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HJELMSLEV ET MARTINET : CORRESPONDANCE, TRADUCTION,

PROBLÈMES THÉORIQUES
Michel Arrivé, Driss Ablali

Presses Universitaires de France | « La linguistique »

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2001/1 Vol. 37 | pages 33 à 58
ISSN 0075-966X
ISBN 9782130520474
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Pour citer cet article :


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Michel Arrivé et Driss Ablali, « Hjelmslev et Martinet : correspondance, traduction, problèmes
théoriques », La linguistique 2001/1 (Vol. 37), p. 33-58.
DOI 10.3917/ling.371.0033
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HJELMSLEV ET MARTINET :
CORRESPONDANCE, TRADUCTION,
PROBLÈMES THÉORIQUES

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par Michel A RRIVÉ et Driss ABLALI
Université de Paris X - Nanterre
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« Peu de questions pertinentes ont complè-


tement échappé à la perspicacité de Louis
Hjelmslev. »
André Martinet.

C’est un exercice toujours instructif de commencer la lecture


d’un livre de mémoires par l’index des noms de personnes. C’est
ce que j’ai fait, dès leur publication, pour les Mémoires d’un lin-
guiste. Cela m’a amené à la double constatation suivante :
1 / Parmi les linguistes de la génération de Martinet, celui
qui est le plus fréquemment cité par lui est Jakobson. Hjelmslev
vient en seconde position, à égalité d’occurrences avec Troubetz-
koy, assez loin devant Benveniste. Si on étend l’enquête à tous les
linguistes, toutes générations confondues, Hjelmslev conserve sa
seconde place, devant Saussure et Chomsky, à condition toutefois
de mettre hors concours le très petit nombre des parents, amis ou
élèves les plus proches (par ex. Jeanne Martinet ou Henriette
Walter).
2 / On sait que Martinet – il le reconnaît volontiers – n’a
l’habitude de « ménager », c’est son mot, personne. Hjelmslev
n’échappe pas à ses critiques. Il m’apparaît cependant qu’elles
sont, pour des raisons qui apparaîtront progressivement dans la
suite, moins sévères, au moins dans leur formulation, que celles
qu’il adresse à tous les autres, y compris Saussure, à la seule
réserve, peut-être, de Troubetzkoy. Jakobson est sans doute – à
égalité avec Chomsky, quoique de façon différente – celui qui
reçoit le traitement le plus sévère, en dépit des traces laissées par
une ancienne amitié.
Cette présence de Hjelmslev dans les Mémoires d’un linguiste est
conforme à la place qu’a occupée le linguiste danois à la fois
dans la vie de Martinet et dans sa réflexion linguistique. Hjelms-

La Linguistique, vol. 37, fasc. 1/2001


34 Michel Arrivé et Driss Ablali

lev et Martinet ont été des amis fidèles, pendant plus de


trente ans. Pendant la même période, ils ont entretenu constam -
ment un dialogue scientifique qui réussit l’exploit d’être à la fois
au plus haut point aigu et serein.
Dans cette communication à deux voix, Driss Ablali évo -

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quera le problème du rôle joué par Martinet dans le processus
– laborieux – de la traduction française de Omkring Sprogteoriens
Grundlæggelse – c’est volontairement que je cite le titre en danois,
car les traductions française et anglaise devenues traditionnelles
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sont peu exactes. Il reviendra ensuite sur un point de divergence


fondamental entre les deux linguistes : le problème de la prise
en compte de la substance. De mon côté, je mettrai en place
quelques jalons chronologiques avant d’essayer de caractériser
brièvement les discussions scientifiques qui se font jour dans la
correspondance échangée entre les deux hommes de 1935
à 19571.
Dans son article de 1997, « Une relecture de Hjelmslev »,
comme dans le long entretien qu’il a eu avec moi en 1994, Mar-
tinet date le début de ses relations avec Hjelmslev de la « fin des
années vingt », à Paris (1997, p. 56). La datation est si précoce
– Martinet est né en 1908 – qu’on peut, sur ce point précis, se
demander si sa mémoire, généralement infaillible, ne le trompe
pas. Si la datation est exacte, elle s’explique sans doute – car
Martinet n’y insiste pas, et, lors de mon entretien avec lui, je n’ai
pas eu le réflexe de lui demander des détails – par le fait que, dès
l’année universitaire 1927-1928, il a commencé à la Sorbonne
des « études de scandinave » (1993, p. 37). En 1927, Hjelmslev
terminait un séjour d’études à Paris : c’est sans doute dans le
cadre de son apprentissage des langues scandinaves que Martinet
a rencontré cet étudiant danois nettement plus âgé que lui (il est

1. Cette correspondance constitue un ensemble de 28 lettres, 12 de Martinet à Hjelm-


slev, 16 de Hjelmslev à Martinet. Elles ont été conservées, après la mort de Hjelmslev, par
son épouse Vibeke, puis, à la mort de celle-ci, déposées aux archives Hjelmslev, à la Biblio-
thèque royale de Copenhague. Comme on vient de l’apercevoir, la correspondance n’est
pas complète : il manque parfois une lettre de Hjelmslev, et plus souvent une lettre de Mar-
tinet. Cet ensemble m’a été communiqué successivement par Kenji Tatsukawa et par Driss
Ablali, ici présent. Je les remercie tous deux très chaleureusement. La longue lettre de
Hjelmslev à Martinet des 20 mai - 18 juillet 1946, en réponse au long article de Martinet
sur Omkring, m’avait été, longtemps avant, communiquée par Martinet lui-même. Elle est
d’accès facile dans les Nouveaux essais de Hjelmslev, PUF, 1985, p. 195-207. Le reste de la
correspondance est, à ma connaissance, inédit. Je reproduis à la suite de notre communica-
tion, la réponse de Martinet, en date du 29 octobre 1946, à la lettre de Hjelmslev des
20 mai - 18 juillet 1946.
Hjelmslev et Martinet 35

né en 1899), qui fréquentait les cours de Meillet au Collège de


France et à l’EPHE, ainsi, sans doute, que les séances de la Société
de linguistique de Paris, à laquelle toutefois Martinet n’adhérera
qu’en 1931. Il faudrait vérifier ces détails chronologiques en se
référant à des données biographiques précises sur Hjelmslev.

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À partir de 1928, et notamment en 1932 et 1933, Martinet
fait de fréquents séjours au Danemark. C’est en 1933 qu’il y ren-
contre celle qui sera, dès l’année suivante, sa première épouse,
Karen Mikkelsen-Sorensen. Pendant cette période, puis jus-
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qu’en 1939, il rencontre lors de ses séjours au Danemark Hjelms-


lev et son ami et collaborateur Hans Jorgen Uldall, qui, né
en 1907, est son contemporain à peu près exact. Tels sont les
renseignements qu’on peut tirer de la brève « Biographie »
publiée par Jeanne Martinet à la fin des Mémoires d’un linguiste.
La première trace écrite, du moins dans le dossier que j’ai eu
entre les mains, des relations entre Martinet et Hjelmslev date de
la fin 1935. C’est une lettre en danois de Martinet à Hjelmslev.
Écrite à Reims – où Martinet est, depuis la rentrée d’octobre,
professeur agrégé d’anglais – le 10 décembre, elle répond à une
lettre antécédente de Hjelmslev, non conservée dans le dossier.
Martinet annonce à son ami qu’il « a commencé à écrire sérieu-
sement la phonologie du danois » – ce livre deviendra, on le sait,
sa thèse complémentaire. Il prévoit à ce moment de le publier
dans les Travaux du cercle linguistique de Prague2. Hjelmslev répondra,
toujours en danois, d’Aarhus – où il était, depuis 1934, reader3 de
linguistique comparative – dès le 16 décembre. Il annonce lui
aussi des travaux à paraître dans les TCLP, en collaboration avec
Uldall. Il ne semble pas que ce projet ait abouti.
Peu avant au cours de l’année 1935, Martinet, Hjelmslev et
Uldall se sont rencontrés lors du IIe Congrès international de
phonétique de Londres. Martinet n’a pas pris la parole à ce con-
grès. Mais Hjelmslev et Uldall y ont l’un et l’autre présenté
une communication, le premier « On the principles of phonema-
tics » (Proceedings of the Second International Congress of Phonetic
Sciences, p. 49-54), le second « The phonematics of Danish » (ibid.,

