Vous êtes sur la page 1sur 13

ÉGLISES ET SYNAGOGUES DE FUSTÂT-LE CAIRE À L’ÉPOQUE

MAMELOUKE
Entre destructions et adaptations spatiales

Audrey Dridi

Éditions de la Sorbonne | « Hypothèses »

2015/1 18 | pages 225 à 236


ISSN 1298-6216
ISBN 9782859449407
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.inforevue-hypotheses-2015-1-page-225.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de la Sorbonne.


© Éditions de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Églises et synagogues de Fustât-Le Caire
à l’époque mamelouke
Entre destructions et adaptations spatiales
Audrey Dridi*

La période mamelouke (1250-1517) constitue une rupture profonde


dans l’histoire des juifs et des chrétiens de l’Égypte musulmane. Les sources
– principalement des chroniques1 et des recueils de fatwas (réponses légales)2 –
décrivent une période d’antagonismes et de conflits entre non-musulmans et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


musulmans, un moment de « régulation morale » et d’affirmation des hiérar-
chies religieuses3. D’origine turque ou caucasienne, les sultans mamelouks
cherchèrent à tisser un lien solide avec la majorité musulmane, en appliquant
un islam particulièrement intransigeant vis-à-vis des chrétiens et des juifs

* Prépare à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne une thèse intitulée « Fustât chré-


tienne. Coexistence et dynamiques interconfessionnelles dans la capitale égyptienne à
l’époque pré-fatimide (642-969) », sous la direction de Sylvie Denoix et Françoise Micheau.
1. Nous fondons notre propos sur les sources suivantes : Ibn Duqmaq, Kitâb al-intisâr,
K. Vollers éd., Le Caire, 1893 ; Ibn Iyas, Badâ’iʿ al-zuhûr fî waqâ’iʿ al-duhûr (Journal
d’un bourgeois du Caire), G. Wiet éd. et trad., Paris, 1955 ; al-Maqrizi, Kitâb al-mawâʿiz
wa l-iʿtibâr, A. F. Sayyid éd., Londres, 2002-2004 ; id., Kitâb al-sulûk (Histoire des sultans
mamelouks de l’Égypte écrite en arabe par Taki-eddin-Ahmed-Makrizi), M. Quatremère
éd. et trad., Paris, 1845 ; Ibn al-Rifʿa, al-Nafâʾis fî adillat hadm al-kanâʾis, « Ibn al-Rifʿa
on the churches and synagogues of Cairo », S. Ward éd. et trad., Medieval Encounters, 5
(1999), p. 70-84. Nous nous appuyons également sur certains passages traduits des annales
du chroniqueur juif du xviie siècle Joseph Sambari : M. Schreiner, « Bemerkungen zur
Chronik des Josef b. Isak Sambari », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft,
45 (1891), p. 295-300.
2. Voir notamment la fatwa d’Ahmad b. ‘Abd al-Haqq, citée par A. Fattal, Le Statut
légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, Dar El-Machreq, 1995 (1re éd. 1958),
p. 176 et suiv.
3. T. El-Leithy, « Sufis, copts and the politics of piety », dans Le Développement du
soufisme en Égypte à l’époque mamelouke, R. McGregor et A. Sabra éd., Le Caire, 2006,
p. 117.
226 AUDREY DRIDI

d’Égypte4. Cette explication reste néanmoins insuffisante, puisque la période


mamelouke fut également marquée par des épidémies et de profondes crises
économiques qui participèrent sans aucun doute à l’atmosphère de l’époque5.
Les tensions apparaissent dans les textes à travers une trame narrative
récurrente construite autour de la figure du chrétien (plus rarement du juif )
riche et méprisant : un observateur étranger en visite au Caire croise sur
son chemin un homme richement vêtu, chevauchant une belle monture6,
et traversant fièrement la ville7. Il apprend alors qu’il s’agit d’un chrétien,
s’en émeut, et court clamer son indignation devant le sultan. Ces topoï
révèlent plus l’ambiance de l’époque qu’une réalité historique, les sources
chrétiennes témoignant au contraire d’un appauvrissement progressif des
chrétiens d’Égypte à partir de l’époque ayyoubide8.
Significativement, c’est au même moment que les chrétiens, déjà infé-
rieurs du point de vue juridique9, devinrent une minorité numérique, ce qui
modifia radicalement la donne de l’interaction confessionnelle en Égypte10.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


