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LE TRAIT UNAIRE, PAS À PAS

Philippe De Georges

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2021/1 N° 107 | pages 55 à 61


ISSN 2258-8051
ISBN 9782374710341
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2021-1-page-55.htm
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Le trait unaire, pas à pas
Philippe De Georges

Posons le sujet de nos préoccupations : la question de ce qui fait Un, pour le parlant
vivant, est une question qui court comme un fil tout le long de l’enseignement de Lacan.
Jacques-Alain Miller l’a fait valoir remarquablement dans son tout dernier cours,
« L’Un-tout-seul 1 ». Dans ce domaine comme dans d’autres, le traitement lacanien de
la question est scandé par trois étapes essentielles : dans la première, l’Un est celui qui
se constitue dans le stade du miroir. C’est un Un par l’image et par le corps. Mais il est
marqué par son lien avec le moi dont la formation est le résultat, et le caractère illusoire
et fallacieux de celui-ci. Après cette étape imaginaire, c’est le signifiant qui confèrera
une forme de Un, par le biais du signifiant-maître et de l’aliénation du sujet à la chaîne
signifiante où il se trouve représenté par celui-ci. Lors de ces deux étapes, c’est dans et
par l’Autre que l’unité s’acquiert. La troisième station sera ainsi d’une autre nature, puis-
qu’à suivre la démonstration de Jacques-Alain Miller, le Un sera un Un de jouissance,
indépendant de l’Autre du signifiant.
Ce à quoi nous allons prêter attention, c’est à ce que Lacan appelle, lors de la
deuxième étape de ce cheminement, le trait unaire.

I. C’est dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », en 1960, que se trouve


ramassée la conception la plus claire du trait unaire : « Le dit premier décrète, légifère,
aphorise, est oracle, il confère à l’autre réel son obscure autorité. Prenez seulement un
signifiant pour insigne de cette toute-puissance, ce qui veut dire de ce pouvoir tout en
puissance, de cette naissance de la possibilité, et vous avez le trait unaire qui, de combler
la marque invisible que le sujet tient du signifiant, aliène le sujet dans l’identification
première qui forme l’idéal du moi. 2 » Notons, pour y revenir plus tard, que dans cette
formulation, le trait unaire est un signifiant, qui fait insigne.

Philippe De Georges est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.


1. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul » (2010-2011), enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 mars 2011, inédit.
2. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 808.

