Vous êtes sur la page 1sur 15

ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE THÉOSOPHICO-

THÉURGIQUE

Moshe Idel

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2004/4 n° 208 | pages 30 à 43


ISSN 0419-1633
ISBN 9782130549697
DOI 10.3917/dio.208.0030
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-diogene-2004-4-page-30.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.
© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE
THÉOSOPHICO-THÉURGIQUE
par

MOSHE IDEL

L’androgynie admet plus d’un sens∗. D’un côté, elle peut


renvoyer à la coexistence anatomique de deux sortes d’organes
sexuels dans un même corps. C’est alors un fait d’observation, et
son expression la mieux connue nous vient du célèbre mythe
rapporté dans le Banquet de Platon, au paragraphe 189. D’un
autre côté, dans certains textes, ce concept peut renvoyer à un état
dans lequel certains spécialistes voient l’allégorie d’une forme de
perfection spirituelle. C’est cette interprétation que l’on trouve
dans les écrits de Jacob Boehme ou de Nicolas A. Berdiaev et, plus
récemment, de C. G. Jung, Mircea Eliade et Elemire Zolla. Il va
sans dire que l’idéalisation de ce thème occupe une place de choix
dans la littérature romantique. D’après d’autres textes encore, il
s’agit d’une structure particulière des âmes, d’une forme de
gémellité spirituelle primordiale : le lien avec le mythe de Platon
est clair, même s’il est appliqué à l’âme, cette fois, plutôt qu’au
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


corps. Dans d’autres cas, qui retiendront particulièrement notre
attention ici, l’androgynie se rapporte à un état de coexistence
explicite des qualités masculines et féminines dans une même
entité, mais de manière particulière, c’est-à-dire comme des
composantes égales.
L’hébreu biblique n’a pas de mot particulier pour désigner
l’androgynie. Et l’hébreu rabbinique a emprunté le grec andro-
gunos afin d’expliquer le sens de la Genèse 1,26, où est décrite la
création d’Adam et Ève. Bien que l’hébreu biblique, dans ce
contexte, soit parfaitement clair – zakhar u-neqevah –, la modalité
précise de la création d’Ève à partir d’Adam l’est beaucoup moins.
Peut-être le recours à un mot grec exprime-t-il un effort pour
clarifier quelque chose qui, selon certains rabbis, reste obscur dans
le récit biblique. Les rabbis adoptèrent aussi un autre mot grec :
du-partzufin, forme araméisée de deux mots, du, deux, et partzuf,
du grec prosôpon, la face, la figure. Adam aux deux visages était
différent du Adam androgyne : dans le premier cas, il s’agit d’une
dualité faciale ; dans l’autre, essentiellement, d’une dualité
sexuelle. Loin de moi l’idée de soutenir que le recours à du-
partzufin escamote toute identité sexuelle. Mon propos est


Ce travail s’inscrit dans une étude en cours sur le statut du féminin dans la
littérature kabbalistique.

Diogène n° 208, octobre-décembre 2004.


ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 31

simplement que, d’un point de vue sémantique, l’accent a été placé


ailleurs.
L’adoption de deux mots différents reflète deux accentuations
différentes de la double nature du premier homme : il avait deux
visages ou il était bisexué. Tandis que la première catégorie
renvoyait à une réalité concrète, quoique fort rare, du-partzufin
relève bien plus d’une explication mythique du passé. C’est bien
pourquoi, dans la littérature halakhique, androgunos est le seul
mot employé pour désigner un être humain dont l’identité n’est pas
claire, représentant un mode inférieur ; dans la littérature
kabbalistique, en revanche, du-partzufin prédomine d’un double
point de vue statistique et conceptuel. Je traiterai ici des deux
concepts en recourant au mot androgynie puisque dans les deux
cas il s’agit d’évoquer la présence d’éléments masculins et
féminins. Dans la littérature rabbinique, précisons-le, les deux
mots grecs ont été employés pour désigner exclusivement des
structures corporelles, non pas des formes d’activités ou des entités
spirituelles.

Les débuts de la Kabbale en Languedoc et en Catalogne


Les spécialistes de la Kabbale ont dernièrement traité des
concepts liés à l’androgynie. J’essaierai de ne pas revenir sur des
questions déjà traitées et de réduire le plus possible les chevau-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


chements en me concentrant sur différentes variantes du problème
que l’on trouve dans l’histoire de la Kabbale théosophico-théur-
gique. J’étudierai donc avant tout les cas explicites où figure
l’expression du-partzufin pour essayer d’en expliquer le sens.
Tâchant d’éviter de tirer des conclusions quant à de possibles vues
androgynes fondées sur la réunion de textes différents pour
attester l’importance de ce thème chez tel ou tel, je partirai plutôt
des cas où cette terminologie apparaît chez certains kabbalistes
avant d’affirmer qu’un auteur ou un autre a traité de ce problème.
Par ailleurs, le danger existe qu’un point de vue « androgyne »
imposé suscite des spéculations supplémentaires avant même
qu’on ait la certitude qu’un kabbaliste se soit intéressé à la
question. Je dirais, sur un plan général, qu’une poignée seulement
des kabbalistes de cette école principale n’ont pas traité de
l’androgynie sous une forme ou sous une autre, mais que tous n’ont
pas insisté sur l’aspect qui nous intéresse ici : l’égalité entre
masculin et féminin.
Le concept d’égalité associé à celui de du-partzufin se trouve
dans l’un des tout premiers documents de la première école
kabbalistique que je qualifie de théosophico-théurgique. Dans un
passage bref et dense que les manuscrits attribuent au Rabed
Abraham ben David de Posquières, rabbi et kabbaliste de la fin du
e
XII siècle, il est explicitement question de la compréhension
32 MOSHE IDEL

rabbinique de la création d’Adam et Ève :


