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Extrait 1

SOCRATE
[…] Allons, garde à l’esprit que c’est par eux et par moi que tu es interrogé, et
explique ce que, toi, tu tiens pour le bien suprême pour les hommes, bien dont tu
prétends être le producteur.

GORGIAS
C’est, en vérité, Socrate, le bien suprême et la cause tout à la fois de la liberté pour
les hommes, et de leur pouvoir sur les autres dans chacune de leurs cités.

SOCRATE
Mais de quoi parles-tu ?

GORGIAS
De la capacité de persuader par des arguments les juges au tribunal [452e], les
conseillers au conseil des Cinq-Cents1, et les citoyens à l’assemblée comme dans
toute réunion politique quelle qu’elle soit. Or, au moyen de cette puissance, tu auras
pour esclaves aussi bien le médecin que le maître de gymnastique. Et quant à notre
homme d’affaires, il s’avérera que c’est pour un autre qu’il s’enrichit, et non pour lui-
même ; et cet autre ce sera toi, toi qui es capable de parler à la foule et de la
persuader.

SOCRATE
Maintenant Gorgias, tu me sembles avoir montré très précisément quelle technique,
à ton avis, est la rhétorique [453], et si j’y comprends quelque chose, tu dis que la
rhétorique est productrice de persuasion, et toute son activité et son principe tendent
vers cela. Ou bien soutiendrais-tu que la rhétorique est capable de produire quelque
chose de plus que la persuasion dans l’âme des auditeurs ?

GORGIAS
En aucune façon, Socrate : tu me sembles l’avoir suffisamment définie, car tel est
son principe.

Platon, Gorgias, 451d-453a.

Extrait 2

SOCRATE ‒ C’est précisément parce que j’admire cela, Gorgias, que je me


demande depuis longtemps quelle peut bien être la puissance de la rhétorique. Car
elle m’apparaît, à la regarder ainsi, d’une divine grandeur.

GORGIAS ‒ Et encore, si tu savais tout, Socrate ! Contenant, pourrait-on dire, toutes


les puissances, elle les tient toutes sous sa coupe. Je vais t’en donner une preuve
de poids [456b] : il m’est déjà souvent arrivé de me rendre avec mon frère et
d’autres médecins au chevet d’un de ces malades qui ne veut pas avaler son
1
La Boulè, organe de la démocratie athénienne, également appelée Conseil des Cinq-Cents ou les Cinq-Cents.
remède ni se laisser inciser ou cautériser par un médecin ; alors qu’il ne pouvait, lui,
le persuader, c’est moi par la seule technique rhétorique, et aucune autre, qui y suis
parvenu. Suppose maintenant un homme versé dans la rhétorique et un médecin qui
se rendent dans la cité de leur choix ; s’il leur fallait s’affronter en paroles devant
l’assemblée du peuple ou dans n’importe quelle autre réunion pour savoir lequel des
deux il faut choisir comme médecin, j’affirme que le médecin ne compterait pour rien,
mais que c’est celui qui est capable de parler qui serait élu [456c] s’il le voulait. Et en
face de n’importe quel autre artisan, le rhéteur persuaderait la foule de l’élire lui de
préférence, car il n’y a pas de domaine où il ne parle devant la foule de manière plus
persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la nature de cette technique et
l’ampleur de sa puissance. Cependant, Socrate, il faut utiliser la rhétorique comme
toute autre technique de combat. En effet, il ne faut pas les utiliser contre tous les
hommes [456d] pour la raison que voici : ce n’est pas parce qu’on a appris le pugilat,
le pancrace2, et le combat en armes, au point d’être plus fort que ses amis et ses
ennemis, qu’il faut pour cette raison frapper ses amis, les blesser ou les tuer. Par
Zeus, si un individu, un pugiliste confirmé en pleine forme physique pour avoir
fréquenté la palestre, en venait à frapper son père, sa mère, un autre membre de sa
famille ou ses amis, il ne faudrait pas non plus pour autant haïr et expulser de la Cité
les maîtres de gymnastique [456e] et du combat en armes. Car ces gens leur ont
transmis ces techniques en vue d’un usage juste, pour qu’ils se défendent contre les
ennemis et les personnes injustes, et non pour qu’ils commencent à attaquer [457a].
Mais ceux qui transgressent cet interdit ont un usage déviant de leur force et de leur
technique. Ce ne sont donc pas les maîtres qui, pour cette raison, seraient méchants
; ce n’est pas la technique qui est coupable ou perverse, mais, selon moi, ceux qui
l’utilisent à mauvais escient. Le même argument vaut aussi pour la rhétorique. En
effet, le rhéteur est capable de s’exprimer devant quiconque et sur tout type de
sujets, de sorte que, en un mot, il est très persuasif sur tout ce qu’il veut. [457b] Mais
pour autant, il ne faut pas, pour cette raison, qu’il détruise la réputation des
médecins – parce qu’il pourrait le faire – ou des autres artisans, mais il faut faire un
usage juste de la rhétorique, ainsi que des techniques de combat. Imaginons que
quelqu’un soit devenu habile à manier la rhétorique et commette ensuite une
injustice à l’aide de cette puissance et de cette technique, ce n’est pas le professeur
qu’il faut haïr et expulser de la Cité. [457c] Celui- ci a transmis son savoir en vue
d’un usage juste, celui- là en a fait un usage contraire. C’est donc celui qui fait un
usage déviant qu’il est juste de haïr, d’expulser, voire de tuer, et non le professeur.

