîtrise de cette époque est au procès de
la colonisation et à l’histoire manichéenne. La situation politique,
économique et sociale du Gabon sous la période coloniale est radiographiée
afin de montrer les bienfaits et les méfaits de l’œuvre coloniale.
Sur le plan politique, les études des jeunes chercheurs mettent en
relief, non sans une certaine démagogie, le rôle moteur des élites locales dans
la lutte contre le régime colonial et l’accession du Gabon à la souveraineté
internationale. On peut lire dans un mémoire que « les Gabonais, comme
les autres Africains, se battaient sur tous les fronts. Politiciens, syndicalistes,
étudiants, ouvriers, paysans et hommes de religion vont conjuguer leurs
17
efforts pour liquider le régime colonial » . Au Gabon, semble-t-il, tout le
monde a été résistant ! Au niveau économique, les travaux s’inscrivent dans

17. F. MEYE ME NZE, Évolution de la vie politique dans la région du Woleu-Ntem (1945-
1960), mémoire de maîtrise d’histoire, Université Omar-Bongo de Libreville, 1985,
p. 2.
292 Clotaire MESSI ME NANG

la problématique du bilan de l’œuvre de mise en valeur coloniale. Il s’agit de


faire ressortir les lignes de force et de faiblesse de l’activité économique, pour
conclure sur une note négative. Dans le domaine social enfin, les recherches
tendent à présenter les réformes coloniales comme participant de l’intérêt
propre du colonisateur et non de celui du colonisé. Autrement dit, ce n’était
pas par pur humanisme que les colonisateurs consentirent aux indigènes des
avantages sociaux mais par capitalisation du facteur humain. Ainsi, le fait
colonial a été analysé sous l’angle du bien et du mal. Seulement, une telle
démarche comportait un risque majeur : celui de dresser une vision figée de
la réalité coloniale et d’ignorer les multiples dynamiques des acteurs
(autochtones et étrangers) dans la situation coloniale.
Dans cet article, j’ai essayé de montrer, à partir de l’examen des
mémoires de maîtrise soutenus au département d’histoire et archéologie de
l’Université de Libreville, comment les historiens africains de la première
génération, qui entendaient se différencier des historiens coloniaux, avaient à
cœur d’écrire une histoire africaine résistant à l’impérialisme. L’histoire
africaine s’est en effet construite en s’opposant directement au postulat de la
domination coloniale, celui d’une Afrique primitive, immobile et privée
d’histoire. Ainsi, de même que l’histoire coloniale fut une science au service
du projet impérial, l’histoire africaine au lendemain des indépendances fut
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)


une histoire idéologiquement militante. Le travail des jeunes chercheurs
gabonais, modèle de notre démonstration, n’a pas pour principale
préoccupation de retracer l’histoire du pays dans une perspective
dynamique, mais d’enraciner le projet politique de libération intellectuelle et
scientifique d’une part, et de développement économique d’autre part. En ce
sens, l’histoire africaine pratiquée par les historiens nationaux est le double
inversé de l’histoire coloniale.
Il me semble que le récent débat (débat très franco-français du reste)
sur l’« enseignement du rôle positif de la colonisation » s’inscrit bien dans ce
schéma du double inversé. Le jeu d’opposition se perpétue en quelque sorte :
Blancs contre Noirs, dominants contre dominés, bienfaits contre méfaits de
la colonisation, etc. En fait, ce débat crée une énorme confusion entre devoir
de mémoire et histoire. On peut comprendre que, par souci mémoriel, on
prenne position par rapport à un fait historique, mais cette position ne peut
se substituer à l’histoire. On a en effet l’impression ici que la mémoire, c’est
l’histoire. Or, dans le cas d’espèce, la mémoire n’est qu’une version d’un
phénomène historique. C’est un matériau sur lequel l’historien travaille pour
dégager la vérité historique recherchée. Cette mémoire ne peut constituer à
elle seule la réalité de la situation coloniale devant être enseignée à l’école.
Surtout, ce débat, tel qu’il a été posé, ne fait pas avancer l’histoire de
l’Afrique. Au contraire, il l’enferme dans un carcan méthodologique et
L’histoire africaine en Afrique noire francophone 293

historiographique, tel que l’histoire nationale l’a fait à des fins opposées. En
effet, la démarche des historiens nationalistes a eu pour conséquence
d’enfermer l’histoire africaine dans un ghetto historiographique qui l’éloigna
18
des « progrès de la science historique et de l’école braudélienne » , freinant
19
la visibilité des spécialistes dans le champ des disciplines générales .
Certes pendant longtemps, l’histoire de l’Afrique francophone s’est
refermée sur elle-même. Mais aujourd’hui, la nouvelle génération
d’historiens de l’Afrique (aussi bien les Africains que les Européens) entend
20
écrire autrement cette histoire . Elle postule la complexité de l’histoire
21
africaine et proclame la nécessité d’une histoire déchromatisée . De même,
la nouvelle génération d’africanistes plaide pour la banalité de l’histoire
africaine ; « banalité non pas aplatissante ou méprisante, mais outil
herméneutique permettant de délivrer le continent de son bagage exotique,
22
de ses frilosités scientifiques et de son piédestal méthodologique » . Tout
compte fait, l’histoire africaine (au-delà des passions) est une histoire comme
les autres, qui doit suivre l’évolution de la science historique et à laquelle il
faut appliquer les méthodes critiques héritées des pères fondateurs.
© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

© Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 22/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.134.42.122)

18. C. COQUERY-VIDROVITCH, « Réflexions comparées sur l’historiographie africaniste


de langue française et anglaise », art. cité, p. 96.
19. F. BERNAULT, « L’Afrique et la modernité des sciences sociales », Vingtième siècle.
Revue d’histoire, 70 (2001), p. 129.
20. Lire à ce sujet l’ouvrage collectif fort remarquable, Écrire l’histoire de l’Afrique
autrement ?, S. AWENENGO, P. BARTHÉLÉMY et C. TSHIMANGA éd., Paris, 2004.
21. P. BOILLEY et I. THIOUB, « Pour une histoire africaine de la complexité », dans
Écrire l’histoire de l’Afrique, op. cit., p. 23-45.
22. F. BERNAULT, « L’Afrique et la modernité des sciences sociales », art. cité, p. 129.

Vous aimerez peut-être aussi