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L'HÉRITAGE DES LANGUES

Marc Crépon

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2009/2 n° 89 | pages 229 à 240

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ISSN 0014-2166
ISBN 9782130572732
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Pour citer cet article :


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Marc Crépon, « L'héritage des langues », Les Études philosophiques 2009/2 (n° 89), p. 229-240.
DOI 10.3917/leph.092.0229
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L’HÉRITAGE DES LANGUES

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Il n’est pas de pensée des langues (de chacune singulièrement autant que
de leur pluralité) qui ne doive affronter l’épreuve du nihilisme. S’il est vrai
que celui-ci fait toujours profession et prophétie d’une équivalence généralisée
– qu’il en assume donc conjointement la déclaration et la praxis –, tout dis-
cours, toute législation, toute institution qui ont les langues pour objet
menacent de s’abîmer dans une telle équivalence. Deux formes au moins
peuvent en être identifiées : 1) La première soumet l’évaluation de ses
usages au régime du nombre. Tout se vaut sans doute, mais ce qui permet à
la plus grande majorité de se comprendre et de communiquer vaut davan-
tage encore. À l’inverse, ce qui semble réservé à une minorité (quelque nom
qu’on lui donne), en tant qu’il résiste par nature à une compréhension et une
communication immédiates, peut être tenu pour quantité négligeable. Tout
se vaut, parce que rien d’autre ne vaut que l’extension de l’usage. D’un tel
dogme, nous connaissons au moins trois conséquences. La première est que
les langues (la langue dite « maternelle » comme les langues dites « étran-
gères ») doivent être enseignées en vue de leur utilisation la plus communica-
tive et la plus contemporaine. Elle soumet leur apprentissage, à rebours de
tout héritage, aux impératifs du « présent » et à un calcul de l’avenir qui ont
en commun de devoir s’affranchir du passé. La deuxième est que ces mêmes
langues valent la peine d’être apprises (et enseignées) à proportion du
nombre de leurs locuteurs. La troisième, enfin, impose que ne soit accueilli
et diffusé (rendu visible et audible) par les moyens de diffusion et de com-
munication destinés au public rien d’autre que des pratiques de la langue sup-
posées accessibles à la majorité. 2) La seconde forme d’équivalence dont le
spectre du nihilisme hante toute pensée et toute pratique des langues est
celui de leur appropriation et de leur instrumentalisation « nationales ». Dès
lors que la langue vaut comme la propriété, à parts égales, de tous les mem-
bres d’une même communauté, elle constitue leur patrimoine commun. Rien
d’autre alors ne vaut que ce qui s’est déjà sédimenté dans la langue que
Les Études philosophiques, no 2/2009, p. 229-240
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chacun peut visiter comme on visite un musée, avec cette forme de passivité
qui s’attache d’autant plus à la propriété du passé qu’elle se détourne de
l’avenir : une langue, autrement dit, qui n’exige rien de personne.

De cette double équivalence, Rosenzweig et Scholem n’auront rien


ignoré. Mais elle se complique, au moins pour le premier (et dans une autre
mesure pour le second), d’une troisième qui constitue l’un des points

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d’ancrage de toute leur réflexion sur le langage : celle qui met sur le même plan
l’hébreu et les autres langues. S’il est vrai que rien ne leur fut moins étranger
que la question du nihilisme, ni l’un ni l’autre n’abordèrent cette question,
dans sa dimension langagière la plus éruptive, indépendamment du pro-
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blème que leur posait l’héritage différencié de la « langue sacrée » et des « lan-
gues profanes » – abstraction faite, donc, de ce que pouvait et de ce que
devait être la relation au passé autant qu’à l’avenir de chacune d’elles, dans
un présent qui faisait (et fait encore) de cette relation un enjeu politique
décisif. Avec la hantise du rien et du néant (le rien et le néant du nihilisme), ils
avaient conscience, en effet, qu’il y va toujours de la possibilité ou de
l’impossibilité d’une transmission. Être entré dans le temps du « nihilisme », cela
signifiait pour eux appartenir à un temps où il était devenu légitime de se
demander s’il y avait encore quoi que ce soit à transmettre dès lors que tout
était équivalent ou que plus rien ne valait (ce qui revenait au même). D’où la
question, dont on tentera ici de reprendre et d’actualiser le fil : qu’est-ce qui
pourrait ou devrait se transmettre encore à nous dans l’héritage des langues ?
Que signifient dans ce cas « transmettre » et « hériter » ? En quoi est-ce diffé-
rent selon qu’il s’agit d’une langue singulière (sacrée) et/ou de leur pluralité
(profane) ? Et, pour finir, qui désigne ce « nous » – qui est concerné par cette
différence ?
La force des réflexions de Rosenzweig sur les langues qui se déploient
entre les analyses que leur consacre L’Étoile de la Rédemption, les multiples
essais qui ont accompagné sa traduction de la Bible, en collaboration avec
Buber, l’organisation de l’enseignement du Lehrhaus et enfin son observa-
tion critique des engagements intellectuels et politiques du sionisme – la
force de ses réflexions, donc, est qu’elles conjoignent chacune des trois
équivalences précédemment identifiées. À propos de l’hébreu (nous verrons
plus loin ce qu’il en est des autres langues), elles récusent à la fois sa réduc-
tion à l’état de langue usuelle de la communication, sa nationalisation (qui
revient toujours au même qu’une instrumentalisation politique) et, du même
coup, sa confusion avec une langue profane qui ne garderait plus rien de sa
sainteté. C’est ce que met en perspective, avec une particulière acuité, un
court texte de 1925 intitulé « Néo-hébreu (Neuhebräisch) ? » qui se présente
comme la critique d’une traduction de l’Éthique de Spinoza en hébreu. Toute
la difficulté provient de la tension entre deux thèses contradictoires. La pre-
L’héritage des langues 231

