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QUINTILIEN. L'Institution oratoire, livre IX.

Paris: Belles-Lettres, 1979

Livre II Chapitre XV : Avant tout, qu'est-ce que la rhétorique

CHAP. XV. Avant tout, qu'est-ce que la rhétorique? on la définit de bien des manières, mais
cette variété de définitions tient surtout à ce que la rhétorique donne lieu à deux questions. Car on
dispute ou sur la qualité de la chose en elle-même, ou sur la compréhension des termes qui la
définissent. La divergence principale des opinions provient de ce que les uns croient que le titre
d'orateur petit être donné à un méchant homme, tandis que les autres, à l'opinion desquels je me
range, prétendent que ce titre et l'art dont nous parlons ne peuvent appartenir qu'à l'homme de bien.

Parmi ceux qui séparent l'éloquence de ce qu'il y a de plus important et de plus désirable dans
la vie, les uns appellent la rhétorique une force, les autres une science, mais non pas une vertu ; ceux-
ci une routine, ceux-là un art, mais qui n'a rien de commun avec la science et la vertu; quelques-uns
même, une dépravation de l'art (κακοτεχνία). Presque tous pensent que l'office de l'orateur consiste
à persuader, ou à parler de manière à persuader, parce que, en effet, le premier venu peut atteindre
ce but sans être homme de bien. On définit donc le plus souvent la rhétorique une force de persuader.
Ce que j'appelle force, la plupart l'appellent puissance, quelques-uns faculté. Pour prévenir toute
ambiguïté, j'entends par force ce que les Grecs entendent par δύναμις. Cette opinion tire son origine
d'Isocrate, si toutefois le traité qui porte son nom est véritablement de lui. Quoiqu'il fût loin de vouloir
flétrir la profession de l'orateur, il définit un peu légèrement la rhétorique, en disant qu'elle est
l'ouvrière de la persuasion, πειθοῦς δημιουργός ; car je ne me permettrai pas le mot primitif dont se
sert Ennius en parlant de M. Céthégus, qu'il appelle Suadae medullam. Platon fait dire à peu près la
même chose à Gorgias, dans le dialogue qui porte le nom de ce rhéteur; mais c'est l'opinion de
Gorgias, et non celle de Platon. Cicéron a écrit en maint endroit que l'office de l'orateur est de parler
de manière à persuader; et dans ses livres de rhétorique, dont, à la vérité, il n'était pas content lui-
même, il met la fin de l'éloquence dans la persuasion.

Mais l'argent, la faveur, l'autorité de celui qui parle, tout cela persuade aussi, jusqu'à la présence
muette de la vertu, de l'infortune ou de la beauté. Lorsque Antoine, défendant M. Aquilius, déchira
la robe de son client, et montra les blessures honorables qu'il avait reçues pour la pa- 71 trie, il avait
moins compté sur son éloquence que sur les yeux du peuple romain, qui ne put, dit-on, résister à ce
spectacle, et renvoya Aquilius absous. Comment Servius Galba échappa-t-il à la sévérité des lois?
par la pitié qu'il excita en paraissant dans la place publique entouré de ses enfants en bas âge, et
tenant entre ses bras le fils de Gallus Sulpitius : c'est ce que nous attestent plusieurs historiens, et
Caton lui-même dans son plaidoyer. Et Phryné, ce n'est pas à la plaidoirie d'Hypéride, tout admirable
qu'elle était, qu'elle dut son salut, mais à sa beauté, dont elle acheva le triomphe en découvrant son
sein. Si tout cela persuade, la définition que nous avons citée n'est donc pas la bonne. C'est pourquoi
ceux-là ont cru être plus exacts, qui , tout en partageant le même sentiment sur la rhétorique, l'ont
définie une force de persuader par la parole: définition à laquelle Gorgias, dans le dialogue dont
nous avons parlé plus haut, est, en quelque sorte, amené de force par Socrate. Théodecte ne s'en
éloigne pas non plus, dans le traité de rhétorique qui porte son nom, mais qu'on croit être d'Aristote.
Il y est dit que la fin de la rhétorique est d'amener les hommes où l'on veut par la parole. Mais cela
n'est pas même encore assez compréhensif; car d'autres aussi persuadent par la parole et réussissent
à imposer leur volonté; par exemple, les courtisanes, les flatteurs, les entremetteurs. L'orateur, au
contraire, ne persuade pas toujours de sorte que quelquefois cette fin ne lui est pas assurée, et
quelquefois lui est commune avec des gens qui ne sont rien moins que des orateurs. Apollodore
s'éloigne peu de cette définition, en disant que le but principal, le but suprême de l'éloquence
judiciaire, est de persuader le juge, et de l'amener où l'on veut : en quoi il assujettit tellement l'orateur
à l'événement, que, s'il ne persuade pas, il n'est pas digne de son nom.

D'autres ont fait abstraction de l'événement, comme Aristote, qui dit: La rhétorique est l'art de
trouver tout ce qui peut persuader en parlant. Mais cette définition, outre le défaut dont nous avons
parlé plus haut, a encore celui de ne comprendre que l'invention, laquelle, sans l'élocution , né
constitue pas le discours.

A l'égard d'Hermagoras, qui dit que la fin de la rhétorique est de parler d'une manière
persuasive, comme de tous ceux qui ne diffèrent de lui que par les mots, et prétendent que la
rhétorique consiste à dire tout ce qu'il faut pour persuader, je leur ai suffisamment répondu, en
prouvant que la persuasion n'appartient pas seulement à l'orateur.

Ces définitions ne s'arrêtent pas là. Les uns ont pensé que la rhétorique s'étendait à tout; d'autres,
qu'elle devait être restreinte aux matières civiles. Laquelle de ces deux opinions est la plus vraie,
c'est ce que j'examinerai en son lieu. Aristote semble étendre la rhétorique à tout, en disant qu'elle
est l'art de dire tout ce qui peut persuader en chaque chose. Quoiqu'il n'ajoute pas en chaque chose,
Patrocle, en n'exceptant rien, témoigne qu'il est du même avis. En effet, il la définit l'art de trouver
tout ce qui est de nature à persuader en parlant. Or ces définitions aussi ne comprennent que
l'invention. Théodore a évité cette faute, en la définissant l'art de trouver et d'ex- 72 primer avec des
ornements ce qui est vraisemblable dans un sujet quelconque. Mais outre qu'il n'est pas nécessaire
d'être orateur pour trouver ce qui est vraisemblable, non plus que pour trouver ce qui est persuasif ;
en ajoutant dans un sujet quelconque, Théodore va plus loin que les précédents, et accorde le plus
noble des titres à ceux mêmes qui persuaderaient le crime. Gorgias, dans Platon, se vante d'être
maître en l'art de persuader devant les tribunaux et ailleurs, de savoir aussi traiter du juste et de
l'injuste : à quoi Socrate répond qu'il lui accorde la faculté de persuader, mais non celle d'enseigner.

