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Charles Stépanoff
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Les tambours khakas 1
Les tambours khakas sont parmi les plus riches
de Sibérie par leur foisonnement de figurines multicolores
circulant entre montagnes et astres. Les Khakas, autrefois
appelés Tatars de Minoussinsk, sont un peuple turcophone
réunissant plusieurs groupes, les Kachin, les Beltir, les Kyzyl, les
Sagai et les Koibal, établis dans le bassin du haut Ienisseï sur
les contreforts septentrionaux des monts Saïan. Leur économie
traditionnelle est fondée sur l’élevage pastoral et une chasse
subsidiaire. Les Khakas ont été formellement christianisés à
partir du xixe siècle, sans cependant que l’Église orthodoxe
ne parvienne à faire sensiblement reculer les pratiques chama-
niques. La fabrication traditionnelle des tambours n’a cessé que
dans les années 1930, à l’époque des sanglantes répressions
soviétiques 2.
On a recensé dans les collections des musées russes cinquante
tambours khakas portant des dessins lisibles. Au total, ce sont
environ mille cinq cents figures 3. Des commentaires détaillés de
chamanes expliquant les dessins ont été recueillis entre la fin du
e e 4
xix siècle et le milieu du xx par les ethnologues russes , mais
aussi et surtout par des ethnologues eux-mêmes issus de l’ethnie
khakas : N.F. Katanov, S.D. Mainagashev et V. Ia. Butanaev que
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aide à l’« orientation », nous allons tenter de décrypter le rôle
des figures dans le contexte des rituels chamaniques en nous
appuyant sur les descriptions des ethnologues et de précieuses
photographies réalisées par Ø.M. Olsen et par S.D. Mainagashev
avant les persécutions soviétiques.
Le tambour (tüür) est le principal instrument des chamanes
khakas. Une personne reconnue douée des qualités de chamane
entre en fonction par le rituel d’animation de son tambour,
spécialement fabriqué pour elle par son entourage. De forme
ronde, les tambours khakas ont un diamètre de 70 centimètres
ou plus. Le manche vertical de bouleau est percé de part en part
de trous triangulaires. C’est par ces trous que les esprits sont
censés pénétrer dans le tambour à l’appel du chamane avant de
ressortir de l’autre côté à la fin la séance chamanique. Une tige
métallique sur laquelle sont suspendus cloches, pendeloques et
rubans traverse horizontalement le manche. La membrane est
faite d’une peau d’animal : cheval hongre, cervidé ou bouquetin.
Le battoir (orba) en bois de cerf maral est recouvert de fourrure
et orné de rubans.
Identifions maintenant les figures noires, rouges et blanches
qui couvrent la face externe de la membrane et tentons de
décrypter la logique de leur distribution. Dans la composition la
plus commune, le cercle du tambour est traversé par une bande
horizontale parcourue de zigzags triangulaires et placée un peu
plus haut que le diamètre (figure 64). Si l’on compare les deux
côtés du tambour, on s’aperçoit que la bande se situe au niveau
de la traverse métallique à l’intérieur du tambour : la traverse est
ainsi projetée à l’extérieur selon le principe radiographique que
nous connaissons (figure 63). Les chamanes expliquent que cette
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Figure 63. Tambour khakas, faces interne et externe.
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Figure 65. Tambour khakas. (identification des figures d’après
l’inventaire du Musée d’Anthropologie et d’Ethnographie, Saint-
Pétersbourg).
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un cavalier rouge sur un cheval rouge armé d’un arc, l’esprit
Seigneur Gaucher (Han Solagai). D’après les chants que les
chamanes adressent à ce dernier, on sait qu’il est le fils de
l’empereur de Chine et qu’il habite en pays tuva. À proxi-
mité de ces cavaliers se tient un cervidé, un bouquetin ou un
cheval, représentant l’animal dont la peau a été utilisée pour
créer la membrane du tambour. Comme nous l’avons signalé,
ce dessin est très important car il indique que l’âme (chula)
de l’animal est présente dans le tambour et que celui-ci est
donc vivant 7.
