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LA RUPTURE DE BACHELARD AVEC BERGSON COMME POINT D'UNITÉ

DE LA PHILOSOPHIE DU XXE SIÈCLE EN FRANCE

Frédéric Worms
in Frédéric Worms et al., Bachelard et Bergson
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Presses Universitaires de France | « Hors collection »

2008 | pages 39 à 52
ISBN 9782130570264
DOI 10.3917/puf.worm.2008.01.0039
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/bachelard-et-bergson---page-39.htm
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La rupture de Bachelard avec Bergson
comme point d’unité de la philosophie
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du xxe siècle en France
Frédéric Worms

U ne rupture profonde entre un philosophe et un autre peut être


l’occasion, pour celui qui rompt, non seulement de se découvrir et
d’accéder à soi, mais aussi de révéler, chez celui-là même avec lequel
il rompt, quelque chose d’essentiel qui sans doute n’aurait pas pu
apparaître autrement. Tel fut selon nous le cas, lorsque Bachelard
manifesta, au cœur même de son œuvre, sa rupture avec celle de
Bergson. Cette rupture, ou les conséquences de cette rupture allèrent
cependant plus loin encore, si loin, au-delà même peut-être de l’in-
tention initiale de Bachelard, qu’elles en vinrent à masquer ces
aspects essentiels non seulement de Bergson, mais de Bachelard lui-
même, qui en faisaient encore une relation profonde. Ainsi, bien loin
de contester qu’il y eut rupture entre ces deux philosophes, sur le
problème déterminé et central du temps, notamment, nous soutien-
drons ici que la radicalité de cette rupture, son excès en quelque sorte
sur elle-même, en fit le motif d’une véritable discontinuité historique
dans le siècle, entre deux moments philosophiques décisifs, au point
de masquer ce qu’elle pouvait avoir de plus singulier. Au-delà même
de la rupture de Bachelard avec Bergson, et à travers les arguments
de Bachelard contre Bergson, c’est bien de la rupture avec le moment
« 1900 » en philosophie tout entier qu’il s’agit, en tant qu’elle fonde
un nouveau moment philosophique, celui de la Seconde Guerre
mondiale (en France au moins), et peut-être encore au-delà. Telle est
en tout cas l’hypothèse que l’on voudrait esquisser ici.

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Métaphysique

Pourtant, qu’il y ait encore une relation profonde dans cette rup-
ture même, et que la relation avec Bergson soit nécessaire à Bache-
lard pour accéder à lui-même, un premier fait nous l’indiquera. Ce
n’est pas seulement le besoin qu’il eut de le manifester publique-
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ment, et même de la manifester deux fois au moins, dans des livres
dirigés par leurs titres même contre Bergson (les deux seuls livres,
en outre, explicitement métaphysiques, dans son œuvre, et qui la
font pivoter). C’est aussi la relation même, très précise, on ne peut
plus explicite, entre ces deux titres. En intitulant en effet successive-
ment L’intuition de l’instant et La dialectique de la durée ces deux
ouvrages de 1932 et de 1936, Bachelard ne fait pas qu’écarteler,
pour ainsi dire, ce qui chez Bergson s’appellerait sans aucun doute
l’intuition de la durée, et la dialectique de l’instant ! Il ne se
contente pas même de souligner, déjà, que sa contestation ne por-
tera pas seulement sur un problème, aussi central soit-il celui du
temps, mais aussi sur la méthode, le passage de l’ « intuition » à la
« dialectique » ayant autant d’importance que celui du temps à
l’instant, et signant plus encore le passage d’un moment du siècle à
un autre. Ce qui frappe plus encore, c’est la volonté de manifester
entre ces deux pensées, au-delà de leur simple opposition, une sorte
de chiasme, qui préserve les enjeux principaux en tant que tels,
même s’il convient de les redistribuer : il y a encore une intuition, il
y a encore de la durée, on ne se dispensera ni de ces catégories, ni de
ces questions. Ainsi Bachelard fait-il partie de ceux qui rendent
nécessaires, tout à la fois, la rupture avec Bergson, et la relecture de
Bergson. Il est bien, en ce sens, à la croisée des chemins, en un point
intense d’unité. Il reste, cependant, à comprendre comment la force
même de cette rupture a pu masquer, pendant un temps, la nécessité
de cette relecture.
Les remarques qui précèdent dicteront donc leur mouvement
aux analyses qui vont suivre.
Il faudra revenir d’abord, en effet, sur les critiques adressées par
Bachelard à Bergson dans ces deux admirables livres, pour montrer
par quelle gradation elle est conduite à s’approfondir au point de
s’excéder elle-même.