Pour ceux qui n'étendent pas la rhétorique à tout, ils ont été forcés de recourir à des définitions
plus tourmentées et plus verbeuses. De ce nombre fut Ariston, disciple de Critolaüs le péripatéticien,
dont voici la définition : C'est la science de découvrir et d'exprimer ce qu'il faut dire sur des affaires
civiles, dans un discours propre à persuader le vulgaire. Comme péripatéticien, il appelle science ce
que les stoïciens nomment vertu. Mais en disant propre à persuader le vulgaire, il fait réellement
injure à l'art oratoire, qu'il regarde comme incapable de persuader les gens éclairés. Disons une fois
pour toutes à tous ceux qui restreignent la rhétorique aux affaires civiles, qu'ils excluent beaucoup
de parties qui sont du ressort de l'orateur, et notamment tout le genre démonstratif, qui est un des
trois genres de l'éloquence. Théodore de Gadare s'est exprimé avec plus de réserve; il est du nombre
de ceux qui veulent bien que ce soit un art, mais non pas une vertu. Voici en effet ce qu'il dit; je me
sers des termes de ceux qui l'ont traduit du grec : La rhétorique est l'art d'inventer, de disposer et
d'exprimer avec des ornements assortis, et dans la mesure convenable au sujet, tout ce qui peut servir
à persuader en matière civile. Cornélius Celsus dit la même chose. C'est, selon lui, l'art de parler
d'une manière persuasive sur des questions douteuses en matière civile. Je pourrais citer beaucoup
d'autres définitions qui rentrent dans celle de Cornélius Celsus; entre autres, celle-ci : La rhétorique
est l'art de découvrir et d'exprimer avec une certaine persuasion ce qu'il faut dire sur les affaires
civiles qu'on a à traiter, en y joignant une certaine action en rapport avec ce qu'on dit. Il y en a mille
autres qui ne sont que des répétitions ou des imitations, auxquelles nous répondrons également,
lorsque nous aurons à traiter de l'objet de la rhétorique.

Selon quelques rhéteurs, ce n'est ni une force, ni une science, ni un art. Critolaüs l'appelle
seulement une routine; car c'est ce que signifie le mot τριβὴ, Athénée l'appelle l'art de tromper. La
plupart, au reste, pour n'avoir lu que quelques passages du Gorgias de Platon, extraits sans
discernement par d'autres rhéteurs, et pour n'avoir point étudié ce dialogue en entier ni les autres
ouvrages de ce philosophe, sont tombés dans une erreur très grave, et ont cru qu'il regardait la
rhétorique, non comme un art, mais comme une certaine habileté à flatter et à plaire; ou, ainsi qu'il
le dit dans un autre endroit du même dialogue, comme un simulacre d'une partie de la politique, et
la quatrième espèce de flatterie; parce qu'il assigne au corps deux parties de la politique, la médecine
et la gymnastique; et deux à l'âme, la connaissance des lois et la justice; et qu'il oppose ensuite à
chacun de ces arts autant d'arts factices : ainsi la médecine a sa menterie dans la cuisine; la
gymnastique a la 73 sienne dans l'artifice de ces marchands d'esclaves qui savent donner une
apparence de santé et d'embonpoint à des corps qui n'ont ni l'un ni l'autre; la connaissance des lois,
dans la chicane, et la justice, dans la rhétorique. Tout cela est, à la vérité, écrit dans le Gorgias, et
dit par Socrate, sous le personnage duquel Platon semble indiquer son propre sentiment. Mais parmi
les dialogues de Platon, les uns ont été composés pour réfuter les sophistes, et sont appelés ἐλεγτικοὶ,
les autres, pour enseigner, et sont appelés δογματικοὶ. Or Socrate, ou, si l'on veut, Platon, jugeait
ainsi la rhétorique de son temps, puisqu'il dit en propres termes : suivant votre manière à vous
d'entendre la politique. Mais il suppose une rhétorique conforme aux lois du vrai et du beau : aussi
la dispute avec Gorgias finit-elle par ces mots: N'est-ce pas une nécessité que l'orateur soit juste, et
qu'étant juste il pratique la justice? à quoi Gorgias demeure sans réplique; mais Polus, que l'ardeur
de la jeunesse rend plus inconsidéré, s'empare de la parole, et c'est à lui que s'adresse ce que Socrate
appelle fantôme et flatterie. Vient ensuite Calliclès, plus fougueux encore que Polus, et qui
cependant est amené à cette conclusion : que celui qui veut devenir bon orateur doit être juste, et
savoir ce que c'est que la justice. Il est donc évident que Platon ne regardait pas la rhétorique comme
une mauvaise chose, mais qu'il ne reconnaissait pour véritable que celle qui repose sur le juste et le
bon. Il s'en explique encore plus clairement dans le Phédrus, où il dit que cet art ne peut être parfait
sans la science du juste ; et c'est l'opinion à laquelle je me range. Autrement, ce philosophe aurait-il
composé l'apologie de Socrate et l'éloge de ceux qui étaient morts pour la patrie? ce qui est
certainement l'œuvre d'un orateur. Mais il s'élevait contre cette espèce d'hommes qui abusaient de
l'éloquence; suivant en cela l'exemple de son maître, qui regarda comme indigne de lui le discours
que Lysias avait composé pour sa défense; car c'était l'usage, alors surtout, de composer pour les
accusés des plaidoyers qu'ils prononçaient eux-mêmes; et de cette façon on éludait la loi qui défendait
de plaider pour autrui. Platon regardait encore comme incapables de l'enseignement de la rhétorique
ceux qui séparent cet art de la justice, et préfèrent la vraisemblance à la vérité. C'est ce qu'il dit dans
un autre endroit du Phédrus. Cornélius Celsus pensait apparemment comme les rhéteurs que je viens
de citer, lui qui dit que l'orateur ne cherche que la vraisemblance; et un peu plus loin : Ce n'est pas
dans la bonne conscience, mais dans la victoire, qu'est la récompense de l'avocat. Si cela était vrai,
ce serait le comble de la scélératesse de mettre entre les mains des méchants des armes aussi funestes,
et d'aider au crime par des préceptes. Mais je laisse aux auteurs de cette doctrine à en apprécier les
conséquences. Pour moi, dont le dessein est de former un orateur parfait, et qui veux qu'avant tout il
soit homme de bien, je retourne à ceux qui ont une plus haute idée de cette œuvre. Les uns ont cru
que la rhétorique était la même chose que la politique : Cicéron, par exemple, l'appelle une partie de
la politique; or par politique il entend la sagesse. D'autres, comme Isocrate, en font une partie de la
philosophie. La rhétorique, ainsi considérée dans sa substance, ne saurait recevoir une meilleure
définition que celle-ci : La rhétorique est la science de bien dire. Car cette définition 74 embrasse
toutes les qualités de l'éloquence et en même temps les mœurs de l'orateur, puisqu'il ne peut bien
dire sans être homme de bien. C'est à quoi revient la définition de Chrysippe, tirée de Cléanthe, dont
toute la différence consiste en ce qu'il se sert de recte au lieu de bene. Il en est encore plusieurs autres
du même philosophe, mais elles appartiennent plutôt à d'autres questions. En définissant la
rhétorique l'art de persuader ce qu'il faut, on rentrerait dans la même idée, à cela près que l'art serait
subordonné à l'événement. Aréus la définit bien, en disant qu'elle consiste à parler selon la vertu de
l'oraison. Ceux-là interdisent encore la rhétorique aux méchants, qui la regardent comme la science
des devoirs civils, puisqu'ils considèrent la science comme une vertu; mais ils la renferment en des
bornes trop étroites, en la restreignant aux questions civiles. Albutius, auteur et professeur célèbre,
convient que la rhétorique est la science de bien dire; mais il pèche en ajoutant, dans les matières
civiles, et avec vraisemblance : restrictions que nous avons déjà combattues. Il faut louer aussi
l'intention de ceux qui l'ont définie l'art de bien penser et de bien dire.
Telles sont à peu près les définitions les plus célèbres et les plus controversées. Car de les
discuter toutes, il n'est ni expédient ni même possible, d'autant plus que ceux qui ont écrit des traités
de rhétorique semblent avoir pris à tâche de ne rien définir dans les mêmes termes que leurs
devanciers : vaine ostentation, qui sera loin de moi. Peu jaloux de dire du nouveau, je me contenterai
d'exposer ce qui aura le suffrage de ma raison, comme cette définition, par exemple : la rhétorique
est l'art de bien dire, parce que, le mieux étant trouvé, chercher autre chose, c'est vouloir trouver pis.
Cela posé, on voit clairement quelle est, pour la rhétorique, cette fin, ce terme où tendent tous les
arts, et que les Grecs appellent τέλος. Car si elle n'est pas autre chose que l'art de bien dire, bien
dire est le terme final qu'elle doit se proposer.

