Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Julien Delord
2016/1 n° 17 | pages 43 à 60
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130792505
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2016-1-page-43.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17)
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
JULIEN DELORD
Entre ces fragments de paysage, aucune similitude de forme. Un seul point commun :
tous constituent un territoire de refuge à la diversité. Partout ailleurs, celle-ci est
chassée [12].
Dans cette lignée des « grands jardiniers français », qui sont en même temps de
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17)
Le « jardin planétaire », et l’ idée qu’ il évoque d’ un monde propre et sûr, laisse
nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 | 46 en tout cas planer le soupçon d’ un flottement conceptuel dans la formulation de la
Pour une esthétique écologique du paysage | JULIEN DELORD
vivant comme force persistante et spontanée, vouée à se déployer dans tous les
interstices de l’ être pour peu qu’ on cesse de le lui interdire et que l’ homme accepte
d’ être de nouveau baigné par ce flux héraclitéen et vital de la nature.
UN TIERS-PAYSAGE GLOBAL
« Dans un jardin, nous affirme Clément, si tout n’ est pas maîtrisé, tout est
connu. » Comment expliquer cette surprenante et tranquille assurance du
jardinier, d’ ordinaire bien plus inquiet quant à la maîtrise de l’ homme sur la
Biosphère ? La réponse se trouve quelques lignes plus loin dans le manifeste du
Jardin planétaire sous la forme d’ une nouvelle figure philosophique : le paralogisme
« googlesque » ! Dissonant néologisme qui cache pourtant sous ses clownesques
habits un biais intellectuel loin d’ être anodin : « La planète, entièrement soumise
à l’ inspection des satellites, est, de ce point de vue, assimilable au jardin. » Nous
y voilà ! Sous la fascination de « Google Earth [22] », ce célèbre logiciel qui permet
de visualiser pratiquement en temps réel la surface terrestre et de zoomer à l’ envi
à partir d’ une vision satellitaire sur n’ importe quelle zone de la Terre comme on
poserait le doigt sur un globe d’ écolier, se dissimule une confusion intellectuelle
aux conséquences considérables.
ensemble » – les faits qui expliquent le paysage observé ainsi d’ une distance
altière de plusieurs kilomètres. Il est vrai que Google Earth « fait vrai », mais ce
serait pure illusion de croire que la Terre ainsi abandonnée à la vue représente
l’ idéal objectif d’ un paysage saisi à la fois dans sa réalité et sa beauté ultimes,
ce fameux paralogisme « googlesque » aux fondements du concept de jardin
planétaire. Clément aime jongler avec les schémas de paysages vus d’ avion ou de
satellites comme cela se vérifie dans son Manifeste ; trop peut-être pour garder le
regard critique du géographe. Car la géographie apprend à regarder avec humilité
les images de notre écoumène et à se défier des cartes – inscriptions codées de
re-présentations du territoire. Mais il est vrai aussi que la géographie en reste au
territoire, lieu d’ une activité humaine cohérente, matrice naturelle des ressources
et des contraintes physiques et biologiques offertes à la sagacité des aménageurs.
Mais dans le même temps, le paysage perd ses attributs esthétiques classiques
et romantiques, il perd même son épaisseur pour se révéler, tel un tableau d’ art
contemporain, mosaïque chaotique de formes jetées sur une surface plane à la
Kandinsky ou à la Miró. Mais ces taches de végétations, ces corridors de haies,
ces réseaux de milieux connectés, loin d’ être statiques, se doivent d’ être étudiés
et expliqués dans leur dynamique, dans leurs déformations, connectances,
porosités et autres métamorphoses. Ainsi, l’ écologie, à son échelle la plus large,
accéderait à une forme de « physicalisme » tout à fait classique, quasiment
newtonien, dans cette stricte étude phénoménologique des formes paysagères,
enfin abstraites de leur gangue de subjectivité collée à la perspective des terriens
que nous sommes.