mière appelle l’hébreu à devenir « la langue parlée d’un peuple pareil à tous
les autres peuples »1 – et, à ce titre, elle engage les Juifs de Palestine à l’a-
dopter comme une langue « nouvelle » et à l’adapter aux exigences
modernes de la communication en l’affranchissant de toute dette envers son
passé. La seconde rappelle, à l’opposé, que l’hébreu est (qu’il s’hérite et se
transmet comme) « la langue sainte du peuple saint »2. Face à une telle opposi-
tion, la stratégie de Rosenzweig consiste à montrer trois choses qui dépla-
cent du tout au tout les attendus de l’analyse. La première est que l’opposi-
tion entre langue sainte et langue « populaire » est factice et arbitraire. Il n’est
pas nécessaire d’adapter l’hébreu aux « besoins » expressifs du peuple, car la

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langue sainte porte déjà en elle la mémoire d’un parler populaire et elle n’a
jamais cessé d’être une langue vivante. La coupure, ainsi, procède toujours
déjà d’une construction imaginaire – sinon politique.
Constamment, et pas seulement aux temps de Moïse et d’Isaïe, ont
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afflué vers elle – elle la langue sainte, la langue de Dieu – des forces de
renouvellement provenant de la langue parlée, des langues parlées de
l’homme. En d’autres termes : en dépit de sa sainteté, l’hébreu ne s’est
jamais figé en allégorie, bien plutôt est-il toujours resté vivant3.
Pour autant, cela ne signifie pas que la langue est l’émanation d’un
peuple singulier – et l’on ne doit pas se méprendre sur la nature de la relation
entre la « langue sainte » et le « peuple éternel ». Elle ne signifie pas que la
première est l’expression naturelle du génie ou de l’esprit du second. Dans
son court essai, Rosenzweig n’a de cesse de rappeler ce que la langue doit à
son histoire – c’est-à-dire à l’ensemble des échanges qui l’ont mise en
contact avec d’autres langues, comme, par exemple, ainsi qu’il le précise, « la
langue des armées et des tribunaux romains et celle des maîtres et des sujets
du nouvel Empire perse, puis l’arabe des médecins et philosophes de
l’Islam », mais aussi « les langues de l’Europe, ainsi qu’elles s’épanouirent en
organismes autonomes sous les ombrages de la latinité de l’Église univer-
selle »4. Ainsi l’hébreu ne se laisse-t-il reconduire à ni replier sur aucun
centre. Tel est, au demeurant, le principal reproche que Rosenzweig adresse
à sa nationalisation. Car c’est toujours ainsi qu’opère l’instrumentalisation
« nationaliste » ou « appropriante » de la langue, quelle qu’elle soit. Elle
centralise – elle érige le centre en norme et référence, alors même que la vie
des langues procède de la périphérie.
Nul besoin, pour que l’hébreu soit une langue vivante, d’imaginer un
État, dont on en ferait la « langue nationale » – à plus forte raison si cela
revient à ôter à la langue ce qui fait sa vie propre, en la purifiant de ce qui

1. F. Rosenzweig, « Néohébreu ? », trad. franç. par J.-L. Evard, dans L’Écriture, le verbe et
autres essais, Paris, PUF, 1998, p. 26 (désormais EV) ; « Neuhebräisch ? », dans Der Mensch und
sein Werk, Gesammelte Schriften, t. III : Zweistromland, kleinere Schriften zu Glauben und Denken, Dor-
drecht, Martinus Nijhoff Publishers, 1984 (désormais GS, III), p. 725.
2. Ibid.
3. F. Rosenzweig, « Néohébreu ? », EV, p. 26 ; GS, III, p. 725.
4. F. Rosenzweig, « Néohébreu ? », EV, p. 27 ; GS, III, p. 725.
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serait à tort considéré comme d’inutiles vestiges du passé. Hériter de


l’hébreu, cela signifie, au contraire, prendre à charge un patrimoine nécessai-
rement décentré ou ex-centré – périphérique et disséminé – car c’est ainsi
seulement que l’enseignement de la langue peut se montrer fidèle à son
passé hétérogène et multiple. L’illusion, autrement dit, est de vouloir faire
des dernières manifestations du « parler populaire » ou d’une oralité préten-
dument retrouvée le signe distinctif et exclusif d’un caractère vivant. En
réalité, nous dit Rosenzweig, la vie, s’il y en a, est ailleurs. Elle réside dans
l’éternité d’un legs – non pas celui d’une langue épurée, purifiée ou sélective,
mais d’une langue « dans laquelle rien de ce qui fut une fois recueilli ne peut