SOCRATE ‒ Je crois, Gorgias, que tu es toi aussi un expert chevronné en matière


de discussions et tu as dû observer en elles le fait suivant : quand on se met à
dialoguer, il est difficile, même quand on a défini ensemble l’objet de la discussion,
même quand chacun a enseigné et appris tour à tour, de terminer la réunion dans le
même esprit [457d] ; au contraire, dès que surgit un différend, et que l’un dit à l’autre
qu’il se trompe et parle de manière confuse, on s’emporte et chacun croit que c’est
par jalousie que l’autre parle, pour gagner et non pour rechercher ce qui est contenu
dans l’argumentation. Quelques-uns finissent même par se séparer de manière
particulièrement honteuse : ils s’insultent et s’échangent des paroles telles que
même les spectateurs en sont blessés, eux qui avaient cru bon d’être auditeurs de
ce genre d’individus [457e]. Pourquoi donc dis-je cela ? Parce que dans le cas
présent, il me semble que tu tiens des propos qui ne sont ni tout à fait cohérents, ni
2
Pancrace : combat sportif alliant la lutte et le pugilat, dans lequel les adversaires avaient les poings nus et où
toutes les prises étaient permises.
en accord avec ceux que tu tenais au début sur la rhétorique. En fait, je crains de te
contredire, de peur que tu ne croies que je parle en homme qui cherche la victoire,
non pour éclaircir les choses, mais pour l’emporter sur toi. [458a] Si toi et moi, nous
faisons partie du même groupe, je t’interrogerais avec plaisir ; sinon, j’y renoncerais.
Mais de quel groupe s’agit-il ? De ceux qui prendraient plaisir à être réfutés 3 quand
ils disent quelque chose de faux, et à réfuter quand on leur dit quelque chose de
faux, mais pour qui il ne serait pas plus désagréable d’être réfuté que de réfuter.
J’estime même que c’est là un plus grand bien dans la mesure où il est préférable
d’être soi-même écarté d’un très grand mal plutôt que d’en écarter quelqu’un d’autre.
En effet, je crois qu’il n’y a pas pour l’homme de mal aussi grave [458b] qu’une
opinion fausse sur les sujets que nous sommes en train de traiter maintenant. Si toi
aussi tu prétends être de cette trempe, poursuivons notre dialogue ; mais s’il se
trouve qu’il faille arrêter, séparons-nous et mettons un terme à la discussion.

GORGIAS ‒ Eh bien je pense, Socrate, être moi aussi un de ces hommes dont tu as
esquissé le portrait.
[…] Allons, si le public est d’accord, lance donc la discussion et demande ce que tu
veux.

