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Résumé
Dans le Gorgias comme dans le Phèdre, la rhétorique est l'objet d'une discussion et d'un examen rigoureux. Mais, si l'attitude
de Platon à l'égard de l'art oratoire et les critiques par lui formulées à son endroit dans ces deux dialogues présentent une
analogie très frappante, on peut relever aussi des différences notables. Alors que dans le Gorgias on ne rencontre, en ce qui
concerne la science ou les connaissances que doit avoir l'orateur, aucune trace de la doctrine des Idées, on constate que, dans
le Phèdre, tout ce qui a trait à ce sujet suppose au contraire cette doctrine et témoigne, en outre, du progrès de la pensée de
Platon dans l'élaboration de nouvelles méthodes du savoir. Quant aux ressemblances, Platon montre, ici et là, que la rhétorique
peut devenir un art véritable en s'assimilant à la médecine ; et à cet égard, il est remarquable que la « méthode d'Hippocrate »
dans le Phèdre ne diffère pas essentiellement de celle qui est présentée dans le Gorgias 500e-501a.
Kucharski Paul. La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre. In: Revue des Études Grecques, tome 74, fascicule 351-353,
Juillet-décembre 1961. pp. 371-406;
doi : 10.3406/reg.1961.3669
http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1961_num_74_351_3669
ET LE PHÈDRE
(1) Le fait a été souligné déjà par W. Lutoslawski (voir supra, p. 372 ,n. 1)
« ...We cannot agree with Zeller who sees vestiges of this theory of ideas already
in the Meno, Euthydemus, and Gorgias. Here we have only the germ from
which the theory of ideas was afterwards developped » {The Origin and
Growth of Plato's Logic, 1897, p. 217).
Dans son livre Plato's Theory of Ideas, Sir David Ross, examinant (chap. 1)
le problème de l'ordre chronologique des dialogues indique (p. 10) celui qui lui
semble le plus probable. Or, il ne retient que le Charmide, le Laches, YEuthy-
phron, VHippias majeur et le Mènon comme pouvant projeter une lumière sur
la théorie des Idées (those of the earlier dialogues which throw light on the
theory of Ideas). D'autre part, au chap. II (The beginnings of the theory),
il ne mentionne pas du tout le Gorgias.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 377
d'après lui, elle ne serait qu'une espèce d'empirisme (έμπειρίαν ...
τίνα, 462 c) ; on peut l'assimiler, dit-il, à la cuisine (όψοπούα, 462 d-
qui, tout comme elle, n'étant pas un art, est un « empirisme ». ou
plus exactement une sorte particulière d'empirisme (εμπειρία τις,
ibid.). En cette qualité, elles sont appliquées, l'une et l'autre, à la
production de l'agrément et du plaisir (χάριτος και ηδονής άπερ-
γασίας, 462 e) et à ce titre justement chacune d'elles serait une
partie de la même pratique ou industrie (της αυτής μέν έπιτηδεύ-
σεως μόριον, ibid.), qu'on peut désigner du nom générique de
flatterie (καλώ δε αύτοΰ εγώ το κεφάλαιον κολακείαν, 463 a-b) (I).
Cette pratique comporte en effet plusieurs subdivisions (πολλά μέν
και άλλα μόρια, 463 6) (2), et la cuisine est une d'elles. « Celle-ci
passe pour un art, dit Socrate, mais, à mon sens, elle n'est pas un
art » (τέχνη) ; c'est un empirisme et une routine (εμπειρία και τριβή,
ibid.). Je rattache encore à la flatterie, comme autant de parties
distinctes, la rhétorique, la toilette et la sophistique, en tout quatre
subdivisions avec autant d'objets distincts » (Ταύτης μόριον καΐ
την ρητορικήν εγώ καλώ και ... κτλ, 463 b).
