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Revue des Études Grecques

La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre


Paul Kucharski

Résumé
Dans le Gorgias comme dans le Phèdre, la rhétorique est l'objet d'une discussion et d'un examen rigoureux. Mais, si l'attitude
de Platon à l'égard de l'art oratoire et les critiques par lui formulées à son endroit dans ces deux dialogues présentent une
analogie très frappante, on peut relever aussi des différences notables. Alors que dans le Gorgias on ne rencontre, en ce qui
concerne la science ou les connaissances que doit avoir l'orateur, aucune trace de la doctrine des Idées, on constate que, dans
le Phèdre, tout ce qui a trait à ce sujet suppose au contraire cette doctrine et témoigne, en outre, du progrès de la pensée de
Platon dans l'élaboration de nouvelles méthodes du savoir. Quant aux ressemblances, Platon montre, ici et là, que la rhétorique
peut devenir un art véritable en s'assimilant à la médecine ; et à cet égard, il est remarquable que la « méthode d'Hippocrate »
dans le Phèdre ne diffère pas essentiellement de celle qui est présentée dans le Gorgias 500e-501a.

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Kucharski Paul. La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre. In: Revue des Études Grecques, tome 74, fascicule 351-353,
Juillet-décembre 1961. pp. 371-406;

doi : 10.3406/reg.1961.3669

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1961_num_74_351_3669

Document généré le 26/05/2016


LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS

ET LE PHÈDRE

Suivant une ancienne tradition, le Gorgias nous est présenté


quelquefois, en sous-titre, comme dialogue sur la rhétorique (ή
περί ρητορικής), le Phèdre, comme ayant pour objet le Beau (ή
περί καλού) ; mais, s'il est manifeste que la réflexion sur la nature
de la rhétorique se trouve dans le Gorgias au point de départ de
l'entretien, et qu'elle y tient beaucoup de place, sans en constituer
pour autant le principal thème, il n'en est pas moins aisé de se rendre
compte que, dans le Phèdre, comme le dit Robin, « Platon n'a pas
attendu d'être plus qu'au milieu de son dialogue pour signifier que
l'enseignement de la rhétorique en est l'objet immédiat» (1). En
effet, dans ces deux ouvrages, l'art oratoire tel qu'on le concevait et
le pratiquait à l'époque, c'est-à-dire au commencement du ive siècle,
est examiné à différents points de vue, le problème étant surtout
de savoir quels en sont les caractères essentiels et à quelles conditions
il peut devenir un « art » (τέχνη) véritable. Leur lecture, même
superficielle, suffit d'ailleurs pour faire apercevoir que les questions
débattues se répondent, qu'elles offrent une étroite analogie et se
ramènent, selon l'expression aujourd'hui en vogue, à une même
« problématique ». Ainsi il peut y avoir intérêt à comparer ce que
ces dialogues nous apprennent sur la conception platonicienne de
la rhétorique, une telle étude paraissant aussi de nature à nous
faire connaître davantage l'évolution et les sources de la pensée de
Platon. D'après les résultats des laborieuses recherches sur la
chronologie des dialogues, généralement admis de nos jours, le
Phèdre et le Gorgias seraient séparés par un espace de temps appré-

(1) Notice du Phèdre. Coll. Budé, 1933, pp. xxvu-xxvm.

REG, LXXIV, 1961, noa 351-353. 3—1


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ciable : le Gorgias (1), on le situe avant le Banquet, le Phédon et la
République, alors que le Phèdre, dont le rang dans la série des
dialogues avait donné lieu à de multiples controverses, est placé
aujourd'hui communément après la République. En examinant donc les
vues de Platon sur la rhétorique — sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle
doit être — formulées à deux étapes de sa spéculation, on peut
espérer découvrir quelques indices sur la route parcourue par le
philosophe, voir de près de quelles nuances s'enrichissent les mêmes
concepts quand ils passent dans un autre contexte d'idées, et être
en mesure d'éclairer la signification des difïérences et des analogies
ainsi relevées.

Nous commencerons par rappeler les principaux traits de la


conception platonicienne de l'art oratoire, qui se dégagent de la
critique même à laquelle Socrate soumet, dans le Gorgias (2), celle
que s'en font les maîtres de rhétorique et les sophistes. Gomme on
se souvient, sa conversation avec Gorgias, qui forme la première
partie du dialogue (448 rf-461 b) et qui se poursuit « dialectique-
ment » (διαλέγεσθαι, 448 d et 449 b ; cf. Prol. 336 b c), c'est-à-dire
sous forme de questions et de réponses brèves, a pour but de définir

(1) Pour la chronologie du Gorgias, voir l'introduction de Dodds à l'édition de


ce dialogue (Plato's Gorgias, A Revised Text with Introduction and Commentary
by Ε. R. Dodds, Oxford, 1959) pp. 18-30. En indiquant tous les arguments en
faveur d'une date tardive parmi les dialogues constituant le premier groupe,
il dit entre autres : « The Gorgias seems also to foreshadow a number of other
doctrines which are absent from all or most of the other early dialogues but are
characteristic of Plato's mature thought. Such are the distinction between
επιστήμη and δόξα, which appears at 454 c-455 a. as a distinction between
επιστήμη and πίστις ;... and the theory of Forms, of which we may detect
the germ (but I think only the germ) at 503 e » (p. 20-21). A la dernière ligne
se rattache une note qu'il est utile de reproduire ici : « The use of παρουσία
παρεϊναι) at 497 e, 498 d, 506 d, and of μετέχειν at 467 e, proves nothing.
503 e is much more striking, because of its close resemblance to Crat. 389 a-c
and Hep. 596 b... But we need not, and probably should not, take it as implying
that the theory was fully developed in Plato's mind when he wrote the Gorgias.
Lutoslawski was probably right in saying that 'the Gorgias contains, not vestiges,
but germs of the theory' [Origin and Growth of Plato's Logic. 217). »
(2) Nous nous sommes servi principalement de l'édition du Gorgias qui fait
partie de la Collection Budé, c'est-à-dire du texte établi et traduit par
Alfred Croiset.
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l'objet et les caractères distinctifs de la rhétorique (τίς ή δύναμις


της τέχνης του ανδρός, 447 c) (1). Gorgias la définit en tout premier
lieu comme « art des discours » (τέχνη ... περί λόγους, 450 c) ; mais
comme il y a aussi d'autres arts dont le propre est d'avoir pour
instrument la parole, il est invité par Socrate à préciser sa définition
en disant « quelle est parmi toutes les choses existantes celle qui
forme le sujet des discours ressortissant à l'art oratoire » (τί έστι
τοΰτο των όντων, περί οδ οΰτοι οι λόγοι εισίν οίς ή ρητορική
χρήται, 451 d). Une fois encore la réponse de Gorgias laisse à
désirer : « Ce sont les plus grandes et les meilleures entre les choses
humaines », déclare-t-il (ibid.) ; mais, pressé par les questions que
lui pose Socrate, il s'explique : d'après lui, la rhétorique « donne à
qui la possède la liberté pour lui-même et la domination sur les
autres dans sa patrie » (452 d). Et ce qu'il a en vue, c'est, comme il
le dit, « le pouvoir de persuader par le discours les juges au tribunal,
les sénateurs au Conseil, le peuple dans l'Assemblée du peuple et de
même dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens »
Το πείθειν εγωγ' οιόν τ' είναι τοις λόγοις και εν δικαστηρίω
δικαστας..., κτλ. (452 d e). Ces explications complémentaires, Socrate
les résume dans une formule claire et concise : tout cela revient à
dire que « la rhétorique est une ouvrière de persuasion » (πειθούς
δημιουργός, 453 α). Mais, pour sa part, il ne s'en contente pas.
Gorgias étant d'avis que cette définition peut suffire (ίκανώς όρί-
ζεσθαι, ibid.) (2), il s'applique à le détromper ; Gorgias devrait
préciser encore ce qu'est au fond « cette persuasion produite par la
rhétorique » et sur quoi elle porte (ή τίς ποτ' εστίν ην συ λέγεις
και περί ώντινων πραγμάτων εστίν πειθώ, 453 b) (3). C'est qu'il y

(1) A propos du mot δύναμις dans cette phrase, J. Souilhé remarque :


« Le contexte montre que δύναμις désigne bien la propriété caractéristique de
l'art, ce qui le spécifie ». Étude sur le terme ΔΥΝΑΜΙΣ dans les dialogues de
Platon, Paris 1919, p. 79.
(2) A noter ce verbe όρίζεσθαι employé pour désigner cette enquête sur
l'essence de la rhétorique. Nous le retrouverons dans un contexte analogue dans
le Phèdre (voir infra p. 393).
(3) Ici Socrate explique pourquoi il tient tellement à une définition exacte
de la îhétorique. « Ce n'est pas ta personne que j'envisage, dit-il à Gorgias,
c'est notre discours lui-même que je voudrais voir avancer de manière à mettre
en pleine lumière ce qui est son objet » (Ού σου ένεκα, άλλα του λόγου, 'ίνα οΰτω
προ'ίγ) ως μάλιστ' αν ήμϊν καταφανές ποιοι περί ότου λέγεται, 453 c). Cf. 457 c
5-13. Ce thème, nous le verrons, est développé dans le Phèdre.
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a d'autres « arts » encore qui la produisent ; on peut le dire
notamment de ceux qui « enseignent », vu qu'« on persuade ce qu'on
enseigne » (453 d). Ici on cherche, comme on voit, la différence
spécifique. Or, selon Gorgias, la persuasion propre à la rhétorique est
celle des tribunaux et des autres assemblées, et elle a pour objet le
juste et l'injuste (454 b).
Cet éclaircissement provoque une nouvelle question de la part
de Socrate, qui touche à la distinction entre le savoir (ou science)
(μάθησις ou επιστήμη ou το είδέναι, 454 d e) et la croyance.
Gorgias est amené à reconnaître qu'il s'agit là de choses différentes et
admet aussi que la science ne peut être que vraie, alors qu'il y a
une croyance fausse et une croyance vraie (πίστις ψευδής ou
αληθής. 454 d) (1). Or, ceux qui savent et ceux qui croient sont
« persuadés », les uns comme les autres. Il y a donc deux sortes de
persuasion : l'une qui crée la croyance sans la science (πίστιν άνευ
του είδέναι, ibid.), l'autre qui donne la science (έπιστήμην). Et
ainsi l'on voit parfaitement de quelle nature est la persuasion que
la rhétorique doit produire devant les tribunaux et les autres
assemblées, en ce qui concerne le juste et l'injuste. En fait, c'est une
« persuasion de croyance », et non pas celle « d'enseignement »
(πειθούς δημιουργός έστιν πιστευτικής, άλλ' ου διδασκαλικής, περί το
δίκαιον τε και άδικον. 454 e-455 α), et c'est dire que « l'orateur
n'enseigne pas aux tribunaux... le juste et l'injuste, mais leursuggère
une opinion », ou plus exactement une croyance. Il est seulement,
comme le dit Platon, πειστικός (455 α).
Gorgias ne manque pas de souscrire à cette conclusion, mais il
n'abandonne pas sa manière de voir, en montrant que le domaine où
la rhétorique exerce son pouvoir est en quelque sorte illimité :
c II n'est point de sujet, dit-il, sur lequel un homme qui sait la
rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus
persuasive que l'homme de métier». (... πιθανώτερον ... ή άλλος όστι-
σουν των δημιουργών, 456 c). La rhétorique ainsi conçue favorise

(1) II est à remarquer qu'ici se dessine la distinction si importante dans la


pensée de Platon entre la science et l'opinion. Mais, chose curieuse, il ne se sert
pas en l'occurrence du terme de δόξα. Ce dernier se rencontre plus loin 458 ft;
toutefois, dans ce passage, l'expression δόξα ψευδής n'a rien à voir avec la
signification dont ce mot est généralement chargé dans la théorie platonicienne
de la connaissance.
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donc l'incompétence en quelque matière que ce soit. Or il est notoire
combien ce genre d'ignorance est généralement blâmé par Platon,
et l'on n'ignore pas que c'est dans le Phèdre qu'il a exprimé aussi
son sentiment à ce sujet en ce qui concerne l'orateur (259 e sqA