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se perdre »1.
D’où le sens ouvert de l’héritage de la langue hébraïque. Il est à la
mesure de cette éternité – ce « Ne pas pouvoir mourir, ne pas vouloir
mourir, ne pas avoir le droit de mourir »2 – qui la distingue, aux yeux de
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Rosenzweig, des langues profanes, lesquelles ne parviennent jamais à


échapper totalement à la loi de leur autopurification permanente, à cette
« séquence de morts et de résurrections »3 qui traduit, sur le plan du langage,
l’historicité (et la mortalité) des peuples entrés dans l’histoire. Sans doute, la
distinction semble ici irréductible, conforme aux développements de
L’Étoile de la Rédemption. Pour autant, nous verrons que ce qui est dit ici de la
langue sainte, de son recueillement et de son enrichissement à et par la péri-
phérie n’est pas non plus sans conséquence sur ce que devrait pouvoir signi-
fier, sous condition, « hériter des langues profanes ».

II

À ce texte fait écho, au moins de façon implicite, une lettre que Scholem
adressa à Rosenzweig à la fin de 1926 (quelques mois à peine, donc, après la
publication de « Néohébreu ? »), à propos de la sécularisation de la langue
hébraïque. Cette lettre, comme l’on sait, a fait l’objet de deux commentaires
magistraux : celui de Stéphane Mosès (qui l’a par ailleurs traduite) dans L’ange
de l’histoire 4 et celui de Derrida dans un texte intitulé « Les yeux de la langue » 5.
À défaut d’en restituer toute la richesse, on retiendra ici deux points, dans le
prolongement des analyses qui précèdent. Le premier concerne le nihilisme ;
le second, la transmission ou le passage de la langue d’une génération à

1. F. Rosenzweig, « Néohébreu ? », EV, p. 27 ; GS, III, p. 726.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. La traduction et le commentaire de Moses étaient initialement parus dans Archives de
sciences sociales et religieuses (no 60-61, 1985). Ils ont été repris dans L’ange de l’histoire (chap. 9),
Paris, Le Seuil, 1992, p. 239-259.
5. L’essai de Derrida a été publié dans les Cahiers de l’Herne, no 83, « Derrida », sous la
direction de Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Éd. de l’Herne, 2004, p. 473-493.
Il comporte deux parties intitulées respectivement « L’abîme et le volcan » et « Séculariser la
langue. Le volcan, le feu, les Lumières ».
L’héritage des langues 233

l’autre. Relevant plus haut les différentes formes d’équivalence qui, du point
de vue des langues, définissent le nihilisme, nous avons souligné que la pre-
mière d’entre elles consiste dans l’arasement ou l’égalisation de toutes les
formes d’expression, la neutralisation de tout ce qui, dans la langue, échappe
à son adaptation aux besoins de la communication la plus usuelle. Le nihi-
lisme revient toujours à considérer, d’une façon ou d’une autre, que les mots
ne servent à rien d’autre qu’à communiquer. Dans son analyse dramatique de
la sécularisation de l’hébreu, le spectre de ce nivellement (qui est toujours un
fantasme) sert de fil conducteur à Scholem. Il implique, en effet, de la façon la
plus volontaire, que les mots de la langue peuvent être repris indépendam-

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ment de la charge de sens qui leur vient de leur passé – c’est-à-dire de la tradi-
tion. Cette abstraction, cette mise à l’écart, cette mise entre parenthèses de
tout ce qui s’est sédimenté dans la langue et qui reste vivant, c’est ce que
signifie le mot « actualisation ». Actualiser la langue, au titre de sa renaissance
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« nationale » (qui est toujours une instrumentalisation politique), c’est faire


comme si l’on pouvait se passer de (et passer sur) son histoire – c’est décider
un partage arbitraire et toujours violent entre le mort et le vivant. Ainsi toute
modernisation, toute adaptation, portent-elles, au sens le plus dynamique et
le plus politique du terme, interventionniste et décisionnel, leur part d’en-
fouissement, d’enterrement, sinon de refoulement.
C’est ce geste qui, pour l’auteur de la « confession », est illusoire et dan-
gereux. Car on ne peut décréter indûment l’épuration du sens des mots, sauf
à oublier précisément (ou à faire semblant d’oublier) ce qu’il en est de
l’essence et de la fonction du langage – et plus particulièrement des noms.
Comme l’a montré Stéphane Mosès dans son remarquable commentaire, les
critiques que formule Scholem à l’encontre de l’instrumentalisation de la
langue sont inséparables de la théorie du langage de la Kabbale qui met en
avant le pouvoir magique de la langue hébraïque en tant que langue sacrée.
Or ce pouvoir, la supposée sécularisation de la langue ne le supprime pas.
Quoi qu’on veuille en faire et quoi qu’on veuille en dire, « il est impossible
de vider leur charge des mots bourrés de sens, à moins d’y sacrifier la langue
elle-même »1. L’opération politique qui prétend l’inverse (et il en va de
même de toute intervention politique sur les langues, de toute tentative
d’épuration, de renaissance, de restauration ou autre) fait seulement comme
si c’était possible, comme si les langues étaient manipulables, « appro-
priables », indexables au service identitaire ou « identificatoire » qu’on leur
demande de rendre. En réalité, elle ne fait rien d’autre que détourner « le
pouvoir miraculeux de la langue » – en asservissant celle-ci à une cause
(politico-nationale) qui rend droit autrement à la puissance du langage.
C’est cet « autrement » qui est menaçant et explosif – car il laisse anticiper
le réveil de la langue, son retournement catastrophique contre ceux qui la

1. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », traduit par Stéphane Mosès, dans L’ange de l’his-
toire, Paris, Le Seuil, 1992, p. 239.
234 Marc Crépon

parlent. Rien de ce qui est enfoui ne disparaît – et surtout pas la charge de


sens des noms qui donne au langage sa force (et parfois sa violence), quand
bien même nous feindrions de l’oublier. À défaut d’être enseignée et d’être
assumée, la magie des noms peut être récupérée, au profit de forces déchaî-
nées (extrémistes, fanatiques, meurtrières, etc.). Tel est le caractère redou-
table de la « langue sacrée » qui résiste à toute vision simpliste de sa séculari-
sation. Du nihilisme, il faut donc mesurer toutes les conséquences. Elles
portent en réalité moins sur la langue elle-même (qui reste ce qu’elle est) que
sur ceux qui la reprennent, qui la parlent aveuglément – et qui, dans un éga-
rement partagé, ne savent plus rien d’elle, c’est-à-dire n’en héritent plus rien. De

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ceux-là rien n’interdit qu’ils deviennent autrement captifs de la magie des
noms, pour peu que telle force (religieuse, politique ou autre) décide de s’en
emparer.
C’est alors que la question du nihilisme rejoint celle de la transmission et
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du passage des générations. Dans le texte de Scholem, la question de savoir


ce qu’il adviendra des « enfants » voués à une langue, dont la magie leur
échappe, mais qu’elle pourrait rattraper, non sans destructions, scande et
alarme la réflexion :
Cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un
abîme qui ne manquera pas de s’ouvrir un jour1 ?
Mais si nous transmettons à nos enfants la langue telle qu’elle nous a été
transmise, si nous, génération de transition, ressuscitons pour eux le langage
des vieux livres pour qu’il puisse de nouveau leur révéler son sens, ne
risquons-nous pas de voir un jour la puissance religieuse de ce langage
se retourner violemment contre ceux qui la parlent2 ?
En vérité, ce sont nos enfants, eux qui ne connaissent plus d’autre langue,
eux et seulement eux, qui devront payer le prix de ces retrouvailles que nous
leur avons préparées, sans leur avoir posé la question, sans nous l’être posée
à nous-mêmes3.
Car les noms ont leur vie propre. S’ils ne l’avaient pas, malheur à nos
enfants 4, qui seraient alors livrés sans espoir à un avenir vide5.

1. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », op. cit., p. 239.
2. Ibid.
3. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », op. cit., p. 240.
4. Je souligne, à chaque fois, « nos enfants ». On se souviendra que c’est aussi au soin
des enfants qu’en appelle Rosenzweig dans l’ébauche d’un texte (daté de 1921) recueilli sous
l’intitulé « De l’esprit de la langue hébraïque » : « Pour vous-mêmes et vos enfants, tenez-vous
fermement aux réservoirs de ces forces [celles de l’hébreu], ne laissez pas la langue expirer au
milieu de vous – pour qu’il n’expire pas en elle, l’esprit de la langue hébraïque » (EV, p. 22 ;
GS, III, p. 721). Derrida commente en ces termes : « Les enfants sont des innocents parce
qu’ils n’ont pas encore parlé (infantes) au moment où la langue a déjà contracté pour eux la
dette. Ils ne choisissent pas leur langue et deviennent sujets de la langue après, depuis cette
dette, comme coupables avant la lettre, archi-coupables », dans Les yeux de la langue, op. cit.,
p. 483.
5. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », op. cit., p. 241.
L’héritage des langues 235

Comment transmet-on une langue ? De quoi assurons-nous le passage


en elle ou avec elle ? Et, surtout, en quoi cela décide-t-il de l’avenir de « nos
enfants », de quoi sommes-nous redevables et responsables ? Toute la force
de l’inquiétude de Scholem – son refus de souscrire à quelque forme d’auto-
satisfaction que ce soit – tient dans ces questions. S’il est vrai que tout héri-
tage suppose la possibilité d’une perte, que risque-t-on de perdre en léguant
la (notre) langue à nos enfants ? La réponse est sans appel : nous risquons de
les abandonner à des mots qui seront pour eux (mais pour eux seulement)
vidés (provisoirement) de leur sens et qui se prêteront à toutes sortes de
réappropriations. Comme les noms existent (et qu’ils sont pleins de sens et