Dans ce contexte, de nombreux lieux de culte chrétiens et juifs furent fermés

4. C’est l’hypothèse avancée par A. S. Atiya, « Mamluks and the Copts », dans The Cop-
tic Encyclopedia, V, 1991, p. 1517-1518. Voir également S. D. Goitein, A Mediterranean
Society. The Jewish Communities of the Arab World as Portrayed in the Documents of Cairo
Geniza, Los Angeles, vol. 1, 1967, p. 38.
5. Par exemple, peu de temps après le pic des épidémies de 1435-1437, la Muʿallaqa,
église copte située à Fustât, fut détruite sur l’ordre du sultan Gaqmaq (r. 1438-1453).
Ibn Iyas, Badâʾiʿ al-Zuhûr (Die chronik des Ibn Ijâs), P. Kahle et M. Mustafa éd., Istan-
bul/Le Caire, vol. 1, 1975, p. 206.
6. Significativement, le pacte dit de ‛Umar – texte juridique régissant le statut des
non-musulmans (dhimmi) – mentionne des restrictions portant sur les tenues vestimen-
taires et les montures. Ce texte est attribué au calife ‛Umar b. al-Khattâb (r. 634-644) par
les auteurs musulmans, mais la version la plus ancienne qui nous soit parvenue remonte au
xiie siècle. Voir A. S. Tritton, The Caliphs and their non-Muslim Subjects: A Critical Study
of the Covenant of ‘Umar, Bombay, 1930, p. 5-60 ; A. Fattal, Le Statut légal…, op. cit.,
p. 61.
7. Voir par exemple, Al-Maqrizi, Kitâb al-sulûk, op. cit., vol. 2, p. 177.
8. Abu al-Makarim, Tâʾrîkh al-kanâʾis wa l-adyira (The Churches and Monasteries of
Egypt and some Neighbouring Countries), B. T. A. Evetts éd., Oxford, 1895, p. 15-17.
9. A. Papaconstantinou, « Between umma and dhimma. The Christians of the Middle
East under the Umayyads », Annales islamologiques, 42 (2008), p. 127-156.
10. J.-C. Garcin, « L’arabisation de l’Égypte », Revue de l’Occident musulman et de la
Méditerranée, 43 (1987), p. 132 ; A.-M. Edde, F. Micheau et C. Picard, Communautés
chrétiennes en pays d’Islam du début du viie siècle au milieu du xe siècle, Paris, 1997, p. 34-37
et p. 160-170.
ÉGLISES ET SYNAGOGUES DE FUSTÂT-LE CAIRE À L’ÉPOQUE MAMELOUKE 227

à Fustât-Le Caire, voire détruits à l’occasion de violentes émeutes populaires.


Les récits de ces violences urbaines sont très instructifs puisqu’ils montrent
que les attaques visaient spécifiquement les lieux de culte, à l’exclusion de
tout autre bien privé des non-musulmans. L’église ou la synagogue, parce
qu’elles constituent des géosymboles incarnant la présence et la visibilité
des chrétiens et des juifs au Caire11, cristallisèrent ainsi les antagonismes
dans un contexte de concurrence à la fois religieuse et spatiale. En termes
géographiques, c’est donc le rapport entre un point – le lieu de culte non
musulman – et une surface – le territoire de la capitale islamique – qu’inter-
roge l’exemple des églises et des synagogues du Caire à l’époque mamelouke.
Aussi doit-on appréhender ces destructions d’édifices religieux à l’aune de
ce que représentaient ces lieux de culte pour les chrétiens et les juifs, à savoir
des marqueurs de l’appropriation territoriale et des éléments fondamentaux
de la structuration des communautés. La destruction d’une église affectait
non seulement l’ancrage religieux et territorial des groupes non musulmans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


et leur visibilité dans l’espace public mais également, dans une perspective
plus large, l’ensemble de leur organisation sociale. Les sources médiévales
le montrent assez, églises et synagogues se trouvaient au cœur de la vie des
communautés non musulmanes. Maisons d’enseignement12, tribunaux13 ou

