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SANTÉ ET MALADIE DANS LA PHILOSOPHIE ET DANS LA VIE

Jacques Bouveresse

Presses Universitaires de France | « Cités »

2009/2 n° 38 | pages 129 à 148


ISSN 1299-5495
ISBN 9782130572527
DOI 10.3917/cite.038.0129
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2009-2-page-129.htm
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GRAND ARTICLE

Santé et maladie dans la philosophie et dans la vie


JACQUES BOUVERESSE

I
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Charles Rosen commence son livre, Aux confins du sens. Propos sur la
musique, en posant la question suivante : 129

« Qu’est-ce que comprendre la musique ? Il est relativement facile de répondre à


cette question, si on la pose à un niveau très modeste. Comprendre la musique, Santé et maladie
c’est tout simplement ne se sentir ni dérouté ni agacé par elle. À 17 ans, je me dans la philosophie
trouvai confronté pour la première fois à une œuvre de Bartok de durée impor- et dans la vie
tante, le Cinquième Quatuor, et je fus pris d’un malaise physique. Je me rappelle Jacques Bouveresse
très bien un sentiment de nausée. Du fait de mon absence de familiarité avec le
style de cette œuvre, toutes mes attentes musicales se voyaient déçues et frustrées,
d’autant plus péniblement d’ailleurs que le Quatuor était tout proche du genre de
musique que je connaissais et appréciais le plus. Aujourd’hui le Cinquième
Quatuor n’est plus pour moi qu’une source de plaisir – que seule ma trop grande
familiarité avec l’œuvre et son style mêle désormais à une légère déception : elle
ne sollicite plus mon attention à chaque mesure comme c’était le cas autrefois. »1

Rosen note que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, « ce ne sont


[...] ni l’inattendu ni l’étrangeté d’une œuvre ou du style propre au compo-
siteur qui constituent un obstacle à la compréhension musicale, mais bien

1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, traduit de l’anglais par Sabine
Lodéon, Paris, Le Seuil, p. 11-12.
Cités 38, Paris, PUF, 2009
plutôt la disparition des éléments familiers, et donc la déception ininter-
rompue des attentes et des espoirs entretenus par la tradition musicale dans
laquelle nous avons été élevés. Ce n’est pas la nouveauté, par conséquent,
mais l’absence d’éléments reconnaissables dans le style ou le langage
– éléments que nous jugions jusqu’alors essentiels à toute musique – qui
fait de l’écoute d’une œuvre radicalement originale une épreuve que nous
avons de fortes chances de ne pas surmonter »1. On peut conclure de cela,
selon Rosen, qu’il y a une proximité constante entre la musique et le non-
sens, ce qui est, du reste, probablement vrai aussi de n’importe quel art :
« La musique frôle toujours l’absence de signification, le non-sens.
[...] Comprendre la musique signifie, dans une large mesure, “se sentir
bien” avec elle ; la musique doit se conformer à ce que nous attendons en
termes de grammaire et de syntaxe musicales, et c’est alors seulement qu’il
nous est possible de lui conférer une signification, en partie par tradition (la
musique lente en mode mineur est souvent mélancolique, par exemple), en
partie, il faut le dire, par caprice, selon le libre jeu de notre imagination »2.
Ce genre de remarque peut peut-être constituer un point de départ utile
pour comprendre certaines des déclarations que Wittgenstein formule à
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propos de la situation dans laquelle se trouve quelqu’un qui est aux prises
130 avec un problème philosophique. Dans ce cas-là également, la difficulté
provient, selon lui, du fait que des attentes et des espérances qui avaient été
formées à tort – en l’occurrence, essentiellement à propos du fonctionne-
Grand article
ment de notre langage – sont déçues, ce qui provoque une sensation de frus-
tration et de malaise caractéristique qu’il faut essayer de guérir. Wittgenstein
dit dans une formule fameuse que le « philosophe traite une question comme
on traite une maladie »3. À propos d’un exemple typique, comme celui de la
question de savoir s’il est vrai que nous choisissons librement, il écrit :
« Le problème philosophique semble insoluble. Jusqu’à ce qu’on voie qu’il y a
une maladie qui a son siège dans la forme de représentation (Darstellungsform).
“Mon choix est libre” ne signifie rien d’autre que : je choisis parfois. Et que je
choisisse parfois, n’est tout de même pas douteux. Ce qu’on appelle “libre” est
seulement le choix en soi. Dire “nous croyons seulement que nous choisissons” est
un non-sens. Le processus que nous appelons “choisir” a lieu, que l’on puisse ou
ne puisse pas prédire le résultat d’après des lois de la nature. »4

1. Ibid., p. 12.
2. Ibid., p. 21.
3. MS 116, p. 323.
4. MS 115, p. 110-111.
Le fait que le traitement de la question s’apparente à celui d’une
maladie constitue, bien entendu, une des choses qui distinguent fonda-
mentalement, du point de vue de Wittgenstein, les questions philosophi-
ques des questions scientifiques, pour lesquelles on ne pourrait évidem-
ment pas être tenté de dire une chose du même genre. On peut remarquer
également que, dans le cas de la philosophie aussi bien que dans celui de
la musique, l’incompréhension – autrement dit, la prise de conscience
douloureuse du fait que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être –
peut susciter une forme de révolte qui comporte un aspect moral. Rosen
rapporte que, d’après ce qu’on lui a raconté, lorsqu’il entendit pour la
première fois Debussy à l’âge de huit ans, il eut une réaction d’indignation
violente et déclara qu’il faudrait faire une loi contre ce genre de musique1 :
« On peut, dit-il, le comprendre : Wagner et Beethoven étaient mes
compositeurs favoris. L’influence de Wagner et la logique avec laquelle
Debussy poursuit, tout en la renouvelant, la tradition wagnérienne me
restaient inintelligibles. La réaction normale face à une musique que nous
ne comprenons pas est la révolte morale, et j’étais tout à fait décidé à pros-
crire ou à bannir les musiques que je n’avais pas encore comprises »2.
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Il n’est pas exagéré de dire que, pour Wittgenstein, le traitement d’une
maladie philosophique a pour but de nous guérir d’une forme de mécon- 131
tentement qui peut prendre également, au moins dans un premier temps,
la forme d’une condamnation qui est de nature plus ou moins morale.
Santé et maladie
C’est bien une chose de cette sorte qui se passe à chaque fois que nous dans la philosophie
considérons la réalité en fonction d’un idéal auquel nous sommes particu- et dans la vie
lièrement attachés, mais qui ne peut malheureusement qu’être démenti de Jacques Bouveresse
façon plus ou moins radicale par elle et auquel nous devons par consé-
quent apprendre à renoncer. Wittgenstein caractérise la philosophie
comme étant un travail que l’on doit effectuer sur soi-même, sur la façon
dont on voit les choses et sur ce qu’on exige d’elles. C’est donc un travail
qui comporte inévitablement une dimension éthique, puisqu’il vise à
produire sur le philosophe le genre de transformation susceptible de réta-
blir entre lui et la réalité un accord que des attentes et des espérances
chimériques et condamnées par nature à rester insatisfaites avaient rompu.
Nous sommes, dans nos moments philosophiques, victimes de l’illusion
que la réalité se comporte en quelque sorte de façon injuste parce qu’elle

