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2022/1 n° 71 | pages 23 à 40
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130834472
DOI 10.3917/amx.071.0023
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 10/10/2022 sur www.cairn.info par Maurizio Acerbo (IP: 93.41.98.54)
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LE CONCEPT DE RÉVOLUTION
CHEZ ROSA LUXEMBURG
Par Peter Hudis et Sandra Rein
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Malgré ce statut, Luxemburg ne fut pas une socialiste timide, dans sa
pensée et dans son action. Bien qu’elle fît face à de nombreuses formes
d’exclusion à son époque, les socialistes furent bien obligés de reconnaître
la lucidité de ses analyses et le caractère exceptionnel de son engagement
en vue du changement social.
_
Son œuvre redevient cruciale, du fait de l’émergence d’une série de
mouvements spontanés, à la base, depuis la récession économique globale 23
de 2008, mouvements qui ont trouvé leur expression la plus aiguë et la _
plus créative dans les réponses aux inégalités flagrantes rendues visibles
par la pandémie de Covid-19 et les manifestations de masse contre les
violences policières et pour la justice raciale en 2020. Cela ne signifie pas
qu’il y ait un lien direct entre l’activisme et les écrits de Luxemburg, d’une
part, et les mouvements actuels contre le racisme, le sexisme, les inégalités
de classe et la dégradation de l’environnement, de l’autre.
Cependant, ceux qui ont fait l’expérience de l’animation et de l’exal-
tation des manifestations de masse nées aux États-Unis et dans le monde
entier après le meurtre par la police de George Floyd au printemps et à l’été
2020 trouveront peut-être dans les écrits de Luxemburg sur la révolution
de 1905 des éléments surprenants par leur pertinence et leur actualité. La
révolution de 1905 fut totalement inattendue, elle éclata dans l’un des pays
les plus hiérarchiques et répressifs de la terre ; pourtant, semblant sorties
de nulle part, les franges les plus opprimées, négligées et marginalisées de
la population envahirent les rues pour exiger la démocratie, de meilleures
conditions de vie et la fin du militarisme, dans le cadre d’un mouvement
qui dura plus d’un an. Luxemburg sut capter l’esprit de ce développement
inédit et défendit l'idée qu'il annonçait une nouvelle ère révolutionnaire,
qui exigeait, selon elle, une réorganisation intellectuelle de la part de ceux qui
ne se satisfaisaient ni des réformes fragmentaires ni des actions putschistes
perpétrées sans les masses. On avait là sous les yeux, selon elle, une nouvelle
forme de révolte dont on devait s’approprier les leçons, non pas seulement
en Russie mais plus généralement partout dans le monde. Ce qui était
auparavant considéré comme impossible cessait de l’être.
Durant les dernières décennies, on a pu entendre de nombreuses voix
défendre l’idée selon laquelle il était à peu près impossible de dévelop-
per une alternative à la fois au capitalisme et aux tentatives manquées
des révolutions « socialistes » du siècle passé. En tout cas, s’il n’était pas
impossible, il était du moins très improbable que des mouvements de
ce genre émergent aux États-Unis, saisis depuis 2016 par la forme de
régression la plus monstrueuse de leur histoire. Il est sans doute encore
trop tôt pour dire si le mouvement pour les Black lives et la justice sociale
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atteste du fait qu’un mouvement anti-capitaliste est né, aux États-Unis
et ailleurs ; mais les événements de 2020 indiquent en tout cas que la
possibilité d’un tel mouvement existe désormais. Et dans un pays aux
possibilités renouvelées, les textes de Rosa Luxemburg permettent de
tracer des perspectives très larges.
_
24 LES ÉCRITS RÉVOLUTIONNAIRES DE LUXEMBURG
_ (1906-1909)
Les essais dont nous traiterons ici sont principalement tirés du
quatrième volume de l’édition anglaise des œuvres de Luxemburg, The
Complete Collected Works of Rosa Luxemburg1, et comprennent ses textes
sur la révolution russe, qui vont de 1906, l’année qui suit son déclenche-
ment, jusqu’en 1909 environ2.
