UN MODÈLE TRIDIMENSIONNEL D'ENGAGEMENT ORGANISATIONNEL

POUR APPRÉHENDER LA FIDÉLITÉ AU CHU DES ANESTHÉSISTES ?

Pierre Baret, Emmanuel Renaud

EMS Editions | « Question(s) de management »

2014/1 n° 5 | pages 33 à 45
ISSN 2262-7030
DOI 10.3917/qdm.141.0033
Article disponible en ligne à l'adresse :
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 Un modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel
pour appréhender la fidélité au CHU des anesthésistes ?
Organizational commitment of anesthesiologists at public hospital:
a three-dimensional approach
Résumé n
Notre recherche vise à comprendre dans quelle mesure le
modèle tri-dimensionnel de l’engagement organisationnel
permet d’appréhender les motivations des médecins
anesthésistes-réanimateurs (MAR), a priori destinés à une
carrière dans le public, à rester ou à quitter les CHU. L’enjeu
managérial est, in fine, de pouvoir élaborer une politique RH
de fidélisation permettant de contenir le risque de pénurie
annoncé de MAR et ses conséquences désastreuses pour
le bon fonctionnement des CHU. Cette recherche qualitative
s’appuie sur un important échantillon de MAR en CHU ou
l’ayant quitté après avoir projeté d’y faire carrière. Il apparaît
que les dimensions calculées et normatives joue un rôle
prépondérant par rapport au lien psychologique, dans un
contexte fortement impacté par l’alourdissement des tâches
administratives et la financiarisation des CHU.
n Mots-clefs : modèle tridimensionnel d’engagement
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organisationnel, fidélité, médecins anesthésistes-
réanimateurs, hôpital public.
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Pierre BARET & Emmanuel RENAUD
n Summary
The authors conducted a qualitative analysis among
anesthetists both at the Public Hospital and the private clinic
of Poitiers in order to understand why they stay or leave,
according to the Three-Component model of commitment.
The demography of anesthesiology shows a coming shortage
in France, with many consequences. Anesthetists can easily
leave their position and quit the public hospital without high-
sacrifice (hi-sac). This fact is interesting in order to measure
commitment because anesthesiologists are not obliged to stay
because of the lack of alternatives. Considering these facts,
commitment was measured in semi-directive interviews.
Dissatisfaction was high at the public hospital, and normative
and continuance commitments tend to be the main bounds at
work, for anesthesiologists of the « public sector ». These first
results can help implementing a new human ressources policy
at the public hospital in order to keep anesthesiologists.
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n Keywords : continuance commitment, normative
commitment, three-component model of commitment,
public health system, public French hospital,
anesthesiology, anesthesiologists, anesthesiology
shortage, health management.
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 Un modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel pour appréhender la fidélité au CHU des anesthésistes ?
Introduction
En France, du fait du numerus clausus, la dé-
mographie des médecins anesthésistes-réa-
nimateurs (MAR) se caractérise par un vieillis-
sement très marqué et une sur-représentation
des plus de 50 ans. Malgré une augmentation
des effectifs de 2,1% par an en 2005, de nom-
breux départs à la retraite risquent de mener
à une pénurie d’ici à la fin de la décennie : en
2009, 63% des anesthésistes avaient plus de
50 ans. « D’ici 2020, 5139 MAR âgés de 50 à
64 ans auront quitté la profession, soit plus de
la moitié (52,3%) du corps professionnel de
2005. » (Pontone et al., 2007).
L’Etat a pris conscience du problème depuis la
fin des années 1990, mais « pour l’anesthésie
réanimation, les quotas sont restés inférieurs
aux besoins estimés jusqu’en 2009. Ceci ex-
plique pourquoi les dernières projections pu-
bliées en 2009 par la DREES font encore état
d’une baisse de 18% des effectifs médicaux
en anesthésie réanimation à l’horizon 2020. »
(Pontone et Brouard, 2012a). L’effectif global
des MAR passerait de 10 101 en 2006 à 9 602
en 2030 selon le rapport du Centre National de
Gestion. La pénurie de MAR risque d’être d’au-
tant plus forte que la demande de soins, combi-
née à l’accroissement et au vieillissement de la
population française, est en augmentation.
Des mesures palliatives ont été mises en
œuvre : recours à des MAR diplômés de l’Union
Européenne (dont des médecins de nationalité
française n’ayant pas obtenu leur première an-
née en France et ayant poursuivi leurs études
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en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Rou-
manie) et hors Europe, possibilité de retarder
l’âge du départ en retraite pour les MAR exer-
çant dans les hôpitaux publics. Selon Pontone
et Brouard (2012b) « Cette régulation combi-
née à une immigration de médecins diplômés
hors du cursus universitaire français, devenue
non négligeable depuis 2000, a évité la baisse
des effectifs en 2010. L’augmentation impor-
tante des flux de formation demandée depuis
1991, réitérée notamment en 1999 lors des
Assises Hospitalo-Universitaires consacrées à
la démographie médicale, mais obtenue que
très récemment ne semble pas permettre à
elle seule d’enrayer la baisse de densité médi-
cale en 2020. » Ainsi, dans tous les cas, et en
attendant les retombées de la politique d’aug-
mentation des places disponibles pour les MAR
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au concours de l’internat -prévues pour 2030-
le risque de pénurie est fort avec des consé-
quences importantes pour les hôpitaux.
Ces données contextuelles étant posées, il
importe donc, pour les CHU de comprendre
comment ils peuvent fidéliser leurs MAR afin
de réduire le risque de pénurie. Il s’agit d’éviter
de les voir partir vers des cliniques privées, des
CHR (Centres Hospitaliers Régionaux), voire
l’intérim. Cela implique de comprendre les rai-
sons de leur engagement dans les CHU. Pour
ce faire, nous allons mobiliser un modèle tri-di-
mensionnel issu des théories de l’engagement
organisationnel. Notre problématique sera donc
de comprendre dans quelle mesure ce modèle
tri-dimensionnel permet d’appréhender les
motivations des MAR -a priori destinés à une
carrière dans le public - à rester fidèles aux CHU
ou à les quitter.