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qu’ils « hantent nos phrases »), ils ne peuvent être laissés à la merci de ceux
qui s’imaginent, à la légère, qu’il est aisé et sans conséquence de les faire
parler.
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III

Tout cela vaut de l’hébreu et pour l’hébreu. Les risques sont d’autant
plus grands que les noms sont ceux d’une langue, rappelle Scholem, au cœur
de laquelle « nous ne cessons d’évoquer Dieu de mille façons – le faisant
revenir ainsi, en quelque sorte dans la réalité de notre vie »1. Tout ce qui,
dans le texte de Scholem, relève de la vengeance de la langue, de son retour-
nement contre ceux qui la profanent en la parlant, vient de ce qu’il s’agit de
la « langue sacrée ». Mais est-ce pour autant que rien de ce qui est dit ici de la
transmission et de l’héritage ne peut être retenu à propos des langues pro-
fanes ? L’hypothèse qu’on tentera de développer, dans les pages qui suivent,
est que, au moins pour Rosenzweig, il n’en est rien. Sans doute, tout sépare,
dans L’Étoile de la Rédemption, la première (éternelle et inappropriable) des
secondes (mortelles et concurrentes)2. Mais la réponse n’est pas univoque.
Elle ne saurait se penser, en effet, indépendamment d’un livre (la Bible) et
du destin de ses traductions.
La question qui nous guide, en effet, est : « Comment hérite-t-on des
langues ? » – non pas d’une langue en particulier, fût-elle sacrée, mais de leur
pluralité, c’est-à-dire de ce qui se passe entre elles et arrive de l’une à l’autre.
C’est pourquoi le problème de l’héritage (ou de la transmission) est aussi et
en même temps (indissociablement) celui de la traduction. De cet entrecroi-
sement, on peut dire que peu de penseurs au XXe siècle auront mesuré la gra-
vité des enjeux autant que Rosenzweig. Non seulement parce qu’il aura,

1. Ibid.
2. Voir, à ce sujet, les pages (qui vaudraient à elles seules une longue étude) que Rosenz-
weig consacre à la « langue sainte », dans le premier livre ( « Le feu ou la vie éternelle » ) de la
troisième partie de L’Étoile de la Rédemption ( « La figure ou le sur-monde éternel » ), trad.
franç. de A. Derczanski et J.-L. Schlegel, revue par J.-L. Schlegel, avec une préface de
Stéphane Mosès, Paris, Le Seuil, 2003, p. 420-422. Voir également le commentaire qu’en a
donné Derrida dans Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 92-100.
236 Marc Crépon

comme on sait, traduit la Bible en allemand avec Buber, de même que les
hymnes et les poèmes de Jehuda Halevi, mais aussi parce que toute sa
conception du langage est portée par une pensée de la traduction.
Qui parle traduit, allant de son point de vue vers ce qu’il escompte que
l’autre entend, et pas quelque autre en général qui ne serait pas là, sur place,
mais : celui-là très précisément qu’il voit devant lui et qui, selon les cas, lève
ou baisse les yeux. Qui entend traduit des paroles qui résonnent à son ouïe
– pour le dire concrètement, donc : en la langue de sa propre bouche.
Chacun a sa langue à soi. Ou, plutôt : chacun aurait sa langue à soi s’il y avait
véritablement un langage monologique (comme le revendiquent pour leur

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compte les logiciens, ces monologiciens qui voudraient bien l’être) et si tout
langage n’était pas déjà langage dialogique et ainsi traduction en acte1.
Toute parole est traduction, de celui qui parle vers celui qui l’écoute et
de celui qui entend en réponse à son adresse – ainsi que Derrida le rappel-
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lera, longtemps après Rosenzweig, en soulignant, à son tour (mais la citation


qui précède ne dit pas autre chose), que le monolinguisme est toujours
« monolinguisme de l’autre »2. Elle ne lie jamais, elle ne devrait jamais lier,
quand bien même elle s’adresse à plusieurs, que des singularités. L’essence
du langage réside dans son effort asymptotique vers la singularité. Avoir une
langue en héritage et la parler, c’est (ce devrait toujours être), à l’encontre de
toute imitation, récitation ou reproduction mécaniques, disposer d’un infini
faisceau de possibilités pour s’inventer dans cet effort de traduction en pro-
venance et en direction de l’autre. On n’hérite pas d’une langue pour
ânonner indéfiniment des phrases toutes faites. Et, pourtant, nous savons
que cette invention peut être compromise et qu’il arrive, partout, tout le
temps, qu’on parle sans que rien ne soit traduit – qu’on ne parle pas (plus),
autrement dit, ou qu’on parle pour rien. Ce rien, ce néant de la traduction, c’est la
pente usuelle de tous les usages communicatifs et conventionnels du lan-
gage – et c’est une autre forme du nihilisme.
La question qui lie l’héritage et la traduction est celle des conditions de
possibilité de l’existence et du partage des singularités comme singularités.
Dans le texte qui précède, elle se marque dans l’attention que porte Rosenz-
weig à la place de celui qui parle et à celle de celui qui écoute, aux yeux levés
ou baissés, au propre de la bouche et au propre de l’ouïe. Elle inscrit la
pensée de Rosenzweig au cœur d’une constellation où le rejoignent les noms
de Buber, Kafka, Celan, Levinas et Derrida. Parler, traduire, c’est rendre
possible l’impossible, parce qu’il est nécessaire. Alors même que le langage
ne traite que de généralités, chaque acte de parole nous soumet à la double
épreuve d’une singularité irréductible : celle(s) de celui (ceux) qui parle(nt) et
celle(s) de celui (ceux) au(x)quel(s) il(s) s’adresse(nt) – à l’encontre de toute
équivalence généralisée.