Après une brève digression sur les rapports de la rhétorique et


de la justice, et notamment sur le bon et mauvais usage de l'art
oratoire (456 c-457 c), le thème central est repris, et ce qui est dit
fait apparaître encore plus clairement les positions respectives de
Gorgias et de Socrate, et ramène encore une fois notre pensée au
Phèdre. Socrate explique tout d'abord dans quel esprit et selon quels
principes leur dialogue devrait être continué : « J'imagine, Gorgias,
dit-il, que tu as assisté, comme moi, à de nombreuses discussions
et que tu as dû remarquer combien il est rare que les deux
adversaires commencent par définir exactement le sujet de leur entretien,
puis se séparent après s'être instruits et éclairés réciproquement »
(ότι ου ραδίως δύνανται περί ών αν έπιχειρήσωσιν διαλέγεσθαι
διορισάμενοι προς αλλήλους και μαθόντες και διδάξαντες εαυτούς,
457 c-d). C'est une allusion à la nécessité où l'on se trouve de
définir en tout premier lieu le sujet de la discussion, thème auquel
Platon reviendra à plus d'une reprise dans le Phèdre (237 c d et
ailleurs).
Tout ce qui suit offre aussi un grand intérêt en ce qui concerne ce
parallèle : étant donné la manière dont Gorgias conçoit la fonction
et les principes de l'art oratoire, la rhétorique, comme le remarque
Socrate, « n'a pas besoin de connaître la réalité des choses (αυτά μεν
τα πράγματα ουδέν δει αυτήν είδέναι όπως έχει, 459 b) ; il lui suffit
d'un certain procédé de persuasion qu'elle a inventé, pour qu'elle
paraisse devant les ignorants plus savante que les savants» (459 b c).
Cette conception sera vigoureusement combattue et réfutée en plus
d'un endroit du Phèdre (261 e sq. et autres passages).
Ici, elle suscite une question nouvelle : on peut demander si,
sans savoir ce qu'est le juste et l'injuste, le beau et le laid, le bien et
le mal, l'orateur aurait le pouvoir de persuasion au point de paraître
aux ignorants plus savant que ceux qui savent, ou bien s'il est
nécessaire de l'avoir appris avant d'aller prendre des leçons de
rhétorique (και δει προεπιστάμενον ταΰτα άφικέσθαι παρά σε τον
μέλλοντα μαθήσεσθαι τήν ρητορικήν ; 459 e). Cette question,
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Socrate la formule encore en d'autres termes ; il tient à savoir si
Gorgias « est hors d'état d'enseigner la rhétorique à qui n'a pas
acquis préalablement la connaissance de la vérité sur ces matières »
(εάν μή προειδη περί τούτων τήν άλήθειαν ; ibid.). Dans le Phèdre,
Platon adoptera, sur ce point, une attitude semblable. Mais il la
traduira — nous le verrons — dans un autre langage. Pour l'instant,
ce qu'il convient de noter, c'est qu'à propos de la connaissance du
juste et de l'injuste, du beau et du laid, Platon n'emploie aucun
terme, aucune expression qui puisse faire songer à « la théorie des
Idées ». Il ne dit pas, comme dans le Phédon et d'autres dialogues,
que l'on doive connaître « le juste en soi » et « le beau en soi » (... περί
αύτοΰ του καλοΰ και αύτοΰ του άγαθοΰ και δικαίου και όσιου,
Phéd. 75 c d ; αυτό το δίκαιον, Rép. 479 e ; εις σκέψιν αύτης
δικαιοσύνης τε και αδικίας, Thèél. 175 c). Et, lorsqu'il oppose la
croyance à la science, il ne rattache cette opposition à aucun des
concepts qui font partie intégrante de sa théorie : la distinction de
l'ordre sensible et de l'ordre intelligible, ou celle de « l'opinion » et
de la science véritable. Bref, on n'en trouve ici aucune trace (1).

Une intervention de Polos (461 6-462 b) marque le début d'une


seconde étape de la discussion sur l'art des discours, et c'est Polos
même qui la poursuivra avec Socrate. Mais, tandis que jusque-là
on se demandait avant tout quel est l'objet de la rhétorique et quels
en sont les caractères distinctifs, maintenant il s'agira de savoir
« quelle sorte d'art elle est » (ήντινα τέχνην ... είναι, 462 b et suiv.).
Or Socrate écarte cette question purement et simplement. A son
sens, la rhétorique n'est pas un art (ουδεμία εμοιγε δοκεΐ, ibid.) ;

(1) Le fait a été souligné déjà par W. Lutoslawski (voir supra, p. 372 ,n. 1)
« ...We cannot agree with Zeller who sees vestiges of this theory of ideas already
in the Meno, Euthydemus, and Gorgias. Here we have only the germ from
which the theory of ideas was afterwards developped » {The Origin and
Growth of Plato's Logic, 1897, p. 217).
Dans son livre Plato's Theory of Ideas, Sir David Ross, examinant (chap. 1)
le problème de l'ordre chronologique des dialogues indique (p. 10) celui qui lui
semble le plus probable. Or, il ne retient que le Charmide, le Laches, YEuthy-
phron, VHippias majeur et le Mènon comme pouvant projeter une lumière sur
la théorie des Idées (those of the earlier dialogues which throw light on the
theory of Ideas). D'autre part, au chap. II (The beginnings of the theory),
il ne mentionne pas du tout le Gorgias.
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d'après lui, elle ne serait qu'une espèce d'empirisme (έμπειρίαν ...
τίνα, 462 c) ; on peut l'assimiler, dit-il, à la cuisine (όψοπούα, 462 d-
qui, tout comme elle, n'étant pas un art, est un « empirisme ». ou
plus exactement une sorte particulière d'empirisme (εμπειρία τις,
ibid.). En cette qualité, elles sont appliquées, l'une et l'autre, à la
production de l'agrément et du plaisir (χάριτος και ηδονής άπερ-
γασίας, 462 e) et à ce titre justement chacune d'elles serait une
partie de la même pratique ou industrie (της αυτής μέν έπιτηδεύ-
σεως μόριον, ibid.), qu'on peut désigner du nom générique de
flatterie (καλώ δε αύτοΰ εγώ το κεφάλαιον κολακείαν, 463 a-b) (I).
Cette pratique comporte en effet plusieurs subdivisions (πολλά μέν
και άλλα μόρια, 463 6) (2), et la cuisine est une d'elles. « Celle-ci
passe pour un art, dit Socrate, mais, à mon sens, elle n'est pas un
art » (τέχνη) ; c'est un empirisme et une routine (εμπειρία και τριβή,
ibid.). Je rattache encore à la flatterie, comme autant de parties
distinctes, la rhétorique, la toilette et la sophistique, en tout quatre
subdivisions avec autant d'objets distincts » (Ταύτης μόριον καΐ
την ρητορικήν εγώ καλώ και ... κτλ, 463 b).
Il ne suffît pas pourtant de mettre la rhétorique dans la classe des
procédés ou pratiques ayant pour fin ce que Platon appelle la
flatterie. Nous ignorons encore ce qu'elle est vraiment, c'est-à-dire
ce qui la distingue ou spécifie parmi les diverses « parties » de la
flatterie (ού γάρ πω πέπυσται (s. ent. Polos) όποιον φημι εγώ της
κολακείας μόριον, 463 b-c (3) et plus loin : πριν αν πρώτον άποκρί-

(1) II est intéressant de noter cet usage du mot κεφάλαιον dans les opérations
logiques. Il vise le caractère essentiel ou générique. Or il a la même fonction
dans un passage antérieur : « Tu affirmes, dit Socrate à Gorgias, que la rhétorique
est une ouvrière de persuasion, que c'est à cela que tend et qu'aboutit tout son
effort» (και το κεφάλαιον εις τοΰτο τελευτα 453 α). Et Gorgias, lui répond :
« Tu me parais l'avoir parfaitement définie, car tel est bien son caractère essentiel »
(αλλά μοι δοκεΐς ίκανώς όρίζεσθαι " εστίν γαρ τοΰτο το κεφάλαιον αύτης, ibid.).
Pour un emploi analogue de ce terme, voir YEulhyphron, 14 a-c.
(2) II convient d'attirer l'attention sur le terme μόριον pris ici au sens d'espèce
ou de sous-classe. Dans le seul passage 463 a-e, il intervient 9 fois. Sans doute
se rencontre-t-il avec cette signification aussi dans des dialogues bien postérieurs
dans lesquels la relation du genre et de l'espèce est déjà doctrinalement plus
ou moins précisée. Dans le Phèdre, μέρος est corrélatif α'εΐδος (265 d-266 a).
Mais il est remarquable que dans le Gorgias, il est seul à remplir cette fonction
dans la classification. On peut observer qu'il en est de même dans le Protagoras :
dans le passage 329 c-330 c, le mot μόριον est employé 11 fois.
(3) L'expression όποιον μόριον intervient ici trois fois.
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νωμαι δ τι έστιν, 463 c). Ici transparaît le schéma de ce que sera la


définition par le genre et la différence spécifique.
En répondant lui-même à cette question, Socrate définit
maintenant l'art oratoire comme le fantôme d'une partie de la politique
(πολιτικής μορίου ε'ίδωλον, 463 d et e). Toutefois, pour justifier
cette affirmation, il doit introduire dans la trame de ses
considérations des concepts qui y sont apparemment étrangers, mais qui lui
serviront de tremplin pour ses raisonnements ultérieurs : il faut
admettre, en premier lieu, l'existence des choses telles que l'âme et
le corps, et reconnaître que l'une comme l'autre peuvent n'avoir
qu'une santé apparente. S'agit-il du corps? Il n'y a que le médecin
et le pédotribe qui soient capables de le reconnaître. Or deux « arts »
déterminés (δύο ... τέχνας) y correspondent : à l'âme se rapporte la
politique ; quant au corps, il n'y a pas de nom pour désigner l'art
qui y répond, mais, dans la culture du corps qui forme un tout
(μιας δε οΰσης της του σώματος θεραπείας, 464 b), on peut distinguer
deux parties (μόρια) : la gymnastique et la médecine (1). D'autre
part, dans la politique, se laissent discerner comme parties
distinctes : la législation (νομοθετική), correspondant à la
gymnastique, et la justice, qui fait le pendant de la médecine. Ainsi, dans
chacun de ces groupes, les deux arts se ressemblent (litt. «
communient ») parce qu'ils portent sur le même objet : la médecine et la
gymnastique sont relatives au corps, la justice et la législation
concernent l'âme. Mais, d'autre part, ils se distinguent à certains
égards (2).

(1) A propos de ce passage, il y a lieu de rappeler des considérations analogues


dans le discours d'Isocrate Sur VÊchange (180-182). Ayant souligné que notre
nature est un composé du corps et de l'âme, Isocrate parle des deux disciplines
(transmises par des ancêtres) : « à l'égard du corps l'art du pédotribe, dont la
gymnastique fait partie ((ής ή γυμναστική μέρος εστίν, 181), à l'égard de l'âme
la philosophie..., disciplines parallèles (αντίστροφους), analogues et en accord
l'une avec l'autre ».
(2) Pour les pages 463 c-466 a, voir le commentaire de Dodds. En ce qui
concerne en particulier la classification des arts authentiques et de leurs
contrefaçons, il dit entre autres : « It is an early example of that interest in systematic
classification which is so prominent in Sophist and Politicus ; and it already
employs, as those dialogues do, the method of διαίρεσις — which is certainly,
however, a Platonic and not a Socratic invention (cf. Cornford, Plato's Theory
of Knowledge, 184 ff.). It has in fact a good deal in common with the final
διαίρεσις in the Sophist (268 b-d) which reveals the σοφιστής and the δημολογικός
(= ρήτωρ) as closely related types», {op. cit. p. 226). Certes on ne saurait
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 379

Ces quatre arts, ainsi ordonnés, visent au plus grand bien soit du
corps, soit de l'âme, dit Socrate (464 e). Mais voici ce qui se produit :
la flatterie (ή κολακευτική s.-ent. τέχνη, ce dernier mot étant pris
au sens de procédé), se divisant en quatre parties et glissant chacune
d'elles sous l'art correspondant, le contrefait, en prend le masque,
et le détourne ainsi de sa fin qui est le bien, parce qu'elle ne vise
qu'au plaisir. La cuisine se présente donc comme une contrefaçon
de la médecine, et elle n'est pas un art, souligne Socrate, mais un
empirisme (τέχνην δε αυτήν ου φημι είναι άλλ' έμπειρίαν, 465 α),
et c'est notamment parce qu'elle ne sait pas expliquer la nature
des choses qu'elle applique et de ceux à qui elle les applique, et
qu'elle ne peut par suite les rapporter chacune à sa cause (Οτι ούκ
έχει λόγον ούδένα ω προσφέρει α προσφέρει όποΐ' άττα τήν φύσιν
εστίν, ώστε τήν αιτίαν εκάστου μή έχειν ειπείν) (1). «Or, pour
moi, ajoute Socrate, je ne donne pas le nom d'art à une pratique
sans raison» (Έγώ δε τέχνην ού καλώ δ αν fj άλογον πράγμα, ibid.),