Pour ce faire, dans un premier temps, nous
montrons comment se constitue le modèle
tri-dimensionnel à partir des conceptions de
l’engagement organisationnel : émergence
progressive des différentes dimensions expli-
catives de la fidélité des individus dans la lit-
térature, leurs implications managériales, puis
les caractéristiques du modèle tri-dimensionnel
en tant que tel. Dans un second temps, après
avoir présenté la méthodologie utilisée et les
caractéristiques de l’échantillon retenu, nous
allons examiner les raisons de la fidélité des
MAR au prisme des dimensions calculées, nor-
matives et affectives qui composent le modèle
tri-dimensionnel. Dans un troisième temps,
nous ferons ressortir les limites explicatives de
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ce modèle qui se heurte à un double paradoxe,
dans le cas particulier des MAR en CHU et dans
un contexte où ces derniers expriment un fort
ressentiment vis-à-vis d’un alourdissement de
leurs missions administratives et de la finan-
ciarisation du fonctionnement des CHU. Pour
conclure, nous ébaucherons deux perspectives
susceptibles de contribuer à dépasser ces li-
mites : le cadre théorique du modèle rationnel
général et, dans une perspective radicalement
différente, une analyse en termes d’institu-
tions.
L’intérêt managérial de cette recherche est clai-
rement de comprendre les raisons de l’engage-
ment organisationnel des MAR en CHU afin de
pouvoir élaborer une politique RH permettant
de les fidéliser et, par-là, contenir le risque de
pénurie annoncé et ses conséquences désas-
treuses pour le bon fonctionnement des CHU.
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1. Des théories de l’engagement
organisationnel au modèle tri-
dimensionnel
1.1. Emergence des différentes dimensions
de l’engagement organisationnel
Le concept d’engagement organisationnel (Orga-
nisational Commitment) vise à analyser la pro-
pension d’un employé à rester en place dans
la même organisation. Becker (1960) l’a défini
comme un comportement humain cohérent qui
se caractérise par un rejet des alternatives envi-
sageables sur une période relativement longue
et quantifiable.
L’analyse fondatrice de Becker fait reposer l’en-
gagement dans une organisation sur la notion de
« mises annexes » (sidebet). Ces dernières sont
multiples : logique familiale et sociale (les enfants
ont des amis à l’école, la famille est insérée dans
un réseau social d’amis, associatif, etc.) ; logique
de carrière (il faut faire preuve d’une certaine
constance envers une entreprise pour être cré-
dible et bâtir une carrière) ; logique économique
(construction ou achat d’un logement, travail du
conjoint) ; etc.
Becker fait donc émerger le fait que l’engage-
ment organisationnel des individus s’explique
par des « coûts perçus » (i.e. les mises annexes),
donc par un calcul rationnel. Ce faisant, il dépasse
les recherches antérieures qui faisaient reposer
la fidélité soit sur des valeurs individuelles, soit, à
l’opposé, sur la raréfaction, voire l’absence d’em-
plois alternatifs (contrainte environnementale).
L’analyse sociologique de Becker de la fidélité
comme logique d’actions et de contraintes a été
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enrichie par les psychologues. Selon ceux-ci, il
ne prendrait pas en compte les aspects affec-
tifs de l’engagement, ni comme une éventuelle
« cause », ni même comme son « expression ».
Ainsi, Buchanan (1974) considère que la fidélité
peut se transformer en construit affectif, voire
même en identification avec les valeurs et les
objectifs de l’organisation. Dans cette perspec-
tive, Mitchel et Holtom (2001) développent l’idée
de « fixation au travail ». Il ne s’agit pas non plus,
simplement, d’être fidèle à une organisation im-
personnelle - l’entreprise - mais à des systèmes
d’actions et à des personnes en place, tout au-
tant qu’à des idées, des normes ou des valeurs
qui renforcent les salariés dans l’idée de rester
en poste.
Pour les psychologues, l’engagement se définit
comme « un lien psychologique entre l’employé
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Pierre BARET & Emmanuel RENAUD
et son organisation dont l’existence avérée di-
minue la probabilité qu’un employé quitte cette
organisation » (Mayer et Allen, 1996). Mowday
et al. (1979) précisent que l’engagement est
la force relative de l’identification d’un individu
à une organisation, ainsi que sa participation à
celle-ci. Trois facteurs sont alors nécessaires :
- une forte croyance et une acceptation des buts
et valeurs de l’organisation ;
- une volonté d’exercer des efforts dans le sens
de l’organisation ;
- un fort désir de rester membre de l’organisa-
tion.
Dès lors, « l’engagement organisationnel repré-
sente quelque chose de moins passif que la
loyauté à l’organisation » (Mowday et al., 1979).
Pour la plupart de ces auteurs, ce lien psycho-
logique correspond à un sentiment du salarié
envers son organisation. Peretti (cité par Paillé,
2005) précise pourtant que le sentiment n’est
que le troisième élément d’une définition plus
complexe : le salarié doit justifier d’une ancien-
neté significative, montrer une faible propension
à rechercher et examiner les offres d’emplois
externes et enfin ressentir un sentiment d’ap-
partenance fort. L’engagement est alors conçu
comme une logique d’action. Cette logique d’ac-
tion s’applique parfaitement au terrain des MAR
et du CHU.
Toutefois, certains auteurs insistent sur la no-
tion d’identification (Porter, Steers, Mowday et
Boulian, 1974 ; Buchanan, 1974) qui se définit
comme une « norme subjective », permettant
aux acteurs de « rester dans l’organisation mal-
gré les alternatives potentielles existantes ».
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Quant à Wiener, (Wiener, 1982) il considère que
l’engagement est normatif. Ce sont les valeurs
de l’individu qui le maintiennent en poste. Dans
ce cas, il ne s’agit ni d’une stratégie de type
« coûts perçus », comme chez Becker, ni, en
tant que tel, d’un sentiment (qu’il soit à l’origine
de l’attachement ou qu’il vienne comme consé-
quence de la faiblesse des alternatives possibles
à l’emploi).
Au final, l’engagement organisationnel peut se
définir comme « la force relative de l’identifica-
tion d’un individu avec son organisation ainsi que
sa participation à celle-ci. » (Porter et Smith, cité
par Mowday, Steers et Porter, 1979).
1.2. Implications managériales
L’engagement organisationnel, conçu comme
lien psychologique, a fait l’objet de nom-
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 Un modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel pour appréhender la fidélité au CHU des anesthésistes ?
breuses recherches afin de comprendre com-
ment le maîtriser. Il s’agit, in fine, de donner
aux organisations des moyens de fidéliser
leurs membres, à des fins managériales,
même si d’autres préfèrent catégoriser le per-
sonnel à fidéliser en fonction des types de tur-
nover (Dalton et al., 1985).
Pour la plupart des auteurs cités, l’affectif
(i.e. le lien psychologique) est une dimension
moralement positive. Inversement, les coûts
perçus (i.e. les mises annexes) sont analysés
comme des éléments ne bénéficiant pas à l’or-
ganisation (Meyer et Paunonen, 1989). L’enga-
gement affectif est corrélé à la performance.