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La rupture de Bachelard avec Bergson

Mais il s’agira ensuite de mesurer brièvement les effets histori-


ques de cette rupture et de son excès, à la fois chez Bachelard lui-
même, et dans le moment qu’il contribue ainsi à ouvrir. Ce sera sou-
ligner deux des directions les plus importantes de ce moment philo-
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sophique qui a pour centre la Seconde Guerre mondiale : celui qui,
en pleine lumière, accentue encore les thèmes opposés par Bachelard
à Bergson, comme ce sera le cas, avant tout, chez Sartre et Merleau-
Ponty ; mais aussi celui qui, dans l’ombre ou la pénombre relative,
tout en partageant cette rupture sur des aspects essentiels, partage
aussi la relation et même la reprise sur d’autres points, comme c’est
le cas, avant tout, chez Jean Wahl et Vladimir Jankélévitch.
C’est alors seulement que l’on pourra revenir, pour conclure, sur
les aspects de l’œuvre de Bachelard, mais aussi de Bergson, trop
méconnus peut-être, qui se trouvent soulignés ou révélés par cette
rupture même, au cœur du siècle.

les degrés d’une rupture : l’instant, le néant, l’image

Ce qui caractérise la critique de Bergson par Bachelard, d’un des


deux livres que nous venons d’évoquer à l’autre, c’est qu’elle ne
cesse de se reprendre, mais aussi de s’approfondir. Ainsi, il nous
semble qu’elle s’appuie dans les deux ouvrages sur trois thèmes
principaux, présents dans l’un comme dans l’autre, mais que l’ac-
cent passe cependant de plus en plus de l’un à l’autre, changeant
radicalement, non seulement le thème, mais le ton et aussi la portée
d’une critique, qui devient de plus en plus irréversible.
Dans les deux livres en effet l’idée principale semble la même : il
faut (selon Bachelard) renoncer à une image du temps continu,
« positif » et plein, qui serait celle de Bergson, pour lui substituer
l’image d’un temps discontinu et environné de néant ou « dialec-
tique ». Mais du thème de la discontinuité, ou de l’instant, à celui
du néant et de l’image, les enjeux s’accentuent autrement et s’ap-
profondissent bien, en effet, de l’intérieur.

41
Métaphysique

Ainsi, dans L’intuition de l’instant, le débat avec Bergson, qui


met au premier plan la question de la continuité ou de la disconti-
nuité du temps, aussi tendu soit-il, reste-t-il encore proche et
presque intime. Certes, dès la première phrase du livre, l’évocation
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de la thèse sur laquelle porte le livre, et que Bachelard va défendre
contre celle de Bergson, donne bien la mesure des enjeux, en liant la
question de l’instant à celle du néant :
« L’idée métaphysique décisive du livre de M. Roupnel est celle-ci : le
temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant. Autrement dit <et cet ajout est
essentiel, il signe l’intervention même de Bachelard dans le débat>, le
temps est une réalité resserrée sur l’instant, et suspendue entre deux
néants » (Éd. Denoël-Gonthier, coll. « Médiations », p. 13).

Mais il s’agit bien d’abord, pour Bachelard, de prouver la réalité


discontinue de l’instant. Bergson est critiqué, et finalement aban-
donné, au nom d’une expérience de l’instant qui s’impose, selon
Bachelard, aussi bien dans l’existence que dans la science, et qui
impose à l’une et à l’autre une tâche difficile. Il est encore celui qui a
méconnu la réalité de l’instant et non pas, comme il le sera ensuite
dans La dialectique de la durée, celui qui a ignoré, les « puissances
négatrices de l’esprit » (puf, p. vi), appelant ainsi sur lui une ironie
qui aura des héritiers dans le siècle.
En 1932, on n’a aucune raison de douter de la sincérité de
Bachelard, lorsqu’il évoque un débat intérieur et violent entre la
thèse de Bergson et celle de Roupnel :
« Nous essaierons d’indiquer les efforts de conciliation que nous avons
personnellement tentés ; mais nous ne donnerons pas notre adhésion à la
doctrine intermédiaire qui nous a un moment retenu. Si nous la retraçons,
c’est parce qu’elle vient assez naturellement à l’esprit d’un lecteur éclec-
tique, et qu’elle retardera sa décision » (p. 16).