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accompagnées de « neuf garçons noirs ». Enfants d’esprits
maîtres des montagnes, ils ont un rôle d’intermédiaires
dans les n égociations du chamane avec leur père. Enfin,
comme ailleurs dans l’Altaï-Saïan, le chamane est lui-même
souvent représenté parmi les dessins, armé d’un arc ou de
son tambour.
Une première surprise naît de cette vue d’ensemble : l’absence
notable des entités dominantes du « panthéon » khakas, les
principaux dédicataires des rituels ; on n’y voit ni les maîtres
des montagnes, ni le dieu céleste Kudai, ni le dieu infernal
Erlik. Les êtres représentés sont plutôt des serviteurs et des
intermédiaires vers ces puissants seigneurs. Ce sont des guides
maîtrisant des routes dont les destinations ne sont pas figu-
rées, des repères renvoyant à différents itinéraires mentaux dans
l’invisible. Ainsi on chercherait en vain à voir dans le tambour
une carte du monde offrant une image euclidienne de territoires
d’un point de vue surplombant. Il s’agit plutôt d’un champ
vectoriel réunissant les points de départ de différents trajets.
Plutôt que comme une carte, le tambour fonctionne comme un
GPS de voiture : le GPS ne donne pas au conducteur une image
surplombante du territoire à parcourir mais lui fournit les étapes
successives d’un trajet, de même le tambour fait office de guide
virtuel portant en réserve une série d’itinéraires potentiels. Dans
le tambour se révèle une cognition spatiale structurée par des
trajets tout à fait typique d’une tradition nomade, en contraste
avec la cartographie des sédentaires focalisée sur les territoires
et leurs frontières.
La disposition générale des figures que nous avons décrite
est ancienne : elle se retrouve sous une forme plus élémen-
taire dans un relevé de tambour tatar kyshtim du début du
e
xviii siècle (figure 66). En raison de sa simplicité et de son
ancienneté, ce tambour peut être regardé comme une Urform
dont sont dérivées non seulement les compositions khakas
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le haut et le bas s’opposent le céleste et le terrestre, le sec
et l’humide, le clair et l’obscur. Les maladies que soignent
certaines des figures représentées y ajoutent une correspon-
dance avec le corps humain : les oiseaux traitent la tête, alors
que les animaux de la partie basse sont spécialisés dans le
ventre et les jambes.
Un chamane expliquait que, lors du rituel d’animation de
son tambour, il a entendu l’esprit de la montagne Kara-tag
lui dire : « Tu soigneras les gens ; soigne les maladies pures
avec le protecteur des chevaux et les maladies impures avec le
protecteur des moutons, des lézards et d’autres auxiliaires 9. »
Les maladies « pures », qui touchent la partie haute du corps,
sont donc à la charge des esprits maîtres des chevaux, ces
cavaliers représentés dans les parties médiane et supérieure
du tambour. En revanche, les maladies impures situées dans
le bas du corps, plus particulièrement les maladies gynéco
logiques, relèvent du maître des moutons, qu’on a vu associé
aux batraciens et aux reptiles du bas du tambour. Il existe
donc effectivement une correspondance entre la verticalité du
tambour et celle du corps humain établie par l’intermédiaire
de l’ordre spatial du paysage et de ses habitants représentés
sur la membrane.
Mais les figures du tambour sont aussi organisées sur un plan
horizontal. Nous avons déjà observé une régularité frappante :
sur la plupart des tambours du monde turc, les figures dessinées
sont orientées vers senestre. Il nous est apparu que cette récur-
rence ne peut s’expliquer que si l’on prend en considération
les gestes et postures du chamane : animaux et personnages
doivent avancer dans la même direction que le chamane lorsqu’il
chevauche son tambour-monture (figure 69).
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Figure 66. Tambour tatar kyshtim. Manuscrit de Daniel Messerschmidt,
e 10
xviii siècle .
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battoir, qualifié de « cravache » (hymchy). Les cavaliers turco-
mongols tiennent en effet toujours la cravache dans la main
droite. Le bras droit du chamane est donc associé à la pulsation
et à la monte équestre, alors que son bras gauche, relative-
ment immobile, est lié à la stabilité et au bois de bouleau.