Dans le prolongement des travaux de Mowday
et al., (1982), plusieurs recherches visent à
établir les « bienfaits » de l’engagement affec-
tif, en fonction d’autres variables. Cette di-
mension sentimentale a alors clairement deux
facettes : l’attitude étudiée et l’utilité managé-
riale qui consiste en un renforcement du lien
psychologique à l’aide d’une politique de res-
sources humaines adéquate.
Inversement, l’engagement par coûts perçus
n’a quasiment que des défauts : sa dimension
utilitaire serait dénuée de toute incarnation
réelle et, plus précisément, de vertu. (Allen et
Smith, 1987 ; Meyer et Allen, 1986.). Somers
(1993) relativise cette vision et pense que
l’affectif vient après l’engagement par coûts
perçus, sans les opposer, contrairement aux
travaux antérieurs. Pour lui, la théorie de Bec-
ker est valide, mais il faut la préciser. Les fa-
meuses « mises annexes » qui « attachent »,
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d’une certaine manière, les acteurs à leur en-
treprise, est enrichie en précisant deux sous-
catégories :
- le   haut-sacrifice, symbolisé par le fait que les
individus renoncent à rechercher des alter-
natives pour s’investir pleinement dans leur
poste, du fait de ces mises annexes ;
- les faibles alternatives (faiblesse ou absence
d’alternatives à son emploi pour un individu)
ne représente pas une stratégie, mais bien
les contraintes du marché du travail.
C’est la raison pour laquelle Sommers (1993)
pense que l’affectif est renforcé quand les
alternatives sont faibles. Ce n’est donc plus
simplement une variable « causale », mais
aussi la résultante de « contraintes » environ-
nementales sur lesquelles la politique RH peut
difficilement peser.
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1.3. Le modèle tri-dimensionnel
d’engagement organisationnel
Les recherches sur l’engagement organisation-
nel font donc état de trois grands ressorts : affec-
tif (lien psychologique), utilitariste (coûts perçus)
et normatif (valeurs individuelles). Aujourd’hui,
la majorité des travaux s’accordent sur la « tri-
dimensionnalité » du concept (Paillé, 2005), sur
l’existence d’un panel causal tridimensionnel,
qui va du sentiment au calcul et à l’éthique indi-
viduelle (Wiener, 1982). De nombreux articles
ont tenté de présenter une synthèse (Allen et
Meyer, 1990, 1996 ; Meyer, Stanley et al., 2002 ;
Reichers, 1985 ; Wallace, 1997).
Ainsi, selon Allen et Meyer, (1996) : « Em-
ployees with strong affective commitment re-
main because they want to, those with strong
continuance commitment because they need
to, and those with strong normative commit-
ment because they feel they ought to do so. ».
Ici, les trois types d’engagement se développent
sur des bases distinctes, liées à l’expérience au
travail. L’engagement affectif est corrélé avec
des expériences positives et un confort psycho-
logique. L’engagement de coûts perçus se fait
en fonction de la reconnaissance des investisse-
ments du salarié dans l’entreprise, quant à l’en-
gagement normatif, il est fortement dépendant
des antécédents des individus et relativement
indépendant du contexte du travail. Ce dernier
point est important dans le cadre de notre en-
quête de terrain : une grande majorité des MAR
les plus anciens invoquent des causes morales
d’engagement, en particulier vis-à-vis du service
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public.
Pour Ritzer et Trice (1969), la variable affective
est antérieure à l’engagement de coûts perçus.
Somers (1993), défend l’idée contraire. Ce point
est d’autant plus intéressant que certains tra-
vaux montrent que l’affectif peut être le résul-
tat d’une stratégie de coûts perçus ou d’une
absence d’alternative. Ainsi McGee et Ford
(1987) comme Steers et Porter (1983) consi-
dèrent, contrairement à Allen et Meyer (1990,
1996), que l’engagement du fait de coûts perçus
est bel et bien corrélé avec l’engagement affec-
tif et peut renforcer le second : un acteur ayant
un emploi donné et n’en trouvant pas d’autre
lui convenant mieux peut tout à fait apprendre
à « aimer » son travail parce que, avec le temps,
il y aura noué suffisamment de liens affectifs, et
s’y sentira alors « engagé ».
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Pour ces auteurs, les trois échelles sont légi-
times dans la mesure de l’engagement au tra-
vail. Toutefois, cette distinction entre la multidi-
mensionnalité de l’engagement organisationnel
individuel (qui fait qu’un individu est engagé,
simultanément, pour trois causes différentes)
et la multidimensionnalité théorique du concept
(qui fait que certains individus sont engagés
affectivement, d’autres par leurs stratégies de
coûts perçus et d’autres, enfin, par leurs valeurs)
est problématique. Pourquoi ne pas envisager
qu’un seul individu subisse, à des niveaux dif-
férents, ces trois formes d’engagement organi-
sationnel ? Seul Reichers (1985) identifie, grâce
à la théorie des rôles, plusieurs types d’engage-
ments organisationnels pour un même employé,
qui participerait à des coalitions d’acteurs.
C’est la possible co-existence, chez un même
individu, des trois dimensions de l’engagement
organisationnel que nous souhaitons évaluer
et, le cas échéant, l’éventuelle prépondérance
d’une ou deux d’entre elles :
- la raison calculée, utilitariste (les coûts perçus
liés aux mises annexes) ;
- la raison affective, sentimentale (le lien psycho-
logique) ;
- la raison normative, axiologique (les valeurs
morales).
Les Médecins Anesthésistes Réanimateurs
(MAR) en CHU constituent un terrain particuliè-
rement intéressant pour deux raisons :
1°) - Il permet d’éliminer la contrainte environne-
mentale car il existe un très grand nombre
de postes vacants, y compris à proximité
de leur ancien lieu de travail. Ainsi, selon la
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terminologie de McGee et Ford (1987), co-
existent des “alternatives hautes” (de nom-
breuses opportunités dans le secteur privé
ainsi que dans les CHR -Centre Hospitalier
Régionaux-, les petits hôpitaux et l’intérim)
et un “sacrifice” relativement faible (un
coût de départ réduit).
2°) - Les MAR en CHU sont parfaitement infor-
més qu’ils peuvent accroître de façon très
sensible leur revenu dans le secteur privé
ainsi que dans les CHR et ont un accès très
facile à ces postes. La motivation purement
financière est donc exclue.
La fidélité des MAR au CHU résulte donc des
trois causes distinctes que nous avons, à partir
de la littérature existante, fait émerger : le calcul,
l’affectif et le normatif. L’objectif managérial de
cette recherche est bien de comprendre l’impor-
tance relative des raisons (calcul, affectif, norma-
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Pierre BARET & Emmanuel RENAUD
tif) qui motivent les MAR à rester engagés, donc
de jeter les bases d’une prévention du risque de
pénurie de ces individus clés.