Même si l’épilogue est prévisible, la tension est donc percep-


tible :
« Après un récit de nos propres débats, nous verrons que la position
qui correspond à la conscience la plus directe du temps, c’est encore la
théorie roupnélienne » (ibid.).

42
La rupture de Bachelard avec Bergson

Si Bachelard doit donc trancher, c’est en raison d’une expé-


rience directe, positive, de la « réalité de l’instant ». Ce sera même
d’abord, cas unique dans son œuvre à notre connaissance, en raison
d’une expérience qu’on doit dire « existentielle », évoquée dans une
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formule admirable de pudeur et de douleur, de force et de
simplicité :

« Le deuil le plus cruel, c’est la conscience de l’avenir trahi, et quand


survient l’instant déchirant où un être cher ferme les yeux, immédiatement
on sent avec quelle nouveauté hostile l’instant suivant assaille notre
cœur » (p. 14).

Telle est peut-être l’expérience, en effet, qui rend inacceptable


aux yeux de Bachelard, la théorie bergsonienne de la durée : non
pas tant celle de la mort que celle du deuil, qui instaure dans la
vie même, et non pas seulement entre la vie et la mort, une dis-
continuité invincible. « Nouveauté hostile » : si Bachelard est
comme Bergson un penseur du nouveau, dans sa rupture même
avec l’ancien, une telle formule, admirable, redoutable, signe
bien aussi sur cette question partagée même, un point de non-
retour.
Cette première expérience, à elle seule, obligerait donc à tran-
cher en faveur de la réalité de l’instant, et donc de la discontinuité
du temps. Ce qui nous donne le sentiment du temps, ce n’est pas un
écoulement continu, c’est au contraire une rupture définitive, ce
n’est pas le passé qui gonfle en avançant vers l’avenir, c’est au con-
traire un passé définitivement révolu et un avenir définitivement
impossible, un passé et un avenir que l’instant, loin de relier, aura
en quelque sorte irréversiblement disjoints.
Mais une telle expérience (même appuyée sur la Siloë de Roup-
nel) n’aurait peut-être pas suffi aux yeux de Bachelard, philosophe
de la science et de la raison scientifique, pour réfuter complètement
Bergson. C’est pourquoi, dès ce livre de 1932, Bachelard évoque
l’autre bouleversement, épistémologique cette fois, qui devait le
conduire à rompre avec Bergson. Ce fut la théorie de la relativité

43
Métaphysique

d’Einstein, pour laquelle il retrouve le ton de Kant, rompant avec la


séduction que Hume avait sur son esprit :
« Nous fûmes réveillés de nos songes dogmatiques par la critique ein-
steinienne de la durée objective » (p. 15).
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Ainsi, Roupnel cachait Einstein. C’est à partir d’Einstein, non
seulement que l’on doit rompre avec la continuité supposée d’un
temps « vécu » et unique, mais envisager, à partir des instants, de la
« simultanéité », de reconstruire le temps :
« Le problème changerait de sens si nous considérions la construction
réelle du temps à partir des instants, au lieu de sa division toujours factice
à partir de la durée » (p. 43).
On ne peut mieux dire une nouvelle fois adieu à Bergson. Le
temps n’est plus une « donnée immédiate de la conscience », il est
au contraire un produit actif de la connaissance. L’instant au con-
traire, n’est plus un artifice de la mesure, il est le contact entre un
esprit et un événement, la simultanéité même, cette « intuition » qui
donne son titre au livre, et à partir de laquelle seule, avec ses para-
doxes, on peut construire cette relation entre les êtres, que l’on
appelle le temps.
Certes, on pourrait, on devrait sans doute, tenter de répondre à
Bachelard, sur le fond du problème, sur la question même du temps,
tenter de placer, à côté de la force de sa critique, celle de la thèse de
Bergson. Mais on doit résister ici à cette tentation, aussi séduisante
soit-elle. Ce qu’il nous faut comprendre, au contraire, c’est com-
ment la critique s’aggrave encore, dans La dialectique de la durée,
en passant explicitement cette fois du thème encore capital du
temps, à celui, devenu plus fondamental encore, du néant. C’est en
effet autour de ce thème que va se cristalliser la rupture, derrière
laquelle s’en profile déjà une autre, celle de l’auteur de L’être et le
néant, mais aussi de celui qui verra, dans le thème de « l’existence,
et de la dialectique » (Signes, 1960), le thème principal de sa géné-
ration philosophique, Sartre donc, mais aussi Merleau-Ponty.
Le ton, dès le début du livre de 1936, est tout différent. Bien loin
du drame qui se jouait dans L’intuition de l’instant, il s’agira cette