1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 55-56 ; GS, III, p. 749.
2. Cf. J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.
L’héritage des langues 237

Si tout langage est acte de traduction, alors l’impossibilité théorique de


traduire dont nous prenons connaissance et acte ne peut avoir pour nous
que la signification qu’ont par la suite, dans la vie même, toutes les impossi-
bilités théoriques de ce genre, repérées à ras de terre : dans les compromis
« impossibles » et nécessaires (« unmöglischen » und notwendigen Kompromissen)
dont bout à bout le fil s’appelle « vie », elle va nous donner le courage de la
modestie qui d’elle-même exige non pas la chose reconnue impossible, mais
celle nécessaire donnée à tâche1.
Mais en quoi cette exigence d’un « partage des singularités » (qui serait la
condition longitudinale d’une « sortie du nihilisme ») concerne-t-elle d’une

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part l’héritage et la transmission de la pluralité des langues, d’autre part la tra-
duction de la Bible dans les langues profanes ? La réponse à cette question
suppose qu’on comprenne deux choses : d’abord ce qui est advenu (et ce qui
advient encore) à chacune d’elles dans et par la traduction (à commencer par
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celle de la Bible), ensuite les ressources spécifiques que l’invention de la singu-


larité puise dans ces mêmes langues. 1) De la traduction interlinguistique, il
faut dire d’abord qu’elle constitue une part incontournable de leur passé. Dans
les langues dont nous héritons, il y a toujours eu déjà quelque chose de traduit.
C’est pourquoi rien n’est plus illusoire que de vouloir les indexer à une identité
nationale close sur elle-même et hermétique à toute provenance extérieure.
Seul un « fol égoïsme » pourrait y prétendre, rappelle Rosenzweig. Mais, pour
autant, toutes les choses traduites ne se valent pas. Rien ne serait plus contraire
à la vie des langues, réducteur et simpliste, que de supposer leur équivalence.
Au contraire, l’histoire de chacune d’elles est faite de ces moments d’exception
où, par le biais d’une œuvre singulière, deux langues (et deux peuples) se ren-
contrent. Ce qui se produit alors, ce sont des « noces saintes », explique l’au-
teur de « L’écriture et Luther ». Il ne s’agit pas toujours de la première traduc-
tion (et sans doute pas de la dernière) de l’œuvre en question, mais de celle
grâce à laquelle une génération, en s’appropriant le livre, accomplit le pas qui la
sort hors d’elle-même et dont elle pourra transmettre la trace aux générations
futures. Voilà l’essentiel qui défait toute appropriation nationale (ou nationa-
liste) de la langue : lorsque nous héritons d’une langue, c’est aussi la mémoire
de cette « heure historique absolument unique » qui nous est transmise, quand
bien même nous n’en aurions pas toujours conscience. Même ce que nous
considérons (et célébrons) comme l’expression la plus classique (la plus
« pure ») d’une langue donnée – par exemple, celle de Gœthe, pour l’alle-
mand – est tributaire (comme tout classicisme) d’une telle heure2.
« Puis a lieu un jour le miracle des noces de l’esprit de chacune des deux lan-
gues. Il n’a pas lieu dans l’improvisation. Ce n’est que lorsque le peuple récepteur,
par aspiration propre et se déclarant de sa propre initiative, va au-devant du batte-
ment d’aile de l’œuvre étrangère (...), c’est alors seulement que vient le temps d’un
1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 56 ; GS, III, p. 749.
2. Cf. F. Rosenzweig, « Comment la Bible hébraïque a directement influencé la langue
de Gœthe », dans EV, op. cit., p. 83-86 ; GS, III, p. 773-775 : « Seule la Bible de Luther rendit
possible la renaissance de notre langue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ».
238 Marc Crépon

tel hieros gamos, de telles Noces saintes. (...) Ce pas extraordinaire dans la réunion de
la Babel des peuples, on ne le doit pas à tel ou tel traducteur en particulier. Il est
bien plutôt ce fruit que la vie du peuple a porté à maturation, dans la constellation
d’une heure historique absolument unique. Ce pas ne peut donc être répété. »1
Mais alors, si tel est le lien entre l’héritage de la pluralité des langues et la
traduction, qu’est-ce qui fait la singularité de celle de la Bible ? En quoi la
Bible de Luther a-t-elle pu constituer (et reste-t-elle encore dans la mémoire
du peuple) cette « heure historique absolument unique » ? Cela tient,
explique Rosenzweig, à la façon dont Luther a traduit. En règle générale, il
se soumit à la langue de ses lecteurs, il privilégia le mouvement qui rend l’o-