Il ne suffît pas pourtant de mettre la rhétorique dans la classe des
procédés ou pratiques ayant pour fin ce que Platon appelle la
flatterie. Nous ignorons encore ce qu'elle est vraiment, c'est-à-dire
ce qui la distingue ou spécifie parmi les diverses « parties » de la
flatterie (ού γάρ πω πέπυσται (s. ent. Polos) όποιον φημι εγώ της
κολακείας μόριον, 463 b-c (3) et plus loin : πριν αν πρώτον άποκρί-
(1) II est intéressant de noter cet usage du mot κεφάλαιον dans les opérations
logiques. Il vise le caractère essentiel ou générique. Or il a la même fonction
dans un passage antérieur : « Tu affirmes, dit Socrate à Gorgias, que la rhétorique
est une ouvrière de persuasion, que c'est à cela que tend et qu'aboutit tout son
effort» (και το κεφάλαιον εις τοΰτο τελευτα 453 α). Et Gorgias, lui répond :
« Tu me parais l'avoir parfaitement définie, car tel est bien son caractère essentiel »
(αλλά μοι δοκεΐς ίκανώς όρίζεσθαι " εστίν γαρ τοΰτο το κεφάλαιον αύτης, ibid.).
Pour un emploi analogue de ce terme, voir YEulhyphron, 14 a-c.
(2) II convient d'attirer l'attention sur le terme μόριον pris ici au sens d'espèce
ou de sous-classe. Dans le seul passage 463 a-e, il intervient 9 fois. Sans doute
se rencontre-t-il avec cette signification aussi dans des dialogues bien postérieurs
dans lesquels la relation du genre et de l'espèce est déjà doctrinalement plus
ou moins précisée. Dans le Phèdre, μέρος est corrélatif α'εΐδος (265 d-266 a).
Mais il est remarquable que dans le Gorgias, il est seul à remplir cette fonction
dans la classification. On peut observer qu'il en est de même dans le Protagoras :
dans le passage 329 c-330 c, le mot μόριον est employé 11 fois.
(3) L'expression όποιον μόριον intervient ici trois fois.
378 P. KUCHARSKI
Ces quatre arts, ainsi ordonnés, visent au plus grand bien soit du
corps, soit de l'âme, dit Socrate (464 e). Mais voici ce qui se produit :
la flatterie (ή κολακευτική s.-ent. τέχνη, ce dernier mot étant pris
au sens de procédé), se divisant en quatre parties et glissant chacune
d'elles sous l'art correspondant, le contrefait, en prend le masque,
et le détourne ainsi de sa fin qui est le bien, parce qu'elle ne vise
qu'au plaisir. La cuisine se présente donc comme une contrefaçon
de la médecine, et elle n'est pas un art, souligne Socrate, mais un
empirisme (τέχνην δε αυτήν ου φημι είναι άλλ' έμπειρίαν, 465 α),
et c'est notamment parce qu'elle ne sait pas expliquer la nature
des choses qu'elle applique et de ceux à qui elle les applique, et
qu'elle ne peut par suite les rapporter chacune à sa cause (Οτι ούκ
έχει λόγον ούδένα ω προσφέρει α προσφέρει όποΐ' άττα τήν φύσιν
εστίν, ώστε τήν αιτίαν εκάστου μή έχειν ειπείν) (1). «Or, pour
moi, ajoute Socrate, je ne donne pas le nom d'art à une pratique
sans raison» (Έγώ δε τέχνην ού καλώ δ αν fj άλογον πράγμα, ibid.),
nier cette analogie, cependant on ne devrait pas oublier que dans le Sophiste
et le Polilique, la diérèse se fonde sur une conception élaborée de la méthode
de division et de rassemblement qui suppose les notions bien explicites de l'un
et du multiple, du semblable et du dissemblable, du Même et de l'Autre, de la
participation et, par conséquent, certains éléments ou aspects de la théorie
des Formes, dont il n'y a aucune trace dans le Gorgias.
