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La vérité se discute-t-elle ?

MACCARI Cesare, Cicéron dénonce Catilina (1888, fresque)

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Auteur : Jormungand

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Introduction..........................................................................................................................................3
I. Méthode de la discussion efficace.....................................................................................................4
A. Rhétorique et conviction.............................................................................................................4
B. L’empire méthodique de la science imparfaite...........................................................................5
C. Vérité et controverse...................................................................................................................7
II. Un monde en commun.....................................................................................................................8
A. Valeurs et existence.....................................................................................................................8
B. Vérité et politique........................................................................................................................9
C. L’ère de la post-vérité ?.............................................................................................................10
Conclusion..........................................................................................................................................11
Annexe documentaire.........................................................................................................................12
Introduction
1. La vérité se définit classiquement comme l’adéquation entre la pensée et son objet 1. Elle
constitue la visée de l’effort de la philosophie et des sciences dans leur ensemble. On se demande si
la vérité peut se discuter. Discuter signifie mobiliser le langage afin de tenter de résoudre une
difficulté par l’échange avec autrui2. Il faut préciser que la vérité nécessite donc le langage, et
qu’elle se vérifie au sein du discours, et non de la réalité 3. Il s’agit donc de produire un discours qui
décrit la réalité telle qu’elle est, et l’adéquation entre cette description de la réalité et la réalité elle-
même constitue alors la vérité.

2. On comprend ainsi la difficulté à l’œuvre dans la question posée : d’un côté, si la vérité se
discute, cela la rendrait quelconque. Ce pourrait être n’importe quel énoncé et on perdrait alors de
vue le rapport avec la réalité, car il suffirait de dire n’importe quoi pour prétendre qu’il s’agit de la
vérité, et la discussion dégénérerait en polémique4. D’un autre côté, si il est impossible de discuter
de la vérité, on ne pourrait procéder à aucune vérification que ce qu’on dit est bien la vérité. On se
contenterait d’énoncer chacun une simple opinion, sans pouvoir la confronter, ni à la réalité, ni à
d’autres énoncés. On ne connaîtrait donc la vérité que sans conscience de la posséder et, par
surcroît, par un simple miracle5.

3. On peut donc poser le problème suivant : à quelles conditions la vérité peut-elle souffrir la
discussion de façon à ce qu’elle ne verse ni dans un mutisme 6 stérile, ni dans une polémique
chaotique ?

4. On comprend aisément l’importance d’une telle question. Ne pas parvenir à dégager les
conditions de possibilité d’une discussion efficace en vue de faire advenir la vérité, cela revient à
devoir se passer de cette dernière. Or, les conséquences d’un monde sans vérité sont redoutables,
car la vérité est l’effort d’un sujet pour vivre d’une façon harmonieuse avec le monde et avec les
autres habitants de ce dernier.

5. Afin de tenter de résoudre le problème, nous commencerons par étudier la méthode requise
afin de permettre une discussion efficace, soucieuse de se diriger vers la vérité. Cela nous permettra
de comprendre l’importance d’une telle discussion et de mieux cerner les effets éthiques et
politiques de vérité.

1 ARISTOTE, Métaphysique, E, 4, 1027b15-1028a, trad. Tricot, Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes Philosophiques »,
Paris, 1991 [τὰ μετὰ τὰ φυσικά (tà metà ta phusiká), -IVe], pp. 343-345.
2 Il faut préciser ici deux choses : d’une part, on peut imaginer un dialogue avec soi-même, tel un dédoublement de la
parole intérieure, où l’on (se) questionne et (se) répond alternativement. Le langage mobilisé peut ainsi être
intérieur. Cf. PLATON, Théétète, 189d-190a, trad. Narcy, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1994 [Θεαίτητος
(Theaitetos), -IVe], p. 245. D’autre part, il faut souligner que, bien que discuter ne soit pas disputer (« échanger,
avec un interlocuteur, des arguments contradictoires sur un sujet donné » (CRNTL)), la discussion peut être un
effort commun de trouver la vérité en coopérant ou un affrontement – qui, comme nous le verrons, doit respecter
une certaine méthode – afin de faire triompher une thèse par rapport à une autre.
3 ARISTOTE, Métaphysique, ibid.
4 « Discussion, débat, controverse qui traduit de façon violente ou passionnée, et le plus souvent par écrit, des
opinions contraires sur toutes espèces de sujets » (CNRTL).
5 « Fait extraordinaire qui porte à l'étonnement et à l'admiration » (CNRTL)
6 « Caractère de ce qui est silencieux » (CNRTL)

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I. Méthode de la discussion efficace

A. Rhétorique et conviction

6. Il s’agit d’abord prendre au sérieux les problèmes émanant d’une discussion libre, c’est-à-
dire sans aucune règles ni souci de la vérité. C’est que la vérité peut se discuter, mais pas n’importe
comment. Autrement dit, il faut d’abord fixer des principes qui permettent de s’efforcer de tendre
vers la vérité, et non vers un autre but. Il faut donc avoir le souci de la vérité, ce qui constitue une
posture éthique7 initiale.

7. Cela signifie que l’on peut faire autrement, volontairement ou non. Quels sont donc les
obstacles à la vérité ? Ils sont au nombre de quatre : l’erreur (manquement procédural à une
méthode), le mensonge (altération volontaire de la vérité), l’illusion (apparence de vérité du fait
d’une interprétation fautive) et l’ignorance (carence8 de savoir).

