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UNE VISION DU RUISSELLEMENT DE L’UN
Éric Laurent
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Une vision du ruissellement de l’Un
Éric Laurent
Cette « vision » est celle de Lacan dans « Lituraterre ». Dans ce texte, Lacan expose
sa conception de la lettre et la compare à un certain nombre d’autres qui ont compté
pour lui. Le départ du texte souligne en effet fortement que son texte est une réponse.
« Partir, ici est répartir 1 ». La première conception de la lettre à laquelle il se frotte est
celle de Joyce qui « glisse d’a letter à a litter, d’une lettre […] à une ordure 2 ». Je voudrais
ici souligner le Un, ou plutôt le Une, d’emblée mis en exergue.
Lacan enchaîne sur l’écrivain qui a d’abord été élève de Joyce, Samuel Beckett, dans
l’œuvre duquel le déchet, l’ordure et la poubelle tiennent une place majeure. Et il
introduit sa question. Ce qui fait littérature est-il « affaire de collocation dans l’écrit 3 »,
de ce qui est d’abord chanté ou parlé ? S’agit-il dans la littérature d’une simple
transcription ? La lettre est-elle simple médium, commodité de transcription ?
Il souligne alors l’originalité du conte de Poe avec lequel il ouvre les Écrits, qui rompt
avec cette perspective. Ce conte oppose la matérialité de la lettre et le message qu’elle
porte. La lettre ne participe pas, par son message, à l’histoire racontée dans le détail de
ses péripéties. Le conte ne raconte pas d’histoire, il ne dépeint pas de « situations
dramatiques ». Le circuit de la lettre produit des effets en étant séparé de tout message.
« Le conte consiste en ce qu’y passe comme muscade le message dont la lettre y fait
péripétie sans lui. 4 » C’est ce que Lacan qualifie de « message sur la lettre ».
Le message sur la lettre que Lacan veut mettre au départ de son texte est que la lettre
ne note rien d’autre que le « trou 5 » qu’elle opère dans la parole qui la précède, et du
savoir qui s’en dépose quand les achoppements de la parole sont recueillis, sériés, dans une
psychanalyse. La lettre, toujours au singulier, dessine « le bord du trou dans le savoir 6 ».
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Le trou est la conséquence des ratés qui se produisent dès que du langage, un être vivant
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fait usage, qu’il l’habite en parlant. Se produit alors un certain nombre d’effets que Freud
a nommé l’inconscient, qui accompagne celui qui parle, comme son ombre.
L’hétérogénéité des deux ordres, l’Un de la lettre d’un côté, et de l’autre le flux, le flot
de la chaîne signifiante est, dans ce texte, maximale. Lacan lève d’abord un certain nombre
de malentendus sur son rapport à la littérature. Il note qu’il n’a pas choisi la voie littéraire
pour transmettre son enseignement. Il s’est plié aux rapports, aux textes de circonstances,
aux échanges avec des interlocuteurs variés. Par contre, il a introduit un usage quasi-
mathématique de la lettre pour noter des fonctions qui se dégageaient de la lecture de
Freud, et ainsi guider cette lecture. Les deux usages de la lettre, l’usage littéraire et l’usage
mathémique se distinguent, et entrent à l’occasion en opposition. La dit-mension de la
lettre selon Lacan implique une certaine instance, une certaine insistance, un certain
forçage pour s’inclure dans la trame signifiante et les significations qui s’en déduisent.
L’instance, mise en valeur dans le texte « L’instance de la lettre 7 », désigne dans la lettre « ce
qui, à devoir insister, n’est pas là de plein droit si fort de raison que ça s’avance 8 ».
Pour faire entendre à nouveaux frais la tension, l’insistance entre l’ordre de la lettre
et celui du signifiant, Lacan entreprend alors une « démonstration littéraire », un
apologue sur la lettre, une cybernétique amusante. Lacan y anime sa conception de la
lettre comme bord.
surtout, ce ruissellement d’entre les nuages vient faire écho au schéma que présentait
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Saussure, où d’autres types de flots et de flux 12 étaient représentés entre des nuages.
Lacan en parlait ainsi dans son séminaire de 1956, lorsqu’il établissait le « point de
capiton » dans le glissement fondamental du flot signifié sous le flot du signifiant :
« Saussure essaie de définir une correspondance entre ces deux flots, qui les segmenterait
[…] sa solution reste ouverte puisqu’elle laisse problématique la locution, et la phrase
toute entière 13 ». Ces traits passent à travers des sortes de nuages venant représenter la
« masse amorphe 14 » du signifiant avec la masse amorphe des significations pour
segmenter de façon momentanée le courant. Lacan évoque aussi « le schéma célèbre de
Ferdinand de Saussure où l’on voit représenté le double flot parallèle du signifiant et du
signifié, distincts et voués à un perpétuel glissement l’un sur l’autre 15 ».
12. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 135.
13. Ibid., p. 297.
14. Ibid., p. 296.
15. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil,
1998, p. 13.
16. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’Un-tout-seul », (2010-2011), enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris 8, inédit.
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les choses du monde qu’il vient marquer. « Le rapport du signe à la chose doit être effacé.
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Ce Un de l’os magdalénien, bien malin qui pourrait vous dire de quoi il était le signe […]
Cet Un comme tel, en tant qu’il marque la différence pure, c’est à lui que nous allons nous
référer pour [désigner] les divers effaçons […] dont vient au jour le signifiant 17 ».
Certes, dans « L’identification », Lacan parle de signifiant et non de lettre, mais le
processus d’isolement du Un du signifiant, séparé de toute signification nous permet de
mieux comprendre cet effaçon à la puissance seconde où la barre vient marquer
l’effacement de la signification pour seulement désigner la trace de l’expérience de
jouissance où le sujet s’est effacé. Le bouquet « du trait premier et de ce qui l’efface 18 »
inscrit le rapport du Un de la lettre avec l’expérience de jouissance. C’est une pure barre
qui désigne un rivage, un littoral entre la terre de la lettre et les eaux de la jouissance.
Cette barre, cette marque, c’est aussi le produit de l’inconscient comme trace et donc
comme savoir.
17. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit.
18. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 16.
19. Ibid., p. 17.
20. Ibid.
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moyen de connaître les choses divines en dehors de l’ordre naturel 21 ». Dans la
conception toute laïque de Lacan, la vision de la trace sur la terre et de ce qui remonte
vers les nuées du signifiant est à la fois vision de la trace calligraphique (les kakémono),
vision de l’objet mathématique, rappel de l’expérience de jouissance ainsi notée, vision
des traces architecturales les plus contemporaines et de la façon dont elles ont effacé les
mouvements naturels des oiseaux dont elles sont issues.
L’expérience de la vision du ruissellement de l’Un c’est dans une même vision, saisir
tous les modes d’effaçons qui se sont produits pour en arriver à cette écriture. Dans un
bouquet, il y a à la fois la mémoire de tout ce qui a été noté (et donc effacé) dans les
expériences de jouissance où un sujet a rencontré les formes de l’impossible à dire. Cette
vision conjoint la lettre et le signifiant grâce à un forçage des rapports entre les deux dit-
mensions. Lacan les note ainsi car ces deux dimensions habitent le langage. « Écriture
comme arpentage sont artefacts à n’habiter que le langage. Comment l’oublierions-nous
quand notre science n’est opérante que d’un ruissellement de petites lettres et de
graphiques combinés ? 22 »
L’originalité de la vision de Lacan dans sa conjonction de l’écriture scientifique et du
signifiant saisit d’autant plus si nous la comparons à d’autres tentatives de conjoindre
science et littérature. Lacan se mesure alors à la littérature d’avant-garde, qui prétend « en
son ambition de lituraterrir, c’est de s’ordonner d’un mouvement qu’elle appelle
scientifique 23 ». Il ne s’agit plus ici de la littérature postjoycienne, mais de la perspective
incarnée par l’Oulipo.
21. Rey A., (s/dir.), Dictionnaire Historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1995, p. 4090.
22. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 17.
23. Ibid., p. 18.
24. Calvino I., « La philosophie de Raymond Queneau », Pourquoi lire les classiques, Paris, Seuil, 1993, p. 211.
25. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 12.
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langue écrite, qu’a inventés Rabelais, enrichissant les modes de correspondance entre
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écriture et parole.
C’est la première face de la vision de Queneau, qui a d’autres conséquences. Son
premier roman, Le Chiendent, est écrit en 1933, après avoir lu Joyce. Il est « fondé sur
un schéma numérologique et symétrique et sur un catalogue de genres de narration 26 »
qui seul peut introduire un ordre dans le chaos de la langue que la littérature feint
d’ordonner. Queneau rompt avec les surréalistes par son « refus de “l’inspiration”, du
lyrisme romantique, du culte du hasard et de l’automatisme […] l’artiste doit avoir
pleinement conscience des règles formelles auxquelles son œuvre répond 27 ».
L’homologie entre les règles de l’art que veut se fixer Queneau et les règles de
l’axiomatique mathématique est précisée dans un texte de 1963. « Tout ce qu’on connaît
c’est une méthode admise (consentie) comme vraie par la communauté des savants,
méthode qui a aussi l’avantage de rejoindre les techniques fabricatives. Mais cette
méthode est aussi un jeu, très exactement ce qu’on appelle un jeu d’esprit. Ainsi la
science entière, sous sa forme achevée, se présentera et comme Technique et comme
Jeu, c’est à dire tout simplement comme se présente l’autre activité humaine : l’Art. 28 »
Il y a pour Queneau continuité entre la méthode axiomatique d’une part, et les
contraintes formelles explicitées et choisies par l’artiste. La méthode affecte la genèse de
l’écrit. « La bibliothèque oulipienne est d’abord un répertoire d’opérations textuelles,
mises à l’épreuve dans des compositions qui ont pour fonction principielle d’exemplifier
ces modèles opératoires, ainsi mis à la disposition de tout autre écrivain. C’est ce que
Queneau résume plaisamment en expliquant : “Nous sommes les Kepler des futurs
Newton.” 29 » L’exploration des contraintes mathématiques permet de produire des
dispositifs formels desquels peuvent s’inspirer les écrivains. Par exemple, la série de
Fibonacci ou la théorie des graphes sont utilisées pour développer des germes de texte
en manipulant les lettres, en-deçà et au-delà du sens : anagrammes, lipogrammes, récits
réversibles et autres procédés introduisant un ordre dans le flux des significations.