Ils incluent un certain nombre de brochures, d’essais, d’articles de jour-
naux, de discours tenus lors de congrès et de brèves retranscriptions. Et la
question se pose de savoir qui étaient exactement les destinataires de ces
textes. Même si toute l’œuvre de Luxemburg est unanimement adressée
aux socialistes révolutionnaires, ses écrits allemands et polonais ont sou-
vent des registres et des buts différents. La plupart des textes allemands qui
composent ce quatrième volume témoignent d’un effort pour convaincre
le parti social-démocrate allemand de tirer des leçons de la révolution russe
en adoptant la stratégie de la grève de masse. C’est notamment le propos
du célèbre pamphlet Grève de masse, parti et syndicat3, mais c’est également
le thème de nombreux autres textes de cette période : discours prononcés
lors de congrès, articles, textes pour le 1er mai, etc.
1. Hudis Peter et Rein Sandra (dir.), The Complete Works of Rosa Luxemburg, Vol. IV, Political Writings 2, Londres, Verso, 2022 (désor-
mais CWRL). [N.D.T. : pour les textes polonais, faute de pouvoir les retraduire de l’original, nous retraduisons de l’anglais et donnons la
référence à cette édition, désormais abrégée CWRL. Pour les textes allemands, nous traduisons de l’original et donnons la référence des
Gesammelte Werke (désormais GW).]
2. Le troisième volume des Complete Works (publié en 2019) contenait ses textes consacrés à la révolution publiés entre 1897 et 1905.
3. Luxembourg Rosa, Grève de masse, parti et syndicats, Paris, La Brèche, 2019.
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la Social-Démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPil, à
partir de 1900). Alors qu’elle eut souvent à lutter pour faire entendre sa
voix au sein du parti allemand, son autorité était à peu près incontestée
en Pologne, où elle lutta avec acharnement pour affirmer l’hégémonie
organisationnelle du parti aux dépens des autres groupes révolutionnaires,
_
comme le Parti Socialiste Polonais (PPS) et ses différentes fractions. Tandis
qu'en Allemagne, elle lutta pour intégrer le parti allemand, dans ses écrits 25
à destination du mouvement polonais, elle lutta pour exclure de la social- _
démocratie les autres partis que le sien.
Ce fut le cas dès 1893 (peu après la fondation du PPS), lorsqu’elle
insista, durant le Congrès de Zurich de la Deuxième Internationale, pour
que ce dernier ne reconnaisse pas le PPS comme sa branche polonaise,
à une époque où cette organisation comptait bien plus de membres
que son petit cercle de partisans, quelques douzaines d’individus tout
au plus. Elle affirmait que la défense par le PPS de l’indépendance de la
Pologne – une position cohérente avec le soutien constant apporté par
Marx et Engels à l’autodétermination polonaise – relevait d’un « social-
patriotisme », voire d’un « nationalisme » qui n'avait pas sa place au sein
de la social-démocratie. Des années plus tard, en 1906, lorsque que le
PPS vira à gauche sous l'effet de la révolution russe, expulsa sa tendance
putschiste-nationaliste réunie autour de Piłsudski et alla jusqu’à accepter
de mettre en sourdine la revendication de l’indépendance polonaise afin
de collaborer plus étroitement avec le SDKPiL, Luxemburg s’obstina dans
son refus de faire quoi que ce fût avec lui. Elle s’entêta à mettre l'accent
sur le rôle dirigeant de son parti par opposition à la gauche du PPS et aux
autres organisations polonaises. Ce n’est qu’en 1918, alors qu’elle n’était
plus active depuis longtemps dans les affaires polonaises, que le SDKPiL
fusionna avec la gauche du PPS.
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L’image d’une Luxemburg inclusive opposée au centralisme et aux
formes hiérarchiques d’organisation, si elle n’est pas complètement immé-
ritée, la dépeint d’une manière stéréotypée souvent peu cohérente avec son
travail au sein du mouvement polonais. La mise à disposition de ses textes
_
polonais rédigés entre 1906 et 1909 permet de corriger les représentations
26 unilatérales et superficielles de la contribution politique de Luxemburg.