11. Voir la définition qu’en donne J. Bonnemaison, « Voyage autour du territoire »,


L’Espace géographique, 4 (1981), p. 249-262 : « un géosymbole peut se définir comme un
lieu […] qui pour des raisons religieuses, politiques ou culturelles prend aux yeux de cer-
tains peuples et groupes ethniques, une dimension symbolique qui les conforte dans leur
identité ».
12. La désignation hébraïque de la synagogue, bet ha-midrash (littéralement, « maison
de l’enseignement »), met d’ailleurs en évidence l’activité d’enseignement qu’elle abrite. Sur
la synagogue comme école, voir S. D. Goitein, A Mediterranean Society…, op. cit., vol. 2,
1971, p. 153-154 et p. 185 ; E. Bareket, Fustat on the Nile. The Jewish Elite in Medieval
Egypt, Leyde/Boston, 1999, p. 45. Sur les églises, voir T. G. Wilfong, « The non-muslim
communities: Christian communities », dans Cambridge History of Egypt, C. F. Petry éd.,
Cambridge, 1998, p. 188.
13. À ce sujet, voir Fortifications and the Synagogue. The Fortress of Babylon and the
Ben Ezra Synagogue, Cairo, J. Bellaert et P. Lambert éd., Londres, 1994, p. 212. Les
documents de la Geniza du Caire – collection d’environ 300 000 manuscrits en hébreu
et judéo-arabe retrouvée dans le dépôt (geniza) de la synagogue Ben Ezra de Fustât au
xixe siècle – fournissent de nombreux exemples de séances tenues dans une salle attenante à
la dite synagogue. Dans la collection Taylor-Schechter de l’université de Cambridge, voir :
T.S 16-45 ; T.S 13J5.1 ; T.S. 8J4.3 ; T.S. 20.118.
228 AUDREY DRIDI

lieux d’échanges économiques14, les édifices religieux chrétiens et juifs étaient


définis par une empreinte spatiale multiple. En tant qu’élément structurant
des communautés chrétiennes et juives, les églises et les synagogues du Caire
cristallisèrent les troubles du temps et constituèrent la cible privilégiée des
émeutiers15. Détruire une église ou une synagogue revenait non seulement
à affaiblir la visibilité des non-musulmans dans l’espace cairote mais aussi à
les menacer dans leur organisation sociale.
À l’époque mamelouke, quarante des soixante-dix lieux de culte non
musulmans de Fustât-Le Caire cités dans les sources fatimides avaient dis-
paru16, dont une écrasante majorité détruite par la foule musulmane17. Il
est possible de distinguer quatre grands moments de crise : en 1301, des
lieux de culte chrétiens et juifs – dont il est difficile d’estimer le nombre
à partir des sources – furent fermés ou détruits au Caire18, et ailleurs en
Égypte19. Ces incidents furent le prélude des violentes émeutes populaires
de 1320 sous le règne du sultan mamelouk Qalâwûn (r. 1310-1341) au
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


cours desquelles de nombreux lieux de culte non musulmans furent détruits
à Fustât et au Caire20. L’historien mamelouk al-Maqrîzî raconte d’ailleurs,
non sans une certaine emphase, comment « toutes les églises d’Égypte et les

