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Nuit blanche

Le récit de voyage
Entre le réel et l’imaginaire
Pierre Rajotte

Number 65, Winter 1996–1997

URI: https://id.erudit.org/iderudit/21165ac

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Publisher(s)
Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN
0823-2490 (print)
1923-3191 (digital)

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Rajotte, P. (1996). Le récit de voyage : entre le réel et l’imaginaire. Nuit blanche,
(65), 51–54.

Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 1996 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Le récit de voyage
entre le réel
et l'imaginaire
Depuis quelques décennies,
le nombre des publications se
rapportant à des récits de
voyage ne cesse de s'accroître :
textes inédits et rééditions
intégrales ou abrégées,
anthologies ou petits
formats pour bibliophiles, récits
de voyages réels ou
imaginaires, biographies
romancées ou factuelles
de voyageurs, etc.

Par Anglais chassant le tigre. Peinture


Pierre Rajotte populaire du Bengale des environs de
1830. Photo Archives Robert Laffont.

A
ce phénomène editorial massif Du réfèrent réel
s'ajoute une multiplicité au signifié culturel
d'études, de monographies,
de thèses et de numéros de La pratique du récit de voyage a ceci de
revues consacrés aux récits particulier qu'elle vise à reproduire le plus
de voyage. Pierre Rajotte, qui dirige à fidèlement possible une réalité extérieure
l'Université de Sherbrooke un projet de sous ses multiples aspects, géographique,
recherche sur les récits de voyage, nous social, politique, esthétique. Mais tous les
présente trois ouvrages qui abordent écrivains-voyageurs se butent au même
chacun à leur façon ce type particulier de problème : l'impossibilité d'une repro-
pratique littéraire. duction qui soit naturelle comme la réa-

