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LES COMPTINES CONTENT FLEURETTE

Patrick Ben Soussan


in Michèle Moreau et al., 1, 2, 3... comptines !

Érès | « 1001 bébés »

2007 | pages 7 à 37
ISBN 9782749207490
DOI 10.3917/eres.morea.2007.01.0007
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Patrick Ben Soussan

Les comptines content fleurette

« Trou du cul, de quoi te plains-tu ?


N’es-tu pas bien au milieu de mes fesses ?
Trou du cul, de quoi te plains-tu ?
N’es-tu pas bien au milieu de mon cul ? »

Du cul au culte…

J e me souviens de la table, immense, avec les rallonges. Des


verres de cristal, qui tintaient au toucher et de l’argenterie,
lustrée le matin même, qui sortaient une ou deux fois l’an
de leur armoire précieuse. Des assiettes, plates et creuses, l’une
sur l’autre, et des serviettes, en lés serrés, qui couronnaient cet
échafaudage des grandes, mais alors vraiment grandes occa-
sions.
Je me souviens aussi du bruit, un brouillamini de voix, et
puis le silence soudain, comme en écrin à la prière qui suivait.

Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre, praticien hospitalier, Marseille.


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Les soirs de Seder, le repas de la Pâque 1 juive, toute la
famille et quelques amis se réunissaient autour de cette table,
immense, avec les rallonges. Et commençait la lecture de la
Haggadah 2, le grand récit de l’épopée pascale, mythes et
légendes d’une sortie d’Égypte chaque année rappelée. En tant
de pages… Dieu que cette soirée nous paraissait interminable,
à devoir rester assis, silencieux, dans nos habits du dimanche
trop apprêtés et nos chaussures vernis, trop serrées. C’était
long, incroyablement long pour les petits bouts de quelques
années que nous étions, mes sœurs et moi. Interminablement
long !
Mais, il y avait ce grand livre, coloré, plein d’enluminures,
qui nous emportait de temps en temps, de l’autre côté du
miroir, là où les fleuves s’ouvrent, les sauterelles fondent en
nuées sur les terres semées, le pain ne lève pas et les veaux sont
en or. Et puis, à la fin de ce grand livre, tout au bout de cette
soirée, après les prières, le repas, tous ces rituels si bien agencés
– ah ! Le plateau qui se promène de tête en tête, les mains que
l’on lave au-dessus de la bassine en cuivre, les verres bus pen-
chés, les galettes de pain azyme qui craquent sous la dent ! –
enfin, récompensant notre attente, le cabri bondissait sur la
table. Il renversait tous les verres, toutes les assiettes, les der-
niers cafés et tous les silences, les recueillements, toutes ces

1. Pâque, en hébreu Pessa’h, s’origine de sa racine Pasah, de sauter, passer


par-dessus, épargner, et qui se traduit par passage. Une autre étymologie
se réfère à l’association de Pé, la bouche et de Sa’h, « qui parle », insistant
sur la transmission orale de la sortie d’Égypte et la libération de la servi-
tude et de l’esclavage. La parole rend libre et se passe, de génération en
génération, assure ainsi le commentaire du texte biblique.
2. Littéralement, le récit.
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pieuses litanies en un brouhaha sonore et riant. La comptine
du cabri venait clore de ses accents païens et festifs cette épui-
sante cérémonie de Pâque 3.

Un cabri, un cabri
Que mon père a acheté pour deux sous, pour deux sous
Un cabri, un cabri
Et un chat mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous
Et un chien mordit le chat
Qui mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous
Et un bâton frappa le chien
Qui mordit le chat
Qui mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous
Et le feu brûla le bâton
Qui frappa le chien
Qui mordit le chat
Qui mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous
Et l’eau éteignit le feu
Qui brûla le bâton
Qui frappa le chien
Qui mordit le chat
Qui mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous

3. On peut trouver d’autres versions de ce « chant » du Seder ainsi qu’une


lecture interprétative dans F. Raphael, M. et R. Weyl, « Trois chants du
Seder des juifs d’Alsace », Ethnologie française, 1981, 3, p. 271-278.
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Et un taureau but l’eau
Qui éteignit le feu
Qui brûla le bâton
Qui frappa le chien
Qui mordit le chat
Qui mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous
Et le boucher égorgea le taureau
Qui but l’eau
Qui éteignit le feu
Qui brûla le bâton
Qui frappa le chien
Qui mordit le chat
Qui mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous
Et l’ange de la mort tua le boucher
Qui égorgea le taureau
Qui but l’eau
Qui éteignit le feu
Qui brûla le bâton
Qui frappa le chien
Qui mordit le chat
Qui mangea le cabri
Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous
Et le Saint, loué soit-il, détruisit l’ange de la mort
Qui tua le boucher
Qui égorgea le taureau
Qui but l’eau
Qui éteignit le feu
Qui brûla le bâton
Qui frappa le chien
Qui mordit le chat
Qui mangea le cabri
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Que mon père a acheté
Pour deux sous, pour deux sous