(1) Pour ces lignes, et en particulier pour la phrase ω προσφέρει ά προσφέρει,
voir les observations de Dodds (op. cit., 229). Après avoir indiqué les
interprétations ou traductions peu satisfaisantes de Croiset, de Robin et de Jowett,
et signalé les hypothèses suggérées par les leçons des manuscrits, il en donne
l'explication que voici : « Perhaps, however, editors have not paid sufficent
attention to 501 a, where Socrates recapitulates the present passage. There
the medical art is said to study both the nature (φύσις) of the patient (οδ
θεραπεύει = ω προσφέρει) and the grounds for the treatment (ών πράττει =
α προσφέρει). Cf. also Phdr. 268 ab, which shows that a doctor was expected
to know not only the effect of each kind of treatment but to whom it should
be applied (b 7). This suggests that both ω προσφέρει and ά προσφέρει are
needed and that a conjunction has dropped out (as ή would easely do) : « it has
no rational understanding of the nature of the patient or the prescription ».
For λόγον έχειν on this sens, introducing an indirect question, cf. Rep. 475 c 1
μήπω λόγον έχοντα τί τε χρηστόν και μή ».
On sait par ailleurs que le verbe προσφέρειν prend une nuance particulière
en médecine, quand il s'applique à l'alimentation ; il signifie alors : l'action
de donner des remèdes. Il intervient avec cette fonction dans les traités hippo-
cra tiques, entre autres dans Y Ancienne Médecine, chap. 5, 13, 15, et dans
le Régime des maladies aiguës, chap. 32. Nous le retrouverons avec cette
signification dans un contexte doctrinal analogue, aux passages 268 α b, 270 b et
272 a du Phèdre.
380 P. KUCHARSKI
paroles chargées d'un sens profond, comme tout ce passage du
Gorgias. Ainsi donc, aux yeux de Platon il n'y a d'art -τέχνη véritable
qu'à la condition de connaître la nature (φύσις) des choses qui en
font l'objet et d'être en état d'en rendre raison, ce qui n'est possible
qu'en connaissant leur mode d'agir en tant que « causes ». Le
philosophe formule ici un postulat fondamental : les arts -τέχναι
doivent s'appuyer nécessairement sur la connaissance des « causes ».
ou, comme nous dirions, être fondés sur la théorie, c'est-à-dire avoir,
eux-mêmes, le caractère de sciences appliquées. Au reste, comme tout
l'indique, en écrivant le Gorgias, il a déjà sur ce sujet-là des vues
mûries et bien définies : « Si tu as des objections à faire sur ce point,
dit Socrate à Polos, je suis prêt à discuter» (... έθέλω ύποσχειν λόγον.
ibid.) (1).
Mais, à cette étape de la discussion, Platon délaisse ce sujet ; il
y reviendra plus loin (500 e-501 a), en y apportant quelques précieux
compléments, grâce auxquels nous sommes à même de voir assez
clair dans cette conception de la τέχνη. Ici il se borne à souligner
encore davantage que la rhétorique est loin d'être un art véritable.
Socrate résume les résultats de cet entretien et présente les relations
entre les quatre arts et leurs contrefaçons, usant du langage des
géomètres, sous forme d'une proportion (465 b-c). C'est un passage
du Gorgias assez connu pour qu'on n'ait pas besoin de le rappeler (2).
Il nous suffira de retenir que la rhétorique peut être maintenant
caractérisée avec beaucoup de netteté : « elle correspond, pour
l'âme, à ce qu'est la cuisine pour le corps » (465 d e). Elle est « une
partie de la flatterie » (κολακείας ... μ,όριον, 466 α).
(1) Une traduction plus exacte serait : « ...de ce qui se produit d'ordinaire ».