8. Il faut souligner que la vérité n’a pas de force en elle-même. Le faux peut être plus
puissant, plus séduisant9, plus arrangeant, moins évident10 etc. Ainsi, il n’y a pas d’efficacité
intrinsèque11 de la vérité. Pire, il semblerait que, s’il existe une méthode ardue pour favoriser
l’éclosion de la vérité, il existe également une méthode redoutablement efficace afin de favoriser la
conviction pour telle ou telle thèse chez l’auditeur, indépendamment de tout souci de la vérité.

9. Dans l’Antiquité grecque, les sophistes recevaient des salaires, parfois faramineux, pour
enseigner aux garçons de familles libres à bien parler, c’est-à-dire à obtenir l’adhésion de leurs
auditeurs à leur point de vue. Il s’agissait donc de parler d’une façon à ce que les autres soient
d’accord avec nous, peu importe que l’on défende alors le vrai ou le faux 12. Le discours ne
s’appuyait nullement sur un savoir, mais sur une croyance13. Celui qui maîtrise la rhétorique peut
donc apparaître comme plus convaincant que le spécialiste, par sa technique oratoire 14. Cela n’est
cependant possible que si le public auquel on s’adresse est ignorant15.

10. On comprend donc que soit on discute la vérité sans respecter de règles précises, et surtout
sans avoir à souci la vérité, soit le premier souci doit être, non pas d’emporter l’adhésion de
l’interlocuteur, mais de rechercher ensemble la vérité. Il faut donc être d’abord, disons, de bonne
foi, dans la recherche de la vérité, et la discussion est un moyen primordial pour cela. Si la vérité se
discute, c’est parce qu’elle n’est pas évidente. Elle doit donc être recherchée, et il existe bien des
7 « Science qui traite des principes régulateurs de l'action et de la conduite morale » (CNRTL).
8 « Absence, manque ou insuffisance importante (de quelque chose) » (CNRTL).
9 Étymologiquement, le mot « séduction » a le sens de « détourner du droit chemin, du bien, du devoir », depuis le
latin se-ducere, c’est-à-dire tirer à soi, conduire de son côté. (CNRTL). De là, le mot en vient à signifier « tout ce
qui, dans une personne ou une chose exerce un attrait irrésistible » (CRNTL).
10 « Caractère qui entraîne immédiatement l'assentiment de l'esprit, soit à partir d'un raisonnement, soit à partir de la
constatation de faits » (CNRTL).
11 « Qui est inhérent, indépendamment de tous les facteurs extérieurs » (CNRTL).
12 PLATON, Gorgias, 452d-453a, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 2007 [Γοργίας (Gorgías),-Ve à
-IVe siècles], p. 137. Texte reproduit en annexe documentaire.
13 PLATON, Gorgias, 454c-454e, op. cit., pp. 141-143. Texte reproduit en annexe documentaire.
14 PLATON, Gorgias, 456a-456c, op. cit., pp. 145 sq. Texte reproduit en annexe documentaire.
15 PLATON, Gorgias, 458e-459c, op. cit., pp. 149 à 151. Texte reproduit en annexe documentaire.

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façons de s’égarer dans cette quête malgré une certaine bonne volonté 16. Pour cela, une méthode est
nécessaire afin de ne pas errer inutilement, sinon dangereusement.

B. L’empire méthodique de la science imparfaite


11. Dans la méthode scientifique, il existe deux moyens afin de tendre vers la vérité.
Cependant, il faut immédiatement signaler que la science ne prétend plus aujourd’hui dire la vérité,
mais seulement produire un effort pour se rapprocher de la vérité. Autrement dit, la science
n’ambitionne pas de dire le vrai, mais de dire quelque chose de moins faux que ce qu’on disait
jusqu’à présent. Il faut donc remarquer que les spécialistes les plus aux prises avec la vérité –
scientifiques, penseurs, chercheurs et philosophes, sont les plus prudents quant à leur capacité à
atteindre la vérité. La vérité agit bien davantage comme un idéal régulateur, c’est-à-dire que l’on
vise du mieux qu’il est possible cet objectif, tout en sachant qu’on ne pourra probablement pas
l’atteindre17.

12. La science dispose de deux moyens pour cela : la démonstration et la preuve. La


démonstration consiste dans un ensemble de propositions logiquement liées entre eles et
aboutissant, à partir de prémisses18, à une conclusion. Certaines propositions données permettent
donc d’en produire logiquement de nouvelles et d’augmenter ainsi la connaissance. Ainsi, on se
rappelle l’exemple du fameux syllogisme19 :

Prémisse 1 (majeure) : tous les êtres humains sont mortels ; et


Prémisse 2 (mineure) : Socrate est un être humain ;
Conclusion : Donc Socrate est mortel

Le syllogisme se présente donc ainsi :