La Cause du désir n 107


o 55
Yad’lun

Lacan met aussitôt en balance ce processus avec celui qu’il avait mis en lumière plus
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tôt, dans le stade du miroir, et qu’il résume en quelques mots : « Car tout ce dont le sujet
peut s’assurer, dans cette rétrovisée, c’est venant à sa rencontre l’image, elle anticipée,
qu’il prit de lui-même en son miroir. 3 » Il peut ainsi distinguer les deux registres freudiens
de l’idéal du moi et du moi-idéal, en les reliant à ses propres élaborations, l’un du côté
du symbolique et l’autre de l’imaginaire : « ce que le sujet trouve en cette image altérée
de son corps, c’est le paradigme de toutes les formes de la ressemblance qui vont porter
sur le monde des objets une teinte d’hostilité en y projetant l’avatar de l’image narcis-
sique 4 ». Ici, l’image se fixe. « C’est cette image qui se fixe, moi idéal, du point où le sujet
s’arrête comme idéal du moi. 5 » Il y a donc ainsi constitution du moi et du narcissisme
à partir de l’image spéculaire dans un procès imaginaire et de l’autre, formation du Je par
l’effet du signifiant. C’est pourquoi Jacques-Alain Miller titre la leçon du 5 février 1958
du Séminaire Les formations de l’inconscient : « De l’image au symbolique 6 ».
Dans son Séminaire « L’identification », un an plus tard, on voit cheminer et se
préciser la thèse de Lacan. Il part, dit-il, des identifications freudiennes et postule que
l’identification est abordée (chez Freud et dans la tradition analytique) par « ce qui se
pose comme identique, fondé sur la notion du même 7 ». Autrement dit : A est A,
comme Lacan est Lacan 8. Le même mois, il met en valeur « l’identification inaugurale
du sujet au signifiant radical du trait unique comme tel 9 ». Puis il pense pouvoir créditer
Freud de ce repérage : « C’est l’einziger Zug, le trait unique du signe de la notation 10 ».
En décembre, Lacan revient sur le terme freudien enziger, et le traduit non plus par
unique, ce qui est la signification usuelle, mais par unaire, terme qui figurait déjà dans
« Subversion du sujet », qu’il n’invente pas mais qu’il emprunte, dit-il, à la théorie des
ensembles. Il précise que cette notation minimale peut aussi bien être un bâton vertical,
comme la coche faite par le chasseur, ou horizontal, comme dans l’écriture chinoise où
cet idéogramme élémentaire est attesté 11.
Dans cette veine, Lacan convoque aussi bien Bertrand Russell que les hommes du Magda-
lénien et les traces si facilement évocatrices d’une écriture primitive, du Mas-d’Azil. Ce qui
s’impose alors comme question est la fonction du nom propre, dont il interrogera la défini-
tion. En janvier 1962, Lacan pose la question « qu’est-ce que le nom propre ? 12 » et la nature
de l’attache du langage au réel. Ces deux indications, non développées et posées comme
pierres d’attente sont précieuses. La question du nom propre est celle de la possibilité de
désigner quelque chose ou quelqu’un tel qu’en lui-même et dans sa singularité la plus
complète : c’est lui, et c’est nul autre, lui et pas un échantillon d’une classe et encore moins

3. Ibid.
4. Ibid., p. 809.
5. Ibid.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 213.
7. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 15 novembre 1961, inédit.
8. Ibid., leçon du 15 novembre 1961.
9. Ibid., leçon du 22 novembre 1961.
10. Ibid., leçon du 29 novembre 1961.
11. Ibid., leçon du 6 décembre 1961.
12. Ibid., leçon du 10 janvier 1962.

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Philippe De Georges Le trait unaire, pas à pas