Cette répartition des tâches des mains est universelle dans le
chamanisme turco-mongol de Sibérie, et c’est ce qui explique
le positionnement stable des cavaliers à dextre et des arbres à
senestre sur ces tambours, à travers les populations et à travers
les siècles.
Comme ailleurs, les chamanes khakas commencent le rituel
assis face au feu, la tête dans le cadre du tambour, battant la
membrane de coups légers (figures 67 et 68). À mesure que les
esprits auxiliaires invoqués se présentent dans les perceptions
du chamane, il frappe et chante plus fort, jusqu’à se lever,
marquant ainsi le début de son « voyage » (chörerge) avec ses
auxiliaires vers les montagnes voisines, le ciel ou l’enfer selon
le cas. Mettons-nous à sa place : lorsqu’il a la tête dans le
tambour, il voit apparaître à contre-jour les dessins éclairés par
le feu (figure 45). Le visage caché derrière la membrane, il se
coupe des perceptions ordinaires pour entrer ostensiblement
dans un champ relationnel et perceptif nouveau. Il laisse les
dessins et le battement de la membrane qui résonne puissam-
ment près de ses oreilles envahir sa vision et son audition. Il
voit par transparence se dessiner à sa gauche les silhouettes
des bouleaux, et à sa droite celles des cavaliers. Pour l’officiant,
mais aussi pour l’assistance, la partie senestre de la membrane
peinte s’associe clairement à son bras gauche et la partie dextre
à son bras droit.
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Figure 67. Chamane khakas (kachin), 1894. Le côté droit du chamane
est mobile, tandis que le côté gauche est stable.
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Figure 69. Chamane khakas chevauchant son tambour, début du
e
xx siècle.
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Figure 70. Pétroglyphe d’Oglahty, Khakassie, xviie-xixe siècle. On
reconnaît le bonnet typique des chamanes khakas. La traverse
métallique avec ses pendeloques fusionne avec les bras du person-
nage. Comme d’habitude, l’arbre figure du côté du bras gauche du
chamane.
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khakas comme le révèle la présence commune de certains esprits
dans les deux espaces. Dans leurs explications concernant les figures
des tambours, les chamanes font souvent référence à la yourte. Le
chamane Petrov indiquait que tout en bas de son tambour figure
le « maître de l’eau », avant d’expliquer que cette entité est honorée
par les chefs de famille en posant un plat de viande d’agneau
chaude près de la porte, « pour que cela fume vers le maître de
l’eau ». En effet, dans la yourte, on conserve l’eau à droite de la
porte en entrant. Petrov indiquait aussi que les sept étoiles figurant
dans le ciel du tambour sont évoquées par les chamanes dans le
chant qu’ils adressent à kök yzyk, une amulette installée à distance
de la porte, dans la partie sud ou sud-ouest. Deux autres chamanes,
interrogés à cinquante ans d’écart, désignent l’ours situé dans le bas
de leur tambour comme le « gardien de l’entrée de la yourte 13 ».
Ces associations entre dessins et yourte sont-elles fortuites ou
indiquent-elles une correspondance générale ? Si la c orrespondance
est systématique, alors le tambour s’avérera coordonné à la fois
au corps chamanique et à l’espace environnant, ce qui pourrait
éclairer sa fonction d’instrument d’« orientation » affirmée par
les chamanes.
La yourte et le tambour sont deux cercles orientés. Chez les
peuples nomades d’Asie septentrionale, le changement régulier
de site concret d’habitat n’a rien à voir avec l’errance et l’insta-
bilité spatiale qu’imaginent les sédentaires. Au contraire, l’orien-
tation et l’organisation de l’espace domestique sont gouvernées
par des principes abstraits appliqués avec rigueur et constance
dans les différents lieux concrets habités. Preuve de la puissance
de ces principes, lorsque, au cours du xixe siècle, les Khakas ont
abandonné leurs yourtes de feutre pour des structures de bois
polygonales, ils ont conservé l’ordonnancement spatial ancien.
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Figure 71. Le côté féminin d’une yourte sagai, 1912.
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Figure 72. Emplacement des esprits dans la yourte. L’axe qui va
nord-est au sud-ouest correspond à l’axe haut-bas du tambour. En
italique, les esprits présents dans la yourte mais absents du tambour.