Adam et Ève ont été créés du-partzufin, afin que la femme obéisse à
son époux, que sa vie soit suspendue à la sienne, et qu’elle ne suive pas
son [propre] chemin, mais qu’il y ait entre eux affinité et amitié, et
qu’ils ne se séparent point l’un de l’autre, et qu’ainsi la paix soit sur
eux et que le calme règne dans leur maison. De même en va-t-il en ce
qui concerne « les faiseurs de vérité » [Po`alei ha-’Emmet – soleil et
lune], « dont les actions sont vérité ». Le secret du du-partzufin renvoie
à deux choses : d’abord, il est bien connu que deux contraires ont été
émanés, l’un d’eux étant le jugement austère et sa contrepartie est la
miséricorde complète. Et s’ils n’avaient été émanés [ve-’illu lo’ ne’etzlu]
[en tant que] du-partzufin, et [si] chacun devait opérer [séparément]
suivant ses caractéristiques, on pourrait les voir comme deux pouvoirs
agissant [séparément], sans lien aucun avec son partenaire et sans son
concours. Or, comme ils ont été créés du-partzufin, leurs actions sont
accomplies en coopération et de manière égale [be-shawweh], à
l’uni[ss]on complète, sans la moindre séparation. De plus, s’ils
n’avaient été créés en du-partzufin, aucune union parfaite n’émergerait
d’eux et l’attribut du jugement ne convergerait point avec [celui de] la
miséricorde pas plus que l’attribut de la miséricorde ne convergerait
avec [celui du] jugement. Or, comme ils ont été créés en du-partzufin,
chacun d’eux peut approcher son partenaire et s’unir à lui, et son désir
est de s’unir de bon cœur avec son partenaire.

On a là une sorte d’interprétation théo-cosmique du concept de


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


du-partzufin. Le premier couple humain est censé refléter des
niveaux d’existence beaucoup plus élevés : astronomique, à savoir
celui du soleil et de la lune, et théosophique, celui des deux
attributs divins. L’expression bi-yhud gamur, comme l’expression
précédente traitant de l’égalité, caractérise un certain type
d’activité, non pas une restructuration ontologique des deux
attributs divins. Je dirais que son sens est plus vraisemblablement
« unisson » qu’« union ». Ce passage n’a pas eu un grand impact sur
la littérature kabbalistique ultérieure. Non que le thème ait été
négligé, mais parce qu’une autre interprétation de ce problème a
été acceptée dans une école kabbalistique plus influente. C’est dans
le cercle des Moshe ben Nahman, ou Nahmanide, qu’a été formulée
une semblable interprétation théo-cosmique, là encore associée au
thème de l’égalité. Dans un recueil de traditions kabbalistiques
issues de son école, il est écrit que « Dieu a créé une subtile
créature en du-partzufin, [possédant] un pouvoir égal [be-koah
shawweh], et ce sont Ateret [et] Tiferet (Ms. Oxford-Bodeliana
1610, fol. 90b-91a). La subtile créature en question n’est pas
l’Adam humain, mais une puissance divine qui intégrait deux
entités possédant un pouvoir égal, à savoir deux sefirot.
Cependant, alors que dans la citation attribuée au Rabed, il est
plausible que ces pouvoirs soient les sefirot de Hesed et Gevurah, il
s’agit clairement ici du couple des attributs divins masculin et
féminin. L’expression « pouvoir égal » paraît qualifier du-
ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 33

partzufin : il ne s’agissait pas simplement de deux pouvoirs au sein


d’un corps, mais de deux pouvoirs égaux. Le recours au mot koah
est d’autant plus intéressant qu’il peut désigner à la fois une entité
et une forme d’opération. Le second sens est évident dans un autre
passage qui reflète la Kabbale de Nahmanide. Ainsi lisons-nous
dans le Me’irat `Einayyim d’Isaac d’Acre :
Tradition kabbalistique de Sasporta : « Sachez qu’ils étaient du-
partzufin, et que lorsqu’ils opéraient également, la peur assurait que
leur pouvoir fût égal, de crainte que les gens n’errent et ne disent qu’il
est deux pouvoirs [au ciel]. Qu’à Dieu ne plaise. » Fin de citation. Mais
l’opinion du sage était qu’il est possible de dire que du-partzufin est
dans cette perspective-ci : dans le soleil, le pouvoir de la lune était
compris et ce pouvoir de la lune a donc été consonant avec le soleil, et
n’a pas été mélangé au soleil, mais en a été discernable […]. En tout
état de cause, il est possible de dire que le pouvoir de la lune est
consonant dans le soleil à cet instant, et que s’exerçait aussi l’acte de
miséricorde comme il semble ressortir de la Kabbale de Sasporta. (R.
Isaac d’Acre, Meirat `Einayyim, éd. A. Goldreich, p. 24.)