44
La rupture de Bachelard avec Bergson

fois d’une réfutation et d’un programme, de montrer, surtout, à


quel point le thème de la discontinuité, une fois relié au néant,
engage une conception de l’être aussi bien que de l’esprit. On
pourra même voir dans l’évocation de l’expérience du repos, au
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début du livre, une expérience existentielle inverse de celle de 1932,
une expérience paisible et doucement ironique de la discontinuité,
qui n’en dénonce pas moins, implicitement, dans le plein supposé,
sans repos et sans doute activiste, de la durée bergsonienne, non
seulement une illusion mais un danger.
Quoi qu’il en soit, il s’agit moins désormais pour Bachelard de
prouver la discontinuité par la positivité de l’instant que par celle
du vide qui sépare les instants. Le programme, contre Bergson, est
double :
« Établir métaphysiquement, contre la thèse bergsonienne de la conti-
nuité, l’existence de ces lacunes dans la durée devait être notre première
tâche » ; d’où aussi, avec une ironie évidente :
« Discuter la fameuse dissertation bergsonienne sur l’idée de néant ».

Alors que Vladimir Jankélévitch, dans son Bergson de 1932,


découvrait dans la critique des « idées négatives » le cœur secret
du bergsonisme, ce par quoi il renouait justement, comme le verra
aussi Jean Wahl, avec la dialectique la plus serrée, négation contre
négation, nécessaire pour revenir à l’expérience de l’expérience, à
un donné reconquis, Bachelard, pour la première fois, désigne
donc ici au contraire l’erreur la plus profonde de cette même philo-
sophie, celle par laquelle elle s’interdirait de penser la signification
du néant, aussi bien dans l’être (comme le dira Heidegger) que
dans la connaissance (comme l’avait soutenu Hegel). Il ne faut,
pourtant, pas anticiper sur ce qui sera le thème des critiques phé-
noménologiques de Bergson (jusqu’à aujourd’hui encore !). La
démarche de Bachelard, même si elle donne le ton, est encore diffé-
rente. Il s’agit bien, pour lui, de montrer dans notre expérience et
notre connaissance du temps, la nécessité même de ces « lacunes »
que Bergson n’a pas su y voir. Plus encore, d’y voir le secret de
notre existence et de notre savoir, ce sans quoi il n’y a ni tempora-

45
Métaphysique

lité, faite d’alternance et de rythme, du rythme défini d’abord par


une alternance, ni science, faite de refus et de négation (on ne dira
pas encore d’obstacle et de « coupure » épistémologique). C’est
bien encore, à travers sa critique même la plus radicale de Bergson,
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la clé d’une métaphysique qui partage ses problèmes avec lui, que
découvre Gaston Bachelard.
Il faudrait suivre ici en détail l’idée singulière de la « dialec-
tique » que Bachelard combine avec une « rythmanalyse » plus sin-
gulière encore, pour comprendre comment la thèse du néant appro-
fondit la rupture avec Bergson, sans pour autant rompre avec ses
questions. Mais tout se passe comme si, en un sens, la rupture était
déjà allée au-delà d’elle-même. Elle portera, désormais, avec une
plus grande dureté encore, sur les « images », ce sera, pour ainsi
dire, maintenant, image contre image, coup pour coup.
C’est déjà le cas dans La dialectique de la durée elle-même. Ainsi
dans le dernier chapitre, donnant aussi une clé de ce qui a précédé :
« Le rythme – et non pas la mélodie, trop complexe – peut fournir la
véritable métaphore d’une dialectique de la durée » (p. 65).

Mais ce sera aussi, bien entendu le cas dans tous les livres qui
suivront lorsqu’il sera question de Bergson. Celui-ci basculera, défi-
nitivement, parmi les objets privilégiés de cette « psychanalyse » de
notre imagination matérielle qui deviendra progressivement l’autre
versant de l’œuvre de Bachelard ; il sera cité pour ses images des
fluides, critiqué pour ses images de la terre. Jamais cependant, mais
le thème l’imposait, Bachelard n’ira plus loin que dans un passage
central, et célèbre, de sa Poétique de l’espace :
« Je reçois toujours un petit choc, une petite souffrance de langage,
quand un grand écrivain prend un mot dans un sens péjoratif <...> Quand
Bergson parle d’un tiroir, quel dédain ! » (chap. 3, p. 79).