Prémisse 1 (majeure) : tous les x sont y


Prémisse 2 (mineure) : z est20 x
Conclusion : Donc z est y

Si l’on respecte les règles formelles d’inférence 21, la conclusion est alors nécessairement
vraie si les prémisses sont vraies.
16 Cependant, on peut dire en toute rigueur que qui veut la fin veut les moyens pour atteindre cette fin, et que, donc,
vouloir viser une fin, c’est vouloir les moyens propres à celle-ci. Ainsi, sans garantir le résultat, ce qui exigerait un
monde bien moins rétif à nos volitions et une volonté bien plus sainte que la nôtre, viser une fin doit signifier, dans
le même temps, produire ses meilleurs efforts afin de mobiliser les moyens adéquats, ce qui demande d’abord de
choisir ces derniers soigneusement puis de mettre tout ce qui est possible en œuvre afin de pouvoir les utiliser et de
la meilleure de façon. Opérer une rupture de la volonté entre la fin et les moyens, c’est-à-dire prétendre viser une
fin sans vouloir les moyens propres à atteindre celle-ci, c’est en fait produire une contradiction de la volonté, qui
condamne nécessairement à l’échec, sauf miracle.
17 L’idéal régulateur s’oppose à l’idéal normatif qui exige d’être pleinement réalisé pour entraîner la satisfaction.
18 « Proposition, affirmation entrant dans une démonstration dont on tire une conclusion » (CNRTL). On considère
soit que les prémisses sont vraies, auquel cas la conclusion est alors nécessairement vraie, sous réserve du respect
du formalisme logique (respect des règles permettant de lier logiquement les propositions entre elles), soit que les
prémisses sont probables, auquel cas la conclusion l’est également. On pourra de façon générale se reporter aux
Premiers analytiques et aux Seconds analytiques d’Aristote à ce sujet. La règle d’or en la matière est la suivante : le
degré de vérité de la conclusion ne peut être supérieur au degré de vérité le plus faible parmi ceux des prémisses.
19 Le syllogisme est un type simple de démonstration comme le montre l’exemple donné ci-après.
20 De façon rigoureuse, il faudrait dire que z appartient à la classe X (z ϵ X), c’est-à-dire qu’il possède la propriété
constituant proprement la classe X. De là, on déduire, comme les objets de la classe X sont eux-mêmes compris
dans la classe Y (X ϵ Y) que z ϵ Y.

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13. Le problème principal vient des prémisses de la démonstration. Il est toujours possible de
les questionner, ce qu’avaient déjà compris les Sceptiques de l’Antiquité. Pour ceux-ci, il est en
effet impossible d’établir la vérité d’un énoncé de façon absolue 22. On est tôt ou tard condamné à
une impasse logique consistant soit à établir de façon dogmatique23 la véracité d’un énoncé
(argument d’autorité), soit on doit toujours justifier un énoncé par un précédent, et ce, à l’infini
(régression à l’infini), soit on définit A en utilisant B puis B en utilisant A (circularité)24. Rien ne
peut donc être établi de façon absolue, ce qui laisse toujours la place à la discussion, s’agissant
notamment des fondements de la démonstration, c’est-à-dire des prémisses 25. On peut donc dire que
la démonstration est formelle (elle augmente la connaissance en s’appuyant sur des connaissances
antérieures), rigoureuse (il faut respecter les règles d’inférence) et repose sur le degré de vérité des
prémisses (le degré de vérité de la conclusion ne peut excéder celui des prémisses)26.

14. Il faut donc spécifier les considérations qui fondent la discussion afin de permettre un
échange constructif. Ainsi, il serait oiseux par exemple à quelqu’un qui nous demande de démontrer
que nous avons dit la vérité à propos d’un événement que nous avons relaté, de rétorquer que le
monde entier pourrait bien être une illusion ou que le Malin Génie cartésien 27 pourrait nous tromper
en toute chose.

15. L’autre moyen de la science est la preuve. Il s’agit d’un élément de réalité qui tend à
valider la véracité d’un énoncé. Ainsi, on y recourt notamment devant les cours et tribunaux, afin
d’établir le bien-fondé de ses demandes. On recherchera si untel à bien fait cela. Cependant, dans
cet exemple, on saisit bien la relativité, et donc l’imperfection de la preuve. Le juge ne peut savoir
ce qu’il s’est passé avec certitude, il peut seulement augmenter son degré de certitude jusqu’à
s’estimer en mesure de rendre un jugement. En science, la preuve prend place au sein d’une
expérimentation (hypothèse-protocole-interprétation des résultats). Il n’existe donc pas de preuve
parfaite, seulement des degrés de certitude.