_ Son troisième auditoire fut le mouvement social-démocrate russe. En
1903, le SDKPil entra en discussion avec le parti de Lénine et Plekhanov,
le Rossiïskaïa Sotsial-Demokratitcheskaïa Rabotchaïa Partia (Parti social-
démocrate ouvrier de Russie, le RSDRP) : Luxemburg rompit les négocia-
tions après une dispute avec Lénine, non pas sur la question de l’organisa-
tion, qui fut la cause comme on le sait de la rupture entre mencheviks et
bolcheviks lors du congrès, mais sur son rejet du programme du RSRDP
qui défendait le droit à l’autodétermination nationale pour les nationali-
tés opprimées de l’Empire tsariste5. Les événements de 1905 et 1906 les
firent se réunir, lorsque Luxemburg critiqua fermement les mencheviks et
collabora étroitement (quoique de manière relativement critique) avec les
bolcheviks. Elle rédigea en Finlande, à l’été 1906 (après avoir été empri-
sonnée plusieurs mois à cause de son activité durant la révolution) sa bro-
chure Grève de masse, où elle engagea une discussion intense avec Lénine et
d’autres bolcheviks. En 1907, elle fut déléguée à la conférence de Londres
du RSDRP : ses discours lors de la conférence constituent certains de ses
commentaires les plus importants sur la révolution en général.
L’appréhension des contributions politiques et théoriques de
Luxemburg requiert d’être attentif à ces différents auditoires. Cela nous
4. CWRL, p. 344.
5. Pour une discussion plus approfondie de ces événements et de la manière dont ils révèlent que ses différences avec Lénine sur l’orga-
nisation, quoique importants, n’étaient pas le point cardinal des débats qui l’opposaient à lui, voir Hudis Peter, « Luxemburg and Lenin »,
in The Palgrave Handbook of Leninist Political Philosophy, Londres, Palgrave Macmillian, 2018, pp. 201-230.
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sa doctrine organisationnelle. Trotski élabora sa théorie
de la révolution permanente, ou interactive. Chacun à sa
manière, ils cherchaient des leçons tactiques ou théoriques
spécifiques et leurs efforts – quoique rivaux et incompatibles
– furent d’aider à rendre possible la révolution d’Octobre de
_
1917. Luxemburg quant à elle, même si elle a systématisé le
programme et la tactique de son parti, n’a rien produit qui 27
pût être adopté et utilisé7. _
Maintenant que tous les textes de Luxemburg sur les soulèvements
révolutionnaires de 1905 et 1906, ainsi que ses réflexions sur le triomphe
de la contre-révolution entre 1907 et 1909, sont disponibles, il devient
possible de déterminer si ses jugements sont pertinents ou méritent d’être
reconsidérés. Toute la question est de savoir si sa réponse à la révolution
dans laquelle elle fut le plus engagée – en tant que commentatrice, parti-
cipante et théoricienne – offre une alternative au modèle socialiste social-
démocrate et au modèle léniniste qui ont dominé le discours de la gauche.
LA CONCEPTION LUXEMBURGISTE
DE LA TRANSFORMATION RÉVOLUTIONNAIRE
Luxemburg est connue pour avoir embrassé avec enthousiasme la cause
des grèves de masse spontanées, et il n’est pas de meilleur exemple que sa
réaction à la révolution russe de 1905-1906. On considère habituellement
que cette dernière commença avec le massacre, à Saint-Pétersbourg, de
milliers de travailleurs qui défilaient pour demander des réformes sociales
le 22 janvier 1905. Comme Luxemburg l’a montré alors, la montée de
l’opposition au régime autoritaire russe avait une histoire plus longue, et
6. Voir Hudis Peter, « Introduction: Luxemburg in Our Time », in John Peter Nettl, Rosa Luxemburg, New York, Verso, 2019, pp. ix-xxiii.