En version française, une vraie randonnée. Mais surtout,


en hébreu, à un moment, quelque chose qui phonétiquement
sonnait comme « bénaba bétro zizi. ». Et ce zizi-là, repris à
chaque strophe, nous l’attendions tous, depuis le début du
repas, le début de la journée, depuis toujours. Ce zizi, surgi si
opportunément à la fin de ce repas de fêtes, était tout à la fois
le salaire de notre sage patience et notre douce revanche enfan-
tine, devant cet aréopage de grandes personnes, trop pieuses
pour être vraies.
Ce zizi, qui dans sa langue d’origine avait sûrement un
sacré sens, il illumine encore nos souvenirs d’enfants. De ces
soirées où tous nos propres sens étaient éveillés, la vue de la
table, le service des grands jours, les plats préparés avec un soin
si particulier, leur goût, les odeurs, les prières, berceuses et lita-
nies en une langue tellement étrangère, l’affluence familiale,
nous gardons ce zizi, si énigmatique et si cocasse.
Je l’ai retrouvé au détour de nombre de comptines, d’en-
fantines. Oh ! Je connaissais tout de sa présence, en tant que
psy, et plus encore psy d’enfants. Mais je ne l’avais jamais tra-
qué dans ces petites musiques de nos enfances, ces portées de
nos vies en devenir. J’en ai par moments été surpris et… ras-
suré aussi. Il y a donc bien du sexe partout, même dans ces
perles de rythme, ces jeux de mots et de bouche, ces formules
magiques qui ont bercé ou éveillé nos années d’enfance.
Chouette, je n’ai pas passé autant d’années sur les bancs de
la faculté pour rien. Maintenant, je sais. Que les comptines
sont bien moins catholiques qu’elles ne le semblent ! Et aussi
qu’elles livrent à l’enfant de toujours, le secret d’excitantes par-
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titions, travestissant de scandaleuses imageries corporelles en
gourmandes réjouissances du verbe. La langue s’y fait reine ; la
voix, les sons s’autorisent toutes les libertés ; les sens résonnent,
en cadence. Tout est délice, attente, suspense, jeux de mains,
de bouche, du corps entier. Le plaisir y bégaie à les retrouver,
tout aussi surprenantes que familières, toujours aussi neuves,
ces plus que centenaires.
Si elles apprennent la vie et l’énoncent, sans mesure, alle-
gro vivace, à tous les enfants d’ici et d’ailleurs, si elles traver-
sent les temps avec toujours autant de force et de vérité, c’est
peut-être simplement parce qu’elles savent merveilleusement
nous parler de nous, de la vie et… devinez… de ce sacré zizi.
Plongeons donc dans ces territoires du dessous de la cein-
ture et, en des mots qui nous ravissent, tous, enfants et adultes,
rappelons-nous simplement qu’ils sont ces lieux de nos ori-
gines, de nos vies naissantes, par où nous sommes venus au
monde. Nous sommes tous passés par là, par ces voies natu-
relles, basses : une Pâque en somme.

Entrez dans la danse,


Voyez comme on danse,
Chantez, dansez,
Embrassez qui vous voulez.

Sur les traces des premières comptines :


dansez avec les hominidés

Ils vous diront : « C’est autour d’un feu que tout a com-
mencé… À la nuit tombée, Madame et Monsieur Cro-
Magnon se retrouvaient, avec leurs petits et les autres membres
du groupe, à écouter les anciens raconter leurs souvenirs des
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lointaines savanes et mimer leurs scènes de chasse. C’était il y
a plus de 30 000 ans. Et autour de ce foyer d’un genre nou-
veau 4, le monde et ses dangers étaient mis en sens et en récit
en autant de jeux d’ombres, sur les murs des grottes, que de
chants, d’incantations et de paroles échangées. Par cette pre-
mière cérémonie du verbe, les bêtes sauvages étaient mainte-
nues à distance, comme les angoisses ; le foyer du groupe était
entretenu, seul garant de sa pérennité ; et l’épopée de la com-
munauté s’écrivait là, en même temps qu’elle se vivait. »
Ne les croyez pas, elle est de l’ordre du fantasme, cette
quête de l’origine des langues, des contes, des comptines.
Cette obsession de retrouver ce premier Homme doué de
parole, de l’identifier, de dater son apparition sur la Terre est
un mythe, une fable : jamais l’homme n’existe sans le langage,
jamais il ne l’invente. La parole se manifeste à travers et par les
hommes, mais nul ne peut dire qui l’a créée. Ainsi, les

4. À proximité des grottes et autres habitats de l’Homo Sapiens Sapiens,


depuis environ 100 000 ans, les paléontologistes ont noté la présence de
deux types de foyers, l’un culinaire, avec des reliquats de nourritures et
d’os calcinés, l’autre « social », sans résidu alimentaire et à la double fonc-
tion de protection – contre les bêtes sauvages la nuit - et de rassemble-
ment. Autour de ce dernier brasier s’accomplissaient des rites
chamanistes, des initiations, mais aussi tout un processus d’échanges et de
transmissions, de secrets de chasse, de médecine traditionnelle, d’orienta-
tion dans l’espace et aux étoiles… Au fil des ans – le langage verbal est
l’attribut exclusif de l’Homo Sapiens Sapiens selon un grand nombre de
chercheurs en ce domaine –, ces « veillées » se sont chargées d’imaginaire
et de rêveries dont on retrouve encore traces dans les archaïsmes des
contes traditionnels et les cosmogonies indo-européennes et africaines.
Transmis de bouche à oreille, depuis la nuit des temps, ces reliquats ances-
traux sont le ferment de toute cette activité langagière, ludique et utili-
taire, que l’ont retrouve dans les enfantines contemporaines.
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recherches sur la « langue mère » – cette langue première ou
« parfaite 5 » – ou les travaux sur les organes phonatoires des
premiers hommes ne cessent de repousser indéfiniment en
amont l’origine du verbe 6.
Ainsi à quoi sert de répondre à cette question : « Quand a-
t-on commencé à dire des comptines ? » À ce darwinisme
récurrent de la pensée contemporaine qui n’a de cesse de
remonter à travers l’épaisseur du temps, jusqu’à la naissance de
l’Univers, de la Vie, de l’Homme, quand renoncerons-nous ?
C’est bien le langage qui fait l’Homme et non l’Homme qui
fait le langage. Nombre de linguistes, dans la lignée de Noam
Chomsky 7, se sont faits les apôtres de cette idée d’une capa-
cité innée qui nous prédisposerait à l’utilisation d’un langage :
l’Homme est porteur d’un « instinct du langage 8 ».
Et il ne cesse de compter, de conter.
Comptine et compter se soutiennent de la même étymolo-
gie. Ils découlent du latin computare, qui donne en ancien
français, attesté depuis le XIIIe siècle, « conter » avec l’idée

5. Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite, Paris, Le Seuil, 1994.