2. Le livre sera finalement publié en 1937 chez Klincksieck. Mais, dès 1936, Martinet
aura publié dans les TCLP son article « Neutralisation et archiphonème ».
3. J’avoue que je ne sais pas à quel type de fonction correspond, dans l’Université
danoise de l’époque, ce titre anglais employé par Eli Fischer-Jørgensen, 1967, p. III. Sans
doute quelque chose comme assistant ou maître assistant ?
36 Michel Arrivé et Driss Ablali

p. 54-57). Dans son article de 1997, Martinet présente l’état de la


réflexion de ses deux amis danois de la façon suivante :
« Au Congrès de phonétique, à Londres en 1935, j’ai découvert un homme
dépouillé de sa gangue philologique, prêt à tout remettre en question, même, à
ma suggestion, le terme de “phonématique” qu’Uldall et lui proposaient dans les

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titres de leurs interventions et qui s’accordait mal avec la distance qu’ils manifes-
taient dès lors envers la substance phonique. Ils espéraient mon adhésion à leurs
vues, arguant, par exemple, pour développer leur théorie de la latence, de
l’ “ h aspiré” que j’avais proposé de retrouver en français au-delà de son absence
dans les faits observables. Mais, dès lors, je n’en étais plus là, écartant, pour ma
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part, les séduisantes pirouettes qui menaient tout droit à l’élimination de la dia -
chronie, prélude à l’universalisme, sur la voie de la confusion du tout dans tout »
(1997, p. 56).

Il est tout à fait exact que Hjelmslev, dans une note ajoutée
après coup à sa communication, envisage de renoncer, dans la
suite, à phonématique et phonème au profit de cénématique et cénème,
pour la raison que « phonème ne recouvre pas parfaitement le
concept défini dans le présent article 4, et aussi parce qu’il ne
semble pas opportun d’accroître les dénotations de ce terme déjà
trop largement utilisé » (1937-1985, p. 133). Mais il ne précise
pas que la suggestion lui est venue de Martinet. Quant au pro-
blème du « phonème » h, il est à la fois exact que Martinet, dans
son premier article (1933), le « retrouve » en français et que
Hjelmslev le repère comme « unité phonématique » en anglais
(et, sous la forme de l’esprit rude, en grec ancien). Mais les deux
analyses ne sont pas explicitement mises en relation dans la com -
munication de Hjelmslev, qui, très brève, ne comporte pas de
bibliographie.
Décembre 1935 : c’est, selon le témoignage d’Eli Fischer-
Jørgensen (1967), le début de l’élaboration de la glossématique.
Effectivement, Hjelmslev et Uldall diffusent pendant l’été 1936
un très bref texte intitulé « Synopsis of an outline of glossema-
tics ». Cet « échantillon » (sample) de 12 pages est distribué aux
participants au IV e Congrès international des linguistes. Il
annonce « pour l’automne » – mais, intention ou oubli ? sans
préciser l’année... – la publication de l’ouvrage. On sait qu’il
devra attendre la bagatelle de vingt et un ans pour paraître,

4. Il est en effet explicitement dit que des « symboles autres que des sons [par ex. des
lettres, MA] peuvent être utilisés pour exprimer des phonèmes » (1937-1985, p. 135). On
trouve là l’origine de la conception développée dans la suite par Uldall et Hjelmslev de
l’indépendance réciproques des formes manifestées par les substances graphique et sonore
(voir notamment Uldall, 1944, et Arrivé, 1983).
Hjelmslev et Martinet 37

en 1957, sous la signature du seul Uldall 5, qui devait mourir dans


l’année, non sans avoir vu paraître son livre.
Martinet et Hjelmslev, dans chacune de leurs lettres des
années 1937 à 1940, évoquent cette arlésienne : « Encore une fois
nous espérons pouvoir publier la glossématique avant le congrès »

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(Hjelmslev à Martinet, 4 mars 1938 ; il s’agit du IIIe Congrès de
phonétique, à Gand, pendant l’été 1938). « Et la glossématique
tant attendue ? Le séjour de l’ami Uldall à Athènes ne doit pas
beaucoup faciliter l’avancement ou le couronnement des tra-
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vaux » (Martinet à Hjelmslev, 15 février 1940). À partir de 1942


– car il n’y a pas de correspondance en 1941, année de la capti-
vité de Martinet –, il n’est plus directement question du livre,
sans doute devenu sujet tabou. Mais Martinet demande encore,
le 20 juillet 1942, des « nouvelles du coglossématicien ». Ce n’est
que le 20 avril 1946 (mais il n’y a aucune lettre entre le
13 novembre 1942 et le 20 avril 1946) que Hjelmslev se décide à
passer aux aveux, sans doute en réponse à une ultime question
posée par Martinet dans une lettre non conservée :
« Je regrette beaucoup cette nouvelle séparation [d’avec Uldall, nommé à
Buenos-Ayres], peu favorable en effet à notre collaboration. On cherchera tout
de même de faire paraître l’Outline qui a été promis si longtemps, fraudouleuse-
ment (sic). »

C’est dans cette même lettre que Hjelmslev félicite Martinet


d’avoir lu « le livre que j’ai publié en danois pendant l’Occupa-
tion » (il s’agit évidemment de Omkring). Il est déjà informé de
l’existence du long compte rendu : (23 pages !) rédigé par Marti-
net, qui est en cours d’impression pour le BSLP.
On aura remarqué une bizarrerie : alors que les deux amis
parlent dans toutes leurs lettres d’Outline, il n’est jamais question
avant sa publication ni même après – elle est intervenue
dès 1943 – de Omkring. Je n’insiste pas sur ce menu problème, qui
concerne la biographie scientifique de Hjelmslev.
Après 1946 et l’épisode capital du compte rendu de Omkring,
la correspondance entre les deux amis se poursuit jusqu’en 1957.
La dernière lettre du dossier est un bref billet de Martinet, en
date du 27 août : il règle les derniers détails du voyage qui le
mènera, pour plusieurs semaines à partir du 4 septembre, à

5. En réalité, l’ouvrage comporte les noms des deux auteurs pour le titre Outline of
Glossematics. Mais le sous-titre précise qu’il ne s’agit que de la Part I : « General Theory », et
que cette première partie est du seul Uldall.
38 Michel Arrivé et Driss Ablali

Copenhague, en compagnie de son épouse Jeanne et de sa fille


Thérèse. Cette dernière lettre est antérieure de deux mois au
décès totalement brutal et inattendu de Uldall, survenu le
29 octobre 1957. Il semble que Martinet était encore au Dane-
mark à ce moment.