21 « Opération qui consiste à admettre une proposition en raison de son lien avec une proposition préalable tenue pour
vraie » (CNRTL).
22 LAËRCE Diogène, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre IX, Pyrrhon, trad. Brunschwig (dir. Goulet-
Cazé), Le livre de poche, coll. « La pochothèque », Paris, 1999 [Βίοι καὶ γνῶμαι τῶν ἐν φιλοσοφίᾳ
εὐδοκιμησάντων (Bíoi kaì gnōmai tōn én philosophía eúdokimesánton), IIIe], pp. 1122 sq. ; SEXTUS EMPIRICUS,
Esquisses pyrrhoniennes, I, 15 [164-177], trad. Pellegrin, éd. Seuil, coll. « Points essais », Paris, 1997 [Πυῤῥώνειοι
ὑποτυπώσεις (Pyrrhōneioi hypotypōseis), IIe], pp. 141-147.
23 « Qui admet la valeur de la connaissance humaine, sans l'avoir mise en question » (CNRTL), c’est-à-dire que l’on
doit admettre sans pouvoir le discuter.
24 Pour ce dernier cas, il est possible que des éléments supplémentaires soient introduits, agrandissant le cercle sans
modifier sa faiblesse fondamentale (par exemple définir A en utilisant B puis B en utilisant C puis C en utilisant A).
25 L’autre versant de la discussion logique porte sur le respect des règles logiques d’inférence.
26 Concernant la tentation de faire des mathématiques un cas de vérité absolue, il faut dire deux choses : d’une part
qu’il n’est nullement acquis que les mathématiques soient de l’ordre du réel (c’est-à-dire qu’elles se trouvent dans
la nature et que nous nous contentions de les découvrir, et non de les inventer comme constructions intellectuelles
servant à penser le réel) et, d’autre part, qu’elles s’appuient sur des axiomes (« énoncé répondant à trois critères
fondamentaux : être évident, non démontrable, universel », CNRTL), mais que l’évidence des axiomes est tout à
fait contestable. Autrement dit, les règles de bases qui fondent les mathématiques immunisent les mathématiques au
doute qui touche d’autres objets, mais lesdites règles sont quant à elles questionnables.
27 DESCARTES, Méditations métaphysiques, I, Flammarion, coll. « GF », Paris, 2009 [1641], pp. 89 sq. Le Malin Génie
est l’hypothèse possible de Descartes selon laquelle une entité indétectable par l’être humain ait comme pouvoir de
nous tromper sur chaque chose que nous pensons (ainsi, si nous croyons voir du jaune, nous voyons une autre
couleur, si nous pensons être assis, nous sommes debout ou allongé, si nous pensons être en France, nous sommes
dans un autre pays etc). C’est bien la pensée qui est atteinte, et non la réalité.

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C. Vérité et controverse

16. On comprend donc, à la lumière de ce qui précède, deux choses : d’une part, la science ne
prétend et ne peut pas atteindre la vérité. La discussion repose donc sur une notion de progrès : il
s’agit de dire quelque chose de moins faux que ce que l’on disait précédemment, et donc de se
rapprocher, par l’effort de la méthode scientifique, de la vérité. C’est donc plutôt le rapprochement
vers la vérité qui se discute, plutôt que la vérité elle-même. Pour cela, on s’appuie sur un cadre
reposant à la fois sur des définitions et sur des règles d’inférence afin de construire un discours qui
rend compte de la réalité aussi bien qu’il est possible.

17. D’autre part, la science ayant besoin de fondements pour produire un discours approchant
la vérité, cela signifie qu’elle est toujours en progrès. Le désaccord fait donc partie de la réalité de la
démarche scientifique et est géré par la méthode. On discute donc bien de la vérité et des
propositions pour s’en rapprocher, mais on ne le fait pas n’importe comment. À l’argumentation
scientifique, démonstration et preuve, il faut répondre par un autre discours rationnel qui fait appel à
ces deux outils de la science. Ainsi, la discussion permet de progresser dans un schéma de
coopération intellectuel.

18. Enfin, il faut souligner que certaines questions ne sont pas susceptibles de recevoir de
réponse scientifique. Ainsi, seul ce qui peut proprement faire l’objet de démonstration ou
d’administration de preuve, peut, à différents degrés28, faire l’objet d’une discussion en vue de
s’approcher de la vérité. Cela signifie que si l’on ne peut apporter de réponse rationnelle, c’est qu’il
manque un élément nécessaire à cela, par exemple le fait de ne pas donner de sens aux signes que
l’on emploie29.

19. Les interrogations des domaines métaphysiques30 (ce qui est au-delà de toute expérience
humaine possible) et éthique31 (ce à quoi on s’oblige dans l’existence) ne peuvent donc pas faire
l’objet d’une discussion qui répond aux exigences de la scientificité. L’ensemble du domaine qui est
susceptible d’être réglé par la réponse ne peut donc pas régler tous les problèmes de l’existence,
mais seulement apporter des réponses à des questions auxquelles il est possible de répondre 32. Ainsi,
par exemple, il n’est pas possible de répondre en terme de vérité à la question Dieu existe-t-il ?, car
il tout autant impossible de prouver ou de démontrer que Dieu existe que de prouver ou de
démontrer que Dieu n’existe pas.

20. Face à ce type de question, la vérité ne peut se discuter. L’adhésion à une religion est
affaire de foi33. Elle repose donc sur une CROYANCE, et non sur un SAVOIR. Il serait dangereux pour
28 Il ne faut pas entendre la science dans un sens restrictif. Les sciences formelles et naturelles, les sciences humaines
et sociales, la critique et l’étude des arts, le travail d’enquête et de justice etc, tout cela fait partie des domaines
susceptibles d’abriter des discussions en vue d’établir, par la discussion rationnelle, des faits, et donc de dessiner
une image du monde par le langage. Sur l’idée selon laquelle le discours permet de reconstruire les faits réels et
construire une image du monde, cf. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, propositions 1 à 2, trad.
Granger, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1993 [Logisch-Philosophische Abhandlung, 1921], p. 33.
29 C’est-à-dire ce que signifie tel ou tel élément que l’on mobilise dans son discours. Si l’on omet de signifier ce que
quelque chose veut dire, le discours devient inintelligible car dépourvu de sens. Cf. ibid., proposition 6.53 , p. 112.
30 Cf. ibid., 6.5, p. 111.
31 Cf. ibid., 6.42, p. 110.
32 Cf. ibid., avant-propos, p. 32.
33 Il existe d’ailleurs une justification théologique à cela : si l’on savait que Dieu existe, alors il n’y aurait aucun libre-
arbitre dans la conversion, et la foi ne devrait alors pas faire l’objet d’une récompense. La beauté de la foi, pour les
croyants, réside dans le fait qu’elle est précisément libre, et elle est libre du fait que l’on choisit de croire en
l’absence de preuve ou de démonstration suffisantes et qu’on ne peut donc pas savoir que Dieu existe. Ainsi, dire

