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BERGSON ET BACHELARD FACE À LA NOUVELLE PHYSIQUE

Gérard Chazal
in Frédéric Worms et al., Bachelard et Bergson
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Presses Universitaires de France | « Hors collection »

2008 | pages 151 à 165


ISBN 9782130570264
DOI 10.3917/puf.worm.2008.01.0151
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/bachelard-et-bergson---page-151.htm
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Bergson et Bachelard
face à la nouvelle physique
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Gérard Chazal

introduction

D e Bergson à Bachelard nous passons d’une approche philo-


sophique des sciences à une autre. De Durée et simultanéité en 1922
au Nouvel Esprit scientifique en 1934 ou à L’activité rationaliste de
la physique contemporaine (1951), nous assistons à un véritable
renversement.
Lorsque s’amorce les bouleversements que va connaître la phy-
sique, avec l’article de Planck en 1900 sur le rayonnement du corps
noirs puis avec les articles de 1905 d’Einstein, le bergsonisme existe
comme une philosophie déjà constituée, subitement confrontée à
des avancées aussi bien théoriques qu’expérimentales susceptibles
de l’ébranler. La philosophie bachelardienne, plus jeune d’une géné-
ration au moins, se développe après que les deux grandes instances
de la physique se sont mises en place : la relativité et la mécanique
quantique. Le bergsonisme précède la révolution scientifique et
tente de faire avec. L’épistémologie bachelardienne se constitue à
partir de cette révolution dont elle prend acte et qu’elle tente de
penser. Bergson est donc contraint de réinterpréter la science de
manière à sauver sa philosophie, même au prix d’erreurs de physi-
ques embarrassantes. Bachelard construit sa philosophie à partir

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Philosophie des sciences

des mêmes avancées scientifiques et n’est donc pas confronté au


divorce que doit subir le bergsonisme.
On le sait, Bergson s’est directement et explicitement confronté
à la relativité (au moins restreinte). En 1922, il rencontra Einstein à
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deux reprises lorsque le physicien vint en France à l’invitation en
particulier de Paul Langevin. Cette rencontre est souvent citée
comme un exemple d’incompréhension réciproque. Or, il n’est pas
sûr que Bergson n’ait pas compris la relativité mais celle-ci ouvrait
sur une conception de l’espace et du temps qui paraissait tout à fait
incompatible avec la philosophie de la durée telle que l’avait déve-
loppée Bergson. C’est la même année que paraissait Durée et simul-
tanéité. Je n’examinerais pas ici les développements de Bergson
dans cet ouvrage puisque cela a été (va être) fait. Curieusement,
d’ailleurs, lorsque Bachelard s’intéressera à la mécanique relativiste
dans Le nouvel esprit scientifique, il ne fera pas allusion à cet
ouvrage de Bergson, tout du moins pas explicitement. En effet, cer-
taines citations de Bachelard peuvent être comprises comme visant
indirectement l’interprétation bergsonienne.
Si Bergson n’a pas été silencieux sur la question de la relativité, il
ne semble pas – tout du moins à ma connaissance – avoir tenté une
démarche similaire à Durée et simultanéité pour la mécanique
quantique qui, pourtant, encore plus que la relativité ébranle la phi-
losophie bergsonienne et en particulier sur un de ces postulats fon-
damentaux : celui de la continuité. Or c’est bien sur ce terrain là
que Bachelard va construire sa plus sévère et sa plus explicite cri-
tique de Bergson, non seulement dans La dialectique de la durée
(1936) mais encore dans L’activité rationaliste de la physique
contemporaine (1951).
Sans entrer dans tous les détails de l’argumentation antibergso-
nienne de Bachelard, je voudrais m’attacher à deux aspects du ren-
versement philosophique que Bachelard fait subir à la pensée de
Bergson. Autrement dit, je voudrais sur la question de la conti-
nuité – puisque tel est notre propos aujourd’hui – développer ce
qui me semble être deux oppositions radicales entre Bachelard et
Bergson :

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Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique

1 / Alors que Bergson tente de placer systématiquement l’intui-


tion physique dans le prolongement de l’intuition immédiate et de
ramener l’expérience scientifique dans les limites de l’expérience
première, Bachelard va voir de l’expérience commune à la théorie
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scientifique une rupture radicale.
2 / L’épistémologie « non cartésienne » de Bachelard lui interdit
de fonder de quelque manière que ce soit la connaissance scienti-
fique sur le cogito. La conscience intime, l’expérience vécue sont,
pour Bachelard, autant d’obstacles épistémologiques. Bergson,
comme cela est évident dans Durée et simultanéité, ne cesse de pla-
cer au cœur de l’intuition physique comme de la démarche expéri-
mentale – tout du moins des expériences de pensée qu’il utilise –
une conscience percevante accompagnant une durée vécue.