Le kabbaliste que cite Isaac, Sasporta (soit Nahmanide lui-


même, soit un homme très proche de sa pensée) avance une
explication de la distinction entre les deux pouvoirs initialement
égaux : c’est la peur d’un malentendu théologique qui a nécessité la
diminution de l’un des deux. Plus tôt, dans le même livre d’Isaac,
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


nous lisons :
Voici pourquoi Tiferet et `Atarah sont appelés du-partzufin : parce
qu’au commencement ils ont été émanés de Teshuvah [comme] du-
partzufin, et qu’ils reçoivent [de là] de manière égale [be-shawweh],
mais à cause des péchés d’Israël ils sont en exil et c’est la raison pour
laquelle l’expiation est nécessaire et tel est le sens des Poursuites. Tel
est le sens secret que j’ai reçu : sachez que Teshuvah est le roi des rois
des rois. Ainsi en est-il : Teshuvah est roi, rois sont les bras du monde
[à savoir Hesed et Gevurah], [seconds] rois sont du-partzufin, c’est-à-
dire les deux rois qui servent et utilisent une seule couronne, qui est le
Teshuvah, c’est-à-dire le Saint, Béni soit-Il. Quand l’`Atarah se leva,
accusé, il dit à Teshuvah : « Il est impossible que deux rois se servent
de la même couronne, parce que tu sais que les du-partzufin étaient
égaux, parce qu’au cours des six jours de la création la lumière de l’un
a été la lumière de l’autre, parce que Tiferet a été le premier jour et
qu’`Atarah est le second. » (Me’irat `Einayyim, p. 22.)

C’est un passage séminal qui a influencé les kabbalistes ulté-


rieurs. Vraisemblablement repose-t-il sur une tradition qu’Isaac a
reçue d’une source anonyme reflétant les vues de Nahmanide. Et
ce passage est une source majeure pour la dissémination de la
tradition antérieure. L’essentiel du passage est la correspondance
entre les trois niveaux : humain, cosmique et théosophique. Le
passage d’Isaac est on ne peut plus explicite à ce sujet : il s’agit
toujours de la même chose, malgré le décalage entre le spirituel et
34 MOSHE IDEL

le corporel. Ce faisant, cette tradition attribue aux pouvoirs


féminins la culpabilité du moindre statut des femmes alors même
qu’elles ont été créées égales aux hommes. C’est la volonté de
puissance de la femme qui est ici jugée responsable de la
dégradation de sa situation. Isaac insiste ailleurs sur l’égalité
initiale, écrivant qu’« au commencement elles [les deux lumières]
étaient égales [shawwim] ... en tant qu’elles ont été créées du-
partzufin, dos à dos, aucune n’a la moindre priorité sur l’autre ; et
c’est ainsi qu’Adam et Ève étaient égaux [shawwim]. » (R. Isaac
d’Acre, ‘Otzar Hayyim, Ms. Moscou-Ginsburg 775, fol. 95b.)
Dans l’école de Nahmanide, le mot du-partzufin devient une
manière abrégée de désigner le couple de sefirot : Tiferet et
Malkhut. On en trouve des dizaines d’occurrence où il renvoie à
cette structure théosophique. On trouve une vue semblable au
dernier passage cité du Me’irat `Einayyim dans un commentaire du
Pentateuque encore plus influent, celui de R. Menahem Récanati,
kabbaliste actif en Italie au XIVe siècle. Il mentionne l’occurrence
du mot « grand » dans le contexte des lumières, puis écrit :
Au commencement de leur émanation, Il les a appelés également
grands, parce que tous deux tétaient comme un, de manière égale, la
lumière de la lune et la lumière du soleil. (Commentaire de la Torah,
Jérusalem, 1961, fol. 6c.)

L’image de l’allaitement peut renvoyer à la compréhension de la


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


source, vraisemblablement de la troisième sefira en tant que mère,
qui a donné naissance à deux enfants égaux.

Réverbérations platoniciennes
Au XIIe siècle, à Lunel, le célèbre traducteur de l’arabe Yehudah
ibn Tibbon traduisit un important traité philosophique juif de R.
Saadia Gaon, Livre des croyances et opinions, où on trouve une
théorie qui rappelle le Banquet de Platon. Bien qu’il ne l’acceptât
point, Saadia a contribué à la propager dans la littérature juive :
Ils assuraient que Dieu a créé les esprits de Ses créatures sous la
forme de sphères rondes, qu’Il a divisée ensuite en moitiés, chaque
moitié étant placée dans une personne différente. Voici donc comment
il se fait que, quand une âme trouve son complément, elle est
irrésistiblement attirée par lui. Dès lors, ils vont plus loin encore,
faisant devoir à l’homme de s’abandonner à ses passions. (The Book of
Beliefs and Opinions, trad. Samuel Rosenblatt, Yale University
Press,1976, Porte X, chap. 7, p. 374.)