6. En 1992, on découvrait près d’Atapuerca, au nord-ouest de l’Espagne,
le crâne d’un proto-Néandertalien, vieux de 300 000 ans environ. Les
paléanthropologues qui ont étudié ces ossements concluaient récemment
que cet hominidé possédait déjà un appareil phonique : en effet, le crâne
conservait, fait unique, osselets de l’oreille moyenne et os hyoïde soute-
nant le larynx. De là à supposer qu’il s’en servait pour parler, même de
façon rudimentaire, il ne fut qu’un pas que franchirent nos deux cher-
cheurs espagnols. Un bond plutôt de près de 250 000 ans, car jusqu’ici,
il était établi que l’apparition du langage remontait à 40 000 ans seule-
ment.
7. Le Langage et la pensée, Paris, Payot, 1990.
8. Steven Pinker, L’Instinct du langage, Paris, Odile Jacob, 1999.
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d’une part d’énumérer des chiffres et d’autre part d’énumérer
des faits, des événements. C’est au XIVe siècle qu’il est établi
une séparation entre ces deux termes : compter se distingue dés
lors de conter.
Le mot comptine n’apparaît qu’en 1922 dans le Larousse, au
sens de « chanson. » C’est Pierre Roy qui, publiant en 1926 un
ouvrage intitulé Cent comptines 9, confère à ce terme son
acceptation actuelle. Il le rapporte aux propos d’un enfant
auquel il demandait comment appeler les petites chansons uti-
lisées pour débuter certains jeux. Il évoque aussi ces petites
chansonnettes à compter le temps de révélation des plaques
photographiques, dans le noir des laboratoires du XIXe siècle.
En fait bien des chercheurs s’étaient déjà penchés sur ces
formes verbales si particulières, les collectant et les conservant.
Un décret publié par Jacques Ampère, alors ministre de l’Ins-
truction publique, en 1852, évoque la conservation des poésies
populaires de France. Six volumes manuscrits sont obtenus et
conservés à la Bibliothèque nationale, depuis 1883 : des comp-
tines y sont transcrites, en petit nombre cependant.
La même année 1883, Eugène Rolland, un folkloriste fran-
çais, nomme sous le terme générique de formulette, cette « lit-
térature que les enfants se transmettent depuis les temps les
plus reculés, la seule qui les amuse, la seule qui convienne à
leur développement mental et diffère complètement de ce que
nos pédagogues utilitaires veulent à toute force leur ensei-
gner 10 ». S’y associeraient les enfantines, dodiques, jeux de
nourrice, fariboles, rimailles, rimettes, rimes, rengaines, ritour-

9. Paris, Jonquières Éditeur. Une nouvelle édition, épuisée, est parue aux
Éditions Mémo, en 1994.
10. Rimes et jeux de l’enfance, Paris, Maisonneuve et Larose, 1883, 2.
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nelles, refrains, sornettes, kyrielles, drôleries, virelangues,
bouts rimés et autres devinettes.
En 1957, Philippe Soupault, poète surréaliste, animant
une émission à la radio, fait appel aux auditeurs pour collecter
ces formulettes enfantines : il en réunit 8 000, dont il
témoigne en un ouvrage collectif qui fait encore aujourd’hui
référence en la matière, Les Comptines de langue française 11.
Depuis, l’intérêt pour ce « petit genre de la littérature
enfantine 12 », ne faiblit pas et régulièrement de nombreux
ouvrages spécialisés lui sont consacrés. Cependant, leur
nombre ne rivalise pas avec la production actuelle sur les livres
pour tout-petits qui sont surcôtés à la bourse des « objets cul-
turels », disons plutôt des « biens culturels » des premières
années de vie. « Les livres, c’est bon pour les bébés », répète à
l’envi Marie Bonnafé 13, et il est bien vrai que l’on n’est jamais
trop petit pour plonger dans le miroir des livres, où tout nous
est raconté de notre vie et de ces vies que nous ne vivrons
jamais… hors en rêve. De même, la richesse des productions
contemporaines sur les contes traditionnels paraît bien plus
grande, et la « poétique du conte », pour reprendre le titre d’un
récent ouvrage de Nicole Belmont 14 semble de nature à occul-
ter cet intérêt pour cet art oral, pourtant plébiscité par les

11. J. Baucomont, P. Soupault et al. (Guibat, Lucile, Pinon), Paris,


Seghers, 1961.
12. On se référera avec passion au n° 5, printemps 2000 de La Grande
Oreille, et à son dossier « Rimes et jeux de l’enfance » où l’on trouvera de
nombreux articles de Bernadette Bricout, grande spécialiste de ces ques-
tions.
13. Titre du livre, paru en 1994, Paris, Calmann-Levy, avec une préface
du Professeur René Diatkine.
14. Paris, Gallimard, 1999.
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enfants de tout âge. Pourquoi ces « formes simples », de « créa-
tion spontanée », ont-elles si peu retenu les chercheurs et
autres anthropologues ? Pourquoi continuer de qualifier de
« mineur » cet art si singulier ? Peu d’auteurs et d’éditeurs ont
exploité, à ce jour, ce patrimoine collectif et culturel 15. Et c’est
depuis peu que sont publiés des livres à destination des enfants
et principalement pour les plus petits d’entre eux, avant

15. Citons :
– Marie-Claire Bruley, Lya Tourn (illustrations de Philippe Dumas),
Enfantines. Jouer,, parler avec le bébé, Paris, L’école des loisirs, 1988 ;
– Edmée Arma, Am stram gram. Le monde de l’enfant par les formulettes,
les comptines et les chansons, Paris, Éditions À cœur joie, 1994 ;
– Anne Bustarret, L’Oreille tendre. Pour une première éducation auditive,
Paris, Éditions de l’Atelier, 1998 ;
– Jean Baucomont, « Comptines et formulettes enfantines », Vie et lan-
gage, 1958, 70 (janvier), 71 (février), 73 (avril) ; 1959, 87 (juin) ;
– Marie Tenaille, Comptines d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Fleurus, 1974 ;
– Philippe Kuhf, Le Livre des mères. Les enfantines du « bon pays de
France », Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1878 ;
– Claude Gaignebet, Le Folklore obscène des enfants, Paris, Maisonneuve et
Larose, 1980.
On se référera aussi au chapitre « Formulettes et comptines » de Petit Pou-
cet deviendra grand. Le travail du conte, Pierre Lafforgue, Bordeaux, Mol-
lat Éditeur, 1995. Ainsi qu’à la thèse de doctorat de Françoise Peypoudat,
La Formulette de tradition orale et ses modes d’appropriation par l’enfant en
milieu scolaire ordinaire et spécialisé, Université de Bordeaux II, 1994.
Enfin, pour témoigner de l’historicité de ces préoccupations et de cet
intérêt, ne manquez pas de lire l’article de Gaston Ferdiere, « Intérêt psy-
chologique et psychopathologique des comptines et des formulettes de
l’enfance », L’Évolution psychiatrique, Paris, Desclée de Brouwer, 1947,
III.
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3 ans 16. Pendant que disques et cassettes reprennent le même
répertoire, en musique17.