i. la rupture d’avec l’expérience immédiate

Lorsqu’il s’agissait de la conception du temps, c’est-à-dire la


durée comme continu échappant à l’analyse ponctuelle et discon-
tinue de la mécanique, Bergson veut replacer le temps du physicien
dans la continuité de l’expérience vécue que nous pouvons en avoir.
« Nous voulons ménager toutes les transitions entre le point de vue
psychologique et le point de vue physique, entre le Temps du sens
commun et celui d’Einstein », écrit-il au début de Durée et simulta-
néité1. L’objectif de Bergson est donc de fournir une interprétation
de la Relativité qui demeure compatible avec l’expérience immé-
diate. Il l’écrit clairement lorsqu’il pense avoir atteint cet objectif :
« Il ne satisfait pas seulement aux exigences de la science, il reste
aussi bien d’accord avec l’expérience commune. » Ce point de vue
est évidemment capital sur la question du temps : « Il [l’observa-
teur] vit un temps psychologique, et avec ce Temps se confondent

1. H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, puf, 1968 ; édition « Quadrige »,


1998, p. 1.

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Philosophie des sciences

tous les Temps mathématiques plus ou moins dilatés » ou encore :


« Contre le sens commun et la tradition philosophique qui se pro-
noncent pour un Temps unique, la théorie de la Relativité avait
d’abord paru affirmer la pluralité des Temps. En y regardant de
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plus près, nous n’avons jamais trouvé qu’un seul Temps réel... »1 La
notion d’intuition va jouer chez Bergson le rôle d’un trait d’union
méthodologique entre le sens commun et la science. C’est en glis-
sant de l’intuition immédiate à celle du physicien qu’il assure la
continuité : « Tout repose sur des intuitions de simultanéité et des
intuitions de succession. » Il confond ainsi ce que Bachelard s’effor-
cera de séparer en montrant que l’intuition du physicien est une
intuition « instruite » en rupture avec l’intuition immédiate du sens
commun. D’où le reproche formulé par Bachelard : « En se limitant
à des points arrêtés, à des points nécessairement très peu nombreux,
la mécanique ne nous livre aucun moyen, pense le philosophe, pour
nous faire connaître en profondeur la continuité du mouvement. La
méthode d’abstraction de la mécanique nous donne l’illusion de la
continuité comme d’ailleurs le cinéma nous donne l’illusion du
mouvement. Au lieu de tous ces artifices, mathématiques ou techni-
ques, Bergson en appelle à la réalité intime. En somme pour lui la
continuité est une donnée immédiate de la conscience. »2
Pour Bergson, la saisie de la réalité est liée à la perception intime
du continu et en particulier de celui de la durée. Dès lors la formule
mathématique, même lorsqu’elle se présente sous la forme d’une
équation différentielle et dans la mesure où celle-ci spatialise la
variable temps, laisse échapper l’essentiel. En ce sens, le formalisme
de Schrödinger (une équation différentielle, donc une forme
continue mathématique) ne pourrait guère plus satisfaire Bergson
que le formalisme matriciel d’Heisenberg qui peut sembler plus dis-
continu. Et de son point de vue il aurait d’ailleurs raison puisqu’il a
été montré que les deux formalismes étaient équivalents.

1. Ibid., p. 167.
2. G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine¸ Paris, puf,
1951, p. 55.

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Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique

Bachelard ne se contentera pas dès lors d’évoquer Marey pour


voir « une sorte de revanche métaphysique du cinéma contre les cri-
tiques bergsoniennes ». Il va identifier l’erreur philosophique à
laquelle conduit cette conception de la continuité comme donnée
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immédiate de la conscience et y opposer les développements de la
physique. Or, le concept clé où cristallise l’erreur bergsonienne
selon Bachelard c’est nécessairement celui de causalité, le concept
qui est particulièrement retravaillé par la mécanique quantique. On
aurait pu mettre en avant le quantum d’action comme rupture déci-
sive de la continuité. L’article de Planck sur le rayonnement du
corps noir comme celui d’Einstein sur l’effet photoélectrique y invi-
taient. La critique aurait été facile et d’autant plus facile qu’elle
aurait pu s’appuyer sur une erreur presque grossière de Bergson
dans Durée et simultanéité où il pense expliquer la constance de la
vitesse de la lumière par son caractère ondulatoire : « La théorie de
l’émission étant rejetée, la propagation de la lumière n’étant pas une
translation de particules, on ne s’attendra pas à ce que la vitesse de
la lumière par rapport à un système varie selon que celui-ci est “en
repos” ou “en mouvement”. »1
Cependant, la critique bachelardienne ne s’arrête pas à de telles
erreurs et se porte d’emblée au cœur de l’ontologie bergsonienne du
mouvement. Après avoir fait remarquer « qu’une synthèse expéri-
mentale ne peut être une donnée immédiate »2 Bachelard en vient
au fond, c’est-à-dire dans ce cas à la manière dont la connaissance
scientifique conçoit la causalité. Chez Bergson la continuité du
mouvement qui dépasse toujours la trace qu’il laisse dans l’espace
tient à la coprésence constante de la cause et du but au cœur même
du mouvement. Or, « penser l’évolution causale dans un continu
qu’on n’épuise pas, c’est inscrire un mystère dans cette évolution,
c’est exagérer la richesse du devenir comme le réalisme naïf exagère

1. H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, puf, 1968 ; édition « Quadrige »,


1998, p. 37.
2. G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936 ; Paris, puf, 1963,
p. 56.

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Philosophie des sciences

la richesse de la substance »1. Or qu’elle est la leçon de la méca-


nique quantique qui prolonge celle de l’approximation dans la
mécanique rationnelle (La connaissance approchée) Bachelard est
clair : « le détail du détail » qu’invoque une philosophie du continu,
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« n’a pas de sens expérimental ; le détail du détail tombe en effet
dans le néant absolu de l’erreur systématique, de l’erreur imposée
par les nécessités de la détection. C’est alors que la dialectique de la
détection joue sur le rythme du tout ou rien. Le nombre discontinu
est substitué à la mesure continue. Il n’y a plus que l’erreur qui soit
continue ; l’erreur est un simple halo de possibilités autour de la
mesure. Les déterminations, elles, sont quantifiées. On s’explique
alors que prise dans les formes où la causalité s’éprouve finement,
elle s’égrène »2. Le passage de l’atome planétaire à l’atome de Bohr,
de l’orbite électronique au niveau d’énergie de l’électron est donc
une rupture de la continuité.
Dans la Dialectique de la durée, Bachelard montre comment la
physique en isolant radicalement la cause de l’effet rompt la conti-
nuité bergsonienne du mouvement, la continuité perçue et vécue. Et
dans L’activité rationaliste de la physique contemporaine, il substi-
tuera à cette continuité immédiate et vécue une autre continuité
construite celle-ci, celle du champ (champ électromagnétique ou
gravitationnel) qui prend le pas sur la notion de mouvement. La
ligne de champ va alors jouer un rôle particulaire tel que les surfa-
ces de niveau deviennent le lieu d’égale possibilité d’une infinité de
mobiles potentiels. « La ligne de force relève des intuitions corpus-
culaires » et « la surface de niveau relève des intuitions ondula-
toires »3. La force newtonienne qui restait encore si proche du vécu
musculaire est dorénavant une notion dérivée. « En fait, dans tous
les cas envisagés par la Physique mathématique, on considère des
forces qui dérivent d’un potentiel, c’est-à-dire des forces dont on

1. Ibid., p. 59.
2. Ibid., p. 63.
3. G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine¸ Paris, puf,
1951, p. 62.

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Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique

obtient l’expression mathématique en dérivant une fonction uni-


forme et continue dans une région déterminée de l’espace. »1 Et le
champ de forces n’est plus la donnée immédiate à la conscience
d’un continu intime mais « une hypothèse rationaliste »2 Bachelard
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renverse alors la philosophie bergsonienne en faisant de l’intuition
du continu l’abstraction et en redonnant à la formulation mathéma-
tique la concrétude. « La prise du réel scientifique ne peut se satis-
faire des images premières. Le réalisme des premières intuitions – on
en a ici une preuve bien simple – doit être mis entre parenthèses. »3
Voilà qui prend directement le contre-pied de Bergson affirmant
dans Durée et simultanéité : « Toute apparence doit être réputée
réalité tant qu’elle n’a pas été démontrée illusoire »4 ou encore :
« Les apparences sont d’un certain côté, c’est à celui qui les déclare
illusoires de prouver son dire. »5
Enfin, toujours sur cette question de la rupture avec l’expé-
rience immédiate, le perçu, le vécu, le contenu de l’intuition pre-
mière, Bachelard va répondre à l’opposition bergsonienne de la
durée et de sa trace spatiale par la dialectique de l’onde et du
rayon. Ou plutôt, car l’onde dans la mécanique ondulatoire est
encore une image même si elle est rationnellement travaillée, le
rythme se substitue à la durée. Derrière la continuité spatiale de la
trace que laisse le mouvement il ne faut pas chercher une conti-
nuité temporelle qui ne lui est pas réductible. Sur un point Bergson
a raison, la ligne n’est qu’une figure appauvrie du temps que le
paradoxe de Zénon faisait voler en éclats. Mais derrière la ligne ce
n’est pas la durée vécue par une conscience que la physique
débusque mais le rythme qui s’exprime dans la forme ondulatoire
de l’équation. Il n’y a plus l’épaisseur d’une réalité quasi existen-
tielle mais une ontologie de la probabilité puisque le carré de la

1. Ibid., p. 60.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 65.
4. H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, puf, 1968 ; édition « Quadrige »,
1998, p. 35.
5. Ibid., p. 86.

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Philosophie des sciences

fonction donne seulement la probabilité d’une présence corpuscu-


laire. L’intellectualisme bergsonien finalement tombe, selon Bache-
lard, dans un réalisme naïf. Et c’est donc à ce réalisme premier que
Bachelard va opposer, après la notion de champ, l’atome probabi-
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liste : « Sidwick nous dit en effet que la mécanique ondulatoire
traite “the electron-in-its-orbit” comme un système d’ondes sta-
tionnaires. Ainsi l’électron-dans-son-orbite refuse la simpliste ana-
lyse d’un mobile réel qui parcourt une trajectoire éphémère. »1 Puis
après l’atome probabiliste ce sera l’idée d’un temps statistique où,
selon l’expression de la Dialectique de la durée, « le fil du temps
est couvert de nœuds »2 qui vient morceler la durée. En effet, on
aurait tort, par exemple de se laisser prendre à la régularité de la
désintégration d’un ensemble d’atomes de radium dans le temps.
« Le temps statistique qui marque l’évolution de désintégration
d’une foule d’atomes de radium peut paradoxalement être pris
comme le modèle le plus parfait du temps régulier. Cette foule
innombrable d’accidents (car pour un noyau particulier de radium
la désintégration est un accident) donne un temps sans accident. »3
Le tracé régulier de la décroissance exponentielle de la radioacti-
vité d’un échantillon de radium est donc un leurre. La courbe lisse
cache une suite discontinue de désintégrations.

ii. la place de la conscience dans l’épistémologie

La philosophie bergsonienne condamne le philosophe à une


épistémologie fondée sur la conscience. Pour Bergson, le temps dont
il est question dans la physique n’est qu’une sorte de projection du

1. G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine¸ Paris, puf,


1951, p. 70.
2. G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936 ; Paris, puf, 1963,
p. 67.
3. G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine¸ Paris, puf,
1951, p. 72.

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Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique

vécu. « Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous


n’aurions aucune idée du temps. Graduellement nous étendons cette
durée à l’ensemble du monde matériel. »1 Ou encore : « On ne peut
pas parler d’une réalité qui dure sans y introduire de la cons-
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cience. »2 Et enfin : « Voilà le temps réel, je veux dire perçu et
vécu [...] car on ne peut pas concevoir un temps sans se le représen-
ter perçu et vécu. Durée implique donc conscience. »3 Il y a bien une
épistémologie bergsonienne et son fondement n’est pas dans une
réflexion sur la pratique et la démarche scientifiques mais dans
l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Dès lors la phy-
sique mathématique apparaît comme une abstraction qui n’épuise
pas et n’épuisera jamais le réel, celui qui nous est donné dans nos
sensations. C’est dans cet ouvrage en quelque sorte fondateur que
Bergson montre le mouvement d’abstraction par lequel la science se
détache de la valeur qualitative du monde. « Et l’on prouverait sans
peine que, plus le progrès des explications mécaniques permet de
développer cette conception de la causalité et d’alléger par consé-
quent l’atome du poids de ses propriétés sensibles, plus l’existence
concrète des phénomènes de la nature tend à s’évanouir ainsi en
fumée algébrique. »4 Les mathématiques appliquées à la physique
restaient pour Bergson un simple langage abstrait et toujours trop
pauvre par rapport à la richesse de la perception. Ainsi, en conclu-
sion de Durée et simultanéité : « L’Espace et le Temps : ceux-ci res-
tent ce qu’ils étaient, distincts l’un de l’autre, incapables de se mêler
autrement que par l’effet d’une fiction mathématique destinée à
symboliser une vérité physique. »5 À cette conception Bachelard
répond : « De la même manière, les pures possibilités mathémati-