On trouve une autre version de ce point de vue, désormais


présenté sous un jour favorable, dans un recueil éthique intégrant
des aphorismes philosophiques et traduit de l’arabe en hébreu sous
le titre Mussarei ha-Philosophim :
ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 35

Ils interrogèrent Batlemius [Ptolémée] sur la question du désir


[Hesheq] et il dit que le Créateur, loué soit-Il, a créé chaque âme
comme une sphère, sous la forme d’un globe, qu’Il l’a divisée en deux
parties et qu’Il a mis dans chaque corps une moitié. Et le désir apparaît
quand un corps rencontre l’autre corps, qu’il trouve la seconde partie,
en raison de leur amitié primordiale. (Éd. A. Loewenthal, Francfort,
1896, p. 38-39.)

Disciple de l’école kabbalistique de R. Isaac Sagi Nahor, (fils de


Rabed), le kabbaliste catalan R. Jacob ben Sheshet cite ce point de
vue d’un ton approbateur. Et sa citation représente un lien viable
entre les traitements philosophiques arabes et juifs d’un côté, les
traitements kabbalistiques de l’autre. Dans son influent ouvrage
de morale, il écrit :
Le Saint, béni soit-Il, a fait l’âme comme un globe et Il l’a divisée en
deux parties, et a placé une des parties dans un corps et la seconde
dans un autre corps. Et quand elles s’uniront l’une à l’autre, l’amour
primordial sera suscité. (Sefer ha-’Emunah ve-ha-Bitahon, chap. 24.)

Dans toutes ces versions, l’entité initiale dont parlent ces


auteurs est l’âme, non pas le corps, comme dans l’original
platonicien. Tandis que Platon traitait à la fois des rapports
physiques et de l’attrait émotionnel entre individus, son mythe ne
rend compte que de la création corporelle et de la dissection des
corps, mais passe sous silence la division des âmes. Les deux
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


dernières versions citées plus haut font allusion à l’existence d’une
relation spirituelle primordiale – amour ou amitié – que la
rencontre des corps fait resurgir. Bien que préexistant à cette
rencontre, l’éros n’est que le moment de la rencontre, un
détonateur, qui suscite ou réveille l’ancien amour. J’imagine que
nous avons ici une version médiévale de la théorie platonicienne de
l’anamnèse érotico-spirituelle. Dans les versions kabbalistiques
médiévales, la dissection des corps mentionnée dans le mythe
platonicien est absente tout comme la reconstruction de cette
dissection.
Souligner l’émergence de vues kabbalistiques sur l’égalité à
partir de spéculations platoniciennes est important pour qui
s’intéresse aux sources, mais l’intérêt va bien au-delà. En trouver
les origines dans l’image géométrique platonicienne d’une sphère
coupée en deux parties égales peut aider à comprendre que cer-
tains aspects de la pensée kabbalistique sur le thème de l’andro-
gynie ne viennent pas simplement de l’imposition d’une certaine
théosophie idéale de l’égalité à l’histoire biblique de la création ni
de la simple projection d’une situation sociale sur la spéculation
théosophique. Les sources platoniciennes qui ont nourri ces
discussions kabbalistiques ont introduit leur dimension narrative
dans les mythes kabbalistiques, les kabbalistes donnant alors à un
thème géométrique marginal une place beaucoup plus centrale
36 MOSHE IDEL

dans leurs spéculations exégétiques et théosophiques. La résur-


gence en hébreu d’une version spiritualisée du mythe platonicien
de la sphère divisée en deux et son impact profond sur la Kabbale
trouvent un parallèle intéressant dans l’irruption de l’érotisme
païen en Europe occidentale au XIIe siècle, suivant la thèse de
Denis de Rougemont.

Vues kabbalistiques en Castille à la fin du XIIIe siècle


On trouve une répercussion importante de la vision de l’image
sphérique de l’âme masculine/féminine chez un kabbaliste de la fin
du XIIIe siècle, R. Joseph Gikatila et dans le livre du Zohar. Dans
un petit traité, Gikatila affirme qu’à la naissance d’un homme, son
âme et celle de son épouse descendent ensemble dans ce monde.
L’idée de base est que les âmes d’un couple sont créées comme
« une seule unité » puisque, dans le monde surnaturel, il n’est pas
de « demi-forme ». De fait, Gikatila recourt à la terminologie
grecque classique trouvée dans le Midrash, androgunos et du-
partzufin, afin de décrire la création corporelle du premier couple
afin de rendre compte de la création continue des âmes d’un couple,
même s’il invoque également par la suite l’approche plus corporelle
du Midrash. Toutefois, comme l’a fait valoir à juste raison Charles
Mopsik, l’âme de l’homme ne gagnera, ou ne regagnera, l’âme
féminine originelle que s’il est juste : autrement dit, cela ne peut se
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