14. E. Bareket, Fustat on the Nile…, op. cit., p. 5 ; J. Menirav et B. Z. Rosenfeld,


« The ancient synagogue as an economic center », Journal of Near Eastern Studies, 58
(1999), p. 260, 268 et 270. Sur les églises, voir Abu al-Makarim, Tâʾrîkh al-kanâ’is wa
l-adyira, op. cit., p. 105.
15. À ce sujet, voir T. El-Leithy, « Sufis, copts and the politics of piety », art. cité,
p. 110 et suiv.
16. A. Dridi, « Églises et synagogues de Fustât-Le Caire des Fatimides aux Mamelouks.
Contribution à l’étude de la topographie cultuelle de la capitale égyptienne », mémoire de
master 1 sous la direction de Françoise Micheau, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
2009, p. 189 et 193. Trois nouveaux édifices apparaissent au nord du Caire à l’époque
mamelouke. Voir cartes en annexe.
17. Certains édifices ont été abandonnés par les communautés chrétiennes et juives,
faute de moyens pour assurer leur entretien. Voir A. Dridi, « Églises et synagogues… »,
op. cit., p. 170.
18. C’est le cas d’églises situées à Shubra au nord du Caire d’après Ibn al-Rifʿa., voir
S. Ward, « Ibn al-Rifʿa on the churches… », art. cité, p. 76.
19. M. Schreiner, « Bemerkungen zur Chronik des Josef b. Isak Sambari », art. cité,
p. 300 ; S. Ward, « Ibn al-Rifʿa on the churches… », art. cité, p. 76.
20. Al-Maqrizi, Kitâb al-mawâʿiz wa-l-iʿtibâr, A. F. Sayyid éd., Londres, 2003,
vol. 4-1, p. 1066-1076. Notons d’ailleurs que lors de ces émeutes, seules les églises furent
touchées.
ÉGLISES ET SYNAGOGUES DE FUSTÂT-LE CAIRE À L’ÉPOQUE MAMELOUKE 229

couvents chrétiens furent détruits en même temps21 ». Entre 1353 et 1354,


de nouvelles attaques furent dirigées contre les édifices religieux chrétiens
de la capitale égyptienne. Quatre églises et un monastère du Caire furent
démolis par une foule incontrôlable. Les biens de mainmorte (waqf-s22)
des églises et des couvents furent confisqués par le pouvoir mamelouk23.
Enfin, en 1473, dans un contexte d’épidémie et de peste, des églises et les
deux synagogues (babylonienne et palestinienne) furent détruites à Fustât24.
Le chroniqueur mamelouk Ibn Iyâs raconte à cette occasion comment les
décombres d’une église furent réutilisés pour construire une mosquée. La
chaire patriarcale fut même transformée en minbar, la tribune de l’imam25.
Ces destructions eurent ainsi pour conséquence à la fois une réduction
importante de l’empreinte religieuse non musulmane mais aussi une forme
de substitution ou de conversion spatiale entre topographie chrétienne et/
ou juive et topographie musulmane.
À une plus grande échelle, la disparition de nombreux lieux de culte
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


chrétiens – et juifs dans une moindre mesure – fut à l’origine de formes
particulières d’évolution spatiale et architecturale des églises et des synago-
gues de Fustât-Le Caire à l’époque mamelouke. Doit-on parler de véritables
stratégies de maintien ou encore d’un phénomène d’adaptation progressif,
en fonction des aléas du temps ? Les sources ne nous permettent guère de
répondre à cette question.
Très progressivement, un véritable dispositif de protection se développa
au niveau des lieux de culte. Déjà à l’époque ayyoubide, qui vit les premières
destructions massives d’édifices religieux non musulmans26, des églises et

21. Ibid., p. 1066.


22. Bien déclaré inaliénable par son propriétaire qui en affecte les revenus à une fonda-
tion pieuse ou charitable.
23. Al-Maqrizi, Kitâb al-mawâʿiz wa-l-iʿtibâr…, op. cit., vol. 1, p. 69 et p. 295. Ces
événements sont également rapportés dans un document datant de 1459, conservé aux
archives karaïtes du Caire et édité par R. J. H. Gottheil, « Dhimmis & moslems in
Egypt », dans Old Testament and Semitic Studies, Chicago, vol. 2, 1908, p. 307 ; et par le
chroniqueur mamelouk Ibn Iyas, Badâʾiʿ al-Zuhûr…, op. cit., vol. 1, p. 565.
24. Cette information est donnée par le voyageur juif Masliah b. Menahem dans Jewish
Travellers, E. N. Adler éd., New Dehli, 1994, p. 167.
25. Ibn Iyas, Badâʾiʿ al-Zuhûr…, op. cit., vol. 2, p. 259. Pour d’autres exemples de
substitution spatiale voir D. Behrens-Abouseif, « Locations of non muslim quarters in
medieval Cairo », Annales islamologiques, 22 (1986), p. 124.
26. Dans le contexte des Croisades, les chrétiens en terre d’islam sont souvent asso-
ciés aux croisés. Voir à ce propos A. Raymond, Le Caire, Paris, 2000, p. 107. Sur les
230 AUDREY DRIDI