7. Nettl John Peter, Rosa Luxemburg, op. cit., p. 361. [N.D.T. : le passage cité ici n’est pas présent dans l’édition française abrégée de la
biographie de Nettl publiée en 2012 par les éditions Spartacus.]
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des soulèvements qui saisirent l’Empire durant les journées, les semaines
et les mois qui suivirent le « Dimanche sanglant ». Dans ses textes destinés
à la presse allemande et polonaise, Luxemburg considère attentivement la
manière dont les masses russes ont créé de nouvelles formes de comités,
de conseils, d’unions et de partis démocratiquement organisés pour faire
_
avancer la révolution. Les actions spontanées de la classe ouvrière, affirme-
28 t-elle, ont montré qu’elle était instinctivement démocratique et socialiste
_ dans ses tendances.
Cela ne veut pas dire que Luxemburg ait négligé le rôle de l’organisa-
tion. Au contraire, elle soutient que le terreau dont la révolution émergea
avait été préparé par des décennies de travail militant consciencieux et
patient de diffusion des principes de la social-démocratie. Les actes spon-
tanés sont toujours précédés d’une forme d’organisation de la pensée. Elle
écrit, dans son pamphlet Grève de masse :
Dans le même temps, elle critiqua violemment les partis qui sont
« toujours prêts à donner des « ordres de marche » à la classe ouvrière »,
écrivant que « la social-démocratie est plutôt l’avant-garde du prolétariat,
une partie de l’immense classe ouvrière, une part de son sang, de sa chair.
La social-démocratie n’élabore et n’identifie les voies et les slogans de telle
ou telle lutte ouvrière qu’au fur et à mesure que cette lutte se développe, en
interprétant les signes de la voie à suivre à partir de la lutte elle-même9 ».
Elle ajoute que « pour l’histoire, la social-démocratie et ses résolutions sont
un facteur important, certes, mais un facteur parmi beaucoup d’autres ».
Luxemburg n’était pas du genre à idéaliser les organisations ; comme elle
l’écrivit plus tard dans sa critique de Karl Kautsky, qui rompit tardive-
ment avec le SPD pour former l’Unabhängige Sozialdemokratische Partei
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Deutschlands (USPD) durant la Première Guerre mondiale : « Le marais
perpétue l’idéologie du parti off[iciel] : le fétichisme de l’organ[isation]
comme fin en soi10. »
Comme elle l’a vu, le rôle principal d’une organisation est de saisir, de
nourrir et de développer la conscience de classe qui émerge des luttes spon-
_
tanées. Mais comment exactement cette conscience doit-elle être dévelop-
pée ? De quelles méthodes, de quels moyens, de quels modes d’approche 29
a t-on besoin pour ce faire ? Luxemburg répond à ces questions dans un _
article publiée dans la revue de langue polonaise Czerwony Sztandar en
janvier 1906 :
À première vue, tout cela semble très clair et tout à fait consensuel :
le prolétariat apprend en lisant, en écoutant des discours, en se faisant
éduquer par « des gens qui prodiguent des conseils sur des thèmes
variés », les intellectuels donc. Mais Luxemburg souligne que le prolétariat
9. CWRL, p. 115.
10. Luxemburg Rosa, Gesammelte Werke, Tome 7.1, Berlin, Dietz, 2017, p. 238 (CWRL, p. 450). Luxemburg utilise souvent le terme de
« marais » pour faire référence à Kautsky et à ses alliés après 1914, du fait de leur incapacité à prendre une position ferme et résolue en
faveur de la prise du pouvoir par les prolétaires.
11. CWRL, pp. 65-66.
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La condition la plus essentielle à l’élévation de la
conscience prolétarienne au sein de la lutte est l’exercice de
la liberté de se rassembler et de la liberté de la presse. C’est-
à-dire les luttes prolétariennes pour la liberté de se réunir,
de débattre de ses problèmes et d’apprendre à connaître
_
ses ennemis et ses adversaires par des publications libre-
30 ment diffusées. Si la première des conditions pour élever la
_ conscience du prolétariat est que les travailleurs arrachent
des mains du gouvernement la liberté de se réunir, la liberté
d’expression et la liberté de la presse, la seconde est de tirer
tous les avantages de ces libertés, de telle sorte que les rangs des
travailleurs en lutte participent librement à des discussions
critiques12.