2. Les raisons exprimées de la fidélité
au CHU des médecins anesthésistes-
réanimateur
2.1. M
 éthodologie et caractéristiques de
l’échantillon interrogé
Le périmètre des MAR a été volontairement
circonscris aux Praticiens Hospitaliers et aux
Chefs de Clinique dans le cadre organisationnel
du CHU de Poitiers. Les Praticiens Hospitaliers
(PH) sont des médecins ayant obtenu leur thèse
et terminé leur spécialisation en anesthésie-réa-
nimation et passé l’examen de PH. Après avoir
passé le concours de l’internat, ils ont choisi leur
spécialité et leur CHU en fonction de leur clas-
sement. C’est donc une population qui a fait le
choix volontaire de l’hôpital universitaire public,
avec ou sans clinicat. Pour cette raison, les in-
ternes ont été exclus de l’étude car leur engage-
ment n’est pas encore avéré (ils peuvent décider
de rester au CHU, partir vers d’autres structures
voire vers le privé).
Symétriquement, il était aussi intéressant de
comprendre les raisons de « ne pas rester » de
ceux qui, eux aussi, avaient à l’origine décidé
d’entamer une carrière dans le secteur public
mais l’ont quitté. Il fut ainsi possible de ques-
tionner six MAR de la Polyclinique de Poitiers.
Ceux-ci ont été choisis uniquement sur le fait
qu’à l’origine, c’est-à-dire à la fin de l’internat,
ils n’avaient pas du tout envisagé de quitter le
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secteur. Leur passage vers le privé a donc été le
fruit de décisions particulières, après un temps
de pratique à l’hôpital public, en tant que PH ou
chef de clinique. Ils nous permettent de relativi-
ser le point de vue des médecins hospitaliers,
et de mieux comprendre les éléments permet-
tant de prendre la décision de quitter le secteur
public pour le secteur privé, dans ce cas précis.
Pour mener cette enquête de terrain, nous avons
bénéficié du plein soutien du chef de service
anesthésie-réanimation du CHU de Poitiers. Ce
dernier est directement concerné par l’enjeu de
cette recherche qui vise à prévenir le risque de
pénurie de MAR en dessinant les bases d’une
politique RH adaptée (dans un contexte où les
chefs de services ne bénéficient d’aucune for-
mation RH). De fait, nous avons pu interroger
22 des 40 MAR du CHU de Poitiers ainsi que
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 Un modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel pour appréhender la fidélité au CHU des anesthésistes ?
les 6 MAR de la clinique privée « Polyclinique de
Poitiers » qui correspondent au profil décrit pré-
cédemment.
Nous avons donc mené, entre avril et mai 2013,
28 entretiens semi-directifs, avec des ques-
tions ouvertes visant à cerner, outre les raisons
du choix de la spécialité « anesthésie-réanima-
tion » :
- les raisons du choix de l’hôpital public ;
- les raisons du maintien au sein du CHU ;
- les raisons du départ lorsqu’il a été fait.
Par la suite un questionnaire en ligne de 30
questions a été administré auprès des 40 MAR
du CHU de Poitiers. L’objectif était de vérifier la
pertinence des trois types d’engagement orga-
nisationnel identifiés par la théorie. Les potenti-
alités de départ étaient aussi questionnées, tant
vers une structure privée que vers un autre éta-
blissement, dans le même département ou dans
la même région, ainsi que des éléments liés à la
motivation au travail. Les verbatim ont ensuite
été retranscrits par écrit et analysés manuelle-
ment.
2.2. Résultats
2.2.1. L
 a fidélité liée au calcul (les « mises
annexes »)
La théorie de l’engagement continu définie par
Becker permet de comprendre une partie des
logiques des MAR au sein de l’hôpital public.
Cette dimension est très représentée, à plu-
sieurs niveaux. Il faut rappeler que la définition
initiale de Becker consistait à « faire des liens
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entre des intérêts extérieurs et la constance
d’une activité » (1960). Il s’agit donc de mon-
trer que, si l’on reste en poste, c’est aussi parce
que l’on est engagé dans d’autres processus
externes au travail lui-même, à la fonction ou
au métier, et qu’il serait coûteux -dans tous les
sens du terme- d’y mettre fin via un départ. De
plus, il ne faut pas perdre de vue que ces mises
annexes prennent aussi un aspect typiquement
comparatif quand il s’agit de les mesurer face
aux conditions de travail dans le secteur privé,
lieu potentiel de départ. Elles sont alors renfor-
cées ou, au contraire, potentiellement perdues
dans le cas d’un départ.
Il est possible de distinguer plusieurs catégories
de mises annexes :
-internes au CHU, principalement liées aux
avantages de la fonction publique hospitalière ;
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- externes, essentiellement liées à l’environne-
ment de la ville de Poitiers et aux liens fami-
liaux.
Les facteurs internes :
La sécurité est l’un des premiers facteurs in-
ternes cités. Celle-ci comprend tant la sécurité
au travail, celle du patient grâce à l’équipe et aux
moyens techniques, que la sécurité juridique
elle-même, comparativement à celle du privé :
«  Si on fait quelque chose qui n’est pas l’habi-
tude de ce qui se fait dans le service, qui n’est
pas habituel, dans les protocoles ou dans les
recommandations, c’est ce qu’on appelle une
faute détachable du service et là la faute déta-
chable du service est assumée par l’assurance
et la responsabilité civile du médecin lui-même
mais sinon la plupart des actes qui peuvent en-
trainer des conséquences et bien c’est couvert
par la responsabilité administrative de l’hôpital.
Alors que dans le privé l’anesthésiste est direc-
tement mis en cause et parfois même pour des
choses qu’on a l’impression anodines. Cette
différence entre public et privé, c’est la sécurité
judiciaire. »
La sécurité est particulièrement citée lors de
l’enquête qualitative, même s’il s’agit parfois de
critiquer les lourdeurs qu’implique la bureaucra-
tie publique, ici, sécurité de l’emploi et sécurité
juridique vont de pair : « Le problème du public
c’est que ça a des avantages et des inconvé-
nients. Les avantages c’est la sécurité d’emploi,
vous êtes couverts quoi que vous fassiez. Il y a
des avantages en termes de protection mais il y
a des inconvénients qui sont la rigidité. »
© EMS Editions | Téléchargé le 30/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 160.120.141.223)
La sécurité juridique assurée par le CHU est aus-
si une absence de coût : l’assurance n’est pas
payée par l’anesthésiste lui-même, contraire-
ment au secteur privé, où les coûts sont élevés.