QUINTILIEN. L'Institution oratoire, livre IX. Paris: Belles-Lettres, 1979

Livre II

CHAP. XVI. Si la rhétorique sert à quelque chose

Vient ensuite cette question : Si la rhétorique sert à quelque chose? Certaines gens se
déchaînent contre elle, et ne rougissent pas de s'armer des forces de l'éloquence contre
l'éloquence. C'est elle, disent-ils, qui soustrait le coupable au châtiment, et par ses
artifices fait quelquefois succomber l'innocent; qui fait prévaloir les mauvais conseils; qui
excite non seulement les séditions et les troubles populaires, mais jusqu'à des guerres
inexpiables; dont enfin le pouvoir n'est jamais plus efficace que lorsqu'elle protège le
mensonge contre la vérité.

Les poètes comiques reprochent, en effet, à Socrate d'enseigner comment on rend


bonne une mauvaise cause; et, de son côté, Platon dit que Tisias et Gorgias font
profession d'enseigner la même chose. On ajoute à cela des exemples pris chez les
Grecs et les Romains; on énumère ceux qui, par un usage funeste de l'éloquence, ont
non seulement nui aux particuliers, mais ont encore troublé la paix ou causé la ruine des
États. C'est pour cela qu'elle fut bannie de Sparte, et qu'à Athènes on la réduisit à
l'impuissance, en interdisant l'emploi des passions dans les plaidoyers.

Avec ce raisonnement, il faut aussi proscrire les généraux, les magistrats, la médecine,
et jusqu'à l'étude de la sagesse; car parmi les généraux 75 il s'est rencontré un Flaminius;
parmi les magistrats, des Gracques, un Saturninus, un Glaucia; parmi les médecins, des
empoisonneurs, et parmi les philosophes, des hommes qui abusent de ce nom, et se
livrent quelquefois aux plus honteux désordres. Ne touchons point aux mets de nos
tables, car ils ont souvent occasionné des maladies; n'entrons jamais dans nos maisons,
elles s'écroulent quelquefois sur ceux qui les habitent; ne fabriquons plus d'épées pour
nos soldats, des brigands pourraient s'en servir. Qui ne sait que le feu et l'eau, sans
lesquels on ne peut vivre, et même jusqu'aux choses célestes, le soleil et la lune, les
premiers des astres, ont quelquefois des influences nuisibles?

Niera-t-on que, par la force de sa parole, l'aveugle Appius n'ait fait rejeter la paix honteuse
proposée par Pyrrhus? la divine éloquence de Cicéron ne parut-elle pas plus populaire
que les lois agraires qu'il attaquait? n'est-ce pas cette même éloquence qui brisa l'audace
de Catilina, et mérita à un magistrat le plus grand des honneurs réservés aux généraux
victorieux, des prières publiques décrétées en son nom? N'est-ce pas par des harangues
qu'on ranime souvent le courage abattu du soldat, et qu'en face du danger on lui
persuade que la gloire est préférable à la vie. Que m'importent les Lacédémoniens et les
Athéniens? J'ai pour moi l'autorité du peuple romain, chez qui les orateurs ont toujours
joui de la plus grande considération. Enfin, comment les fondateurs des villes auraient-
ils pu, sans le secours de l'éloquence, rassembler en corps de peuple une multitude
éparse et sauvage? Comment les législateurs auraient-ils pu, sans la puissance de la
parole, amener les hommes à se soumettre volontairement au joug des lois? Les
préceptes mêmes de la morale, quoique naturellement beaux, touchent plus vivement
les âmes, lorsque l'éclat de l'éloquence vient en relever la beauté. Quoique les armes de
l'éloquence servent également au bon et au méchant, il n'est pas juste de regarder
comme mauvaise une chose dont il dépend de nous de faire un bon usage.

Au reste, laissons ces questions à ceux qui veulent que la fin de la rhétorique soit dans
la persuasion. Mais si la rhétorique est l'art de bien dire, définition qui est la nôtre, et qui
suppose que l'orateur doit être avant tout homme de bien, il faut bien convenir qu'elle a
son utilité. Certainement si le Dieu souverain, père des choses et architecte du monde,
nous a distingués en quelque chose des autres animaux mortels, c'est par la faculté de
parler. Car il est certain qu'ils nous surpassent en grandeur, en force, en durée, en
résistance, en vitesse. Ils se passent mieux que nous de secours étrangers. Sans autres
leçons que celles de la nature, ils apprennent en moins de temps à marcher, à manger,
à traverser les rivières à la nage. Presque tous naissent avec des vêtements contre le
froid, avec des armes pour se défendre; ils rencontrent leur nourriture presque sous leurs
pas. Que n'en coûte-t-il pas à l'homme pour se procurer tout cela? Aussi l'auteur de la
nature a-t-il compensé cette infériorité en nous donnant la raison, et en nous associant
par elle aux dieux immortels. Mais cette raison nous servirait peu, et ne se manifesterait
guère en nous, si nous ne pouvions exprimer nos pensées par la parole. Car c'est plutôt
cette faculté qui manque aux animaux, qu'une sorte d'intelligence et de réflexion : en
effet, se bâtir 76 des retraites, construire des nids, élever leurs petits, les faire éclore,
amasser des provisions pour l'hiver, faire certains ouvrages que toute l'industrie humaine
ne saurait imiter, tels que la cire et le miel, tout cela est peut-être en eux l'effet de quelque
raisonnement. Mais parce que, tout en faisant cela, ils sont privés de la parole, nous
disons que ce sont des êtres muets et irraisonnables. Enfin, voyons parmi nous ceux à
qui la parole a été refusée : de quel faible secours est pour eux cet esprit céleste qui les
anime ! Si donc la parole est le plus beau présent des dieux, qu'y a-t-il que nous devions
cultiver et exercer avec plus de soin? et en quoi pourrions-nous être plus jaloux de
l'emporter sur l'homme, que parce qui met l'homme au-dessus des autres animaux?
ajoutez à cela qu'il n'est pas de travail qui nous paye plus largement de nos peines. Il ne
faut que considérer de quel point est partie l'éloquence, à quelle hauteur elle est
parvenue, et jusqu'où elle peut s'élever encore. Car, sans parler de ce qu'il y a d'utile et
de doux pour l'homme de bien à pouvoir défendre ses amis, éclairer le sénat par ses
conseils, entraîner le peuple, l'armée, au gré de sa volonté; n'est-ce pas quelque chose
de beau en soi que de pouvoir, par des moyens communs à tous, l'intelligence et la
parole, acquérir tant de supériorité et de gloire qu'on ne paraisse plus parler et discourir,
mais, comme Aristophane l'a dit de Périclès, lancer des foudres et des éclairs?