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Je laisse aux spécialistes de la biographie de Hjelmslev le soin
de préciser les causes de l’interruption précoce de la correspon-
dance. Peut-être tient-elle surtout à l’état de santé du savant
danois : c’est vers cette époque qu’il a ressenti les premières
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atteintes de la maladie qui devait progressivement lui interdire


tout travail, et entraîner sa mort en 1965.
Tout au long de cette correspondance de vingt-deux ans, le
ton des lettres est celui d’une amitié solide quoique jamais intime.
Les questions abordées – en dehors des problèmes théoriques,
que je réserve pour la fin – sont celles de l’activité quotidienne
des deux linguistes, par exemple leurs publications respectives ou
leurs relations avec leurs collègues, notamment Haudricourt
– Martinet le couvre d’éloges –, Marouzeau et Benveniste – inha -
bituellement désigné par son prénom, Émile, comme Jakobson
par le sien, Roman, le 13 novembre 1942. Il est souvent question
de Gustave Guillaume : à deux reprises (20 juillet et 13 novem-
bre 1942) Martinet intervient avec insistance pour faciliter la
publication d’articles de cet « excellent homme » dans les Acta lin-
guistica. Quelques décès sont rapidement évoqués : celui de
Marie-Louise Sjoestedt-Jonval et celui de Karl Sandfeld, toujours
le 13 novembre 1942 6. Autre sujet fréquent : les voyages de Mar-
tinet au Danemark et ceux de Hjelmslev en France et aux États-
Unis. J’ai constaté avec un intérêt amusé que c’est par Martinet
– dans une lettre non conservée, mais présupposée par la réponse
de Hjelmslev en date du 10 février 1952 – que Hjelmslev a été
informé du projet de traduction anglaise de Omkring par Whit -
field. Dès le 17 avril, Hjelmslev fera sur cette traduction les réser-
ves les plus expresses. Il indique qu’il joint à sa lettre quelques
échantillons – malheureusement non présents dans le dossier –
des « améliorations » qu’il conseille. C’est aussi l’époque où bat
son plein le projet de traduction française dont Driss Ablali va
nous parler dans quelques instants.

6. La mort de Brøndal, le 14 décembre 1942, est survenue au début de la période de


latence de la correspondance.
Hjelmslev et Martinet 39

Avant de lui donner la parole, j’en viens, rapidement, aux


aspects proprement théoriques de la correspondance. Son intérêt
culmine au moment de la publication de l’article de Martinet sur
l’édition danoise de Omkring. On sait que Hjelmslev adressera, le
18 juillet 1946, une lettre de réponse de 6 pages serrées à Marti-

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net. Cet épisode est sinon bien connu, du moins facilement acces-
sible, par exemple par les Nouveaux essais de Hjelmslev, PUF, 1985,
où l’article de Martinet est republié, accompagné de la lettre de
Hjelmslev, annotée par mes soins. Je n’y ajouterai, dans le texte
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issu de cette communication, que la réponse de Martinet à


Hjelmslev, en date du 29 octobre 1946 : d’une façon très habile,
Martinet réussit à estomper les principaux points de désaccord,
n’hésitant pas à convoquer Jakobson :
« [Jakobson], qui voit partout des oppositions binaires, me trouve un peu
trop troubetzkoyen en matière phonologique (et pourtant, cf. BSL, comptes ren -
dus) et hjelmslévien sur le plan du contenu, ce qui est tout de même inexact. »

Dans le reste de leur correspondance, la discussion menée par


les deux linguistes est extrêmement homogène. Elle porte fonda-
mentalement sur deux points, qui ne sont en réalité que les deux
versants d’un même problème :
1 / La prise en compte de la substance. C’est l’aspect théo-
rique du problème. Ici il faut distinguer. Au niveau de l’expres-
sion – phonologie d’un côté, cénématique de l’autre –, le désac-
cord est total :
« Je vous avouerais pour ma part que je n’ai pas compris jusqu’ici comment
vous pouvez arriver à isoler des cénèmes sans tenir compte de leur réalisation
phonétique : pourquoi, par exemple, avez-vous le même cénème dans joue et
dans Jean ? » (lettre du 26 avril 1939, absente du dossier, mais citée par Hjelm-
slev dans sa réponse du 3 juin 1939).

Hjelmslev répond par une longue métaphore filée très didac-


tique : deux clefs sont identiques non par leur substance – tou-
jours peu ou prou différente – mais par leur fonction ; il en va de
même pour les phonèmes :
« Je n’hésite donc pas à dire que c’est la fonction (la forme) et non la subs-
tance qui décide. À vrai dire, je m’étonne de voir qu’il y a là quelque difficulté ;
mais il est vrai que vous n’êtes pas le seul à me poser cette question »
(3 juin 1939).

Ici, il faut lever une ambiguïté : comment diable se fait-il que


Martinet et Hjelmslev ne tombent pas d’accord sur la place
40 Michel Arrivé et Driss Ablali

donnée à la fonction dans le processus d’identification des cénèmes


– puisque, on l’a repéré, ils s’entendent au moins, dans cet
échange épistolaire, sur ce terme hjelmslévien ? C’est tout simple-
ment que les deux interlocuteurs savent bien qu’ils ne donnent
pas le même sens à la notion de fonction. Martinet l’utilise avec le

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sens de « fonction distinctive ou oppositive ». C’est cette fonction
qui intervient pour distinguer bière (/bjèr/) de pierre (/pjèr/) – ce
qui entraîne nécessairement la prise en compte des aspects subs-
tantiels de l’opposition (sonore/sourde). Hjelmslev confère à la
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notion de fonction un sens absolument différent, « à mi-chemin,


[comme il dit lui-même], entre son sens logico-mathématique et
son sens étymologique » (1971, p. 49). La fonction, en ce sens, a
une extension beaucoup plus considérable que chez Martinet :
elle est apte à désigner aussi bien la relation de conjonction (copré -
sence de deux éléments dans le « texte » : le r et le a de ra) que
celle de disjonction (alternance possible de deux éléments en un
point du « texte » : le r et le m dans ra et ma). La mise en œuvre
de la notion prise en ce sens permet effectivement de faire l’éco -
nomie de toute considération de substance. On comprend que la
différence des deux sens est telle que tout accord est impossible.
Bizarrement, il semble qu’au niveau du contenu les positions
soient moins inconciliables : Martinet s’exprime ainsi :
« J’ai parlé longuement et à plusieurs reprises avec Benveniste de la possibi -
lité d’établir une linguistique sur des bases formelles et en faisant totalement abs-
traction de la signification. J’ai défendu un point de vue qui est, sur ce point,
assez peu différent du vôtre. Benveniste est un peu moins enclin à sacrifier déli-
bérément la substance » (Martinet, 14 mai 1946).

En somme, Martinet semble ici donner partiellement raison


à Jakobson : il s’oppose totalement à Hjelmslev sur les pro -
blèmes de l’expression, il est assez proche de lui sur les problè-
mes du contenu. Mais cette distorsion génère un nouveau
désaccord, car elle met en cause un aspect fondamental de la
théorie de Hjelmslev : l’isomorphisme des deux plans, donné
comme une évidence par Hjelmslev et récusé énergiquement
par Martinet.
2 / Le second point de désaccord entre les deux savants porte
sur la valeur épistémologique de la phonologie et sur son rôle his-
torique dans l’évolution de la linguistique. Ici, le désaccord paraît
constant – je dis paraît, car les lettres de Martinet sont souvent
Hjelmslev et Martinet 41

absentes, et on est amené à en catalyser le contenu d’après les pro-


pos de Hjelmslev. Ces propos sont très sévères :
« Je m’efforce de juger de la phonologie d’une façon objective et impartiale,
mais malgré ces efforts je n’arrive pas facilement à reconnaître les grands mérites
qu’on attribue à ce mouvement. Les mérites sont dans la propagande et ni dans

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les théories ni dans les faits (sic). Et ceux qui ont fait la propagande ont le grand
avantage d’ignorer presque complètement l’historique du problème ; il en est
même qui l’ont négligé à dessein, et qui ont choisi arbitrairement et tout à fait
au hasard quelques devanciers pour en faire une tête de Turc. Vous voulez sou-
tenir que le principe de la pertinence n’avait jamais été dégagé de façon nette
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par l’ancienne phonétique ; je ne suis pas de votre avis. Mais il est vrai que la
phonologie a donné à cette notion une restriction arbitraire et injustifiée »
(19 avril 1939).