12. Ibidem.
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leurs ennemis le droit d’exprimer librement leurs vues. Ils
disent : « Laissons les ennemis du peuple ouvrier énoncer
leurs propres idées, nous pourrons ainsi leur répondre et les
masses ouvrières pourront réfléchir pour elles-mêmes à qui
sont leurs amis et qui sont leurs ennemis. »14
_
Ce n’était pas là un simple impératif politique pour Luxemburg, il 31
revêtait également une dimension personnelle. Comme elle le répète et le _
souligne dans sa correspondance, la transformation de la conscience n’est
pas une tâche qui concernerait la seule classe ouvrière ; c’est une nécessité
pour toutes celles et ceux qui essaient de comprendre leur place au sein
du monde. Le politique et le personnel ne sont pas des catégories séparées
lorsqu’il s’agit de nourrir la conscience lucide de soi. Comme elle l’écrit dans
un long essai rédigé en polonais en 1906 :
13. Luxemburg Rosa, Gesammelte Werke, Tome 7.1, op. cit., p. 420.
14. CWRL, p. 66. Par la suite, cette idée selon laquelle même « le pire ennemi » doit se voir accorder « le droit d’exprimer librement ses
vues » devint centrale pour sa critique des bolcheviks menée dans son texte Sur la Révolution russe : elle les y critique violemment pour
avoir dissous les journaux et les partis d’opposition. En 1906, cependant, lorsque ces mots furent écrits, tous les sociaux-démocrates,
bolcheviks y compris, défendaient implicitement ces principes. Le programme d’Erfurt de 1891 (base de la social-démocratie allemande)
comme le programme du parti ouvrier social-démocrate de Russie de 1903 affirmaient une « liberté de conscience, de parole, d’expres-
sion et de réunion illimitée ». Luxemburg rappela plus tard ces paroles à Lénine et à Trotski, insistant sur la « participation illimitée des
masses populaires, sur la démocratie illimitée » dans sa critique de 1918. Voir Hudis Peter et Anderson Kevin B. (dir.), The Rosa Luxemburg
Reader, New York, Monthly Review Books, 2006, p. 308.
15. CWRL, p. 139.
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que le prolétariat pourrait à présent devenir le liquidateur
[de l’ordre ancien]. Bien entendu, aucun social-démocrate
ne s’imagine que le prolétariat restera au pouvoir. Si c’était
le cas, il mènerait au règne des idées de sa classe et réaliserait
le socialisme. Aujourd’hui, les forces ne sont pas suffisantes
_
[pour cela] car le prolétariat constitue une minorité de la
32 société [russe] au sens strict du terme. En effet, il est hors de
_ question qu’une minorité puisse réaliser le socialisme, l’idée
même de socialisme est incompatible avec l’idée du règne
d’une minorité…
Et puisque le fait est là, puisque la classe ouvrière n’est
pas majoritaire dans notre société (ce sont les petits-bour-
geois et les paysans qui le sont), les social-démocrates ne
représenteront pas une majorité à l’Assemblée Constituante,
seuls le pourront les démocrates de la paysannerie et de la
petite-bourgeoisie. On peut le déplorer mais on ne peut rien
y faire16.