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la science de prétendre pouvoir répondre aux questions qui ne peuvent faire l’objet d’un
raisonnement scientifique, car ce serait mélanger les questions entre celles auxquelles la science
peut espérer répondre par un progrès continu et celle auxquelles elle ne peut pas répondre. En
s’aventurant au-delà de son domaine, la science jetterait alors elle-même le doute sur les réponses
qu’elle apporte aux questions auxquelles elle peut répondre en détruisant les critères nécessaires de
distinction entre les deux domaines.

Transition
21. Nous avons pu mettre élucider les conditions et l’efficacité de la méthode scientifique
propre à permettre une discussion rationnelle, rigoureuse et apaisée de la vérité. Cependant, il
faudrait comprendre plus en profondeur les enjeux d’une telle discussion méthodique de la vérité,
ce à quoi nous devons à présent nous employer.

II. Un monde en commun

A. Valeurs et existence

22. Quelle est l’importance de la discussion en vue d’établir ou, à tout le moins, de se
rapprocher de la vérité par la méthode scientifique ? Autrement dit, qu’est-ce qui cause et justifie
l’effort perpétuel de discussion de la vérité ? Il faut comprendre que la vérité est une valeur, c’est-à-
dire une croyance cardinale de l’existence qui donne sens à celle-ci et permet d’opter pour un
ensemble de comportements déterminés en vue de réaliser autant que faire se peut cette valeur dans
la vie du sujet et dans le monde. Le souci de la vérité peut donc être important dans notre vie, ce
peut même être l’effort fondamental de notre existence.

23. D’autres valeurs peuvent exister : le plaisir, l’argent, le pouvoir, la gloire, le soin des
autres, l’honneur, le devoir, la liberté, la possession de certains objets, l’émotion esthétique etc.
Ainsi, si la vérité est reléguée derrière d’autres valeurs, elle ne sera pas une priorité. Quelqu’un qui
aurait comme valeur l’argent devant la vérité serait donc prêt à mentir aux autres, et, surtout, à lui-
même34, pour s’enrichir. Il est acquis que les valeurs des individus sont largement influencées par la
société et notamment les différents groupes sociaux en son sein.

24. Le problème principal est que la plupart des personnes n’ont pas conscience de façon
claire de leurs propres valeurs35. Or, si la vérité permet d’obtenir une description fidèle du monde,
ne devrait-elle pas être la condition de la bonne mise en œuvre des autres valeurs ? Le souci de
vérité permettrait ainsi d’agir de la façon la plus efficace en vue de réaliser ses valeurs. Cependant,
il arrive en fait que des valeurs soient gênées, voire rendues impossibles, par le souci de vérité.
L’erreur, le mensonge, l’illusion et l’ignorance, tous obstacles à la vérité, peuvent donc posséder
qu’il est établi de façon certaine que Dieu existe est un contre-sens théologique.
34 Mentir à autrui est un simple choix éthique. En revanche, se mentir à soi-même est un problème inhérent à la liberté
du sujet car, si l’on se ment à soi-même, on a une image du monde infidèle. On risque donc d’agir de façon erronée,
augmentant ainsi les chances de ne pas obtenir les effets désirés par la mise en œuvre des causes mobilisées, ce qui
peut entraîner incompréhension, déception, colère etc.
35 MUSSET (de) Alfred, Fantasio, acte II, scène 1 : « Chacun a ses lunettes ; mais personne ne sait au juste de quelle
couleur en sont les verres. »

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une utilité intrinsèque pour la réalisation de certaines valeurs 36. Ainsi, celui qui s’enrichit en
exploitant les autres peut tout à la fois constituer sa fortune et se croire bon s’il se persuade qu’il fait
du bien aux autres en les exploitant ou que ceux-ci méritent d’être exploités, bref, s’il construit un
système de justification de ses valeurs et des actions qui en découlent.

25. Le souci de vérité imposerait d’effectuer une généalogie des valeurs, c’est-à-dire de
découvrir quelles sont nos valeurs et d’étudier d’où elles proviennent, ce à quoi elles nous portent et
quelles en sont les conséquences afin de décider en dernier lieu de les conserver ou de les rejeter. Si
chacun à des valeurs, ces dernières ont des effets puissants sur le monde et sur autrui, car, en
agissant d’après nos valeurs, nous affectons notre environnement.