1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, op. cit., p. 14.
2. Ibid.
ne satisfait pas le genre d’idéal que nous nous croyons en droit de lui pres-
crire et nous devons apprendre avec beaucoup de difficulté que l’injustice
est en réalité de notre côté et que ce sont nos exigences métaphysiques qui
sont illégitimes et nos idéaux qui doivent être dépossédés du prestige et de
l’autorité que nous nous considérons comme tenus de leur reconnaître.
Tout le problème est justement de réussir à nous convaincre que nous
n’avons pas d’obligation de continuer à regarder le monde à travers des
lunettes que nous avons nous-mêmes chaussées et que nous pourrions en
principe très bien décider d’enlever1.
Il y a, bien entendu, à côté de ressemblances intéressantes, également
des différences importantes entre l’expérience caractéristique de l’incom-
préhension d’une œuvre musicale et celle de l’incompréhension philoso-
phique, telle que la décrit Wittgenstein. Pour commencer, à la différence
de ce qui se passe dans le cas de la rencontre avec une œuvre musicale qui
nous déconcerte au point de provoquer en nous une véritable sensation de
malaise, la perplexité philosophique n’est pas suscitée par l’absence
presque complète des éléments familiers que nous nous attendions à
rencontrer et dont nous avions besoin pour que le travail de compréhen-
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sion puisse s’effectuer, mais au contraire par la trop grande familiarité de
132 réalités qui d’ordinaire ne nous posent aucun problème et que nous ne
remarquons tout simplement même pas, mais qui, dans les moments
philosophiques, nous apparaissent tout à coup étranges et incompréhen-
Grand article
sibles. Comme avec la musique, nous ne savons plus où nous en sommes
et nous ne nous y retrouvons pas, mais dans des choses qui sont en prin-
cipe de l’espèce la plus ordinaire et même la plus banale. Comme dit
Wittgenstein, nous nous comportons en quelque sorte comme des primi-
tifs en présence de pratiques et d’institutions qu’ils ne comprennent pas ;
mais c’est en l’occurrence de nos propres pratiques et institutions, en
particulier des jeux de langage que nous jouons, qu’il est question.
D’autre part, dans le genre de situation qu’évoque Rosen, on est
confronté aux limites provisoires d’un style, d’un langage ou d’une tradi-
tion musicale donnés, alors que l’expérience philosophique par excellence
est celle des limites du langage lui-même. Enfin, dans le cas de la difficulté
philosophique, le problème ne se règle pas par la transformation du non-
sens récusé initialement en un sens devenu acceptable et même, pour finir,
agréable. Le non-sens philosophique doit être reconnu pour ce qu’il est ;

1. Recherches philosophiques, § 104.


et, une fois reconnu, il doit être éliminé, ce qui implique un effort de
renonciation plus ou moins important. La proximité par rapport au non-
sens ne signifie donc pas la même chose dans les deux cas.
Rosen, à la fin de son livre, cite Lichtenberg, qui soulève ironiquement
la question suivante : « Existe-t-il un décret royal ordonnant qu’un mot
ait une signification fixe ? »1 Ce qu’il veut dire est que la musique ne peut,
par essence, accepter l’idée d’une signification fixée une fois pour toutes.
L’idée d’une signification de cette sorte ne peut pas, du reste, ne pas
susciter un problème, du point de vue philosophique. S’il est vrai que,
comme le dit Wittgenstein, un mot ne tient pas sa signification d’une
puissance étrangère, mais n’a jamais d’autre signification que celle qu’on
lui a donnée, il est clair qu’il peut tout à fait changer de signification et
également que, s’il n’avait pas de signification, on peut éventuellement lui
en donner une. Mais on aurait tort de croire que les problèmes philoso-
phiques sont susceptibles d’apparaître et de disparaître simplement à
mesure que le langage évolue. Wittgenstein pense qu’ils sont liés, pour
une part importante et même essentielle, à des caractéristiques du langage
qui ne changent que très peu ou pas du tout et qui ont pour effet de tenir
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prêts, comme il le dit, en permanence les mêmes pièges pour le
philosophe qui n’est pas suffisamment sur ses gardes. 133
Considérons, à titre d’exemple, ce qu’il dit sur une analogie trompeuse
(celle d’un « courant » ou d’un « flux du temps ») que véhicule toute une
Santé et maladie
famille d’expressions courantes que nous utilisons sans problème à propos dans la philosophie
du temps et qui sont malheureusement susceptibles de devenir un et dans la vie
problème quand nous nous mettons à philosopher sur le temps : Jacques Bouveresse
« L’image est en vérité déposée dans les expressions de notre langage, car nous
disons : une maladie “passe”, une guerre “vient”, etc. Nous parlons du cours des
événements – mais également du cours du temps – du fleuve sur lequel passent
devant nous les troncs d’arbre (“le moment est là”, “le moment est passé depuis
longtemps”, “le moment est venu de”, etc.). Et ainsi au mot “temps” peut être
rattachée de façon inséparable l’image d’un fleuve éthéré, aux mots “passé” et
“futur” l’image de territoires dont les événements quittent l’un pour entrer dans
l’autre. Et ainsi de suite (“le pays” du futur, du passé). Et pourtant nous ne

1. Lichtenberg dit exactement : « Je ne sais pas du tout ce que veut cet homme. Il s’est mis en
tête que certains mots auraient une certaine signification qu’ils devraient garder en permanence. Je
demande : y a-t-il un décret royal contre cela ou non ? Qui me défendra de prendre ici un mot et là
une signification et de les relier l’un à l’autre ? » (Georg Christoph Lichtenberg, Schriften und
Briefe, Erster Band, Sudelbücher I, Munich, Carl Hanser Verlag, 1968, p. 360).
pouvons naturellement trouver aucun courant de cette sorte et pas d’endroits de
cette sorte. Notre langage admet des questions pour lesquelles il n’y a pas de
réponse. Et il nous induit de façon trompeuse à poser ces questions par la figurati-
vité (Bildhaftigkeit) de l’expression. Une analogie a fait prisonnière notre pensée
et l’emmène de façon irrésistible avec elle. »1