produire que s’il est capable d’accomplir les rituels qui unifieront
les sefirot de Tiferet et de Malkhut. L’affinité métaphysique ne crée
donc pas une prédestination absolue mais ouvre la possibilité de
retrouver la demi-âme authentique des suites d’actes religieux
méritoires. Rétablir l’affinité spirituelle originelle requiert une vie
droite. La métaphysique des âmes jumelles ne dicte pas de compor-
tement : celui-ci dérive au contraire de sources non métaphysiques,
et c’est à titre de rétribution que l’âme rencontrera sa moitié
originelle. La métaphysique de la sphère spirituelle divisée est
seulement l’occasion d’expliquer comment on accède à la plénitude
de l’expérience érotique. Dans une autre discussion importante de
son Sha`arei ‘Orah, chaque entité est conçue comme androgyne :
dans ce contexte, cela signifie qu’il possède deux visages, l’un qui
est actif et influent, et l’autre qui est passif et réceptif. On trouve
dans le Zohar et ses nombreuses suites une attitude semblable
envers l’émergence simultanée des âmes masculine et féminine. Il
semble que la Kabbale théosophique, intéressée aux formes, ait
voulu ainsi refléter les modes d’action. Je me demande si la
reconstruction d’une image statique du divin androgyne
anthropomorphique, d’une imago dei, a jamais été un idéal majeur
des kabbalistes ou des textes midrashiques. Quand le thème de
l’androgyne apparaît dans les écrits des kabbalistes, c’est surtout
pour souligner l’importance d’une action coordonnée plutôt que
ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 37

pour décrire la forme d’une existence de type transcendantal.

Sefer ha-Peliy’ah et R. Meir ibn Gabbai XVe-XIVe siècles


Puisant dans les vues de l’école de Nahmanide, un kabbaliste
anonyme de la fin du XIVe ou de l’aube du XVe siècle, dans l’Empire
byzantin, a élaboré ce que j’ai proposé d’appeler l’interprétation
théo-cosmique de l’androgynie, y ajoutant des détails dans le cadre
de sa présentation du thème de l’égalité. Dans le Sefer has-
Peliy’ah, une vue esquissée plus haut renvoie à la création de deux
grandes lumières :
Au commencement de leur émanation, la lumière de la lune était
pareille à la lumière du soleil parce qu’elles étaient égales et tétaient
de manière identique […] et par la suite la lumière de la lune a été
appelée « petite » […] parce que la lune qui était pareille au soleil a dit
à la [sefira de] Binah : « Il suffit que l’une agisse, pourquoi deux rois
devraient-ils utiliser la même couronne ? » Et Binah de répondre : « Va
et fais-toi petite. » Quel est le sens de la diminution ? Qu’elle n’aille pas
au roi comme au commencement mais par une voie médiane. Tu dois
comprendre qu’elle ne possède pas une lumière propre, mais que sa
lumière lui vient de la ligne médiane qui est Tiferet. Est-il une plus
grande diminution que cela ? Mais, à l’avenir, la lumière de la lune
sera comme la lumière du soleil, et les deux rois utiliseront une seule
couronne, et Dieu et le nom de Dieu ne feront qu’un parce que le soleil
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


et la lune se conjoindront dans une parfaite union

Actif au sein de l’Empire ottoman dans le premier tiers du XVIe


siècle, R. Meir ibn Gabbai est l’un des kabbalistes les plus influents
parmi les Juifs expulsés d’Espagne. On lui doit une synthèse de la
Kabbale espagnole à laquelle il a intégré de manière marginale
seulement des types de pensée kabbaliste extérieurs à l’Espagne.
De ce point de vue, il reflète bel et bien les vues majeures des
kabbalistes espagnols telles qu’elles s’expriment dans le Zohar et
l’école de Nahmanide. Du fait de sa présentation systématique et
claire de la Kabbale théosophico-théurgique, il devint aussitôt l’un
des kabbalistes les plus imprimés et lus, au point que ses vues ont
marqué les attitudes de maints kabbalistes ultérieurs. Dans la
veine des vues de l’école de Nahmanide et du Sefer ha-Peliy’ah, il
insiste lui aussi sur l’égalité du du-partzufin dans le contexte théo-
cosmique :
« Et le Seigneur fit les deux grandes lumières » ; au début de leur
émanation, elles étaient égales, du-partzufin, ensemble, et c’est pour
cela qu’elles étaient appelées « grandes » ; la lumière de la lune était
égale à la lumière du soleil, mais ce n’est que par la suite qu’elle a été
appelée la petite lumière. (Avodat ha-Qodesh 4,6)

Autrement plus importante est cependant une discussion qui


figure plus tard dans son chef-d’œuvre, en accord avec les vues du
passage cité du Sefer ha-Peliy’ah :
38 MOSHE IDEL