des synagogues furent équipées d’enceintes, dont la fonction défensive est


évidente27. À ce dispositif de protection vint s’ajouter l’abandon de la triple
porte28, typique des églises coptes, au profit d’une entrée unique permettant
une surveillance plus efficace des allées et venues dans le lieu de culte29.
Alors que ces adaptations architecturales avaient pour but de prévenir les
éventuels assauts de la foule, d’autres types de stratégies visaient à pallier la
disparition de nombreuses églises et synagogues, le droit musulman interdi-
sant formellement la construction de nouveaux édifices religieux. En effet,
au début de l’époque mamelouke, sous le sultan Baybars (r. 1260-1277),
les clauses du pacte de ‛Umar définissant le statut des non-musulmans
furent renouvelées et réaffirmées30. L’une d’elles, approuvée par les juges des
quatre écoles juridiques, concernait l’interdiction de construire de nouveaux
lieux de culte en Égypte31.
Aussi les xive-xve siècles virent-ils la réactivation d’une pratique ancienne
dans la tradition juive égyptienne, repensée à nouveaux frais à l’époque
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


mamelouke : la synagogue privée. Ce phénomène est particulièrement bien
décrit dans un passage de la fatwa d’Ahmad b. ‘Abd al-Haqq :
Dans la capitale du Caire, il s’est passé un fait fâcheux […] Les juifs auraient
pratiqué leur culte dans un grand bâtiment, comme on fait à la synagogue
[…] L’édifice avait l’aspect d’une maison ordinaire. Comme on défendait
aux juifs de poursuivre leurs réunions, ils portèrent l’affaire devant le vizir
et invoquèrent en leur faveur certaines décisions juridiques. Le vizir voulant
mettre bon ordre à cet état de choses, demanda aux plus éminents savants
des quatre écoles de droit de rendre un arrêt sur la question. Les docteurs
estimèrent que ces réunions équivalaient à des restaurations de synagogues32.

destructions d’églises à l’époque ayyoubide, voir Abu al-Makarim, Taʾrîkh al-kanâʾis wa


l-adyira, op. cit., p. 2-3 ; Kitâb al-mawâʿiz wa-l-iʿtibâr…, op. cit., vol. 2, p. 496-498 ;
Ibn Iyas, Badâʾiʿ al-Zuhûr…, op. cit., vol. 1, p. 270.
27. Abu al-Makarim, Taʾrîkh al-kanâʾis wa l-adyira, op. cit., p. 122, 134, 139, 141 et
147 ; Y. B. Saʿid al-Antaki, Histoire de Yahya ibn Saʿid d’Antioche, I. Kratchkovsky et
A. Vasiliev éd. et trad., Turnhout, 1932, p. 495. Sur les synagogues, voir Fortifications and
the Synagogue…, op. cit., p. 211.
28. C. Coquin, « Les églises du Vieux Caire », Le Monde Copte, 17 (1990), p. 17.
29. Abu al-Makarim, Taʾrîkh al-kanâʾis wa l‑adyira, op. cit., p. 96 ; A. J. Butler, The
Ancient Coptic churches of Egypt, Oxford, vol. 1, 1884, p. 11.
30. Al-Maqrizi, Kitâb al-sulûk…, op. cit., vol. 2, p. 177.
31. Ibid.
32. Cité dans A. Fattal, Le Statut légal…, op. cit., p. 176.
ÉGLISES ET SYNAGOGUES DE FUSTÂT-LE CAIRE À L’ÉPOQUE MAMELOUKE 231

Un manuscrit daté de 1459 mentionne un cas similaire concernant


les karaïtes du Caire33. Il rapporte comment ces derniers furent accusés
d’avoir transformé en synagogue un ancien orphelinat connu sous le nom
de maison (dâr) d’Ibn Shimaykh. Le bâtiment fut fermé en 144234. Les
autres cas mentionnés dans les sources ne nous permettent pas d’évaluer35,
même approximativement, le nombre de synagogues privées du Caire à
l’époque mamelouke. Cependant, le fait que ces affaires aient été menées
devant les plus éminents juristes et que des fatwas aient été prononcées
sur ce sujet semble plaider en faveur d’un phénomène assez important36.
Par ailleurs, contrairement à ce qu’a affirmé Jack Mosseri37, les synagogues
privées ne sont pas apparues à l’époque mamelouke. Des documents de la
Geniza du Caire font déjà état de ce phénomène aux xiie-xiiie siècles, dans
le cadre de querelles internes à la communauté juive38. Ce fut le cas après la
mort de Moïse Maimonide en 1204, lorsque son fils Abraham devint chef
de la communauté juive d’Égypte. Il rencontra rapidement l’opposition
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