II

La transformation que le travail philosophique est susceptible de


produire sur celui qui l’entreprend peut comporter, semble-t-il, à la fois
un aspect théorique et un aspect pratique. Du point de vue théorique,
puisque la difficulté apparemment insoluble avec laquelle nous sommes
aux prises provient, selon l’expression de Wittgenstein, d’une maladie qui
a son siège dans la forme de représentation, le changement doit consister
dans le remplacement de celle-ci par une forme de représentation plus
appropriée ou, en tout cas, moins trompeuse. Du point de vue pratique, la
situation semble nettement plus compliquée. C’est ce dont témoigne, par
exemple, le genre d’auto-analyse que Wittgenstein pratique dans certains
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passages de ses carnets et le reproche qu’il s’adresse d’avoir à l’égard de la
134 vie une attitude qu’il qualifie de « fausse » et des attentes et des espérances
qui sont en réalité injustifiées :
Grand article « La vie ici est pour moi d’un côté effrayante, de l’autre elle a quelque chose de
beau et aussi d’amical. J’aime en un certain sens ma chambre, ma nourriture ; j’ai
également une certaine inclination pour les hommes, qui avec moi sont régulière-
ment corrects et amicaux. Il y a des relations agréables entre eux et moi. Je crois que
cela leur ferait un peu de peine si je partais en voyage. Je pense à partir en voyage
dans un mois ou un mois et demi. Mais je ne pense jamais à cela sans crainte : est-
ce une chose que je vivrai ? Est-ce que quelque chose d’autre ne me contraindra pas
déjà auparavant à voyager ? Etc. J’ai peur de la maladie et de la mort, de la mienne
et de celle d’un ami, ou d’une sœur, ou de Max, ou de Paul. Et pourtant tout cela
est faux et mauvais et pour une part est même vulgaire ; et pourtant j’ai peur. Il en
va pour moi avec la vie presque comme une dame qui est allée voir Don Carlos,
avec l’idée que c’était une comédie, et après quelques actes s’est levée indignée en
disant : “Il me semble que c’est une tragédie !” [en français dans le texte].
« Je considère la vie de façon fausse, je veux avec obstination ignorer à nouveau
le difficile, au lieu d’apprendre “que ma vie...” Je suis comme un enfant qui aime-
rait encore et toujours ne faire que jouer ! »2
1. MS 115, p. 172.
2. MS 119, p. 131-132.
Quiconque a la moindre idée du genre d’homme qu’était Wittgenstein
n’éprouvera aucune surprise en le voyant à ce point tourmenté par l’idée
que la vie est une chose sérieuse et qui demande à être prise avec plus de
sérieux qu’il ne consent, de façon générale, à le faire. Celui qui croit avoir
le droit d’ignorer le plus difficile ou de demander qu’il lui soit épargné
adopte, constate-t-il, une attitude fausse à l’égard de la vie. Mais que
signifie, en l’occurrence, « faux » et en quoi consiste exactement la vérité
qu’il s’agit de mettre à la place de la fausseté ? Qui plus est, de quel
secours peut être au juste la philosophie pour quelqu’un qui, à tort ou à
raison, s’adresse le genre de reproche que formule Wittgenstein et a le
sentiment qu’il lui faudrait changer fondamentalement son attitude et ses
exigences à l’égard de la vie ? Ou, plus exactement : de quel secours peut
être ici une pratique de la philosophie conçue, de façon wittgenstei-
nienne, comme consistant dans la clarification de confusions qui tirent
leur origine essentiellement d’une incompréhension de la logique de
notre langage ?
La philosophie, comprise de cette manière, peut sans doute nous aider à
nous libérer de l’emprise de certaines analogies linguistiques trompeuses
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ou d’une forme de représentation qui était responsable du surgissement de
problèmes insolubles et à laquelle nous étions, malgré cela, bien décidés à 135
rester attachés, quoi qu’il en coûte. Mais peut-elle nous aider, et dans
quelle mesure le peut-elle, à résoudre ce que le Tractatus appelait nos
Santé et maladie
Lebensprobleme ? On comprend assez bien que le travail de clarification dans la philosophie
conceptuelle puisse avoir pour résultat de résoudre certains problèmes et dans la vie
philosophiques en faisant en sorte qu’ils cessent tout simplement de se Jacques Bouveresse
poser. Mais dans quelle mesure peut-il nous aider à venir à bout des
problèmes que nous avons avec la vie elle-même, en faisant en sorte qu’ils
cessent, eux aussi, de nous tourmenter – autrement dit, dans quelle
mesure peut-il nous aider à vivre mieux et même tout simplement à vivre ?
N’est-ce pas un aspect de la difficulté et de la tâche à accomplir pour
lequel il pourrait y avoir de bonnes raisons de compter davantage sur la
philosophie – comprise, cette fois, de la façon la plus traditionnelle qui
soit – ou sur des choses comme la psychanalyse, la religion, et peut-être
également, dans une certaine mesure, la littérature ? Wittgenstein ne
donne pas de réponse véritable à ce genre de question. Dans ceux de ses
écrits qui étaient destinés à la publication, il pratique la philosophie de la
façon apparemment la plus impersonnelle et la plus détachée qui soit. Et
c’est seulement en lisant ses Carnets que l’on peut se faire une idée relati-
vement précise des difficultés et des tourments auxquels il a pu être
confronté dans la conduite de sa propre vie et du genre de moyens qu’il a
essayé d’utiliser, en plus de la philosophie, si tant est qu’elle ait ici réelle-
ment quelque chose à dire et à faire, pour tenter de s’en libérer. Or c’est
un fait qu’on a tendance à attendre de la philosophie qu’elle nous guérisse
non seulement de certaines formes de crispation intellectuelle, mais égale-
ment, si on peut parler de quelque chose de ce genre, de certaines formes
de crispation morale, qui sont capables, dans certains cas, d’affecter de
façon tout à fait pernicieuse notre relation à la vie et même de nous
empêcher tout simplement de vivre.