nier cette analogie, cependant on ne devrait pas oublier que dans le Sophiste
et le Polilique, la diérèse se fonde sur une conception élaborée de la méthode
de division et de rassemblement qui suppose les notions bien explicites de l'un
et du multiple, du semblable et du dissemblable, du Même et de l'Autre, de la
participation et, par conséquent, certains éléments ou aspects de la théorie
des Formes, dont il n'y a aucune trace dans le Gorgias.
(1) Pour ces lignes, et en particulier pour la phrase ω προσφέρει ά προσφέρει,
voir les observations de Dodds (op. cit., 229). Après avoir indiqué les
interprétations ou traductions peu satisfaisantes de Croiset, de Robin et de Jowett,
et signalé les hypothèses suggérées par les leçons des manuscrits, il en donne
l'explication que voici : « Perhaps, however, editors have not paid sufficent
attention to 501 a, where Socrates recapitulates the present passage. There
the medical art is said to study both the nature (φύσις) of the patient (οδ
θεραπεύει = ω προσφέρει) and the grounds for the treatment (ών πράττει =
α προσφέρει). Cf. also Phdr. 268 ab, which shows that a doctor was expected
to know not only the effect of each kind of treatment but to whom it should
be applied (b 7). This suggests that both ω προσφέρει and ά προσφέρει are
needed and that a conjunction has dropped out (as ή would easely do) : « it has
no rational understanding of the nature of the patient or the prescription ».
For λόγον έχειν on this sens, introducing an indirect question, cf. Rep. 475 c 1
μήπω λόγον έχοντα τί τε χρηστόν και μή ».
On sait par ailleurs que le verbe προσφέρειν prend une nuance particulière
en médecine, quand il s'applique à l'alimentation ; il signifie alors : l'action
de donner des remèdes. Il intervient avec cette fonction dans les traités hippo-
cra tiques, entre autres dans Y Ancienne Médecine, chap. 5, 13, 15, et dans
le Régime des maladies aiguës, chap. 32. Nous le retrouverons avec cette
signification dans un contexte doctrinal analogue, aux passages 268 α b, 270 b et
272 a du Phèdre.
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paroles chargées d'un sens profond, comme tout ce passage du
Gorgias. Ainsi donc, aux yeux de Platon il n'y a d'art -τέχνη véritable
qu'à la condition de connaître la nature (φύσις) des choses qui en
font l'objet et d'être en état d'en rendre raison, ce qui n'est possible
qu'en connaissant leur mode d'agir en tant que « causes ». Le
philosophe formule ici un postulat fondamental : les arts -τέχναι
doivent s'appuyer nécessairement sur la connaissance des « causes ».
ou, comme nous dirions, être fondés sur la théorie, c'est-à-dire avoir,
eux-mêmes, le caractère de sciences appliquées. Au reste, comme tout
l'indique, en écrivant le Gorgias, il a déjà sur ce sujet-là des vues
mûries et bien définies : « Si tu as des objections à faire sur ce point,
dit Socrate à Polos, je suis prêt à discuter» (... έθέλω ύποσχειν λόγον.
ibid.) (1).
Mais, à cette étape de la discussion, Platon délaisse ce sujet ; il
y reviendra plus loin (500 e-501 a), en y apportant quelques précieux
compléments, grâce auxquels nous sommes à même de voir assez
clair dans cette conception de la τέχνη. Ici il se borne à souligner
encore davantage que la rhétorique est loin d'être un art véritable.
Socrate résume les résultats de cet entretien et présente les relations
entre les quatre arts et leurs contrefaçons, usant du langage des
géomètres, sous forme d'une proportion (465 b-c). C'est un passage
du Gorgias assez connu pour qu'on n'ait pas besoin de le rappeler (2).
Il nous suffira de retenir que la rhétorique peut être maintenant
caractérisée avec beaucoup de netteté : « elle correspond, pour
l'âme, à ce qu'est la cuisine pour le corps » (465 d e). Elle est « une
partie de la flatterie » (κολακείας ... μ,όριον, 466 α).

Ce point suffisamment établi, le dialogue prendra un autre cours ;


il se développera sur quelques sujets capitaux de la spéculation
morale : les choses bonnes et mauvaises, l'injustice comme le plus

(1) Cette même expression se rencontre dans le Protagoras 338 d, où nous


lisons : έπειδαν δε εγώ άποκρίνωμαι όποσ' αν οΰτος βούληται έρωταν, πάλιν
ούτος έμοί λόγον ύποσχέτω ομοίως («qu'il prenne à son tour la tâche de
justifier ses vues en me répondant », trad. A. Groiset). Il s'agit en effet de justifier
les vues qu'on énonce, d'en rendre raison, grâce aux nouvelles questions
auxquelles il faut répondre. Ainsi cette expression équivaut à peu près à λόγον
διδόνοα.
(2) Voir à ce sujet les fines observations de M. P. -M. Schuhl, Mythe et
Proportion, 1. Sur un passage du « Gorgias » (464-465). dans La Fabulation
Platonicienne. Paris, 1947, pp. 41-44.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 381

grand des maux, la valeur et le sens du châtiment et de l'expiation.


C'est dans ce cadre que Platon montre la vraie utilité de la
rhétorique : on peut et l'on doit la mettre au service de la justice en
dénonçant toujours l'injustice et en réclamant la punition de>
coupables. Avec l'entrée en scène de Calliclès, le champ de la
discussion s'élargit : la question se pose de savoir si la force est. comme
le soutient ce dernier, la loi suprême, si les puissants se trouvent
être vraiment les meilleurs, et si les meilleurs et les puissants sont les
plus sages ; et d'autre part, on se demande quelle est pour l'homme
la vie la meilleure, quelles en sont les conditions et comment
distinguer parmi les choses agréables celles qui sont bonnes et celles
qui sont mauvaises (500 a). A cet effet, ne faudrait-il pas un homme
de science pour chaque cas particulier? C'est précisément cette
question qui va permettre à Platon de renouer à ce que Socrate
disait auparavant sur la distinction entre les arts vrais, visant à ce
qui est « le meilleur » (το βέλτιστον, 464 e sq.) et ceux qui ne sont
que des flatteries : Je soutenais à peu près ceci, déclare Socrate, que
«la cuisine me semblait être une routine (εμπειρία), et non un art
(τέχνη), à la différence de la médecine, et j'en donnais cette raison
que l'une, la médecine, quand elle soigne un malade, a commencé
par étudier la nature du malade (τούτου ου θεραπεύει και την φύσιν
έσκεπται), qu'elle sait pourquoi elle agit comme elle le fait (καΐ
την αίτίαν ών πράττει), et peut justifier toutes ses démarches (και
λόγον έχει τούτων εκάστου δούναι) ; au lieu que l'autre, dont
tout l'effort tend au plaisir, marche à son but sans aucun art (άτέχ-
νως, c'est-à-dire sans s'appuyer sur des connaissances
«scientifiques »), sans avoir étudié la nature du plaisir et ce qui le produit
(οΰτε τι την φύσιν σκεψαμένη της ηδονής οΰτε την αίτίαν), livrée
pour ainsi dire au pur hasard (άλόγως τε παντάπασιν, ως έπος
ειπείν), n'ayant rien dénombré (ουδέν διαριθμησαμένη), conservant
seulement par une pratique routinière le souvenir de ce qu'on fait
d'habitude (1) (τριβή και εμπειρία μνήμην μόνον σωζόμενη του
είωθότος γίγνεσθαι) et cherchant par les mêmes moyens à procurer
du plaisir». (Cf. trad. A. Croiset).
On ne saurait assez insister sur l'importance de cette page du
Gorgias au point de vue de l'histoire de la pensée de Platon et, en

(1) Une traduction plus exacte serait : « ...de ce qui se produit d'ordinaire ».
382 P. KUCHARSKI
general, de l'histoire de la science et de la technique. C'est, comme
on le voit, la médecine que le philosophe prend ici comme modèle
de cette méthode de recherche, par laquelle l'homme s'élève au-
dessus des procédés purement empiriques et qui caractérise la
véritable τέχνη, celle dont les démarches sont essentiellement
rationnelles. Ce qu'on doit chercher à connaître, c'est la nature
(φύσις! des objets (ou réalités) sur lesquels porte la τέχνη, cette
connaissance n'étant autre que celle des causes mêmes des
phénomènes ou changements qu'on veut produire. En d'autres termes,
pour obtenir le résultat voulu, le « technicien » doit connaître les
liens de cause à effet. Sur ce point, d'ailleurs, le texte 465 a est tout
aussi clair et formel (ώστε την αιτίαν εκάστου μή έ'χειν ειπείν). La
question reste cependant de savoir comment on parvient à cette
science des causes. En fait. Platon n'indique qu'un seul procédé
par lequel on puisse s'élever au-dessus de la routine et de
l'empirisme — le dénombrement (διαριθμεΐσθαι). Il ne nous dit pas,
en effet, à quoi s'applique cette opération, quelles choses il faut
dénombrer... Sur ce point, nous sommes donc réduits à des
conjectures. Mais, en se reportant à d'autres dialogues, et notamment au
Phèdre (270 b sq.), ainsi qu'au Philèbe (16 c d sq.), on voit que le
dénombrement est une opération associée à la diérèse, à la méthode
de division en espèces (εϊδη, μέρη) ; et, dès lors, on est fondé à
penser qu'ici de même Platon a en vue le dénombrement des formes
spécifiques, des « parties » (μέρη ou μόρια) qui se dégagent par voie
d'analyse. Du reste, n'observe-t-il pas cette règle lui-même, dans le
Gorgias, quand il classe les « arts » relatifs à l'âme et au corps?
Il y a plus. Aux termes de cette exposition sur la τέχνη, c'est
quand on connaît la nature d'une chose ou d'une réalité, c'est-à-
dire l'action dont elle est capable en tant que « cause », et le nombre
d'espèces qu'elle comporte (ces deux connaissances étant, en effet,
solidaires), qu'on est en mesure de rendre raison de ses procédés, ou
de justifier ses démarches (και λόγον έχει τούτων εκάστου δούναι,
501 α, phrase à rapprocher de ce que Socrate a dit auparavant :
εγώ δε τέχνην ού καλώ, δ αν ή άλογον πράγμα, 465 α 5-6).
Or, ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est cette expression
λόγον δούναι, associée dans plus d'un dialogue à des opérations de
l'esprit désignées du nom de « dialectique ». Au vne livre de la
République, on lit : « Appelles-tu aussi dialecticien (διαλεκτικόν)
LA RHÉTORIQUE DA!NS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 383

celui qui atteint à la connaissance de l'essence de chaque chose


(τον λόγον εκάστου λαμβάνοντα της ουσίας. 534 6), et reconnais-tu
que celui qui n'y atteint pas a d'autant moins l'intelligence d'une
chose qu'il est plus incapable d'en rendre compte à lui-même et aux
autres?» (λόγον αύτω τε και άλλω διδόναι. ibid.). Dans un des
passages précédents, les dialecticiens sont caractérisés comme ceux
qui savent « donner la raison et la recevoir » (δούναι τε και άπο-
δέξασθαι λόγον, 531 e). Et plus loin (532 α, b), Platon nous éclaire
davantage sur ces démarches de l'intelligence : par la dialectique
(τω διαλέγεσθαι), sans recourir à aucun des sens (άνευ πασών
αισθήσεων), mais en usant de la raison (δια του λόγου), l'homme essaie
d'atteindre à l'essence de chaque chose (έπ' αύτο δ εστίν εκαστον
όρμαν). Le terme final de ce processus, c'est la saisie de l'essence du
bien (αύτο δ εστίν αγαθόν), effectuée par le seul intellect (αύτη
νοήσει). Mais, si telle est la fin ultime de la dialectique, selon
la doctrine développée dans la République, il n'en reste pas moins
qu'elle consiste en premier lieu à « saisir méthodiquement » en
toute matière l'essence de chaque chose (ουδείς ήμΐν
αμφισβητήσει λέγουσιν ως αύτοΰ γε εκάστου πέρι δ εστίν εκαστον άλλη
τις επιχειρεί μέθοδος όδω περί παντός λαμβάνειν, 533 b). De même,
dans le Phédon l'expression λόγον διδόναι s'applique aux actes
d'appréhender et de définir des « réalités » en soi telles l'Égal, le
Juste, le Beau et Bon et le Saint (75 c-76 b et ailleurs) (1). Et sans
doute pourrait-on montrer que toutes les opérations de la pensée
qualifiées par Platon de «dialectiques» se ramènent, en dernière
analyse, à la démarche capitale, consistant à justifier ce qu'on
avance, à expliquer ce qu'est au fond telle ou telle autre réalité,
cela en la faisant dériver d'un plan notionnel supérieur qui
en constitue le fondement (2). Cette opération peut, naturelle-

(1) Dans son commentaire du Phédon, J. Burnet note à propos de ce passage :


« ... δούναι λόγον 'to give an account of if. This is the mark of the διαλεκτικός

(Plato's Phaedo, Oxford, 1911, p. 60).


