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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RMM&ID_NUMPUBLIE=RMM_034&ID_ARTICLE=RMM_034_0513
2003/4 - n° 40
ISSN 0035-1571 | ISBN 2-1305-4097-X | pages 513 à 528
1. Principes de la philosophie du droit, § 125, trad. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 203.
2. Op. cit., § 128, p. 205. Voir l’additif au § 127 dans la traduction de Derathé, Paris, Vrin, 1982,
p. 166.
3. KANT, Critique de la raison pratique, AK. V, 59 s.
4. Principes, § 108, Rq. Voir Encyclopédie (1830), § 503, Rq.
5. Voir Encyclopédie, § 503, Rq., dans Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin,
1988, p. 294 : « La subjectivité du vouloir dans lui-même est [un] but pour soi-même [Selbstzweck],
un moment absolument essentiel. » C’est pourquoi nous laisserons délibérément de côté le § 140
qui déploie les modalités bien connues de ce subjectivisme.
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6. Reste que la critique demeure radicale : parler de la moralité comme d’un point de vue serait
certes contradictoire chez Kant...
7. Voir Science de la logique. Doctrine du concept, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris,
Aubier, 1981, p. 359 : « L’objectivité, le sujet l’a ici revendiquée pour soi-même ; sa déterminité
dans soi est l’objectif [...]. Cette déterminité contenue dans le concept, égale à lui, et incluant dans
soi l’exigence de l’effectivité extérieure singulière est le Bien. »
8. Principes, § 128, p. 205.
9. Principes, § 130, p. 206.
10. KANT, op. cit., Ak. VIII, 378 s. ; FICHTE, op. cit., § 32, trad. P. Naulin, Paris, PUF, 1986,
p. 334 s.
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et que le droit n’est pas le Bien sans le bien-être, c’est reprendre structurellement
la problématique de la « Dialectique de la raison pratique pure » dans la
deuxième Critique, selon laquelle le bonheur sans la vertu et la vertu sans le
bonheur ne sont pas le souverain bien. Par cette allusion implicite, Hegel indique
donc le déplacement de la solution de la dialectique de la raison pratique dans
l’éthicité, c’est-à-dire, si l’on peut s’exprimer ainsi, la relève de la théologie
morale dans une nouvelle figure du théologico-politique : ce n’est plus Dieu
postulé qui opère la connexion synthétique de la vertu et du bonheur sous la
juridiction de la vertu, c’est l’État effectif qui réalise le « prodige » d’identifier
concrètement recherche du bien-être et volonté du substantiel 11.
Cette identité médiatisée est toutefois impossible au seul niveau de la Mora-
lité, et il nous faut préciser le statut de l’idée de Bien au plan où nous nous
situons ici. La volonté y prend cette fois explicitement pour objet le concept de
la volonté, c’est-à-dire la liberté 12. Le Bien est donc la « liberté réalisée 13 »,
l’objet de la volonté qui veut pour soi la volonté libre. Toutefois, si le Bien est
la liberté « réalisée [realisierte] », il n’est pas encore la liberté effective. C’est
ce qu’indique l’équivoque de l’équivalence téléologique qui fait du bien « la
fin ultime absolue du monde ». De fait, si, dans la Science de la logique, le
point de vue de l’idée absolue consiste à voir qu’il y a « concordance de l’être
et du devoir-être » tout en maintenant cette téléologie parce qu’il ne s’agit pas
d’une « concordance figée et dépourvue de tout processus 14 », l’idée de Bien
est caractérisée par une permanence du moment téléologique en tant que distinct
de l’effectivité. Partant, « si le Bien est aussi à nouveau fixé comme quelque
chose de fini [...] il ne peut pas non plus, nonobstant son infinité intérieure,
échapper au destin de la finité 15 ». Dans les termes des Principes, cette finité
réside dans le fait que le Bien est « l’idée qui est seulement en soi 16 », parce
que la volonté subjective est, pour soi, identique seulement en soi à l’universel,
la particularité demeurant face à l’universel dont elle sait qu’il est le sien sans
être posée par lui.