d’un universel. Lui pas comme semblable, à autrui, au groupe, faisant partie de la commu-
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nauté, mais dans ce qui le différencie et le distingue. Et ce nom propre (même réduit au
trait, à la marque élémentaire ou à la coche) s’il existe, est une agrafe entre le langage et le réel.
Dans le Séminaire …ou pire, il reprendra cette idée en soulignant que « L’Un dont
il s’agit, dans le S1 […] est, au contraire de ce dont il s’agit dans la répétition, l’Un
comme Un seul. C’est l’Un en tant que […] c’est la différence 13 ». En somme, l’identi-
fication n’a plus comme enjeu la notion de même, mais au contraire du différent.
…ou pire est le moment où le Un prend une place centrale et un accent nouveau.
Les chapitres IX et X sont en effet consacrés à une lecture très personnelle du Parménide 14
de Platon et Lacan joue avec la question lancinante de ce dialogue, « s’il est un » (ei hén
esti). Le dialogue n’est pas facile à lire et sa construction est déroutante : un siècle après
qu’elle a (peut-être) eu lieu, Platon met en scène une discussion qui met en présence trois
personnages illustres, Parménide lui-même, alors âgé de soixante-cinq ou soixante-
quinze ans sans doute, philosophe de poids et d’âge, Zénon, son disciple et ami, plutôt
rhétoricien, qui aurait alors quarante-cinq ans, et un jeune homme au verbe acéré :
Socrate lui-même, qui n’aurait alors que vingt ans. Parlant sans ambages et avec la viva-
cité de la jeunesse, Socrate conduit le vieux sage à préciser ce qui est sa thèse supposée
majeure : « s’il est vrai qu’il est un ». Qu’il y ait de l’un, ou qu’on puisse soutenir le
contraire (si les choses sont « autres » (alla) et « si les choses sont plurielles », (ei polla
esti) est ce qui est examiné, argumenté et débattu en pour et en contre.
Mais la thèse parménidienne, dans la deuxième partie du dialogue, est qu’il est Un.
Ce que nous savons de Parménide, et qui est peu, permet de penser que cette thèse
porte sur l’univers (to pân, ta panta). C’est en effet ce qu’en dira Aristote. Nous n’avons
conservé à ce jour que quelques fragments, éblouissants et fulgurants, éclairs sur fond
d’obscurité, de l’enseignement de ce philosophe, rassemblés sous le titre du Poème 15.
Or, l’objet de la discussion telle que Platon dit en rendre compte n’a pas un objet aussi
clair et le débat va être à l’origine d’une longue tradition où s’illustreront surtout les
penseurs dits néo-platoniciens, Plotin et Marsile Ficin. C’est dans cette filiation qui va
de Platon à Ficin que s’affirme une doctrine ou une nouvelle discipline, qui fait pièce
ou pendant à l’ontologie, et qu’on appelle l’hénologie : face à la question de l’être, la
connaissance de l’Un. Dans cette veine, qui va inspirer pour une part le christianisme,
il ne s’agit pas ou plus tant de l’un de l’univers, que du Un des « choses ».
C’est en ce sens que la question intéresse Lacan : …ou pire, donc. Lacan annonce
clairement la couleur : il s’agit de passer de l’Autre à l’Un 16. C’est ce qui l’amène à revenir
sur son invention qui date de vingt ans alors, celle du signifiant unaire dans le sens qu’il
lui donne, et du trait unaire qu’il en a retiré. Vient ici une sorte d’aveu qu’il faut sans
doute relever : « Le trait unaire, j’ai cru en 1962 pouvoir l’extraire de Freud, en tradui-
sant ce qu’il appelle einziger Zug, la deuxième forme d’identification qu’il distingue. 17 »
13. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 165.
14. Platon, Parménide, Paris, Flammarion, 1994, traduction de Luc Brisson.
15. Parménide, Le poème, présenté par Jean Beaufret, Paris, PUF, coll. Epiméthée - Essais philosophiques, 1981.
16. Cf. Lacan J., ...ou pire, op. cit., p. 125.
17. Ibid., p. 126.

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Yad’lun

Il a cru, en effet, car il n’y a aucun indice que Freud ait été sur la piste que Lacan fraye
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avec ce terme. Et Lacan l’admet à demi-mot : « l’Un est promu par Freud 18 ». Or, chez
Freud, ce qui fait Un, c’est le corps, et comme tel, il procède d’une sorte d’évidence, aussi
bien sensible qu’intellectuelle : voici un corps et voici l’homme, un, individu, repré-
senté par le moi qu’il se donne. Le Un ne semble pas être en fin de compte une ques-
tion qui ait intéressé Freud comme telle. L’unaire, c’est une question pour Lacan.
Et Lacan continue sa construction et sa recherche : Il y a de l’Un, dit-il. « Il faudrait
écrire ça […] Yad’lun 19 ». Et c’est dans le Parménide de Platon – puisque ce n’est pas chez
Freud –, que Lacan ce coup-ci dit en trouver l’affirmation, sur le fond de l’informe et de
l’indéterminé : Eis an estin, s’il est Un, que Lacan propose aussitôt de traduire non pas
s’il est, mais s’il y a Un. Lacan sait pertinemment qu’il opère ici un forçage et qu’il sollicite
le texte bien loin de ce qu’il dit. Car la question du Parménide est exactement de savoir « si
l’univers est Un ». Lacan dit sa préférence pour s’il y a, mais il doit bien convenir que ce
n’est pas ce que soutient Platon dans son dialogue. Il y a évacue en effet la question de l’être
et sonne comme Es gibt, en allemand. La forme Yad’lun mériterait qu’on s’y arrête aussi :
elle est sans doute subtilement ironique, comme la plupart des références de Lacan aux
grands philosophes qu’il sollicite, auxquels il paie sa dette, en les citant et en reprenant à
son compte leurs raisonnements… Non sans marquer une certaine distance.
La question qui intéresse Lacan porte sur l’Un des choses et du vivant parlant et il
précise ce qui l’interroge : d’où cet Un surgit-il, précisant aussitôt que « l’Un dans son
surgissement n’est pas univoque 20 » et qu’il est à concevoir « comme d’un réel 21 ».
Le Un réel conduit Lacan dans son chapitre X à mettre l’accent « sur, non pas le chiffre,
mais le signifiant Un 22 ». C’est donc à une reprise du statut du Un qu’il se voue, cheminant
de Platon à Cantor. Il note ainsi que dans la théorie des ensembles, le Un qui correspond
à un ensemble est différent du Un de l’élément. Mais de même qu’il existe des ensembles
vides, il existe des ensembles qui ne possèdent qu’un seul élément. Tel est le singleton. Repre-
nant encore une fois la discussion du Parménide et soutenant la thèse de Platon, il établit
que « contrairement à l’apparence, l’Un ne saurait être fondé sur la mêmeté […] [mais qu’il
doit] être fondé sur la pure et simple différence 23 ». Dit autrement : « il ne se désigne que
comme distinct 24 » et donc, l’Un spécifie le singulier, ce qui reconduit au nom propre dont
la fonction est de le désigner. Notons la parenté de ce passage avec la définition que
Guillaume d’Ockham donnait au signe, comme élément discret qui marque la singularité
absolue d’un étant. Pour Ockham 25, c’est en ce signe que consiste la forme élémentaire de
ce qu’il qualifie comme nom propre, c’est-à-dire nom qui ne vaut que pour un, dans sa
différence de tout autre. Quelque chose comme un idionyme.