La réponse de Martinet à ces propos musclés intervint dès le


26 avril, mais, comme on l’a aperçu tout à l’heure, elle n’est
connue que par la brève citation qu’en fait Hjelmslev le 3 juin.
La réaction de Hjelmslev permet d’en supposer la vigueur :
« Je suis très content de pouvoir discuter la phonologie avec vous tout à fait
franchement. [...] Il me semble que les phonologues, qui veulent propager une
méthode nouvelle, auraient besoin d’étudier un peu plus profondément la
théorie de la connaissance. Pour établir une méthode nouvelle [...] on ne peut
pas se contenter d’approximations vagues et subjectives » (3 juin 1939).

Une fois de plus la réponse de Martinet manque, et il faut


aller jusqu’à son article de 1946 pour trouver trace de la stratégie
à laquelle il recourt : il laisse entendre que la phonologie n’est pas
épistémologiquement si nulle que Hjelmslev le prétend, puis-
qu’elle est à l’origine de la glossématique ! Naturellement Hjelms-
lev proteste, dans sa longue lettre de réponse du 18 juillet 1946,
que je ne cite pas, puisqu’elle est déjà publiée. Martinet réus-
sira très diplomatiquement à arrondir un peu les angles le
29 octobre :
« En ce qui concerne l’influence de la phonologie sur vos idées et après les
précisions que vous me fournissez, je serais tenté de dire que le battage phonolo-
gique a, par réaction, hâté l’éclosion de vos idées. »

Nous passons maintenant au rôle joué par Martinet dans la


traduction de Omkring Sprogteoriens Grundlæggelse (dorénavant OSG).
Rôle rarement évoqué sauf par Martinet lui-même. Quand
d’autres auteurs – par exemple Greimas – abordent ce problème,
c’est de façon partielle ou inexacte. Le deuxième point, sera axé
sur la querelle qui a eu lieu entre Hjelmslev et Martinet autour
de la substance. Notion largement présente dans OSG, publié
42 Michel Arrivé et Driss Ablali

en 1943, et qui constitue la principale contribution de Hjelmslev


à la glossématique. S’il est vrai que l’image de Hjelmslev comme
théoricien incomparable n’a pas lourdement marqué les linguistes
de l’époque, c’est à cause de cette publication en danois qui a
beaucoup nui à la diffusion de l’ouvrage à l’étranger, et notam-

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ment en France. Hjelmslev en a été conscient. Il a multiplié les
efforts pour faire lire OSG en français, comme en témoigne sa
grande correspondance avec les linguistes de son époque, dont
voici quelques fragments :
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« Mon travail danois sur la théorie du langage est traduit maintenant en


français ; la version française paraîtra, je l’espère, dans quelques mois ; mais la
traduction constitue un travail assez compliqué. »
Le 17 juillet 1946, il écrivait à Bahuslov Havranek :
« Comme vous le savez peut-être, j’ai publié en 1943 un livre en danois sur
la théorie du langage. Une édition française est en préparation et pourra paraître
cet hiver. »
Le même jour, il écrivait au grand linguiste roumain Iorgu Jordan :
« J’ai publié en 1943 un livre sur la théorie du langage que je ne vous
envoie pas puisqu’il est écrit en danois, et qu’une édition française verra le jour
cet hiver probablement. »
À J. Kurylowicz, le 11 novembre 1946, il disait ceci :
« Je pourrais, si vous voulez, vous faire envoyer un exemplaire de mon livre
danois Omkring (1943). Mais une version française est en préparation et paraîtra
au printemps. »
À B. Pottier, le 27 avril 1953, il écrivait ceci :
« Je vous signale en outre que mon livre, rédigé en danois, Omkring (1943),
vient de paraître en traduction anglaise sous le titre de Prolegomena to a theory of
language, et qu’une traduction française du même ouvrage (Prolégomènes à une théorie
du langage) est actuellement sous presse. »7

Malheureusement ce que Hjelmslev ne devinait certainement


pas, c’est qu’en réalité, il fallait attendre non pas quelques mois
pour lire OSG en français, mais plutôt vingt-cinq ans. Trois ans
avant cette traduction, Hjelmslev était décédé.
Pour les non-anglophones et pour ceux qui ne savent pas le
danois, le seul moyen d’accès à la pensée glossématique de
Hjelmslev – car il faut quand même rappeler qu’avant ce livre,
Hjelmslev a publié directement en français deux livres, Principes
de grammaire générale et La catégorie des cas – était le long
compte rendu qu’en avait fait A. Martinet dans le BSL8. Celui-ci

7. C’est nous qui soulignons.


8. A. Martinet, 1946, p. 19-42.
Hjelmslev et Martinet 43

revendique explicitement ce rôle de diffuseur de la pensée hjelms-


levienne :
« Il s’est trouvé que ma connaissance du Danemark et du danois, jointe à
une amitié avec Hjelmslev qui n’a jamais été affectée par de foncières divergen-
ces sur le plan épistémologique, m’a permis d’alerter la communauté des linguis-

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tes quant à l’émergence d’une pensée remarquablement originale. Je suis resté
longtemps impliqué dans la diffusion du message hjelmslevien » (1997, 55).

Cette diffusion du message hjelmslevien dont parle Martinet


ne se limitait pas seulement au compte rendu du BSL. Car, mal-
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gré les grandes divergences scientifiques qui séparaient les deux


linguistes, et sur lesquelles nous revenons tout à l’heure, Martinet
a joué aussi un rôle non négligeable dans la traduction de OSG,
aussi bien en anglais qu’en français.
La traduction française, évoquée par Hjelmslev ci-dessus, est
celle de K. Togeby. Elle était entre les mains de Hjelmslev
dès 1953. Mais le projet de publication n’aboutit pas. Il n’aboutit
pas, parce que c’est Martinet qui en a fortement déconseillé à
Hjelmslev la publication. Et il suffit de regarder cette traduction
de Togeby, d’ailleurs religieusement conservée par le maître
danois, ensuite par Mme Vibeke Hjelmslev, et actuellement par
la Bibliothèque royale de Copenhague, sous la forme d’une
épreuve et de trois manuscrits dactylographiés9, pour s’apercevoir
du grand intérêt que portait Martinet à ce travail. Nous avons pu
consulter cette traduction de Togeby, dans sa première version
manuscrite et dans sa version finale, et nous avons été frappé par
les soins de Martinet quant à une bonne traduction de OSG. Les
corrections sont énormes, aussi bien au niveau du contenu qu’au
niveau de l’expression, pour employer des termes chers à Hjelm-
slev. À propos de ces corrections, Martinet nous dit ceci :
« Hjelmslev, lorsqu’il nous a demandé, à ma femme et à moi-même, de
relire ces épreuves, pensait que nous n’y relèverions que quelques imperfections
de détail. En fait, cette “relecture” nous a réclamé quarante-huit heures de tra-
vail et j’exagère à peine en disant que nous n’y avons pas laissé deux lignes
consécutives sans corrections. Hjelmslev, on le comprend, était atterré »
(1985, 19).

Quand beaucoup plus tard a paru la première version de


OSG, sous le titre Prolégomènes à une théorie du langage, on constate
d’une manière plus concrète ces efforts de Martinet. Et cette his-

9. Cf. K. Togeby, 1953.


44 Michel Arrivé et Driss Ablali

toire de la traduction est sinon bien connue, du moins com-


mentée par Georges Mounin 10. Nous y ajouterons ceci : la tra-
duction de 1968 est réalisée par un groupe de linguistes11 en
majorité danois, dont K. Togeby, et deux linguistes français,
A. J. Greimas et O. Ducrot. De cette traduction de 1968, Grei-

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mas nous dit ceci :
« Oui c’est moi qui ai organisé ce travail [celui de la traduction des Prolégo-
mènes], parce qu’il existait déjà une traduction dirigée par Martinet, mais elle
était tellement mauvaise qu’il n’a pas été possible de la garder. Alors il a fallu la
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corriger, Ducrot l’a corrigée, d’autres encore, et on l’a refaite » (1986, 42).