Faire le compte des comptines

Ça se dit, ça se chante, ça se joue, ça se mime les comp-


tines. Partout, à l’aube du troisième millénaire, dans l’intimité
de son chez soi, dans les salles de classes maternelles, à la
crèche, à l’hôpital, sur CD, cassettes et même dans la télé, pen-
dant les émissions pour la jeunesse. Ça saute aux oreilles et à la
bouche, les comptines, ça vous poursuit de ses assiduités
depuis votre tendre enfance et ça ne vous lâche plus. Vous
croyez les perdre, voyez comme elles rappliquent à la première
grande occasion qui vous rappelle à l’enfance. Elles sont là,
toujours, enfouies et si promptes à renaître. Elles sont venues
de si loin, métisses de votre histoire et de celle de vos « frères
humains ». Elles tiennent lieu de patrimoine narratif popu-
laire, universel, héritées de la tradition orale, transmises de

16. Citons :
– les nombreux ouvrages écrits par Agnès Rosenstiehl, qui a inventé Mimi
Cracra dans Pomme d’Api, Paris, Bayard Presse ;
– Anne Sylvestre, Fabulettes sans notes pour marmots et marmottes, Paris,
Actes Sud jeunesse, 1999.
– Albéna Ivanovitch-Lair, 36 comptines à jouer avec les mains, Paris, Ate-
lier du Père Castor/Flammarion, 2000 ;
– Enfin, pour la bonne bouche, il faut saluer le travail des Éditions Didier
Jeunesse, dirigées par Michèle Moreau, qui poursuivent depuis plusieurs
années la publication, en particulier dans la collection « Pirouette », des
grands classiques de la comptine, illustrées et parfois réinterprétées par
Martine Bourré, Stefany Devaux, Charlotte Mollet…
17. Cf. discographie proposée par Anne Bustarret, en fin d’ouvrage.
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génération en génération. Elles n’ont pas d’état civil, nul ne
peut attester de l’identité de leur auteur, c’est comme si elles se
composaient d’elles-mêmes, par je ne sais quelle magie du
verbe.
Qui sont-elles ? Selon Soupault et al., « des formulettes
souvent mélodiques, employées avant le jeu pour désigner par
la scansion de syllabes bien détachées celui ou celle qui est
désigné (éliminé ou choisi) ». Mais les comptines ne sont pas
toutes d’élimination, participant dès lors à ce rituel du « plou-
fage » ou « ploufette », « ploumer » ou tout simplement
« plouf » pour désigner celui qui sera le chat et devra s’y col-
ler : « As-tu-du-rouge-sur-toi ? » Si celui sur lequel est tombé
la dernière syllabe répond oui, il reste. Sinon, il sort. Et ainsi
de suite, avec les autres couleurs.
« - Aimes-tu l’or, l’argent ou le platine ?
– L’or.
– Tu sors.
– L’argent.
– Va-t-en.
– Le platine.
– Débine. »
Elles ont été classées par ces auteurs en plusieurs catégories
dont :
– les formulettes d’avant-conter
– les comptines numériques : jouer avec les chiffres
Un, deux, trois, j’irai dans les bois.
Quatre, cinq, six, cueillir des cerises.
Sept, huit, neuf, dans un panier neuf.
Dix, onze, douze, elles seront toutes rouges
– les comptines avec jeux de mots
– So 1, So 2, So 3, So 4, So 5, So 6 (saucisse)
– Une oie, deux oies, trois oies, quatre oies, cinq oies, six oies, sept oies
(c’est toi).
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– les comptines avec injonction de sortie
– les comptines avec allitérations, onomatopées, formules
magiques, jouer avec les mots, leur sens, leur sonorité
– Am stram gram,
Pic et pic et colégram,
Combien de cloches a Notre-Dame ?
– Rikiki petite souris
Grignote des spaghettis.
– Le jars est
Jaloux
Des
Jolis
Jarrets.
– les comptines mettant en scène des êtres humains, des scènes
du réel de l’enfant, racontant des histoires de vie quotidienne :
elles sont très fréquentes
– La Samaritaine, taine, taine
Va à la fontaine, taine, taine,
Pour chercher de l’eau, eau, eau,
Dans son petit seau, seau, seau.
Son pied a glissé, sé, sé
L’eau s’est renversé, sée, sée,
Une fleur a poussé, sé, sé.
(Cette formulette est souvent un jeu de mains : les deux
enfants face à face se frappent les paumes mutuellement,
applaudissent et frappent de nouveau les paumes de l’autre
joueur.)
– les comptines à allusion historique ou politique, le plus sou-
vent humoristiques
– Vercingétorix
Fils de Louis Clovis
Vainquit les Chinois
Un soir, à Roncevaux.
C’est lui qui inventa
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La mode des slips
Et périt un soir sur l’échafaud.
– Henri IV voulait se battre,
Henri III ne voulait pas,
Henri II se moquait d’eux,
Henri I ne disait rien
Un deux trois quatre
Vive Henri IV
Assassiné par Ravaillac.
– les comptines énumératives, mnémotechniques
Bijou, caillou, chou, genou, hibou, pou.
– les comptines à allusion ou contenus religieux
– J’ai le hoquet
Dieu me l’a fait
Vive Jésus
Je ne l’ai plus.
– Donnez-moi vos biscuits (sur le modèle du Dominus vobiscum)
– les comptines animales, très répandues
– Une souris verte…
– Jamais on n’a vu…
– Au clair de la lune,
Trois petits lapins
Qui mangeaient des prunes
Comme des petits coquins,
La pipe à la bouche,
Le verre à la main,
En disant Mesdames
Versez-moi du vin
Tout plein jusqu’à demain matin
– les comptines à objets, le plus souvent domestiques, évo-
quant la maison, le vêtement.
– Pirouette, cacahuète…
– Promenons-nous dans les bois…
– les comptines de désignation, de nomination ou encore d’éli-
mination (cf. le ploufage)
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– les comptines à tâche
– Coccinelle du Bon Dieu
Envole-toi dans les cieux
– les comptines moqueuses ou taquines
– Bisque, bisque, rage,
Mange du fromage.
Si le fromage n’est pas bon,
Mange du poison
– Na na na nanere !
Bisque bisque rage
Mange du cirage
– les comptines inventées
– Ta mère est à la danse
Ton père au cabaret
Et moi je suis ici
À tourner la bouillie
(Berceuse à la chevrette de Max Jacob.)
– On a gagné
Les doigts dans le nez
Ils ont perdu
Les doigts dans le cul.
Au total, les comptines proposent autant de variations, de
temps, de grammaire, de sens, d’associations, de rimes qui
peuvent s’imaginer. La syntaxe n’y est ordonnée que pour
mieux servir aux sonorités, au rythme et à l’effet induit par le
texte. La poésie y est toujours convoquée et ce plaisir oral qui
renvoie au babil premier de l’enfant. Ces jeux de bouche et de
langue donnent du goût aux mots et forcent l’appétit du verbe.
Leur magie en appelle à d’autres créations, d’autres décou-
vertes, d’autres échanges, pour maîtriser, à travers ces jeux de
mots, le monde et ses sortilèges.
Trois petits chats
Chapeau de paille
Paillasson
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Somnambule
Bulletin
Tintamarre
Marabout
Bout de ficelle
Selle de cheval
Cheval de course
Course à pied
Pied de cochon
Cochon de lait
Lait de vache
Vache qui rit,…
ABCD, le chat s’est décidé
EFGH, à saisir une hache
IJKL, pour couper la ficelle
MNOP, où le jambon salé
QRST, est pendu tout l’été
UVW, le jambon est tombé
XYZ, tout juste sur son « pet »