Et il en tire même une leçon générale :


« L’exemple nous paraît bon pour montrer la différence entre l’image
et la métaphore. Quel succès la métaphore du tiroir a reçu chez les bergso-
niens ! » (ibid.).

46
La rupture de Bachelard avec Bergson

Alors qu’une véritable image aurait rendu justice à la chaleur et


à la vie du tiroir comme à celle de la maison, et de l’espace, la méta-
phore, extérieure, critique a, conclut Bachelard « mécanisé la polé-
mique des bergsoniens » (ibid.).
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Ainsi la critique de Bergson par Bachelard devient-elle irréver-
sible au-delà d’elle-même, et de ce qu’elle impliquait ou révélait
même d’une relation profonde entre deux singularités incompati-
bles. C’est à la fois par sa précision, d’une idée à l’autre, et par sa
force, jusqu’à son excès, qu’elle a aussi une importance historique
extrême, sur laquelle on doit maintenant insister brièvement.

une rupture dans le siècle ? image, néant, instant


dans le moment philosophique
de la seconde guerre mondiale

Tout se passe en effet comme si les degrés successifs de la cri-


tique de Bergson par Bachelard permettaient également de s’orien-
ter de manière plus précise dans une rupture plus générale qui
sépare deux moments philosophiques, au cœur du siècle.
Comme toute discontinuité entre de tels « moments » philoso-
phiques, celle qui sépara ce que nous appelons le moment « 1900 »
et le moment « de la Seconde Guerre mondiale » passa en effet par
une étape polémique, au tournant des années 1930. Ce fut surtout,
concernant Bergson, le livre-pamphlet publié par Politzer en 1929 :
La fin d’une parade philosophique, le bergsonisme (qu’on ne sau-
rait d’ailleurs réduire à sa virulence politique ou littéraire, et qui est
un livre philosophique majeur à part entière selon nous). Mais on
ne peut le séparer ni de La trahison des clercs, de Julien Benda,
publié en 1927, et reprenant avec d’autres motifs les thèmes d’une
polémique entamée en 1912 ; ni des Chiens de garde, publié par
Paul Nizan en 1932, et qui vise conjointement Bergson et
Brunschvicg. On ne peut écarter toute relation entre le durcissement
progressif de la critique bachelardienne, son ironie tournée de plus

47
Métaphysique

en plus vers les images bergsoniennes, et le contexte plus général de


ces polémiques et de ces basculements. Ce sont bien des thèmes
aussi, derrière la violence polémique de ces livres, et pas seulement
dans le livre de Politzer, qui circulent entre ces différents ouvrages.
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Mais l’importance de la critique menée par Bachelard, à travers la
scansion intérieure et secrète qui est la sienne, et que l’on a rappelée
plus haut, consiste aussi dans les problèmes philosophiques précis
qu’elle indique et qui permettent de penser cette rupture dans toutes
ces dimensions, tout à la fois en la portant jusqu’à son point le plus
extrême, où elle n’exclut cependant pas une certaine reprise, à tra-
vers le thème du néant, et en la décelant là où on ne la voit plus, là
on ne l’attendait pas, rompant une apparente filiation, à travers
l’idée de l’instant. Il faut donc revenir brièvement sur ces deux
points.
Certes, pour commencer par le premier aspect, Sartre et Mer-
leau-Ponty poussent leur critique de Bergson plus loin encore que
Bachelard, à partir du problème du néant, qu’ils trouvent aussi chez
ce dernier. Du premier livre de l’un, L’imagination (1936 égale-
ment, et encore dans L’imaginaire en 1940, avant L’être et le néant
en 1943, notamment dans le chapitre « L’origine de la négation »),
au dernier livre, posthume, de l’autre (Le visible et l’invisible, publié
en 1964, notamment dans le chapitre : « Interrogation et néga-
tion »), ce qu’ils reprochent à Bergson, c’est d’avoir ramené le néant
à une opération (au fond positive en elle-même) de négation, c’est
de ne pas avoir fondé, au contraire, l’acte de la négation sur la pos-
sibilité et même sur la réalité paradoxale du néant. En un sens, on le
voit, cette critique pourrait aussi s’adresser à Bachelard, qui ne
cherche pas, derrière l’acte de la négation, ou les instants physiques,
un « néant » plus fondamental, l’être d’une « conscience » ou d’un
« cogito », toujours à distance des choses, et par là même antérieur
à elles et libre. Mais en un autre sens (comme cela a pu être souligné
récemment), le propos de Sartre comme de Merleau-Ponty semble
aussi être de reprendre, sur un nouveau plan, les questions de Berg-
son, sur la liberté ou sur l’être. Plutôt que de tenir, comme Heideg-
ger, dans une relation au néant ou à l’être comme tels (où d’ailleurs