d’un groupe dissident qui s’éloigna de la synagogue pour se réunir dans des
maisons privées. À l’époque mamelouke, cette pratique changea de sens et
fut réinterprétée à l’aune des nombreuses destructions et fermetures d’édi-
fices religieux. Cette transformation de lieux profanes en lieux sacrés au gré
des réunions de la communauté met en évidence une topographie à la fois
muette et mouvante qui n’agit plus comme un marqueur d’appropriation
territoriale face à l’altérité. Le temenos, l’espace sacré, c’est-à-dire la synagogue
comme lieu de culte, s’efface au profit du hieros, le sacré en tant que tel, qui
ne dépend plus d’un espace particulier. Cette plasticité de la synagogue tient
au fait que ce lieu de culte se définit moins par sa qualité d’édifice religieux

33. Courant du judaïsme scripturaliste fondé sur la seule Bible hébraïque et le refus de
la Loi orale. Voir J.-F. Naü, Les Caraïtes, Turnhout, 2010.
34. R. J. H. Gottheil, « Dhimmis & moslems… », art. cité, p. 368-369.
35. Voir entre autres, ibid., p. 367 ; al-Sakhawi, Kitâb al-tibr al-masbûk, Le Caire,
1896, p. 36-38.
36. Voir les fatwas d’Ibn al-Rifʿa et Ibn Taymiyya mentionnées dans R. J. H. Gottheil,
« Dhimmis & moslems… », art. cité, p. 367.
37. J. Mosseri, « The synagogues of Egypt: Past and present », Jewish Review, 5 (1914),
p. 33.
38. S. D. Goitein, A Mediterranean Society…, op. cit., vol. 2, p. 21, 52, 166 et 184.
Dans le fonds Taylor-Schechter, voir les documents suivants : TS 16.187 ; TS 10J29 ; TS
13J16.
232 AUDREY DRIDI

que par la réunion de dix hommes au moins39. De nombreux documents de


la Geniza tiennent d’ailleurs pour synonyme « synagogue », kanîs, et « lieu
d’assemblée », majlis.
Ce n’est pas le cas de l’église40, qui, bien qu’elle soit également un lieu
d’assemblée (comme l’indique l’étymologie du terme, ekklesia), se caractérise
essentiellement par la consécration de son espace. La place du lieu de culte
dans le christianisme explique que les chrétiens du Caire eurent largement
recours à un autre type d’adaptation lié à l’architecture même des églises.
Depuis la fin de l’Antiquité, ces églises ont vu le nombre de leurs chapelles
augmenter progressivement dans un contexte d’expansion du culte marty-
rial41. À la différence du modèle des églises doubles42, conçues simultané-
ment dans le cadre d’un même projet architectural, les chapelles des églises
égyptiennes furent construites au gré des circonstances, sans qu’il soit pos-
sible de fournir des explications d’ensemble. Les sources se font cependant
écho, dès l’époque ayyoubide43, de la transformation de ces chapelles en de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


véritables petites églises44, constituant une sorte de modèle ecclésial polynu-
cléaire absolument original. Une nouvelle fois, c’est un modèle préexistant
qui fut adapté, repensé en fonction des besoins du temps. Afin de pallier
la disparition de certains édifices religieux, les chrétiens transformèrent ces
chapelles dans le but d’accueillir un plus grand nombre de fidèles, voire de
permettre à différentes communautés de cohabiter dans un même édifice.
C’est ce que montre al-Maqrîzî au sujet de l’église Saint-Menas :