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chose. Ce qui les opposait était de savoir quelle était la classe qui devait
mener cette révolution bourgeoise-démocratique. Les mencheviks considé-
raient que c’était la bourgeoisie libérale qui était motrice ; les bolcheviks,
de même que Luxemburg, pensaient que c’était la classe ouvrière, puisque
les libéraux s’étaient avérés bien trop faibles et compromis pour déraciner
_
le tsarisme. Ce n’est donc pas un hasard si, dans la période couverte par
le volume 4 des Collected Works, Luxemburg collabora étroitement avec 33
Lénine et les bolcheviks. _
C’est aussi la raison pour laquelle Luxemburg s’appuie à plusieurs
reprises sur l’expérience que fit Marx des révolutions de 1848. En 1848, la
classe ouvrière émergea pour la première fois comme une force politique
indépendante ; cependant, puisqu’elle était encore relativement faible
et fragmentée, tout ce qu’il était possible d’espérer était une république
démocratique menée par la bourgeoisie libérale. Marx soutint cette idée de
manière critique, « vaille que vaille », même s’il formula les principes d’une
révolution socialiste qui pourrait ensuite naître lorsque les conditions
matérielles le permettraient. Mais le monde avait changé depuis 1848 ; le
prolétariat russe, selon elle, était bien plus fort et mature que le prolétariat
d’Europe occidentale à l’époque de Marx. Cela étant, la tâche que devait
remplir le prolétariat était de démettre la bourgeoisie de la direction de la
révolution. Elle écrit :
17. Luxemburg Rosa, Gesammelte Werke, Tome 2, Berlin, Dietz, 2004, pp. 178-179.
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l’avant. Cela démontrait que c’étaient eux, et non les libéraux, qui étaient
en position de prendre le pouvoir et de former une république démocra-
tique. Cela étant, le caractère agissant de la subjectivité ouvrière ne peut
dissimuler le fait qu’ils constituaient une minorité de la population. Ce
fut l’attention portée par Luxemburg aux conditions concrètes, subjectives
_
et objectives, et non une théorie de l’histoire quasi-métaphysique qui la
34 mena à soutenir que la forme de la révolution était prolétarienne mais que
_ son contenu était démocratique-bourgeois.
Les tournants révolutionnaires ont cette capacité fascinante à susci-
ter de nouveaux points de discorde et de nouvelles formes d’alliance, au
niveau politique comme personnel. On en trouve ici une expression dans la
manière dont la révolution modifia ce que Luxemburg pensait de certaines
des figures centrales du marxisme russe. Peu avant la révolution, en 1904,
elle publia une critique virulente des concepts organisationnels de Lénine,
l’accusant de faire planer « le Parti » au-dessus des masses de manière éli-
tiste et volontariste, ce qui lui semblait « une transposition mécanique
des principes organisationnels du mouvement blanquiste des cercles de
conspirateurs au mouvement social-démocrate des masses ouvrières18 ».
En 1906, en revanche, elle rejeta la critique de Lénine par les mencheviks,
qui l’accusaient de défendre un concept blanquiste de l’organisation :
18. Luxemburg Rosa, Gesammelte Werke, Tome 1/2, Berlin, Dietz, 2000, p. 429
Cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient d’accord sur tous les
aspects de la révolution. Alors que Lénine défendait une « dictature démo-
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cratique du prolétariat et de la paysannerie », elle soutenait que :
Comme Léon Trotski, elle affirmait que les paysans étaient au mieux
un allié politique peu fiable. Mais cela ne veut pas dire qu’elle fût d’accord
avec la théorie trotskiste de la « révolution permanente », selon laquelle la
révolution pourrait dépasser le stage bourgeois-démocratique et effectuer
une transition au socialisme si le prolétariat européen lui venait en aide.
Même si elle était admirative du travail de Trotski à la direction du Soviet
de Saint-Pétersbourg en 1905, elle ne prenait pas au sérieux sa théorie
de la révolution permanente et ne la mentionne jamais. Elle aussi, bien
entendu, pensait qu’une transition au socialisme ne pourrait réussir en
Russie sans révolutions dans les pays capitalistes avancés. Mais contraire-
ment à Trotski, elle ne pensait pas que des facteurs subjectifs de la sorte
pussent par eux-mêmes surmonter l’obstacle objectif et passer outre la
phase bourgeoise-démocratique : une minorité de la population, même
dirigée par un parti d’avant-garde hautement centralisé et discipliné, ne peut
faire avancer ou réaliser la transition au socialisme.