48
La rupture de Bachelard avec Bergson

ils reviennent peut-être au même), Sartre et Merleau-Ponty insti-


tuent l’un et l’autre, à nos yeux, une dialectique concrète qui laisse
place aussi à la coïncidence avec soi ou avec le monde, dans la
liberté et l’histoire, dans l’intuition et dans l’art, qui les prémunit
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contre la fascination pour une négativité sans contraire, autant
qu’elle invite, chez celui qui tient en apparence pour ce contact et
cette intuition, à retrouver cette négativité à l’œuvre. C’est cette
dualité qui, chez eux comme chez Bachelard et chez Bergson pour-
rait bien avoir quelque chose d’ultime et, malgré les ruptures
irréversibles, les choix métaphysiques opposés, continuer à tisser
une histoire.
Mais si la rupture même la plus profonde permet de penser une
reprise, on doit souligner aussi à quel point la filiation la plus
apparente doit, dans le passage aussi d’un « moment » à un autre,
s’accompagner d’une rupture. Celle-ci sera peut-être moins visible,
elle passera peut-être au second plan ; elle n’en sera pas moins
réelle, ni décisive. L’un des apports majeurs de la critique bachelar-
dienne de Bergson, lorsqu’elle s’ouvre en 1932 avec la question de
l’instant, est alors d’en révéler aussi l’importance et la force chez
deux des « disciples » alors les plus reconnus de Bergson, Jean
Wahl, et Vladimir Jankélévitch. Certes, le premier dédia à Bergson
sa thèse complémentaire sur L’idée de l’instant dans la philosophie
de Descartes (1920), avant de montrer dans Vers le concret, le
livre-manifeste de 1932 comment la rupture pouvait s’accompa-
gner aussi d’une reprise. Certes aussi, la méditation de Jankélévitch
sur l’instant jusque dans sa Philosophie première (1955) précédée
par les accents négatifs de L’irréversible et la nostalgie, mais aussi
de sa philosophie morale, s’accompagnaient toujours, si l’on peut
dire ici, d’une dialectique de la durée, ne séparant jamais durée et
instant l’un de l’autre. Mais la rupture avec la continuité stricte de
la durée de Bergson, chez l’un et chez l’autre, n’en fut pas moins
réelle, et pas moins réelle que chez Bachelard, avec qui ils forment,
pourrait-on dire, le triangle philosophique de l’instant dans cet
instant philosophique. Sans doute la finesse de leurs dialectiques
respectives, face à la radicalité des refus du moment, a laissé dans

49
Métaphysique

la pénombre la contemporanéité des analyses et des œuvres : mais


c’est bien un même moment que ces deux philosophies de l’instant
partagent avec les deux philosophies du néant, que l’on vient aussi
d’évoquer brièvement. C’est bien toute la diversité et toute l’unité
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d’un tel moment que, dans sa diversité et son unité propres, la
critique bachelardienne de Bergson permet donc de restituer enfin.
On ne peut, ici, le montrer plus en détail, et faire mieux que le
suggérer.
Mais si l’on ne peut aller plus loin ici sur ces questions, il
importe, pour conclure, de revenir sur la relation entre Bachelard et
Bergson, elle-même.