Le compte est bon


Les comptines disent la tradition orale

Depuis des temps immémoriaux, elles témoignent de cette


parole qui dansait, virevoltait autour des berceaux et dans
toute la maisonnée. Tout enfant est parlé, dès son plus jeune
âge et même avant de naître à ce monde. Les Dogons du Mali
assurent qu’il faut entourer le bébé de belles paroles, après la
naissance : les bébés sont drapés des plus beaux atours du lan-
gage pour entrer dans la vie et la communauté des semblables.
Les soins à l’enfant, au tout-petit, s’accompagnent imman-
quablement de mots, de gestes. C’est par ces soins, ces mots,
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ces gestes que les parents, souvent la mère, introduisent le bébé
dans le monde des humains. L’humanisation et l’individuation
du nouveau-né en dépendent : il est ainsi proclamé semblable,
soit pareil aux autres, avec les mêmes attributs d’humanité
mais tout autant, unique, avec ses singularités propres, avan-
tages ou avatars. Ce socle, ce fondement de son expérience de
vie est primordial, et l’on connaît ces figures emblématiques de
l’histoire qui, de Psantik 1er, pharaon de la Haute-Égypte, à
Frédéric de Prusse, ont tenté de déterminer la langue première
que parlerait un enfant, sans qu’une seule parole lui ait été
adressée depuis sa naissance. Les enfants ne résistèrent pas à ce
qui de nos jours serait interprété comme mauvais traitement.
Les comptines règnent dans l’oralité, elles instaurent une
puissance sombre ou lumineuse, toujours magique, de la
parole qui détient dès lors un pouvoir infini, que l’enfant
rêvera plus tard de posséder.
À la salade
Elle est malade
Au céleri
Elle est guérie
À la pomme de terre
Elle tombe par terre
(ou : elle est au beurre)
Quel est donc ce monde où l’on peut guérir et tomber
malade aussi vite ?
Dieu te bénisse
Te rabonisse
Et te fasse le nez
Comme j’ai la cuisse.
Quel est donc ce Dieu capable de tant ? L’enfant ne le
serait-il pas, à cette heure ? Ne souhaite-t-il pas le croire ? L’ani-
misme enfantin s’exerce ici, avec force.
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« De l’usage de la parole dépend la nourriture de l’homme,
il s’alimente du produit de ses lèvres », assurent Les Proverbes,
XIII, 20.

Elles disent aussi la culture

Les comptines se déploient dans ce monde de l’entre-deux,


du trait d’union, encore visible entre les parents et le bébé.
Elles occupent cet espace transitionnel, potentiel, décrit par le
pédiatre et psychanalyste D.W. Winnicott, espace qui, un
temps, n’appartient en propre ni aux parents, ni à l’enfant. Aux
balbutiements du bébé viennent faire écho ces formulettes
maternelles. Leur forme même les situe dans le monde de
l’entre-deux, mi-chantées, mi-parlées. Leur transmission les
ancre à la fois dans l’actuel et l’hérité. Leur fonction paraît bien
se résoudre en ce passage des corps à corps entre le parent et le
bébé aux corps séparés, distincts, autonomisés. Le tout-petit
qui représente à lui seul un patrimoine chéri de ses parents et
des adultes qui l’entourent doit s’engager sur la route de la
séparation, de la distanciation. Pour ce faire, il se doit d’assu-
rer ses bases, sa sécurité psychique. L’imprégnation culturelle
facilite ce fondement et les comptines participent de ce travail
d’enracinement. L’enfant est mis en familiarité avec le divin, le
magique, le réel, les lieux, les animaux… De fait, les comp-
tines se situent à la suture de l’intime et du social, du privé et
du public. Énoncer ces formulettes, c’est ainsi affronter la vie
sociale, l’autre, le monde, c’est déjà sortir de soi.
Les comptines se transmettent quant à elles de bouche à
oreille, de cour de récréation en intérieurs douillets ; parfois
certaines greffes symboliques prendront, un enseignant, une
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assistante maternelle, un cousin éloigné pourront enrichir ce
processus de « leurs » comptines.
Elles vivent leur vie, s’adaptent à leur époque ; de nouvelles
se risquent à naître, d’autres sont recréées, d’autres encore dis-
paraissent.
– On n’a jamais vu ça
Hitler en pyjama
Et Mussolini, et Mussolini
En culotte de nuit
– Scoubidou bidou
J’ai du poil à la zézette
Scoubidou bidou
J’ai du poil partout
J’en ai devant
Comme Sylvie Vartan
J’en ai derrière
Comme Alain Barrière.
-Ohe ! Ohe matelot
Pompidou navigue sur nos sous
(sur l’air du Petit navire)
Les comptines vivent leur temps, intemporel et actuel.
Pour ce faire, elles comptent le temps qui passe, elles rap-
pellent que le temps est compté.
Lundi dans la lune
Mardi dans la mare
Mercredi dans la mer
Jeudi c’est un jeu
Vendredi c’est du bon temps
Dimanche nappe blanche.
Elles pulsent la vie qui passe, et là où les berceuses ferment
les paupières des petits enfants, elles leur ouvrent grands les
yeux, les éveillent à la vie. La comptine est une éveilleuse de
mots et de vie.
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Les comptines disent le monde…

