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Jacques Bouveresse
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I
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1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, traduit de l’anglais par Sabine
Lodéon, Paris, Le Seuil, p. 11-12.
Cités 38, Paris, PUF, 2009
plutôt la disparition des éléments familiers, et donc la déception ininter-
rompue des attentes et des espoirs entretenus par la tradition musicale dans
laquelle nous avons été élevés. Ce n’est pas la nouveauté, par conséquent,
mais l’absence d’éléments reconnaissables dans le style ou le langage
– éléments que nous jugions jusqu’alors essentiels à toute musique – qui
fait de l’écoute d’une œuvre radicalement originale une épreuve que nous
avons de fortes chances de ne pas surmonter »1. On peut conclure de cela,
selon Rosen, qu’il y a une proximité constante entre la musique et le non-
sens, ce qui est, du reste, probablement vrai aussi de n’importe quel art :
« La musique frôle toujours l’absence de signification, le non-sens.
[...] Comprendre la musique signifie, dans une large mesure, “se sentir
bien” avec elle ; la musique doit se conformer à ce que nous attendons en
termes de grammaire et de syntaxe musicales, et c’est alors seulement qu’il
nous est possible de lui conférer une signification, en partie par tradition (la
musique lente en mode mineur est souvent mélancolique, par exemple), en
partie, il faut le dire, par caprice, selon le libre jeu de notre imagination »2.
Ce genre de remarque peut peut-être constituer un point de départ utile
pour comprendre certaines des déclarations que Wittgenstein formule à
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1. Ibid., p. 12.
2. Ibid., p. 21.
3. MS 116, p. 323.
4. MS 115, p. 110-111.
Le fait que le traitement de la question s’apparente à celui d’une
maladie constitue, bien entendu, une des choses qui distinguent fonda-
mentalement, du point de vue de Wittgenstein, les questions philosophi-
ques des questions scientifiques, pour lesquelles on ne pourrait évidem-
ment pas être tenté de dire une chose du même genre. On peut remarquer
également que, dans le cas de la philosophie aussi bien que dans celui de
la musique, l’incompréhension – autrement dit, la prise de conscience
douloureuse du fait que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être –
peut susciter une forme de révolte qui comporte un aspect moral. Rosen
rapporte que, d’après ce qu’on lui a raconté, lorsqu’il entendit pour la
première fois Debussy à l’âge de huit ans, il eut une réaction d’indignation
violente et déclara qu’il faudrait faire une loi contre ce genre de musique1 :
« On peut, dit-il, le comprendre : Wagner et Beethoven étaient mes
compositeurs favoris. L’influence de Wagner et la logique avec laquelle
Debussy poursuit, tout en la renouvelant, la tradition wagnérienne me
restaient inintelligibles. La réaction normale face à une musique que nous
ne comprenons pas est la révolte morale, et j’étais tout à fait décidé à pros-
crire ou à bannir les musiques que je n’avais pas encore comprises »2.
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1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, op. cit., p. 14.
2. Ibid.
ne satisfait pas le genre d’idéal que nous nous croyons en droit de lui pres-
crire et nous devons apprendre avec beaucoup de difficulté que l’injustice
est en réalité de notre côté et que ce sont nos exigences métaphysiques qui
sont illégitimes et nos idéaux qui doivent être dépossédés du prestige et de
l’autorité que nous nous considérons comme tenus de leur reconnaître.
Tout le problème est justement de réussir à nous convaincre que nous
n’avons pas d’obligation de continuer à regarder le monde à travers des
lunettes que nous avons nous-mêmes chaussées et que nous pourrions en
principe très bien décider d’enlever1.
Il y a, bien entendu, à côté de ressemblances intéressantes, également
des différences importantes entre l’expérience caractéristique de l’incom-
préhension d’une œuvre musicale et celle de l’incompréhension philoso-
phique, telle que la décrit Wittgenstein. Pour commencer, à la différence
de ce qui se passe dans le cas de la rencontre avec une œuvre musicale qui
nous déconcerte au point de provoquer en nous une véritable sensation de
malaise, la perplexité philosophique n’est pas suscitée par l’absence
presque complète des éléments familiers que nous nous attendions à
rencontrer et dont nous avions besoin pour que le travail de compréhen-
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1. Lichtenberg dit exactement : « Je ne sais pas du tout ce que veut cet homme. Il s’est mis en
tête que certains mots auraient une certaine signification qu’ils devraient garder en permanence. Je
demande : y a-t-il un décret royal contre cela ou non ? Qui me défendra de prendre ici un mot et là
une signification et de les relier l’un à l’autre ? » (Georg Christoph Lichtenberg, Schriften und
Briefe, Erster Band, Sudelbücher I, Munich, Carl Hanser Verlag, 1968, p. 360).