(2) La définition même, en tant qu'elle rattache un objet à un genre, à une
essence commune à une pluralité d'espèces, et puis à une espèce particulière,
est aussi, à ce point de vue, une explication rationnelle. La formule λόγον διδόναι
se trouve associée à la définition dans le Phédon 78 d 1 : ή ουσία ής λόγον δίδομεν
του είναι («cette réalité en elle-même, de l'être de laquelle nous rendons raison. »
Trad. L. Robin) — phrase qu'on doit rapprocher du passage 534 6 3-4 de
République. A ce sujet, il serait instructif de se rapporter aux étapes ultérieures
384 P. KUCHARSKI
ment, être reproduite pour chaque « étage » auquel on s'élève
jusqu'à ce qu'on arrive à l'étage suprême qui est le principe
de toutes choses. Mais ce n'est pas le lieu de développer ce sujet.
Ici. il nous suffira de faire remarquer que dans le Gorgias
l'expression λόγον διδόναι intervient dans un contexte doctrinal, où nous
ne trouvons aucun reflet de la théorie des « choses en soi », selon le
Phédon et la République. La science indispensable pour le «
technicien ». c'est la connaissance de la φύσις, qui consiste, elle, à
découvrir pour chaque chose donnée le nombre défini de ses espèces et le
pouvoir causal de chacune d'elles. Or. s'il est vrai de dire que cette
théorie suppose une pensée conceptuelle et analytique raffinée, aussi
bien que la distinction entre la réalité et l'apparence (le lien causal
est une relation « cachée » au fond des choses qu'il faut mettre au
jour !). il n'en reste pas moins qu'il n'y a rien en elle qui dénote la
conception de la « chose en soi » (ô εστίν εκαστον), et le dualisme
épistémologique présentés avec tant d'éclat dans le Phèdon et la
République. La causalité dont il est question dans le Gorgias en
rapport avec la τέχνη, n'a rien à voir non plus avec celle qui est
attribuée à la Forme (Phédon, 99 d sq.K
Ainsi apparaît très nettement le sens originel de l'expression
λόγον διδόναι, qui veut dire juslifier son assertion, et aussi donner
une explication des phénomènes observés. Il se rencontre, entre
autres, dans le Protagoras, dialogue où l'absence de la doctrine
des Formes selon le Phèdon et la République se laisse aisément
constater. L'art de dialoguer consiste à donner et à recevoir tour à
tour la justification de ce qu'on affirme (του δέ διαλέγεσθαι οΐός τ'
είναι και έπίστασθαι λόγον τε δούναι και δέξασθαι, 336 c). Suivant
les paroles d'Alcibiade, Protagoras devrait dialoguer avec Socrate
par demandes et réponses, au lieu de faire suivre chaque réponse
d'un long développement pour « esquiver l'argumentation et refuser
de se justifier » (και ουκ έθέλων λόγον διδόναι, 336 c d, trad.
A. Croiset).

de la spéculation platonicienne, et notamment au procédé de division comme


méthode de définition. Ainsi apparaîtrait, peut-être, ce qu'il y a de commun
entre cette dialectique primitive et ses formes supérieures : c'est, semble-t-il,
la recherche d'une explication, d'une justification, ce qui conduit à la
démonstration et qui peut s'associer aussi à l'idée de causalité.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 385
Jusqu'ici Platon se borne à montrer que la rhétorique, telle que
la conçoivent généralement les sophistes et leurs sectateurs ou
élèves, n'est pas un art authentique. Mais, dans ce qui suit, il donne
clairement à entendre qu'elle peut le devenir et il nous apprend
même comment la chose est possible. Il appuiera une fois encore
sur cette distinction capitale entre les arts véritables et les
« flatteries ». Il y a aussi, en ce qui concerne l'àme, dit Socrate,
deux sortes de professions (πραγματεΐαι), « les unes relevant de l'art
et soucieuses de pourvoir au plus grand bien de l'âme, les autres
indifférentes au bien, et uniquement préoccupées, ici encore, des
procédés qui peuvent donner à l'àme du plaisir ; quant à savoir
quel plaisir est meilleur et quel autre est mauvais, elles l'ignorent
et ne se le demandent même pas » (501 b). Or on peut exercer la
flatterie aussi bien envers une seule âme qu'envers la foule, sans
prendre en considération les vrais intérêts des hommes. Exemples :
le jeu de la flûte, les évolutions des chœurs, la poésie dithyrambique
et la tragédie. Mais la poésie ne serait-elle pas une espèce de discours
au peuple? (δημηγορία... τις, 502 d). Elle est, en effet, «une sorte
de rhétorique » à l'usage des assemblées composées d'hommes, de
femmes et d'enfants, ainsi que d'esclaves mêlés aux hommes libres
(ibid.), et c'est là même ce qui fait comprendre le caractère de la
rhétorique, qui s'adresse au peuple d'Athènes (1) ainsi qu'à celui
des autres cités. Il s'en faut, sans doute, que les orateurs parlent
toujours en vue du plus grand bien et qu'ils s'efforcent de rendre
par leurs discours les citoyens meilleurs. Il y a, en somme, deux
genres d'éloquence politique : l'une est une simple flatterie et une
vilaine chose (αισχρά δημηγορία, 503 α) ; l'autre travaille, au
contraire, à améliorer les âmes des citoyens, mais, à la vérité, elle

(1) Naturellement, il ne saurait être question ici de ce que fut l'éloquence


grecque au temps de Platon. Maints ouvrages ont été écrits sur ce sujet. Dans
ces pages nous nous sommes borné à examiner la critique que le philosophe
fait de l'art oratoire contemporain dans le Gorgias et le Phèdre, en se plaçant
au point de vue de sa conception de la connaissance et, en particulier, de la
τέχνη. Cependant, en ce qui concerne les rapports de la sophistique et de la
rhétorique, il est bon de rappeler l'ouvrage de H. Gomperz, Sophistik und
Bhelorik (Leipzig, 1912), et la position prise par M. Pohlenz, dans Aus Platos
Werdezeit (Berlin, 1913), contre la thèse de Gomperz, selon laquelle l'intérêt
pour la rhétorique serait un trait essentiel de la sophistique (voir l'Appendice
« Sophistik und Rhetorik nach Platos Auffassung », pp. 193-206).
386 P. KUCHARSKI

est tellement rare que l'on n'en trouve point d'exemples parmi les
orateurs contemporains, ni non plus parmi ceux d'autrefois. La
raison en est, dit Socrate, que pour pratiquer la « belle » rhétorique,
il est nécessaire d'accomplir les désirs de l'homme, qui réalisés
le rendent meilleur, et non ceux qui le rendent pire. Or c'est là un
art (τοΰτο δε τέχνη τις εΐη, 503 d ; cf. 500 a 7-8).
Ce mot de τέχνη amène ici un nouveau développement sur ce
que doit être la rhétorique ; il mérite attention pour deux raisons :
1) il complète ce qui est dit aux pages précédentes (465 a et
500 e-501 a) sur les caractères distinctifs de la τέχνη ;
2) il nous apprend que, d'après Platon, la rhétorique, caractérisée
jusqu'ici comme s'appuyant sur la τριβή et Γέμπειρία, pourrait
néanmoins devenir un art vrai, en s'assimilant à l'art médical.
L'homme vertueux, déclare Socrate, celui qui dit ce qu'il dit
pour le plus grand bien, ne parle pas à l'aventure (εική), mais,
comme les artisans (δημιουργοί), il a en vue un but déterminé.
Chacun de ceux-ci, le regard fixé sur sa tâche propre, loin de
recueillir et d'employer au hasard les matériaux qu'il emploie
(ουκ είκη εκλεγόμενος προσφέρει ά προσφέρει, 503 e), cherche à
réaliser dans ce qu'il fait une certaine forme (ειδός τι) (1). Les
peintres, les architectes et les constructeurs de navires en offrent
un exemple, et il en est de même des autres artisans : « chacun dispose
les divers éléments de son œuvre, les forçant à s'ajuster
harmonieusement les uns aux autres (και προσαναγκάζει το έτερον τω
έτέρω πρέπον τε είναι και άρμόττειν, ibid.), jusqu'à ce qu'enfin tout
l'ensemble se tienne et s'ordonne avec beauté » (2). C'est de cette
façon que procèdent aussi les autres artisans, ajoute Socrate,
« ceux dont nous avons parlé précédemment et qui s'occupent du
corps, les médecins et les pédotribes ». Ils s'attachent à mettre
de l'ordre et de l'harmonie dans le corps (κοσμοΰσί που το σώμα
και συντάττουσιν, 504 α) (3).

(1) Cf. Cratyle, 389 a-c et République, 596 b.


(2) Ces lignes sont à rapprocher du passage bien connu du Phèdre, où Platon
dit que « tout discours doit être constitué à la façon d'un être animé » (264 c).
(3) Ici se reflètent les principes de la plus ancienne médecine grecque, formulés
aussi bien par Alcméon que dans les traités hippocratiques : la santé suppose
un mélange mesuré des divers éléments qui entrent dans la constitution du corps.
Les termes tels que ισονομία, μετριότης, σύμμετρος font partie intégrante
de cette conception.
LA RHÉTORIQUE DAKS LE GOBGIAS ET LE PHEDRE 387
Cette page n'est-elle pas aussi un précieux document sur la
conception platonicienne de la τέχνη, ainsi que des arts démiur-
uiques en général? Il est très frappant que le verbe προσφέρειν,
chargé en médecine d'un sens précis, se trouve ici appliqué à tous
les arts, et qu'en même temps Platon englobe les médecins et les
pédotribes dans la catégorie d'artisans ! Or il peut le faire grâce
à la généralisation du principe ουκ zly.fi εκλεγόμενος προσφέρει ά
προσφέρει. De même que tout artisan ajuste réciproquement les
matériaux qu'il emploie en les ordonnant pour « réaliser » une
certaine forme, de même le médecin cherche à mettre dans le corps
de l'ordre et des proportions — conditions de la santé (τάξις et
κόσμος 504 a) — et à cette fin il administre les remèdes, non au
hasard (εική), mais en considérant leur pouvoir d'action spécifique
(αιτία) et la nature du corps qui doit la subir, c'est-à-dire leur
convenance réciproque, comme le font en général tous les artisans
(503 e sq.).
Il ne restera donc qu'à appliquer cette conception à la
rhétorique (1) : de même que dans le corps l'ordre n'est autre
chose que la santé, de même l'ordre et l'harmonie dans l'âme
s'appellent discipline et loi, et c'est cela qui constitue la justice
et la sagesse (504 d). « C'est donc en tenant son regard fixé sur ces
choses, dit Socrate, que l'orateur selon l'art et selon le bien
présentera aux âmes tous ses discours en toutes circonstances (ό ρήτωρ

;i) A ce sujet, il convient de faire état des observations de Luigi Stefanini


qui, dans son ouvrage sur Platon (Platone, vol. I. lre partie, chap. VI, section
« Retorica e Dialettica », p. 89-96), après avoir donné une analyse de la critique
dont l'art oratoire est l'objet dans le Gorgias, se demande : « Quai è Tarte da
«ostituire al empirismo oratorio ? L'arte è quella stessa che, usata per primo da
Zenone, il Socrate storico aveva opposto ai λόγοι dei retori... : la dialettica
\το διαλέγεσθαι)... Nel Gorgia egli (Platon) sbozzô con pochi tratti la figura
dell'arte già chiaramente definita nello suo spirito. M entre la retorica forma la
credenza (πίστις) senza la scienza (επιστήμη), la dialettica da la persuasione
scientifica... La prima si serve dei lunghi discorsi (macrologia) , la seconda si
articola agilmente nella brevità délie domande e délie risposte (brachilogia) ...
Platone non ha in animo di costituire una logica formale... Peru dai rimproveri
mossi alla retorica e dall' impiego che egli fa délia sua arte, si deduce che questa
studia la natura dell'oggetto di cui si parla, lo deflnisce, lo mette in rapporte
con le sue cause, évita ogni contradizione... » (p. 93-96). Ainsi, d'après Stefanini,
Platon aurait cherché déjà dans le Gorgias à fonder la rhétorique sur la
dialectique. Il ne peut s'agir évidemment que de la dialectique telle que Platon la
concevait à cette étape de sa spéculation.
388 P. KUCHARSKI

εκείνος, ό τεχνικός τε και άγαμος, και τους λόγους προσοίσει ταΐς


ψυχαΐς ους αν λέγη, ibid.)... il aura toujours pour unique objet
de faire naître dans l'âme de ses concitoyens la justice..., d'y mettre
enfin toutes les vertus » (όπως αν ... και ή άλλη αρετή έγγίγνηται, 504e1.
Gomme on le voit, en principe, la rhétorique peut devenir une
τέχνη au sens fort du mot. Cela est possible, mais à la condition
qu'elle vise, comme tous les arts dignes de ce nom, à procurer,
non pas le plaisir, mais le plus grand bien aux hommes, et qu'elle
assimile ses procédés à ceux des autres arts, et principalement à
ceux de la médecine.
Ainsi les vues que le philosophe expose dans le Gorgias sur
l'art oratoire répondent, non seulement à des préoccupations d'ordre
moral, mais aussi à des problèmes de science et de méthodes du
savoir. Elles nous éclairent en particulier sur la conception
platonicienne de la τέχνη, voire même sur les origines des sciences et
des techniques « rationnelles ».