Dans ce passage, Greimas se trompe à deux reprises : premiè-


rement quand il dit de cette traduction qu’elle a été « dirigée par
Martinet », alors que celui-ci n’a fait que corriger le manuscrit.
Et deuxièmement, il oublie vite que cette traduction dont il dit
qu’elle a été « dirigée par Martinet », est celle qui lui a servi de
support premier avec ses collègues pour faire apparaître la pre -
mière version de 1968.
Car, si l’on compare la traduction de Togeby, dans sa version
finale, après les corrections apportées par Martinet, on se rend
compte que les traductions de 1968 des Prolégomènes, contraire -
ment à ce que pensent beaucoup de linguistes, est plus réalisée
sur la version de Togeby que sur l’original. Pour s’en convaincre,
il suffit de regarder la table des matières des deux traductions.
Nous nous contentons ici de quelques titres de chapitres que nous
trouvons les plus représentatifs.
Si nous prenons le chapitre 22, nous constatons que dans la
traduction de Togeby, il s’intitule « Langues de connotation et
métalangue », dans la traduction de 1968, c’est « Langages de
connotation et métalangage » qui a été retenu. Or, dans celle
de 1971, ni le mot « langue » ni le mot « langage » n’ont été
maintenus. Ils ont laissé place au terme de « sémiotique », qui
vient compliquer la lecture d’un texte déjà compliqué. Si nous
comparons les trois traductions, celle de Togeby et les versions et
de 1968 et 1971, au texte danois, nous constatons que dans celui-
ci le terme « sémiotique » ne figure pas. Hjelmslev ne l’utilise à

10. Cf. G. Mounin, 1970, p. 95-102.


11. L’identité de ce groupe de linguistes, restée inconnue, est mentionnée dans les
archives L. Hjelmslev. Ont participé à cette traduction, à côté des trois noms cités ci-dessus,
les linguistes suivants : Gunnar Bech, Eli Fischer-Jørgensen, Jens Holt, Michel Holger Sten
Sørensen et Jane Rønke.
Hjelmslev et Martinet 45

aucun moment. Il utilise le terme danois de « sprog »12 qui


signifie à la fois « langue » et « langage ». Or, dans la traduction
anglaise, réalisée par Whitfield, c’est le terme de « sémiotique »
qui a été employé. Nous avons observé la même chose à propos
de la traduction de 1971, réalisée sans doute à partir la traduc-

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tion anglaise. Voici quelques titres de chapitres, issus de la tra-
duction de 1971 et leurs correspondants en anglais dans la tra-
duction de Whitfield :
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Traduction de 1971 Traduction anglaise L’original


Théorie du langage et Linguistic theory and Sprogteori og humanism
humanisme humanism
Théorie du langage et Linguistic theory and Sprogteori og empiri
empirisme empiricism
Théorie du langage et Linguistic theory and Sprogteori og induktion
induction induction
Théorie du langage et Linguistic theory and Sprogteori og realitet
réalité reality
Langage et non-langage Language and non- Sprog og ikkesprog
language
Sémiotiques connotatives Connotative semiotics Konnotationssprog og
et métasémiotiques and metasemiotics metasprog

Or, dans la traduction de 1968, les titres sont différents. C’est


l’ordre suivant qui a été retenu :
« Humanisme et théorie du langage. »
« Empirisme et théorie du langage. »
« Induction et théorie du langage. »
« Réalité et théorie du langage. »
« Langage et non-langage. »
« Langages de connotation et métalangage. »

Ce sont exactement ces mêmes titres que nous rencontrons


dans la traduction de Togeby. Mais la chose la plus intéressante
dans cette confrontation est certainement le terme de « sémio-
tique », employé par Whitfield à la fois comme « langage » ou
« langue », que comme théorie générale du signe. Et c’est en effet
ce chemin terminologique que prendra Hjelmslev par la suite.
En effet, c’est aux alentours de 1954, c’est-à-dire un an après
la parution de la version anglaise de OSG, que se fait sentir de

12. Il faut lever ici une autre ambiguïté et souligner que s’il est vrai que le terme
danois « sprog » désigne aussi bien « langage » que « langue », il faut rappeler qu’un autre
terme danois, à savoir « talesprog », désigne lui aussi la langue.
46 Michel Arrivé et Driss Ablali

façon significative la pesée du terme « sémiotique ». Datation


entièrement compatible avec la publication d’un des articles les
plus pénétrants de la théorie glossématique, à savoir « La stratifi-
cation du langage ». Article paru directement en français dans la
revue Word13. Reste à souligner que dans cet article, Hjelmslev

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utilise cette fois le terme « sémiotique » dans deux sens différents.
Voici les propos de Hjelmslev :
« Les définitions exactes que nous proposons pour système sémiotique et
pour langue (langage) ont été présentées ailleurs » (1971b, 47).
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Ce qui paraît un peu étrange dans le renvoi que fait Hjelm -


slev dans ce passage, c’est qu’il s’agit d’un renvoi à la traduction
anglaise de Whitfield et non pas à l’original. Voulait-il seulement
attirer l’attention du lecteur sur la parution de cette traduction,
ou bien commence-t-il à pencher du côté de la terminologie de
Whitfield ? Car, il faut quand même le souligner : une décennie
sépare la première parution des Prolégomènes, en danois des tra-
ductions de Whitfield et de Togeby. Et Hjelmslev entre temps a
évolué sur beaucoup de points.
Dans un autre passage de « La stratification du langage »,
nous rencontrons le terme « sémiotique » avec un sens complète-
ment différent du premier, précisément dans le sens de sémio-
logie saussurienne. Ainsi, parmi les quatre traits14 qui caractéri-
sent la glossématique, d’après Hjelmslev, il y a celui de « situer la
linguistique dans les cadres d’une sémiotique (ou sémiologie)
générale » (ibid., p. 47).
Ici, toutefois, il faut repérer un problème que peut-être
Hjelmslev a tendance à occulter, en tout cas à ne pas porter au
grand jour : pourquoi ce passage dans la terminologie de Hjelm-
slev du concept de « langue » ou de « langage » à celui de sémio-
tique ? Est-ce que cela est dû à l’influence de la traduction de
Whitfield ou plutôt à l’influence de la doxa de l’époque ? Difficile
de répondre et de dire qui a influencé l’autre, Hjelmslev ou
Whitfield. Mais ce dont nous sommes certains, c’est que le terme
de « sémiotique » a été proposé pour la première fois, il est vrai
dans un emploi adjectival, par un linguiste dont les travaux sont
situés largement en dehors de la sémiotique. Ce linguiste n’est
autre que A. Martinet. La chose s’observe sans ambages dans les

13. Word 10, 1954, p. 163-188.


14. Pour plus d’informations, cf. Hjelmslev, 1971b, p. 46-47.
Hjelmslev et Martinet 47

corrections qu’a portées celui-ci à la traduction de Togeby. Et on


ne peut ici qu’admirer la divination qui a fait repérer au phono-
logue les pensées sous-jacentes de OSG. Martinet a su donc lire
sous les signes, ou peut-être a pu anticiper sur la pensée du glos-
sématicien. Pour la commodité du lecteur, nous mettons devant

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ses yeux deux passages de la traduction de Togeby, accompagnés
des corrections de Martinet. Celui-ci barre « fonction du
signe » ou « système de signe » et propose « fonction
sémiotique » :
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« La séparation et la coordination de l’expression et du contenu dans la


fonction du signe sont fondamentales dans la structure de toutes les langues »
(trad. de K. Togeby, 1953, 27).
« Tout signe, tout système de signes, tout système de figure établi au ser-
vice du signe, toute langue renferme en soi une forme d’expression et une forme
de contenu » (trad. de K. Togeby, 1953, 28).