18. Ibid.
19. Ibid., p. 127.
20. Ibid., p. 134.
21. Ibid., p. 140.
22. Ibid., p. 139.
23. Ibid., p. 144.
24. Ibid., p. 146.
25. Cf. Alféri P., Guillaume d’Ockham le singulier, Paris, Les Éditions de Minuit, 1989.

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Philippe De Georges Le trait unaire, pas à pas

II. Lacan dit donc dans un premier temps reprendre son trait unaire de la deuxième
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modalité d’identification freudienne, pour préciser après coup que c’est seulement ce qu’il
a cru pouvoir faire. Il convient donc de revenir à Freud pour examiner ce lien supposé et
ce que Freud a vraiment dit. En fin de compte, on peut chercher chez lui les précédents
concernant d’une part la notion de trait, d’autre part la dite « deuxième identification ».
Notons d’abord que Freud s’est intéressé très tôt, par exemple dans une lettre à Fliess,
le 6 décembre 1896 26 , à ce qu’il qualifie alors de traces, Zeichen, distinctes des repré-
sentations (Vorstellung ) et sans doute précédant celles-ci. Un autre terme encore appa-
raît sous sa plume, avec la signification de trace : Spur, qui correspond à l’empreinte. Ce
vocabulaire constitue une veine où Freud essaie de rendre compte des signes déposés par
les perceptions et constituant traces de mémoire et de souvenir. Dès 1898, dans
l’« Esquisse d’une psychologie scientifique », on remarque ce qu’il qualifie alors de traces
mnésiques, des expériences de satisfaction et de souffrance, qui sont à l’origine de la
répétition du même. L’expérience est première, et sa trace pousse à la reviviscence. Mais
dès cette époque, il mettait en valeur le fait que certaines traces étaient différentes des
représentations (Vorstellung ). Le terme de trait, Zug, prend place dans cette veine, en
deçà du signifiant, à la racine de celui-ci sans doute, mais d’une autre nature.
Quand Freud dit : « einziger Zug », on peut donc douter de ce que le trait dont il
parle ait pour lui valeur de représentation et s’apparente donc au signifiant. On peut
supposer qu’il s’agit plutôt de quelque chose de plus rudimentaire, et plutôt apparenté
au signe, au sens que Lacan donnera à celui-ci, d’être ce qui représente quelque chose
pour quelqu’un, et pas, comme le signifiant, ce qui représente le sujet pour un autre
signifiant. Nous sommes alors conduits nécessairement à lire, dans Les Formations de
l’inconscient, les élaborations précises de Lacan sur ce thème : « Une trace, c’est une
empreinte, ce n’est pas un signifiant. 27 » « Le matériel du signifiant participe toujours
quelque peu du caractère évanescent de la trace 28. » C’est comme chacun le sait à cette
occasion que Lacan illustre sa thèse de l’exemple du pas de Vendredi, c’est-à-dire de
l’empreinte de pied que Robinson découvre. C’est l’effacement éventuel d’une trace,
qui introduirait à la dimension du signifiant. Quant au signifiant qui viendrait alors à
s’inscrire, il pourrait à son tour être effacé, et s’annuler lui-même car « Toute espèce de
signifiant est de nature quelque chose qui peut être barré 29. » Or, si Lacan y insiste alors,
c’est que cette annulation constitue une forme de Aufhebung, au double sens qu’il donne
à ce mot : annulation, d’une part, mais aussi élévation « à une puissance, à une situation
supérieure 30 ».
Le fait que Lacan reprenne à son compte le mot de trait, choisi par Freud, n’est donc
pas sans intérêt dans notre enquête. Car si le trait unaire est qualifié de signifiant radical,
même réduit à une coche ou au plus élémentaire des idéogrammes, c’est qu’il constitue
la part matérielle, asémantique et isolée de la chaîne du signifiant-maître.
26. Freud S., Lettre du 6 décembre 1896, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979, p. 153.
27. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, op. cit., p. 342.
28. Ibid.
29. Ibid., p. 343.
30. Ibid., p. 344.