II

C'est en ayant dans l'esprit les étapes et les résultats de cette


analyse, que nous abordons l'examen de ce même sujet dans le
Phèdre (1). Naturellement, nous ne nous attarderons point ici à
rappeler les principaux thèmes qui entrent dans la contexture de
cet ouvrage. Comme l'a souligné L. Robin, l'objet immédiat du
dialogue est la rhétorique : « Dès le début, nous sommes mis en face
de Lysias et introduits dans l'école d'un maître de rhétorique » (2).
La première partie de ce dialogue se trouve être constituée
essentiellement par le discours de Lysias, par les critiques de

(1) Dans la présente étude, nous avons utilisé le texte du Phèdre établi et
traduit par L. Robin (Coll. Budé, 1933). Nous avons consulté aussi avec profit
le commentaire de R. Hackforth (Plato's Phaedrus, Translated with Introduction
and Commentary, Cambridge, 1952). Pour le rang du Phèdre dans la série des
dialogues, voir le bref et substantiel exposé de la question au chap. I de
l'introduction de Hackforth. En ce qui concerne les controverses auxquelles ce
problème avait donné lieu autrefois, cf. L. Robin, La théorie platonicienne de Γ amour.
Paris, 1908, pp. 63-120. Le même savant a exposé brièvement ses vues sur ce
sujet dans sa Notice du Phèdre, p. ii-ix.
(2) Notice du Phèdre, p. xxvn.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 389

Socrate et par son premier discours ; la deuxième, par le second


discours de Socrate ayant pour objet l'éloge de l'amour, la doctrine
de l'âme et l'eschatologie. Quant à la troisième (259 e-277 b), elle
« peut à son tour, écrit Robin, se subdiviser en trois sections. Dans
la première, après avoir déterminé les conditions les plus générales
auxquelles doit satisfaire toute œuvre d'un art quelconque, on
s'interroge sur les œuvres que produit l'usage de la rhétorique ; et
d'autre part, en expérimentant sur des exemples, on cherche dans
quel cas l'usage ne satisfait pas du tout à ces conditions générales,
ou bien y satisfait d'une façon incomplète, ou, enfin, totalement.
Une seconde section envisage l'enseignement de la rhétorique...
Enfin, dans la dernière section, à cette rhétorique de fait Platon
oppose ce qu'on pourrait appeler une rhétorique de droit, rhétorique
philosophique qui n'est autre chose qu'une mise en œuvre pratique
de sa dialectique» (1).

Le premier point que souligne Socrate en parlant des principales


conditions auxquelles un bon discours devrait satisfaire, c'est la
connaissance de la vérité touchant les sujets dont on traite (την
του λέγοντος διάνοιαν είδυΐαν τάληθές ών αν έρεΐν περί μέλλη,
259 e). Ce n'est pas là pourtant, remarque Phèdre, l'opinion de tout
le monde; on trouve plutôt superflu d'avoir appris « ce qu'il en est
de la réalité de la justice » (τά τω οντι δίκαια μανθάνειν, 260 «ϊ
ou « ce qui est réellement bon ou beau » (τα όντως αγαθά ή καλά,
ibid.) Ces lignes rappellent, naturellement, le passage du Gorgias,
où il est dit que l'orateur doit connaître d'avance (προεπίστασθαι,
προειδέναι) la vérité en matière du juste et de l'injuste, du bien
et du mal, etc. (459 c-460 a). Cependant, ce qui nous fait sentir que
cet entretien se situe dans un contexte doctrinal quelque peu
différent, ce sont ces expressions τω οντι et βντως. Elles ont ici une
résonance sur laquelle il est superflu d'insister.
En développant ce thème (2) Socrate se moque des orateurs,
qui ignorant le bien et le mal, risquent de persuader de faire le

(1) Loc. cit., p. xxxvii-xxxvm.


(2) Platon y reviendra à la fin de cette partie du dialogue (272 d, e), en se
dressant une fois encore contre l'opinion selon laquelle l'orateur n'a pas besoin
de connaître la vérité quand il s'agit du juste et du bon, mais doit s'attacher à ce
qui est convaincant, c'est-à-dire à la vraisemblance (το εικός).
390 P. KUCHARSKI

mal au lieu du bien (260 c) ; et puis il touche, en passant, à une


autre question discutée, elle aussi, dans le Gorgias : en se défendant,
la rhétorique ne pourrait-elle pas dire : « ...je n'oblige personne à
qui la vérité est inconnue (άγνοοΰτα τάληθές) d'apprendre à parler... ;
mais... c'est une acquisition à faire avant ». En tout cas, « sans moi,
celui qui possédera la connaissance de l'être des choses n'y gagnera
rien absolument pour l'art de persuader » ώς άνευ έμοΰ τω τα οντά
ειδότι ουδέν τι μάλλον εσται πείθειν τέχνη (260 d) (1). Ce sont
ces paroles qui amènent Platon à déclarer en termes explicites ce
qu'il pense de la rhétorique ainsi conçue. A son sens, elle n'est pas
un art, mais « une routine dénuée d'art» (ουκ εστί τέχνη άλλ' άτεχνος
τριβή, 260 e). Nous retrouvons donc, exprimée à cette page du
Phèdre, la même opinion que le philosophe avance et justifie dans
le Gorgias (462 b), en montrant que l'art oratoire tel qu'on le
pratique n'est qu'une flatterie, et en signalant plus loin les traits
spécifiques d'un art vrai (465 a et 500 e-501 a) (2). Ici il pose tout
de suite le principe le plus général auquel la rhétorique devrait
être conforme : un art oratoire authentique, « faute d'être attaché
à la Vérité, ni n'existe, ni jamais ne pourra naître dans l'avenir »
(260 e). Il faut persuader Phèdre, dit Socrate, que. « s'il n'a pas
dignement philosophé (εάν μή ίκανώς φίλο σοφή ση), il ne sera pas
digne non plus de parler de rien » (261 a). Ces paroles marquent la
direction que le dialogue prendra désormais. Gomme le note Robin,
Platon va « opposer à la rhétorique telle que la conçoivent les

Γ La traduction de Robin pourrait faire penser que l'expression τα οντά


s'applique ici aux « réalités en soi », selon la doctrine des Formes. Il s'agit
plutôt de la distinction entre l'apparent et le réel ou le vrai et le faux, telle que
la conçoit le sens commun. A propos des mots τα οντά dans le Phédon 99 d 5,
Burnet écrit : « It is quite true that Plato makes Socrates use the expression
το Ôv for το όντως ov, but I know of no place in which he is made to use τα οντά
simpliciler of the εΐδη » (loc. cit., p. 108).
;2) « Ici et 270 b, écrit L. Robin, on retrouve les expressions mêmes dont
Socrate du Gorgias stigmatisait la rhétorique (463 b } » (p. 62, n. 3, texte du
Phèdre avec traduction, Coll. Budé). R. Hackforth fait remarquer que la notion de
άτεχνος τριβή se présente dans une autre suite d'idées que dans le Gorgias:
"■ Plato is not now concerned to show that current rhetoric is χάριτος τίνος και
ηδονής άπεργασίας εμπειρία (462 C) and so a mere matter of knack and κολακεία,
but to establish (in the first instance) that from the rhetorician's own point of
view, namely success in persuading, no matter what is to be persuaded,
knowledge of truth is indispensable » pp. cit.. p. 122).
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDltE 391

Maîtres attitrés, une rhétorique philosophique ayant sa méthode


propre (269 rf-272 δ) » (1).

Socrate examinera d'abord avec Phèdre l'objet de l'art oratoire


(261 a-262 c), et, comme il est aisé de s'en apercevoir, cette section
du dialogue répond grosso modo à la première partie du Gorgias,
où ce même sujet est considéré sous ses diverses faces. Ici. cependant,
Platon, en recourant à d'autres conceptions et formules, donne à son
argumentation un autre tour : l'art oratoire est une « ψυχαγωγία »,
et peut être dès lors l'art de séduire dans une controverse (ουκ
άντιλέγουσι μέντοι ; 261 c sq.) qui, dans les tribunaux, porte
sur le juste et l'injuste et, dans les assemblées politiques, sur les
choses bonnes et mauvaises. Or, à ceux qui prétendent que, dans
une controverse, les orateurs selon l'Art doivent être capables de
produire chez leurs auditeurs certaines illusions, de faire, par exemple,
que les mêmes choses leur apparaissent tantôt justes et bonnes et
tantôt injustes et mauvaises, il faut répondre qu'il n'est pas possible
de faire illusion à autrui et d'éviter d'être soi-même dupe de
l'illusion, si l'on ne connaît la vérité de chaque chose (άλήθειαν
άγνοών εκάστου 262 α). En effet, ce n'est qu'à cette condition qu'on
peut discerner exactement les ressemblances et les difîérences qu'il
y a entre elles (την ομοιότητα τών όντων και ανομοιότητα ακριβώς
διειδέναι, 262 α). Encore ici l'expression τα οντά semble signifier
la même chose que τα πράγματα, c'est-à-dire les choses existantes,
sans impliquer une doctrine de la vraie réalité, ou un dualisme
ontologique. Les lignes suivantes le confirment d'ailleurs : on est
dupe d'une illusion lorsque, à cause de certaines ressemblances,
on juge contrairement à la réalité (παρά τα οντά, 262 b). Autrement
dit, ce terme, à lui seul, ne nous autorise point à penser que ce
développement sur la rhétorique suppose la doctrine du Phédon. Mais,
immédiatement après, Platon apportera des précisions sur la nature
de la « connaissance du vrai » en toute matière, et alors il se servira
d'expressions qui ne se rencontrent point dans le Gorgias : pour
avoir l'art (τεχνικός) « d'opérer un changement, petit à petit, en
usant des similitudes pour faire en chaque cas passer de la réalité
à son contraire» (άπα του οντος εκάστοτε επί τουναντίον άπάγων),

(1) Ibid., p. 63, η. 1.


392 P. KUCHARSKI
tout en échappant soi-même à cet accident, il faut avoir acquis la
connaissance de ce que chaque réalité est en soi (6 μή έγνωρικώς δ
έ'στιν εκαστον των όντων, 262 b) — Robin traduit « la connaissance
de l'essence de chaque réalité ». L'art oratoire de celui, ajoute
Platon, « qui ne connaît pas la vérité et qui n'a été en chasse que
d'opinions, est un art risible à ce qu'il semble, et même sans art »
ό την άλήθειαν μή είδώς, δόξας δε τεθηρευκώς, ... άτεχνον — se.
τέχνην — παρέξεται (262 c).
C'est là que commence à apparaître la distance qu'il y a, au point
de vue de la doctrine du savoir, entre la conception de la rhétorique
dans le Gorgias et celle qu'on trouve présentée dans le Phèdre.
Ici, l'objet de la vérité que l'orateur doit connaître, de quelque
sujet qu'il soit amené à parler, n'est plus désigné comme αυτά τα
— ράγματα (Gorgias. 459 b) (1), mais en termes faisant partie du
vocabulaire épistémologique du Phédon et de la République. La
connaissance εκάστου πέρι δ έστιν εκαστον est, d'après la République, le
propre de la dialectique (voir supra, p. 383) : quand on la possède
touchant telle ou telle autre réalité, on est capable d'en « donner
raison ». Dans le Phédon, l'expression αυτό δ εστίν s'applique
précisément à la « chose en soi», à la vraie réalité (75 d, 78 d, 92 d) (2).

(1) II convient de faire remarquer que cette expression signifie «les choses
mêmes » et non les « choses en soi ». Dans ce passage du Gorgias, la connaissance
des choses est opposée à l'emploi de certains procédés de persuasion, et il ne
s'agit pas de les connaître dans leur véritable réalité, comme c'est le cas dans le
Phédon, où nous lisons : αύτη τη ψυχή θεατέον αυτά τα πράγματα (66 d e).
Pareillement, dans le passage 69 e du même dialogue αυτή ή φρόνησις tend à
signifier « la pensée comme telle ».
(2) Dans la République, sa signification et son caractère technique sont
surtout bien marqués dans le passage 506 b: « Nous affirmons aussi l'existence du
beau en soi, du bon en soi, et de même, pour toutes les choses que nous posions
tout à l'heure comme multiples, nous déclarons qu'à chacune d'elles aussi
correspond son idée qui est unique et que nous appelons son essence » ( « δ Ιστιν »
εκαστον προσαγορεύομεν). Il est intéressant de noter que dans le Cratyle se
rencontre la formule αυτό δ εστίν κερκίς (389 b 5). Voir à ce sujet les remarques
de M. V. Goldschmidt dans son Essai sur le « Cratyle », Paris, 1940, pp. 73-83.
Selon lui, ce dialogue « pose le fondement et prépare le terrain à ce qu'on peut
appeler plus tard la théorie des Formes... » (p. 83). D'autre part, dans le Ban-
quel se trouve l'expression δ εστί καλόν (211 c) et αυτό το καλόν (211 d et e).
La conception développée à cette page du dialogue est toute proche de la
doctrine du Phédon et peut être considérée, soit comme une application de cette
dernière à un cas particulier (la connaissance du beau), soit comme une ébauche
d'une construction plus vaste, suivant la place qu'on attribue au Banquet dans
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDBE 393
On doit relever aussi l'expression το Ôv (262 b 6), dont on sait
l'usage fréquent dans la République. Enfin, on trouve à cette page
du Phèdre la distinction assez bien marquée entre la vraie science
et l'opinion, si caractéristique de la doctrine des Idées, mais qui ne
transparaît pas dans le Gorgias.
Une autre différence dans la manière dont Platon traite des
mêmes questions dans ces deux ouvrages peut se remarquer à
propos d'un autre précepte que tous les orateurs doivent suivre.
Dans le Gorgias, Socrate cherche à faire comprendre combien il est
important que les deux adversaires commencent par définir le
sujet de leur entretien (διορισάμενο!, 457 c). Or, dans le Phèdre,
il dit dans l'exorde de son premier discours : « Quel que soit l'objet
dont on délibère, un unique point de départ... c'est, obligatoirement,
de savoir ce qu'est l'objet sur lequel on délibère... Or un fait qui
échappe à la plupart des hommes, c'est qu'ils ne savent pas pour
chaque chose quelle en est l'essence » (δτι ούκ ίσασι την ούσίαν
εκάστου, 237 c ; on notera ici le terme ουσία dont se sert Platon).
En l'occurrence, « le problème est celui de l'amour, de sa nature
et de ses effets ; mettons-nous d'accord pour en poser une définition »
(ομολογία θέμενοι δρον, 237 d) (1). Plus loin (263 d), Socrate ne
manquera pas de s'en rapporter à la définition qu'il en a donnée.