N u n H A N C H E
Collectif le voyage littéraire, le voyage populaire, déplacement, Ulysse et Énée s'imposent
LE VOYAGE EN FRANCE etc.), sans oublier l'équilibre maintenu comme des héros tout trouvés :
ANTHOLOGIE DES entre voyageurs français (Montaigne, «Tous les voyageurs se piquent dès lors
VOYAGEURS EN FRANCE, Racine, La Fontaine, Jean-Jacques d'affronter Charybde et ScyÙa, de braver
DU MOYEN ÂGE À LA Rousseau, Diderot, etc.) et voyageurs Neptune dans la tempête, de s'exposer
FIN DE L'EMPIRE étrangers (Sébastien Locatelli, Thomas aux chants des sirènes. Au moment du
Robert Laffont, Paris, 1995, Platter, John Locke, Nicolai Karamzine, départ, ils expriment le déchirement du
1 148 p. ; 56,95$ etc.). Les textes retenus permettent de fils d'Anchise laissant derrière lui la
reconstituer l'évolution du regard sur la citadelle en flammes. Ils partent en
À différentes époques, les récits de voya- France. On constate en effet que du s'offrant à l'amour de Circé ou de Didon,
ges ont connu une vogue considérable, Moyen Âge au XIXe siècle, les récits de et tous ils croient qu'une Pénélope les
mais jamais peut-être comme en cette fin voyage se tranforment et se diversifient en attend. Petit Ulysse, le voyageur combat
de XXe siècle, l'édition n'a été aussi proli- fonction des nouveaux savoirs et des les cyclopes, et la nostalgie de la patrie
fique dans ce domaine. La collection nouvelles formes de sensibilité. Au XVIe mordra son cœur. Nouvel Énée, il fonde
« Bouquins », chez Robert Laffont, siècle, voyager suppose l'acquis des un nouveau monde. Il parcourt un
témoigne éloquemment de cet intérêt humanités gréco-latines et de connais- illustre itinéraire savamment codifié par
sans précédent pour le genre en publiant sances historiques approfondies. Le les humanistes. »
une huitième anthologie de récits de voyage est souvent l'occasion de retrouver D'une certaine manière, la consi-
voyages. Après Le voyage en Orient ( 1985), les lieux décrits par les écrivains dans gnation du voyage devient une opération
Italies (1988), Le voyage en Russie leurs œuvres. Tout passage à la fontaine métaphorique de réécriture et de relec-
(1990), Les Indes florissantes (1991), de Vaucluse, par exemple, entraîne ture. Elle ne peut s'effectuer que selon
Le voyage en Asie centrale et au Tibet l'évocation de Pétrarque et de Laure. Dans certaines règles et le voyageur n'atteindra
(1992), Le voyage en Chine (1992) et la seconde moitié du XVIIe siècle, on sa destination qu'à travers une systémati-
Le voyage en Polynésie (1994), elle se assiste à un renversement. Le voyage sation, à la fois historique et littéraire, qui
tourne maintenant du côté de la France. rompt désormais avec cette vision joue pour le lecteur un rôle essentiel dans
Deux tomes sont prévus, le premier passéiste et prône la modernité. Para- sa vision du monde. « Le monde des
couvre la période qui va du Moyen Âge à doxalement la Révolution brise cet voyageurs, de dire l'essayiste, est un
la fin de l'Empire ; le second à paraître enthousiasme et ce goût du contem- 'système' ». « Tous, plus ou moins clai-
abordera les années 1814 à 1914. Un porain. Le voyage passéiste et nostalgique rement, se veulent les adeptes d'une
volume sur les « Voyages en Suisse » est domine à nouveau. Conséquence du méthode. Ils recommandent une marche
également en préparation. vandalisme révolutionnaire et des guerres à suivre, formulent des préceptes, des
Comme les anthologies précédentes, de l'Empire, on voyage désormais pour réflexions sur le sens de leur déplacement.
celle sur les récits de voyage en France aller à la rencontre des traces du passé, à la Ils citent leurs devanciers, les approuvent