Luxemburg a insisté dans tous ses écrits (y compris dans ceux qui sont
relatifs aux luttes pour la liberté dans les pays capitalistes technologique-
ment développés) sur le fait qu’un soutien majoritaire de la part des masses
exploitées était absolument nécessaire pour réaliser toute transition au
socialisme. Comme elle l’écrivit en décembre 1918, en plein cœur de la
révolution allemande: « La ligue Spartakus ne s’emparera pas du pouvoir
d’État autrement que par la volonté claire et univoque de la grande majo-
rité des masses prolétariennes en Allemagne, pas sans leur accord conscient
avec les vues, les buts et les méthodes de lutte de la Ligue Spartacus21. »
Cependant, on peut soulever une question importante à l’encontre de
la théorisation par Luxemburg du développement de la révolution russe :
comment la classe ouvrière peut-elle se maintenir au pouvoir dans une
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république démocratique après avoir renversé le tsarisme si elle ne repré-
sente qu’une minorité de la population ? De ce fait, est-il même possible
d’établir les conditions de la réalisation du socialisme en instaurant une
république démocratique dirigée par le prolétariat ?
Luxemburg se confronte directement à cette question dans une analyse
_
profonde rédigée en polonais en 1908, « Les leçons des trois Doumas ».
36 Cet essai remarquable peut être considéré comme l’une de ses analyses
_ théoriques les plus importantes des problèmes auxquels se confrontent les
révolutions. Il étudie l’échec des efforts menés en vue de créer un contre-
poids parlementaire au tsarisme après 1905 et s’interroge sur les leçons
à tirer pour l’avenir, après que la contre-révolution a pris l’ascendant.
Luxemburg critique sans merci les mencheviks, à la fois pour le maintien
de leur conception mécanique selon laquelle la bourgeoisie libérale doit
prendre le rôle dirigeant dans la lutte pour la démocratie et pour leur échec
à reconnaître que la révolution a d’ores et déjà subi une lourde défaite. Les
défaites, pour Luxemburg, constituent des opportunités pour apprendre
et se réorganiser. Ainsi, le sommet de la révolution la plus récente devient
le point de départ de celles qui suivent. Elle considère donc désormais
l’avenir et propose l’argumentation suivant :
21. Luxemburg Rosa, Gesammelte Werke, Tome 4, Berlin, Dietz, 2000, p. 448. Bien entendu, la classe ouvrière constituait la majorité de
la population allemande en 1918, situation tout à fait différente de celle à laquelle faisait face la Russie à l’époque. Mais la transition au
socialisme n’était cependant pas à l’ordre du jour des révolutions d’Europe occidentale.
Jusqu’ici, tout est clair. C’est cohérent avec ce qu’elle défendit à partir de
1905 : une révolution socialiste n’est pas actuellement à l’ordre du jour en
Russie, à la fois parce que le socialisme ne peut être créé dans un seul pays23
et que les conditions matérielles qui le rendraient possible n’existent pas
pour l’instant. Elle ajoute que malgré cette limitation, des progrès sociaux
importants peuvent être réalisés dans un régime contrôlé par les ouvriers :
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obtenir le pouvoir politique en Russie, même temporaire-
ment, cela constituerait un énorme encouragement pour
la lutte de classe internationale. C’est pourquoi la classe
ouvrière, en Pologne et en Russie, peut et doit s’efforcer
de prendre le pouvoir en toute conscience. Car une fois
_
que les ouvriers ont le pouvoir, ils peuvent non seulement
accomplir directement les tâches de la révolution en cours 37
– instaurer la liberté politique au sein de l’État russe – mais _
également établir la journée de huit heures, modifier les rap-
ports agraires et, en un mot, concrétiser chacun des aspects
de leur programme, portant ainsi des coups redoutables au
pouvoir bourgeois et accélérant du même coup son renver-
sement international24.
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un bond soudain, l’affaire de vingt-quatre heures, mais
comme une période historique, potentiellement longue, de
lutte de classe avec des pauses plus ou moins brèves25.