Ce n'est pas tout. Platon fera voir progressivement à quelles


conditions la rhétorique peut devenir un art véritable. Ayant donc
montré que l'orateur, loin de se contenter d'« opinions », doit
acquérir la connaissance de la vérité en toutes les matières dont
il traite, et notamment celle de l'essence de chaque réalité, il insistera
sur une distinction à faire parmi les objets de discours : d'une part,
il est des choses sur lesquelles les gens sont d'accord (263 a), et
d'autre part, il en est sur lesquelles il y a dissentiment : « l'homme
pour qui l'art rhétorique va être l'objet de sa recherche, dira

la série des dialogues. Mais c'est dans le Phédon, la République et le Phèdre (262, b)
que cette expression est appliquée à toutes les réalités et indique l'objet
véritable de la connaissance.
(1) Dans son commentaire du Gorgias, Hermann Sauppe rapproche avec
raison de ce passage du Phèdre ce qui est dit dans les dernières lignes du
passage 457 c du Gorgias [Plalons Ausgewàhlte Dialoge erklârt von Hermann
Sauppe, vol. III, Berlin, Weidmann, 1897).
394 P. KUCHARSKI
Socrate, doit avoir commencé par instituer une division en règle
de ces deux espèces (δει ταύτα όδω διηρησθαι), et par se rendre
compte de ce qui caractérise chacune d'elles » (και είληφέναί τ!.νά
χαρακτήρα έκατέρου του εΐ'δους, 263 b). Aussi faut-il être capable
de « percevoir finement auquel des deux genres se trouve appartenir
le sujet sur lequel on aura à parler» (ποτέρου δν τυγχάνει του γένους,
263 c) (1).
La justesse de toutes ces remarques sur l'art oratoire est bien
vérifiée par l'exemple du discours de Lysias ; en l'examinant, on
en fait voir clairement les points faibles (262 c-264 d). Mais ce sont
surtout les deux discours de Socrate qui apporteront quelques
indications positives sur ce que doit être la rhétorique bien comprise
(26δ α-266 c). Socrate rappelle qu'en commençant le sien, il a donné
de l'amour une définition (ει ώρισάμην ερωτά, 263 d, cf. 237 b-d ,
et qu'ensuite il l'a présenté comme un délire, en montrant qu'il y
en avait deux espèces (εΐ'δη δύο), l'une étant un produit des maladies
humaines, l'autre, l'effet d'un état d'âme divin. De plus, il a
distingué dans cette dernière quatre parties (τέτταρα μέρη, 265 b ; voir
à ce sujet les passages 244 a sq. et 249 d sq.). Or c'est précisément
de ces deux opérations de l'esprit (quasi naturelles et spontanées !;
que le philosophe dégage une méthode du savoir ayant une portée
générale. « II y a. dit Socrate, deux façons de procéder, dont il ne
serait pas sans intérêt, supposé qu'on le puisse, de comprendre
techniquement la fonction » (265 cd). La première démarche consiste
à rassembler en une seule ιδέα, grâce à une vue d'ensemble (2), ce

(1) On notera en passant toutes ces expressions relatives à la diérèse ; elles


attestent que Platon a en vue une méthode bien constituée. Le datif όδω est
surtout significatif.
(2) Dans la Rép. VII. 537 c. la synopsie est présentée comme acte de pensée
propre au dialecticien. A ce propos, R. Hackforth fait l'observation que voici :
«At 531 D and 537 C it is provided that the various branches of mathematics
which constitute the propaedeutic to dialectic should be united in a 'synoptic'
view : ό γαρ συνοπτικός διαλεκτικός, adds the latter passage. This is
reminiscent, or rather anticipatory, of the συνοραν of 265 D, but only in one particular
reference : there is no suggestion of "synopsis' as a general scientific procedure ;
at most we can say that we have here Collection in embryo. Similarly with
Division : at 454 A Socrates speaks of the failure to draw distinctions (το μή
δύνασθαι κατ' ε'ίδη διαιρούμενοι το λεγόμενον έπισκοπεΐν) as a mark of eristic
as opposed to dialectic : but it is a far cry from the recommendation of this
elementary precaution to the elaborate scheme of continuous logical division in
LA RHÉTORIQUE DANS LE GOIiCIAS ET LE PHEDUE 395
qui est disséminé en bien des lieux (Εις μίαν τε ιδέαν, συνορώντα,
άγειν τα πολλαχγ) διεσπαρμένα, 265 d), afin de voir clairement,
par la définition de chaque chose (έκαστο ν οριζόμενος) quelle est
celle sur laquelle on veut porter l'enseignement.
Le second procédé consiste à distinguer, dans cette unité, des
espèces (« détailler par espèces », comme traduit Robin), en
observant les articulations naturelles (κατ' εϊδη δύνασθαι διατέμνειν
κατ' άρθρα ή πέφυκεν, 265 β), et en s'appliquant à n'en casser
aucune partie (μέρος μηδέν, ibid.) (1).
Ces deux démarches de l'intelligence se trouvent être ici
caractérisées comme division et rassemblement (των διαιρέσεων και
συναγωγών, 266 α). Elles supposent l'aptitude à discerner une unité et
une multiplicité naturelles, objectivement données (εις εν και
πολλά πεφυκόθ' όραν, ι old) (2). Or, à ceux qui en sont capables,
Platon donne provisoirement le nom de « dialecticiens » (καλώ
δε οδν μέχρι τούδε διαλεκτικούς, 266 c) (3).
Comme le souligne Robin, « Phèdre n'a pas compris ce que,
dès ses premiers mots (b), Socrate avait insinué, ce qu'il dira
explicitement 269 b, que la dialectique, art de pensée, fonde la
rhétorique, art de parler » (4). D'après Phèdre, en effet, Socrate
n'aurait pas donné de l'art oratoire une idée juste, en ne disant
pas un mot de ses différents procédés, déterminés et dénommés
par ceux qui l'enseignent. Mais, sur ce point encore, force lui sera
de battre en retraite et d'admettre que ces procédés ne peuvent

265 E-266 A. » (op. cit., p. 135, n. 1). En ce qui concerne le rassemblement en une
seule idée, Hackforth fait aussi une remarque très juste : d'après lui, la phrase
εις μίαν... διεσπαρμένα «is probably meant to include both the bringing of
particulars under a Form or kind and the subsumption of a narrower Form
under a wider... Division, on the other hand, is not concerned with particulars :
it reaches an inflma species and must then stop (cf. Phil. 16 E) » (Ibid., p. 132,
n. 4).
(1) Le terme μέρος intervient deux fois dans le passage 265 e-266 a, avec
le sens de είδος, espèce.
(2) En nous écartant de Robin, nous adoptons la leçon πεφυκόθ'...
(3) L'attitude que Platon adopte à ce sujet semble indiquer que c'est la
première fois qu'il rattache expressément la méthode de division et de
rassemblement à la « dialectique ». Cela montre que cette méthode n'est pas essentielle
à la dialectique, mais qu'elle peut en être l'instrument, en tant qu'elle permet
de « rendre raison » des choses, de les expliquer.
(4) Loc. cit., p. 73, n. 3.

REG, LXXIV, 1961, n°* 351-353. 4


396 P. KUCHARSKI

pas suffire à faire de l'art oratoire une vraie τέχνη (266</-269 c).
C'est en attirant son attention sur les connaissances que doivent
avoir le médecin et le musicien, que Socrate le met en bonne voie :
pour être médecin, ce n'est pas assez de savoir administrer au corps
(προσφέρειν, 268 α) des choses propres à produire tel ou tel autre
effet ; on ne peut guérir les malades en ignorant « quels sont ceux
qu'il faut traiter ainsi, et dans quel cas on doit administrer chaque
traitement, et dans quelle mesure » (ει προσεπίσταται και ούστινας
δει και οπότε έκαστα τούτων ποιεϊν, και μέχρι όπόσου. 268 b c).
En ne le sachant pas, on ne comprend rien à l'art médical (ουδέν
επαΐων της τέχνης, 268 c). I] y a donc des connaissances rudimen-
t aires dont il faut dire qu'elles sont préalables à la médecine (τα
προ ιατρικής. 269 α), mais qui ne sont pas la médecine, et il en est
de même en ce qui concerne la musique et la tragédie, et par suite
les différents procédés employés par des orateurs : ils ne fondent
pas la rhétorique en tant qu'art (269 b c).

C'est là que commence le dernier stade de la discussion sur ce


qui manque à la rhétorique pour être un art. τέ/νη véritable :
Socrate présentera maintenant une méthode ou voie de la
connaissance, grâce à laquelle elle Je deviendra infailliblement, et qui au
fond est bien la même qu'il a indiquée dans le Gorgias (500 β-501 α).
Encore ici, c'est l'art médical que Platon prend comme modèle
de l'art oratoire. « Sans doute en est-il de même pour la médecine,
que précisément pour la rhétorique », dit Socrate (270 b). Dans
l'une comme dans l'autre, en effet, on doit entreprendre l'analyse
d'une nature (διελέσθαι φύσιν), ici celle du corps, là celle de l'âme.
Car ce n'est qu'à cette condition, qu'au lieu de se contenter de la
routine et de l'expérience (τριβή μόνον και εμπειρία, cf. Gorgias
463 b et 501 a), on peut procéder avec art (τέχνη) — nous dirions
aujourd'hui « scientifiquement » — en administrant (προσφέρων.
ibid.) à l'un remèdes et régime pour produire en lui la santé, et en
communiquant à l'autre, par des discours appropriés, telle
conviction et telle excellence qu'on souhaite pour elle (πειθώ ην αν βούλη
και άρετήν..., 270 c, cf. Gorgias, 503 d-504 e). Or il y a pour cela
une méthode (της μεθόδου ταύτης. 270 c) conforme à l'enseignement
d'Hippocrate et à ce que dicte la raison (ό αληθής λόγος, ibid.),
nous permettant de connaître « la nature de quoi que ce soit »
LA RHÉTORIQUE DANS LE GOIiGIAS ET LE PHEDHE 397

(περί ότουοΰν φύσεως, 270 d) (1). On se demande tout d'abord


si l'être ou l'objet à l'endroit duquel nous voulons être des
« techniciens » et, de plus, rendre tels les autres, est simple (άπλοΰν)
ou multiforme (πολυειδές) ; au cas où il serait simple, on doit en
examiner « la propriété » (την δύναμιν, ibid.) pour savoir quelles
sont les actions qu'il exerce, et les effets qu'il est susceptible de
subir ; mais s'il comporte au contraire plusieurs espèces (πλείω
εΐ'δη, ]ibid.), alors, après les avoir dénombrées (ταΰτα άριθμησά-
μενον), on procédera pour chacune d'elles comme on l'a fait pour
celle qui est simple (ibid.). Autrement, ajoute Socrate, la méthode
aurait l'apparence d'une démarche d'aveugle (270 d e). Et de même,
si l'on enseigne l'éloquence avec art (τέχνη), on fait voir avec
exactitude la vraie nature de ce à quoi l'élève appliquera ses discours,
c'est-à-dire de l'âme » (την ούσίαν ... της φύσεως τούτου προς δ
τους λόγους προσοίσει, 270 e) (2). Aussi, par la suite. Socrate fait-il
voir à Phèdre comment la méthode ainsi présentée s'applique en
particulier à l'âme :
1) il faut d'abord s'aviser si, par sa nature, l'âme est une chose
simple et homogène (εν και ομοιον, 271 α) ou si elle est multiforme
(πολυειδές) à la manière du corps : « Car c'est cela, disons-nous,
qui est montrer la nature d'une chose (τοΰτο γάρ φαμεν φύσιν είναι
δεικνύναι, ibid.) — phrase singulièrement importante parce qu'elle
permet de comprendre en quoi consiste cette connaissance de la
nature de chaque chose dont il est question ici ;
2) en second lieu, on doit chercher à savoir « par le moyen de
quoi il lui est naturel de produire une action, et laquelle? ou bien
de pâtir, et sous l'action de quoi? »
3) et troisièmement, après avoir classé (διαταξάμενος) les
espèces ou sortes (γένη) de discours et celles d'âme, ainsi que leurs
modalités respectives, on examine les relations causales de chaque
espèce à chaque espèce, pour savoir de quelle sorte étant l'âme et