Livre II

Chapitre XXI. Quelle est la matière de la rhétorique

CHAP. XXI. L'oraison, suivant les uns, est la matière de la rhétorique: c'est ce que Platon
fait dire à Gorgias. Si par oraison on entend un discours composé sur un sujet
quelconque, l'oraison n'est pas la matière, mais l'œuvre de la rhétorique, comme une
statue est l'œuvre du statuaire; car un discours est un produit de l'art, comme une statue.
Mais si par oraison on entend les mots seulement, qu'est-ce qu'un mot sans substance?
Suivant d'autres, la matière de la rhétorique consiste dans des arguments propres à
persuader; mais ces arguments font partie de l'œuvre même, ils sont un des produits de
l'art, et ont eux-mêmes besoin de matière. Ceux-ci lui donnent pour matière les questions
civiles; en quoi ils se trompent, non sur la qualité de la matière, car ces questions sont
bien un objet de la rhétorique, mais dans la restriction qu'ils y mettent, parce qu'elles ne
sont pas son unique objet. Ceux-là, parce que la rhétorique est une vertu, lui donnent
pour matière toute la vie de l'homme. Quelques-uns, parce que la vie entière n'est pas la
matière de toutes les vertus, mais que la plupart n'occupent qu'une partie de la vie,
comme la justice, le courage, la tempérance, dont la qualité est déterminée par des
devoirs particuliers et une fin qui leur est propre; quelques-uns, dis-je , veulent que la
rhétorique soit également renfermée dans de certaines limites, et ils lui assignent dans
la morale ce qui regarde les affaires. Pour moi, je crois, et je ne manque pas d'autorités
à cet égard, que la rhétorique a pour matière toutes les choses sur lesquelles elle est
appelée à parler. Socrate, dans Platon, semble dire à Gorgias que la matière de la
rhétorique n'est pas dans les mots, mais dans les choses ; et dans le Phédrus il démontre
nettement qu'elle ne préside pas seulement aux jugements et aux délibérations
publiques, mais encore aux affaires domestiques et privées : d'où l'on peut induire que
c'était aussi l'opinion de Platon. Cicéron, dans un endroit, dit que la matière de la
rhétorique consiste dans les choses qui lui sont soumises, mais il pense que ces choses
sont déterminées. Dans un autre endroit, il n'excepte rien, et s'exprime ainsi : Cependant
l'orateur semble engagé, par la puissance de son art et sa profession de bien dire, à
entreprendre de parler 84 sur quelque sujet qu'on lui propose, dans un style orné et
abondant. Et ailleurs encore : Comme l'orateur n'a pas, en effet, un champ moins vaste
que la vie de l'homme, et que cette vie est sa matière, l'orateur doit tout chercher, tout
entendre, tout lire, tout discuter, tout manier, tout remuer. Suivant quelques-uns, la
matière de la rhétorique, telle que nous l'avons définie, contient tout, ou plutôt ne contient
rien qui appartienne en propre à la rhétorique : aussi l'appellent-ils un art vagabond, parce
qu'elle parle indistinctement sur tout. Je n'ai presque rien à débattre avec eux, puisqu'ils
reconnaissent que la rhétorique parle sur tout; mais ils nient qu'elle ait une matière qui
lui soit propre, parce que cette matière est multiple; or, de ce qu'une chose est multiple,
il ne s'ensuit pas qu'elle soit infinie; et des arts moins considérables que le nôtre ont aussi
une matière multiple. L'architecture ne s'étend-elle pas à tout ce qui entre dans la
composition d'un édifice? la gravure ne travaille-t-elle pas sur for, l'argent, l'airain, le fer?
la sculpture n'embrasse-t-elle pas, outre ces matières, le bois, l'ivoire, le marbre, le verre,
les pierres précieuses? Une chose peut donc être la matière de la rhétorique et celle d'un
autre art en même temps. Car si je demande quelle est la matière du statuaire, on me
répondra que c'est l'airain : que si je demande quelle est celle du fondeur, on me fera la
même réponse; et pourtant un vase est bien différent d'une statue. La médecine doit-elle
cesser d'être un art, parce que l'huile et l'exercice lui sont communs avec la palestrique,
et la connaissance des aliments avec la cuisine?

Quant à cette objection, que c'est à la philosophie de disserter sur le bon, l'utile, le juste,
elle n'a rien qui puisse nous arrêter. Car par philosophe on entend, sans doute, un
homme de bien. Pourquoi donc m'étonnerais-je que l'orateur, que je ne distingue pas de
l'homme de bien, se rencontrât avec lui? J'ai suffisamment démontré dans le premier
livre que c'étaient plutôt les philosophes qui, en s'emparant de la morale, s'étaient
approprié une science qui appartenait en propre à la rhétorique, et avait été délaissée
par les orateurs. Enfin, puisque la dialectique a pour matière toutes les choses qui lui
sont soumises, et qu'elle n'est autre chose que l'oraison discontinue, pourquoi la
rhétorique, qui est l'oraison continue, n'aurait-elle pas la même matière?

On objecte encore : Si l'orateur doit parler de tout, il faudra donc qu'il possède tous les
arts. Je pourrais apporter pour réponse les paroles de Cicéron, chez qui je lis : Personne,
à mon avis, ne peut être un orateur accompli, s'il n'est versé dans la connaissance de
toutes les grandes choses et de tous les arts. Mais il suffit que l'orateur ne soit pas
étranger au sujet qu'il traite; car il ne connaît pas tout, et doit pouvoir parler sur tout. Sur
quoi donc parlera-t-il? sur ce qu'il aura étudié. Ainsi, pour les arts, il étudiera, s'il y a lieu,
ceux sur lesquels il aura à parler; et lorsqu'il les aura étudiés, il en parlera. Quoi donc !
est-ce qu'un artisan ne parlera pas mieux de son métier, et un musicien de son art? Mieux
sans doute, si l'orateur n'a étudié ni l'un ni l'autre. Car un plaideur, quelque grossier,
quelque illettré qu'il soit, parlera de son procès 85 plus pertinemment qu'un orateur, qui
ne sait de quel il est question. Mais que l'orateur s'instruise auprès de l'artisan, du
musicien et du plaideur, il parlera mieux que ses maîtres. Cependant, dit-on, contestez
quelque chose à cet artisan sur son métier, à ce musicien sur la musique, cet artisan ou
ce musicien saura débattre la difficulté. Alors, sans être orateur, il fera ce que ferait un
orateur, comme le premier venu qui mettrait un appareil sur une plaie ferait l'office de
médecin sans être médecin.

Ces sortes de cas ne se présentent-ils pas dans un panégyrique, dans une délibération,
dans un plaidoyer? Lorsqu'on délibéra si on creuserait un port à Ostie, des orateurs
n'eurent-ils pas à donner leur avis? cependant c'était une question d'architecture. Ces
taches livides, cette enflure sont-elles des indices de poison ou d'une maladie d'estomac?
Quoique ce soit une question de médecine, l'orateur ne peut-il pas être appelé à la
discuter? Tout ce qui regarde les mesures et les nombres, le renverrons-nous à la
géométrie? Je suis persuadé qu'il n'est presque rien qui ne puisse, dans un cas ou dans
un autre, tomber dans la compétence de l'orateur. Si ce cas ne se présente pas, c'est
que la chose n'est pas de sa matière. Nous avons donc eu raison de dire la rhétorique a
pour matière toutes les choses sur lesquelles elle est appelée à parler. Et c'est ce que
nous donnons à entendre tous les jours; car toutes les fois que nous sommes chargés
de parler sur un sujet quelconque, nous manquons rarement d'annoncer, en
commençant, que nous avons été appelés à traiter ce sujet.

Gorgias était si persuadé que l'orateur doit être prêt à parler sur tout, qu'il permettait à
ses auditeurs de l'interroger sur quoi que ce fût. Hermagoras, en disant que la rhétorique
a pour matière une cause et des questions, confirme notre définition. Si pourtant il en
excepte les questions, nous ne sommes plus de son avis; si, au contraire, il ne les
excepte pas, son autorité nous vient en aide, car il n'est rien qui ne se résolve en cause
et en question. Aristote, en divisant l'oraison en trois genres, le judiciaire, le délibératif et
le démonstratif, a presque tout soumis à l'orateur, car il n'est rien qui ne rentre dans un
de ces trois genres.