C’est ici que perce l’originalité des Principes. Alors que la sphère de la
moralité est celle de l’idée seulement en soi, dans la Science de la logique,
l’idée de Bien est « l’idée qui est seulement pour soi 17 ». Cette différence est
capitale car en déplaçant l’accent de cette finité, elle déplace la dialectique du
LA DIALECTIQUE DE LA CONSCIENCE-MORALE :
D E L A VO L O N T É S U B J E C T I V E À L A C E RT I T U D E D E S O I ( § 1 3 3 - 1 3 8 )
l’on doit agir et non pas un schème qui permette de déterminer ce que l’on doit
faire 42. D’où, pour ces deux (in)déterminations, une conséquence unique :
l’impossibilité de déterminer l’action morale.
Pour illustrer ce point, Hegel reprend implicitement l’exemple du dépôt déve-
loppé par Kant : si l’on considère la propriété comme une simple « détermina-
bilité isolée » ou « pensée formelle 43 », c’est-à-dire indépendamment de son
contenu (objectivation de la liberté dans les choses), la non-propriété, c’est-
à-dire le vol, est tout aussi non contradictoire que la propriété 44. Trois solutions
sont alors possibles : soit le sujet justifie n’importe quoi car, rien ne contredisant
le rien, aucun contenu ne contredit l’absence de contenu, donc aucun contenu
n’est mauvais ; soit le sujet s’abstient d’agir pour être certain de ne pas errer ;
soit le sujet reconnaît que l’impératif moral inconditionnel au plan formel est
lui-même conditionné quant à son contenu, de sorte que le point de vue moral
ne peut être élevé à l’absolu : « Si [Wenn] » le droit abstrait, qui lui-même ne
peut subsister sans l’éthicité, montre que la propriété doit être respectée parce
qu’elle est l’objectivation de la liberté, « alors [dann] 45 » seulement il est contra-
dictoire et mal de voler. Cette dernière solution est évidemment la bonne 46. Il
faut encore une fois noter qu’une partie de l’acquis kantien ne sera pas remise
en cause : l’action obligatoire est bien inconditionnelle parce que la liberté de
la volonté est à sa racine. Toutefois, cette inconditionnalité tire son contenu
d’une sphère qui n’est pas celle de la subjectivité morale : l’inconditionnel
formel moral est matériellement conditionné par l’éthicité, ou il n’est rien, ou
il est lui-même le masque du Mal ; la raison pratique pure ne peut être pratique
tout en se voulant pure de tout monde.
Reste que la « bonne » solution ne peut être retenue d’emblée, parce que le
point de vue moral entend d’abord se maintenir seul. Devant l’impossibilité de
demeurer face à l’universel abstrait et le refus temporaire de s’abandonner à
l’universel concret, le particulier va se développer avec l’apparition de la
« conscience-morale [Gewissen] ». De fait, alors que l’idée concrète du Bien
serait l’identité en et pour soi du concept de volonté et de la volonté particulière,
de sorte que la particularité dont l’action a besoin (contenu) serait posée par le
concept de la volonté lui-même, l’idée n’est ici qu’abstraite et elle ne peut se
poser elle-même dans la particularité, de sorte que celle-ci (le contenu) « tombe
42. Ibid.
43. Phénoménologie, t. 1, p. 349 s. Voir Critique de la raison pratique, Ak. V, 27.
44. Sans qu’il soit possible de discuter ici l’interprétation hégélienne du formalisme, on notera
le déplacement que Hegel fait subir à l’exemple : chez Kant, le nerf n’en est pas le concept de
propriété mais la promesse (de restitution) contenue dans l’acceptation du dépôt.
45. Principes, § 135, Rq., p. 211, nous soulignons.
46. Voir Principes, § 144.
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D E L A C E RT I T U D E D E S O I
À L ’ I N C E RT I T U D E D U B I E N E T D U M A L ( § 1 3 9 )
Le point d’arrivée de la section sur le Bien est le Mal. Non pas, comme on
a pu le croire, que le Bien se renverse directement en Mal, que vouloir faire
le Bien soit nécessairement faire le mal ou que Bien et Mal soient relatifs. Il
s’agit en fait de montrer que le principe de la subjectivité morale élevé à
l’absolu conduit à faire indistinctement le Bien ou le Mal, et ce parce que la
conscience-morale formelle s’avère impuissante à délivrer le critère authen-
tique de leur distinction, distinction qui devient donc incertaine dans l’élément
établit] si elle est véritable ou non, et l’invocation exclusive de son soi est immédiatement opposée
à ce qu’elle veut être [:] la règle d’un mode d’action universel ayant validité en soi et pour soi,
rationnel. »