III

C’est probablement le genre de question sur lequel il peut être intéres-


sant de regarder d’un peu plus près les relations que Wittgenstein a entre-
tenues avec l’œuvre de Gottfried Keller, un écrivain qui fait partie de ceux
pour lesquels il éprouvait une admiration spéciale et dont il pensait, ce qui
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était pour lui un point tout à fait crucial, que l’œuvre nous communique
136 réellement ce que l’on peut appeler une leçon de vie et est susceptible
d’aider le lecteur à retrouver une attitude plus correcte à l’égard de sa
propre vie et de la vie en général. Nous savons que, autant Wittgenstein
Grand article
éprouvait de la méfiance à l’égard du genre de clarté que l’on peut espérer
obtenir sur soi-même à l’aide de techniques comme celle de la psychana-
lyse, autant il considérait comme instructif et exemplaire le genre d’ana-
lyse « naïve », si l’on peut dire, auquel le héros du roman autobiogra-
phique de Keller, Der Grüne Heinrich, se livre sur lui-même et sur la façon
dont il a mené sa vie (ou s’est laissé mener par elle). Il y a d’ailleurs par
moments une certaine similitude assez frappante entre ce que fait Keller
dans son roman et ce qu’il cherche à faire lui-même dans certains passages
autobiographiques de ses carnets. McGuinness, dans sa biographie, après
avoir rappelé que Wittgenstein admirait passionnément l’écrivain, dont il
avait emporté les œuvres avec lui en Angleterre et recommandait la lecture
à ses amis, en particulier celle de nouvelles comme Der Landvogt von Grei-
fensee et Kleider machen Leute, note : « Le personnage de Heinrich Lee
dans Der grüne Heinrich [...] rappelle beaucoup Ludwig et ses jugements
sur lui-même, à la fois dans sa honte concernant les trahisons de sa
jeunesse et dans son sentiment (justifié dans le cas de Heinrich) qu’il
s’était constamment dérobé et désisté quand une occasion lui était
donnée. »1
Il n’est pas impossible, du reste, que l’attention de Wittgenstein ait été
attirée non seulement par le genre d’exercice critique et spirituel auquel se
livre le héros à partir des données de sa propre vie et par la leçon de sagesse
pratique qui est administrée dans le livre, mais également par certains
développements de nature plus théorique et philosophique qui ont parfois
une allure, somme toute, assez wittgensteinienne. La deuxième version de
Henri le Vert comporte, par exemple, un chapitre entier consacré au
problème de la liberté du vouloir [quatrième partie, chapitre II, « De la
volonté libre »], qui constitue un exemple tout à fait frappant de cela.
Mais ce n’est sûrement pas cet aspect de l’œuvre de Keller qui a le plus
intéressé et peut-être influencé Wittgenstein. C’est plutôt, semble-t-il, la
relation à la fois distante et compréhensive que le romancier a entretenue
avec la religion. Wittgenstein parle de lui comme d’un homme d’une
« religiosité profondément ancrée »2, ce qui en soi soulève déjà un
problème, qui se pose d’ailleurs également dans le cas de Wittgenstein lui-
même. Dans quelle mesure peut-on parler d’eux comme d’hommes véri-
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tablement religieux ? La question n’est pas du tout simple. Bernd Breiten-
bruch explique qu’il parle, dans le livre qu’il a consacré à Keller, de la 137
représentation de Dieu que l’on trouve chez celui-ci « parce qu’elle est,
nous n’avons pas d’autre mot pour cela, la plus noble qu’un homme non
Santé et maladie
religieux – que ce soit ce qu’il était est une chose qui devra être justifiée dans la philosophie
immédiatement – ait jamais tracée. Dieu est [...] un esprit mondain, parce et dans la vie
qu’il est le monde et le monde est en lui ; Dieu rayonne de mondanité Jacques Bouveresse
[Weltlichkeit] »3. Une inversion remarquable des cheminements de
pensée panthéistes : l’identification de Dieu et du monde ne rend pas le
monde divin, mais Dieu mondain, elle fait même de lui l’incarnation de la
mondanité. Dieu n’est ni, selon le principe théologique premier, le tout à
fait autre, ni, selon Feuerbach, une simple déification de l’homme et, du

1. Brian McGuinness, Wittgenstein. A Life, Young Wittgenstein (1889-1921), Londres, Duck-


worth, 1988, p. 34.
2. Conversations de Bouwsma avec Wittgenstein (1949-1951), traduit de l’anglais par Layla
Raïd, Marseille, Agone, 2001, p. 86.
3. Gottfried Keller, Der grüne Heinrich, Erste Fassung, herausgegeben von Thomas Böning
und Gerhard Kaiser, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 2007, p. 260 ; Henri le
Vert, traduit de l’allemand par Jean-Paul Zimmermann, Lausanne, L’Âge d’homme, 1987, t. 1,
p. 271.
même coup, il n’est ni tout-puissant ni irréel, mais a la même qualité
d’être que le monde. Cela se rapproche à nouveau beaucoup de la repré-
sentation ancienne que Keller avait de Dieu comme d’une « sorte de prési-
dent ou de premier consul, qui ne crée et ne gouverne pas le monde, mais le
représente seulement »1.
Keller avait expliqué que son Dieu n’était plus depuis un certain temps
déjà qu’une sorte de président ou de premier consul qui ne jouit pas d’un
grand prestige et que l’enseignement de Feuerbach l’avait obligé à
démettre tout simplement de ses fonctions. Breitenbruch voit en lui un
homme aussi complètement areligieux qu’il est possible de l’être, ce qui,
bien entendu, n’est pas forcément en contradiction avec le fait qu’il est
beaucoup question de Dieu dans Henri le Vert. Keller est, suggère-t-il, un
homme « dont l’irréligiosité ne consiste pas dans la négation de la trans-
cendance, mais dans le refus de s’expliquer avec elle ou seulement de la
rencontrer. Son intellect n’est orienté que vers le compréhensible, alors
que la passion de l’homme religieux est d’expérimenter la limite de toute
compréhension »2. Keller est, sur ce point, aux antipodes de Kierkegaard.
S’il est religieux, c’est d’une façon qui ne l’empêche pas d’être complète-
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ment insensible à l’attrait de l’inconnu, du paradoxal et du mystérieux. Ce
138 qui est remarquable, dans ces conditions, est que Wittgenstein ait été
capable d’éprouver une admiration aussi considérable à la fois pour lui et
pour Kierkegaard. Mais peut-être pensait-il que, alors que Keller était
Grand article
simplement, comme il l’a dit, un homme d’une religiosité profonde, Kier-
kegaard, lui, était un homme véritablement religieux et qui se situait, du
point de vue religieux, à un niveau si élevé que peu de gens sont capables
de l’y rejoindre.
Keller fait dire à Henri de son Dieu qu’il est aussi tranquille et silencieux
qu’une petite souris3 et qu’il fait preuve à l’égard du monde d’une généro-
sité, d’une modestie et d’une discrétion que nous devrions nous efforcer de
payer, autant que possible, de retour. Dieu ne se mêle pas des affaires du
monde et évite de se faire remarquer. En contrepartie, nous devrions,
autant que faire se peut, éviter de nous mêler des affaires de Dieu et plus
encore de le mêler à nos affaires. C’est l’erreur que commettait encore le