comprend une excellente introduction, découverte de la vieille France qui est en ou les réfutent, peu importe, ils le font au
des notices biographiques des voyageurs, train de disparaître. Le Moyen Âge avec nom de principes sur la manière de
une bibliographie et un index, établis pour ses brumes et ses légendes est en passe voyager ou d'écrire un voyage. » « Rituels
ce tome-ci par Jean M. Goulemot, Paul d'être réhabilité. Il le sera pleinement par du départ », « rituels de la tempête en
Lidsky et Didier Masseau. Le choix des les romantiques. À parcourir ces divers mer », « rituels du retour », les éléments
textes fort nombreux obéit à des critères récits de voyage, on constate que voyager du réel disparaissent bien souvent
comme la géographie - aucune région ne est « un acte éminemment culturel, derrière des usages culturels, conformes
devait être oubliée et aucune trop privi- chargé de présupposés, de stéréotypes, de aux rites institués. Autant dire à la suite
légiée - , la chronologie et l'histoire, souvenirs, riche d'un savoir et d'une de Jean-Claude Berchet que « toute
les types de voyages et de voyageurs mémoire ». représentation forte du réel passe par des
(le voyage médiéval, le voyage humaniste, Pierre Rajotte représentations collectives, et qu'à la
limite seul est réel, c'est-à-dire seul a un
sens, ce qui est déjà 'culturalisé'2 ».
Certes, au lieu de se soumettre à une
lecture déjà imposée, certains voyageurs
peuvent réagir contre la tradition pour
lité perçue. Aussi se rabattent-ils sur la les voyageurs recourent spontanément à marquer l'originalité de leur récit, mais
rhétorique, celle des lieux communs et des archétypes bibliques et gréco-latins même en la rejetant, ils montrent qu'ils la
des referents culturels qui imposent une pour reconnaître la réalité, la répertorier connaissent et font appel à une repré-
vision préétablie du monde extérieur. À la et la classer. Leur milieu social et leur sentation littéraire, ne fût-ce que sur le
limite, la fonction de leurs récits est réduite formation classique les amènent àfigerles mode de la négation ou de la parodie. Si
à prouver que la réalité est conforme à la choses, à ne les apercevoir que sous un La Fontaine « traite dans un registre
connaissance érudite qu'on en a. angle bien précis, à tendre au-dessus de la parodique les lieux communs du récit de
l'arr de voyager, Le déplacement à diversité et de la richesse du réel un filet voyage », c'est pour mieux adopter une
l'époque classique1 de Normand Doiron simplificateur qui permet de l'ordonner et autre conception du déplacement métho-
rend bien compte de ce rapport dialec- de le maîtriser. Il s'agit d'un système dique. À « la droite voie stoïcienne », il
tique entre le savoir livresque et l'art de d'appropriation des objets, d'un pro- préfère le « registre de la galanterie » et de
voyager d'une époque donnée. Normand cessus d'assimilation des connaissances l'épicurisme ; à Homère ou Virgile,
Doiron réunit dans cet ouvrage divers qui procède par réduction de l'inconnu il substitue Horace comme modèle : « La
articles qui démontrent comment, au au connu. Dans un sens, pour que le Fontaine tout comme Chapelle et
lendemain de la Renaissance, l'art du lecteur puisse s'approprier l'espace géo- Bachaumont semblent en effet avoir écrit
déplacement s'opère dans la médiation graphique, l'espace même de l'écriture leur Voyage à l'imitation de la fameuse
des discours et des referents culturels qui doit lui être familier. À l'humaniste qui satire d'Horace retraçant son itinéraire de
prédominent à l'époque classique. Ainsi cherche à définir la méthode d'un utile Rome à Brindes ». D'une façon ou d'une