52. Principes, § 138, p. 213.
53. La conséquence reste radicale : la conscience-morale formelle qui se sépare du contenu
objectif et entend le déterminer absolument par elle seule est à l’État ce que l’opinion est à la
science (Principes, § 132, Rq., p. 207). Par suite, « ce droit au discernement du Bien est distinct
du droit au discernement en ce qui regarde l’action en tant que telle » : le droit de discerner par
soi si le légal est bien ou mal n’est pas le droit de faire l’illégal sous prétexte de moralité ; le sujet
a seulement le droit absolu de n’en penser pas moins, sachant d’ailleurs que c’est là le signe qu’il
pense moins le droit. La pertinence totale de ce point de vue est historiquement située dans le
passé, lorsque la forme advenue de la liberté ne satisfaisait plus le concept de liberté (Principes,
§ 138, Rq., p. 214).
54. Principes, § 137, Rq., p. 213.
55. Principes, §138, p. 213.
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tant qu’elle réside dans la décision absurde mais constante du libre arbitre de
nier la liberté de la volonté, si bien qu’elle se situe dans « la liberté qui constitue
le mystère comme tel 62 ». D’où, chez Kant, le recours au symbole religieux du
serpent séducteur qui implique l’extériorité symbolique de principe du Mal au
Bien et ménage les conditions de l’espérance.
Il est clair cependant que Hegel ne saurait accepter ni cette incompréhensi-
bilité principielle, ni le recours au symbole comme ultime, ni l’extériorité d’un
principe de séduction (même seulement symbolique) 63. Mais l’expression kan-
tienne de « mystère » est à double tranchant, tant il est vrai que ce qui est
mystérieux pour l’entendement est précisément en général le rationnel. D’où
l’équivalence ici du « mystère de la liberté » et de « ce qu’elle a de spéculatif ».
Hegel s’emploie donc à montrer que ce mystérieux est du rationnel, que la
possibilité de principe du Mal n’est en rien l’autre, l’adverse de la liberté, mais
que si le Mal est la contingence élevée à la puissance, il est lui-même une
« nécessité », l’un des moments constitutifs du concept de volonté libre.
En effet, la naturalité de la volonté n’étant que la liberté immédiate, la liberté
doit nier cette immédiateté et se poser comme l’autre de cette volonté naturelle.
Elle la nie donc tout en l’affirmant de ce fait comme son autre, en se posant
face à elle, comme « intérieure ». La particularité est dans ce cadre un « terme-
double », car en s’opposant à la particularité de la volonté naturelle, la liberté
se particularise à son tour : « l’autodétermination est essentiellement particula-
risation, puisque la réflexion de la volonté dans soi, [réflexion entendue] comme
unité négative en général, est aussi singularité au sens de l’exclure et du pré-
supposer d’un autre 64 », autre qui est ici la volonté naturelle. Dans l’absence
de tout contenu médiatisé par le concept de volonté, cette particularisation prend
la forme de la position de soi comme l’autre de tout contenu particulier, « être
pour soi relatif et formel » qui ne peut cependant que tirer son contenu de la
sphère de la volonté naturelle (désirs, impulsions, inclinations) qu’il a posée
comme son autre, tout en maintenant l’exigence absolue du Bien abstrait. Le
Mal n’est donc ni dans la pure nature ni dans la seule réflexion, mais dans
l’opposition de la nature de la volonté et de sa réflexion au-dedans de soi,
opposition nécessaire comme moment mais dépassée dans l’éthicité et la
« seconde nature » de la « coutume-éthique 65 » où la liberté se réfléchit comme
au-dedans de soi dans son autre. Pessimisme et optimisme anthropologiques
62. D’un ton grand seigneur nouvellement pris en philosophie, Ak. VIII, 403.
63. Voir additif au § 139 (Derathé, p. 177) : le symbole de la possibilité de penser l’espérance
chez Kant est le signe de l’impensé de la négativité de la liberté chez Hegel.
64. Science de la logique. Doctrine du concept, p. 360. L’originalité de notre texte transparaît
ici encore, puisque dans la Logique, l’autre que la liberté s’oppose est le monde, non pas interne
à la volonté subjective elle-même.