En ce sens, cette sécurité est une mise annexe
forte : « Il y a la sécurité en termes d’assurances,
quand on est à l’hôpital on est relativement bien
couverts. »
La sécurité des revenus dans le public est évo-
quée dans le cadre des congés maternité : « Les
filles je leur dis de rester à l’hôpital pendant
quelques années parce que c’est quand même
vachement plus confortable de faire des bébés
à l’hôpital que de faire des bébés à la polycli-
nique. Parce qu’il y a une couverture, parce que
les congés de maternité sont dignes de ce nom,
parce qu’on peut avoir une grossesse patholo-
gique et être arrêtée et ne pas être à la rue pour
© Éditions EMS
24/03/14 15:31

autant. Dans le privé quand on est arrêté on a
même plus de sous. ». Elle l’est aussi vis-à-vis
des accidents de la vie : « Si il y en a un qui est
malade, qui meurt et bien il n’y a pas de sécu-
rité ou un qui est en échec, en difficulté, le côté
fonction hospitalière salarié est confortable pour
les accidents de la vie. » La faible proportion de
femmes anesthésistes dans le secteur privé
peut sans doute partiellement s’expliquer par ce
facteur “raisonnable”. Il est, en effet, plus diffi-
cile pour une femme d’avoir des enfants dans le
secteur privé, car elle doit assumer sa charge,
étant payée à l’acte. Ce n’est pas le cas dans
public, et cela constitue une incitation forte à
rester en place.
La sécurité au travail, ou plus précisément celle
des patients, est convoquée pour expliquer l’en-
gagement. Il s’agit ici à la fois d’une sécurité en
termes d’équipements (l’hôpital public est équi-
pé pour de grosses interventions et de grosses
pathologies) mais aussi la sécurité apportée par
l’équipe car les MAR sont nombreux au CHU en
cas de problème grave : « (dans le privé) c’est
un peu à la chaîne et les trucs compliqués vont
à l’hôpital. Dès que c’est un peu compliqué ce
n’est plus la clinique qui s’en occupe. Ça reste
une logique financière donc il y a des choses
qu’on fait que je ne trouve pas forcément bien.
Je trouve qu’on travaille mieux à l’hôpital qu’en
clinique. » Cette sécurité du patient en CHU
renforce sans doute l’engagement éthique des
MAR. Symétriquement, la dégradation des
conditions de travail qu’ils ressentent explique la
diminution de leur engagement dans le secteur
public. Nous approfondirons ce point lorsque
© EMS Editions | Téléchargé le 30/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 160.120.141.223)
nous aborderons l’engagement éthique.
Les facteurs externes
Les MAR du CHU semblent être très conscients
du rôle joué, dans leur choix de carrière, par
les facteurs externes à la carrière elle-même.
La longue durée des études de médecine les
oblige à rester en place en tant qu’internes as-
sez longtemps pour que les « mises annexes »
s’établissent dans la ville de l’internat plus facile-
ment. Ainsi, les liens familiaux, le conjoint, puis
les enfants et la famille étendue, vont apparaître
pendant la période d’internat ou de clinicat. Ces
« mises annexes » explicites tendent à enraciner
le futur MAR au CHU : « Alors à la base je viens
de Paris, j’ai fait le début de médecine à Paris
et sur les aléas du concours eu mon internat à
Poitiers, j’ai pris cette ville parce que ma femme
© Éditions EMS
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Pierre BARET & Emmanuel RENAUD
avait son poste pas très loin (…). Après je me
suis plu au sein de l’équipe, j’ai trouvé une quali-
té de vie professionnelle et extra professionnelle
dans la ville que j’ai appréciée du coup c’est pour
ça que je suis resté. ».
Les liens familiaux et le lien à la ville sont la plu-
part du temps inséparables. Le fait d’avoir des
enfants va renforcer l’attachement à la ville :
« A côté de ça la qualité de vie en ville n’est pas
si mauvaise que ça même si la ville est un peu
petite, on n’a pas les embouteillages, on peut
avoir des grandes maisons, on peut élever faci-
lement ses enfants, le taux de criminalité est
pas très haut à Poitiers donc tout ça fait que ça
participe globalement à la qualité de vie. En tout
cas quand on a des enfants en bas âge. » La
plupart des répondants soulignent que la ville
permet un lien social fort, car c’est aussi le lieu
de la famille, ce qui permet d’assurer la garde
des enfants face à la lourde charge de travail,
tant pour les internes que pour les MAR : « (…)
en fait quand on est interne on compte pas trop
nos heures, c’est-à-dire qu’on est là du lundi au
vendredi et on peut avoir des gardes le week-
end mais l’ensemble de ces horaires ne sont pas
compensés par des repos donc je ne voyais plus
nos enfants. (…) heureusement qu’on avait mes
beaux-parents pas loin (…). »
L’engagement continu par liens externes com-
prend donc l’ensemble des « mises annexes »
évoquées : liens familiaux, emploi du conjoint,
attachement à la ville (coût de la vie, qualité de
la vie, peu d’embouteillages, grandes maisons,
faible délinquance, taille humaine...). Dans cer-
tains cas, même si la ville ne plaisait pas à l’ori-
© EMS Editions | Téléchargé le 30/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 160.120.141.223)
gine, l’ensemble des autres mises annexes fait
changer d’avis : « C’était la ville, vraiment je n’ai-
mais pas du tout. Et puis finalement j’ai réussi
à m’y faire maintenant (…) j’ai mes attaches ici,
j’ai mon épouse qui travaille à l’hôpital, j’ai des
amis enfin bref j’ai réussi à trouver un cadre de
vie. »
2.2.2. La fidélité liée aux valeurs (le normatif)
Des valeurs associées à une conception du
service public
L’engagement normatif est très présent chez les
MAR, en particulier ceux qui ont plus de dix ans
d’ancienneté au CHU. L’attachement au Service
Public est fort et cité de manière récurrente. Il
est souvent accompagné d’un ensemble de
commentaires permettant de comprendre ce
qu’il représente : une idée de l’égalité très spé-
Question(s) de Management ? / N°5 / Mars 2014 / 39
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 Un modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel pour appréhender la fidélité au CHU des anesthésistes ?
cifique qui comprend à la fois l’égalité des soins,
des traitements de tous et de la prise en charge.