pouvons naturellement trouver aucun courant de cette sorte et pas d’endroits de
cette sorte. Notre langage admet des questions pour lesquelles il n’y a pas de
réponse. Et il nous induit de façon trompeuse à poser ces questions par la figurati-
vité (Bildhaftigkeit) de l’expression. Une analogie a fait prisonnière notre pensée
et l’emmène de façon irrésistible avec elle. »1
II
III
IV
Charles Taylor dit, dans son livre sur William James, que celui-ci « se
range du côté de la religion du cœur plutôt que du côté de la religion de la
tête »1. C’est une tendance que Wittgenstein partage clairement avec lui,
tout comme il partage, au moins jusqu’à un certain point, sa tendance à
exclure la théologie et la théorisation en général du centre de la vie reli-
gieuse. C’est aussi, comme on a pu s’en rendre compte, la tendance géné-
rale de Keller. C’est une façon de voir les choses qui, comme le constate
Taylor, n’est pas facile à admettre pour les croyants, et encore moins pour
les représentants de l’autorité religieuse : « Une telle position est particu-
lièrement difficile à accepter pour la chrétienté. Non pas qu’il n’y ait pas
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Or il ne faut surtout pas perdre de vue que, même dans les cas appa-
Santé et maladie
remment les plus défavorables, la relation précise dans laquelle elles sont dans la philosophie
susceptibles d’entrer avec la vie est justement en mesure de soustraire les et dans la vie
propositions de la religion au soupçon de n’être rien de plus que des Jacques Bouveresse
absurdités ou des non-sens. Elles acquièrent d’une certaine manière en
profondeur, dans l’emprise pratique qu’elles exercent sur la vie, la signifi-
cation dont elles semblent dépourvues en surface :
« Une proposition peut sembler absurde et l’absurdité de sa surface être engloutie
par la profondeur qui pour ainsi dire est derrière elle. On peut appliquer cela à
l’idée de la résurrection des morts et d’autres qui lui sont rattachées. Mais ce qui lui
donne de la profondeur est l’application, la vie que mène celui qui croit à elle. »3
On a parfois supposé que, quand Wittgenstein dit que c’est la pratique
qui donne aux mots leur sens, il veut dire que les énoncés de la religion
1. MS 183, p. 203.
2. Ibid., p. 73-74.
3. Ibid., p. 147.
n’ont de signification que pratique et ne tirent leur sens que des diffé-
rences qu’ils font quant à la pratique. Je pense que c’est une erreur, mais je
ne veux pas m’attarder sur ce point. Je voudrais revenir plutôt sur ce qu’il
a pu trouver spécialement parlant et séduisant dans l’idée que Jukundus se
fait de la religion, tout en se demandant, du reste, si c’est bien encore de
quelque chose comme une croyance en Dieu et une crainte de Dieu qu’il
faut parler. Comme je l’ai dit, Jukundus en arrive à la conclusion que
nous devrions en quelque sorte nous efforcer de laisser Dieu à peu près
aussi tranquille qu’il nous laisse lui-même tranquilles et ne pas nous
imaginer qu’il a des obligations à notre égard. Or, de toute évidence,
Wittgenstein a été à certains moments particulièrement préoccupé par son
incapacité d’observer réellement ce principe et par ce qui du même coup,
dans son propre rapport au divin et à la religion, risquait de s’apparenter,
en réalité, davantage à une forme de superstition.
De retour à Skjolden à la fin du mois de janvier 1937, dans la solitude,
l’obscurité et le froid de l’hiver norvégien, et dans une période de crise
profonde au cours de laquelle il s’efforce de lire des textes comme le
Nouveau Testament (autour duquel il tourne, dit-il, un peu comme un
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1. MS 183, p. 194.
semblent barrer, de façon provisoire ou définitive, l’accès à la croyance et
la part de responsabilité personnelle qui intervient dans le refus de croire :
« Dans la Bible je n’ai rien qu’un livre devant moi. Mais pourquoi dis-je “rien
qu’un livre” ? J’ai un livre devant moi, un document, qui, s’il reste tout seul, ne
peut pas avoir plus de valeur que n’importe quel autre document. »1
1. Ibid., p. 148.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, op. cit., troisième partie, chapitre VII, « La mort et l’enterre-
ment d’Anna », t. 2, p. 67.