(1) Pour cette page du Phèdre, cf. notre travail « La méthode d'Hippocrate
dans le « Phèdre », R.E.G. LU, 1939, p. 301-357, et Les chemins du Savoir dans
les derniers dialogues de Platon, pp. 129-149.
(2) A noter : a) cette curieuse expression ουσία της φύσεως, qui reflète la
doctrine de la « chose en soi » ; b) le verbe προσφέρειν, qui marque l'analogie
entre la médecine et la rhétorique, les discours étant assimilés aux remèdes que
l'on administre au corps.
398 P. KUCHARSKI

de quelle sorte le discours, quelle est la cause en vertu de laquelle


tel discours produit nécessairement dans telle âme la persuasion
et dans telle autre l'incrédulité (δι' ην αΐτίαν εξ ανάγκης... κτλ,
2706).
En somme, jamais on ne pourra écrire des discours
«techniquement », dit Socrate (τέχνη γράφειν, 271 c), qu'en observant ces
principes de recherche. Et il suit de là que l'art oratoire étant
une « psychagogie », tout orateur doit nécessairement savoir
combien il y a d'espèces d'âmes (όσα εΐ'δη έ'χει, 271 d). Elles sont en
effet en tel ou tel nombre, de telle ou telle sorte (εστίν οδν τόσα
και τόσα, και τοία και τοΐα, ibid.). Une fois qu'on les aura distinguées,
on procédera de même pour les discours : les espèces en sont en tel
ou tel nombre, chacune ayant tel caractère déterminé (ibid.).
Ainsi donc des hommes de telle nature se laissent persuader par
des discours de telle sorte, cela en vertu de telle cause déterminée
(δια τήνδε την αίτίαν, ibid.), alors que ceux qui ont telle autre
nature n'en seront pas convaincus, pour telles raisons définies (1).
Puis, continuant à montrer comment on doit mettre en œuvre
cette méthode quand on a affaire aux hommes en chair et en os,
Socrate indique une fois encore l'analogie entre la rhétorique
devenue un art véritable et la médecine (271 e-272 a) : ainsi il
emploie le verbe προσφέρειν (προσοιστέον τούσδε ώδε τους λόγους
επί την τώνδε πειθώ, 272 α) et recommande de bien discerner
« l'opportunité et l'inopportunité » (εύκαιρίαν τε και άκαιρίαν)

(1) Ce passage montre comment joue ici la causalité. Elle est inséparable
de l'analyse, de la division en espèces : on obtient l'effet voulu et prévu, parce que
telle sorte de discours adressée à l'homme de tel caractère produit nécessairement
la conviction. On voit aussi quelle importance prend dans cette théorie de l'art
oratoire la « psychologie de l'auditeur ». A cet égard, il y a lieu de signaler les
travaux de M. Marcel Delaunois : son article « Du plan logique au plan
psychologue chez Démosthène », Les Études classiques, 1951, pp. 177-189, et son mémoire
« Le plan rhétorique dans l'éloquence grecque » dans les Mémoires de Γ Académie
Royale de Belgique, t. XII, fasc. 2, 1959. En examinant l'enchaînement des
idées dans l'éloquence grecque, au moyen de graphiques, il distingue un « plan
logique » et un « plan psychologique », et fait voir comment les rapports entre
ces deux plans ont évolué : chez Démosthène, la tendance psychologique
l'emporte avec éclat sur le préjugé « hyper-logique » (p. 90). Évidemment, cela fait
penser à la conception platonicienne de la rhétorique. Platon a-t-il contribué
à cette évolution, ou en a-t-il subi l'influence, ou bien aucune de ces suppositions
ne serait elle exclusive de l'autre ? Il est difficile de trancher la question. Mais
le rapprochement avec le Phèdre s'impose dans tous les cas.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDBE 399

des formes de discours que l'on a appris à distinguer (272 a), conseil
qui doit faire penser à ce qu'il a dit auparavant (268 b) en attirant
l'attention de Phèdre sur les connaissances indispensables aux
médecins.
Voilà, brièvement résumée, la conception platonicienne de l'art
oratoire selon le Phèdre.

III

Ainsi il apparaît très clairement que les considérations sur la


rhétorique développées par Platon dans le Gorgias et le Phèdre
ne répondent pas seulement aux mêmes problèmes, mais qu'elles
y apportent aussi des solutions analogues.
Dans le Gorgias, Platon consacre une place notable à la question
de savoir quels sont l'objet propre, la fonction ainsi que les traits
essentiels de la rhétorique. Le dialogue qui se poursuit, d'abord,
entre Gorgias et Socrate, puis entre ce dernier et Polos, est destiné
à montrer ce qu'il y a de faible, d'erroné et d'inadmissible dans la
conception que se font de l'art oratoire les maîtres qui l'enseignent
dans les écoles et, en général, tous les Athéniens qui en subissent
l'influence. Le point de vue de Socrate, dans cette discussion, est,
naturellement, celui du philosophe préoccupé de la vérité en toutes
les matières dont on puisse traiter, et de la précision avec laquelle
on présente et l'on justifie ce qu'on avance. Comme dans plus d'un
dialogue, il s'élève contre le « culte de l'incompétence », contre
l'ignorance qui veut prendre figure de la science. Contrairement
à ce que l'on croit, l'orateur doit certes connaître « les choses mêmes »
dont il parle (αυτά μεν τα πράγματα, 459 b). On ne peut admettre
que le premier venu l'emporte par la seule éloquence sur ceux qui
possèdent à fond leur sujet. Mais, après tout, Platon se borne à
mettre en lumière l'insuffisance de la rhétorique telle qu'on la conçoit
et l'enseigne, et n'indique d'abord qu'en passant, ou d'une manière
indirecte, la voie à suivre.
Or la partie la plus remarquable de cette critique est sans doute
celle où il s'agit de montrer que la rhétorique ainsi conçue n'est pas
un art véritable, τέχνη, mais une « flatterie ». Ce qu'il faut surtout
souligner, c'est qu'à ce propos Platon expose une doctrine ou
400 P. KUCHARSKI
conception de la τέχνη qui semble assez bien élaborée et qui reflète
des vues profondes et mûries sur la manière dont l'homme pourrait
s'assurer une prise réelle sur les choses. La vraie τέχνη est opposée
à l'empirisme (c'est-à-dire à l'expérience primitive qui n'a pas été
l'objet d'« analyse ») et à la routine (εμπειρία, 462 c et d, 465 a,
501 a ; εμπειρία και τριβή, 463 b, 501 a). Tant qu'on s'en tient aux
procédés empiriques, on sait uniquement que tels « faits » ou
phénomènes se suivent ordinairement, et qu'il en est que l'on peut
produire à volonté, en ignorant quelle en est la véritable cause.
C'est là la conception assez clairement exprimée dans le passage
465 a du Gorgias : ce qui distingue essentiellement l'« empirisme »
de l'art authentique (ou de la science), c'est qu'il ne rapporte pa^
les effets à leurs causes réelles, faute de connaître la nature des
choses (ou réalités) par l'action desquelles on veut obtenir certains
effets définis. Cette conception sera précisée à une autre étape du
dialogue : à la page 501 a, Platon opposera une fois encore la cuisine
à la médecine. La différence entre ces deux « pratiques » consiste
en ce que la première, qui vise à procurer du plaisir, n'en étudie
ni la nature, ni la cause, qu'elle ne dénombre rien, qu'étant incapable
de rendre raison de ses propres démarches, elle procède au hasard,
d'une manière non rationnelle (άλόγως), alors que la médecine
commence par étudier la nature du malade (c'est-à-dire de ce sur
quoi elle cherche à agir) ainsi que celle des remèdes, pour connaître
la cause véritable des effets qu'elle veut obtenir. Peut-il y avoir
le moindre doute que la méthode du savoir caractérisée de la sorte
dans le Gorgias soit identique au procédé de recherche décrit en
détail dans le Phèdre et associé au nom d'Hippocrate? Ici et là,
on voit apparaître les mêmes notions, d'abord celle de la
connaissance de la « nature » des différentes choses à l'endroit desquelles
on veut procéder « techniquement », cette connaissance devant
permettre de découvrir le vrai lien causal. Ici et là intervient le
verbe « dénombrer ». dont la signification dans le Gorgias reste
obscure, tant qu'on ne rapproche pas la page 501 a du texte
correspondant du Phèdre (270 b sq.). Alors il devient manifeste que ce qu'il
faut dénombrer, ce sont les espèces comprises dans un genre et
discernées dans cette unité par voie d'« analyse ». Platon applique
d'ailleurs, lui-même, dans le Gorgias, cette règle de dénombrement,
quand il parle des quatre «arts» et des quatre espèces de « flatteries ».
LA RHÉTORIQUE DANS LE GOliGIAS ET LE l'HEDHE 401

Enfin, la découverte du vrai lien causal par cette voie analytique


est. ici et là, le but véritable de la méthode qui fonde l'art, la
τέχνη au sens fort du mot.

Or l'identité de ces procédés de recherche décrits dans le Gorgias


€t avec plus d'ampleur dans le Phèdre est assurément une donnée
importante, non seulement pour l'étude de la conception de la
rhétorique dans ces deux dialogues, mais aussi au point de vue
de la formation de la philosophie de Platon. En comparant les vues
qu'il a exposées sur l'art oratoire dans ces deux ouvrages, on est
amené à formuler les observations suivantes :
1) la critique que Platon fait de la rhétorique dans le Gorgias
se signale par son caractère surtout négatif : il s'attache à mettre
pleinement en lumière ce qu'il y a de faux et de blâmable dans la
conception courante de l'art des discours plutôt qu'à montrer
positivement ce qu'il devrait être ;
2) il fait voir principalement que la rhétorique n'est pas un art
authentique en expliquant ce qu'est la véritable τέχνη et en quoi
elle consiste (cf. 465 a et 501 a) ; il ne donne pas, cependant,
d'indications suffisamment nettes sur la façon dont les procédés de
recherche, caractéristiques de l'art vrai, pourraient s'appliquer à
la rhétorique. A cet égard, il se borne à indiquer la voie dans laquelle
il faut s'engager pour transformer l'art oratoire en une véritable
science : or on peut bien y parvenir en prenant pour modèle la
médecine (503 oi-504 e) ;
3) mais la différence la plus significative, à notre sens, entre ces
deux discussions sur la rhétorique, se trouve dans le fait que le
langage dont Platon use dans le Phèdre, en présentant ce qui se
rapporte à la connaissance en général ainsi qu'aux méthodes du
savoir indispensables à la rhétorique, reflète et suppose la « théorie
des Idées» selon le Phédon et la République, alors qu'il n'y a pas
dans le Gorgias de traces de cette théorie (1).

(1) II y a encore d'autres différences entre la discussion sur la rhétorique


dans le Gorgias et le développement de ce même sujet dans le Phèdre. Elles
tiennent, pour une part, à ce que les autres thèmes traités dans ces dialogues ne
sont pas les mêmes. Ainsi, dans le Gorgias, les rapports de la rhétorique et de la
morale ont beaucoup d'importance. D'après R. Hackforth, « The différence of
standpoint between the two dialogues, which are separated probably by some
402 P. KUCHARSKI
Ayant déjà attiré l'attention sur les termes et expressions
caractéristiques de la doctrine des Idées intervenant dans le Phèdre
en connexion avec la rhétorique, nous ne ferons ici que quelques
remarques générales sur ce qui a trait à la conception de la science
dans ces deux dialogues. On sait ce qu'est la théorie de la
connaissance dans le Phèdre ; elle s'y présente sous deux aspects différents
et sur deux plans distincts ; d'abord dans le célèbre mythe de la
destinée de l'âme, où elle apparaît comme une variation sur les
thèmes principaux de la doctrine du Phèdon : c'est grâce à la
réminiscence, grâce au souvenir des « choses en soi » qu'elle a contemplées
plus ou moins dans l'au-delà, que l'âme est capable de ramener
à l'unité de la Forme la multiplicité de données sensibles. Comme
le dit Socrate : «... une intelligence d'homme doit s'exercer selon
ce qu'on appelle Idée, en allant d'une multiplicité de sensations
vers une unité, dont l'assemblage est acte de réflexion. Or cet acte
consiste en un ressouvenir des objets que jadis notre âme a vus
lorsqu'elle... levait la tête vers ce qui est réellement réel » (Δει γαρ
κνΰρωπον ξυνιένοα κατ' είδος λεγόμενον ... κτλ., 249 b-c). Il semble,
en effet, qu'ici (comme dans le Phèdon) il ne s'agisse que de la
saisie des concepts isolés, de ces « unités » logiques auxquelles les
choses multiples homonymes se trouvent être liées par la
« participation », c'est-à-dire de la relation fondamentale du sensible
et de l'intelligible (1).
Or, ce n'est pas du tout sur le plan du mythe que Platon décrit
la méthode du savoir consistant à diviser en espèces les unités qui