Quelques auteurs, mais en très petit nombre, ont aussi recherché quel est l'instrument de la

rhétorique. J'appelle instrument ce qui est indispensable pour donner la forme à lu matière et

pour mettre cette matière en œuvre. Mais je crois que ce n'est pas à l'art que cet instrument

est nécessaire, mais à l'artiste. Car l'art, sans l'action, peut avoir toute sa perfection; mais il

n'en est pas de même de l'artiste : un graveur, par exemple, a besoin d'un burin; un peintre,

de pinceaux. Il sera donc temps de traiter cette question quand nous parlerons de l'orateur.

QUINTILIEN. L'Institution oratoire, livre IX. Paris: Belles-Lettres, 1979

Livre 1 chapitre V : Des qualités et des vices du discours

CHAP. V. Le discours a trois qualités : la correction, la clarté, et l'ornement ; car pour la


convenance, qui est la qualité principale, la plupart en font une dépendance de l'ornement. À
ces qualités sont opposés autant de défauts. Le maître recherchera donc en quoi consistent
les règles de la correction, lesquelles constituent la première des deux parties de la
grammaire. Ces règles portent sur les mots pris isolément, ou joints ensemble. Je prends ici
le mot uerbum dans une acception générale ; car il s'entend de deux manières : ou il
embrasse dans sa signification tous les mots dont la phrase est composée, et a le sens que
lui donne Horace dans ce vers :
Verbaque prouisam rem non inuita sequentur :
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément ;

ou il est une partie du discours, comme je lis, j'écris. Pour éviter cette équivoque, quelques
écrivains ont mieux aimé dire uoces, dictiones, locutiones.

Les mots considérés isolément sont ou


essentiellement latins ou étrangers ; simples ou composés ; propres ou métaphoriques ; usi
tés ou nouveaux. Le plus souvent la qualité d'un mot, pris en lui-même, est purement
négative. Car lors même que notre langage est exact, élégant, sublime, ces qualités sont
uniquement le résultat de l'ensemble et de l'enchaînement du discours, puisque nous ne
louons dans les mots que leur convenance avec les choses. La seule qualité qu'on puisse y
remarquer, c'est la vocalité ou l'euphonie. Voilà pourquoi entre deux mots qui ont même
signification et même valeur, on choisit celui qui sonne le mieux.

Ce qu'il faut d'abord fuir comme une difformité, c'est le barbarisme et le solécisme. Mais
comme ces vices trouvent quelquefois leur excuse soit dans l'usage, soit dans l'autorité, soit
dans l'antiquité, soit enfin dans un rapport avec quelque beauté (car il est souvent difficile de
les distinguer des figures), le grammairien qui ne veut pas se méprendre sur un point
d'observation aussi fugitif, doit s'appliquer à bien saisir cette nuance délicate. J'en parlerai
plus au long, lorsque je traiterai des figures. Quoi qu'il en soit, le vice qui affecte les mots
pris isolément s'appelle barbarisme.

Est-ce donc à cela, me dira-t-on peut-être, que se réduisent vos magnifiques promesses ?
Qui ne sait qu'il y a des barbarismes qu'on fait en écrivant, et d'autres qu'on fait en
parlant, par la raison que ce qui est mal écrit doit nécessairement être mal dit, au lieu qu'on
peut prononcer d'une manière vicieuse, sans tomber dans la même faute en écrivant ? qui
ne sait que les premiers ont lieu par addition ou par retranchement, par substitution ou par
transposition ; et les seconds, dans la manière de séparer ou d'assembler les syllabes,
d'aspirer ou d'accentuer ? Tout cela est peu de chose ; mais ce sont des enfants qu'il s'agit
d'enseigner, et c'est à des grammairiens que j'adresse mes avis. Que, parmi ces derniers, il
s'en trouve qui n'aient que des connaissances grossières et qui ne soient pas allés au- delà
du seuil de cette science, ils s'en tiendront aux préceptes vulgaires que renferment les
abrégés de certains professeurs ; les doctes, au contraire, y ajoute- 20 ront beaucoup ; et
d'abord ils feront remarquer qu'on reconnaît des barbarismes de plusieurs sortes : le premier,
qui naît d'un mot étranger, si, par exemple, on introduit dans le latin un
mot africain ou espagnol comme le mot cantus, dont on se sert ordinairement pour désigner
la bande de fer qui lie les roues, et que Perse néanmoins emploie comme un mot reçu. Ainsi,
dans Catulle, on trouve le mot ploxenum, qui n'est usité que dans les environs du Pô ; et dans
le discours de Labiénus, ou, si l'on veut, de Cornelius Gallus, contre Pollion, un séducteur
amoureux est appelé casnar, terme emprunté aux Gaulois. Quant au mot mastraca, qui est
sarde, Cicéron s'en est servi à dessein et par raillerie. Le second genre de barbarisme est
celui qui est purement intellectuel ; ainsi nous disons d'un homme dont le langage a été
emporté, menaçant ou cruel, qu'il a parlé comme un barbare. Le troisième genre de
barbarisme, dont il y a une infinité d'exemples vulgaires, est celui dont on peut se faire une
idée en ajoutant une lettre ou une syllabe à un mot quelconque, ou en la retranchant, ou en
mettant l'une pour l'autre, ou en la plaçant où elle ne doit pas être. Mais il y a des maîtres
qui, pour faire parade d'érudition, se plaisent à chercher des exemples de barbarisme dans
les poètes, et en lisant le texte d'un auteur comme on fait d'abord, commencent par lui faire
son procès. Or, il faut qu'un enfant sache que ces fautes sont excusables chez les écrivains
en vers, et doivent même quelquefois être regardées comme des beautés. Il vaudra donc
mieux choisir des exemples moins ordinaires, comme celui de Tinga de Plaisance, qui, s'il
faut en croire les reproches d'Hortensius, faisait deux barbarismes dans un seul
mot, precula pour pergula ; d'abord, par changement de lettre, c pour g ; puis, par
transposition r devant e. Ennius fait la même faute deux fois dans Metieo Fufetioeo ; mais il
a pour lui le privilège de la poésie. On admet aussi en prose certaines modifications. Cicéron
dit Canopitarum exercitum, quoique les gens du pays disent Canobon ; beaucoup d'écrivains
ont autorisé Tharsomenum pour Thrasumenum, quoiqu'il y ait là transposition. Il en est de
même de plusieurs autres mots. Car si l'on soutient qu'assentior est conforme au génie de la
langue, Sisenna a dit assentio, et beaucoup d'autres l'ont imité, s'appuyant d'ailleurs sur
l'analogie ; et si l'on soutient, au contraire, qu'assentio est le vrai mot, on s'écarte de l'usage,
qui a accrédité assentior. Et cependant un grammairien puriste et méticuleux s'imaginera
qu'il y a retranchement dans l'un ou addition dans l'autre. Que dire aussi de quelques mots
qui, pris en particulier, seraient certainement vicieux, et qui joints ensemble sont très corrects
? Dua, tre, pondo, sont des barbarismes de différents genres ; cependant tout le monde a
dit duapondo et trepondo jusqu'à nous, et ces deux mots ont encore pour eux l'autorité de
Messala. Il peut paraître absurde d'avancer que le barbarisme, qui n'est que le vice d'un mot
pris isolément, a lieu aussi par rapport aux nombres et aux genres, comme le solécisme :
pourtant scala et scopa, hordea et mulsa, quoiqu'on n'ait à y reprendre ni changement, ni
retranchement, ni addition de lettres, ne sont vicieux que par cela seul que le pluriel y est
transformé en singulier, et le singulier en pluriel ; et ceux qui ont dit gladia ont péché contre
le genre. Mais je me contente, ici comme plus haut, de signaler en passant cet endroit, pour
ne pas ajouter moi- 21 même une question de plus à un art que l'entêtement de quelques
rhéteurs n'a déjà que trop compliqué.