Beaucoup d’anesthésistes soulignent que, pour
eux et dans l’hôpital public, il est important
d’avoir une relation avec le patient dénuée de
rapport à l’argent : « Ce que je n’aime pas -mais
c’est parce que je ne connais pas forcément
ce milieu de la clinique privée - c’est de faire
de la chirurgie et de l’anesthésie que pour de
l’argent. »
Ceci est une forme particulière d’engagement
éthique, défini par le rapport à l’argent dans la
relation avec les patients. Très souvent, les MAR
tendent à reprocher au secteur privé cette rela-
tion à l’argent. Ils assimilent cette absence de
relation à l’argent, dans le secteur public, à une
véritable vertu, considérée comme le propre du
médecin « véritable ». Cela renforce le choix du
public vis-à-vis de celui du privé : « Pour (le fait de
rester à) l’hôpital et bien c’est un attachement à
la fonction publique, aux principes de la gratuité
des soins, du traitement de tous sans objections
financières et sans participations financières, je
suis très attaché au service public d’une manière
générale. »
Paradoxalement, les MAR du privé revendiquent
également ce type d’engagement éthique. Il est
donc insuffisant pour s’assurer de la fidélité d’un
MAR au CHU. L’image du secteur privé est alors
importante. On peut supposer qu’elle dépend de
la pratique des remplacements, en fin d’internat
ou pendant le clinicat. Tous les anesthésistes
dans le privé interrogés pendant l’enquête ont
fait ces remplacements. Seuls certains anesthé-
sistes du public ont fait de même. Chez eux, les
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conclusions négatives liées à l’image du privé
sont essentiellement tournées vers le rapport à
l’argent.
La soif du gain est contraire à l’éthique médi-
cale (Cf. le serment d’Hippocrate). En France, la
promotion publicitaire de l’activité médicale est,
d’ailleurs, interdite. Cela plébiscite l’esprit « ser-
vice public » et son traitement égalitaire des
patients. L’engagement organisationnel au sein
d’un CHU est donc fortement corrélé à cette
vision morale de la médecine et de l’éthique mé-
dicale. Les MAR les plus anciens revendiquent
activement cette égalité de traitement, essen-
tiellement pour l’opposer à ce qu’ils considèrent
être l’exact contraire dans le secteur privé, ce
qui est confirmé par l’enquête : « Et puis par
nature je suis plus service public que truc privé,
pour les enfants j’ai préféré l’école publique, voi-
là… ». Pour ces MAR, éthique professionnelle,
40 / Question(s) de Management ? / N°5 / Mars 2014
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éthique médicale et service public appartiennent
à une logique commune : « C’est le service pu-
blic il n’est pas en fonction des gens – enfin si il
faut que les gens servent le service, s’ils ne le
servent pas crac. »
L’engagement politique est parfois évoqué
expressément, laissant augurer d’une possible
corrélation (que nous ne chercherons pas à tes-
ter ici) entre l’engagement politique et l’enga-
gement au sein de l’hôpital public : « Je pense
que j’ai des idées plus à gauche qu’à droite et
je pense que ça intervient forcément dans ce
choix-là. Le fait que je ne sois pas méga inté-
ressée par l’argent en sachant qu’on a quand
même un salaire hyper confortable par rapport à
la grande majorité des gens. Mais je pense qu’il
y a une idée quelque part de service public sous-
jacente quand même. »
Une évolution du public dilue le lien « valeurs-
service public »
L’engagement éthique envers le service public
est tempéré par certains MAR ayant le plus
d’ancienneté. A la question « Pensez-vous que
les conditions de travail se sont détériorées au
CHU ? », 90% des répondants au questionnaire
écrit répondent « Tout à fait d’accord » et 10%
« D’accord ». Le niveau d’insatisfaction envers
les réformes du public est très fort. L’hôpital
public est assimilé au secteur privé tant dans
son fonctionnement que dans ses buts : faire du
profit. Certains MAR avouent que, « si c’était à
refaire », leur engagement envers le public tel
qu’il est devenu ne serait plus le même : « A
l’époque je croyais encore beaucoup au service
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public. »
Quant à l’idée de quitter le secteur public mal-
gré un engagement éthique fort, on s’aperçoit
qu’elle devient une option envisageable : « Là
je suis ouvert à toutes les opportunités parce
que vu l’évolution du service public je suis très
mécontent. Surtout depuis la loi HPST. » Il ap-
paraît que l’engagement éthique ne protège
pas de l’envie de partir. Il n’y a pas de corréla-
tion absolue entre ce type d’engagement et
la fidélité organisationnelle, du moins depuis
les réformes récentes. La réponse d’une MAR
« passée dans le privé » mais attachée à l’idée
du Service Public, dans ce contexte, prend tout
son sens : « J’étais très public. Comme le choix
pour les écoles des enfants, on est très service
public. Ça me paraissait important, dans l’idéolo-
gie je suis très attachée au service public c’est
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24/03/14 15:31

clair mais en même temps on n’a qu’une vie. Je
suis très attachée à la fonction et la mission du
service public, c’est important nous on ne peut
pas du tout faire ce qu’ils font. (…) Au contraire,
mes parents sont aussi service public hôpital, ils
étaient fonctionnaires ils étaient profs donc on
est assez dans cette ligne. Et malgré tout pour
l’activité j’ai changé. »
Un autre anesthésiste en clinique précise que
l’attachement à l’idée de « service public » n’est
pas incompatible avec le travail dans le secteur
privé : « (…) pour les patients qui ont la CMU
dont les revenus sont très faibles et à qui on
ne demande rien. C’est interdit de faire des
dépassements d’honoraires sur ces patients.
Contrairement à ce qu’on croit le privé fait aussi
une mission de service public. » Un MAR du
public défend lui-même une idée de l’éthique
individuelle, indépendante du lieu d’exercice :
« Vous savez l’éthique n’est pas quelque chose
à mettre en parallèle avec le mode d’exercice,
c’est de l’humain. C’est du comportement
humain l’éthique. Et finalement vous avez des
gens dans le privé qui ont une éthique profes-
sionnelle qui est parfaite et vous avez des gens
dans le public qui n’en ont aucune et qui se com-
portent très mal. Ils n’ont pas le respect de leur
équipe et quelquefois ni de leur patient. On ne
peut pas je crois faire un lien entre l’éthique et
le mode d’exercice. L’éthique c’est de la valeur
humaine. »
Ce témoignage n’est pas contradictoire avec
l’idée d’un engagement éthique envers le sec-
teur public. L’éthique est ici considérée comme
une éthique professionnelle, ce qui permet
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d’affiner la logique de l’engagement éthique à
l’hôpital : il est défendu comme un engagement
de service public avant tout, pas simplement
comme un engagement éthique professionnel
lié au serment d’Hippocrate.