382 P. KUCHARSKI
general, de l'histoire de la science et de la technique. C'est, comme
on le voit, la médecine que le philosophe prend ici comme modèle
de cette méthode de recherche, par laquelle l'homme s'élève au-
dessus des procédés purement empiriques et qui caractérise la
véritable τέχνη, celle dont les démarches sont essentiellement
rationnelles. Ce qu'on doit chercher à connaître, c'est la nature
(φύσις! des objets (ou réalités) sur lesquels porte la τέχνη, cette
connaissance n'étant autre que celle des causes mêmes des
phénomènes ou changements qu'on veut produire. En d'autres termes,
pour obtenir le résultat voulu, le « technicien » doit connaître les
liens de cause à effet. Sur ce point, d'ailleurs, le texte 465 a est tout
aussi clair et formel (ώστε την αιτίαν εκάστου μή έ'χειν ειπείν). La
question reste cependant de savoir comment on parvient à cette
science des causes. En fait. Platon n'indique qu'un seul procédé
par lequel on puisse s'élever au-dessus de la routine et de
l'empirisme — le dénombrement (διαριθμεΐσθαι). Il ne nous dit pas,
en effet, à quoi s'applique cette opération, quelles choses il faut
dénombrer... Sur ce point, nous sommes donc réduits à des
conjectures. Mais, en se reportant à d'autres dialogues, et notamment au
Phèdre (270 b sq.), ainsi qu'au Philèbe (16 c d sq.), on voit que le
dénombrement est une opération associée à la diérèse, à la méthode
de division en espèces (εϊδη, μέρη) ; et, dès lors, on est fondé à
penser qu'ici de même Platon a en vue le dénombrement des formes
spécifiques, des « parties » (μέρη ou μόρια) qui se dégagent par voie
d'analyse. Du reste, n'observe-t-il pas cette règle lui-même, dans le
Gorgias, quand il classe les « arts » relatifs à l'âme et au corps?
Il y a plus. Aux termes de cette exposition sur la τέχνη, c'est
quand on connaît la nature d'une chose ou d'une réalité, c'est-à-
dire l'action dont elle est capable en tant que « cause », et le nombre
d'espèces qu'elle comporte (ces deux connaissances étant, en effet,
solidaires), qu'on est en mesure de rendre raison de ses procédés, ou
de justifier ses démarches (και λόγον έχει τούτων εκάστου δούναι,
501 α, phrase à rapprocher de ce que Socrate a dit auparavant :
εγώ δε τέχνην ού καλώ, δ αν ή άλογον πράγμα, 465 α 5-6).
Or, ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est cette expression
λόγον δούναι, associée dans plus d'un dialogue à des opérations de
l'esprit désignées du nom de « dialectique ». Au vne livre de la
République, on lit : « Appelles-tu aussi dialecticien (διαλεκτικόν)
LA RHÉTORIQUE DA!NS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 383
est tellement rare que l'on n'en trouve point d'exemples parmi les
orateurs contemporains, ni non plus parmi ceux d'autrefois. La
raison en est, dit Socrate, que pour pratiquer la « belle » rhétorique,
il est nécessaire d'accomplir les désirs de l'homme, qui réalisés
le rendent meilleur, et non ceux qui le rendent pire. Or c'est là un
art (τοΰτο δε τέχνη τις εΐη, 503 d ; cf. 500 a 7-8).
Ce mot de τέχνη amène ici un nouveau développement sur ce
que doit être la rhétorique ; il mérite attention pour deux raisons :
1) il complète ce qui est dit aux pages précédentes (465 a et
500 e-501 a) sur les caractères distinctifs de la τέχνη ;
2) il nous apprend que, d'après Platon, la rhétorique, caractérisée
jusqu'ici comme s'appuyant sur la τριβή et Γέμπειρία, pourrait
néanmoins devenir un art vrai, en s'assimilant à l'art médical.
L'homme vertueux, déclare Socrate, celui qui dit ce qu'il dit
pour le plus grand bien, ne parle pas à l'aventure (εική), mais,
comme les artisans (δημιουργοί), il a en vue un but déterminé.