Elles étaient du-partzufin, unies ensemble [et] éclairant également


suivant un même schéma. Et c’est la raison pour laquelle on les disait
toutes deux grandes parce qu’elles étaient dans une conjonction et que
la lumière leur arrivait de la source [Binah] de manière égale. Et le fait
qu’elles utilisaient la même couronne [renvoie] à la lumière surna-
turelle [Binah]. Puis elle a dit au Saint, béni Soit-Il : « Est-il possible
que deux rois, etc. Le secret du du-partzufin utilisera la même
couronne, vu qu’il suffit qu’un seul règne et agisse. » C’est pour elle
qu’elle plaidait quand elle dit : « Je régnerai sur les six extrémités. » Et
Dieu dit : « Va et fais-toi petite »… et dès lors « ton désir sera à ton
mari et il te dominera. » Et la grande lumière est le Tétragramme, et la
petite lumière est ‘Elohim, la fin de la pensée surnaturelle. Au
commencement, quand ils étaient équilibrés [shequlim], elle faisait
partie du grand nom, son dernier He’ qui est inscrit en elle comme la
quatrième lettre afin de désigner l’union avec lui de manière égale [be-
shaweh], et ensuite elle s’est diminuée [et] a été appelée ‘Elohim.
Néanmoins elle s’élève dans toutes les directions, au moyen de la
dernière lettre He’ du Tétragramme, et elle est alors pareille à la
grandeur et il y a abondance en bas. Du fait du pouvoir sur les entités
inférieures, elle est appelée ´Elohim, et sa royauté vaut sur tout. »
(`Avodat ha-Qodesh, 4,6)

Ce passage présente trois moments différents de la relation


entre les deux aspects du du-partzufin : le premier, où ils étaient
ontologiquement et opérationnellement égaux ; le deuxième, après
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


la diminution du pouvoir féminin, dans la dernière partie de la
création et par la suite ; et le troisième, l’ascension du féminin au
sein du système théosophique à une place plus élevée que sa
contrepartie masculine. Le stade initial de l’égalité laisse donc
place à une situation plus dynamique, dans laquelle le pouvoir
féminin acquiert deux types de relation avec l’hypostase séfirotique
masculine : elle lui est tantôt inférieure, tantôt supérieure. C’est le
dernier cas qui assure l’abondance ici-bas. La transition de la
phase inférieure à la phase supérieure est très explicite et
soulignée par le mot « néanmoins ». Par cette ascension, le pouvoir
féminin retrouve sa grandeur perdue, et il est fort possible qu’elle
soit décrite atteignant le rang de la quatrième sefira de la
Grandeur, Gedullah, à savoir un statut plus élevé que celui du
pouvoir mâle, Tiferet.
Quelques-unes de ces interprétations sont rattachées au
symbolisme lié aux lettres du Tétragramme : YHWH. La première
consonne, Y, symbolise la deuxième sefira, Hokhmah ; la deuxième,
He’, symbolise la troisième sefira, Binah, la source dans le passage
cité plus haut ; la lettre Waw représente Tiferet, l’aspect masculin
et le second He’, le pouvoir féminin, Shekhinah ou Malkhut. Les
deux lettres identiques renvoient aux deux pouvoirs féminins non
seulement au stade initial de la création, mais aussi maintenant.
Donc, suivant ce passage, le pouvoir féminin en tant que dernière
sefirah a deux formes de référence : c’est la seconde lettre He’,
ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 39

quand elle s’élève, et elle est appelée ‘Elohim, quand elle gouverne
les entités inférieures, à savoir les créatures du monde extra-divin,
en tant que reine. Les deux situations décrivent l’égalité théo-
cosmique des principes masculin et féminin. Cependant, comme on
l’a déjà vu dans le passage du Rabed et chez certains membres de
l’école de Nahmanide, ce principe était explicitement rattaché à la
création d’Adam et Ève ; tel est aussi le cas dans un autre passage
d’ibn Gabbai, où l’égalité du premier couple et soulignée de ma-
nière remarquable :
« Et le Seigneur Dieu a dit, il n’est pas bon qu’Adam soit seul, etc. »
Ce sont les derniers mots qui concernent la création d’Ève en accord
avec une intention absolue et une merveilleuse providence, et c’est un
merveilleux secret. Et sous réserve qu’il est dit « bon » uniquement
dans le cas du premier jour, et c’est pourquoi il n’est pas dit « bon » le
second, et néanmoins nous avons vu qu’au second jour il a été dit
« bon » également et sans lui [le second] il a été dit qu’« il n’est pas bon
qu’Adam soit seul » ; autrement dit, qu’Adam soit sous cette forme, et il
était du-partzufin, n’est pas bon puisque étant l’un d’eux moitié d’un
homme ; or une moitié de chose n’est pas une chose et n’est pas bon.
Quand elle est tournée vers lui en face-à-face, c’est un corps parfait et
un seul homme, et la bénédiction et le bien sont quand ils ne font
qu’un, parce que tous deux, quand ils sont face-à-face, ils sont un. Tel
est [le sens du] verset : « Homme et femme Il les créa, les bénit et les
appela de leur nom, Adam. » Il est donc évident que chacun d’eux seul
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


n’est pas un homme et n’est pas parfait et, par leur conjonction, veille
qu’ils deviennent une chose, bonne et parfaite. » (´Avodat ha-Qodesh,
4,11)