entre bachelard et bergson : une relation singulière

De fait, ce que la critique de Bergson par Bachelard nous révèle


aussi, attestant d’une relation continuée, ce sont des aspects mécon-
nus de l’un et de l’autre, et essentiels pour nous, aujourd’hui.
Ce sera d’abord, échappant de l’intérieur en quelque sorte aux
objections de Bachelard, mais aussi révélé par elles, un Bergson
sinon « dialecticien » du moins, selon l’expression de Deleuze, dont
le travail fut capital dans cette relecture, philosophe de la « diffé-
rence » et même, en allant encore un pas plus loin, de la dualité,
non seulement méthodologique, donc mais ontologique. Comment
en effet ne pas souligner que toute la philosophie de Bergson pro-
cède d’une distinction, procède par distinction, plus encore, pose le
problème de la réalité métaphysique des termes de cette distinction,
est traversée si l’on veut par la tension (souvent soulignée, en ces
termes trop abstraits) entre son « dualisme » et son « monisme » ?
Pour ne souligner que le thème de l’instant, au-delà de la critique
qu’en fait en effet Bergson comme d’une fiction de notre intelli-
gence, n’est-il pas aussi au cœur de sa philosophie tout entière,
lorsque le passage de la durée à l’espace, dans L’évolution créatrice,
est présenté comme le résultat d’une « inversion », sinon d’une

50
La rupture de Bachelard avec Bergson

« interruption », d’un arrêt, d’une limite, d’un instant, donc, qui


change tout ? Plus encore, cette limite de la durée est aussi celle de
l’intuition, en nous, de la durée, de sorte que l’on pourrait parler,
sinon de l’intuition de l’instant, de l’instant de l’intuition :
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« L’intuition, si elle pouvait se prolonger au-delà de quelques ins-
tants... » (L’évolution créatrice, p. 239).

La discontinuité est notre condition, à la fois pour le pire,


lorsque c’est la durée qui doit s’interrompre, se voir brisée ; et pour
l’inverse du pire, lorsque c’est le surgissement de la durée, la nou-
veauté et la joie ; mais dans tous les cas elle est la rançon, la plus
profonde, de la différence et de la dualité dans notre vie et dans la
vie. Bergson, penseur, comme Bachelard, du discontinu ?
Mais à côté de ce Bergson, n’est-ce pas aussi un autre Bachelard
qu’il faut discerner, allant au-delà cette fois, du rôle que l’on a
voulu faire jouer, chez lui, à une discontinuité devenue « cou-
pure » ? Certes, il est ce penseur de la coupure, non seulement épis-
témologique d’ailleurs, mais intellectuelle et morale ; il est le pen-
seur de l’instant. Mais l’instant est aussi, chez lui comme chez
Jankélévitch ou Wahl, une rencontre et une relation. Discontinu
dans un supposé « fil » du temps, il est aussi une relation, et se défi-
nit par une relation, dans la pluralité même des êtres. Il n’y a pas
d’instant sans rencontre, fut-ce le dernier instant, qui sera aussi une
séparation. Il faut prendre autant au sérieux le terme intuition dans
l’ « intuition de l’instant », que celui de dialectique, dans la « dia-
lectique de la durée ». Chez Bergson comme chez Bachelard, dis-
continu ou continu, le temps est une expérience réelle, irréversible,
qui est celle de notre être et des autres êtres, qu’il faut ressaisir par-
delà tout ce qui nous la masque et nous en éloigne, et au-delà de
laquelle il n’y a plus rien. Deux métaphysiques singulières, dans leur
opposition même, au cœur du siècle.
Une dernière remarque historique enfin. Bachelard joue ici le
rôle d’un passeur. Il n’est pas, comme Brunschvicg, son maître avec
lequel il rompit aussi en partie (discrètement et fidèlement), le
contemporain et l’adversaire direct de Bergson ; il n’est pas comme

51
Métaphysique

Canguilhem (son disciple, qui reprit aussi une relation avec la


pensée de Bergson, après une rupture violente) ou Sartre, son adver-
saire de la génération suivante ; il a un pied dans chacun des deux
moments philosophiques que sa rencontre et sa rupture avec Berg-
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son dessinent et délimitent. En 1932, lorsqu’il publie L’intuition de
l’instant, Bergson publie son dernier grand livre (en dehors du
recueil de 1934) : Les deux sources de la morale et de la religion. Le
décalage paraît sensible, évident, irréversible ; il l’est. Mais la ren-
contre aussi, sur le thème de l’instant comme aussi sur le thème, qui
est au cœur des Deux Sources, comme de la pensée de Bachelard à
venir, du clos et de l’ « ouvert ». Mais c’est par ces deux aspects,
inséparablement, décalage et rencontre, que cette relation est, à tous
égards, un point d’unité d’où l’on peut repartir.

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