IM" « 5 . N U I T B L A N C H E
autre, le voyage n'acquiert son sens L'ouvrage de Sarga Moussa
qu'en vertu d'une opération culturelle rend bien compte des change-
qui réécrit le réel en fonction d'un ments progressifs du statut de
modèle littéraire. La question de l'altérité l'Autre dans les récits de voyage
apparaît significative à cet égard. en Orient au cours de cette pé-
riode. De l'émergence du sujet
La représentation voyageur comme personnage
de l'Autre de son propre texte (Chateau-
briand) à l'esthétisation d'une
Le récit de voyage pose étroitement le altérité menacée de disparaître
problème de la référence à l'Autre et de sa (Gautier), s'échelonnent toute
représentation. En témoignent de une série d'attitudes impliquant
nombreux récits de voyage en Orient différents degrés de proximité.
qui connaissent au XIXe siècle une En tentant de donner à son
vogue sans précédent. À la suite de aventure une dimension per-
Chateaubriand (1806-1807), plusieurs sonnelle, un sens qui démar-
écrivains français du siècle dernier - quera son récit des itinéraires
Lamartine (1832- 1833 ; 1850), Nerval purement descriptifs, Chateau-
(1843), Flaubert (1849), Gautier (1852), briand se présente comme
Renan (1860), Loti (1877), etc. - un modèle pour la génération
entreprennent un voyage en Orient romantique tout en donnant
et laissent à la postérité le récit de leurs une dignité littéraire au genre
impressions. Ces récits ont longtemps des récits de voyage. Mais son
suscité l'intérêt des chercheurs littéraires récit, centré sur le je, ne favorise
qui voyaient dans l'exotisme oriental des nullement l'ouverture à autrui,
romantiques le symptôme d'une crise réduit le plus souvent à un
d'identité profonde. Depuis quelques négatif (ou à une image dégra-
années, ils font l'objet d'une attention dée) du moi. Dès les années
particulière dans les études, de plus en 1820 toutefois, certains textes
plus nombreuses, traitant de l'altérité. commencent à rendre compte
Mentionnons au passage l'anthologie de d'une évolution importante des
Jean-Claude Berchet, Le voyage en Orient mentalités. Quelles que soient
(1985) ; l'ouvrage Miroirs de l'altérité et les connotations associées à tel
voyage au Proche-Orient (1991), sous la ou tel peuple oriental, celui-ci
direction de Hana Zinguer ; Vers l'Orient n'est plus ramené systéma-
par la Grèce : avec Nerval et d'autres tiquement à un être abstrait qui
voyageurs (1992), sous la direction de ferait partie du « tableau »
Loukia Droulia et Vasso Mentzou ; Le général de l'Orient, mais il est
discours sur l'autre : à travers quatre parfois doté d'un regard propre
récits de voyage en Orient (1995), de dont témoignent plusieurs
Véronique Magri ; et finalement l'ouvrage récits, notamment celui de
de Sarga Moussa3, La relation orientale, Jean-Vaast Delaroière, médecin
Enquête sur la communication dans les qui se joint à Lamartine lors du
récits de voyage en Orient (1811-1861). premier voyage en Orient de ce
dernier. À la démarche osten-
Sarga Moussa se propose d'étudier les
siblement reflexive de Chateau- Le premier gratte-ciel élevé à Tôkyô en 1890. II était doté d'un ascenseur,
phénomènes de communication intercul-
briand (« je parle éternellement également le premier installé au lapon. Cette tour de douze étages était
turelle dans les récits de voyage en Orient. un centre d'attractions. Gravure sur bois de Kunimasa Ichijô (1890).
de moi »), pour lequel autrui Ministère de l'Éducation, Tôkyô. Photo Archives Robert Laffont.
Il entreprend de cerner, dans ces récits,
constitue d'abord un repous-
l'évolution de la représentation de l'Autre
soir, s'oppose l'expérience d'être regardé
à travers les différents intermédiaires qui comme Edward W. Lane, Gérard de
rapportée par Delaroière, dont la ques-
la conditionnent (le « drogman » ou in- Nerval et Théophile Gautier.
tion sur l'identité se pose en des termes
terprète dans les pays orientaux, le consul L'analyse de Sarga Moussa montre
tout à fait différents (« qui suis-je au
français, le vêtement oriental, le réfèrent que c'est à partir de certains thèmes en
regard d'autrui ? »). Ce mouvement
culturel, le guide touristique, etc.). La pé- vogue, beaucoup plus que par
d'ouverture à autrui se manifeste de
riode étudiée à cette fin couvre cinquante observation directe, que vont se définir
manière exemplaire chez Lamartine qui
ans. Elle débute en 1811, avec la publi- les attitudes des uns et des autres :
le premier met en scène une rencontre
cation de Y Itinéraire de Paris à Jérusalem turcophobes comme Chateaubriand,
harmonieuse entre deux mondes conçus
de Chateaubriand, texte fondateur pour Henry Guys et Vogue ; turcophiles
comme différents mais complémentaires.
la tradition des voyages romantiques en comme Lamartine, Edward W. Lane,
Son Voyage en Orient, qui multiplie à
Orient, et se termine en 1861, avec le pre- Nerval ou Gautier, chacun pour des
plaisir les figures mixtes (le Turc
mier guide touristique de la célèbre raisons différentes. Tout en invitant leurs
« évangélique », Lady Esther Stanhope,
collection Joanne, L'itinéraire de l'Orient, lecteurs à croire que leur récit n'obéit à
une Européenne qui « s'arabise », les
qui codifie un parcours accompli jusque- aucune autre règle que celle de la trans-
consuls de France véritables exemples
là avec une certaine liberté par les voya- cription fidèle du monde de l'Autre, ces
de « mixité culturelle », le narrateur lui-
geurs, et introduit par le fait même une voyageurs n'en font pas moins appel à la
même, etc.), amorce un mouvement vers
nouvelle médiation dans la rencontre de médiation d'autres discours et de refe-
l'Autre que prolongeront des voyageurs
l'Autre. rents culturels qui, dans la société de