Je voudrais insister sur la centralité de la forme plurielle en


rapport avec la perfection. C’est l’homme et la femme, ensemble,
qui sont décrits comme parfaits, non pas l’homme seul. La femme
n’aide pas l’homme à atteindre sa perfection, mais elle aussi est
parfaite comme lui par la rencontre sexuelle en face-à-face. Certes,
ibn Gabbai voit une correspondance précise entre le Premier Adam
surnaturel et le Adam terrestre. Ainsi les discussions théoso-
phiques ont-elles été importées dans la façon de percevoir la perfec-
tion dans la mesure où le premier couple a été compris. La situa-
tion première, dans laquelle il n’y avait pas de séparation entre les
deux entités, n’est pas jugée parfaite, contrairement à la situation
suivante dans laquelle la division entre eux permet des relations
en face-à-face. La perfection n’est donc pas dans le retour à un état
idéal perdu : elle est un développement ultérieur dans lequel deux
entités atteignent leur faîte. Ou, pour dire les choses autrement :
la situation ordinaire, telle qu’elle est visible à présent, est plus
proche de la perfection que ne l’est la situation première.

Moïse ben Jacob Cordovéro (milieu du XVIe siècle, Safed)


Bien que le livre d’ibn Gabbai expose avant tout les formes
40 MOSHE IDEL

espagnoles de la Kabbale, le magistral Pardes Rimmonim de R.


Moïse Cordovéro est beaucoup plus près d’une synthèse de tout le
champ des écrits kabbalistiques composés avant le milieu du XVIe
siècle. Beaucoup plus complet et original qu’ibn Gabbai, Cordovéro
s’efforça de donner une vision harmonieuse qui prenne autant que
possible en considération les vues kabbalistiques disponibles sur
un thème, en créant une forme de hiérarchie qui organise la
relation entre les différentes vues ou en réduisant des vues
« apparemment » différentes à une structure plus complexe qui les
« intègre ». Cordovéro, comme ibn Gabbai, cite ses sources, et il
ressort clairement de l’examen de son livre qu’il connaissait bien la
première Kabbale, en particulier ses vues sur l’androgynie.
Prolongeant des traditions kabbalistiques, ses écrits ont largement
contribué à la dissémination du lien entre androgynie et égalité.
Dans une vision qu’il développe, l’existence d’éléments féminins
est nécessaire au plus haut niveau, comme au niveau mondain.
Cependant, tandis qu’au sommet les deux sefirot, Shekhinah et
Tiferet, sont égales et s’entraident également, shawweh be-
shawweh, dans le cas des hommes la femme aide l’homme bien
davantage (Pardes Rimmonim, VIII, 18 ; XII, 2). Le décalage est
important dans la mesure où il démontre que le système théoso-
phique n’est pas imposé à la condition humaine. En fait, Cordovéro
signale dans ce contexte combien le monde surnaturel dépend des
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


faits et gestes de l’homme. La compréhension qu’il a des textes
kabbalistiques antérieurs semble se distinguer par le fait qu’il ne
se contente pas d’un parallélisme entre le monde cosmique, d’un
côté, le monde humain et théosophique, de l’autre. Il critique la
position de R. Isaac d’Acre, qui établissait une étroite relation
entre les différents fils narratifs.

L’androgynie était-elle un idéal répandu chez les Kabbalistes ?


Le judaïsme rabbinique adopta le mot androgunos afin d’attirer
l’attention sur un humain d’une identité sexuelle complexe. D’où sa
connotation négative et la répugnance des kabbalistes à y recourir
dans leurs écrits. Moins évidentes sont leurs attitudes envers du-
partzufin. Le mot renvoie en fait à une entité créée par Dieu et qui,
à ce titre, devrait être positive. Il est aussi clair, cependant, que cet
état d’androgynie n’a pas duré longtemps et que Dieu a disséqué
l’androgyne, ou du-partzufin, afin d’améliorer le sort d’Adam. Le
fait a eu un impact considérable sur l’appréciation de l’androgynie
parmi les kabbalistes. Rabed développe une réflexion relativement
positive sur du-partzufin, même s’il ne laisse pas entendre qu’il est
nécessaire d’y retourner. Même pour lui, la situation d’unité primi-
tive est instrumentale : elle est nécessaire pour maintenir une rela-
tion stable par la suite. L’influent commentaire du Pentateuque,
écrit par R. Bahia ben Asher à la fin du XIIIe siècle en Catalogne,
ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 41

est plus explicite sur la précarité du du-partzufin :


« Il n’est pas bon que l’homme soit seul » : tous les jours
[auparavant], il est dit qu’« il est bon » parce que le bien est l’existence
dans toutes les espèces, mais pour ce qui est de la création de l’homme,
l’espèce ne saurait exister seule, [et c’est pourquoi il est dit] : « il n’est
pas bon ». Et le sens du « il n’est pas bon pour l’homme » [se trouve] en
conjonction du du-partzufin. Tel est le sens de la mention : « Ils ont été
créés du-partzufin. » Et c’est pourquoi il est écrit « homme et femme il
les créa ». Et ils ont été créés par cette conjonction, un, puisque la
nature a mis la force génératrice dans les organes de reproduction, de
l’homme vers la femme, et que le second visage a été une aide du
premier, dans l’acte de reproduction. C’est pourquoi il est écrit : « J’en
ferai une aide auprès de lui », autrement dit il est bon qu’il se sépare de
lui et se conjoigne à lui suivant sa volonté pour ne faire qu’un. L’un se
suffit à lui-même et il a une aide auprès de lui. (Commentaire sur la
Genèse 2,18.)