26. Le problème est donc que, si les valeurs sont présentes en chacun de nous et possèdent un
caractère fondamental, il est bien difficile de les discuter. Du moins cela demande-t-il d’abord
d’accorder une place prépondérante à la vérité. La discussion de la vérité peut se faire dans diverses
buts : provoquer la conviction, comme Gorgias 37, qu’il s’agisse du vrai ou du faux, obtenir des
effets bénéfiques (gains, honneurs publics etc), combattre la vérité pour mieux affirmer et réaliser
ses propres valeurs etc. Ainsi, la discussion de la vérité en vue de la vérité elle-même n’est qu’une
possibilité parmi d’autres et constitue donc un choix éthique. Quelles conséquences ce choix
éthique emporte-t-il ?

B. Vérité et politique
27. L’enjeu est bien la constitution d’un monde commun. En s’efforçant de proposer une
description aussi fidèle que possible du monde, on permet à tous les êtres humains de s’entendre sur
la réalité. Cela est crucial car soit l’on se met d’accord sur ce qu’est le monde par une méthode
rationnelle de discussion de la vérité, soit on ne peut qu’imposer par d’autres moyens – la force ou
la ruse – sa vision du monde, c’est-à-dire ses valeurs. Cependant, il reste qu’il est possible que l’on
se trompe quant à la réalité du monde. Mettre la vérité au premier rang des valeurs permet aussi de
produire de façon rigoureuse la distinction entre ce qui est susceptible, à différents degrés, de
discussion efficace en vue de la vérité et ce qui ne l’est pas.

28. Ainsi, on pourra déterminer la meilleure méthode de discussion pour chaque domaine et
établir des rapports intersubjectifs alternatifs et propices à diminuer les chances d’éruption de la
violence pour ceux où on ne peut discuter efficacement en vue de la vérité. C’est bien là l’enjeu
crucial de la discussion de la vérité. Il s’agit certes d’établir un contenu de vérité, mais il faut
également, et cela est même une tâche préliminaire à la discussion au fond, établir sur la forme la
possibilité de vérité selon les domaines.

29. Agir sans souci de la vérité revient, comme on l’a dit, à imposer ses croyances. Celui qui
agit ainsi, de façon violente, est un fanatique38. Il ne s’intéresse pas à la vérité mais au fait de
contraindre les autres à penser de la même façon que lui. La vérité étant un produit de
36 Sur l’utilité du faux pour la vie, cf. NIETZSCHE, Par delà bien et mal, § 4, in Œuvres philosophiques complètes, VII,
trad. Heim, Hildenbrand et Gratien, Gallimard, Paris, 1971 [Jenseits von Gut und Böse, 1886], pp. 23 sq.
37 Cf. § 9.
38 « Comportement, état d'esprit d'une personne ou d'un groupe de personnes qui manifestent pour une doctrine ou
pour une cause un attachement passionné et un zèle outré conduisant à l'intolérance et souvent à la violence »
(CNRTL).

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 9
l’intersubjectivité, il n’y a pas de fanatisme de la vérité, car la vérité ne peut pas s’imposer par la
force. Elle repose sur l’adhésion rationnelle de la volonté. Quelqu’un qui a à souci la vérité la
proposera donc toujours sous la forme d’un discours rationnelle, seule méthode de discussion
honnête et efficace de la vérité.

30. Il faut opérer une distinction entre ce qu’on croit être vrai et ce qui est vrai. Dans le
premier cas, on s’intéresse à la croyance, dans le second au savoir. Ainsi, quand on en convoque le
poncif39 selon lequel « chacun son avis », comme si la vérité n’existait pas, on parle du domaine de
la croyance, et non de celui du savoir qui porte sur l’effort de vérité intersubjectif. On peut discuter
de la vérité, mais on ne peut pas le faire de n’importe quelle façon.

31. Penser que la vérité n’existe pas, c’est de fait détruire toute chance de son avènement. La
vérité est une hypothèse métaphysique qui permet de vivre dans un monde commun de façon
harmonieuse. Y renoncer, c’est dire qu’il est impossible, donc inutile, de construire un monde
commun, renvoyant chacun à la CONTINGENCE de ses croyances. Or, la croyance ne renvoie qu’au
sujet, et non au monde, contrairement à la vérité qui consiste dans le lien considéré comme valide
entre le sujet (la pensée, le discours) et le monde (l’objet, le fait).

C. L’ère de la post-vérité ?
32. Faire disparaître le discours de vérité, c’est ne plus permettre l’accession à un monde
commun. Cela crée la croyance selon nos croyances sont vraies en tant que savoir, puisque le savoir
réel a disparu. Or, la dissension40 entre croyances favorise les désaccords et, finalement, l’éruption
de la violence. On a eu tendance à qualifier cette relativisation absolue de la vérité sous le nom
d’époque post-moderne. Là où la vérité aurait servi de valeur relativement commune dans le passé,
jusqu’au XXe siècle en gros, la chute de celle-ci amènerait une perte de la capacité à créer un
monde en commun.

33. Cependant, n’est-ce pas là un effet d’optique historique ? La vérité était-elle vraiment
mieux partagée aux époques précédentes ? La persistance historique des conflits à travers l’histoire,
dénotant des désaccords sur les visions du monde, semblent attester du contraire. Il n’existe donc
pas un problème générale à notre époque concernant la vérité. Cependant, l’augmentation de la
démographie mondiale qui alourdit les besoins, la prise de conscience des limites écologiques,
l’intensification des rapports de concurrence dans les sociétés, le développement parmi les
populations d’un goût pour l’accumulation des biens au détriment d’autrui produisent davantage de
tensions pouvant dégénérer en violence.

