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Marc Crépon
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ISSN 0014-2166
ISBN 9782130572732
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http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2009-2-page-229.htm
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Il n’est pas de pensée des langues (de chacune singulièrement autant que
de leur pluralité) qui ne doive affronter l’épreuve du nihilisme. S’il est vrai
que celui-ci fait toujours profession et prophétie d’une équivalence généralisée
– qu’il en assume donc conjointement la déclaration et la praxis –, tout dis-
cours, toute législation, toute institution qui ont les langues pour objet
menacent de s’abîmer dans une telle équivalence. Deux formes au moins
peuvent en être identifiées : 1) La première soumet l’évaluation de ses
usages au régime du nombre. Tout se vaut sans doute, mais ce qui permet à
la plus grande majorité de se comprendre et de communiquer vaut davan-
tage encore. À l’inverse, ce qui semble réservé à une minorité (quelque nom
qu’on lui donne), en tant qu’il résiste par nature à une compréhension et une
communication immédiates, peut être tenu pour quantité négligeable. Tout
se vaut, parce que rien d’autre ne vaut que l’extension de l’usage. D’un tel
dogme, nous connaissons au moins trois conséquences. La première est que
les langues (la langue dite « maternelle » comme les langues dites « étran-
gères ») doivent être enseignées en vue de leur utilisation la plus communica-
tive et la plus contemporaine. Elle soumet leur apprentissage, à rebours de
tout héritage, aux impératifs du « présent » et à un calcul de l’avenir qui ont
en commun de devoir s’affranchir du passé. La deuxième est que ces mêmes
langues valent la peine d’être apprises (et enseignées) à proportion du
nombre de leurs locuteurs. La troisième, enfin, impose que ne soit accueilli
et diffusé (rendu visible et audible) par les moyens de diffusion et de com-
munication destinés au public rien d’autre que des pratiques de la langue sup-
posées accessibles à la majorité. 2) La seconde forme d’équivalence dont le
spectre du nihilisme hante toute pensée et toute pratique des langues est
celui de leur appropriation et de leur instrumentalisation « nationales ». Dès
lors que la langue vaut comme la propriété, à parts égales, de tous les mem-
bres d’une même communauté, elle constitue leur patrimoine commun. Rien
d’autre alors ne vaut que ce qui s’est déjà sédimenté dans la langue que
Les Études philosophiques, no 2/2009, p. 229-240
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chacun peut visiter comme on visite un musée, avec cette forme de passivité
qui s’attache d’autant plus à la propriété du passé qu’elle se détourne de
l’avenir : une langue, autrement dit, qui n’exige rien de personne.
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d’ancrage de toute leur réflexion sur le langage : celle qui met sur le même plan
l’hébreu et les autres langues. S’il est vrai que rien ne leur fut moins étranger
que la question du nihilisme, ni l’un ni l’autre n’abordèrent cette question,
dans sa dimension langagière la plus éruptive, indépendamment du pro-
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blème que leur posait l’héritage différencié de la « langue sacrée » et des « lan-
gues profanes » – abstraction faite, donc, de ce que pouvait et de ce que
devait être la relation au passé autant qu’à l’avenir de chacune d’elles, dans
un présent qui faisait (et fait encore) de cette relation un enjeu politique
décisif. Avec la hantise du rien et du néant (le rien et le néant du nihilisme), ils
avaient conscience, en effet, qu’il y va toujours de la possibilité ou de
l’impossibilité d’une transmission. Être entré dans le temps du « nihilisme », cela
signifiait pour eux appartenir à un temps où il était devenu légitime de se
demander s’il y avait encore quoi que ce soit à transmettre dès lors que tout
était équivalent ou que plus rien ne valait (ce qui revenait au même). D’où la
question, dont on tentera ici de reprendre et d’actualiser le fil : qu’est-ce qui
pourrait ou devrait se transmettre encore à nous dans l’héritage des langues ?
Que signifient dans ce cas « transmettre » et « hériter » ? En quoi est-ce diffé-
rent selon qu’il s’agit d’une langue singulière (sacrée) et/ou de leur pluralité
(profane) ? Et, pour finir, qui désigne ce « nous » – qui est concerné par cette
différence ?
