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ARGUMENT
Dans L’être et l’événement, publié en 1988, je proposais une théorie neuve (du moins je
le crois…) concernant le triplet de l’être, du sujet et de la vérité. Il s’agissait de montrer
que, sous condition d’un hasard (l’événement), pouvait se déployer, dans une situation
déterminée, un processus créateur, infini et à valeur universelle, que l’on avait de
bonnes raisons de nommer une vérité. Je montrais en outre que l’être d’une vérité n’est
pas différent de ce qui constitue l’être de la situation où cette vérité surgit, à savoir une
multiplicité de multiplicités, dont la pensée possible est toujours de type mathématique
(c’est l’équation : mathématique = ontologie). Il n’y a donc pas dualisme, une vérité est
de la même étoffe que le lieu où elle est progressivement créée. Enfin, je définissais ce
qu’est un sujet -- différent de l’individu en ce qu’il est toujours le sujet d’une vérité --
comme le point différentiel local d’un processus de vérité.
Comme on le voit, mon souci, à l’époque, était de garantir une pensée possible de l’être
des vérités à partir de la particularité des situations, sans avoir à accorder aux vérités,
donc à l’universalité possible de la pensée, un type d’être irréductible. L’agencement :
multiplicités, événement, sujet, permettait, grâce à une mathématique appropriée venue
des travaux de Paul Cohen, d’établir qu’une vérité est universelle parce que son être
est générique, ce qui veut dire : aussi peu marqué que possible par les particularités de
sa situation. Je pouvais affirmer rationnellement qu’une vérité est, dans un monde
particulier donné, une exception immanente.
Je voudrais cette année revenir sur cette immanence, et, par une sorte de renversement
de perspective, examiner, non plus ce qu’est une vérité du point de vue du monde où
elle surgit, mais ce que devient le monde quand il est perçu et pensé à partir d’une
vérité. Ou encore : non pas justifier qu’un ordre mondain puisse tolérer une exception,
mais examiner ce qui arrive à cet ordre quand il est travaillé par une exception. La
question peut aussi se dire très simplement : en quoi une vérité peut-elle changer la
perception de « son » monde, voire même la figure d’être de ce monde ? Et quelle est,
dans cette supposée transformation, la fonction du sujet ?
On verra que pour en venir à cette pensée (capitale aujourd’hui, quand dominent les
motifs appariés du monde invariable, de l’inexistence des vérités et de l’impuissance du
sujet), il faudra détruire la thèse, encore plus dominante, de la finitude obligée des
expériences existentielles ou cognitives. L’affirmation que le fini, à proprement parler,
n’existe pas, et que le dogme de la « finitude humaine » est une imposture, est le
commencement de toute libération.
24 OCTOBRE 2012
14 NOVEMBRE 2012
C'est exactement de cela que traite Rimbaud dans le poème que je vais vous
lire.
Rimbaud, Ville (in Illuminations)
Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue
moderne, parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur
des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces
d'aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus
simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître
amènent si pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit
être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du
continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers
l'épaisse et éternelle fumée de charbon, - notre ombre des bois, notre nuit d'été ! - des
Erynnies nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout
ici ressemble à ceci, - la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour
désespéré et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.
12 DÉCEMBRE 2012
ANNONCES
1. À l'occasion du 40e anniversaire de la revue Art Press, j'aurai l'occasion de
débattre publiquement avec E. During et J. Henric de la question suivante : Que veut
dire l'expression « être contemporain ? » (mon avis là-dessus est que cette appellation
doit être abandonnée). Cela aura lieu à la Grande Bibliothèque François Mitterand le 14
décembre.
2. Le jeudi 10 janvier 2013, entre 17h30 et 22h, aura lieu une manifestation
autour de la publication du n° 39 de la revue Lignes, dont j'ai déjà parlé ici, intitulée
« De l'invention de la démocratie à Athènes à sa neutralisation contemporaine en
Europe », au cours de laquelle j'interviendrai sous le titre « L'inexistence
démocratique ». Cela se passera à l'auditorium de l'Institut national d'histoire de l'art
(INHA), site Richelieu, rue Vivienne.