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riginal disponible pour ceux auxquels la traduction se destine. Il n’eut
d’autre objectif que de rendre le livre sacré accessible au plus grand nombre
dans l’autre langue ou encore dans la langue des autres. Et pourtant, comme
toute règle, celle-ci connut des exceptions – et ce sont elles qui comptent et
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qui pèsent de tout leur poids dans l’histoire, spirituelle et affective, de la


langue. Il arriva, voilà ce qui nous est transmis – il arriva qu’il éprouve « la
nécessité de laisser du jeu à la langue hébraïque en allemand »2. Dans les
textes de l’auteur de L’Étoile de la Rédemption consacrés à la relation entre les
deux langues (la langue sacrée et une langue profane), l’expression, qui est
de Luther, est récurrente. Elle dit que, si cette traduction de la Bible (et
aucune autre) a pu constituer une « heure absolument unique », c’est, d’a-
bord et avant tout, en vertu des fulgurances de ce libre jeu.
2) Toute la question alors est de savoir quand et pour quelles raisons sa
nécessité s’imposait. C’est là sans doute le point le plus décisif de l’essai de
Rosenzweig – celui qui donne à ses réflexions sur la traduction de la Bible une
portée que peu de textes consacrés au langage auront atteinte. Il y va, en effet,
de ce qui « plie » la langue à une demande (une prière), toujours singulière, d’enseigne-
ment et de consolation. Tout ce que nous avons dit plus haut de l’impossible
nécessité pour la langue de répondre d’une double singularité y gagne le sens
de son injonction. Nous n’héritons pas des langues pour satisfaire les besoins
de la communication (du moins pas essentiellement ni premièrement), mais
pour « être enseignés » ou enseigner nous-mêmes et pour être consolés ou
consoler à notre tour. Tout ce qui renvoyait aux besoins les plus courants de
l’existence, la langue allemande pouvait y pourvoir. Mais dès lors qu’il était
question de ce qui touche à l’essentiel – c’est-à-dire au besoin de savoir et à la
détresse – le mouvement de la traduction devait s’inverser et c’est l’autre langue
(la langue d’origine, la langue sacrée, cette langue chargée de mots bourrés de
sens, comme Scholem allait dire) qui devait prendre le pas.
Mais où commence donc, du point de vue de Luther, la nécessité de
« laisser du jeu à la langue hébraïque » en allemand ? Là où ce qui est dit
importe au plus haut point, s’adresse à nous tout entiers, à notre « cons-
cience », là où donc, pour lui, pour le chrétien vivant, le chrétien aujourd’hui,

1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 63 ; GS, III, p. 755-756.
2. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 59 ; GS, III, p. 752.
L’héritage des langues 239

l’Écriture est verbe du Dieu qui vit et l’interpelle aujourd’hui, vivant ensei-
gnement, vivante consolation1.
Sans doute ! Nous comprenons aisément comment cet héritage s’impose
comme une évidence aux yeux, à l’ouïe et à la bouche des croyants. Mais
qu’en est-il des autres – qu’en est-il de ceux qui ne croient pas (ou plus) ? En
quoi une telle transmission pourrait-elle les concerner ? N’est-ce pas précisé-
ment l’inverse que la sécularisation de l’hébreu tente d’accréditer, l’épuration
d’une langue également destinée à ceux qui ont la foi et à ceux qui ne l’ont
pas ? Cela veut-il dire alors que ces derniers n’ont besoin ni d’enseignement
ni de consolation, ou qu’ils les trouvent ailleurs ? Qu’est-ce que la Bible, les

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effets de sa traduction dans et sur la langue signifient pour eux ? Rien ? Depuis
le début de ses réflexions autour et à partir des textes de Rosenzweig consa-
crés aux langues, le nihilisme, dont Nietzsche déjà repérait les symptômes les
plus probants dans le rapport aux langues (et notamment dans leurs appro-
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priations nationales) – le nihilisme est l’horizon. Nous sommes en quête de