Il faut plus de sagacité pour distinguer les fautes qui se font en parlant, parce qu'on ne peut
pas en donner d'exemples par écrit, si ce n'est lorsqu'elles se rencontrent dans les vers,
comme cette diérèse Europaï, ou le défaut contraire appelé par les
grecs synérèse et synalèphe, que nous traduisons par complexion. Tel est ce vers qu'on lit
dans Varron :

Cum te flagranti deiectum fulmine Phaeton.

Car, si c'était en prose, on pourrait prononcer toutes les lettres et conserver chaque syllabe.
Il y a en outre des fautes contre la mesure, soit lorsqu'on allonge une syllabe brève, comme
dans

Italiam fato profugus,

ou qu'on fait brève une syllabe longue, comme dans

Unius ob noxam et furias ;

Mais ces fautes ne peuvent être remarquées que dans les vers, et même n'y doivent-elles
pas être regardées comme telles. Quant à celles qui altèrent les sons, c'est l'oreille seule qui
en est juge, quoiqu'on puisse pourtant demander si dans notre langue une aspiration ajoutée
ou supprimée mal à propos n'est point une faute d'orthographe, en admettant que H soit une
lettre, et non pas seulement un signe. En effet, l'aspiration a subi chez nous de fréquentes
variations avec le temps. Les anciens en usaient très sobrement, même devant les voyelles
; car ils disaient oedos et ircos. Ensuite on observa longtemps de ne pas employer l'aspiration
avec des consonnes, comme dans Graccis et triumpis. Puis tout à coup l'usage en devint si
excessif, qu'on voit encore aujourd'hui dans quelques
inscriptions, choroncae, chenturiones, praechones : usage qui a donné lieu à une épigramme
fort connue de Catulle. C'est ainsi que sont venus jusqu'à
nous uehementer, comprehendere, mihi. On trouve même dans les vieux livres des anciens
écrivains, et surtout des poètes tragiques, mehe pour me.

Des fautes plus difficiles encore à remarquer sont celles qui se font contre les tons, tenores,
que je trouve appelés tonores par les anciens, sans doute par dérivation du mot
grec τόνους ou contre les accents, que les grecs appellent προσῳδίας, lorsqu'on met une
syllabe aiguë pour une syllabe grave, et réciproquement, comme si l'on faisait aiguë la
première syllabe de Camillus ; ou quand on emploie l'accent grave au lieu de l'accent
circonflexe, comme si l'on plaçait l'accent aigu sur la première syllabe de Cethegus, car alors
celle du milieu changerait de nature ; ou bien lorsqu'on met un accent circonflexe pour un
grave, en confondant les deux dernières syllabes en une, au moyen d'un signe : en quoi on
pèche doublement. Mais cela ne se fait guère que dans les noms grecs, comme Atreus.
Dans ma jeunesse, des vieillards fort savants prononçaient ce mot avec un accent aigu sur
la première syllabe en sorte que la seconde était nécessairement grave : il en était de même
des mots Terei et Nerei. Telles étaient les règles des accents. Je sais au reste qu'aujourd'hui
des savants, et même quelques grammairiens, recommandent et observent de donner
quelquefois un ton aigu à la dernière syllabe d'un mot, pour le distinguer d'un autre avec
lequel on pourrait le confondre, comme dans ce passage de Virgile :

quae circum litora, circum


piscosos scopulos...

de peur que, si l'on faisait grave la dernière syll- 22 abe, on ne confondît circum, préposition,
avec l'accusatif de circus. C'est par la même raison qu'ils prononcent quantum, quale, avec
la dernière syllabe grave, lorsque ces mots sont interrogatifs ; et qu'ils font cette même syllabe
aiguë, lorsque ces mêmes mots servent de termes de comparaison. Ce n'est, au surplus, que
pour les adverbes et les pronoms qu'ils tiennent à cette distinction ; dans tout le reste, ils
suivent l'ancienne règle. Pour moi, je crois que l'exception vient de ce que, dans l'exemple
tiré de Virgile, nous lions les mots entre eux. Car lorsque je dis circum litora, j'ai l'air de ne
prononcer qu'un seul mot sans division ; et alors, ainsi que dans un seul mot, il n'y a qu'une
syllabe aiguë : ce qui a lieu dans cet hémistiche :

...Troiae qui primus ab oris.

Il arrive aussi que la loi de la mesure change l'accent : par exemple,

pecudes pictaeque uolúcres ;

car il faut mettre l'accent aigu sur la seconde syllabe de uolucres, parce que, bien que cette
syllabe soit brève de sa nature, elle devient longue par position, ou autrement serait un ïambe,
sorte de mesure que ne comporte pas le vers héroïque. Mais, pris séparément, les mots dont
nous parlions rentrent dans la règle ; ou, si la coutume l'emporte, il faut abolir les anciennes
lois du langage. Ces lois sont plus difficiles à observer chez les grecs, à cause de la diversité
des dialectes, et parce que ce qui est vicieux dans l'un est quelquefois correct dans l'autre.
Chez nous, au contraire, les règles de l'accentuation sont très simples. Dans tout mot, sur
trois syllabes qui le composent ou qui le terminent, il y en a une d'aiguë, et de ces trois, c'est
toujours la pénultième ou l'antépénultième. Si celle du milieu est longue, elle aura l'accent
aigu ou circonflexe ; si elle est brève, elle aura toujours un accent grave, et alors l'accent aigu
passera sur la syllabe qui la précède, c'est-à-dire l'antépénultième. Dans tous les mots donc
il y a une syllabe aiguë, mais jamais plus d'une, et ce n'est jamais la dernière ; en sorte que
dans les mots de deux syllabes c'est toujours la première. En outre, le même mot ne peut
pas avoir un accent circonflexe et un accent aigu, puisque le circonflexe se forme du grave
et de l'aigu : aussi ni l'un ni l'autre ne peut terminer un mot latin : je dis un mot de plusieurs
syllabes, car pour ceux qui n'ont qu'une syllabe, ils reçoivent l'accent aigu ou circonflexe, afin
qu'il soit vrai de dire qu'il n'est pas un mot qui n'ait l'accent aigu.
Il faut ranger parmi les fautes contre les accents ces prononciations vicieuses qu'il n'est pas
possible de démontrer par écrit, et qui tiennent à des défauts d'organe. Les grecs, plus
heureux que nous à forger des mots, les
appellent ἰωκατισμοὺς et λαμδακισμοὺς, ἰσχνότητας, πλατειασμούς, ils ont encore inventé le
mot κειλοστομίαν pour peindre l'effet de la voix quand elle semble sortir du fond de la gorge. Il
y a enfin certains sons particuliers et inénarrables, que nous reprochons quelquefois à toute
une nation. C'est en se préservant de tous ces défauts qu'on obtiendra une prononciation
pure et agréable, ce parler correct que les grecs appellent ὀρθοέπειαa.

Tous les autres vices sont ceux qui affectent un assemblage de mots. De ce nombre est
le solécisme. Cependant on n'est pas d'accord sur ce point. Car ceux même qui
reconnaissent que le solécisme gît dans la contexture du discours induisent, de ce qu'on peut
le faire disparaître en 23 corrigeant un seul mot, que c'est un vice qui est dans le mot, et non
dans le tissu du discours. Ainsi, par exemple, amarae corticis ou medio cortice font un
solécisme de genre. Je ne blâme ni l'un ni l'autre, parce qu'ils sont de Virgile ; mais supposons
que l'un des deux soit mal dit, et qu'en corrigeant le mot où il y a faute, on rende la phrase
correcte, ce n'en sera pas moins une mauvaise chicane ; car amarae ou medio ne sont ni l'un
ni l'autre vicieux, pris isolément ; ils ne le deviennent que parce qu'ils sont joints à un autre
mot : or cette jonction ne constitue-t-elle pas le discours ?