65. Principes, § 151, p. 237.
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sont donc tous deux vrais, précisément parce que, unilatéraux, ils sont aussi
bien tous deux faux : la nécessité dialectique de l’apparition du Mal n’est qu’une
nécessité située. De fait, en tant que liée à la finité du point de vue de la
conscience-morale, cette nécessité doit être relevée dans la contingence d’un
tel point de vue fini. L’éthicité montrera qu’un contenu objectif est effectivement
donné à la réflexion subjective 66. La nécessité du mal est donc elle-même
contingente, de sorte que si le Mal demeure, il est imputable au sujet dont il
est le fait, parce que l’obstination à demeurer dans cette particularité redoublée
est à mettre à son compte 67.
U N E C O N F I R M AT I O N D E L A D I A L E C T I Q U E
DE LA CONSCIENCE-MORALE ?
L A R É C E P T I O N H I S TO R I Q U E D U K A N T I S M E C H E Z F I C H T E
66. À nouveau, l’originalité des Principes, par rapport à la Phénoménologie cette fois, est
patente : le dépassement du Mal n’a pas lieu dans le passage à la Religion mais à la Sittlichkeit.
67. Principes, § 139, Rq., p. 215. Voir déjà § 132, Rq., p. 208 s.
68. Phénoménologie, t. 2, p. 310.
69. FICHTE, op. cit., p. 157-162.
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Le critère de l’action morale est dans ces conditions le sentiment produit par
l’harmonie des deux « moi », c’est-à-dire, comme le montre Hegel, la certitude
de l’identité de soi à soi : « Un sentiment de la vérité et de la certitude [Gewiss-
heit] constituant le critère absolu que nous cherchons concernant la justesse de
notre conviction du devoir 70. »
L’analyse hégélienne restitue donc le procès dialectique qui rend raison de la
réception du kantisme par Fichte, réception qui confirme en retour ce procès.
Toutefois, il est possible de se demander si cette confirmation de la dialectique
de la conscience-morale n’est pas la conséquence d’un déplacement radical du
sens qu’elle avait chez Kant, déplacement dont Fichte est précisément l’agent.
De fait, pour illustrer son propos, Fichte cite l’exemple de l’inquisiteur développé
par Kant dans la Religion, inquisiteur qui va condamner à mort un hérétique et
qui, s’il était moral et agissait en conscience (Gewissen), devrait se demander s’il
est absolument certain de sa conviction, c’est-à-dire s’il est lui-même prêt à être
damné éternellement si ce à quoi il croit s’avérait faux 71. Mais Fichte opère ici
un renversement total du sens qu’a le Gewissen dans cet exemple de Kant. Pour
lui, « manquer de conscience-morale », c’est ne pas être certain, alors que chez
Kant c’est ne pas prendre la mesure de l’incertitude de ses convictions. Fichte
utilise l’exemple pour dire que l’inquisiteur devrait être plus certain qu’il ne l’est,
Kant pour fragiliser sa conviction. Chez Fichte, la Gewissheit est le critère du
Gewissen, alors que chez Kant la conscience-morale est l’instance critique de la
certitude, celle-ci s’absentant lorsque celle-là se présente.
Si la confirmation de la dialectique de la conscience-morale par la réception
historique du kantisme est à la fois attestée et fragilisée du fait de ce déplacement
fichtéen, elle l’est peut-être davantage encore, en raison d’un déplacement cen-
tral opéré par Hegel lui-même cette fois, lorsqu’il identifie « conscience-
morale » et « puissance judicative [die urteilende Macht] de déterminer à partir
d’elle seule quelle sorte de contenu est le bon 72 ». En effet, chez Kant, la
conscience-morale (Gewissen) n’est pas la faculté de juger pratique pure (reine
praktische Urteilskraft). Elle ne dit pas ce qu’est le devoir mais si le sujet s’est
bien posé la question de savoir ce qu’est son devoir et s’il a agi conformément
à la réponse que la faculté de juger a donnée à cette question. La conscience-
morale ne donne pas cette réponse. Elle juge, après l’acte, le sujet de l’acte, et
non pas l’objectivité pratique elle-même. Relève alors de la certitude absolue
non pas la nature objectivement morale de l’action mais le fait de savoir si le
sujet a bien examiné la moralité de son intention et s’il a agi conformément à
Antoine GRANDJEAN
Université de Nantes
73. Voir Doctrine de la vertu, Ak. VI, 400 s., et Religion, Ak. VI, 186.