Elles l’épellent, à la manière d’un imagier, et disent


l’énigme qui l’anime. D’une certaine façon, elles donnent le
monde à l’enfant, elles le lui servent sur un plateau, ludique et
créatif, pour qu’il le prenne, le monde, à bras le corps, le
nomme et s’y retrouve.

… en rythme

Ces dernières années, le bébé a changé de peau, il est un


véritable mutant. Aujourd’hui, tout le monde sait qu’il est une
personne, douée de compétences multiples, au guet sensoriel
et émotionnel de son environnement qu’il sait discriminer et
reconnaître très tôt. Les travaux des psychologues expérimen-
taux, en particulier sur les interactions précoces, ont montré
que le rythme constituait pour le bébé son premier outil pour
découvrir le monde mais aussi pour se rassembler, faire acte de
cohésion et d’intégrité. Les grandes fonctions métaboliques –
sommeil, alimentation, respiration, digestion – doivent
prendre leur rythme d’installation et de développement. Ces
rythmes de base possèdent des invariants de structure et de
temporalité ; ils sont profondément arrimés aux rythmes
binaires premiers correspondant au rythme cardiaque mater-
nel, au rythme oscillatoire et cœnesthésique des balancements
dans le liquide amniotique, et au rythme des échanges fœto-
maternels. Ainsi, sur ces rythmes originaires binaires, vont se
greffer des micro-rythmes, témoins de la qualité des interac-
tions dynamiques entre mère et bébé.
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La qualité musicale des premières interactions vocales entre
mère et bébé n’est plus à souligner. De même, le bébé va être
attiré par « un rythme expressif », qui comprend à la fois des
éléments de répétition et une part d’irrégularité, d’improvisa-
tion conjointe. Le rythme des dialogues mère-bébé est ainsi ni
tout à fait prévisible ni tout à fait aléatoire ; et c’est bien ce qui
fait son charme. Le bébé est lui aussi « ravi » par cette dyna-
mique, il ne connaît dès lors pas l’ennui ou l’habituation. Le
monde qui l’entoure est décliné sur le mode de l’énigme.
La qualité rythmique des comptines a été de tout temps
mise en exergue. Il s’agit bien là d’une des voies d’approche les
plus précieuses quant à la relation du tout-petit à son environ-
nement humain. Le rythme de la comptine réintroduit les élé-
ments premiers et structuraux des rythmes humains. Mais il
s’agit d’une répétition qui s’autorise d’aléas et de variations.
Sans porter atteinte cependant à la trame propre de sa struc-
ture de base. Le tout-petit sera ainsi particulièrement sensible
à ces comptines qui se joueront sur des rythmes binaires de
forme tension/détente, présence/absence, accélération/ralen-
tissement… Plus encore, de récents travaux tendent à prouver
que la perception du rythme de la parole permet à l’enfant de
démarrer l’apprentissage de la structure des syllabes de sa
langue et facilite l’apprentissage du langage 18. Le rythme des
comptines trouve ainsi un écho intime chez l’enfant, écho que
l’on pourra percevoir plus tard dans la danse, la chanson…
Dans cette enveloppe sonore et rythmique, le petit enfant va
être porté vers la parole, séduit et comme en quête d’un sou-
venir, d’une émotion, d’un vécu affectivo-sensoriel déjà expé-

18.Franck Ramus, L’Étude comparative de la perception de la parole : déve-


loppements récents, Primatologie, Paris, 2000, 3, p. 421-444.
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rimenté. Comme un goût que l’on croit reconnaître, une
saveur passée. Les comptines sont ainsi des revenants, des fan-
tômes d’un passé inoublié et inoubliable, déjà « connues »
avant même d’avoir été entendues. Existerait-il un instinct de
comptines ?