Dans l’original, c’est le mot danois « tegnfunktion » qui


veut dire « fonction du signe », qui est employé par Hjelmslev.
Nous observons la même chose dans la traduction anglaise où
c’est « sign function » qui est proposé. S’ensuivent après les
deux traductions françaises, de 1968 et 1971, où c’est l’expression
« fonction sémiotique » qui l’emporte de droit sur celle de « fonc-
tion du signe ». Il en va de même pour les articles de Hjelmslev
qui seront publiés par la suite, c’est-à-dire après 1953. Toujours
dans « La stratification du langage », c’est « fonction sémiotique »
qui suffit amplement à l’exigence du principe d’empirisme, et que
Hjelmslev conçoit dans les termes suivants :
« Il paraît certain que l’interdépendance constituée par la fonction sémiotique
est d’ordre nettement syntagmatique (donc, comme nous l’avons dit, une solida-
rité) » (1971b, 55).

Dans un autre article, paru en 1957 sous le titre « Pour une


sémantique structurale »15, écrit également directement en fran-
çais, nous observons la même terminologie :
« ... c’est la commutation qui fait voir que cette relation constitutive du
signe, cette fonction sémiotique qui est constitutive de la langue même, change
d’un état de langue à l’autre » (1971c, 114).

Le poids de la terminologie apportée par Martinet ne s’arrête


pas seulement au terme de sémiotique. Et pour élargir le compas,

15. Hjelmslev, 1971b, p. 17-28.


48 Michel Arrivé et Driss Ablali

soulignons que l’entrée en scène des termes de « schéma »,


d’ « usage », de « processus du texte », comme concepts clés
de la glossématique est l’œuvre aussi de Martinet 16. Togeby écrit
« langue usuelle » et « construction », Martinet les rem-
place respectivement par « usage » et « schéma ». Dans

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d’autres passages, Martinet adapte la terminologie de Togeby
aux exigences de l’heuristique hjelmslevienne. C’est le cas des
termes comme « chaîne », « chaînons », « membre »,
« partie », « classe » et « division », proposés par Togeby
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mais mal employés.


Mais, à côté de ces corrections, pertinemment pesantes dans
les traductions de 1968 et 1971, on en trouve d’autres qui ont
presque disparu. C’est le sort réservé aux expressions « langage
parlé » ou « langue parlée ». Togeby traduit l’expression
danoise de « naturlige sprog » soit par « langue naturelle »,
soit par « langage naturel ». Martinet, à cet égard, n’hésite pas
à ajouter le terme de « parlée » aux termes de Togeby. Celui-ci
n’a pas tenu compte de cette remarque dans la version finale de
sa traduction. La raison est très simple : pour Hjelmslev, la subs-
tance phonique n’est qu’une substance parmi d’autres. Or, dans
la version de 1968, le groupe de linguistes ne s’en est pas aperçu,
et le terme de « langue parlée », ajouté par Martinet, a été de
façon non pertinente maintenu :
« Le linguiste peut et doit concentrer toute son attention sur la langue
parlée... » (1968, 145).
Ce passage a vite disparu de la traduction de 1971, où nous lisons ceci :
« Le linguiste peut et doit concentrer son attention sur les langues natu -
relles... » (1971, 135).

Nous voici arrivé au terme de notre première partie, qui avait


pour but de nous rappeler le rôle fondamental qu’a joué Marti-
net dans la traduction de la version originale danoise des Prolégo-
mènes, rôle fondamental qui nous a permis de mettre en évidence
sa grande responsabilité dans la terminologie adoptée ensuite
pour les traductions de 1968 et 1971 des Prolégomènes. Et il est
possible maintenant de passer à la querelle qui a eu lieu, entre
Hjelmslev et Martinet, sur le problème de la substance.

16. Nous voulons dire l’entrée en scène dans les Prolégomènes, car ces concepts, comme
nous l’a rappelé S. Badir dans une lettre personnelle, sont employés par Hjelmslev en français
dès 1943, dans « Langue et parole », article où il donne en outre leur équivalent en danois
« sprogbygning » et « sprogbrug », respectivement en français « schéma » et « usage ».
Hjelmslev et Martinet 49

Dans sa leçon inaugurale à l’Université de Copenhague17,


Hjelmslev disait que la tradition au Danemark, « c’est la situation
de n’être pas traditionnel » (p. 21). Mais cela ne l’empêche pas de
reconnaître l’apport novateur de F. de Saussure, sans pour autant
s’interdire d’affirmer que « la théorie glossématique ne doit pas

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être confondue avec la théorie saussurienne. Il est difficile de
connaître dans le détail les conceptions de Saussure, et ma
propre approche théorique a commencé à prendre forme il y a
bien des années, avant même que j’aie eu connaissance de la
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théorie saussurienne » (1971a, 40).


Pour ne pas entrer dans ce débat compliqué et sans doute
insoluble, celui de considérer Hjelmslev, ce que fait Greimas18,
comme le seul et véritable continuateur de Saussure, nous nous
contentons d’aborder cette continuité du projet saussurien à tra-
vers le débat qui a opposé Hjelmslev et Martinet autour de la
substance. Le second a reproché au premier d’avoir éludé la
substance. La critique de Martinet se déroule en deux temps. Il
commence par avancer que la méthode immanente telle qu’elle
est alléguée par Hjelmslev se fait au détriment de la substance.
Mais quelques lignes après, il ajoute qu’il n’est pas « possible de
dégager les unités d’expression sans avoir recours, jusqu’à un cer-
tain point à la substance phonique » (1946, 38).
Hjelmslev dans une lettre personnelle adressée à Martinet
comme réponse à son compte rendu, publiée par M. Arrivé
dans la revue Linx19, aujourd’hui accessible dans les Nouveaux
essais (1985, 195-207) s’acharne contre cette interprétation de
Martinet :
« Il faut peut-être ajouter, bien qu’il semble superflu, que je n’ai jamais pré-
tendu qu’on puisse épuiser la description d’une langue en faisant abstraction de
la substance. Une description complète demande une description de la forme et
de la substance. Il n’y a aucun moment où j’ai nié ce fait. Il me semble pourtant
que sur ce point vous invitez le lecteur à penser autrement » (L. Hjelmslev,
1985, 204).

En lisant les Prolégomènes un demi-siècle après le compte rendu


de Martinet, on voit que la substance est incontournable, chez le

17. Cf. L. Hjelmslev, 1971b, p. 17-28.


18. « ... Hjelmslev apparaît comme le véritable, peut-être le seul continuateur de
Saussure qui a su rendre explicites ses intuitions et leur donner une formulation achevée »,
in Hjelmslev, 1966, p. 12.
19. Cf. M. Arrivé, 1985.
50 Michel Arrivé et Driss Ablali

Danois, pour la description de la fonction sémiotique du texte.


C’est du moins ce que nous proposons maintenant d’établir, mais
après un détour, en posant le problème des relations entre forme
et substance.
Les substances en elles-mêmes n’ont pas de fonction. On ne

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saurait les diviser en substances d’expression et substances de
contenu sans recourir aux formes respectives qui les ont manifes-
tées. On vient en effet d’affirmer que l’approche glossématique
est celle qui envisage le texte aussi bien au niveau de sa forme
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qu’au niveau de son expression, en prenant soin de spécifier : la


substance linguistique. Car chez Hjelmslev, il y a deux substan-
ces. Il existe une substance formée et une substance non formée.
Cette dernière Hjelmslev l’appelle, en danois, « mening »,
qu’on a traduit en anglais par « purport », et en français tantôt
par « matière », tantôt par « sens ». La seule différence entre
« matière » et « sens » en français et « mening » consiste en ce
que le terme danois verse à la fois du côté du sensible et du côté
de l’intelligible, alors que « sens » penche du côté du sensible, et
« matière », du côté de l’intelligible.
Soulignons succinctement que c’est cette substance non
formée, qui se trouve éjectée par Hjelmslev de sa théorie. Et
comme l’a bien relevé D. Piotrowski, la matière hjelmslevienne
est une « région empirique quelconque (par ex. psychique,
socioculturelle, acoustique, articulatoire ou graphique) envisagée
indépendamment de toute structuration sémio-linguistique »
(1997, 150).
Du point de vue glossématique, la matière ou le sens sont
informes et n’ont aucune fonction à jouer dans l’analyse linguis -
tique. Or pour l’autre substance, qui est sémiotiquement formée,
elle incarne le même rôle que la forme, d’où sa fonction comme
étant l’objet de ce que Hjelmslev appelle la « métasémiologie »20.
L’objet de la métasémiologie étant défini, il convient main-
tenant d’apporter quelque lumière sur la façon dont cette méta-
sémiologie rend compte de l’objet de la linguistique. Pour
répondre à cette question, il faudra investir un ensemble de
points mutuellement imbriqués. D’ailleurs, c’est cette imbrica-
tion qui fait de la théorie glossématique l’une des premières