seventeen years, is that whereas in the earlier Plato is content merely to constrast
rhetoric and philosophy, in the later he seeks to harness rhetoric in the service of
philosophy. Rhetoric as it is actually practised and the principles (or lack of
principles) on which it is actually based are condemned as vigorously as ever :
it is still no τέχνη, no true art, for it knows nothing of dialectic, the sovereign
method of philosophy ; but it can, Plato suggests, become a τέχνη by basing
itself on dialectic and psychology » (Op. cit., Introduction, p. 11).
(1) En 250 e on lit : ... ένθένδε έκεϊσε φέρεται προς αύτο το κάλλος,
θεώμενος αύτοϋ τήν τηδε έπωνυμίαν. « L'idée est l'unité d'une
multiplicité, qui lui doit sa dénomination collective et l'existence de chacun de ses
termes. Cette opposition s'exprime souvent par celle de deux mondes : l'un au-
dessus de nous, perdu dans le lointain, perdu aussi pour l'actualité du souvenir ;
l'autre, d'ici-bas et actuel. Cf. 249 c, 250 a b, 274 a : ces grands, ces augustes
objets sont la réalité réellement réelle de 247 c fin, e déb. » (L. Robin, édition du
Phèdre, p. 44, n. 4).
LA RHETORIQUE DANS LE CORGIAS ET LE PHEDRE 403

se forment par « rassemblement ». à dénombrer ces espèces et à


s'enquérir sur le lien causal dont la connaissance est indispensable
pour les opérations de la τέχνη. Ici nous sommes incontestablement
dans le domaine susceptible d'être caractérisé comme celui de la
pensée « positive », celle qui est tournée vers l'action sur les choses
ou, pour dire mieux, sur les réalités de tout ordre. Et, naturellement,
la question se pose de savoir quelle relation il y a entre ces méthodes
et la « théorie des Idées ». esquissée à traits rapides dans le mythe
de la destinée des âmes, et qui n'est autre au fond que celle du
Phédon. Ces méthodes dites « dialectiques » dérivent-elles de cette
théorie, en sortent-elles comme d'un germe, en sont-elles un
perfectionnement? On voit combien il est malaisé d'y répondre. Ce qui
est certain, c'est que dans le Phèdre ces procédés se rattachent
en quelque manière à cette théorie, en tant qu'ils sont solidaires —
de même que tout le développement sur la rhétorique — de la
doctrine de la « vraie réalité », comme elle est conçue dans le Phédon
et la République : l'expression δ εστίν εκαστον των όντων (262 b)
l'atteste suffisamment ; le rassemblement (συναγωγή), dont il est
parlé en 266 b, a une fonction analogue à celle de l'opération indiquée
dans le mythe (249 c) par la phrase εις εν λογισμω ξυναιρούμενον ;
l'expression εις μίαν τε ΐδέαν, συνορώντα, άγειν (265 d) rappelle
la définition du dialecticien comme συνοπτικός dans la Rep. 537 c ; et
d'autre part, quand Platon dit dans le Phèdre que « ...faute d'être
capable, aussi bien de distinguer les choses selon leurs caractères
spécifiques, que de les embrasser en une seule idée selon chacune
de ces espèces, jamais on ne sera un technicien de l'art oratoire »
(εάν μή τις ... κατ' ε'ΐδη τε διαιρεΐσθαι τα οντά και μια ιδέα δυνατός
ν) καθ* εν εκαστον περιλαμβάνειν ου ποτ' εσται τεχνικός λόγων
πέρι καθ' δσον δυνατόν άνθρώπω, 273 e), il donne de cette méthode
une description pareille à celle qui se rencontre dans les derniers
dialogues à propos des procédés dits «dialectiques» (1) et qui
supposent, certes, la distinction de deux ordres ontologiques.

(1) On lit dans le Sophiste : ... 6 γε τοϋτο δυνατός δραν μίαν ίδέαν δια πολλών ...
πάνττ) διατεταμένην ίκανώς διαισθάνεται, και πολλάς ετέρας αλλήλων ύπο μιας
έξωθεν περιεχομένας (253 d). Dans le Théétète (qui n'est pas rangé dans le
dernier groupe de dialogues) il est dit : ώσπερ ταύτας πολλάς ούσας ένί εί'δει
περιέλαβες, οΰτω και τας πολλάς έπιστήμας ένί λόγω προσειπεΐν (148 d).

REG, LXXIV, 1961, n°» 351-353. 4—1


404 P. KUCHARSKI
Or il en est différemment dans le Gorgias. En effet, dans la
discussion sur la rhétorique et dans la critique que Platon y fait des vues
généralement admises sur l'art oratoire, on ne trouve pas de reflets
de la doctrine de l'être vrai, intelligible, et de la science véritable
selon le Phédon et la République. C'est là, avons-nous dit, la
différence la plus importante entre ces deux discussions sur la rhétorique.

Ce sont donc, au point de vue de la formation de la pensée de


Platon, des données singulièrement instructives. On s'en aperçoit
en portant, en particulier, son attention sur la méthode du savoir
que Platon décrit dans le Phèdre en la liant au nom d'Hippocrate.
Dans ce dialogue, elle est incontestablement solidaire de la doctrine
de la connaissance selon le Phédon et la République, du fait même
que cette dernière s'y manifeste de diverses manières. Mais, d'un
autre côté, on trouve bel et bien une caractéristique sommaire de
cette méthode-là dans le Gorgias, dialogue où la doctrine des Idées
ne transparaît pas du tout (1). Gomment interpréter ce fait curieux?
Ne serait-ce pas un indice ou une preuve qu'entre cette doctrine
et le procédé consistant à étudier la nature (φύσις) des différents
êtres par voie de division en espèces et par dénombrement de ces
dernières, il ne saurait y avoir de lien « génétique »? Il est invrai-

vl, A propos de cette expression «la doctrine des Formes ou Idées », il est
opportun de faire remarquer qu'en raison de son caractère vague, elle doit
nécessairement donner lieu à des malentendus. Il n'y a pas dans les dialogues
une manière unique de concevoir et de présenter l'être intelligible. Dans plus
d'un ouvrage considéré comme antérieur au Phédon, il est question de concepts,
c'est-à-dire d'« essences » ou d'idées, en rapport avec la recherche d'une
définition (p. ex. dans VEuthijphron et dans le Ménon). Mais on n'y rencontre aucune
trace de la doctrine sur la nature des concepts. C'est dans le Phédon que Platon
fait connaître pour la première fois ses vues sur ce grave sujet, en exposant
sa théorie dualiste de l'être et du savoir, qui constitue un tout cohérent et se
caractérise même par des expressions et par une terminologie particulières.
Elle est développée et complétée dans la Bépublique. Mais dans les dialogues qui
viennent après la Bépublique, on voit apparaître des méthodes nouvelles du
savoir, ainsi qu'une nouvelle conception de l'être intelligible ; et, à leur sujet,
il est permis de se demander si elles étaient contenues comme dans un germe
dans la doctrine du Phédon, ou si elles dérivaient d'autres sources. C'est
pourquoi, au lieu de parler sans rien préciser de la théorie des Formes ou Idées, il
vaut mieux, dans certains cas, spécifier la conception que l'on a en vue. On
pourrait en dire autant du terme « dialectique », qui, dans les dialogues de Platon,
désigne diverses opérations de l'esprit.
LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 405

semblable, en effet, que cette méthode et les notions qu'elle comporte


dérivent d'une manière ou d'une autre de la doctrine de la
connaissance et de l'être dont le Phédon nous apporte la plus ample
exposition. On est au contraire en droit de penser qu'entre ces
« constructions de l'esprit », il n'y a pas de liens de dépendance ou
de connexions nécessaires. Et l'on ne pourrait, certes, en être surpris.
Comme on le sait bien, dans les dialogues de jeunesse sont entrées,
avec la personne de Socrate, des conceptions relatives aux procédés
logiques et aux méthodes du savoir qui n'avaient rien à voir avec
le dualisme ontologique et épistémologique essentiel à la doctrine
du Phédon, et qui devaient être dès lors ajustées au contexte
nouveau, transposées dans une autre clef et chargées d'une
signification plus riche et plus profonde.
Or la méthode de la τέχνη prônée par Platon dans le Gorgias
est un exemple très significatif de ce processus d'assimilation. Il est
manifeste qu'elle est rattachée à la médecine et tout à fait
étrangère aux spéculations sur le concept, sur l'essence, sur la définition,
qui préparent la voie à la doctrine du Phédon. Néanmoins, telle
qu'elle est caractérisée dans le Gorgias, elle doit offrir aussi plus
d'un trait que Platon a dû y ajouter en l'interprétant et en la
systématisant de son point de vue. Il en est de même en ce qui
concerne la façon dont Platon nous l'a présentée dans le Phèdre.
Dans ce dialogue, il en fait connaître l'aspect théorique en même
temps que la manière dont l'orateur devrait s'en servir. Il ne manque
pas de nous dire qu'elle ne s'appuie pas seulement sur l'autorité
d'Hippocrate mais aussi bien sur la raison (αληθής λόγος, 270 c).
En outre, on peut observer qu'elle marque dans le Phèdre une étape
dans un progrès de pensée aboutissant à la doctrine du Philèbe.
La voie de la connaissance, fondamentale aux yeux de Platon — ■
celle qui est décrite au passage 16 c d — comporte le dénombrement
des espèces dégagées par le procédé de diérèse, et suppose
incontestablement la « méthode d'Hippocrate » selon le Phèdre... et selon le
Gorgias. Et ce qui n'est pas moins remarquable, c'est que cette
méthode se trouve dans le Philèbe expressément mise en relation
avec la τέχνη, comme elle l'est dans le Gorgias et le Phèdre. C'est
en y recourant, dit Socrate, qu'on a découvert tout ce qu'on a pu
inventer dans le domaine de l'art (πάντα γαρ δσα τέχνη ς έχό μένα, 16 c).
Aussi est-il légitime de penser que c'est la méthode de la τέχνη,
406 P. KUCHARSKI
recommandée par Platon dès l'étape du Gorgias, qui est à l'origine
de certains aspects de la doctrine du savoir exposée dans le Philèbe,
dialogue dans lequel, comme on le sait, les critiques et les exégètes
ne parviennent pas à reconnaître et à identifier les Formes selon
la doctrine du Phédon (1). Mais n'est-ce pas à dire qu'il s'agit là
de conceptions qui sont loin de venir des mêmes sources et qui
répondent à des problèmes différents?
On peut suivre ainsi à travers les Dialogues les transformations
que subit un thème ou un concept et faire voir comment il varie
tout en restant toujours identique dans son fond. De telles recherches
pourraient être multipliées. Elles confirmeraient bien que dans le
corps de la doctrine de Platon entrent des conceptions relatives
aux chemins du savoir, aux procédés de recherche, qui, loin de
dériver de « la théorie des Idées » telle qu'elle est exposée dans le
Phédon et la République, en sont indépendantes et semblent tirer
d'ailleurs leur origine, celle-ci devant être cherchée dans
l'enseignement des sophistes et des orateurs, dans la médecine, dans la
spéculation des géomètres, dans la théorie de la musique. Ainsi
l'intérêt qu'offre l'étude des dialogues dits « socratiques » tiendrait
aussi à ce qu'ils nous font connaître certaines notions ou « vues
théoriques » telles qu'elles se présentaient avant d'être élaborées
par Platon suivant les principes et l'esprit de cette doctrine dualiste
de l'être et du savoir qu'est « la théorie des Idées ».
P. Kucharski.

(1) Dans l'introduction dont il a précédé sa traduction du Philèbe, A. E.


Taylor dit entre autres ceci : « ...if we try to fit the ίδέαι as described in the Phaedo
into the scheme of the Philebus, we meet at once with difficulties » (p. 48), et,
plus loin : «... though the doctrine of the Philebus has, no doubt, arisen by a
development in Plato's thought from the positions laid down in the Phaedo, the
development has profoundly modified the original starting-point, with the
consequence that the ΊΜα,ι of the Phaedo are no longer to be discovered, as that
dialogue had described them, in the Philebus, and the question into which
of our four 'classes' or 'categories' they ought to be put has no real meaning,
and ought not to be asked » (p. 50). (Plato, Philebus and Epinomis, Translation
and Introduction by A. E. Taylor, London/Edinburgh, 1956). Cf. notre travail
Les chemins du savoir..., chapitre intitulé « L'abandon de la théorie de la Forme
dans le Philèbe », pp. 285-324. Il ne semble pas, en effet, que la doctrine du
Philèbe puisse être considérée comme un « développement » de celle du Phédon.
Ses origines doivent être recherchées ailleurs, et en particulier dans la méthode
de recherche de la φύσις des choses, qui n'a rien à voir avec la doctrine des
<: essences » et qui apparaît déjà dans le Gorgias.

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