Chacun de ceux-ci, le regard fixé sur sa tâche propre, loin de
recueillir et d'employer au hasard les matériaux qu'il emploie
(ουκ είκη εκλεγόμενος προσφέρει ά προσφέρει, 503 e), cherche à
réaliser dans ce qu'il fait une certaine forme (ειδός τι) (1). Les
peintres, les architectes et les constructeurs de navires en offrent
un exemple, et il en est de même des autres artisans : « chacun dispose
les divers éléments de son œuvre, les forçant à s'ajuster
harmonieusement les uns aux autres (και προσαναγκάζει το έτερον τω
έτέρω πρέπον τε είναι και άρμόττειν, ibid.), jusqu'à ce qu'enfin tout
l'ensemble se tienne et s'ordonne avec beauté » (2). C'est de cette
façon que procèdent aussi les autres artisans, ajoute Socrate,
« ceux dont nous avons parlé précédemment et qui s'occupent du
corps, les médecins et les pédotribes ». Ils s'attachent à mettre
de l'ordre et de l'harmonie dans le corps (κοσμοΰσί που το σώμα
και συντάττουσιν, 504 α) (3).
II
(1) Dans la présente étude, nous avons utilisé le texte du Phèdre établi et
traduit par L. Robin (Coll. Budé, 1933). Nous avons consulté aussi avec profit
le commentaire de R. Hackforth (Plato's Phaedrus, Translated with Introduction
and Commentary, Cambridge, 1952). Pour le rang du Phèdre dans la série des
dialogues, voir le bref et substantiel exposé de la question au chap. I de
l'introduction de Hackforth. En ce qui concerne les controverses auxquelles ce
problème avait donné lieu autrefois, cf. L. Robin, La théorie platonicienne de Γ amour.
Paris, 1908, pp. 63-120. Le même savant a exposé brièvement ses vues sur ce
sujet dans sa Notice du Phèdre, p. ii-ix.
(2) Notice du Phèdre, p. xxvn.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 389
(1) II convient de faire remarquer que cette expression signifie «les choses
mêmes » et non les « choses en soi ». Dans ce passage du Gorgias, la connaissance
des choses est opposée à l'emploi de certains procédés de persuasion, et il ne
s'agit pas de les connaître dans leur véritable réalité, comme c'est le cas dans le
Phédon, où nous lisons : αύτη τη ψυχή θεατέον αυτά τα πράγματα (66 d e).
Pareillement, dans le passage 69 e du même dialogue αυτή ή φρόνησις tend à
signifier « la pensée comme telle ».
(2) Dans la République, sa signification et son caractère technique sont
surtout bien marqués dans le passage 506 b: « Nous affirmons aussi l'existence du
beau en soi, du bon en soi, et de même, pour toutes les choses que nous posions
tout à l'heure comme multiples, nous déclarons qu'à chacune d'elles aussi
correspond son idée qui est unique et que nous appelons son essence » ( « δ Ιστιν »
εκαστον προσαγορεύομεν). Il est intéressant de noter que dans le Cratyle se
rencontre la formule αυτό δ εστίν κερκίς (389 b 5). Voir à ce sujet les remarques
de M. V. Goldschmidt dans son Essai sur le « Cratyle », Paris, 1940, pp. 73-83.
Selon lui, ce dialogue « pose le fondement et prépare le terrain à ce qu'on peut
appeler plus tard la théorie des Formes... » (p. 83). D'autre part, dans le Ban-
quel se trouve l'expression δ εστί καλόν (211 c) et αυτό το καλόν (211 d et e).
La conception développée à cette page du dialogue est toute proche de la
doctrine du Phédon et peut être considérée, soit comme une application de cette
dernière à un cas particulier (la connaissance du beau), soit comme une ébauche
d'une construction plus vaste, suivant la place qu'on attribue au Banquet dans
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDBE 393
On doit relever aussi l'expression το Ôv (262 b 6), dont on sait
l'usage fréquent dans la République. Enfin, on trouve à cette page
du Phèdre la distinction assez bien marquée entre la vraie science
et l'opinion, si caractéristique de la doctrine des Idées, mais qui ne
transparaît pas dans le Gorgias.