20. « Dans la pratique, la métasémiologie est identique à la description de la subs-


tance » (L. Hjelmslev, 1971, 156).
Hjelmslev et Martinet 51

sémiotiques. De cette inséparabilité entre forme et substance,


nous pouvons remarquer que l’analyse linguistique de la forme
ne peut se faire sans recourir au métalangage. Et le métalan-
gage, par définition, est compris en dehors du système de la
langue. Nous rappellerons qu’il existe deux métalangages, le

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métalangage de la substance linguistique, dit « métasémiologie »,
distinct du métalangage de la forme linguistique que Hjelmslev
appelle « sémiologie ».
En suivant cette perspective, on voit que la substance est loin
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d’être évacuée de la glossématique. Si l’on suit le raisonnement


de l’auteur des Prolégomènes, la substance linguistique est présente
tant en amont qu’en aval de l’analyse. En amont, comme donnée
constitutive de l’expérience, en aval où elle permet de vérifier
l’objet de connaissance, « l’adéquation de la linguistique à son
objet » (1998, 82), comme le dit S. Badir. Hjelmslev conçoit ce
rôle de la substance dans le passage suivant :
« Pour expliciter, non seulement les fondements de la linguistique,
mais aussi ses conséquences dernières, la théorie du langage est obligée
d’adjoindre à l’étude des sémiotiques dénotatives une étude des sémiotiques
connotatives et des métasémiologies. Cette obligation revient en propre à la lin-
guistique, parce qu’elle ne peut être résolue de manière satisfaisante qu’à partir
de prémisses spécifiques à la linguistique » (1971, 151-152).

Ici on entrevoit, peut-être, au terme de cet itinéraire sinueux,


comment se noue et se renoue, chez Hjelmslev, cette imbrication
entre forme et substance. Car ce que l’on cherche à exprimer
formellement ne peut échapper au contrôle de la substance. Mar-
tinet, sur ce point, n’a jamais été convaincu par ces arguments.
Dans l’un de ses derniers écrits sur Hjelmslev, il continue tou-
jours d’alléguer le même point de vue qu’on a développé ci-
dessus à propos de la substance. Il s’agit donc d’un point de
désaccord non parfaitement résolu entre Copenhague et Paris. Et
pourtant cela ne les a pas du tout empêchés de porter au grand
jour ces divergences. Martinet, à chaque fois qu’il a évoqué ses
souvenirs avec Hjelmslev, insiste beaucoup sur cette grande ami-
tié avec son collègue danois :
« À partir de 1935, j’avais suivi, avec une attention soutenue, l’élaboration
de la théorie glossématique née de la collaboration de Hjelmslev et de Uldall. À
ce contact, j’avais pu dégager les points sur lesquels ma propre pensée se distin-
guait de la leur et souvent s’y opposait. Je tiens à rappeler que, jusqu’à sa mort,
Hjelmslev m’a constamment convié à faire valoir nos divergences dans le cadre
même de son enseignement » (1997, 55).
52 Michel Arrivé et Driss Ablali

Dans le même texte Martinet va même jusqu’à reconnaître


que sa grande découverte du principe de la double articulation
lui a été inspiré par le maître danois :
« C’est là que je me reconnais une dette positive envers Hjelmslev. À la lec-

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ture de son texte, il m’est immédiatement apparu que les seules propriétés com-
munes à ce que l’on s’accorde à appeler langues sont l’articulation à laquelle
chacune d’entre elles soumet l’expérience, et, au-delà, celle à laquelle chacune
des formes perceptibles correspondant aux produits de cette première articula-
tion est soumise, à son tour, à une articulation en unités distinctives. On recon-
naît là l’énoncé de la double articulation... » (ibid., 58).
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Nous croyons l’avoir suffisamment montré : le débat entre


les deux hommes est vif, voire passionné. Mais il reste toujours
empreint d’un désir, mieux : d’un effort de compréhension réci-
proque, qui exclut toute rupture et tout éclat. Martinet le dira
explicitement, bien plus tard, en 1993, dans ses Mémoires d’un
linguiste : nous lui laissons la parole pour conclure cette commu-
nication :
« En fait, ce n’est qu’avec les Danois que cesse ma solitude linguistique. [...]
Avec (eux) il y a compréhension mutuelle, mais je prends presque sur-le-champ
mes distances » (p. 259).

ANNEXE

Nous reproduisons ici la réponse que Martinet fit, le 29 octobre 1946, à la longue lettre
que Hjelmslev lui avait écrite en juillet, à la suite de la publication dans les BSLP du compte
rendu de OSG :

11, rue Monsieur, Paris VII e Paris, le 29 octobre 1946

Mon cher Hjelmslev,

Excusez-moi de ne vous avoir pas répondu plus tôt. Je suis rentré


d’Amérique il y a quelques jours seulement et à New York mon temps a été ter-
riblement pris, par IALA d’abord où mes fonctions de directeur scientifique ne
sont pas une sinécure, et du fait de mes efforts pour ne pas perdre contact avec
la linguistique proprement dite.
Je suis heureux que mon article du BSL vous ait dans l’ensemble satisfait. En
ce qui concerne l’influence de la phonologie sur vos idées et après les précisions
que vous me fournissez, je serais tenté de dire que le battage phonologique a,
par réaction, hâté l’éclosion de vos idées. La chose me paraît nette lorsque je
relis vos Principes de grammaire générale. Je reste persuadé que le grand mérite de la
phonologie praguoise a été de forcer tous les linguistes désireux de rester au cou-
rant à prendre position. Pour ma part, j’ai pris position du dedans, vous du
dehors. J’apprécie pleinement la pensée de Sapir et celle de Jones, et je suis per-
Hjelmslev et Martinet 53

suadé que Baudoin de Courtenay et son école étaient au moins aussi originaux
que Troubetzkoy et les autres. Mais sans ces derniers je suis sûr qu’il n’y aurait
pas de par le monde beaucoup de linguistes qui attendraient avec impatience la
parution de votre glossématique. Le tam-tam a parfois du bon. Loin de moi
d’ailleurs l’idée que les travaux proprement phonologiques n’ont pas de valeur
scientifique. Je ne suis pas si modeste. Je reste phonologue parce que mon esprit

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est ainsi fait que votre façon de traiter de l’identité ne me satisfait pas théorique-
ment et que, dans la pratique, vous le reconnaissez vous-même, les gens fonde-
ront toujours leurs recherches sur la substance phonique. Sur le plan du contenu,
le recours à la substance me paraît dangereux et superflu aux stades initiaux. Ce
que vous me dites de l’homonymie correspond exactement à mon enseignement.
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Je suis donc en théorie d’accord avec vous sur bien des points. Mais je sais par
expérience que les gens les plus ouverts (Benveniste, par exemple) ne marchent
pas et ne marcheront jamais complètement.
J’ai revu avec plaisir Svatya et Roman Jakobson. Ce dernier qui voit partout
des oppositions binaires, me trouve un peu trop troubetzkoyen en matière pho-
nologique (et pourtant cf. BSL, comptes rendus) et hjelmslévien sur le plan du
contenu, ce qui est tout de même inexact.
Transmettez, je vous prie, mes amitiés à votre femme, et bien cordialement
à vous.
André Martinet.