La force des réflexions de Rosenzweig sur les langues qui se déploient
entre les analyses que leur consacre L’Étoile de la Rédemption, les multiples
essais qui ont accompagné sa traduction de la Bible, en collaboration avec
Buber, l’organisation de l’enseignement du Lehrhaus et enfin son observa-
tion critique des engagements intellectuels et politiques du sionisme – la
force de ses réflexions, donc, est qu’elles conjoignent chacune des trois
équivalences précédemment identifiées. À propos de l’hébreu (nous verrons
plus loin ce qu’il en est des autres langues), elles récusent à la fois sa réduc-
tion à l’état de langue usuelle de la communication, sa nationalisation (qui
revient toujours au même qu’une instrumentalisation politique) et, du même
coup, sa confusion avec une langue profane qui ne garderait plus rien de sa
sainteté. C’est ce que met en perspective, avec une particulière acuité, un
court texte de 1925 intitulé « Néo-hébreu (Neuhebräisch) ? » qui se présente
comme la critique d’une traduction de l’Éthique de Spinoza en hébreu. Toute
la difficulté provient de la tension entre deux thèses contradictoires. La pre-
L’héritage des langues 231
mière appelle l’hébreu à devenir « la langue parlée d’un peuple pareil à tous
les autres peuples »1 – et, à ce titre, elle engage les Juifs de Palestine à l’a-
dopter comme une langue « nouvelle » et à l’adapter aux exigences
modernes de la communication en l’affranchissant de toute dette envers son
passé. La seconde rappelle, à l’opposé, que l’hébreu est (qu’il s’hérite et se
transmet comme) « la langue sainte du peuple saint »2. Face à une telle opposi-
tion, la stratégie de Rosenzweig consiste à montrer trois choses qui dépla-
cent du tout au tout les attendus de l’analyse. La première est que l’opposi-
tion entre langue sainte et langue « populaire » est factice et arbitraire. Il n’est
pas nécessaire d’adapter l’hébreu aux « besoins » expressifs du peuple, car la
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langue sainte porte déjà en elle la mémoire d’un parler populaire et elle n’a
jamais cessé d’être une langue vivante. La coupure, ainsi, procède toujours
déjà d’une construction imaginaire – sinon politique.
Constamment, et pas seulement aux temps de Moïse et d’Isaïe, ont
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afflué vers elle – elle la langue sainte, la langue de Dieu – des forces de
renouvellement provenant de la langue parlée, des langues parlées de
l’homme. En d’autres termes : en dépit de sa sainteté, l’hébreu ne s’est
jamais figé en allégorie, bien plutôt est-il toujours resté vivant3.
Pour autant, cela ne signifie pas que la langue est l’émanation d’un
peuple singulier – et l’on ne doit pas se méprendre sur la nature de la relation
entre la « langue sainte » et le « peuple éternel ». Elle ne signifie pas que la
première est l’expression naturelle du génie ou de l’esprit du second. Dans
son court essai, Rosenzweig n’a de cesse de rappeler ce que la langue doit à
son histoire – c’est-à-dire à l’ensemble des échanges qui l’ont mise en
contact avec d’autres langues, comme, par exemple, ainsi qu’il le précise, « la
langue des armées et des tribunaux romains et celle des maîtres et des sujets
du nouvel Empire perse, puis l’arabe des médecins et philosophes de
l’Islam », mais aussi « les langues de l’Europe, ainsi qu’elles s’épanouirent en
organismes autonomes sous les ombrages de la latinité de l’Église univer-
selle »4. Ainsi l’hébreu ne se laisse-t-il reconduire à ni replier sur aucun
centre. Tel est, au demeurant, le principal reproche que Rosenzweig adresse
à sa nationalisation. Car c’est toujours ainsi qu’opère l’instrumentalisation
« nationaliste » ou « appropriante » de la langue, quelle qu’elle soit. Elle
centralise – elle érige le centre en norme et référence, alors même que la vie
des langues procède de la périphérie.
Nul besoin, pour que l’hébreu soit une langue vivante, d’imaginer un
État, dont on en ferait la « langue nationale » – à plus forte raison si cela
revient à ôter à la langue ce qui fait sa vie propre, en la purifiant de ce qui
1. F. Rosenzweig, « Néohébreu ? », trad. franç. par J.-L. Evard, dans L’Écriture, le verbe et
autres essais, Paris, PUF, 1998, p. 26 (désormais EV) ; « Neuhebräisch ? », dans Der Mensch und
sein Werk, Gesammelte Schriften, t. III : Zweistromland, kleinere Schriften zu Glauben und Denken, Dor-
drecht, Martinus Nijhoff Publishers, 1984 (désormais GS, III), p. 725.
2. Ibid.
3. F. Rosenzweig, « Néohébreu ? », EV, p. 26 ; GS, III, p. 725.
4. F. Rosenzweig, « Néohébreu ? », EV, p. 27 ; GS, III, p. 725.
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se perdre »1.