Il nous faut d’ abord souligner ce point qui avait été provisoirement laissé
de côté : l’ écologie du paysage, bien qu’ à la recherche de lois strictement
objectives, n’ est pas « naturelle » (pour parler moderne) au sens où elle intègre
pleinement l’ homme dans son objet : « L’ écologie du paysage, en considérant
l’ homme comme partie intégrante des écosystèmes formant la biosphère, a eu
l’ immense mérite d’ aider à une réunification des sciences de la nature et des
sciences de la société [27]. » L’ humanité, bien qu’ elle puisse être considérée à
bien des égards comme une espèce envahissante, ravageuse, pour ne pas dire
parasite, n’ en possède pas moins la propriété d’ être en cela aussi tout à fait
naturelle – du moins selon une perspective « googlesque » et scientifique.
route, jachère, bois exploité, pré fauché… Il nous faut d’ abord prendre acte de la
nature mixte du tiers-paysage, enchevêtrement inextricable, fractal, de naturel
et d’ artificiel, de biodiversité autochtone, importée, modifiée, abandonnée.
Mais ne nous méprenons pas sur le sens à attribuer au terme « sauvage ». Il 31. Voir Thomas Birch, « L’ incarcération du
ne s’ agit pas de ce que l’ on peut désigner comme l’ « ancien sauvage », opposé sauvage : les zones de nature sauvage comme
prisons » in Hicham-Stéphane Afeissa (éd.),
au domestique – cette wilderness mythique et sublime, représentation fantasmée Éthique de l’ environnement, nature, valeur,
d’ une nature vierge – ou encore de cette sauvagerie issue d’ une cynégétisation respect, Paris, Vrin, 2007, pp. 317-348.
32. Emmanuel-Joseph Sieyès, Qu’ est-ce que le
plus ou moins consciente d’ espèces catégorisées comme « gibier » car indociles à Tiers-État ? [1789], Paris, Puf, 2001.
la domestication (cerfs, chevreuils, renards, lièvres, etc.) [33]. 33. Jean-Denis Vigne, « Domestication ou
appropriation pour la chasse : histoire
d’ un choix socio-culturel depuis le néoli-
Il s’ agit d’ un sauvage a priori neutre axiologiquement (ni Eden, ni Enfer), thique. L’ exemple des cerfs », in J. Desse et
indépendant de toute référence à une activité humaine passée ou présente – F. Audouin-Rouzeau, (éd.), Exploitation des
animaux sauvages à travers le temps, Juan-
référence le plus souvent connotée en des termes fortement androcentriques les-Pins, APDCA, 1993, pp. 201-220.
(vierge, virginité, inconnue) – et enfin d’ un sauvage entendu comme propriété 34. Julien Delord, « La sauvageté, un prin-
cipe de réconciliation entre l’ homme et la
primaire et universelle des dynamiques et évolution naturelles. En réactualisant, nature », Natures, Sciences, Sociétés, n° 13,
un terme d’ ancien français, ce sauvage nous l’ avons baptisé « sauvageté [34] ». pp. 316-320.
Respectons tout simplement cette sauvageté, laissons-la reconquérir, à la fois dans
les esprits et dans le monde, ce que nous avons cru lui dérober – et qu’ elle peut
très bien se réapproprier sans qu’ il soit nécessairement besoin de la lui concéder. nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 | 53
études | Varia
Nous pensons à des artistes qui jouent avec les détails infimes de la nature
afin de créer une œuvre éphémère, presque invisible, comme Nils Udo [36] ; ou
des artistes-naturalistes, tel le jeune François Génot [37] et bien d’ autres, dont l’ art
procède du fouillis, de l’ incongru, du bigarré, de l’ inquiétant, de l’ hétérogène, de
toutes ces catégories qui interrogent le concept du Beau classique, cet auxiliaire
philosophique tout autant nécessaire à l’ appréciation esthétique des jardins à la
française que des forêts sublimes du Nouveau Monde.