3. Voir W. G. Sebald, « La mort s’en vient, le temps s’en va. À propos de Gottfried Keller », in
Séjours à la campagne, suivi de Au royaume des ombres, par Jean Peter Tripp, traduit de l’allemand
par Patrick Charbonneau, Paris, Actes Sud, 2005, p. 109-111.
bien accepter ce terme) de Keller et qui expliquent sans doute largement
pourquoi il se sentait à ce point attiré par l’œuvre de celui-ci.
Comme dans le cas de Keller, on pourrait parler, à propos de Wittgen-
stein, d’une relation à la nature et aux phénomènes naturels qui est faite
de soumission et de respect, et qui s’apparente à une forme de
Weltfrömmigkeit, de piété naturelle – une relation qui est presque aux
antipodes du rapport de domination et de maîtrise que la science
moderne, dont l’esprit lui semble complètement différent du sien et de
celui de sa philosophie, cherche à établir avec la réalité. La piété naturelle,
au sens dont il est question ici, implique la préservation d’une capacité
d’étonnement devant les phénomènes de la nature, aussi bien les plus
ordinaires que les plus exceptionnels, que l’esprit dans lequel la science est
pratiquée aujourd’hui – et non les explications qu’elle fournit, qui n’ont
pas, sur ce point, le genre de pouvoir qu’on leur prête généralement –
tend à annihiler.
Tout comme Keller, Wittgenstein ne déteste, par ailleurs, rien tant que
la tutelle que la religion peut chercher à exercer sur les âmes, en jouant
notamment sur des sentiments aussi peu religieux que la crainte du châti-
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1. Tractacus, 6 . 4312.
2. Ibid., 6 . 4321.
future ne pourrait être constitué, à son tour, que de « faits » d’une certaine
sorte, elle ne peut évidemment pas constituer une réponse qui ne serait
pas déjà accessible aussi bien dans cette vie-ci.
De toute évidence, ce qui a attiré Wittgenstein vers la religion a
toujours été complètement indépendant des promesses qu’elle comporte
et des assurances qu’elle peut donner à propos de l’au-delà. Même à la
veille de sa mort, il n’a pas changé d’attitude sur ce point et il donne l’im-
pression de n’avoir pas été plus préoccupé ni même intéressé par le
problème de la survie qu’il ne pouvait l’être au début. Si l’on s’en tient à
ce qui est dit dans le Tractatus, on considérera que la seule possibilité de
vivre éternellement est celle qui consiste à vivre dans le présent1. Wittgen-
stein s’est également posé une question du même genre à propos de ce
qui est susceptible de constituer l’éternité de la récompense et du châti-
ment annoncés. Et sa réponse est qu’il n’est peut-être pas moins trompeur
de se la représenter sous la forme d’une durée temporelle infinie :
« On s’imagine l’éternité (de la récompense ou de la punition) habituellement
comme une durée temporelle sans fin. Mais on pourrait se l’imaginer tout aussi
bien comme un instant. Car en un instant on peut éprouver toutes les terreurs et
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1. Ibid., 6 . 4311.
2. MS 183, p. 170-171.
monde terrestre et de la vie présente, que, pour reprendre l’expression de
Sebald, aucune transcendance n’a besoin de venir troubler ? Cela semble à
première vue difficile, tellement la référence à quelque chose qui est appa-
remment d’une autre nature et qu’il appelle das Höhere (le Supérieur) est
constante et importante chez lui. Mais, en même temps, si l’on se fie à ce
que disait déjà le Tractatus : « Comment le monde est, est complètement
indifférent pour le Supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le monde. »1 Et
exiger ou seulement désirer qu’il manifeste, de façon quelconque, sa
présence dans le monde, avec l’espoir de voir celui-ci devenir meilleur ou
plus vivable, serait finalement une attitude plus proche de la superstition
que de la religion proprement dite.
Sebald dit, à propos d’un passage qu’il cite d’Henri le Vert : « Ce qui
frappe dans cet extrait, c’est que la prose de Keller, inconditionnellement
attachée à rendre le vivant, atteint précisément ses sommets les plus prodi-
gieux là où elle côtoie les marges de l’éternité. Celui qui en suit pas à pas,
au fil des phrases, le beau parcours frissonne en prenant conscience des
abîmes tout proches, il songe à cette lumière du jour qui parfois disparaît
avant que ne montent les ténèbres encore lointaines et souvent s’éteint
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1. Tractatus, 6.432.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, op. cit., p. 107.