Le niveau d’insatisfaction lié à la réorganisa-
tion de l’hôpital public est tel que l’engagement
moral est aujourd’hui questionné par les MAR
eux-mêmes. A la question « Et si c’était à re-
faire ? », plusieurs répondent qu’ils ne s’engage-
raient plus dans un hôpital sans reconnaissance
de leur travail, et où les logiques leur semblent
uniquement financières et administratives. Un
MAR illustre sa perception de l’administration
du CHU et sa logique financière à travers un
exemple : « L’administration nous appelle en
disant ‘Qu’est-ce qu’il se passe ? Vous ne pré-
levez plus ? Vous ne faites plus de donneurs ?
Attention, parce que financièrement…’ [et lui de
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Pierre BARET & Emmanuel RENAUD
répondre :] Non mais attendez, s’il y a moins de
gens qui meurent dans des traumatismes crâ-
niens mais tant mieux !’Mais non, ce n’est pas la
logique, la logique c’est chaque fois qu’on fait un
prélèvement d’organe ça rapporte 300 000 €. »
2.2.3. La fidélité liée à l’affectif (le lien
psychologique)
Nous l’avons vu, la littérature académique est
particulièrement prolixe en matière d’engage-
ment affectif. Les MAR témoignent eux-aussi
de ce type d’engagement : « Là pour le moment
je sens que j’ai capacité d’évoluer sur le plan pro-
fessionnel, de m’investir dans mon équipe voilà
pour développer des projets, des idées en com-
mun, j’aime bien les gens avec qui je travaille
je sens qu’on peut faire des choses ensemble
donc voilà j’ai l’impression que je ne suis pas
sclérosé. »
L’engagement affectif apparaît souvent lié à
l’équipe : « Pour ce que je vous dis sur l’attache-
ment que j’ai à l’équipe ici, avec qui j’aime bien
travailler, la structure que je trouve finalement
assez agréable pour travailler et puis la ville en
tant que telle et la vie ici. » Plus précisément,
c’est une relation de confiance envers l’équipe
qui est mise en avant :« J’aime bien les gens
avec qui je travaille je sens qu’on peut faire des
choses ensemble ». Cette confiance est une
condition sine qua non de la sécurité à l’hôpital.
Elle renvoie simultanément aux compétences
techniques, à la disponibilité et à la fiabilité des
confrères : « J’aime bien l’équipe avec qui je tra-
vaille, [leur compétence et disponibilité font que]
j’ai de la liberté. »
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Le lien affectif est parfois revendiqué dans la
dimension de l’engagement continu, au sens où
des relations amicales externes (donc des « mises
annexes ») incitent à rester en poste, couplé à
des raisons normative : « A Poitiers je reste pour
des raisons familiales, purement personnelles et
familiales. Et amicales, tous mes amis sont là et
j’aime bien donc je ne vois pas pourquoi je me
barrerai, ça c’est le premier élément. Après, rien
n’est sûr dans la vie si les circonstances privées
et personnelles sont changées peut-être que là
ça serait différent. Le non départ de Poitiers c’est
purement personnel et pas lié au travail. Après
pour la question de rester à l’hôpital et pas ail-
leurs j’ai toujours pensé que l’hôpital public avait
un rôle important à faire et que l’argent n’était pas
tout. » Ainsi, les trois types d’engagement appa-
raissent interdépendants.
Question(s) de Management ? / N°5 / Mars 2014 / 41
24/03/14 15:31
 Un modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel pour appréhender la fidélité au CHU des anesthésistes ?
Toutefois, l’engagement affectif est relativement
peu cité chez les MAR du CHU : une analyse
qualitative de nos verbatim et questionnaires fait
ressortir que la fréquence des items liés à l’af-
fectif et au sentiment est beaucoup plus faible
que celle liée à l’engagement normatif ou calcu-
lé. De plus, cet engagement est généralement
mis au second plan, face aux autres formes
d’engagements. Au mieux, il sera mis sur un
plan d’égalité. Mais il n’apparaît jamais comme
raison majeure.
Par contre, et paradoxalement, l’engagement
affectif explique les départs vers le privé. Notre
enquête montre que, pour les 6 MAR de la
Polyclinique interrogés, les relations amicales
à l’intérieur de la profession ont joué le rôle de
facteur déclenchant du départ du CHU : « On
m’a contacté ici [dans la Polyclinique] parce que
j’avais des copains qui venaient de s’installer et
je suis parti assez rapidement. » Ici, l’engage-
ment affectif n’est donc pas forcément la cause
d’une fidélité au CHU. Au contraire, ce sont sys-
tématiquement ces liens affectifs qui ont permis
aux six anesthésistes de la clinique privée de
Poitiers de quitter l’hôpital public, que ce soit le
CHU de Poitiers ou celui de Tours.
3. Paradoxes et limites explicatives du
modèle tri-dimensionnel
3.1. Deux résultats paradoxaux
Les recherches menées en matière d’engage-
ment organisationnel, citées dans notre pre-
mière partie, mettent en évidence, d’une part,
la prédominance de l’affectif dans l’engagement
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sur les dimensions calculée et normatives ;
d’autre part, que ce lien affectif avec l’équipe
favorise la fidélité à l’organisation.
Les résultats de nos enquêtes de terrain
montrent, paradoxalement, le contraire :
1°) le rôle du lien affectif dans l’engagement
apparaît secondaire par rapport aux raisons
normatives et calculées ;
2°) quand il est présent, le lien affectif exercé par
d’anciens collègues s’avère prépondérant
par rapport à celui ressenti envers l’organisa-
tion, favorisant le départ (vers le privé, dans
notre cas) et non la fidélité.
Comment expliquer ce double paradoxe ?
Concernant le premier, il faut considérer que
nous sommes face à une profession où les
enjeux sont tels (une erreur peut être sanc-
tionnée par la mort du patient) que la sécurité
et la confiance dans les compétences et dans
42 / Question(s) de Management ? / N°5 / Mars 2014
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les moyens matériels et humains du CHU sont
primordiaux. L’affectif n’est pas suffisant. Appré-
cier ses collègues ou avoir des liens avec eux
peut aller de soi, mais n’est jamais revendiqué
comme le fondement d’une attache, si ce n’est
pour la sécurité que cela procure. Dès lors, il
apparaît logique que la dimension affective soit
reléguée au second plan.
Le second paradoxe s’explique par l’importance
prépondérante de la confiance professionnelle.