35. Michael L. Rosenzweig, Win-Win Ecology,
Oxford, Oxford University Press, 2003.. Ces deux courants remettent en cause de manière croisée et presque
36. Voir Hubert Besacier, Nils-Udo, l’ art dans la antagonique le pacte sujet-paysage que nous avons dénoncé dans la première
nature, Paris, Flammarion, 2002.
partie de cet article, et appellent par conséquent deux analyses esthétiques
37. Voir <www.francoisgenot.com>.
38. Allen Carlson, Aesthetics and the Environ-
distinctes. La révolution du tiers-paysage poussée vers son accomplissement
ment: The Appreciation of Nature, Art and écologique supprime le sujet et invite à une esthétique naturaliste objective dans la
Architecture, Londres, Routledge, 2000.
lignée d’ Allen Carlson que nous allons développer ci-dessous [38]. Au contraire, la
39. Wolfgang Becker in Wolfgang Becker, Régis
Durand, Vittorio Fagone, John K. Grande dimension écologique globale et profonde du Land Art émane d’ une oblitération
(dir.), Nils-Udo : de l’ art avec la nature, trad. du paysage et d’ un questionnement hyper-subjectif des rapports homme/nature.
fr. Anne-Sophie Petit-Emptaz, Cologne,
Wienand, 1999, p. 11. Ainsi, pour l’ artiste Nils-Udo, son atelier n’ est autre que la nature : « La nature lui
40. Ibid., p. 13. fournit l’ outil, les matériaux, l’ arrière-plan, le “support de l’ image” [39]. » L’ artiste
s’ immerge pour ainsi dire dans la nature et « s’ en rapproche intensément quand
il découvre failles, fissures et bords et qu’ il les souligne formellement [40] ». Ces
nouvelle Revue d’esthétique n° 17/2016 | 54 brisures évoquent la fragilité, mais aussi la temporalité irréversible de la nature,
Pour une esthétique écologique du paysage | JULIEN DELORD
Pour revenir plus en détail sur le choix défendu par Allen Carlson d’ un
naturalisme esthétique, celui-ci contredit clairement la tradition kantienne
de nature subjectiviste par une approche objectiviste. Il s’ agit de trouver un
critère pertinent et nécessaire à une « appréciation » (plutôt qu’ à un jugement)
esthétique universellement vrai, et Carlson l’ identifie dans la connaissance
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.153.17)
le paysage comme une dynamique autonome de formes réglées par des lois
écologiques, et cela à différentes échelles spatio-temporelles d’ analyse.
Loin de restreindre son plein accès aux seuls écologues et naturalistes savants,
cette esthétique écologique est, selon Loïc Fel, au fondement d’ un mouvement
qui dépasserait les moments historiques de la construction des jardins et de la
représentation du paysage, celui de la « présentation de la nature [45] ».
nos normes vitales anthropologiques et culturelles. Dès lors, le fond cognitif sur
lequel s’ ancre l’ appréciation esthétique du tiers-paysage se trouve à balancer
perpétuellement entre les mécanismes écologiques et les fonctionnalités vitales
de l’ environnement humanisé.
Deux voies s’ offrent à nous pour échapper à cette aporie : la première consiste
à ériger le tiers-paysage en pierre d’ achoppement de la théorie de Carlson et
à reconnaître que le nouveau « sauvage » qui en constitue la raison échappe à
l’ appréciation esthétique d’ un point de vue cognitif. Il constitue cette réserve, ou
plutôt ce point aveugle qui déborde de nos catégories philosophiques sagement
agencées. Cette position « par défaut » n’ en est pas moins remarquable par ses
vertus explicatives. La seconde position, de nature essentiellement prescriptive,
consiste à faire du tiers-paysage le socle évolutif d’ une nouvelle esthétique du
paysage, engageant une réforme aussi bien cognitive qu’ esthétique, en un mot à
naturaliser notre expérience paysagère.
qui prélève un quadrant d’ un mètre carré de forêt tropicale, classe l’ ensemble
de ses espèces et les expose dans une galerie d’ art [51], passe nécessairement
par l’ adaptation réciproque de la capacité à évaluer esthétiquement cet acte
et à produire des critères de jugement adéquat à cette nouvelle performance
artistique.
CONCLUSION