25. Idem.
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pire des issues » était la prétention de pouvoir maintenir la « dictature
du prolétariat » même après l’échec (en 1923) des révolutions d’Europe
occidentale. Le seul moyen de soutenir une telle affirmation était de retirer
à la notion de « dictature du prolétariat » tout son contenu émancipateur
en la définissant dans les termes d’une dictature de fait sur les masses – au
_
lieu du gouvernement de la société par les masses elles-mêmes.
39
LUXEMBURG ET NOTRE IMPASSE PRÉSENTE _
De nombreuses et importantes révolutions eurent lieu au xxe siècle
mais elles furent menées par des partis politiques, des focos de guerilleros
ou des individus à qui firent défaut le soutien de la majorité des opprimés.
Mais même dans les rares cas où il a semblé en aller autrement, les révolu-
tions n’ont pas pris la forme d’une république démocratique sous contrôle
ouvrier et paysan ; au lieu de cela, elle prirent la forme d’États aux mains
d’un parti unique qui monopolisa le pouvoir entre les mains d’une élite
« révolutionnaire ». Ainsi, ces révolutions, de la Russie à la Chine et de
l’Afrique à l’Amérique latine, donnèrent lieu à une transition non pas vers
le socialisme mais vers de nouvelles formes de domination de classe basées
sur la loi de la valeur capitaliste. En ce début de xxie siècle, l’échec de
ces efforts à produire une alternative viable à la société existante, ajouté à
l’incapacité des gouvernements sociaux-démocrates (en Europe et partout
ailleurs) à remettre sérieusement en cause les relations sociales capitalistes
et l’impérialisme, a mené les commentateurs politiques à affirmer que
« il n’y a pas d’alternative au capitalisme ». Ce n’est que dans la dernière
décennie que cette idée a commencé à être sérieusement contestée, avec
l’émergence de tout un tas de nouveaux mouvements antiracistes, anti-
sexistes, anticapitalistes, LGBTQ et écologistes. La question qui continue
à se poser pour nous aujourd’hui est la suivante : cela mènera-t-il à un
nouveau mouvement socialiste, qui cherchera consciemment à prendre
une voie radicalement différente de celle prise par le passé pour mener à
une société nouvelle ?
Luxemburg ne pouvait pas anticiper ces développements, pas plus
qu’elle n’anticipa la montée du fascisme et du stalinisme qui suivit sa mort
en 1919. Mais son œuvre prise comme un tout a beaucoup de choses
à nous dire et propose des directions pour frayer un nouveau chemin
vers les transformations sociales. Comme elle l’écrivait en 1906, « le
parti authentique de la classe ouvrière peut se considérer, il en a le droit,
comme le représentant des intérêts du peuple ouvrier et son héraut dans
la lutte révolutionnaire ; il ne saurait en revanche, dans ses activités, se
considérer comme identique au peuple ou au gouvernement révolution-
naire, à moins de vouloir faire du gouvernement révolutionnaire une farce
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« révolutionnaire26. »
Les cent dernières années de triomphe et de tragédie révolutionnaires
ne confirment pas nécessairement la perspective de Luxemburg. Ce n’est
en tout cas pas l’idée de l’équipe engagée dans le projet titanesque d’édi-
tion de ses Complete Works. Luxemburg fut un produit de son temps et
_
nous ne pouvons vivre sur les vérités d’une ère différente, pas plus qu’on
40 ne peut songer à progresser en les congédiant d’un geste. Nous devons
_ faire face aux problèmes de notre présent, qui sont définis d’une part par
un siècle de révolutions manquées et avortées et, d’autre part, par un sys-
tème capitaliste qui menace l’existence de la civilisation à un point tel que
nous savons désormais que l’élaboration d’une alternative viable à toutes
les formes de capitalisme, le capitalisme du « libre marché » comme le
capitalisme d’État, est devenue littéralement une question de vie ou de
mort. Si la découverte et le travail sur le corpus complet des œuvres de
Luxemburg peut contribuer d’une manière ou d’une autre à cet effort, le
travail accompli pour produire ces volumes aura été justifié. n