BIBLIOGRAPHIE

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çaise, 59, p. 25-30.
Arrivé M., 1985, Hjelmslev lecteur de Martinet lecteur de Hjelmslev, in Hjelms-
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Liège.
Fischer-Jorgensen E., 1967, Introduction, in H. J. Uldall, Outline of Glossematics,
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Greimas A. J., 1966 (cité ici d’après la réédition de 1991), Préface, in
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Hjelmslev L., 1971a, Introduction à la linguistique, in Essais linguistiques, Paris, Le
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54 Michel Arrivé et Driss Ablali

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Seuil, p. 45-77.
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Rastier F., 1985, L’œuvre de Hjelmslev aujourd’hui, in C. Caputo et R. Galassi,
Pratogora, 7-8 : Louis Hjelmslev, Linguistica, semiotica, epistemologia, Padova,
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Togeby K. (trad. 1953) Prolégomènes à une théorie du langage, Bibliothèque royale de
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Uldall H. J., 1957-1967, Outline of Glossematics, Part I : « General Theory »,
Copenhague, Nordisk Sprog- og Kulturforlag.

Réponse de Jeanne Martinet à Michel Arrivé et Driss Ablali :

Il n’y a jamais eu de traduction française de Omkring Sprogteo-


riens Grundlæggelse « dirigée » par André Martinet. À quoi Greimas
fait-il donc allusion dans le passage que vous citez ? S’ils lui attri-
buaient la prétendue direction d’une telle traduction, pourquoi, à
l’époque, Greimas et Ducrot n’ont-ils pris aucun contact avec lui
à ce sujet ? Quel rôle a joué Togeby ? Lorsqu’est sortie la traduc -
tion de 1968, elle nous est en quelque sorte tombée du ciel et
Hjelmslev et Martinet 55

nous nous sommes demandé qui pouvait bien être ce « groupe de


linguistes » curieusement anonymes. Je doute que Hjelmslev ait
donné le feu vert avant sa mort. Je m’interroge parfois sur ce que
penseraient les auteurs disparus des publications posthumes que
l’on fait de leurs fonds de tiroir.

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Ce qu’il y a eu, ce qu’il y a encore, selon toute vraisem-
blance, c’est un jeu d’épreuves densément annotées. En effet,
comme André l’a écrit, en mai 1953, deux jours avant notre
départ pour la France, Louis Hjelmslev a débarqué à New York
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et est arrivé chez nous avec les épreuves d’une traduction fran-
çaise d’Omkring sous le bras. Très francophile, il en était fort
joyeux, car c’était l’aboutissement d’un vœu très cher, et, je
crois, fier, convaincu qu’il était de l’excellence du travail de
Togeby qui était un très bon spécialiste de français. André s’est
aussitôt attelé à la tâche, pour découvrir dès les premières
lignes, l’étendue du désastre. Vu l’urgence, toutes affaires cessan-
tes, il m’a chargée de lui lire à haute voix le texte français, tan-
dis qu’il suivait l’original danois. Nous y avons passé nos qua-
rante-huit heures, y compris la nuit entière. Les marges des
épreuves noircissaient inexorablement. Travail sous pression : ce
n’est pas deux jours, mais deux mois au moins qu’il aurait fallu.
Seul un mot anglais me vient à l’esprit pour exprimer ce que
nous éprouvions : crestfallen. Quand Hjelmslev est venu récupérer
ses épreuves, André lui a montré ce qu’il en était. Ils ont eu une
longue conversation que je n’ai pas suivie, car je bouclais les
valises et mettais l’appartement en ordre pour nos sous-
locataires de l’été. Il n’était plus question de laisser partir la tra-
duction française à l’impression. André a convaincu Hjelmslev
de se rabattre sur la traduction anglaise à peu près terminée, de
Francis Whitfield. Ce jeune slaviste avait été nommé à Colum-
bia, dans le département de slave, à l’automne 1952, et avait
très vite pris contact avec André au sujet, précisément, de cette
traduction. Frank, c’est ainsi qu’on s’adressait à lui, avait appris
le danois pour lire Hjelmslev dans le texte. Une amitié de
couple à couple s’est rapidement développée entre les Martinet
et les Whitfield, nous étions presque voisins, et Frank et André
ont discuté bien des fois des vues de Hjelmslev et des problèmes
de traduction du danois à l’anglais. C’est André qui a suscité
l’échange épistolaire entre Frank et Hjelmslev au cours de
l’année académique 1952-1953. Ces deux derniers se sont
56 Michel Arrivé et Driss Ablali

retrouvés dans une même Summer Session, quelque part dans le


Middle West – Ann Harbour ou Bloomington ? – et ont mis au
point, ensemble, la traduction anglaise.
Deux points de terminologie que j’aimerais examiner :
1 / Prolégomènes. André a intitulé sa présentation de

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Omkring..., dans le BSL 42, fasc. 1, 1946, p. 19-42, « Au sujet des
Fondements de la théorie linguistique de Louis Hjelmslev ». C’est fonde-
ments qui traduit Omkring. Cela suggérerait, pour l’anglais, founda-
tions. Or, ce terme figurait dans les titres d’ouvrages bien connus
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à l’époque, tels Foundations of the Theory of Signs, de Charles Morris,


1938, ou Foundations of Language, de Louis Gray, 1946, le prédé -
cesseur immédiat d’André au département de linguistique géné-
rale et comparée, ouvrage recensé par Fernand Mossé dans le
BSL 42, fasc. 2, p. 3. Est-ce la raison qui l’a fait écarter ? Il me
revient des bribes de discussion entre André et Frank. C’est à ce
dernier que revient la suggestion de Prolegomena, plus « accro-
cheur », sans doute, et incontestablement plus original, car on ne
l’associe guère à d’autres que Hjelmslev. Approuvé par lui, il a
été repris pour la traduction française. Qu’avait proposé Togeby
initialement ?
2 / Semiotic/sémiotique. J’ai été très surprise que soit
attribuée à André la quasi-paternité de ce terme. De retour en
France, il n’a jamais été question, avec Prieto, Mounin, entre
autres, que de sémiologie, sémiologique. Mais s’agit-il bien de la
même chose ? Où en était-on en 1953, à New York ?
Semiotic est conforme aux formations anglaises en -ic et
s’insère sans difficulté dans un paradigme phonetic, linguistic, syntac-
tic, etc. Mais le terme n’apparait dans aucun des index d’auteurs
tels qu’Ogden et Richard, Bloomfield, Gray. On le cherche en
vain dans les dictionnaires courants de l’époque : le Thorndike Cen-
tury Senior Dictionary, 1941, le Hornby Oxford Advanced Learner’s Dic-
tionary of Current English, 1948, et toujours pas dans l’édition
de 1974. Seul de ceux que j’ai pu consulter, A comprehensive etymo-
logical Dictionary of the English Language, de Ernest Klein (Elsevier,
Amsterdam, Londres, New York, 1967, soit douze ans plus tard)
présente : « semio- : the same as semeio-. » Suivent trois
entrées, dont semeiotic, adj. : 1 / pertaining to signs ; 2 / per-
taining to symptoms. Coined by the American logician and psy-
chologist Charles Santiago Sanders Peirce... » En revanche, Mor -
ris recourt largement à ce vocabulaire : c’est son sujet. André
Hjelmslev et Martinet 57

l’avait lu attentivement et c’est de lui, je pense, qu’il tenait


l’adjectif semiotic. L’a-t-il suggéré à Frank, ou se sont-ils mis
d’accord sur le choix de ce mot et l’usage à en faire ? L’adjectif
sémiotique a l’avantage de couvrir tous les systèmes de signes,
langues et autres.

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