39. M.-R. Hayoun et D. Jarassé, Les Synagogues, Paris, 1999, p. 56 ; S. D. Goitein, A


Mediterranean Society…, op. cit., vol. 2, p. 156, 169. Voir Berakhot 2a et 11a.
40. L’usage de locaux privés par les chrétiens relève de l’exception. Le seul exemple à
notre connaissance se trouve chez Yahyâ d’Antioche, Histoire de Yahya ibn Saʿid d’Antioche,
Y. B. Saʿid al-Antaki et I. Kratchkovsky éd., F. Micheau et G. Troupeau trad., Turn-
hout, 1997, p. 433.
41. A. J. Butler, The Ancient Coptic Churches of Egypt, op. cit., vol. 1, p. 13 ; Les Églises
doubles et les familles d’églises. Actes du colloque tenu à Grenoble en 1994, Turnhout/Paris,
1996, p. 23.
42. L’existence des églises doubles à l’époque médiévale est connue depuis les fouilles
d’Aquilée en Italie du nord. À ce sujet, voir Les Églises doubles…, op. cit., p. 22-23.
43. Voir notamment Abu al-Makarim, Taʾrîkh al-kanâʾis wa l-adyira, op. cit., p. 102-
108, 123-124, 139 et 144.
44. Il pouvait aussi s’agir d’autres pièces : une cuisine de l’église Saint-Menas fut par
exemple transformée en église, sous le patriarche Jean (1147-1167). Cette nouvelle affec-
tation suscita la vive opposition des musulmans. Abu al-Makarim, Taʾrîkh al-kanâʾis wa
l-adyira, op. cit., p. 106.
ÉGLISES ET SYNAGOGUES DE FUSTÂT-LE CAIRE À L’ÉPOQUE MAMELOUKE 233

Cette église se trouve non loin de la digue près des monticules qui bordent
la route du Caire. Elle est formée de trois églises […] : l’une appartient aux
jacobites, une autre aux syriens et la troisième aux arméniens45.

Significativement, cette église est également connue sous le nom de


dayr Saint-Menas, ce que l’on pourrait traduire par « monastère ». Il reste
que, hormis le nom qui lui est attribué, rien n’indique que Saint-Menas ait
abrité une communauté de moines. Il semble plutôt que le terme dayr ait
pu être appliqué à ces églises polynucléaires, souvent de taille imposante et
entourées d’enceinte46. De l’avis d’Alfred J. Butler, la période mamelouke
est celle de la multiplication de ces églises à l’intérieur des édifices princi-
paux47. Cependant, les nombreux exemples cités dans les sources d’époque
ayyoubide – notamment dans l’Histoire des églises et des monastères d’Abû
al-Makârim – semblent indiquer l’antériorité du phénomène. L’époque
mamelouke fut sans doute marquée par un recours plus systématique à ce
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


type d’adaptation, comme en témoigne le récit du voyageur et érudit alle-
mand Jean-Michel Wansleben, qui visita l’église suspendue (al-Muʿallaqa)
de Fustât dans la seconde moitié du xviie siècle :
Il y a cinq heikels, ou chapelles de rang, mais séparées l’une de l’autre par
de petits treillis de bois, de sorte qu’on y peut dire cinq messes à la fois, sans
que les prêtres s’interrompent les uns les autres48.

Le réaménagement de cette église, ancien siège patriarcal, date sans doute


de l’époque mamelouke, les sources ayyoubides étant silencieuses à ce sujet.
Par ailleurs, la transformation de chapelles en églises était généralement
considérée comme une infraction par les autorités musulmanes49, qui assimi-
laient la nouvelle affectation d’une pièce en vue du culte à la construction ou
à la restauration d’une église. Ces églises annexes, dissimulées à l’intérieur du
lieu de culte et découvertes au hasard des inspections du pouvoir musulman,

45. Al-Maqrizi, Kitâb al-mawâʿiz wa-l-iʿtibâr, A. F. Sayyid éd., Londres, vol. 4-1,
2003, p. 1063.
46. C’est aussi ce que suggère A. J. Butler, The Ancient Coptic Churches of Egypt,
op. cit., p. 1. Selon ce dernier, le terme dayr aurait pris le sens d’enceinte fortifiée à partir de
l’époque mamelouke. Sur la valeur générique de ce terme, voir R.-G. Coquin, « Dayr »,
dans The Coptic Encyclopedia, New York, vol. 3, 1991, p. 695.
47. A. J. Butler, The Ancient Coptic Churches of Egypt, op. cit., p. 13.
48. J. M. Wansleben, Nouvelle relation en forme de journal d’un voyage fait en Égypte par
le P. Vansleb en 1672 et 1673, Paris, 1677, p. 237.
49. Voir par exemple, Abu al-Makarim, Taʾrîkh al-kanâʾis wa l-adyira, op. cit., p. 106.
234 AUDREY DRIDI