1. Bernd Breitenbruch, Gottfried Keller in Sebstzeugnissen und Bilddokumenten, Reinbek bei


Hamburg, Rowohlt Verlag, 1968, p. 48.
2. Ibid., p. 49.
3. Henri le Vert, t. 2, op. cit., p. 12.
jeune Henri quand il croyait possible de demander à Dieu qu’il s’occupe
spécialement de lui et de ses difficultés : « Dans toute situation mauvaise,
j’invoquais Dieu, et priais dans mon for interne en quelques mots bien
agencés, quand la crise commençait à mûrir, pour obtenir une décision
favorable et être sauvé du danger, et je dois avouer à ma honte que je récla-
mais toujours ou bien ce qui n’était pas possible ou bien ce qui n’était pas
juste. »1 Mais c’est une attitude que Jukundus, le héros de Das verlorene
Lachen, a réussi pour sa part à dépasser complètement. « Si l’éternel et l’in-
fini, observe-t-il, se tient toujours aussi tranquille et se cache, pourquoi ne
devrions-nous pas, nous aussi, pouvoir nous tenir pendant un temps pour
tout à fait satisfaits et dans une tranquillité paisible ? »2
Le silence et la tranquillité ainsi gagnés ne représentent pas la mort,
mais au contraire, justement, la vie. « Je crois, dit Jukundus, que, dans les
faits, j’ai sans doute quelque chose comme une crainte de Dieu, dans la
mesure où face au destin et à la vie je suis incapable de manifester une
effronterie quelconque. Je ne crois pas pouvoir exiger que les choses aillent
partout et comme si cela allait de soi bien, mais je crains qu’elles puissent
se dérouler de temps à autre mal, et j’espère que dans ce cas elles tourne-
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ront malgré tout au mieux. [...] En vérité, les zélateurs de la foi et les fana-
tiques les plus énergiques n’ont habituellement aucune crainte de Dieu, 139
sans quoi ils ne vivraient et n’agiraient pas comme ils le font réellement »3.
Ces passages sont tirés de deux œuvres que Wittgenstein connaissait et
Santé et maladie
auxquelles il se réfère explicitement. Il faut, me semble-t-il, leur accorder dans la philosophie
une attention spéciale si l’on veut comprendre, pour autant que ce soit et dans la vie
réellement possible, ce qu’il en est exactement de son Dieu à lui. Comme Jacques Bouveresse
on le verra dans un instant, la conception de Jukundus est en fait à peu
près exactement celle à laquelle il semble avoir essayé plus ou moins
d’arriver.
Il y a un point décisif sur lequel il est entièrement d’accord avec Keller.
C’est le peu de considération que mérite ce que l’on peut appeler la
« théorie de la foi ». « J’aurais honte, explique Henri le Vert, si j’en arrivais
jamais à mépriser ou à tourner en dérision quelqu’un à cause de sa foi ou à
ne pas éprouver du respect pour l’objet de celle-ci, si le croyant y trouve sa
1. Ibid., t. 1, p. 26.
2. Gottfried Keller, « Das verlorene Lachen », in Die Leute von Seldwyla, Vollständige Ausgabe
der Novellensammlung, mit einem Nachwort von Gerhard Kaiser, Frankfurt am Main, Insel
Verlag, 1987, p. 621.
3. Ibid., p. 555-556.
consolation ; mais la postulation nue et violente de la foi, pour ainsi dire
la théorie de la foi elle-même, est une chose si déplaisante pour moi que,
pendant que je parcours du regard ces gribouillages intimes que j’ai
commis, je sens mon cœur à travers la longue manifestation contre la reli-
gion presque aussi couvert de poussière, sec et désagréable que si j’étais un
théologien respectable et avais polémiqué pour la foi, et je dois me hâter de
quitter ce terrain débilitant pour en arriver à nouveau aux figures de la vie
réelle simple »1. Dans la comparaison entre le tailleur et le menuisier, qui
sont l’un et l’autre des athées déclarés, le premier dans le genre bavard,
agressif et, d’une façon qui n’a évidemment rien d’accidentel, aussi arro-
gant et méprisant envers les Juifs que peut l’être un chrétien, le deuxième,
dans le genre silencieux, indifférent, aimable et tolérant, c’est évidemment
le deuxième qui, aux yeux de Keller, se comporte réellement comme un
homme supérieur : « [Le tailleur] n’avait pas beaucoup d’intelligence ni de
piété à l’égard de rien, pas même de la nature, et il semblait éprouver
seulement un besoin personnel de nier l’existence de Dieu ou de la
souhaiter écartée, alors que le menuisier ne s’en tracassait pas beaucoup,
mais, en revanche, avait, durant ses années de pèlerinage, observé le
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monde avec attention, continuait à s’instruire, et savait parler avec amour
140 de toute sorte de choses remarquables, quand il se dégelait. »2
S’il est vrai qu’ « on peut croire à ceci et être un homme de bien ; on
peut n’y pas croire et l’être tout de même »3, il est compréhensible
Grand article
qu’Henri finisse par ressentir presque comme une forme de vulgarité
pénible, y compris dans son propre cas, toute forme de croyance et égale-
ment d’incroyance susceptible de prendre une forme militante et a fortiori
polémique. À la fin de Das verlorene Lachen, Jukundus, invité par Justine à
prêcher, comme l’ont fait certains saints, aux pierres ou aux poissons les
principes de sa propre religion silencieuse et sans Église, lui répond, en
riant : « Non, l’Église, c’est terminé ! Entends-tu le signe ? » Le signe en
question est le fait éminemment symbolique qu’au même moment « réel-
lement dans le lointain çà et là les cloches annonçaient la fin du service
divin »4. C’est un aspect de la nouvelle qui a dû intéresser particulièrement
Wittgenstein. Il pensait, semble-t-il, que la religion de l’avenir serait juste-
1. Gottfried Keller, Der grüne Heinrich, op. cit., p. 380.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, t. 1, op. cit., p. 48.
3. « Wer an eine Sache glaubt, kann ein guter Mann sein, wer nicht, ein ebenso guter » (ibid.,
p. 264).
4. Ibid., p. 622.
ment une religion essentiellement personnelle, sans dogmes, sans prêtres et
sans confessions ; mais on peut penser qu’il faisait preuve sur ce point
d’un optimisme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas
habituel chez lui.

IV

Charles Taylor dit, dans son livre sur William James, que celui-ci « se
range du côté de la religion du cœur plutôt que du côté de la religion de la
tête »1. C’est une tendance que Wittgenstein partage clairement avec lui,
tout comme il partage, au moins jusqu’à un certain point, sa tendance à
exclure la théologie et la théorisation en général du centre de la vie reli-
gieuse. C’est aussi, comme on a pu s’en rendre compte, la tendance géné-
rale de Keller. C’est une façon de voir les choses qui, comme le constate
Taylor, n’est pas facile à admettre pour les croyants, et encore moins pour
les représentants de l’autorité religieuse : « Une telle position est particu-
lièrement difficile à accepter pour la chrétienté. Non pas qu’il n’y ait pas
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eu fréquemment de sur-théologisation, dans le sens d’excessives arguties,
au point même de diviser les Églises sur ces questions, là où une plus 141
grande intelligence de ce qui est essentiel (où moins d’orgueil et plus de
charité se serait manifesté) aurait pu éviter les schismes. Mais la dévotion,
Santé et maladie
la pratique religieuse et (s’il en est) les rites sacramentels requièrent une dans la philosophie
conception minimale de ce que cela suppose : certaines prémisses sont et dans la vie
inévitables – concernant Dieu, la Création, le Christ, etc. De même que la Jacques Bouveresse
vie ne peut être séparée de son expression collective, de même ne peut-elle
être isolée d’une formulation explicite minimale. La foi, l’espérance ne
peuvent être qu’en quelque chose » (op. cit., p. 29-30). Autrement dit, une
religion ne peut pas, semble-t-il, comporter uniquement des directives
pratiques et se dispenser complètement de contenir des assertions théo-
riques ou quasi théoriques explicites ayant trait à ce que les choses sont
(ou seront un jour) réellement.
En 1950, une année avant sa mort, Wittgenstein a écrit, à propos de la
religion : « À proprement parler, j’aimerais dire qu’ici ce qui compte n’est
pas les mots que l’on prononce, ou ce qu’on pense ce faisant, mais la diffé-

