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Frédéric Worms
in Frédéric Worms et al., Bachelard et Bergson
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Presses Universitaires de France | « Hors collection »
2008 | pages 39 à 52
ISBN 9782130570264
DOI 10.3917/puf.worm.2008.01.0039
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/bachelard-et-bergson---page-39.htm
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du xxe siècle en France
Frédéric Worms
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Métaphysique
Pourtant, qu’il y ait encore une relation profonde dans cette rup-
ture même, et que la relation avec Bergson soit nécessaire à Bache-
lard pour accéder à lui-même, un premier fait nous l’indiquera. Ce
n’est pas seulement le besoin qu’il eut de le manifester publique-
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ment, et même de la manifester deux fois au moins, dans des livres
dirigés par leurs titres même contre Bergson (les deux seuls livres,
en outre, explicitement métaphysiques, dans son œuvre, et qui la
font pivoter). C’est aussi la relation même, très précise, on ne peut
plus explicite, entre ces deux titres. En intitulant en effet successive-
ment L’intuition de l’instant et La dialectique de la durée ces deux
ouvrages de 1932 et de 1936, Bachelard ne fait pas qu’écarteler,
pour ainsi dire, ce qui chez Bergson s’appellerait sans aucun doute
l’intuition de la durée, et la dialectique de l’instant ! Il ne se
contente pas même de souligner, déjà, que sa contestation ne por-
tera pas seulement sur un problème, aussi central soit-il celui du
temps, mais aussi sur la méthode, le passage de l’ « intuition » à la
« dialectique » ayant autant d’importance que celui du temps à
l’instant, et signant plus encore le passage d’un moment du siècle à
un autre. Ce qui frappe plus encore, c’est la volonté de manifester
entre ces deux pensées, au-delà de leur simple opposition, une sorte
de chiasme, qui préserve les enjeux principaux en tant que tels,
même s’il convient de les redistribuer : il y a encore une intuition, il
y a encore de la durée, on ne se dispensera ni de ces catégories, ni de
ces questions. Ainsi Bachelard fait-il partie de ceux qui rendent
nécessaires, tout à la fois, la rupture avec Bergson, et la relecture de
Bergson. Il est bien, en ce sens, à la croisée des chemins, en un point
intense d’unité. Il reste, cependant, à comprendre comment la force
même de cette rupture a pu masquer, pendant un temps, la nécessité
de cette relecture.
Les remarques qui précèdent dicteront donc leur mouvement
aux analyses qui vont suivre.
Il faudra revenir d’abord, en effet, sur les critiques adressées par
Bachelard à Bergson dans ces deux admirables livres, pour montrer
par quelle gradation elle est conduite à s’approfondir au point de
s’excéder elle-même.
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sophique qui a pour centre la Seconde Guerre mondiale : celui qui,
en pleine lumière, accentue encore les thèmes opposés par Bachelard
à Bergson, comme ce sera le cas, avant tout, chez Sartre et Merleau-
Ponty ; mais aussi celui qui, dans l’ombre ou la pénombre relative,
tout en partageant cette rupture sur des aspects essentiels, partage
aussi la relation et même la reprise sur d’autres points, comme c’est
le cas, avant tout, chez Jean Wahl et Vladimir Jankélévitch.
C’est alors seulement que l’on pourra revenir, pour conclure, sur
les aspects de l’œuvre de Bachelard, mais aussi de Bergson, trop
méconnus peut-être, qui se trouvent soulignés ou révélés par cette
rupture même, au cœur du siècle.
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de la thèse sur laquelle porte le livre, et que Bachelard va défendre
contre celle de Bergson, donne bien la mesure des enjeux, en liant la
question de l’instant à celle du néant :
« L’idée métaphysique décisive du livre de M. Roupnel est celle-ci : le
temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant. Autrement dit <et cet ajout est
essentiel, il signe l’intervention même de Bachelard dans le débat>, le
temps est une réalité resserrée sur l’instant, et suspendue entre deux
néants » (Éd. Denoël-Gonthier, coll. « Médiations », p. 13).
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formule admirable de pudeur et de douleur, de force et de
simplicité :
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Ainsi, Roupnel cachait Einstein. C’est à partir d’Einstein, non
seulement que l’on doit rompre avec la continuité supposée d’un
temps « vécu » et unique, mais envisager, à partir des instants, de la
« simultanéité », de reconstruire le temps :
« Le problème changerait de sens si nous considérions la construction
réelle du temps à partir des instants, au lieu de sa division toujours factice
à partir de la durée » (p. 43).
On ne peut mieux dire une nouvelle fois adieu à Bergson. Le
temps n’est plus une « donnée immédiate de la conscience », il est
au contraire un produit actif de la connaissance. L’instant au con-
traire, n’est plus un artifice de la mesure, il est le contact entre un
esprit et un événement, la simultanéité même, cette « intuition » qui
donne son titre au livre, et à partir de laquelle seule, avec ses para-
doxes, on peut construire cette relation entre les êtres, que l’on
appelle le temps.