1. H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, puf, 1968 ; édition « Quadrige »,


1998, p. 42.
2. Ibid., p. 45.
3. Ibid., p. 46-47.
4. H. Bergson, Les données immédiates de la conscience, Paris, puf, 1927 ; édition
« Quadrige », 1991, p. 155-156.
5. H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, puf, 1968 ; édition « Quadrige »,
1998, p. 175.

159
Philosophie des sciences

ques appartiennent au phénomène réel, même contre les premières


instructions d’une expérience immédiate. »1 Et il citera Langevin
déclarant : « Le Calcul tensoriel sait mieux la physique que le Physi-
cien lui-même. »2
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Aussi lorsque Bergson se voit contraint d’interpréter la relativité
il ne cesse de mettre en scène un physicien comme conscience
humaine d’une durée. Il pense trouver dans la relativité une bonne
raison de ramener la loi physique à une conscience qui va se
confondre avec le système de coordonnées à partir duquel s’effec-
tuent les mesures. Alors que la physique classique et en particulier
la mécanique rationnelle avaient fait un effort considérable pour
détacher la loi physique de toute subjectivité, Bergson croit que la
relativité, en prenant en compte l’observateur, revient à un recen-
trage sur une conscience. L’erreur de Bergson est alors de confondre
la notion d’observateur telle que se la donne la physique relativiste
avec celle de toute psychologique de conscience. Car, pour lui,
« tout ce que la science pourra nous dire de la relativité du mouve-
ment perçu par nos yeux, mesuré par nos règles et nos horloges,
laissera intact le sentiment profond que nous avons d’accomplir des
mouvements et de fournir des efforts »3. Il en résultera l’étrange
analogie4 que fait Bergson entre les phénomènes de dilatations et de
contractions du temps et le raccourcissement des longueurs dans la
perspective, la conscience de l’observateur devenant comme le som-
met d’un cône de perception.
Évidemment, on peut se demander dans quelle mesure la méca-
nique quantique, au moins dans son interprétation par l’École de
Copenhague, ne pouvait pas venir conforter le point de vue bergso-
nien. La théorie de la mesure qui est alors proposée ne vient-elle pas
confirmer l’exigence de Bergson d’une fonction fondamentale si ce

1. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, puf, 1934 ; édition « Qua-


drige », 1995, p. 60.
2. Ibid., p. 58.
3. H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, puf, 1968 ; édition « Quadrige »,
1998, p. 29.
4. Ibid., p. 74-76.

160
Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique

n’est fondatrice de la conscience dans la démarche du physicien ?


Cette possibilité aurait-elle échappé à Bachelard pourtant parfaite-
ment au fait des travaux de Bohr ?
Dans un système quantique, l’état de telle ou telle composante
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du système reste indéterminé tant qu’aucune mesure n’en a été faite.
Elle ne prend une valeur que lors de la mesure, c’est-à-dire dans l’in-
teraction du système avec l’appareil de mesure et, puisque celui-ci
est in fine composé de particules régies par les lois de la mécanique
quantique, lorsqu’un observateur prend connaissance des indica-
tions de cet appareil de mesure. On sait les nombreuses expériences
de pensée qui ont été imaginées et discutées dans la communauté
des physiciens lorsqu’il fallut interpréter la signification de cette
totalité constituée par un système quantique, l’appareil de mesure et
l’observateur. On sait aussi que certains n’ont pas hésité à voir dans
la conscience de l’observateur l’élément faisant basculer l’état d’une
particule donnée dans tel ou tel état. Mais outre que cette interpré-
tation dépasse la philosophie bergsonienne et conduit à une certaine
forme de positivisme qu’Einstein n’a pas manqué de dénoncer dans
la position de Bohr, elle n’a jamais fait l’unanimité de la commu-
nauté des physiciens.
La part d’indéterminisme ou de non-déterminisme introduite
par la mécanique quantique ne se superpose pas au dépassement du
déterminisme par l’acte libre tel que Bergson le définit dans l’Essai
sur les données immédiates de la conscience au dernier chapitre. Si
le formalisme mathématique de la mécanique quantique ne permet
de faire des prévisions sur l’évolution future d’un système qu’en ter-
mes probabilistes, la mesure fournit toujours une valeur déter-
minée. Tout le discours qui va au-delà de cette simple constatation
relève d’une philosophie de la physique dont on sait que, inaugurée
par le débat entre Einstein et l’École de Copenhague, elle se pour-
suit encore aujourd’hui.
Bergson, à ma connaissance tout du moins, n’a jamais explicite-
ment fait allusion à la mécanique quantique pour d’une part justi-
fier sa philosophie de la conscience ou la place de la conscience
dans sa philosophie ni utiliser les premières découvertes en ce