Dans un texte, la vision de Queneau est celle, par-delà les significations, d’un ordre
mathématique caché. Cette vision que saura magnifiquement incarner Georges Perec
avec l’ordre caché de La vie mode d’emploi. Cet ordre caché tient toujours compte du
désordre du monde. Queneau a toujours insisté sur sa proximité avec Flaubert.
Comme lui, il « est pour la science dans la mesure justement où celle-ci est sceptique,
réservée, méthodique, prudente, humaine. Il a horreur des dogmatiques, des
métaphysiciens, des philosophes 30 ». Queneau ne vise pas à établir un ordre du monde
généralisé, qui ferait sens. Il veut faire de l’œuvre d’art, dans son usage de la lettre, un
bout d’ordre ou de régularité.
26. Calvino I., « La philosophie de Raymond Queneau », Pourquoi lire les classiques, op. cit., p. 211.
27. Ibid., p. 215.
28. Queneau R., Les Mathématiques dans la classification des sciences, Bords, Hermann, 1963, p. 127. Texte cité in
Calvino, op. cit., p. 217.
29. Marchal H., L’Oulipo et la Science, in Oulipo mode d’emploi, sous la direction de Christelle Reggiani et Alain
Schaffner, Honoré Champion, 2016, p. 38.
30. Queneau R., Bâtons, chiffres et lettres, (1950), Paris, Gallimard, 1965, p. 121-122, cité in Calvino, op. cit., p. 218.
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Dans la vision de Lacan, la lettre mathématique ne surgit pas au milieu d’un récit.
Elle surgit au milieu du monde. Elle s’ajoute au monde. On passe des fleuves vus comme
une écriture cursive, des courbes isobares et toutes sortes de dépôts et de traces de l’Un
de la lettre dans le monde. Lacan voit à la fois les autoroutes comme planeurs venus du
ciel, leurs courbes mathématiques et les battements d’aile d’oiseau de l’origine de
l’architecture.
Par contre la lettre se dépose, s’inscrit comme rature sur le corps du sujet qui parle,
le parlêtre dans l’expérience de jouissance. Il se produit alors un deuxième temps.
L’écriture, ravinement, remonte dans les nuées de l’Autre pour insister, au lieu de la
batterie signifiante pour s’y faire une place et la déranger, par un forçage qui lui est
propre. L’écriture ne décalque pas le signifiant, mais elle inclut l’effet de jouissance.
Après s’être déposée, la lettre essaye de se nommer. « Elle n’y remonte qu’à y prendre
nom, comme il arrive à ces effets parmi les choses que dénomme la batterie signifiante
pour les avoir dénombrées. 31 » La prise de nom déplace le système des noms préalables
et les façons de dire communes. L’insistance de la lettre et son forçage désignent son
lieu qui n’est pas de plein droit. Pour Lacan, la lettre dérange, bouscule la régularité de
ce qui se dépose de la parole, aussi bien dans la « batterie » signifiante que dans les
régularités syntaxiques.
Nous en avons eu un exemple récent dans la publication d’un échange épistolaire
entre Ponge et Lacan, qui date d’une année après la publication de « Lituraterre 32 ». Lacan
retransmet à Ponge une question de Jakobson. « Y a-t-il quelque exemple de poésie en
français où se dénote une insistance sur la violation de l’accord grammatical, disfonction
du singulier et du pluriel, du genre, postposition de la “préposition”, etc. 33 » En
transmettant la question, Lacan la formule dans les termes, il évoque « l’insistance » de
la lettre poétique pour enfreindre les régularités syntaxiques. Lacan ne recule pas à
souligner l’agression et la violence faites à la syntaxe par la lettre en parlant « d’insistance
sur la violation ». Ce qui intéresse Lacan c’est l’écriture poétique comme ilôt d’effraction,
d’irrégularité. La référence à l’œuvre du poète américain avant-gardiste e. e. cummings,
met en valeur cette volonté.
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après « Lituraterre » dans le Séminaire Encore et dans « L’étourdit ». « Une langue entre
autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissées
persister. 34 » Cette définition de la langue est amenée comme fondement de la possibilité
de ce dire particulier qu’est le dire du psychanalyste : l’interprétation. Il ne se soutient
que de forcer l’équivoque.
34. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490.
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