1. Charles Taylor, La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui. William James revisité,


traduit de l’anglais par Jean-Antonin Billard, Montréal, Éditions Bellarmin, 2003, p. 23.
rence qu’ils font à différents endroits dans la vie. Comment sais-je que deux
hommes veulent dire la même chose quand chacun des deux dit qu’il croit
en Dieu ? Et on peut dire exactement la même chose à propos de la Trinité.
La théologie, qui insiste sur l’usage de certains mots et en bannit d’autres, ne
rend aucune chose plus claire (Karl Barth). Elle gesticule pour ainsi dire
avec des mots parce qu’elle veut dire quelque chose et ne sait pas comment
l’exprimer. La pratique donne aux mots leur sens »1. L’idée que la chose
importante est la différence que font les mots à différents endroits de la vie
rappelle évidemment d’assez près le point de vue de James sur la méthode à
utiliser pour l’analyse de la signification des énoncés de la religion.
C’est également dans ce sens que peut donner l’impression d’aller une
remarque comme la suivante : « Le christianisme n’est pas une doctrine
(Lehre), je veux dire, n’est pas une théorie (Theorie) concernant ce qu’il est
advenu et adviendra de l’âme de l’homme, mais une description d’un
processus effectif dans la vie de l’homme. Car la connaissance du péché est
un processus effectif et le désespoir de même et le salut par la foi de même.
Ceux qui parlent de cela (comme Bunyan) décrivent seulement ce qui leur
est arrivé, quoi que l’on puisse vouloir dire là-dessus »2. Autrement dit, ce
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qui compte est la description de choses qui se sont réellement produites
142 dans la vie des intéressés, et non le commentaire explicatif ou l’interpréta-
tion théorique que l’on peut avoir envie d’y ajouter, y compris, bien
entendu, ceux qu’ils sont enclins à proposer eux-mêmes. Il serait absurde
Grand article
de contester la description elle-même et de soutenir que rien de ce à quoi
elle renvoie ne s’est réellement passé ; mais il n’en va pas de même de l’in-
terprétation concomitante, qui n’est pas à l’abri de la critique et que rien
n’oblige à accepter dans tous les cas. Le dernier mot, sur le deuxième
point, n’appartient pas nécessairement au croyant. Dans ce que dit
Bunyan, par exemple, il y a à la fois un élément qui n’est pas contestable
du point de vue philosophique et un autre qui, même pour une philo-
sophie qui, comme celle de Wittgenstein, se propose de « laisser toutes
choses en l’état », l’est tout à fait.
Wittgenstein revient constamment sur le fait que les problèmes reli-
gieux doivent avoir et conserver une relation clairement déterminable avec
la vie réelle :
1. Vermischte Bemerkungen. Eine Auswahl aus dem Nachlass, herausgegeben von Georg Henrik
von Wright unter Mitarbeit von Heikki Nyman, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1977,
p. 161.
2. Ibid., p. 59.
« Une question religieuse est seulement ou bien une question de vie (Lebensfrage)
ou bien un bavardage (vide). Ce jeu de langage, pourrait-on dire, ne se joue
qu’avec des questions de vie. Tout à fait de la même manière que l’expression
“Aïe – ça fait mal” n’a pas de signification – si ce n’est comme cri de douleur.
« Je veux dire. Si une béatitude éternelle ne signifie pas quelque chose pour ma
vie, ma manière de vivre, alors je n’ai pas à me casser la tête sur elle, si je peux
penser là-dessus avec raison, alors ce que je pense doit être dans une relation
exacte avec ma vie, sans cela ce que je pense est du flan, ou ma vie est en
danger. »1
« Si on se pose la question “Qu’est-ce qu’un apôtre ?”, ce n’est pas non plus
dans le fait de tenir un discours d’une certaine sorte, mais uniquement dans une
certaine façon de vivre, que l’on peut espérer trouver la réponse adéquate :
« Être un apôtre est une vie. Cela s’exprime sans doute en partie dans ce qu’il
dit, non pas, toutefois, dans le fait que c’est vrai, mais dans le fait qu’il le dit.
Souffrir pour l’idée est ce qui fait de lui ce qu’il est, mais ici aussi il est vrai que le
sens de la phrase “Celui-ci est un apôtre” est son mode de vérification. Décrire un
apôtre veut dire décrire une vie. L’impression que cette description fait sur d’au-
tres, on doit s’en remettre à eux pour cela. Croire en un apôtre veut dire se
comporter – se comporter activement – de telle ou telle façon à son égard. [...]
« À propos de Kierkegaard : je te présente une vie et à présent vois comment tu
te comportes par rapport à cela, si cela t’excite (si tu éprouves le besoin) de vivre
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aussi de cette façon, ou quel autre rapport tu acquiers à cela. Je voudrais pour
ainsi dire, par cette présentation, ameublir ta vie (dein Leben auflockern). »2 143

Or il ne faut surtout pas perdre de vue que, même dans les cas appa-
Santé et maladie
remment les plus défavorables, la relation précise dans laquelle elles sont dans la philosophie
susceptibles d’entrer avec la vie est justement en mesure de soustraire les et dans la vie
propositions de la religion au soupçon de n’être rien de plus que des Jacques Bouveresse
absurdités ou des non-sens. Elles acquièrent d’une certaine manière en
profondeur, dans l’emprise pratique qu’elles exercent sur la vie, la signifi-
cation dont elles semblent dépourvues en surface :
« Une proposition peut sembler absurde et l’absurdité de sa surface être engloutie
par la profondeur qui pour ainsi dire est derrière elle. On peut appliquer cela à
l’idée de la résurrection des morts et d’autres qui lui sont rattachées. Mais ce qui lui
donne de la profondeur est l’application, la vie que mène celui qui croit à elle. »3
On a parfois supposé que, quand Wittgenstein dit que c’est la pratique
qui donne aux mots leur sens, il veut dire que les énoncés de la religion