Une autre différence dans la manière dont Platon traite des
mêmes questions dans ces deux ouvrages peut se remarquer à
propos d'un autre précepte que tous les orateurs doivent suivre.
Dans le Gorgias, Socrate cherche à faire comprendre combien il est
important que les deux adversaires commencent par définir le
sujet de leur entretien (διορισάμενο!, 457 c). Or, dans le Phèdre,
il dit dans l'exorde de son premier discours : « Quel que soit l'objet
dont on délibère, un unique point de départ... c'est, obligatoirement,
de savoir ce qu'est l'objet sur lequel on délibère... Or un fait qui
échappe à la plupart des hommes, c'est qu'ils ne savent pas pour
chaque chose quelle en est l'essence » (δτι ούκ ίσασι την ούσίαν
εκάστου, 237 c ; on notera ici le terme ουσία dont se sert Platon).
En l'occurrence, « le problème est celui de l'amour, de sa nature
et de ses effets ; mettons-nous d'accord pour en poser une définition »
(ομολογία θέμενοι δρον, 237 d) (1). Plus loin (263 d), Socrate ne
manquera pas de s'en rapporter à la définition qu'il en a donnée.
la série des dialogues. Mais c'est dans le Phédon, la République et le Phèdre (262, b)
que cette expression est appliquée à toutes les réalités et indique l'objet
véritable de la connaissance.
(1) Dans son commentaire du Gorgias, Hermann Sauppe rapproche avec
raison de ce passage du Phèdre ce qui est dit dans les dernières lignes du
passage 457 c du Gorgias [Plalons Ausgewàhlte Dialoge erklârt von Hermann
Sauppe, vol. III, Berlin, Weidmann, 1897).
394 P. KUCHARSKI
Socrate, doit avoir commencé par instituer une division en règle
de ces deux espèces (δει ταύτα όδω διηρησθαι), et par se rendre
compte de ce qui caractérise chacune d'elles » (και είληφέναί τ!.νά
χαρακτήρα έκατέρου του εΐ'δους, 263 b). Aussi faut-il être capable
de « percevoir finement auquel des deux genres se trouve appartenir
le sujet sur lequel on aura à parler» (ποτέρου δν τυγχάνει του γένους,
263 c) (1).
La justesse de toutes ces remarques sur l'art oratoire est bien
vérifiée par l'exemple du discours de Lysias ; en l'examinant, on
en fait voir clairement les points faibles (262 c-264 d). Mais ce sont
surtout les deux discours de Socrate qui apporteront quelques
indications positives sur ce que doit être la rhétorique bien comprise
(26δ α-266 c). Socrate rappelle qu'en commençant le sien, il a donné
de l'amour une définition (ει ώρισάμην ερωτά, 263 d, cf. 237 b-d ,
et qu'ensuite il l'a présenté comme un délire, en montrant qu'il y
en avait deux espèces (εΐ'δη δύο), l'une étant un produit des maladies
humaines, l'autre, l'effet d'un état d'âme divin. De plus, il a
distingué dans cette dernière quatre parties (τέτταρα μέρη, 265 b ; voir
à ce sujet les passages 244 a sq. et 249 d sq.). Or c'est précisément
de ces deux opérations de l'esprit (quasi naturelles et spontanées !;
que le philosophe dégage une méthode du savoir ayant une portée
générale. « II y a. dit Socrate, deux façons de procéder, dont il ne
serait pas sans intérêt, supposé qu'on le puisse, de comprendre
techniquement la fonction » (265 cd). La première démarche consiste
à rassembler en une seule ιδέα, grâce à une vue d'ensemble (2), ce
265 E-266 A. » (op. cit., p. 135, n. 1). En ce qui concerne le rassemblement en une
seule idée, Hackforth fait aussi une remarque très juste : d'après lui, la phrase
εις μίαν... διεσπαρμένα «is probably meant to include both the bringing of
particulars under a Form or kind and the subsumption of a narrower Form
under a wider... Division, on the other hand, is not concerned with particulars :
it reaches an inflma species and must then stop (cf. Phil. 16 E) » (Ibid., p. 132,
n. 4).