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Par conséquent, un contraste radical oppose le quart nord-est,
secteur deux fois inférieur, et face à lui, le quart sud-ouest, deux
fois supérieur 17. C’est précisément dans le secteur sud-ouest
qu’est installé l’autel domestique, appelé l’« emplacement du
dieu céleste Kudai ». Ici sont suspendus les objets sacrés : les
icônes orthodoxes et le tambour chamanique lorsqu’un chamane
est présent. À l’opposé, dans le coin nord-est, sont rangés des
seaux contenant les réserves d’eau et les produits laitiers. La
yourte s’avère ainsi traversée comme le tambour par une oppo-
sition entre le haut céleste et le bas aquatique.
La yourte entretient des liens étroits avec la structure du
monde. C’est un microcosme lié au macrocosme, bien qu’il en
soit la réduction, car la maison sert aussi de modèle au monde :
ainsi le ciel est décrit comme une coupole de yourte et l’étoile en
constitue le trou à fumée. L’ordre spatial de la yourte s’enrichit
d’évocations complexes par la présence sur ses murs d’amu-
lettes représentant des esprits protecteurs des humains et du
bétail. Chaque amulette, siégeant à un emplacement précis,
reçoit des offrandes spécifiques et se spécialise dans un soin
ou une protection particuliers 18. Sur les murs septentrionaux
trouvent place des esprits liés aux femmes, regardés avec suspi-
cion par les hommes qui les qualifient de « mauvais esprits » :
par exemple la « femme esprit teleut » (tileg-tös), responsable des
maladies des pis de vache et des maux de ventre, et l’ours situé
au nord-est 19. Plusieurs de ces amulettes n’ont pas leur pendant
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droite. À propos de ces arbres, un chamane expliquait en effet :
« Quand nous sommes nés de notre père Ülgen [dieu créateur,
équivalent de Kudai], ces deux bouleaux ont été envoyés avec
la mère Ymai 20. » De l’autre côté, les murs méridionaux sont
ornés d’esprits cavaliers, Tuma le Noir et Seigneur Gaucher, avec
lesquels nous avons déjà fait connaissance sur le tambour. Ils
sont situés dans la moitié méridionale de la yourte, précisément
du côté d’où ils sont supposés venir, les steppes mongoles et
tuva. Ils ont face à eux, côté nord, la « femme esprit teleut », dite
aussi « esprit du nord » (altynzary tös), et l’« esprit toungouse »
(toŋaza tös), responsable des vents du nord. Or les Teleut sont
établis au nord-ouest du pays khakas et les Toungouses peuplent
toute la taïga septentrionale : leur position dans la yourte est
donc conforme à la géographie. C’est aussi dans la partie nord
que sont installés d’autres représentants du monde de la taïga :
l’ours, le renard et le putois. Bref, c’est toute la géographie envi-
ronnant le pays des Khakas qui se trouve exposée dans leur
maison. L’espace domestique de la yourte ne constitue pas un
globe fermé sur lui-même comme dans les sociétés modernes
qui séparent autant que possible monde domestique et monde
sauvage : avec ses amulettes, la yourte est parsemée de points
de départ vers les forêts et les steppes environnantes.
Si l’on examine maintenant les spécialités des amulettes,
on constate que les esprits du nord-est sont responsables de
maladies liées aux parties basses du corps, alors que ceux du
sud-ouest sont compétents pour le haut du corps. À partir de
l’orientation de la yourte vers le levant, le réseau des amulettes
crée un ensemble de correspondances implicites entre le plan
de l’habitat, le corps humain, le paysage environnant et une
géographie lointaine. Avec ce réseau de correspondances, le
lecteur conviendra sans doute que le parallèle entre la yourte
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constante est celle qui met face à face l’autel du céleste Kudai
au sud-ouest et l’esprit ours, au nord-est, près du seau d’eau.
L’ours est en effet installé sur le côté féminin (nord) de la
porte. Hibernant dans une tanière, le plantigrade est souvent
associé dans le chamanisme hiérarchique au monde inférieur, à
l’obscurité et à la féminité. Dans la yourte khakas, il est figuré
par un bâton couvert de fourrure d’ours et orné d’un anneau
de bronze évoquant probablement l’entrée de sa tanière et les
lieux de communication entre les mondes qu’il surveille, porte
et orifices inférieurs du corps. Nourri par une vieille femme, il est
invoqué pour lutter contre la diarrhée et les maladies vénériennes.