1. MS 183, p. 203.
2. Ibid., p. 73-74.
3. Ibid., p. 147.
n’ont de signification que pratique et ne tirent leur sens que des diffé-
rences qu’ils font quant à la pratique. Je pense que c’est une erreur, mais je
ne veux pas m’attarder sur ce point. Je voudrais revenir plutôt sur ce qu’il
a pu trouver spécialement parlant et séduisant dans l’idée que Jukundus se
fait de la religion, tout en se demandant, du reste, si c’est bien encore de
quelque chose comme une croyance en Dieu et une crainte de Dieu qu’il
faut parler. Comme je l’ai dit, Jukundus en arrive à la conclusion que
nous devrions en quelque sorte nous efforcer de laisser Dieu à peu près
aussi tranquille qu’il nous laisse lui-même tranquilles et ne pas nous
imaginer qu’il a des obligations à notre égard. Or, de toute évidence,
Wittgenstein a été à certains moments particulièrement préoccupé par son
incapacité d’observer réellement ce principe et par ce qui du même coup,
dans son propre rapport au divin et à la religion, risquait de s’apparenter,
en réalité, davantage à une forme de superstition.
De retour à Skjolden à la fin du mois de janvier 1937, dans la solitude,
l’obscurité et le froid de l’hiver norvégien, et dans une période de crise
profonde au cours de laquelle il s’efforce de lire des textes comme le
Nouveau Testament (autour duquel il tourne, dit-il, un peu comme un
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insecte autour de la lumière) et les Épîtres de saint Paul (qui suscite, chez
144 lui, des résistances qu’il cherche à tirer au clair), il s’interroge de façon
presque obsessionnelle sur son besoin profond de croire combiné avec le
sentiment douloureux de l’impossibilité d’y parvenir :
Grand article
« Une croyance en une rédemption par la mort du Christ, je ne l’ai pas ; ou du
moins pas encore. Je ne sens pas non plus quelque chose comme le fait d’être sur
le chemin d’une croyance de cette sorte, mais je considère comme possible que je
comprenne ici un jour quelque chose à quoi je ne comprends rien actuellement,
qui ne me dit rien en ce moment, et que j’aurai alors une croyance que je n’ai pas
à présent. Je crois que je ne dois pas être superstitieux, c’est-à-dire que je ne dois
pas faire de la magie pour moi avec des mots que par hasard je lis, m’échauffer en
parlant au point d’arriver à une espèce de croyance, de déraison (Unvernunft). Je
ne dois pas salir ma raison. (Mais la folie ne salit pas la raison. Même si elle n’en
est pas la gardienne.) »1

Dans un autre passage significatif, Wittgenstein souligne l’incapacité


du texte religieux à susciter par lui-même la croyance, les conditions
supplémentaires qui doivent être réalisées pour qu’il produise sur le
lecteur l’effet cherché, la nature des obstacles qui, dans son propre cas,

1. MS 183, p. 194.
semblent barrer, de façon provisoire ou définitive, l’accès à la croyance et
la part de responsabilité personnelle qui intervient dans le refus de croire :
« Dans la Bible je n’ai rien qu’un livre devant moi. Mais pourquoi dis-je “rien
qu’un livre” ? J’ai un livre devant moi, un document, qui, s’il reste tout seul, ne
peut pas avoir plus de valeur que n’importe quel autre document. »1

De nombreux témoignages dont on dispose à propos de Wittgenstein


suggèrent qu’il a eu une tendance assez caractéristique à appréhender la
mort, y compris, du reste, quand son heure est arrivée, la sienne, d’une
façon qui a une certaine similitude avec celle que le héros, dans Henri le
Vert, lors de l’enterrement de sa cousine Anna, qualifie d’ « objective »2 et
qui pourrait facilement être assimilée à une manifestation d’insensibilité et
de froideur. Il n’y a cependant pas de raison de croire que la consolation
que l’on peut éprouver en assistant aux funérailles d’une personne aimée
et qui permet de vivre l’événement avec sérénité ne peut reposer que sur la
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croyance à une forme quelconque de vie après la mort. Pas plus pour
Wittgenstein que pour Henri, la réconciliation avec la mort, et du même 145
coup avec la vie, ne s’effectue de cette façon. On peut remarquer à ce
propos que l’on commettrait sûrement une erreur aussi sérieuse que dans Santé et maladie
le cas de l’auteur de Henri le Vert si, notamment en raison de son pessi- dans la philosophie
misme profond, de l’austérité parfois extrême de son mode de vie, de son et dans la vie
perfectionnisme presque obsessionnel, de son rigorisme moral apparent, Jacques Bouveresse
de la sévérité impitoyable dont il faisait preuve en tout cas, en matière
morale, à l’égard de lui-même et du sentiment de culpabilité et d’indignité
radicales qu’il semble avoir éprouvé presque constamment, on se représen-
tait Wittgenstein lui-même comme une sorte de prédicateur de carême.
C’est un modèle auquel il ressemble en réalité aussi peu que l’auteur
d’Henri le Vert, pour des raisons qui concordent, dans l’ensemble, assez
bien avec ce qu’écrit W. G. Sebald3 à propos de la « religion » (si l’on veut

1. Ibid., p. 148.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, op. cit., troisième partie, chapitre VII, « La mort et l’enterre-
ment d’Anna », t. 2, p. 67.
3. Voir W. G. Sebald, « La mort s’en vient, le temps s’en va. À propos de Gottfried Keller », in
Séjours à la campagne, suivi de Au royaume des ombres, par Jean Peter Tripp, traduit de l’allemand
par Patrick Charbonneau, Paris, Actes Sud, 2005, p. 109-111.
bien accepter ce terme) de Keller et qui expliquent sans doute largement
pourquoi il se sentait à ce point attiré par l’œuvre de celui-ci.
Comme dans le cas de Keller, on pourrait parler, à propos de Wittgen-
stein, d’une relation à la nature et aux phénomènes naturels qui est faite
de soumission et de respect, et qui s’apparente à une forme de
Weltfrömmigkeit, de piété naturelle – une relation qui est presque aux
antipodes du rapport de domination et de maîtrise que la science
moderne, dont l’esprit lui semble complètement différent du sien et de
celui de sa philosophie, cherche à établir avec la réalité. La piété naturelle,
au sens dont il est question ici, implique la préservation d’une capacité
d’étonnement devant les phénomènes de la nature, aussi bien les plus
ordinaires que les plus exceptionnels, que l’esprit dans lequel la science est
pratiquée aujourd’hui – et non les explications qu’elle fournit, qui n’ont
pas, sur ce point, le genre de pouvoir qu’on leur prête généralement –
tend à annihiler.
Tout comme Keller, Wittgenstein ne déteste, par ailleurs, rien tant que
la tutelle que la religion peut chercher à exercer sur les âmes, en jouant
notamment sur des sentiments aussi peu religieux que la crainte du châti-
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ment et l’espoir de la récompense, éventuellement dans cette vie-ci, mais
146 avant tout dans une autre. Et il ne croit pas non plus, pour sa part, que la
réconciliation avec la mort puisse s’effectuer ailleurs que dans la vie
présente et que le problème de la vie, s’il est résoluble, puisse trouver sa
Grand article
solution ailleurs qu’ici-bas. Une vie après la mort qui n’a pas de fin ne
pourrait signifier que la prolongation indéfinie de l’énigme de la vie, et
certainement pas sa résolution. C’est ce qui était déjà expliqué tout à fait
clairement dans le Tractatus : « L’immortalité temporelle de l’âme de
l’homme, autrement dit, par conséquent, le fait qu’elle continue à vivre
éternellement même après la mort, n’est non seulement en aucune façon
garantie, mais avant tout cette supposition ne donne pas ce que l’on a
toujours voulu obtenir avec elle. Une énigme est-elle donc résolue par le
fait que je continue à vivre éternellement ? Cette vie éternelle n’est-elle
donc pas alors tout aussi énigmatique que la vie présente ? La solution de
l’énigme de la vie dans l’espace et le temps réside en dehors de l’espace et
du temps »1. Puisque « les faits appartiennent tous uniquement au
problème (Aufgabe), et non à la solution »2, et que le déroulement de la vie