Mais on fait une question plus savante. Peut-il y avoir solécisme dans un mot seul ? si, par
exemple, en appelant à soi une seule personne, on dit uenite, ou si, pour en congédier
plusieurs, on dit : abi, discede ? Ou bien y a-t-il solécisme, quand la réponse ne s'accorde
pas avec l'interrogation, comme si à ces mots : quem uideo ? on répondait : ego ? Quelques-
uns vont même jusqu'à penser qu'il y a solécisme dans le geste, toutes les fois que, par un
mouvement de la tête ou de la main, on fait entendre le contraire de ce qu'on dit. Je n'adopte
ni ne rejette entièrement ces opinions ; car j'avoue qu'il peut y avoir solécisme dans un mot
seul, mais seulement en ce sens qu'il y a quelque chose de sous-entendu qui tient lieu d'un
second mot, et à quoi se rapporte le premier : en sorte que le solécisme est dans l'assemblage
même de ce qui sert à signifier les choses et de ce qui sert à manifester l'intention de celui
qui parle. Enfin, pour éviter toute subtilité, je dirai que le solécisme a lieu quelquefois dans
un mot, mais jamais dans un mot pris absolument.

Combien y a-t-il d'espèces de solécismes, et quelles sont-elles ? c'est un point sur lequel on
n'est guère plus d'accord. Ceux dont la division me paraît la plus complète en reconnaissent
de quatre sortes, avec la même distinction que pour les barbarismes : le solécisme qui se fait
par addition, comme veni de Susis in Alexandriam ; celui qui a lieu par
retranchement, ambulo uiam, Aegypto uenio, ne hoc fecit ; celui qui résulte d'une inversion,
qui détruit l'ordre, quoque ego, enim hoc uoluit, autem non habuit. Quant à igitur placé au
commencement d'une phrase, on peut douter si c'est un solécisme de ce dernier genre ; car
je vois que les plus grands auteurs ont été partagés sur ce point, puisque les uns l'ont souvent
placé ainsi, et que chez les autres on n'en trouve aucun exemple. Quelques-uns ne
considèrent pas comme solécismes ces trois vices de langage, et ils appellent
l'addition pléonasme ; le retranchement, ellipse ; l'inversion, anastrophe ; prétendant que, si
ces figures sont des solécismes, on peut en dire autant de l'hyperbate. Pour la quatrième
espèce, qui consiste à mettre un mot pour un autre, c'est, de l'aveu de tous, un solécisme.
Toutes les parties du discours sont susceptibles de ce genre de solécisme, mais
particulièrement le verbe, à cause de ses nombreuses modifications. Aussi donne-t-il lieu à
des solécismes de genres, de temps, de personnes et de modes, que d'autres appellent état,
ou qualités, et qui sont au nombre de six ou de huit ; car il y aura autant de formes de
solécismes qu'il y aura d'espèces de modifications. Ajoutons encore les nombres. Nous en
avons deux, le singulier et le pluriel ; les grecs ont de plus le duel. Quelques-uns, cependant,
ont voulu voir un duel dans scripsere, legere ; mais la terminaison de ces mots n'a d'autre
raison que l'euphonie, comme male merere pour male mere- 24 ris, qu'on trouve chez les
anciens ; de sorte que ce qu'on appelle duel, en latin, n'occupe que ces deux places tandis
que chez les grecs, le duel existe dans presque toute la conjugaison du verbe et dans les
noms, quoique pourtant ils s'en servent très rarement. Mais pour le nôtre, aucun de nos
auteurs ne s'est avisé d'en faire la distinction ; au contraire, ces locutions, deuenere locos,
conticuere omnes, consedere duces, prouvent évidemment qu'elles ne s'appliquent
nullement à deux personnes. Il en est de même de dixere, quoique Antonius Rufus cite cet
exemple comme une preuve du contraire ; car il est certain que l'huissier prononce ce mot
après les plaidoiries des avocats, quel qu'en soit le nombre. Mais quoi ! Tite-Live, dès le
début de son histoire, ne dit-il pas : tenuere arcem Sabini ; et peu après : in aduersum Romani
subiere ? Enfin quelle autorité préférerai-je à celle de Cicéron, qui s'exprime ainsi dans
son Orateur : 'Je ne blâme pas scripsere, mais je crois que scripserunt est plus vrai ?'

Le solécisme a lieu dans les noms appellatifs et dans les noms proprement dits, en genre, en
nombre, comme dans les verbes, et en cas. On peut étendre aux comparatifs et aux
superlatifs le solécisme qui consiste à mettre une de ces trois choses à la place d'une autre
; il faut en dire autant de l'emploi du nom patronymique au lieu du nom possessif, et
réciproquement. À l'égard du vice qui affecte la quantité, comme dans magnum peculiolum,
il y en a qui pourront y voir un solécisme, parce que le diminutif est mis au lieu du mot intégral.
Pour moi, j'y vois plutôt une impropriété ; car c'est dans la signification qu'est l'erreur : or, le
solécisme n'est jamais dans le sens, mais dans l'union des mots. Le participe peut pécher
en genre et en cas, comme le nom appellatif ; en temps, comme le verbe ; et en nombre,
comme tous les deux. Le pronom comporte aussi le genre, le nombre, et les cas ; et ces
diverses propriétés sont susceptibles de cette espèce de faute. Enfin on fait des solécismes,
et en grand nombre, dans les parties des discours ; mais il ne suffit pas de faire cette
observation générale, de peur que l'enfant ne s'imagine qu'il n'y a faute que lorsqu'on emploie
une partie pour une autre, un verbe au lieu d'un nom, un adverbe au lieu d'un pronom, et
autres substitutions semblables. Car il y a des mots qui ont une sorte de parenté, c'est-à-dire
qui appartiennent au même genre, et à l'égard desquels on ne pèche pas moins par le
changement d'espèce que par le changement de genre. Ainsi, an et aut sont des
conjonctions, et cependant ce serait mal parler que de dire dans la forme interrogative : hic,
aut ille, sit ? ne et non sont des adverbes ; et cependant celui qui dirait non feceris pour ne
feceris, tomberait dans la même faute, parce que non est un adverbe de négation, et ne un
adverbe de prohibition. Un autre exemple : intro et intus sont des adverbes de lieu :
cependant eo intus, intro sum, sont des solécismes. Les mêmes fautes peuvent avoir lieu
dans les différentes espèces de pronoms, d'interjections, et de prépositions. Il y a aussi
solécisme, lorsque, dans une phrase sans division, les mots qui précèdent et ceux qui suivent
ne s'accordent pas entre eux. Cependant il y a des locutions qui ont l'apparence de
solécismes, et qui pourtant ne peuvent pas être regardées comme vicieuses, telles
que tragoedia Thyestes, ludi Floralia ac Megalesia, 25 quoiqu'elles soient aujourd'hui
tombées en désuétude, les anciens ne parlaient pas autrement. Nous appellerons donc
figures ces locutions, plus fréquentes, à la vérité, chez les poètes, mais permises aussi aux
orateurs. Au reste, une figure est ordinairement fondée sur une raison quelconque, comme
je le démontrerai en son lieu, ainsi que je l'ai promis tout à l'heure. Mais ces locutions, qu'on
appelle figures, ne laissent pas d'être des solécismes, si celui qui les a employées n'a pas
cru parler en style figuré. Il faut ranger dans la même espèce, quoiqu'ils n'aient rien de figuré,
ces noms dont j'ai parlé plus haut, qui sont masculins avec la forme du genre féminin, ou
féminins avec celle du genre neutre. Je n'en dirai pas davantage sur le solécisme, car je n'ai
pas prétendu composer un traité de grammaire ; mais comme cet art s'est rencontré dans
mon chemin, je n'ai pas voulu le laisser passer sans lui faire honneur.