34. Il est donc important de travailler au renforcement de la volonté de vérité qui est bien un
choix éthique, et ce, afin d’endiguer la violence. Il n’y a donc pas proprement d’ère de post-vérité,
mais simplement un problème démocratique de construction intersubjectif d’un monde commun
dans un monde qui montre ses limites à accueillir l’ensemble de la population mondiale et les
aspirations chaotiques de chacun. Mettre en valeur d’autres valeurs comme le plaisir, l’argent ou la
gloire constituent autant de diversions rusées de la part d’individus occupant des positions de
pouvoir dans la société et cherchant par cette astuce à consolider leur pouvoir et maintenir leurs
privilèges, comme un effet de la distinction sociale.

39 « Qui reprend des idées, des modèles déjà utilisés ; qui fait preuve de la plus grande banalité » (CNRTL).
40 « Opposition d'idées, de sentiments, d'intérêts, entre deux ou plusieurs personnes, qui s'accompagne le plus souvent
de manifestations d'hostilité » (CNRTL).

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35. On peut donc comprendre que non seulement la vérité se discute, mais que cette
discussion de la vérité constitue un enjeu majeur au sein des sociétés. Outre le progrès technique qui
améliore l’existence (mais en raccourcissant la période durant laquelle l’espèce n’impose pas une
prédation fatale à son environnement), la vérité permet d’abord de connaître le monde et de
proposer un mode d’être-au-monde harmonieux. Les complications provenant de l’affaiblissement
de l’effort de vérité et des choix éthiques qui ne vont pas dans le sens d’un monde commun mais
d’un accroissement de la concurrence entre individu (institution juridique de la propriété privée,
triomphe par la violence etc).

36. Étant donné que nous manquons de moyens pour établir rigoureusement un savoir absolu,
qui pourrait bien n’être qu’un pur fantasme et une tentation propice à favoriser le fanatisme, il nous
faut demeurer prudent. De toute façon, la loi de Hume41 interdit l’idée même de savoir absolu ayant
un effet prescriptif, car le réel ne commande en rien un comportement déterminé. La vérité est donc
toujours en devenir.

Conclusion
La question était de savoir si la vérité se discute. Au terme de la présente recherche, nous
pouvons affirmer que la vérité se discute, qu’elle ne peut qu’être discutée et que, d’un point de vue
éthique, il est fort utile de discuter la vérité afin de créer un monde en commun et de faire refluer les
chances d’éruption de la violence.

Cependant, nous avons bien compris que discuter la vérité ne pouvait se faire de n’importe
quelle façon. Il faut adopter, de façon nécessaire, une méthode rationnelle, telle que celle de la
science, afin de permettre la construction intersubjectif de la vérité, et donc d’un monde commun.

Il faut enfin comprendre que le discours possède un effet performatif 42 : si l’on renonce à la
vérité, on n’a plus aucune chance de la trouver. Au contraire, la favoriser permet de mieux la
réaliser. La vérité se discute donc, à condition de le vouloir.

41 HUME, Traité de la nature humaine, livre III, 1ème partie, section 1, trad. Baranger et Saltel, Flammarion, coll.
« GF », Paris, 1995 [A treatise of human nature, 1739], p. 65.
42 « Qui réalise une action par le fait même de son énonciation » (CNRTL).

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Annexe documentaire

Sommaire
1. PLATON, Gorgias, 456a-456c
2. PLATON, Gorgias, 454c-454e
3. PLATON, Gorgias, 456a-c
4. PLATON, Gorgias, 458e-459c

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Platon, Gorgias, 452d-453a

p. 137, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF »,Paris, 20073 [-Ve à -IVe siècles]
(ISBN 978-2-0812-0725-7)

GORGIAS : Je parle du pouvoir de convaincre, grâce au discours, les


juges au Tribunal, les membres du Conseil au Conseil de la Cité, et
l’ensemble des citoyens à l’Assemblée, bref, du pouvoir de
convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens. En fait, si tu
disposes d’un tel pouvoir tu feras du médecin un esclave, un esclave
de l’entraîneur et, pour ce qui est de ton homme d’affaires, il aura
l’air d’avoir fait de l’argent, non pour lui-même – mais plutôt pour
toi, qui peux parler aux masses et qui sais les convaincre.

SOCRATE : À présent, Gorgias, j’ai l’impression que tu as très


précisément indiqué pour quelle sorte d’art tu tiens la rhétorique, et, si
je saisis bien, tu dis que la rhétorique produit la conviction, que c’est
tout ce à quoi elle s’occupe et que c’est essentiellement à cela qu’elle
aboutit. Peux-tu indiquer un autre pouvoir propre à la rhétorique, en
plus du pouvoir de mettre la conviction dans l’âme des auditeurs ?

GORGIAS : Aucunement, Socrate, au contraire, à mon avis, tu la


définis comme il faut : la rhétorique consiste pour l’essentiel en ce
que tu as dit.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 13
Platon, Gorgias, 454c-454e

pp. 141 à 143, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 20073 [-Ve à -IVe siècles]
(ISBN 978-2-0812-0725-7)

SOCRATE : Eh bien, allons, examinons surtout le point suivant. Existe-t-il


une chose que tu appelles savoir ?

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Et une autre que tu appelles croire ?