N U I T B L A N C H E
l'époque, connaissent l'altérité, l'expri- l'Orient est bien éventé : Chateaubriand « une esthétique de l'ambiguïté et de la
ment, la donnent à voir. La connaissance précisait déjà dans son Itinéraire de Paris désorientation, des repères incertains et
procède toujours du connu à l'inconnu à Jérusalem (1811) que tout a déjà été dit duels ». Au moment de retrouver certaines
et, en ce sens, participe d'une certaine sur le sujet. Qu'à cela ne tienne, le projet images traditionnelles, il prend conscience
forme de reconnaissance. Aussi, pour des voyageurs post-romantiques ne con- de la portée réductrice de ces images et du
rendre intelligible le monde de l'Autre, siste pas à décrire les éléments géogra- potentiel qu'offre à la création la réalité
certains voyageurs ne peuvent-ils s'em- phiques : ce qu'ils cherchent dans l'Orient, du terrain. « Le Voyage en Orient est tout
pêcher de l'inscrire dans le leur, ou de c'est l'occasion d'une expérimentation entier construit sur une tension et un
recourir spontanément à des archétypes textuelle. rapprochement entre continuité et rup-
culturels et des lieux communs qui Dans un premier temps, Isabelle ture, répétition et disparition, savoir et
favorisent une véritable représentation Daunais montre comment dans ses car- création. » Le récit consiste alors à attein-
paradigmatique de l'altérité. Comme le nets de voyage Flaubert en vient à utiliser dre un équilibre entre les limites du ter-
précise Sarga Moussa, « malgré ses un « système perceptif et descriptif » qui rain et l'ouverture du rêve, entre le réel et
prétentions réalistes, la littérature de tend non pas à circonscrire le réel, à le l'imaginaire, objectif littéraire s'il en est.
voyage véhicule constamment un ima- réduire à un sens précis, mais plutôt à en L'Orient devient chez ces voyageurs un
ginaire de l'autre qui se constitue par une suggérer de multiples significations. lieu non pas de scènes et de paysages
série de démarcages d'auteurs anté- Flaubert refuse de se fermer toutes les constants, mais de visions fugitives
rieurs ». Bref, l'altérité est sans cesse portes au nom d'une seule. Aussi décrit-il et abstraites. Au réel connu et logique,
décrite à travers une vision préexistante, un Orient non pas déjà construit, tribu- ils substituent un univers de « vagues
un modèle culturel préétabli. Que cette taire defigureset de structures reconnais- impressions ». Ils modifient l'angle de la
médiation soit réitérée, revue ou corrigée, sablés, mais un Orient suggestif qui laisse perception. Ils observent de haut ou de
c'est toujours l'Autre des autres qui nous place à la refiguration et à l'imaginaire. loin, « ce qui est une façon [...] de privi-
est donné à voir. On aurait tort toutefois Ainsi dans plusieurs de ses descriptions, légier une autre vision ». « L'Orient devient
de croire que les voyageurs se limitent la notation picturale (couleur et forme) ainsi un exercice toujours renouvelé de
uniquement à reproduire un savoir, car intervient avant l'identification par le point de vue et de cadrage, où le savoir à
leurs récits laissent également une large jugement et la dénomination référentielle. acquérir est celui de la géométrie du
place à l'invention et à la création. Du haut du Liban, les maisons dans la regard. » Dans ces conditions, la prin-
vallée ne sont plus que des « petits dés cipale caractéristique du réel représenté
Invention gris » et les « sentiers des ravins à sec » des par ces voyageurs est de toujours échap-
d e l'espace et « traînées blanches ». L'image l'emporte per à une signification précise : « La
sur la réalité et sert à sa représentation. réalité de l'Orient ne repose pas chez Loti
expérimentation « [D] ire la couleur ou la forme avant sur les aspects reconnaissables de son
textuelle l'objet, précise Isabelle Daunais, c'est pittoresque ou de son archéologie, elle
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le créer un espace mouvant et abstrait, et tient plutôt à l'effacement de toute préci-