161
Philosophie des sciences

domaine dans sa critique de la mécanique classique ou plutôt de la


philosophie plus ou moins scientiste qui lui fut associée.
A-t-il ignoré les travaux développés dans les années 1920-1930
par Bohr, Heisenberg, de Breuil, etc. ? Probablement non. Mais il a
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peut-être eu parfaitement conscience que l’interprétation de la
théorie de la mesure comme intervention de la conscience dans la
résolution du paquet d’ondes pour reprendre le vocabulaire qui a eu
cours, dépassait le cadre de la physique proprement dite et que
d’autre part l’indéterminisme sur lequel se fondait une telle inter-
prétation n’était finalement guère compatible avec sa pensée finale-
ment très classique. Car, c’est bien Bergson qui écrit à la fin de
l’Essai sur les données immédiates de la conscience : « C’est
pourquoi toute définition de la liberté donnera raison au détermi-
nisme. »
Penser l’indéterminisme de la mécanique pouvait se faire sans
recentrer la démarche scientifique sur la conscience et supposait
simplement une rupture épistémologique que Bergson ne fit pas
mais que Bachelard accomplit. Un chapitre entier du Nouvel esprit
scientifique, on le sait, est consacré à cette question et Bachelard,
s’appuyant sur le calcul des probabilités, montre comment ce non-
déterminisme permet une construction objective ou plutôt une
reconstruction de l’objectivité. Ce n’est pas par hasard que le cha-
pitre V du Nouvel esprit scientifique s’intitule « Déterminisme et
indéterminisme, la notion d’objet ». La connaissance probabiliste,
pour Bachelard après Louis de Broglie et Reichenbach, n’est pas
une connaissance subjective, pas même la marque d’une ignorance
subjective – ce qui aurait encore pu valoir en mécanique statistique,
mais bien l’outil mathématique qui permet d’éliminer toute dimen-
sion psychologique de la connaissance scientifique. « Le détermi-
nisme ne pouvait s’imposer que par l’intermédiaire d’une mathéma-
tique vraiment élémentaire. »1 C’est une nouvelle mathématique qui
en complexifiant l’expérience ramène à la stricte objectivité la phy-

1. G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, puf, 1934 ; édition « Qua-


drige », 1995, p. 105.

162
Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique

sique non déterministe. Le probable n’est ni l’ignorance, ni le sub-


jectif, ni la part imprescriptible de la conscience, ni l’irréel. Je ne
pourrais à ce sujet mieux faire que de citer Bachelard, citant lui-
même Margenau :
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« Il ne faudrait pas croire que probabilité et ignorance soient
synonymes du fait que la probabilité s’appuie sur l’ignorance des
causes. Comme le dit avec une grande finesse M. Margenau : “Il y a
une grande différence entre ces deux expressions : un électron est
quelque part dans l’espace, mais je ne sais où, je ne peux connaître
où ; et : chaque point est une place est également probable pour
l’électron. En effet, la dernière affirmation contient en plus de la
première l’assurance que si j’exécute un très grand nombre d’obser-
vations, les résultats seront distribués régulièrement dans tout l’es-
pace.” On voit donc poindre le caractère tout positif de la
connaissance probable. »
« Il ne faut pas davantage assimiler le probable à l’irréel. »1
En fait, à la réintroduction d’une dimension psychologique dans
la démarche scientifique telle que la préconise Bergson, Bachelard
oppose une psychanalyse de l’esprit scientifique. Et, si l’on veut
encore parler de continuité et de discontinuité, cette fois du point de
vue épistémologique, à la continuité entre le sens commun et la
théorie scientifique, fondée sur la conscience du flux de la durée,
défendue par Bergson, Bachelard oppose une discontinuité par la
rupture qui prend la forme d’une sorte de conversion de l’esprit
confronté à la recherche de l’objectivité.