Certes, on pourrait, on devrait sans doute, tenter de répondre à
Bachelard, sur le fond du problème, sur la question même du temps,
tenter de placer, à côté de la force de sa critique, celle de la thèse de
Bergson. Mais on doit résister ici à cette tentation, aussi séduisante
soit-elle. Ce qu’il nous faut comprendre, au contraire, c’est com-
ment la critique s’aggrave encore, dans La dialectique de la durée,
en passant explicitement cette fois du thème encore capital du
temps, à celui, devenu plus fondamental encore, du néant. C’est en
effet autour de ce thème que va se cristalliser la rupture, derrière
laquelle s’en profile déjà une autre, celle de l’auteur de L’être et le
néant, mais aussi de celui qui verra, dans le thème de « l’existence,
et de la dialectique » (Signes, 1960), le thème principal de sa géné-
ration philosophique, Sartre donc, mais aussi Merleau-Ponty.
Le ton, dès le début du livre de 1936, est tout différent. Bien loin
du drame qui se jouait dans L’intuition de l’instant, il s’agira cette
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début du livre, une expérience existentielle inverse de celle de 1932,
une expérience paisible et doucement ironique de la discontinuité,
qui n’en dénonce pas moins, implicitement, dans le plein supposé,
sans repos et sans doute activiste, de la durée bergsonienne, non
seulement une illusion mais un danger.
Quoi qu’il en soit, il s’agit moins désormais pour Bachelard de
prouver la discontinuité par la positivité de l’instant que par celle
du vide qui sépare les instants. Le programme, contre Bergson, est
double :
« Établir métaphysiquement, contre la thèse bergsonienne de la conti-
nuité, l’existence de ces lacunes dans la durée devait être notre première
tâche » ; d’où aussi, avec une ironie évidente :
« Discuter la fameuse dissertation bergsonienne sur l’idée de néant ».
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la clé d’une métaphysique qui partage ses problèmes avec lui, que
découvre Gaston Bachelard.
Il faudrait suivre ici en détail l’idée singulière de la « dialec-
tique » que Bachelard combine avec une « rythmanalyse » plus sin-
gulière encore, pour comprendre comment la thèse du néant appro-
fondit la rupture avec Bergson, sans pour autant rompre avec ses
questions. Mais tout se passe comme si, en un sens, la rupture était
déjà allée au-delà d’elle-même. Elle portera, désormais, avec une
plus grande dureté encore, sur les « images », ce sera, pour ainsi
dire, maintenant, image contre image, coup pour coup.
C’est déjà le cas dans La dialectique de la durée elle-même. Ainsi
dans le dernier chapitre, donnant aussi une clé de ce qui a précédé :
« Le rythme – et non pas la mélodie, trop complexe – peut fournir la
véritable métaphore d’une dialectique de la durée » (p. 65).
Mais ce sera aussi, bien entendu le cas dans tous les livres qui
suivront lorsqu’il sera question de Bergson. Celui-ci basculera, défi-
nitivement, parmi les objets privilégiés de cette « psychanalyse » de
notre imagination matérielle qui deviendra progressivement l’autre
versant de l’œuvre de Bachelard ; il sera cité pour ses images des
fluides, critiqué pour ses images de la terre. Jamais cependant, mais
le thème l’imposait, Bachelard n’ira plus loin que dans un passage
central, et célèbre, de sa Poétique de l’espace :
« Je reçois toujours un petit choc, une petite souffrance de langage,
quand un grand écrivain prend un mot dans un sens péjoratif <...> Quand
Bergson parle d’un tiroir, quel dédain ! » (chap. 3, p. 79).
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Ainsi la critique de Bergson par Bachelard devient-elle irréver-
sible au-delà d’elle-même, et de ce qu’elle impliquait ou révélait
même d’une relation profonde entre deux singularités incompati-
bles. C’est à la fois par sa précision, d’une idée à l’autre, et par sa
force, jusqu’à son excès, qu’elle a aussi une importance historique
extrême, sur laquelle on doit maintenant insister brièvement.
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Mais l’importance de la critique menée par Bachelard, à travers la
scansion intérieure et secrète qui est la sienne, et que l’on a rappelée
plus haut, consiste aussi dans les problèmes philosophiques précis
qu’elle indique et qui permettent de penser cette rupture dans toutes
ces dimensions, tout à la fois en la portant jusqu’à son point le plus
extrême, où elle n’exclut cependant pas une certaine reprise, à tra-
vers le thème du néant, et en la décelant là où on ne la voit plus, là
on ne l’attendait pas, rompant une apparente filiation, à travers
l’idée de l’instant. Il faut donc revenir brièvement sur ces deux
points.