(1) Le terme μέρος intervient deux fois dans le passage 265 e-266 a, avec
le sens de είδος, espèce.
(2) En nous écartant de Robin, nous adoptons la leçon πεφυκόθ'...
(3) L'attitude que Platon adopte à ce sujet semble indiquer que c'est la
première fois qu'il rattache expressément la méthode de division et de
rassemblement à la « dialectique ». Cela montre que cette méthode n'est pas essentielle
à la dialectique, mais qu'elle peut en être l'instrument, en tant qu'elle permet
de « rendre raison » des choses, de les expliquer.
(4) Loc. cit., p. 73, n. 3.
pas suffire à faire de l'art oratoire une vraie τέχνη (266</-269 c).
C'est en attirant son attention sur les connaissances que doivent
avoir le médecin et le musicien, que Socrate le met en bonne voie :
pour être médecin, ce n'est pas assez de savoir administrer au corps
(προσφέρειν, 268 α) des choses propres à produire tel ou tel autre
effet ; on ne peut guérir les malades en ignorant « quels sont ceux
qu'il faut traiter ainsi, et dans quel cas on doit administrer chaque
traitement, et dans quelle mesure » (ει προσεπίσταται και ούστινας
δει και οπότε έκαστα τούτων ποιεϊν, και μέχρι όπόσου. 268 b c).
En ne le sachant pas, on ne comprend rien à l'art médical (ουδέν
επαΐων της τέχνης, 268 c). I] y a donc des connaissances rudimen-
t aires dont il faut dire qu'elles sont préalables à la médecine (τα
προ ιατρικής. 269 α), mais qui ne sont pas la médecine, et il en est
de même en ce qui concerne la musique et la tragédie, et par suite
les différents procédés employés par des orateurs : ils ne fondent
pas la rhétorique en tant qu'art (269 b c).
(1) Pour cette page du Phèdre, cf. notre travail « La méthode d'Hippocrate
dans le « Phèdre », R.E.G. LU, 1939, p. 301-357, et Les chemins du Savoir dans
les derniers dialogues de Platon, pp. 129-149.
(2) A noter : a) cette curieuse expression ουσία της φύσεως, qui reflète la
doctrine de la « chose en soi » ; b) le verbe προσφέρειν, qui marque l'analogie
entre la médecine et la rhétorique, les discours étant assimilés aux remèdes que
l'on administre au corps.
398 P. KUCHARSKI
(1) Ce passage montre comment joue ici la causalité. Elle est inséparable
de l'analyse, de la division en espèces : on obtient l'effet voulu et prévu, parce que
telle sorte de discours adressée à l'homme de tel caractère produit nécessairement
la conviction. On voit aussi quelle importance prend dans cette théorie de l'art
oratoire la « psychologie de l'auditeur ». A cet égard, il y a lieu de signaler les
travaux de M. Marcel Delaunois : son article « Du plan logique au plan
psychologue chez Démosthène », Les Études classiques, 1951, pp. 177-189, et son mémoire
« Le plan rhétorique dans l'éloquence grecque » dans les Mémoires de Γ Académie
Royale de Belgique, t. XII, fasc. 2, 1959. En examinant l'enchaînement des
idées dans l'éloquence grecque, au moyen de graphiques, il distingue un « plan
logique » et un « plan psychologique », et fait voir comment les rapports entre
ces deux plans ont évolué : chez Démosthène, la tendance psychologique
l'emporte avec éclat sur le préjugé « hyper-logique » (p. 90). Évidemment, cela fait
penser à la conception platonicienne de la rhétorique. Platon a-t-il contribué
à cette évolution, ou en a-t-il subi l'influence, ou bien aucune de ces suppositions
ne serait elle exclusive de l'autre ? Il est difficile de trancher la question. Mais
le rapprochement avec le Phèdre s'impose dans tous les cas.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDBE 399
des formes de discours que l'on a appris à distinguer (272 a), conseil
qui doit faire penser à ce qu'il a dit auparavant (268 b) en attirant
l'attention de Phèdre sur les connaissances indispensables aux
médecins.