récit de voyage, comme genre littéraire, se faire que le sens découle de l'image ». sion, à ce qui justement ne peut être un
caractérise par une tension entre, d'une L'auteure aborde ensuite l'une des effet de réel, puisqu'il s'agit, un peu comme
part, le désir des voyageurs de restituer composantes esthétiques les plus impor- dans les représentations minimales de
par l'écriture la réalité qu'ils observent tantes des récits algériens de Fromentin : l'Orient éternel chez Flaubert et chez
et, d'autre part, la nature littéraire de leur « la représentation du lieu où l'image, en Fromentin, de retrancher tout ce qui serait
projet qui les incite bien souvent à pri- représentant le moins, peut exprimer le mesurable. » Le récit d'Orient ne consiste
vilégier une dimension mythique et per- plus ». Tout comme Flaubert, Fromentin donc plus à décrire un visible mesurable
sonnelle de cette réalité au détriment des s'intéresse en Orient à la façon dont les mais plutôt un « visible devenu esthéti-
données objectives. En fait, la pratique images adviennent, au travail du regard que », et devient par le fait même, précise
constitue de plus en plus un lieu d'ap- qui permet la création à partir du réel. Isabelle Daunais, « l'un des laboratoires,
prentissage pour l'écrivain, qui tente de La troisième partie de l'étude montre ou l'un des chantiers, les plus importants
faire advenir des images nouvelles et des comment, pour renouveler la vision de de l'esthétique moderne ». i
représentations inédites du réel. Dans son l'Orient, Loti cherche surtout à traverser
étude L'art de la mesure ou l'invention de une nature dépourvue de repères qui,
l'espace dans les récits d'Orient (XIXe comme une page blanche, rend possible
siècle), Isabelle Daunais 4 montre bien toutes les créations. Comme beaucoup de
comment, chez des écrivains comme voyageurs en Orient, Loti éprouve sou- 1. L'art de voyager, Le déplacement à l'époque
Flaubert, Fromentin, Loti et Nerval, « le vent de la nostalgie ou de la tristesse classique, par Normand Doiron, Presses de
l'Université Laval, Sainte-Foy/Klincksieck, Paris,
récit de voyage, et plus précisément le devant des spectacles dénaturés par les
1995, 258 p.; 32$.
voyage en Orient, est le lieu d'un travail progrès du modernisme et du tourisme. 2. « L'Autre : le voyageur et ses doubles : le
esthétique, qui non seulement éclaire les L'européanisation croissante de l'Orient trouble des identités dans le récit de voyage
recherches formelles du XIXe siècle engendre chez lui un sentiment de perte. romantique » par Jean-Claude Berchet dans
'réaliste' et annonce celles du moder- D'où sa préférence pour le désert qui lui Miroirs de l'altérité et voyage au Proche-Orient,
nisme, mais qui définit aussi un savoir permet de transcender la notion de temps sous la dir. de Hana Zinguer, éditions Slatkine,
propre à la composition scripturale ». Il évolutif. « Loti traverse le désert comme Genève, 1991, p. 154.
s'agit, poursuit l'auteure, « de voir com- un lieu hors du temps humain. » « Ce que 3. La relation orientale, Enquête sur la
ment, par le récit de voyage, et plus Loti recherche en Orient, c'est la pri- communication dans les récits de voyage en Orient
précisément le récit d'Orient, a été mise mauté de la nature, les figures qu'elle (1811-1861), par Sarga Moussa, Klincksieck, Paris,
au jour une nouvelle mesure de l'espace ». produit et non celle que l'homme crée. » 1995,279 p.
Les récits d'Orient se prêtent parti- Enfin Nerval tend également à renouveler 4. L'art de la mesure ou l'invention de l'espace
dans les récits d'Orient (XIXe siècle), par Isabelle
culièrement bien à cette invention de la représentation de l'Orient. Bien qu'il
Daunais, Presses Universitaires de Vincennes,
l'espace par l'écriture. Certes au cours de associe fréquemment les pays du Levant à Saint-Denis/Presses de l'Université de Montréal,
la période post-romantique, le mystère de des images connues, il propose également Montréal, 1996,218 p. ; 28 $.

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