GORGIAS : Oui, bien sûr.

SOCRATE : Bon ; à ton avis, savoir et croire, est-ce pareil ? Est-ce que savoir
et croyance sont la même chose ? Ou bien deux choses différentes ?

GORGIAS : Pour ma part, Socrate, je crois qu’elles sont différentes.

SOCRATE : Et tu as bien raison de le croire. Voici comment on s’en rend


compte. Si on te demandait : « Y a-t-il, Gorgias, une croyance fausse et une
vraie ? », tu répondrais que oui, je pense.

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Mais y a-t-il un savoir faux et un vrai ?

GORGIAS : Aucunement.

SOCRATE : Savoir et croyance ne sont donc pas la même chose, c’est


évident.

GORGIAS : Tu dis vrai.

SOCRATE : Pourtant, il est vrai que ceux qui savent sont convaincus, et que
ceux qui croient le sont aussi.

GORGIAS : Oui, c’est comme cela.

SOCRATE : Dans ce cas, veux-tu que nous posions qu’il existe deux formes
de convictions : l’un qui permet de croire sans savoir, et l’autre qui fait
connaître.

GORGIAS : Oui, tout à fait.

SOCRATE : Alors, de ces deux formes de convictions, quelle est celle que la
rhétorique exerce, « dans les tribunaux, ou sur toute autre assemblée »,
lorsqu’elle parle de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas ? Est-ce la
conviction qui permet de croire sans savoir ? Ou est-ce la conviction propre à
la connaissance ?

GORGIAS : Il est bien évident, Socrate, que c’est une conviction qui tient à
la croyance.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 14
Platon, Gorgias, 456a-456c

pp. 145 sq., trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 20073 [-Ve à -IVe siècles]
(ISBN 978-2-0812-0725-7)

SOCRATE : Justement, voilà aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et je me


demande depuis longtemps de quoi peut bien être fait le pouvoir de la
rhétorique. Elle a l’air d’être divine, quand on la voit comme cela,
dans toute sa grandeur !

GORGIAS : Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier


que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi dire, toutes les
capacités humaines sous son contrôle ! Je vais t’en donner une preuve
frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec
d’autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à boire
leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là
où ce médecin étaient impuissant à les convaincre, moi, je parvenais,
sans autre art que la rhétorique, à les convaincre. Venons-en à la Cité,
suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la Cité que tu
voudras, et qu’il faille organiser, à l’Assemblée ou dans le cadre
d’une autre réunion, une confrontation entre le médecin et l’orateur
pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien,
j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que
l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. Suppose encore
que la confrontation se fasse avec n’importe quel autre spécialiste,
c’est toujours l’orateur qui, mieux que personne, saurait convaincre
qu’on le choisît. Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en
public, avec une plus grande force de persuasion que celle de
n’importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art
rhétorique !

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 15
Platon, Gorgias, 458e-459c

pp. 149 à 151, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 20073 [-Ve à -IVe siècles]
(ISBN 978-2-0812-0725-7)

SOCRATE : Bon, écoute bien, Gorgias, quelque chose m’étonne dans ce que tu dis.
D’ailleurs, il est probable que tu as raison, et que je n’ai pas bien saisi. Tu prétends
que si un homme souhaite apprendre la rhétorique avec toi, tu peux en faire un
orateur.

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Un orateur qui sache donc convaincre son public, quel que soit le sujet
dont il parle, sans lui donner la moindre connaissance de ce sujet, mais par
persuasion.

GORGIAS : Oui, c’est tout à fait cela.

SOCRATE : Or, tout à l’heure, tu disais bien que, même sur des questions de santé,
l’orateur est plus convaincant que le médecin.

GORGIAS : En effet, je l’ai dit – quand l’orateur parle en public.

SOCRATE : Mais que veux-tu dire avec ce « en public » ? est-ce devant des gens qui
ignorent ce dont on parle ? Car, bien sûr, si l’orateur parlait devant des gens qui s’y
connaissaient, il ne serait pas plus persuasif que le médecin !

GORGIAS : Tu dis vrai.

SOCRATE : Mais, si l’orateur est plus persuasif que le médecin, alors, il convainc
mieux qu’un connaisseur !

GORGIAS : Oui, parfaitement.

SOCRATE : Pourtant, il n’est pas médecin, n’est-ce pas ?

GORGIAS : Non, bien sûr.

SOCRATE : Or, quand on n’est pas médecin, assurément, on ne connaît rien de ce


que connaît le médecin !

GORGIAS : C’est évident.

SOCRATE : Donc, l’orateur, qui n’y connaît rien, convaincra mieux que le
connaisseur s’il s’adresse à des gens qui n’en connaissent pas plus que lui : voilà,
est-ce bien le cas où l’orateur est plus persuasif que le médecin ? Ou les choses se
passent-elles autrement ?

GORGIAS : Non, c’est bien ce qui arrive, dans le cas de la médecine, du moins.

SOCRATE : Et dans le cas des autres arts ? L’orateur et la rhétorique ne se trouvent-


ils pas toujours dans une situation identique ? La rhétorique n’a aucun besoin de
savoir ce que sont les choses dont elle parle ; simplement, elle a découvert un
procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d’ignorants, elle
a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs.

GORGIAS : Mais la vie n’en est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a
aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort qu’un
spécialiste !

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