Maintenant, pour suivre l'ordre que je me suis prescrit, les mots, comme je l'ai dit, sont ou
latins ou étrangers. Or, par mots étrangers, j'entends ceux qui nous sont venus de presque
toutes les nations, comme il nous en est venu beaucoup d'hommes et beaucoup
d'institutions. Je passe sous silence les Toscans, les Sabins et même les Prénestins ; car
quoique Lucilius reproche à Vettius de se servir de leur langage, de même que Pollion a cru
remarquer dans Tite-Live quelque chose qui sent le terroir de Padoue, je puis considérer
comme Romains tous les peuples de l'Italie. Plusieurs mots gaulois ont prévalu, tels
que rheda et petorritum, qu'on trouve l'un dans Cicéron, l'autre dans Horace. Les
Carthaginois revendiquent mappa, usité dans le cirque ; et j'ai entendu dire que gurdus, dont
le peuple se sert pour désigner un niais, a une origine espagnole. Au surplus, dans ma
division, j'ai particulièrement en vue la langue grecque, parce que c'est d'elle que la nôtre
s'est formée en grande partie, et que même nous nous servons au besoin de mots purement
grecs, comme aussi quelquefois les grecs nous font des emprunts. De là naît une question,
si ces mots étrangers doivent se décliner de la même manière que les nôtres. D'abord un
grammairien, zélateur de l'antiquité, ne manquera pas de vous dire qu'il ne faut rien changer
à la manière latine, attendu que, les Latins ayant un ablatif que les grecs n'ont pas, il serait
peu convenable de se servir de leurs cinq cas, et de n'en apporter qu'un seul pour notre
part. Il louera même le zèle de ceux qui, jaloux d'accroître la puissance de la langue latine,
ne voulaient pas avouer qu'elle eût besoin de recourir à des lois étrangères. C'est pour cela
qu'ils prononçaient Castorem, en faisant longue la syllabe du milieu, parce que c'est ainsi que
se prononce notre accusatif dans tous les noms qui ont le nominatif terminé en or. C'est par
la même raison qu'ils persistaient à dire Palaemo, Telamo, Plato (Cicéron même appelle
ainsi ce dernier), parce qu'ils ne trouvaient pas de nom latin terminé en on. Ils répugnaient
même à la terminaison en as au nominatif des noms grecs masculins : aussi lisons-nous dans
Caelius Pelia Cincinnatus, et dans Messala bene fecit Euthia, et dans Cicéron Hermagora.
Ne nous étonnons donc plus si la plupart des anciens ont dit Aenea et Anchisa. Leur raison
était que, si l'on eût écrit ces noms comme Maecenas, Suffenas, Asprenas, il aurait fallu que
le génitif, au lieu de finir en ae, se terminât par la syllabe tis. De là vient qu'ils mettaient
l'accent aigu sur la pénultième des mots Olympus, tyrannus, parce que le génie de notre
langue s'oppose 26 à ce qu'on mette l'accent aigu sur la première syllabe, quand c'est une
brève suivie de deux longues. C'est ainsi qu'au génitif ils ont dit Achilli, Ulyssi, et beaucoup
d'autres. Les grammairiens modernes ont établi l'usage de donner aux noms grecs les
déclinaisons grecques : ce qui pourtant n'est pas toujours possible. Pour moi, je crois qu'il
vaut mieux suivre la manière latine, tant que la convenance le permet ; car je ne dirai
pas Calypsonem comme on dit Iunonem, quoique C. César, à l'imitation des anciens, ait
adopté cette manière de décliner. Mais l'usage l'a emporté sur l'autorité. Dans les autres
mots qui pourront comporter l'une et l'autre déclinaison, celui qui préfère la forme grecque ne
parlera pas latin, à la vérité, mais on n'aura pas sujet de le blâmer.

Les mots simples sont ceux qui conservent leur état primitif, c'est-à-dire ceux à la nature
desquels on n'a rien ajouté. Les mots composés sont des mots simples, précédés tantôt d'une
préposition, comme innocens, tantôt de deux, qui quelquefois s'accordent mal entre elles,
comme imperterritus, et quelquefois sont compatibles, comme incompositus, reconditus, et
comme subabsurdum, dont se sert Cicéron ; ou bien ce sont pour ainsi dire deux corps en
un, comme maleficus. Car je n'accorde pas que notre langue comporte un mot composé de
trois, quoique Cicéron dise que capsis est formé de cape si uis, et qu'il y ait des gens qui
prétendent également que Lupercalia est composé de trois parties du discours, luere per
caprum. Car pour le mot Solitaurilia, on ne doute plus qu'il ne vienne de sus, ovis et taurus,
et en effet ce sont les trois animaux que l'on immole dans ce sacrifice, dont on voit aussi la
description dans Homère : mais ces composés sont moins trois mots que trois particules de
mots. Et Pacuvius, qui a voulu joindre à deux mots, non pas un troisième, mais seulement
une préposition, a fait évidemment un assemblage insupportable dans le vers suivant :

...Nerei
repandirostrum incuruiceruicum pecus.

La seconde espèce de mots, dont nous parlons, se compose soit de deux mots latins entiers,
comme superfui, subterfugi (encore est-ce une question si ce sont là des mots entiers), soit
d'un mot entier et d'un mot corrompu, comme maleuolus ; soit d'un mot corrompu et d'un mot
entier, comme noctiuagus ; soit de deux mots corrompus, comme pedisequus ; soit d'un mot
latin et d'un mot étranger, comme biclinium, ou d'un mot étranger et d'un mot latin,
comme epitogium, Anticato ; soit enfin de deux mots étrangers, comme epirhedium, car dans
ce dernier la préposition ἐπὶ est grecque, rheda est gaulois, et ni les grecs ni les Gaulois ne
se servent de ce composé. De ces deux mots empruntés à deux langues étrangères, les
Romains en ont fait un qui leur appartient.

Souvent aussi les prépositions sont corrompues par cette alliance, comme
dans abstulit, aufugit, amisit, quoique isolément la préposition soit ab ; et dans coit, quoique
la préposition soit con. Il en est de même dans ignaui, erepti, et autres semblables. Mais en
général cet alliage de mots différents nous réussit moins qu'aux grecs ; et cela, je crois, tient
moins à la nature des deux langues qu'à notre engouement pour ce qui est étranger : ainsi
nous admirons le κυρταύχενα des grecs ; et notre incuruiceruicum, nous avons peine à
l'entendre sans rire.

Les mots propres sont ceux qui conservent 27 leur signification primitive ;
les métaphoriques sont ceux qui reçoivent du lieu où ils sont placés un sens autre que celui
qu'ils ont naturellement.

Quant aux mots usités, ce sont ceux dont l'emploi est le plus sûr. Ce n'est pas sans quelque
danger qu'on en crée de nouveaux ; car s'ils sont accueillis, ils ajoutent peu de mérite au
discours ; et s'ils ne le sont pas, ils nous donnent même du ridicule. Cependant il faut oser,
parce que, comme le dit Cicéron, ce qui d'abord a paru dur s'adoucit par l'usage. Quant
aux onomatopées, elles ne sont nullement permises à notre langue. Qui en supporterait du
genre de celles qu'on admire avec raison dans la langue grecque, comme λίγξε βιὸς et σίζε
ὀφθαλμός ? On oserait à peine dire baIare et hinnire, si ces mots n'étaient consacrés par
l'antiquité.

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