Certes, pour commencer par le premier aspect, Sartre et Mer-
leau-Ponty poussent leur critique de Bergson plus loin encore que
Bachelard, à partir du problème du néant, qu’ils trouvent aussi chez
ce dernier. Du premier livre de l’un, L’imagination (1936 égale-
ment, et encore dans L’imaginaire en 1940, avant L’être et le néant
en 1943, notamment dans le chapitre « L’origine de la négation »),
au dernier livre, posthume, de l’autre (Le visible et l’invisible, publié
en 1964, notamment dans le chapitre : « Interrogation et néga-
tion »), ce qu’ils reprochent à Bergson, c’est d’avoir ramené le néant
à une opération (au fond positive en elle-même) de négation, c’est
de ne pas avoir fondé, au contraire, l’acte de la négation sur la pos-
sibilité et même sur la réalité paradoxale du néant. En un sens, on le
voit, cette critique pourrait aussi s’adresser à Bachelard, qui ne
cherche pas, derrière l’acte de la négation, ou les instants physiques,
un « néant » plus fondamental, l’être d’une « conscience » ou d’un
« cogito », toujours à distance des choses, et par là même antérieur
à elles et libre. Mais en un autre sens (comme cela a pu être souligné
récemment), le propos de Sartre comme de Merleau-Ponty semble
aussi être de reprendre, sur un nouveau plan, les questions de Berg-
son, sur la liberté ou sur l’être. Plutôt que de tenir, comme Heideg-
ger, dans une relation au néant ou à l’être comme tels (où d’ailleurs
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contre la fascination pour une négativité sans contraire, autant
qu’elle invite, chez celui qui tient en apparence pour ce contact et
cette intuition, à retrouver cette négativité à l’œuvre. C’est cette
dualité qui, chez eux comme chez Bachelard et chez Bergson pour-
rait bien avoir quelque chose d’ultime et, malgré les ruptures
irréversibles, les choix métaphysiques opposés, continuer à tisser
une histoire.
Mais si la rupture même la plus profonde permet de penser une
reprise, on doit souligner aussi à quel point la filiation la plus
apparente doit, dans le passage aussi d’un « moment » à un autre,
s’accompagner d’une rupture. Celle-ci sera peut-être moins visible,
elle passera peut-être au second plan ; elle n’en sera pas moins
réelle, ni décisive. L’un des apports majeurs de la critique bachelar-
dienne de Bergson, lorsqu’elle s’ouvre en 1932 avec la question de
l’instant, est alors d’en révéler aussi l’importance et la force chez
deux des « disciples » alors les plus reconnus de Bergson, Jean
Wahl, et Vladimir Jankélévitch. Certes, le premier dédia à Bergson
sa thèse complémentaire sur L’idée de l’instant dans la philosophie
de Descartes (1920), avant de montrer dans Vers le concret, le
livre-manifeste de 1932 comment la rupture pouvait s’accompa-
gner aussi d’une reprise. Certes aussi, la méditation de Jankélévitch
sur l’instant jusque dans sa Philosophie première (1955) précédée
par les accents négatifs de L’irréversible et la nostalgie, mais aussi
de sa philosophie morale, s’accompagnaient toujours, si l’on peut
dire ici, d’une dialectique de la durée, ne séparant jamais durée et
instant l’un de l’autre. Mais la rupture avec la continuité stricte de
la durée de Bergson, chez l’un et chez l’autre, n’en fut pas moins
réelle, et pas moins réelle que chez Bachelard, avec qui ils forment,
pourrait-on dire, le triangle philosophique de l’instant dans cet
instant philosophique. Sans doute la finesse de leurs dialectiques
respectives, face à la radicalité des refus du moment, a laissé dans
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d’un tel moment que, dans sa diversité et son unité propres, la
critique bachelardienne de Bergson permet donc de restituer enfin.
On ne peut, ici, le montrer plus en détail, et faire mieux que le
suggérer.
Mais si l’on ne peut aller plus loin ici sur ces questions, il
importe, pour conclure, de revenir sur la relation entre Bachelard et
Bergson, elle-même.
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« L’intuition, si elle pouvait se prolonger au-delà de quelques ins-
tants... » (L’évolution créatrice, p. 239).
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son dessinent et délimitent. En 1932, lorsqu’il publie L’intuition de
l’instant, Bergson publie son dernier grand livre (en dehors du
recueil de 1934) : Les deux sources de la morale et de la religion. Le
décalage paraît sensible, évident, irréversible ; il l’est. Mais la ren-
contre aussi, sur le thème de l’instant comme aussi sur le thème, qui
est au cœur des Deux Sources, comme de la pensée de Bachelard à
venir, du clos et de l’ « ouvert ». Mais c’est par ces deux aspects,
inséparablement, décalage et rencontre, que cette relation est, à tous
égards, un point d’unité d’où l’on peut repartir.