D’où le sens ouvert de l’héritage de la langue hébraïque. Il est à la
mesure de cette éternité – ce « Ne pas pouvoir mourir, ne pas vouloir
mourir, ne pas avoir le droit de mourir »2 – qui la distingue, aux yeux de
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II
À ce texte fait écho, au moins de façon implicite, une lettre que Scholem
adressa à Rosenzweig à la fin de 1926 (quelques mois à peine, donc, après la
publication de « Néohébreu ? »), à propos de la sécularisation de la langue
hébraïque. Cette lettre, comme l’on sait, a fait l’objet de deux commentaires
magistraux : celui de Stéphane Mosès (qui l’a par ailleurs traduite) dans L’ange
de l’histoire 4 et celui de Derrida dans un texte intitulé « Les yeux de la langue » 5.
À défaut d’en restituer toute la richesse, on retiendra ici deux points, dans le
prolongement des analyses qui précèdent. Le premier concerne le nihilisme ;
le second, la transmission ou le passage de la langue d’une génération à
l’autre. Relevant plus haut les différentes formes d’équivalence qui, du point
de vue des langues, définissent le nihilisme, nous avons souligné que la pre-
mière d’entre elles consiste dans l’arasement ou l’égalisation de toutes les
formes d’expression, la neutralisation de tout ce qui, dans la langue, échappe
à son adaptation aux besoins de la communication la plus usuelle. Le nihi-
lisme revient toujours à considérer, d’une façon ou d’une autre, que les mots
ne servent à rien d’autre qu’à communiquer. Dans son analyse dramatique de
la sécularisation de l’hébreu, le spectre de ce nivellement (qui est toujours un
fantasme) sert de fil conducteur à Scholem. Il implique, en effet, de la façon la
plus volontaire, que les mots de la langue peuvent être repris indépendam-
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ment de la charge de sens qui leur vient de leur passé – c’est-à-dire de la tradi-
tion. Cette abstraction, cette mise à l’écart, cette mise entre parenthèses de
tout ce qui s’est sédimenté dans la langue et qui reste vivant, c’est ce que
signifie le mot « actualisation ». Actualiser la langue, au titre de sa renaissance
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1. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », traduit par Stéphane Mosès, dans L’ange de l’his-
toire, Paris, Le Seuil, 1992, p. 239.
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ceux-là rien n’interdit qu’ils deviennent autrement captifs de la magie des
noms, pour peu que telle force (religieuse, politique ou autre) décide de s’en
emparer.
C’est alors que la question du nihilisme rejoint celle de la transmission et
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1. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », op. cit., p. 239.
2. Ibid.
3. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », op. cit., p. 240.
4. Je souligne, à chaque fois, « nos enfants ». On se souviendra que c’est aussi au soin
des enfants qu’en appelle Rosenzweig dans l’ébauche d’un texte (daté de 1921) recueilli sous
l’intitulé « De l’esprit de la langue hébraïque » : « Pour vous-mêmes et vos enfants, tenez-vous
fermement aux réservoirs de ces forces [celles de l’hébreu], ne laissez pas la langue expirer au
milieu de vous – pour qu’il n’expire pas en elle, l’esprit de la langue hébraïque » (EV, p. 22 ;
GS, III, p. 721). Derrida commente en ces termes : « Les enfants sont des innocents parce
qu’ils n’ont pas encore parlé (infantes) au moment où la langue a déjà contracté pour eux la
dette. Ils ne choisissent pas leur langue et deviennent sujets de la langue après, depuis cette
dette, comme coupables avant la lettre, archi-coupables », dans Les yeux de la langue, op. cit.,
p. 483.
5. Gershom Scholem, « À propos de notre langue. Une confession. Pour Franz Rosenz-
weig. À l’occasion du 26 décembre 1926 », op. cit., p. 241.
L’héritage des langues 235
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qu’ils « hantent nos phrases »), ils ne peuvent être laissés à la merci de ceux
qui s’imaginent, à la légère, qu’il est aisé et sans conséquence de les faire
parler.