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Yad’lun

III. En ce qui concerne la conception freudienne des identifications où Lacan puise


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son inspiration, le plus simple, pour ne pas solliciter le texte et le déformer, est ici encore
de lire ce qui est écrit et de suivre le raisonnement freudien pas à pas.
La principale source théorique est condensée dans un chapitre de Psychologie des
foules et analyse du moi 31 de 1921, intitulé « L’identification ». On doit noter d’abord
la définition initiale de ce mécanisme comme « l’expression première d’un lien affectif
à une autre personne 32 ». Cette idée sera vite précisée : « L’identification aspire à rendre
le moi propre semblable à l’autre pris comme “modèle”. 33 » Freud éprouve la nécessité
de préciser ce qui relie et distingue l’identification de l’autre type de lien affectif à autrui :
la relation d’objet. Il le fera en décrivant d’abord ce qu’il considère comme la première
identification du petit garçon : il postule un intérêt précoce de celui-ci pour le père,
qu’il prend comme son idéal. Le lien à la mère est certes antérieur, mais il est d’une
autre nature : c’est un lien objectal. D’un côté, l’enfant prend l’autre comme objet, de
l’autre, il tend à se rendre identique à lui. Le choix est de tendre à être ou avoir le père.
Toutefois, cette identification au père a lieu sur le fond libidinal caractérisé par la phase
orale dont elle est un rejeton. Elle va donc opérer comme une incorporation canniba-
lique, d’où son ambivalence. Il y a dévoration de l’autre idéalisé, comme chez le canni-
bale qui « aime ses ennemis jusqu’à les dévorer 34 ».
Sitôt que cette identification primordiale est décrite, Freud revient en quelque sorte
au socle de la clinique. Nous arrivons à la dite deuxième identification freudienne. C’est
l’identification à l’autre aimé, par le truchement du symptôme, qui va retenir son atten-
tion, et l’exemple canonique vient ici à sa place : c’est la toux de Dora. Le symptôme
est le même que celui de la personne aimée. C’est par voie régressive du lien objectal de
la jeune fille au père que cette identification symptomatique a lieu, l’identification étant
« le substitut d’un lien objectal libidinal par introjection de l’objet aimé dans le moi 35 ».
C’est ici que Freud éprouve le besoin de préciser la forme que prend l’identifica-
tion : elle ne concerne pas l’autre comme personne, mais elle « est partielle, extrêmement
limitée et n’emprunte qu’un seul trait à la personne objet 36 ». Le texte allemand de la
Gesammelte Werke est celui auquel Lacan se réfère. Il dit textuellement : « Nur ein
einzigen Zug von der Objektperson 37 ». Il est donc tout à fait clair que cette expression veut
dire que l’identification concerne la partie, et pas le tout, qu’elle porte sur un trait limité
et partiel, sinon quelconque. Dora donne la piste, qui est celle de la toux, trait prélevé
sur le père. L’autre exemple majeur et bien différent que Freud prendra à la fin du
chapitre est celui de l’identification mélancolique à l’objet perdu dont le sujet ne peut
faire le deuil, faute de disposer de la relation objectale qui le lui permettrait, lorsque

31. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
32. Ibid., p. 167.
33. Ibid., p. 169.
34. Ibid., p. 168.
35. Ibid., p. 170.
36. Ibid., p. 169.
37. Freud S., Kapitel VII « Die Identifizierung », Massenpsychologie und Ich-Analyse, in Gesammelte Werke, disponible sur
le site : projekt-gutenberg.org

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Philippe De Georges Le trait unaire, pas à pas

l’ombre de l’objet tombe sur le moi, dit-il, en rappelant son texte « Deuil et mélan-
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colie ». « L’introjection de cet objet (abandonné ou perdu) dans le moi servant de
substitut à celui-ci 38 ».
L’article « Le moi et le ça » viendra préciser deux ans plus tard, en 1923, quelques
éléments des processus identificatoires. Notons d’abord que c’est l’occasion pour Freud,
en note, de corriger sa thèse de l’identification primaire au père : « Peut-être serait-il plus
prudent de dire “ identifications aux parents” 39 ». Il justifie cette rectification par le fait
que père et mère ne se verraient pas accorder une valeur différente avant la connaissance
certaine de la différence des sexes. Mais Freud souligne aussi que le père qui est impliqué
dans ce mécanisme est le père de la préhistoire personnelle, ce qui ne va pas dans le
même sens. Il en précise les caractères, outre sa précocité et sa massivité : directe et
immédiate. Nous comprenons qu’elle n’est pas signifiante, contrairement à l’identifica-
tion œdipienne ultérieure. Mais elle est bien la source de l’idéal du moi (Ideal-Ich), qui
deviendra plus tard l’héritier du complexe d’Œdipe.

Le trait unaire peut donc se concevoir sous deux versants : reposant sur un processus
d’identification, c’est encore de l’Un qui procède de l’Autre. Mais il a pour valeur non
plus de marquer ce qui du sujet vient le définir comme même, mais comme singulier
et différent. Impliqué dans la constitution d’un Un réel, isolé et asémantique (mais pas
« évanescent », comme la trace de Vendredi), il nous apparaît ainsi après coup comme
une étape de ce qui sera, dans le tout dernier enseignement de Lacan, Un sans Autre,
Un de jouissance, Un réel, que Jacques-Alain Miller épinglera comme l’Un-tout-seul. Il
est remarquable que cette heureuse formule lacanienne garde toute son actualité, comme
en témoigne récemment une expression de Marie-Hélène Brousse dans son livre sur le
mode de jouir féminin. Parlant du choix de jouissance affiché par les êtres parlants d’au-
jourd’hui, elle écrit ainsi qu’il « n’a que peu de lien avec la détermination qu’opère en
eux la marque de jouissance – ou en langage freudien, le trait unaire – produite sur leur
chair par une rencontre contingente et aléatoire de l’ordre de lalangue 40 ». Le tout dernier
Lacan est passé par là. Ainsi, distinct du signifiant-maître et assimilé à la marque de
jouissance qui est source de l’Un, le trait unaire est-il encore promis à un brillant avenir.

38. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », op. cit., p. 172.
39. Freud S., « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse », op. cit., note 6, p. 243.
40. Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin éditeur, 2020, p. 50.

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