1. Tractacus, 6 . 4312.
2. Ibid., 6 . 4321.
future ne pourrait être constitué, à son tour, que de « faits » d’une certaine
sorte, elle ne peut évidemment pas constituer une réponse qui ne serait
pas déjà accessible aussi bien dans cette vie-ci.
De toute évidence, ce qui a attiré Wittgenstein vers la religion a
toujours été complètement indépendant des promesses qu’elle comporte
et des assurances qu’elle peut donner à propos de l’au-delà. Même à la
veille de sa mort, il n’a pas changé d’attitude sur ce point et il donne l’im-
pression de n’avoir pas été plus préoccupé ni même intéressé par le
problème de la survie qu’il ne pouvait l’être au début. Si l’on s’en tient à
ce qui est dit dans le Tractatus, on considérera que la seule possibilité de
vivre éternellement est celle qui consiste à vivre dans le présent1. Wittgen-
stein s’est également posé une question du même genre à propos de ce
qui est susceptible de constituer l’éternité de la récompense et du châti-
ment annoncés. Et sa réponse est qu’il n’est peut-être pas moins trompeur
de se la représenter sous la forme d’une durée temporelle infinie :
« On s’imagine l’éternité (de la récompense ou de la punition) habituellement
comme une durée temporelle sans fin. Mais on pourrait se l’imaginer tout aussi
bien comme un instant. Car en un instant on peut éprouver toutes les terreurs et
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toute félicité. Si tu veux t’imaginer l’enfer, alors tu n’as pas besoin de songer à des
tourments qui ne finissent jamais. Je dirais plutôt : sais-tu de quelle épouvante 147
indicible un homme est capable ? Songe à cela et tu sais ce qu’est l’enfer, bien
qu’il ne s’agisse pas du tout là de durée.
« Et de plus, celui qui sait de quelle épouvante il est capable, celui-là sait que Santé et maladie
cela n’est toujours rien comparé à quelque chose d’encore bien plus terrifiant, qui, dans la philosophie
tant que nous pouvons être distraits par des choses extérieures, est pour ainsi dire et dans la vie
encore caché. (Le dernier discours de Méphisto dans le Faust de Lenau.) L’abîme Jacques Bouveresse
du désespoir ne peut pas se montrer dans la vie. Nous ne pouvons le pénétrer du
regard que jusqu’à une certaine profondeur, car, “là où il y a de la vie, il y a de
l’espoir”. Dans Peer Gynt il est dit : “On paie trop cher son petit peu de vie avec
une telle heure de tremblement qui vous anéantit.” Quand on a mal, on dit, par
exemple : “À présent, ces douleurs durent déjà depuis trois heures, quand
cesseront-elles donc enfin ?”, mais dans le désespoir on ne pense pas : “Ça dure
déjà depuis si longtemps !”, car là le temps ne passe en un certain sens pas du
tout. »2

Pourrait-on aller jusqu’à parler, à propos de l’attitude de Wittgenstein


sur ce genre de question, de la conviction d’une sorte d’autosuffisance du

1. Ibid., 6 . 4311.
2. MS 183, p. 170-171.
monde terrestre et de la vie présente, que, pour reprendre l’expression de
Sebald, aucune transcendance n’a besoin de venir troubler ? Cela semble à
première vue difficile, tellement la référence à quelque chose qui est appa-
remment d’une autre nature et qu’il appelle das Höhere (le Supérieur) est
constante et importante chez lui. Mais, en même temps, si l’on se fie à ce
que disait déjà le Tractatus : « Comment le monde est, est complètement
indifférent pour le Supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le monde. »1 Et
exiger ou seulement désirer qu’il manifeste, de façon quelconque, sa
présence dans le monde, avec l’espoir de voir celui-ci devenir meilleur ou
plus vivable, serait finalement une attitude plus proche de la superstition
que de la religion proprement dite.
Sebald dit, à propos d’un passage qu’il cite d’Henri le Vert : « Ce qui
frappe dans cet extrait, c’est que la prose de Keller, inconditionnellement
attachée à rendre le vivant, atteint précisément ses sommets les plus prodi-
gieux là où elle côtoie les marges de l’éternité. Celui qui en suit pas à pas,
au fil des phrases, le beau parcours frissonne en prenant conscience des
abîmes tout proches, il songe à cette lumière du jour qui parfois disparaît
avant que ne montent les ténèbres encore lointaines et souvent s’éteint
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 156.0.214.10)

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presque lorsqu’elle est effleurée par le souffle de la mort. »2 Il n’est peut-
148 être pas tout à fait incongru de suggérer que la prose philosophique de
Wittgenstein, inconditionnellement attachée à rendre le vivant et le
concret (en particulier, le vivant et le concret du langage) et hantée par la
Grand article
recherche d’une clarté durable que les ténèbres environnantes ne mena-
cent pas à chaque instant d’engloutir à nouveau, côtoie elle aussi par
moments, d’une certaine façon, les marges de l’éternité. Mais, contraire-
ment à beaucoup d’autres philosophes, qui ont fait de celles-ci leur objet,
il n’a jamais voulu faire plus, dans sa philosophie, que de les côtoyer,
d’une façon qui reste la plupart du temps implicite ; et il s’est interdit déli-
bérément d’essayer d’explorer les abîmes dont son œuvre nous fait sentir
par moments la présence toute proche.

1. Tractatus, 6.432.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, op. cit., p. 107.

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