Voilà, brièvement résumée, la conception platonicienne de l'art
oratoire selon le Phèdre.
III
seventeen years, is that whereas in the earlier Plato is content merely to constrast
rhetoric and philosophy, in the later he seeks to harness rhetoric in the service of
philosophy. Rhetoric as it is actually practised and the principles (or lack of
principles) on which it is actually based are condemned as vigorously as ever :
it is still no τέχνη, no true art, for it knows nothing of dialectic, the sovereign
method of philosophy ; but it can, Plato suggests, become a τέχνη by basing
itself on dialectic and psychology » (Op. cit., Introduction, p. 11).
(1) En 250 e on lit : ... ένθένδε έκεϊσε φέρεται προς αύτο το κάλλος,
θεώμενος αύτοϋ τήν τηδε έπωνυμίαν. « L'idée est l'unité d'une
multiplicité, qui lui doit sa dénomination collective et l'existence de chacun de ses
termes. Cette opposition s'exprime souvent par celle de deux mondes : l'un au-
dessus de nous, perdu dans le lointain, perdu aussi pour l'actualité du souvenir ;
l'autre, d'ici-bas et actuel. Cf. 249 c, 250 a b, 274 a : ces grands, ces augustes
objets sont la réalité réellement réelle de 247 c fin, e déb. » (L. Robin, édition du
Phèdre, p. 44, n. 4).
LA RHETORIQUE DANS LE CORGIAS ET LE PHEDRE 403
(1) On lit dans le Sophiste : ... 6 γε τοϋτο δυνατός δραν μίαν ίδέαν δια πολλών ...
πάνττ) διατεταμένην ίκανώς διαισθάνεται, και πολλάς ετέρας αλλήλων ύπο μιας
έξωθεν περιεχομένας (253 d). Dans le Théétète (qui n'est pas rangé dans le
dernier groupe de dialogues) il est dit : ώσπερ ταύτας πολλάς ούσας ένί εί'δει
περιέλαβες, οΰτω και τας πολλάς έπιστήμας ένί λόγω προσειπεΐν (148 d).
vl, A propos de cette expression «la doctrine des Formes ou Idées », il est
opportun de faire remarquer qu'en raison de son caractère vague, elle doit
nécessairement donner lieu à des malentendus. Il n'y a pas dans les dialogues
une manière unique de concevoir et de présenter l'être intelligible. Dans plus
d'un ouvrage considéré comme antérieur au Phédon, il est question de concepts,
c'est-à-dire d'« essences » ou d'idées, en rapport avec la recherche d'une
définition (p. ex. dans VEuthijphron et dans le Ménon). Mais on n'y rencontre aucune
trace de la doctrine sur la nature des concepts. C'est dans le Phédon que Platon
fait connaître pour la première fois ses vues sur ce grave sujet, en exposant
sa théorie dualiste de l'être et du savoir, qui constitue un tout cohérent et se
caractérise même par des expressions et par une terminologie particulières.
Elle est développée et complétée dans la Bépublique. Mais dans les dialogues qui
viennent après la Bépublique, on voit apparaître des méthodes nouvelles du
savoir, ainsi qu'une nouvelle conception de l'être intelligible ; et, à leur sujet,
il est permis de se demander si elles étaient contenues comme dans un germe
dans la doctrine du Phédon, ou si elles dérivaient d'autres sources. C'est
pourquoi, au lieu de parler sans rien préciser de la théorie des Formes ou Idées, il
vaut mieux, dans certains cas, spécifier la conception que l'on a en vue. On
pourrait en dire autant du terme « dialectique », qui, dans les dialogues de Platon,
désigne diverses opérations de l'esprit.
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