conclusion

De Bergson à Bachelard, nous n’avons pas le passage d’une phi-


losophie quelque peu éloignée de la science en train de se faire à une
philosophie instruite des avancées de la physique. On sait que Berg-

1. Ibid., p. 121.

163
Philosophie des sciences

son n’était pas ignorant en matière scientifique et se tenait parfaite-


ment au courant de ce qui se passait en ce domaine. Son débat avec
Einstein en témoigne et relève moins d’une supposée incompréhen-
sion de Bergson de la théorie physique que d’une approche philoso-
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phique différente. De Bergson à Bachelard, nous avons l’opposition
entre deux conceptions des rapports entre philosophie et science.
Pour Bergson, la philosophie est première. Non pas qu’elle aurait à
contester les acquis de la science mais son rôle est de les interpréter
de manière à les rendre conforme aux cadres de la philosophie défi-
nis par ailleurs. En quelque sorte, et dit de manière un peu schéma-
tique, le rôle de la philosophie est d’instruire la science quant à la
signification fondamentale de ses résultats en les ramenant à leur
juste place, c’est-à-dire une place subordonnée à la réflexion philo-
sophique. C’est cette démarche que l’on retrouvera plus tard chez
Merleau-Ponty dans son article « Einstein et la crise de la raison »,
en particulier dans sa conclusion : « Le monde, outre les névrosés,
compte bon nombre de “rationalistes” qui sont un danger pour la
raison vivante. Et, au contraire, la vigueur de la raison est liée à la
renaissance d’un sens philosophique qui, certes, justifie l’expression
scientifique du monde, mais dans son ordre, à sa place dans le tout
du monde humain. »1 C’est cette conception de la rationalité qui
fait voir à Merleau-Ponty après Bergson, des paradoxes dans la
théorie de la relativité, paradoxes qui n’existent que dans la mesure
où la pensée n’a pas effectué la conversion qu’appelle la nouvelle
physique.
À l’opposé de cette idée d’une philosophie instruisant la science,
Bachelard développe celle d’une philosophie s’instruisant auprès de
la science. D’où certainement son attachement à l’histoire des scien-
ces qui, à travers les débats, les polémiques, les ruptures qui la tra-
versent, révèlent la manière dont se constitue la pensée scientifique.
La construction des concepts scientifiques de l’empirisme premier et
du réalisme naïf au rationalisme appliqué et au matérialisme ins-

1. Maurice Merleau-Ponty, « Einstein et la crise de la raison », in Signes, Paris,


Gallimard, 1960, p. 248-249.

164
Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique

truit suit des profils que le philosophe a pour mission de retracer.


La fonction critique de la philosophie chez Bachelard vient en
quelque sorte après coup, dans ce qu’il appelle « une histoire
jugée » et ne peut pas définir a priori les cadres et la place de la
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pensée scientifique.
Enfin, pour conclure sur la question de la continuité, il semble
bien que les développements les plus récents de la physique ato-
mique en définissant une longueur minimum en dessous de laquelle
la notion même d’espace devient problématique et une durée mini-
mum en dessous de laquelle la notion même de temps n’a plus de
sens, longueur et durée de Planck, donne tort à Bergson. Les
concepts et les formules de la physique, espace-temps à plus de
quatre dimensions, non-localité, intrication quantique, superposi-
tion d’états... se sont non seulement de plus en plus éloignés des
représentations du sens commun mais sont en radicale rupture
d’avec lui. Le souhait bergsonien d’une définition des concepts
scientifiques en continuité avec les concepts du sens commun, même
en ménageant autant d’étapes que l’on voudra ainsi qu’il le disait
dans le texte que j’ai rappelé ci-dessus ( « Nous voulons ménager
toutes les transitions entre le point de vue psychologique et le point
de vue physique, entre le Temps du sens commun et celui d’Ein-
stein » ) semble devoir être définitivement et radicalement aban-
donné. Cet abandon Bachelard l’avait déjà pensé sous la forme de
la rupture épistémologique.

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