Les figures situées dans le secteur inférieur du tambour,
comme Tuma le Noir et le serpent, se retrouvent dans l’est, le
nord-est et le nord de la yourte. Les « trois hommes noirs » situés
dans le secteur inférieur d’un tambour sont désignés comme
des « intermédiaires » de la femme esprit teleut qui est installée
dans le nord de la yourte 21.
Le secteur supérieur de l’instrument correspond ainsi aux
régions ouest, sud-ouest et sud de la yourte. En effet, les astres
du tambour, situés « sous la maison de Kudai », ont évidemment
pour équivalent dans la yourte l’autel de Kudai. Dessinés sous
les astres, les oiseaux (hus tös) du tambour se retrouvent dans
la région sud de la yourte avec pour fonction de soigner la tête,
les yeux, les oreilles et les dents (figure 73). Les cavaliers blanc
ou rouge, comme Seigneur Gaucher, qui cavalcadent dans le
secteur supérieur du tambour se retrouvent dans le sud et l’ouest
de la yourte. La cavalière blanche Salyg, visible sur le tambour
de la figure 65 tout en haut du cercle, a sa place dans le secteur
ouest de la yourte, entre le lit et l’autel 22. Bref, en superposant
yourte et tambour, nous voyons que l’axe haut-bas du tambour
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Figure 73. Esprit coucou, khakas.
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et invisible. À tel point que le tambour peut apparaître comme
une sorte de modélisation graphique de la yourte et de ce qui
s’y passe. Par exemple, sur l’instrument de la figure 65, on voit
danser un chamane accompagné à sa gauche de sept person-
nages rouges, qualifiés de « filles jaunes », et à sa droite de neuf
personnages noirs appelés « garçons noirs » 23. Or cette disposi-
tion correspond à des danses collectives exécutées au cours des
rituels. Il arrivait que le chamane demande à neuf garçons de
se placer dans le côté masculin de la yourte, à sept filles dans
le côté féminin, et tous dansaient ensemble. Dans son chant,
il les appelle les « filles jaunes » et les « garçons noirs », enfants
du Maître de la montagne 24. Ils ne sont pas censés incarner ces
esprits mais simplement aider le chamane à représenter l’action
qu’il accomplit dans l’espace virtuel. Le tambour de la figure 65
constitue donc comme un modèle réaliste de ce dispositif rituel,
confirmant la correspondance entre dextre-côté masculin et
senestre-côté féminin.
Afin d’y voir plus clair, nous allons examiner de plus près
le scénario d’un rituel accompli au début du xxe siècle par
un chamane khakas appelé Pituk. Nous utiliserons la descrip-
tion qu’en donne l’ethnologue Butanaev pour identifier les
espaces de référence auxquels peuvent se rapporter les entités
invoquées 25. Pituk est venu soigner un malade dans sa yourte,
environné de sa famille. Il a diagnostiqué que le patient a
perdu son âme (hut) et qu’un esprit pathogène (aina) en a
profité pour s’installer dans son corps. La procédure de cure
aura pour objectif de récupérer l’âme du patient et de chasser
le mauvais esprit.
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Figure 74. Rituel dans une yourte khakas : le chamane se tient face
à la porte, dans la partie est de la yourte, 1914.
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mon cou » est presque mot pour mot celle que nous avons
relevée auprès d’une chamane tuva contemporaine (cf. supra
p. 264). Nous avions vu que ce passage évoque à la fois la
crise chamanique et les mouvements actuels de l’officiant qui
chante en dansant. L’invocation se poursuit par une description
du costume rituel :
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Grande mère Ymai,
Des coquillages blancs, du bouton de bronze,
Tu tires du fil de soie rouge.
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Figure 75. Le chamane se tient dans la partie d’honneur devant
l’autel et face au feu, dans le coin sud-ouest de la yourte, 1914.
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jusqu’au coin d’honneur.