L’enquête montre que la plupart des départs se
font par cooptation. Si le caractère affectif joue,
cette reconnaissance du professionnalisme du
MAR qui part qui est déterminante. Il s’agit tou-
jours d’un ancien collègue dont on reconnaît et
vante les mérites auprès de ses nouveaux col-
lègues de la clinique. L’enjeu est élevé : il faut
s’adapter au rythme de travail du privé, à la capa-
cité de travailler en équipe, à la dimension de
solidarité des anesthésistes : « Donc ça c’est
fait brutalement mais je connaissais bien deux
anesthésistes ici qui étaient mes supérieurs à
l’hôpital entre guillemets. On s’entendait bien et
ils ont fait en sorte de bien m’intégrer comme on
fait actuellement avec tous les jeunes. »
3.2. Une fidélité remise en cause par la
perception d’un alourdissement des
missions d’ordre administratif et la
financiarisation des CHU
L’analyse des verbatim des 28 anesthésistes
et du questionnaire font également ressortir le
fait que l’engagement organisationnel au CHU
tend à s’étioler. Les discours dénoncent les pa-
radoxes de l’hôpital public et témoignent d’une
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insatisfaction croissante. Celle-ci se traduit par
une diminution claire des raisons de l’engage-
ment, tant éthique qu’affectif. Les comporte-
ments observés le prouvent avec un accroisse-
ment des départs réels constatés.
Les raisons de ces désengagements et départs
sont doubles :
1°) Le poids des tâches administratives s’ac-
croît sensiblement au sein de l‘hôpital pu-
blic et le métier d’anesthésiste perd son
essence. Il est dilué dans un ensemble de
missions d’ordre non médicale, vécues
comme lourdes et complexes, perçues
comme inutiles voire, parfois, injuste en
termes de rémunération : « Le fait que vous
ayez une grille salariale qui ne soit pas en
fonction de votre performance et de votre
travail, on ne peut pas moduler votre salaire
© Éditions EMS
24/03/14 15:31

en fonction de si vous travaillez beaucoup
ou pas assez. Et puis c’est une lourdeur du
système, quand vous voulez quelque chose
c’est compliqué. Je pense que dans le privé
ça doit être aussi un peu lourd mais ça l’est
beaucoup moins que dans la structure hos-
pitalière. Après il y a beaucoup de gens qui
vont aussi dans les hôpitaux périphériques
c’est-à-dire que ce sont des hôpitaux qui
restent du domaine public mais qui n’ont
pas la lourdeur et la complexité du CHU, qui
ont fait une activité on va dire plus calme.
Ils ont le même salaire que le CHU parce
que le salaire on ne peut pas le changer -en-
core que maintenant on peut vous donner
un petit bonus en vous embauchant avec
quelques échelons supplémentaires ou en
vous payant des gardes factices-, le sys-
tème public français est tellement contrai-
gnant que ça pose problème. »
2°) L’hôpital public se financiarise. Si ce n’est
pas nouveau, ce qui l’est, c’est la tarification à
l’acte, perçue comme une hérésie par des MAR
du public car en contradiction évidente avec leur
engagement éthique. A leurs yeux, elle inscrit
l’hôpital public dans une logique “privée”, tout
en renforçant les lourdeurs des différents ser-
vices. Cela renforce leur insatisfaction vis-à-vis
d’un service public qui, selon leurs termes « ne
tient plus ses promesses ».
Conclusion et discussion
Nous avons vu que les recherches antérieures
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identifient principalement trois dimensions (cal-
culée, normative et affective) de l’engagement
organisationnel. Ceci peut être synthétisé dans
un modèle tri-dimensionnel. Mais les travaux
existant tendent à considérer qu’un individu est
mû soit par l’une de ces dimensions, soit par une
autre. Un premier résultat de notre enquête de
terrain montre clairement la co-existence simul-
tanée de ces trois dimensions chez un même in-
dividu, le MAR en l’occurrence. Un second résul-
tat que notre recherche met en évidence est a
priori paradoxal : chez les MAR les plus anciens,
la fidelité se fonde, avant tout, sur des raisons
normatives. Le calcul lié aux « mises annexe »
est présent chez tous les anesthésistes. Enfin,
la dimension affective, ce lien psychologique,
apparaît très secondaire alors que la majorité
des travaux sur l’engagement organisationnel lui
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Pierre BARET & Emmanuel RENAUD
confère un rôle prédominant. Plus surprenant,
cette dimension affective semble avoir un rôle
inverse : loin de favoriser la fidélité au CHU, elle
incite les MAR à « sauter le pas vers le privé ».
Nous obtenons également confirmation que la
fidélité au service public des MAR est mise à
mal, d’une part, par l’accroissement ressenti du
poids des missions d’ordre administratif -aux
dépends des missions d’ordre médical- ; d’autre
part, par le développement de la logique finan-
cière au sein des CHU. Les départs deviennent
de plus en plus fréquents. Même l’ancienneté,
qui était un facteur d’ancrage puissant, du fait
d’une grille salariale basée sur ce principe, perd
son rôle dissuasif : le cas récent du départ d’une
MAR ayant plus de 25 ans d’ancienneté en est
l’illustration. Dans un contexte de raréfaction
des compétences, cela accentue fortement le
risque de pénurie de MAR au sein des CHU,
dont l’activité serait fortement affectée.
Si le modèle tri-dimensionnel de l’engagement
organisationnel permet de cerner certains res-
sorts de la fidélité des MAR, il parait insuffisant
pour élaborer une politique RH permettant d’en-
diguer le risque croissant de pénurie de MAR
en CHU. Pour ce faire, deux axes de recherche
devraient être explorés :
- Premièrement, celui d’une théorie plus vaste,
inspirée du « Modèle Rationel Général » (Bou-
don, 2007), permettrait, tout en incluant les
apports du modèle tri-dimensionnel, de mieux
comprendre les décisions des individus. Ce
modèle postule que les individus (ici les MAR)
agissent pour de « bonnes raisons », claire-
ment compréhensibles et qui font sens pour
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eux, à un moment donné de leur carrière. Ces
raisons peuvent être calculées, cognitives, ou
normatives et correspondent bien aux trois
dimensions de l’engagement organisationnel.
Des recherches orientées en ce sens devraient
permettre d’améliorer la compréhension de la
fidélité et d’élaborer des politiques RH suscep-
tibles de prévenir efficacement les risques de
pénurie de compétences rares.
- Deuxièmement, en rompant avec le postulat
d’individualisme méthodologique pour celui
de holisme et en appréhendant l’hôpital, non
plus comme une organisation, mais comme
une institution. Cela permet de questionner les
théories de l’engagement organisationnel sous
un angle différent, d’analyser la substance ins-
titutionnelle de la profession de MAR et les
modalités de sa régulation. Pour ce faire, des
approches de type néo-institutionnelles pour-
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 Un modèle tridimensionnel d’engagement organisationnel pour appréhender la fidélité au CHU des anesthésistes ?
ront être mobilisées, voire des théories issues
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