SOCRATE ‒ Écoute Gorgias : voici ce qui m’étonne dans tes propos. D’ailleurs,
probablement as-tu bien parlé, et n’ai-je pas bien compris. Tu prétends bien être
capable de former des rhéteurs, pourvu qu’on veuille apprendre auprès de toi ?

GORGIAS ‒ Oui.

SOCRATE ‒ Des hommes capables de persuader la foule sur n’importe quel sujet,
mais qui ne l’instruisent pas quand ils la persuadent ?

GORGIAS ‒ [459a] Tout à fait.

SOCRATE ‒ En outre, tu dis bien que le rhéteur sera plus persuasif que le médecin,
même à propos de la santé.

GORGIAS ‒ Du moins devant une foule, ai-je effectivement dit.

SOCRATE ‒ Devant une foule, est-ce à dire devant des gens qui ne savent pas ?
Car je suppose que devant des gens qui savent, il ne sera pas plus persuasif que le
médecin.

GORGIAS ‒ C’est vrai.

SOCRATE ‒ Donc si vraiment il est plus persuasif que le médecin, il sera plus
persuasif que celui qui sait.

GORGIAS ‒ Exactement.

SOCRATE ‒ [459b] Tout en n’étant pas médecin, n’est-ce pas ?

GORGIAS ‒ Oui.
3
Réfutés : repousser ce qui est affirmé par une démonstration argumentée qui en établit la fausseté.
SOCRATE ‒ Mais celui qui n’est pas médecin est bien évidemment ignorant de ce
que le médecin connaît.

GORGIAS ‒ Bien sûr.

SOCRATE ‒ Donc celui qui ne sait pas sera plus persuasif que celui qui sait devant
ceux qui ne savent pas, puisque le rhéteur est plus persuasif que le médecin. Est-ce
bien ce qui arrive ?

GORGIAS ‒ Oui, dans ce cas-là du moins.

SOCRATE ‒ Donc le rhéteur et la rhétorique disposent aussi de cette puissance vis-


à-vis des autres techniques : la rhétorique n’a aucunement à savoir comment sont
les choses mêmes, [459c] mais il lui suffit de découvrir quelque moyen de
persuasion afin que, devant ceux qui ne savent pas, elle paraisse en savoir plus long
que ceux qui savent.

GORGIAS ‒ N’est-ce pas une merveilleuse facilité, Socrate, alors qu’on n’a appris
aucune autre technique que celle-là, de n’être en rien inférieur aux artisans ?

SOCRATE ‒ Que de ce fait le rhéteur soit ou non inférieur aux autres, nous
l’examinerons dans un instant, si l’argumentation nous y conduit. Mais en réalité il
faut d’abord examiner ceci : est-ce que le rhéteur se trouve disposé vis-à-vis du juste
et de l’injuste, [459d] du laid et du beau, du bien et du mal, comme il l’est vis-à-vis de
la santé et des autres domaines pour lesquels il y a des techniques ? Sur ces sujets
moraux, bien qu’il ne sache pas ce qui est bien ou mal, beau ou laid, juste ou injuste,
produit-il de toutes pièces la persuasion, de sorte que, alors qu’il ne sait pas, il a l’air
d’en savoir plus que celui qui sait, devant ceux qui ne savent pas ? [459e] Ou est-il
nécessaire qu’il sache, c’est-à-dire faut-il que celui qui va apprendre la rhétorique
vienne auprès de toi en connaissant déjà ces objets ? Si ce n’est pas le cas, toi qui
es professeur de rhétorique, n’enseigneras-tu rien de cela à celui qui vient te voir
(car ce n’est pas ton travail) et feras-tu que, devant la foule, celui qui ne connaît pas
ces objets ait l’air de les connaître et paraisse homme de bien, alors qu’il ne l’est pas
? ou bien seras-tu absolument incapable de lui apprendre la rhétorique s’il n’a pas
d’abord appris la vérité sur ces matières ? Qu’en est-il de ces questions si
importantes, Gorgias ? par Zeus, comme tu l’as annoncé tout à l’heure, [460a]
révèle-nous enfin quelle est la puissance de la rhétorique.

Platon, Gorgias, 456b-460a.

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