Le chamane fait ensuite trois fois le tour du foyer, ce qui
indique un changement de scène. Les participants exécutent des
libations tandis que le chant invoque les esprits des montagnes
environnantes. Le chamane obtient d’eux la restitution de l’âme
du malade et fait le geste de l’installer dans son tambour. Il
emmène alors avec lui le patient près de la porte et prononce
ces paroles :
Devenu une grenouille, bondis !
Devenu un serpent, rampe !
Ne sois plus un démon [aina] qui ne se sépare pas et ne part pas,
Ne sois plus un diable [irlik] toujours lancinant,
Que la tête du démon soit en bas [töbin],
Que la tête de l’humain lunaire soit en haut [chogar],
Que les invisibles soient en bas [töbin],
Que les humains solaires 26 soient en haut [chogar].
26 Les humains sont qualifiés de « lunaires » et « solaires » dans les chants chama-
niques, par opposition aux habitants du monde inférieur qui n’a ni lune ni
soleil.
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de la porte avec l’ours au « vieil anneau ».
Après cet aller et retour en paroles du plus bas au plus haut
de la yourte, vient l’action finale décisive de la restitution de
l’âme (hut). Le chamane réalise ce transfert en donnant à boire au
patient du lait dans lequel il a « versé » l’âme. Invoquant les ciels
créateurs, l’officiant fait alors accomplir au malade le parcours de
la porte vers l’autel qu’il a lui-même exécuté au début du rituel,
le faisant ainsi passer des bas-fonds obscurs de l’ours au nord-est
à la clarté céleste de l’autel au sud-ouest. La formule « Que la
tête de l’humain soit en haut » (chogar) s’entend simultanément
dans l’espace cosmique et dans l’espace de la yourte. Chogar « en
haut » peut désigner l’ouest, et l’on sait que üstü est à la fois
le haut et le sud, de sorte que le mouvement vers l’autel, au
sud-ouest, est doublement ascendant. La terminologie verticale
du voyage chamanique s’appuie directement sur la terminologie
et les références associées aux parties de l’espace domestique.
La technique de cure menée par le chamane Pituk se fonde
sur la création d’un espace complexe, riche d’évocations, qui sert
de cadre à des déplacements rétablissant une topologie cosmique
perturbée. Les quelques pas du patient de la porte aux environs
de l’autel se donnent ainsi à percevoir comme un mouvement
cosmique, une remontée depuis le funèbre monde d’en bas vers
le monde du milieu. Simultanément, les présences pathogènes
qui s’étaient installées dans son corps sont abandonnées près de
l’ours qui est chargé de les maintenir à leur place.
27 Hanks, 2009.
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à-dire un espace de référence différent de l’ici et maintenant. Ces
entités sont figurées dans l’espace immédiat de la scène rituelle
par des projections indicielles sur les diverses surfaces des espaces
de référence immédiats : le costume chamanique, le tambour,
les murs de la yourte. Ces points de connexion sont activés au
fil du chant, qui glisse entre les espaces de référence et les fait
se chevaucher dans des relations ambiguës d’identification et
de projection.
On saisit mieux maintenant en quoi les dessins peuvent
aider les chamanes à « s’orienter ». Si l’espace virtuel, la yourte
et le corps du chamane se nouent dans le schéma spatial du
tambour, l’officiant peut facilement se repérer dans l’univers par
de simples gestes dans la yourte. À partir de sa proprioception,
des sensations de sa main droite et de sa main gauche, il peut
faire dériver des asymétries entre gauche et droite, stabilité et
mouvement, arbres et cavaliers, taïga et steppe, et les différents
itinéraires qui en dérivent. Il doit mémoriser ses dessins non
pas seulement visuellement mais de façon synesthésique en les
couplant à la perception de ses fonctions motrices. L’importance
de la motricité dans l’imagination, mise en évidence par les
neurosciences, nous aide à mieux comprendre comment cela
est possible. Les dessins chamaniques sont en définitive moins
des supports expressifs de croyances qu’une technologie subtile
et efficace contribuant à transmettre et stabiliser des modèles de
coordination sensorimotrice du corps dans un espace hybridé,
enchâssant le cosmique dans le quotidien.