À la découverte de soi

Voilà bien une autre tâche d’importance pour nombre de


comptines et autres jeux de doigt, de nourrice… : présenter
son corps à l’enfant. C’est à la mère que revient habituellement
cette grande œuvre, permettre au bébé de découvrir son corps,
de le sentir, d’en dresser les lieux, les limites. Les comptines
participent de l’élaboration du schéma corporel et de l’image
de soi.
– La petite bête qui monte qui monte qui monte !
Guili guili guili
Le doigt monte sur le bras de bébé et chatouille le cou.
– Je fais le tour de la maison
je ferme la fenêtre
l’autre fenêtre
je descends l’escalier
je ferme la porte à clé
La main fait le tour du visage de bébé, lui ferme une pau-
pière, une autre, descend par le nez et imprime un mouvement
tournant aux lèvres.
-Bateau, sur l’eau, la rivière la rivière
Bateau sur l’eau la rivière au bord de l’eau
Plouf
L’enfant est bercé en rythme et doucement sur les genoux
ou dans les bras et d’un coup, il est fait mine de le lâcher.
– À dada sur mon baudet
Quand il trotte il est coquet
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Au pas au pas au pas
Au trot au trot au trot
Au galop au galop au galop
L’enfant est à cheval sur les genoux de l’adulte qui le fait
sauter au rythme de la comptine.
De découvertes en découvertes accompagnées par l’adulte,
l’enfant nomme les parties de son corps, les explore, en chan-
son et en rythme. Mais plus encore, il investit ce corps, comme
sa mère, son père l’y engagent. C’est bien par ces jeux de
doigts, ces caresses rimées que naît le corps érogène de l’enfant.
Comme d’autres soins maternels, ces jeux de mains érotisent le
corps du tout-petit. La peau d’abord va être investie, effleurée,
caressée, massée ; l’enveloppe corporelle établie ; puis les mains
se feront plus insistantes, s’attachant à de plus profondes enti-
tés, les muscles, les tendons, leurs parcours, leurs attaches. La
sensibilité intéroceptive sera sollicitée. Le visage sera le siège
élu de ces investissements, marquant par là l’importance de ses
fonctions et en particulier celles qui se rapportent à la vue :
l’expérience de l’image spéculaire, le futur stade du miroir se
prépare déjà dans ces petits jeux de visage. En outre, la lecture
des premières émotions se réalise ici, dans ce dialogue tonique,
gestuel et parlé, entre le bébé et sa mère. Les comptines don-
nent aux bébés les clés du rire, de l’attente, de la crainte, de la
surprise… toutes émotions qui se lisent sur le visage de la mère
ou de l’enfant. Quant aux mains, elles bénéficient aussi d’un
nombre imposant de jeux de découvertes : l’outil princeps de
l’Homme depuis les temps préhistoriques garde sa place de
choix au grand musée des comptines. La main sera famille,
ville, scène, pays… et les doigts autant de personnages-clés de
cette première entrée dans le socius
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– Voici le père
Voici la mère
Voici la demoiselle
Voici le fils
Et voici le petit rincouincouin
– Pouce pouce cache-toi
Ou celle-là te croquera
Enfin, et il ne s’agit assurément pas d’un moindre aspect,
toutes ces comptines qui se jouent sur le corps de l’enfant ont
une fonction séparatrice et défusionnelle. Elles permettent en
effet au tout-petit de se penser un, unifié, différent de l’autre,
distinct de lui. Elles mettent des limites au corps, des fron-
tières, disent qui est qui, et posent clairement les règles des
jeux œdipiens futurs. Elles sont des invites à l’imitation, à la
répétition, à l’édification du Moi et du Self par la découverte
de soi et de l’autre.
– Je te tiens
Tu me tiens
Par la barbichette.
Le premier
De nous deux
Qui rira
Aura une tapette.
– Tourne, tourne mon moulin
Clap, clap, clap, petites mains.
– Ainsi font, font, font,
Les petites marionnettes…
Il faut conclure cette approche du corps propre et du corps
érogène par un détour vers les récents travaux de Damasio sur
les liens existant entre émotion et cognition. Où il explique
qu’il faut maintenant conjuguer investissement corporel et
développement de l’efficience cognitive : un enfant « suffisam-
ment bien » investi, c’est dire sans excès ni carence, sans ces
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mouvements paradoxaux de trop un jour et rien le lendemain,
connaîtra des potentialités plus importantes de développement
cognitif. De là à postuler comme péremptoire le massage et
tout ce travail de découverte du corps, médiatisée par la parole
de celui qui conte…

Contez fleurette

Et si je vous disais que les comptines sont des odalisques du


sexe, et pas qu’une première et bien chaste éducation sexuelle
pour le tout-petit ! Si je vous disais que les jeux de mains sont
aussi des jeux de vilains… Et qu’on n’a assurément pas trouvé
mieux pour éveiller bébé aux futurs jeux de l’amour et du
hasard, certes, mais surtout pour le protéger des instincts,
osons destructeurs, de ses parents, qu’en penseriez-vous ? Me
taxeriez-vous de grave obsédé ? Décidément ces psys, tous les
mêmes, des obsédés graves ! Y voient du sexe et du mal par-
tout !
Me laisserez-vous m’expliquer, sans me condamner trop
vite ? Merci.

L’énigme

Pourquoi les comptines laissent-elles en nous des traces si


fortes, des dizaines d’années après les avoir entendues, senties,
vécues ? Pourquoi sommes-nous si émotivement touchés lors-
qu’elles se rappellent à nous, par enfants interposés, les nôtres,
ceux de notre famille, le petit voisin, dans un livre même, ou
sur un disque ?
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D’accord, le temps des comptines « règne dans l’antécé-
dent » (G. Bachelard) et comme la Madeleine de Proust, elles
reconvoquent tout un passé, un temps perdu, qui ne sera
jamais retrouvé ; ce temps dont l’enfant et plus tard l’adulte
gardent toujours la nostalgie. Retrouver ces comptines, c’est se
réapproprier quelque chose de ce temps. Ou plutôt quelqu’un,
car ces premiers soins – et acceptez s’il vous plaît de considérer
les comptines et autres enfantines comme autant de soins,
dans le sens très romantique de sa racine allemande, Sorgen,
prendre soin, être attentif à , être soucieux de – convient à
notre banquet du souvenir une seule et unique personne, la
« première amoureuse », écrivait Sartre, la « première séduc-
trice », renchérissait Freud, la mère. En ces temps d’intimité, si
forte, qu’on a pu en dire des années durant que bébé et mère
ne formaient qu’un. Un seul corps, fusionné, indistinct. Quel
délire ! Les comptines nous permettent des retrouvailles, à dis-
tance, avec cette grande et première aventure : elles sont tout
simplement une façon d’halluciner, non pas tant la mère que
la relation à la mère, une façon de retrouver cette mémoire cor-
porelle qui jamais ne s’efface, ces rythmes premiers qui tou-
jours nous accompagnent.
Scions, scions du bois
Pour la mère, pour la mère
Scions, scions du bois
Pour la mère Nicolas
Mais encore ?
On ne saurait en effet se contenter de cette approche nos-
talgique de la comptine, même si son caractère polysensoriel et
polysémique « jouit » de bien des spécificités. Et s’il signe, sans
recours, la rupture de ce lien éperdu et perdu à la mère, tout
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autant que la fin de la toute-puissance infantile et du narcis-
sisme primaire.
Allons plutôt voir du côté des sortilèges et des charmes. Le
tout-petit vit l’ensemble de ces expériences précoces sans pou-
voir tout en saisir, tout en entendre, dans les acceptions mul-
tiples de ce terme. C’est comme si on lui parlait un langage
étranger, avec des manières qu’il ne peut comprendre car il ne
les a pas encore clairement identifiées, disons reconnues. Mais
l’étrangeté de ces situations n’explique pas tout, même si le
bébé n’a pas tous les outils conceptuels pour penser et méta-
boliser ce qui lui arrive. Ce qui importe, c’est qu’il va garder de
ces échanges une charge sexuelle non liée. Il sent bien qu’il y a
quelque chose qui lui échappe, qui le déborde, qu’il ne
contient pas, dans ces jeux de mains, ces caresses, ces douces
chansonnettes. Mais il ne sait quoi. Voilà l’énigme, dans toute
sa violence. Ce que Jean Laplanche nommera des « signifiants
énigmatiques 19 ». La relation première de la mère au bébé est
dite de séduction, « séduction originaire » pour S. Freud. Par-
tant, elle est totalement inéquitable, la mère étant à un pôle
actif, elle fait, parle, agit ; le bébé étant à un pôle passif, il est
agi, il se laisse faire (enfin !). Et très vite, il va connoter d’énig-
matiques nombre de ses expériences, c’est dire qu’il va pres-
sentir la charge sexuelle dont elles sont porteuses. Sans pouvoir
rien en faire… qu’en jouir !
Ce caractère énigmatique, nous le retrouvons dans bien des
comptines.
Trente chevaux blancs sur une colline rouge.
Ils mâchonnent, ils trépignent, ils se tiennent tranquilles.
Qui sont-ils ?