Un important commentateur du Zohar, au milieu du XVIe siècle,


est plus explicite encore. R. Shimeon ibn Lavi écrit que c’est là un
grand secret. Tout ce qui est émané de sa source et se développe :
n’a aucun pouvoir de devenir fécond s’il ne revient en face-à-face à
sa source parce qu’il deviendra alors telle une femme qui reçoit du
mâle. Mais qui ne retourne point au face-à-face ne sera point fécond. Et
le secret du du-partzufin est précisément qu’ils sont revenus au face-à-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


face, et ce paradigme se trouve dans le cas du premier Adam, qui a été
créé du-partzufin, et il n’a pas engendré de progéniture avant que le
Saint, béni soit-Il, les ait tournés face-à-face, et tel est le secret : « Je
ferai de lui une aide auprès de lui. » Et le secret du retour est
l’existence du monde. (Ketem Paz, I, fol. 61b.)

L’attitude négative envers l’état d’existence décrit comme du-


partzufin est aussi manifeste dans le Pardes Rimmonim de Moïse
Cordovéro. Il parle de la « bande de sages » – expression plutôt
sarcastique – cités par R. Isaac of Acre, qui homogénéisa les
différents récits en rapport avec Adam et Ève et aux deux lumières
et ajoute :
C’est le contraire de l’opinion suivant laquelle le du-partzufin
comme Adam et Ève était un état inférieur et déficient, et que l’union
n’était pas appropriée […]. L’union surnaturelle était de dos et ne
devait s’accomplir en face-à-face avant que l’union inférieure ne fût ac-
complie et que le Saint, béni soit-Il, n’ait disséqué Ève. Ainsi l’union in-
férieure était-elle pour le bien, et la supérieure pour le mal. (XVIII, 1)

Il semble donc que plusieurs grands kabbalistes aient dit


explicitement que la vision première du du-partzufin avait des
aspects négatifs. Le dos-à-dos empêchait la procréation, un des
commandements les plus importants suivant de nombreux
kabbalistes théosophico-théurgiques.
42 MOSHE IDEL

Quelques conclusions
La plupart des kabbalistes mentionnés jusqu’ici étaient actifs
en Provence, en Catalogne, en Castille, en Italie et dans l’Empire
byzantin, où le christianisme, sous différentes formes, était la
religion dominante – la seule exception étant Safed. Leur théoso-
phie n’en est pas moins relativement homogène et différente de
celle qu’on trouve chez leurs contemporains chrétiens, et leur
anthropologie trahit l’influence profonde des idées formulées par
des sources arabes, qui elles-mêmes puisaient à des sources
grecques. Pour autant que cette étude aide à comprendre la dyna-
mique de la culture, je dirais que la géographie et les circonstances
immédiates importent moins que la bonne intelligence des déve-
loppements systémiques, lesquels peuvent puiser à des sources qui,
conceptuellement parlant, sont en complète dissonance par rapport
aux environnements immédiats.
Cet examen de la compréhension diverse du concept d’andro-
gynie en rapport avec l’égalité n’est pas exhaustif. Je me suis
contenté de citer quelques passages, parmi bien d’autres, que l’on
trouve dans des sources kabbalistiques que je tiens pour majeures
et influentes. Si le critère quantitatif est le signe d’une position
représentative, tel est le cas de l’interprétation de l’androgynie
dans les sources ici mentionnées. Pour ce qui est de la dissémi-
nation, aucun autre point de vue ne lui est comparable. Si cette
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)


approche de l’androgynie est loin d’être la seule que l’on trouve
dans cette littérature, il semble clair que toutes ces citations se
rattachent à une école très influente, celle de Nahmanide, et
qu’elles ont ensuite trouvé des échos dans les vues bien plus
largement diffusées de Cordovéro et de maint autre texte kabba-
listique. Pour finir, je voudrais insister sur la relative transparence
de ces textes. Le mot clé de mon interprétation, shawweh ou
shawwah, reflète mon propos, à savoir qu’il ne s’agit pas d’une vue
exotérique qui puisse être contredite sur un plan ésotérique dans
les écrits de ces kabbalistes.
Ces textes exprimaient-ils une anthropologie égalitaire plus
systématique ? À mon sens, absolument pas. Ce sont des textes
d’hommes, qui avaient de la perfection des visions androcentriques.
Cela étant, on peut aussi détecter sans doute possible des exemples
importants d’égalité entre homme et femme. Dans bien des cas,
l’anthropologie kabbalistique me paraît donc trahir une incohé-
rence profonde. Inspirés par l’interprétation spirituelle du globe
spirituel d’origine néoplatonicienne, certains kabbalistes se
rallièrent à l’idée d’une symétrie absolue entre homme et femme
pour intégrer ces vues dans des systèmes plus larges où l’inégalité
était censée aller de soi. Mais la complexité de ces interactions
appelle une autre étude.
ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 43

Moshe IDEL.
(Hebrew University of Jerusalem.)

Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42)

Vous aimerez peut-être aussi