ce qui pourrait ouvrir la possibilité d’un sens pour notre rapport au langage.
Cet appel du sens se fait d’autant plus entendre que le Livre sacré ne s’impose
pas avec le secours de son Église. Comment, dans ses conditions, la Bible
nous parle-t-elle ? L’un des traits les plus significatifs de « L’écriture et
Luther » est de tenter d’apporter une réponse à cette question en faisant fond
sur le pouvoir magique des noms : la magie irruptive de leur enseignement et
de leur consolation en temps de détresse. Ce qui est en jeu, autrement dit,
c’est la possibilité pour cette magie d’être à nouveau « parlante », à rebours de
toute révérence convenue envers une traduction des Écritures, devenue patri-
moine national culturel – c’est la chance qu’elle ne se laisse pas enfermer dans
« le vaisseau consacré d’une Église » ni « le sanctuaire qu’est la langue d’un
peuple », échappant alors à la satisfaction de ses prétendus propriétaires.
C’est ainsi que se fait entendre l’appel d’une nouvelle traduction :
« N’est-il pas clair que, sur le fond d’une telle foi, l’Écriture doit être lue autre-
ment, donc aussi transmise autrement que Luther la lut et la transmit, ce sol qui ins-
pira à Luther de laisser de temps à autre son jeu à la langue hébraïque et d’élargir la
langue allemande jusqu’à ce qu’elle se plie aux mots hébreux, là nommément où il y
allait de l’ “enseignement” et de la “consolation” de notre conscience, ce sol, à nous
qui ne savons pas de quel mot nous viendront le flot de l’enseignement et la conso-
lation et qui croyons que les sources cachées de l’enseignement et de la consolation
peuvent un jour jaillir de chaque mot de ce livre, ce fond ne doit-il pas nous plier à
une nouvelle déférence vis-à-vis du verbe ? Une déférence qui, nécessairement,
renouvellera aussi notre lecture, notre compréhension et donc nos traductions ? »2

Tout langage est traduction – mais traduire veut dire aussi reprendre et
poursuivre la tâche qui consiste à entretenir (comme on entretient une
flamme) le pouvoir magique des noms. Comme Benjamin, dont les analyses
sont souvent proches des siennes, c’est dans des écrits accompagnant ou pré-

1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 59 ; GS, III, p. 752.
2. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 69 ; GS, III, p. 761.
240 Marc Crépon

façant son travail de traducteur que Rosenzweig en expose la théorie. Qu’il


s’agisse de la Bible ou des écrits de Jehuda Halevi, ils ont pour fil conducteur
commun de récuser toute pensée et toute pratique de la traduction qui la
comprendraient comme assimilation et adaptation. Assimiler ou adapter, cela
veut dire forcément niveler, réduire ce qui sépare les langues (mais aussi ce
qui les rassemble, ce qui les lie les unes aux autres) à rien – s’accommoder de
leur étrangeté pour les besoins superficiels de la communication. Mais c’est
tout l’inverse qui nous est nécessaire. Notre demande d’enseignement et de
consolation se ressource à mesure que nous trouvons dans les mots le
secours que ce besoin épuise. Nous devons traverser la différence des lan-

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gues, parce que c’est le seul moyen que nous ayons d’arracher les mots à leurs
surfaces et de leur redonner leur pouvoir. Ce que nous découvrons alors, ce
n’est ni plus ni moins que l’unité de tout langage humain – nous découvrons
que les langues valent mieux que les intérêts et les calculs auxquels nous les
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faisons servir. Que valent-elles ? Que vaut leur différence ? Avant tout ceci.
En plongeant « jusqu’au plan des racines des mots, et dans une couche
encore plus profonde, celle du sens radical, celle du sens charnel »1 – ce que
toute traduction exige –, il apparaît qu’elles participent toutes (c’est leur
unité) d’un même entretien qui se relaie de l’une à l’autre : l’entretien de l’hu-
manité avec elle-même. Pourquoi héritons-nous des langues, pourquoi lire et
pourquoi écrire ? Parce qu’il n’est pas d’invention ni de partage de la singula-
rité hors de cet entretien infini. Avec la Bible, écrit Rosenzweig, « l’humanité
a entamé ses entretiens » (ce qui ne veut pas dire que nous sachions quand
tout cela a commencé) – des entretiens dont la poursuite aura été ponctuée de
traductions. Nous savons que rien n’est plus fragile et exposé, nous ne pou-
vons ignorer (aujourd’hui moins que jamais) que les forces (politiques, reli-
gieuses, industrielles et autres) qui travaillent à son interruption sont indéfini-
ment reproductibles – mais nous savons aussi (c’est notre foi, dirait
Rosenzweig) que nous ne nous inventons pas dans le temps, de générations
en générations, autrement – et que nous n’avons rien de mieux à nous trans-
mettre les uns aux autres, d’une langue à l’autre :
« Je le disais en commençant, tout langage est traduction. Avec ce livre, l’huma-
nité a entamé ses entretiens. En eux, entre l’adresse et la réplique, s’étendent des
moitiés de millénaires, des millénaires entiers. (...) À chaque fois, avant tout nouvel
épisode de l’entretien, il y a une traduction. La traduction dans la langue de la tra-
gédie, la traduction dans la langue du Corpus Juris, la traduction dans la langue de La
phénoménologie de l’esprit. À quand la fin de l’entretien ? Aucun homme ne le sait ; nul
n’a jamais su non plus quand il commença. Aucun homme ne peut donc non plus y
mettre fin par volonté de s’opposer, par la forfanterie d’en savoir plus ni la préten-
tion de sagesse, mais seulement la volonté, le savoir, la sagesse de celui qui l’initia. »2
Marc CRÉPON,
CNRS, Archives Husserl.

1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 81 ; GS, III, p. 771.
2. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 81-82 ; GS, III, p. 771-772.

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