19. Nouveaux Fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987.


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Comptine anglaise. La réponse est… les dents.
J’ai une bande d’enfants, quand le soleil sort, ils se cachent, quand le
soleil se cache, ils sortent ?
Sirandane (devinette) mauricienne. La réponse : les étoiles.
Les comptines revêtent pour la plupart cet habit d’énigme,
désarmant souvent l’analyse et l’entendement. La magie des
mots dits parfois suffit, insaisissable. La configuration narra-
tive des comptines, non contraignante, laisse ainsi la possibi-
lité à tous d’accéder à une pluralité de sens 20, à une grande
richesse d’images psychiques et de significations latentes. Cette
« pluricité » des comptines renvoie à la cohérence secrète qui
les unit, et au total à ce caractère d’énigme très connoté sexuel-
lement dont elles sont porteuses, le plus souvent à notre insu
même.
Inconsciemment, nous sommes portés par cette énigme,
tout au long de notre vie. Elle possède, pour nous et nous seu-
lement, les charmes et les sortilèges des fées et des sorcières
d’antan. La Folcoche ou la Fée Clochette ?

Fais-moi mal mais couvre-moi de baisers

Les comptines organisent la sexualité et lui donnent un


sens partageable et acceptable par le groupe. Elles proposent en
fait des jeux métaphoriques de transgression, mais aussi et sur-
tout, elles engagent à apprivoiser ses propres pulsions.
– Une aiguille
Je te pique

20. L’analyse d’Une souris verte, accessible sur le site internet argauth.com,
ésotérisme et sciences occultes, conclut ainsi, en une dizaine de pages très
documentées, qu’il s’agit en fait d’un texte composé par des sociétés ini-
tiatiques de type franc-maçonnerie.
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Une épingle
Je te pince
Une agrafe
Je t’attrape
– Bélier, bélier, bélier… boum
(et on se cogne la tête, front contre front)
Les exemples ne manquent pas de comptines qui révèlent
des caractères d’anthropophagie – moi vouloir manger toi – et
qui témoignent du destin civilisé des pulsions cannibales de
l’homme : « On en mangerait de cette petite menotte », « Qui
c’est le grand méchant loup qui va dévorer ce petit bébé joli ? »
C’est tellement plus plaisant de le dévorer pour de faux son
baby tout rose, tellement plus raisonnable aussi et heureux
pour tout le monde ! Ça n’enlève rien à ces pulsions ataviques
de rage à l’égard des enfants que nous mettons au monde, qui
nous contraignent, nous empêchent de réaliser plein de choses
rêvées, chamboulent notre vie, à un point que nous n’avions
même pas imaginé. D.W. Winnicott dénombrait plus de vingt
raisons de « haïr » son bébé, et assurément qui n’a pas, un jour,
pensé mettre le bébé par la fenêtre avec la baignoire et l’eau du
bain, a un surmoi fort efficace.
Les comptines, jeux de mains et autres, permettent un
détournement des pulsions d’agressivité des parents qui se
muent en jeux de bouche, de langue, de doigts… Elles assu-
rent le contrôle et la gestion de l’excitation entre les parte-
naires. La petite bête monte, monte, mais elle va s’arrêter et ne
pas chatouiller trop fort, à déborder le bébé qui risque fort plus
d’en pleurer que d’en rire.
Et si elles soumettent le corps de l’autre, ici bien sur du
bébé, à la frénésie « bisouillante » ou par trop caressante de sa
mère, elles lui permettent aussi, ce faisant, de réaliser un véri-
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table rituel d’appropriation du corps de son enfant et dans le
même temps de séparation.
Voilà donc bien la leçon, allez, osons inconsciente, de ce
petit genre. Il ouvre à des horizons que nous préférions ne
jamais avoir connus. Mais dans le même temps, notre maso-
chisme aidant, nous en gardons quelques belles… traces.

De la présentation à l’exposition

Les comptines se révèlent à nous et nous révèlent. Elles


proposent, en de souveraines odyssées dans les temps anciens,
jusqu’au fin fond des siècles, de faire pont entre nature et cul-
ture. Elles sont un des premiers moyens mis à disposition des
jeunes parents pour apprivoiser leurs élans, découvrir leur
enfant et se découvrir tout autant. Elles s’installent dans le
rituel, permettent ces premières présentations de l’enfant au
monde et du monde à l’enfant, ces premières rencontres. Mais
elles ouvrent aussi sur le sexuel, la découverte de la sexualité
précoce de l’enfant et ses interrogations ne feront que grandir
avec lui à ce propos, transférant la dose d’énigme qui l’accom-
pagne vers d’autres recherches, intérêts ou passions.
Les comptines, si elles nous laissent nostalgiques d’un jadis
jamais présent, nous disent aussi qu’en des temps immémo-
riaux – Ah ! Cette satanée amnésie infantile – nous avons été
seuls, dans la détresse de nos impossibilités, soumis à la toute-
puissance de l’autre, dans l’attente de son seul recours.
Par bonheur, nous avons grandi.
Et nous comptons sur d’autres, dans nos vies, qui nous
accompagnent.
Nous passons. Une Pâque encore. Une joyeuse Pâque.

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