ne participaient pas à proprement parler de la topographie non musulmane


du Caire, entendue comme le réseau des lieux de culte. Elles venaient en
quelque sorte épaissir l’empreinte spatiale, sans pour autant démultiplier les
points d’ancrage territoriaux.
Ces deux formes d’adaptation bouleversent le rapport des lieux de culte
au territoire dans lequel ils s’inscrivent. Synagogues privées et chapelles
réinvesties ne sont pas des marqueurs spatiaux au même titre que les églises
et les synagogues. Elles restent cependant des lieux de rassemblement com-
munautaire, jouant sur un régime d’invisibilité voire de dissimulation. Cette
nouvelle grammaire de l’appropriation territoriale rend surtout compte
du rapport complexe qui relie un lieu de culte à un territoire, dans un
contexte contraignant, celui de la minorité religieuse : l’église ou la synagogue
s’appréhendent dans leur qualité, à très grande échelle, de micro-territoire
puisqu’il abrite lui-même une topographie qui lui est propre, celle des églises
internes. Cette mise en abîme spatiale rend surtout compte de la plasticité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne


de l’espace religieux dont le rapport au territoire peut aussi, dans le cas de
la synagogue, être bouleversé en rompant la logique durable de l’ancrage
territorial classique au profit d’un ancrage évolutif, dissimulé, et ne faisant
sens que pour une communauté religieuse donnée.
Le phénomène des églises annexes, en contexte minoritaire, semble être
typique de l’Égypte. Cela est sans doute dû au fait que les communautés chré-
tiennes d’al-Andalus ou de Syrie-Palestine, contrairement à celles d’Égypte,
connurent une érosion importante dès la moitié du viiie siècle50 en même
temps que nombre de leurs lieux de culte étaient laissés à l’abandon51 ou
rejetés en périphérie des villes52. Le processus est différent en ce qui concerne
l’Égypte, où les chrétiens devaient encore être nombreux dans la capitale
à l’époque mamelouke. À l’inverse, le phénomène des synagogues privées
n’est pas propre à l’Égypte, comme le montre leur présence en al-Andalus
pendant toute la période médiévale53.

50. A.-M. Eddé, F. Micheau et C. Picard, Communautés chrétiennes en pays d’Islam…,


op. cit., p. 19 et 45.
51. Voir par exemple R. Schick, The Christian Communities of Palestine from Byzan-
tine to Islamic Rule, Princeton, 1995. L’auteur estime que vers 813 les chrétiens de Syrie-
Palestine n’utilisaient plus que la moitié des lieux ouverts au culte au début de l’islam.
52. Voir par exemple J.-P. Molénat, « La place des chrétiens dans la Cordoue des
Omeyyades, d’après leurs églises (viiie-xe siècles) », Al-Qantara, 33 (2012), p. 147-168.
53. Y.-T. Assis, « Synagogues in medieval Spain », Jewish Art, 18 (1992), p. 12-13. Les
synagogues privées, dissimulées dans l’espace urbain, existaient aussi en dehors des pays
d’Islam. Voir l’article que Catarina Cotic Belloube consacre, dans ce même dossier, à la
communauté juive espagnole et portugaise de Londres au xviie siècle.
ÉGLISES ET SYNAGOGUES DE FUSTÂT-LE CAIRE À L’ÉPOQUE MAMELOUKE 235

Annexes

Fig. 1. Églises et synagogues de Fustât à l’époque mamelouke


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Fond de carte : N. D. Mackenzie, Ayyubid Cairo. A Topographical Study, Le Caire,


1992
236 AUDREY DRIDI

Fig. 2. Églises et synagogues du Caire à l’époque mamelouke


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.112.30.134 - 11/09/2019 23:18 - © Éditions de la Sorbonne

Fond de carte : N. D. Mackenzie, Ayyubid Cairo. A Topographical Study,


Le Caire, 1992.

Vous aimerez peut-être aussi