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III
Tout cela vaut de l’hébreu et pour l’hébreu. Les risques sont d’autant
plus grands que les noms sont ceux d’une langue, rappelle Scholem, au cœur
de laquelle « nous ne cessons d’évoquer Dieu de mille façons – le faisant
revenir ainsi, en quelque sorte dans la réalité de notre vie »1. Tout ce qui,
dans le texte de Scholem, relève de la vengeance de la langue, de son retour-
nement contre ceux qui la profanent en la parlant, vient de ce qu’il s’agit de
la « langue sacrée ». Mais est-ce pour autant que rien de ce qui est dit ici de la
transmission et de l’héritage ne peut être retenu à propos des langues pro-
fanes ? L’hypothèse qu’on tentera de développer, dans les pages qui suivent,
est que, au moins pour Rosenzweig, il n’en est rien. Sans doute, tout sépare,
dans L’Étoile de la Rédemption, la première (éternelle et inappropriable) des
secondes (mortelles et concurrentes)2. Mais la réponse n’est pas univoque.
Elle ne saurait se penser, en effet, indépendamment d’un livre (la Bible) et
du destin de ses traductions.
La question qui nous guide, en effet, est : « Comment hérite-t-on des
langues ? » – non pas d’une langue en particulier, fût-elle sacrée, mais de leur
pluralité, c’est-à-dire de ce qui se passe entre elles et arrive de l’une à l’autre.
C’est pourquoi le problème de l’héritage (ou de la transmission) est aussi et
en même temps (indissociablement) celui de la traduction. De cet entrecroi-
sement, on peut dire que peu de penseurs au XXe siècle auront mesuré la gra-
vité des enjeux autant que Rosenzweig. Non seulement parce qu’il aura,
1. Ibid.
2. Voir, à ce sujet, les pages (qui vaudraient à elles seules une longue étude) que Rosenz-
weig consacre à la « langue sainte », dans le premier livre ( « Le feu ou la vie éternelle » ) de la
troisième partie de L’Étoile de la Rédemption ( « La figure ou le sur-monde éternel » ), trad.
franç. de A. Derczanski et J.-L. Schlegel, revue par J.-L. Schlegel, avec une préface de
Stéphane Mosès, Paris, Le Seuil, 2003, p. 420-422. Voir également le commentaire qu’en a
donné Derrida dans Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 92-100.
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comme on sait, traduit la Bible en allemand avec Buber, de même que les
hymnes et les poèmes de Jehuda Halevi, mais aussi parce que toute sa
conception du langage est portée par une pensée de la traduction.
Qui parle traduit, allant de son point de vue vers ce qu’il escompte que
l’autre entend, et pas quelque autre en général qui ne serait pas là, sur place,
mais : celui-là très précisément qu’il voit devant lui et qui, selon les cas, lève
ou baisse les yeux. Qui entend traduit des paroles qui résonnent à son ouïe
– pour le dire concrètement, donc : en la langue de sa propre bouche.
Chacun a sa langue à soi. Ou, plutôt : chacun aurait sa langue à soi s’il y avait
véritablement un langage monologique (comme le revendiquent pour leur
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compte les logiciens, ces monologiciens qui voudraient bien l’être) et si tout
langage n’était pas déjà langage dialogique et ainsi traduction en acte1.
Toute parole est traduction, de celui qui parle vers celui qui l’écoute et
de celui qui entend en réponse à son adresse – ainsi que Derrida le rappel-
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1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 55-56 ; GS, III, p. 749.
2. Cf. J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.
L’héritage des langues 237
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part l’héritage et la transmission de la pluralité des langues, d’autre part la tra-
duction de la Bible dans les langues profanes ? La réponse à cette question
suppose qu’on comprenne deux choses : d’abord ce qui est advenu (et ce qui
advient encore) à chacune d’elles dans et par la traduction (à commencer par
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tel hieros gamos, de telles Noces saintes. (...) Ce pas extraordinaire dans la réunion de
la Babel des peuples, on ne le doit pas à tel ou tel traducteur en particulier. Il est
bien plutôt ce fruit que la vie du peuple a porté à maturation, dans la constellation
d’une heure historique absolument unique. Ce pas ne peut donc être répété. »1
Mais alors, si tel est le lien entre l’héritage de la pluralité des langues et la
traduction, qu’est-ce qui fait la singularité de celle de la Bible ? En quoi la
Bible de Luther a-t-elle pu constituer (et reste-t-elle encore dans la mémoire
du peuple) cette « heure historique absolument unique » ? Cela tient,
explique Rosenzweig, à la façon dont Luther a traduit. En règle générale, il
se soumit à la langue de ses lecteurs, il privilégia le mouvement qui rend l’o-
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riginal disponible pour ceux auxquels la traduction se destine. Il n’eut
d’autre objectif que de rendre le livre sacré accessible au plus grand nombre
dans l’autre langue ou encore dans la langue des autres. Et pourtant, comme
toute règle, celle-ci connut des exceptions – et ce sont elles qui comptent et
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1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 63 ; GS, III, p. 755-756.
2. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 59 ; GS, III, p. 752.
L’héritage des langues 239
l’Écriture est verbe du Dieu qui vit et l’interpelle aujourd’hui, vivant ensei-
gnement, vivante consolation1.
Sans doute ! Nous comprenons aisément comment cet héritage s’impose
comme une évidence aux yeux, à l’ouïe et à la bouche des croyants. Mais
qu’en est-il des autres – qu’en est-il de ceux qui ne croient pas (ou plus) ? En
quoi une telle transmission pourrait-elle les concerner ? N’est-ce pas précisé-
ment l’inverse que la sécularisation de l’hébreu tente d’accréditer, l’épuration
d’une langue également destinée à ceux qui ont la foi et à ceux qui ne l’ont
pas ? Cela veut-il dire alors que ces derniers n’ont besoin ni d’enseignement
ni de consolation, ou qu’ils les trouvent ailleurs ? Qu’est-ce que la Bible, les
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effets de sa traduction dans et sur la langue signifient pour eux ? Rien ? Depuis
le début de ses réflexions autour et à partir des textes de Rosenzweig consa-
crés aux langues, le nihilisme, dont Nietzsche déjà repérait les symptômes les
plus probants dans le rapport aux langues (et notamment dans leurs appro-
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Tout langage est traduction – mais traduire veut dire aussi reprendre et
poursuivre la tâche qui consiste à entretenir (comme on entretient une
flamme) le pouvoir magique des noms. Comme Benjamin, dont les analyses
sont souvent proches des siennes, c’est dans des écrits accompagnant ou pré-
1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 59 ; GS, III, p. 752.
2. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 69 ; GS, III, p. 761.
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gues, parce que c’est le seul moyen que nous ayons d’arracher les mots à leurs
surfaces et de leur redonner leur pouvoir. Ce que nous découvrons alors, ce
n’est ni plus ni moins que l’unité de tout langage humain – nous découvrons
que les langues valent mieux que les intérêts et les calculs auxquels nous les
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faisons servir. Que valent-elles ? Que vaut leur différence ? Avant tout ceci.
En plongeant « jusqu’au plan des racines des mots, et dans une couche
encore plus profonde, celle du sens radical, celle du sens charnel »1 – ce que
toute traduction exige –, il apparaît qu’elles participent toutes (c’est leur
unité) d’un même entretien qui se relaie de l’une à l’autre : l’entretien de l’hu-
manité avec elle-même. Pourquoi héritons-nous des langues, pourquoi lire et
pourquoi écrire ? Parce qu’il n’est pas d’invention ni de partage de la singula-
rité hors de cet entretien infini. Avec la Bible, écrit Rosenzweig, « l’humanité
a entamé ses entretiens » (ce qui ne veut pas dire que nous sachions quand
tout cela a commencé) – des entretiens dont la poursuite aura été ponctuée de
traductions. Nous savons que rien n’est plus fragile et exposé, nous ne pou-
vons ignorer (aujourd’hui moins que jamais) que les forces (politiques, reli-
gieuses, industrielles et autres) qui travaillent à son interruption sont indéfini-
ment reproductibles – mais nous savons aussi (c’est notre foi, dirait
Rosenzweig) que nous ne nous inventons pas dans le temps, de générations
en générations, autrement – et que nous n’avons rien de mieux à nous trans-
mettre les uns aux autres, d’une langue à l’autre :
« Je le disais en commençant, tout langage est traduction. Avec ce livre, l’huma-
nité a entamé ses entretiens. En eux, entre l’adresse et la réplique, s’étendent des
moitiés de millénaires, des millénaires entiers. (...) À chaque fois, avant tout nouvel
épisode de l’entretien, il y a une traduction. La traduction dans la langue de la tra-
gédie, la traduction dans la langue du Corpus Juris, la traduction dans la langue de La
phénoménologie de l’esprit. À quand la fin de l’entretien ? Aucun homme ne le sait ; nul
n’a jamais su non plus quand il commença. Aucun homme ne peut donc non plus y
mettre fin par volonté de s’opposer, par la forfanterie d’en savoir plus ni la préten-
tion de sagesse, mais seulement la volonté, le savoir, la sagesse de celui qui l’initia. »2
Marc CRÉPON,
CNRS, Archives Husserl.
1. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 81 ; GS, III, p. 771.
2. F. Rosenzweig, « L’écriture et Luther », dans EV, op. cit., p. 81-82 ; GS, III, p. 771-772.