3. À l'Université Paris VIII (Saint-Denis), un colloque, également consacré à la
Grèce, aura lieu les 18 et 19 janvier à l'amphi X, entre 9h30 et 18h30-19h, puis le 20
janvier à partir de 14h, à l'ENS salle Dussanne ; je le conclurai le même jour à 16h par
un exposé dont le titre est : « Scènes de l'impuissance contemporaine ». Je pense que se
pencher sur l'impuissance contemporaine des forces progressistes est tout à fait capital
aujourd'hui ; le déroulement implacable des mesures réactionnaires et anti-populaires
est quelque chose qui intrigue et appelle à penser ; il y a certes des choses qui se
passent, mais c'est comme si les mobilisations, les résistances, étaient impuissantes. Il
faut regarder cette impuissance en face, se demander ce qui la constitue, d'où elle vient,
se demander quel est le boulon qu'il faut serrer, l'idée nouvelle qu'il faut avoir pour
mettre fin à ce phénomène d'implacabilité réactionnaire. Un témoignage supplémentaire
en est le spectacle de la gauche (et vous savez que je n'en ai jamais rien espéré) : on voit
bien qu'elle est prise dans quelque chose qui la surmonte et qu'elle est l'agent d'un
processus qui se déroule quel que soit le personnel. Il est sûr qu'on ne peut compter
actuellement que sur les interventions populaires mais encore faut-il que l'on sache quel
peut être leur degré de puissance. C'est une question qui personnellement me soucie
fort. C'est comme si on assistait à un phénomène dans lequel finalement les principes de
résistance sont tels qu'ils sont dans l'épreuve de leur impuissance, comme si les révoltes
et la subjectivité existantes n'étaient pas tout à fait commensurables à ce qui se passe …
Revenons à la critique de l'idéologie de la finitude que nous avons commencé
d'entreprendre la dernière fois. Nous avions vu que, dans le domaine politique,
l'empirisme se ramène à ce que rien ne soit à proprement parler possible que de laisser
être la réalité, de laisser la réalité suivre son chemin. Vous remarquerez en effet que ce à
quoi nous sommes invités aujourd'hui c'est à déblayer les obstacles qui empêchent la
réalité de se déployer comme elle le doit. Les gens sont principalement traités comme
des gêneurs au regard de la réalité, ils l'encombrent de soucis, de demandes, de
préoccupations qui empêchent cette pauvre réalité de suivre son glorieux chemin
nécessaire (c'est-à-dire de suivre le chemin du possible qui est le sien). C'est qu'ils sont
considérés comme n'étant pas dans une réceptivité authentique vis-à-vis de la réalité et
que c'est précisément l'envie qu'ils ont de ne pas recevoir qui bloque le processus du
cheminement de la réalité. L'empirisme est ici absolument normatif.
La dialectique peut être définie aujourd'hui comme ce qui n'accepte pas le primat
de la réceptivité. Il ne l'accepte pas parce que dans la dialectique il y a ce qu'on a appelé
le primat de la pratique. La réceptivité n'y est lisible que du point de vue d'un
engagement subjectif à la lumière duquel ce qui est reçu doit être déchiffré autrement
que du point de vue de la pure réceptivité. C'est un renversement de la position
subjective qui ne nie pas qu'il y ait des contraintes mais où celles-ci sont considérées du
point de vue de la pratique justement.
Ainsi, du côté de l'empirisme, qui est la doctrine fondamentale de la
conservation, la finitude c'est l'impératif de s'ajuster à la loi du monde ; le sujet est
enclos dans la loi du monde en tant que telle. En revanche, la dialectique, tout en étant
intérieure à la loi du monde (il ne s'agit pas d'un autre monde, c'est le même monde), va
supposer qu'une exception immanente est possible – exception qui, naturellement, va
outrepasser la réceptivité pure. Ce qui revient à dire tout simplement que autre chose est
possible que le possible qui est collé empiriquement à la réalité.
*
J'avais opposé la dernière fois la finitude par répétition, propre aux sociétés
traditionnelles, à la finitude des sociétés industrielles et capitalistes qui est une finitude
par circulation au sens où le maintien des normes de la circulation y est l'invariant, c'est-
à-dire la finitude du système. Celui-ci peut s'alimenter au sentiment de nouveauté
permanente, pour autant que soit maintenue la stabilité fondamentale du mécanisme
productif de cette nouveauté. C'est la nouveauté incessante en tant que telle qui est la
finitude ! Pour illustrer ce point, voici un extrait de la scène 2 de la troisième journée
du Soulier de satin de Claudel.
Claudel, c'est un traditionaliste, c'est-à-dire quelqu'un qui se meut dans le monde
contemporain du point de vue de la tradition ; pour lui elle est représentée par
l'universalité de la religion catholique et elle alimente une vision conservatrice,
absolument réactionnaire, du monde. Mais d'un autre côté, c'est un extraordinaire
innovateur dans l'ordre de l'art ; la pression qu'il exerce sur la langue française pour en
tirer une espèce de généralisation des opérations de Rimbaud est sans équivalent et en
réalité sans véritable descendance. C'est un peu un aérolithe. Ce mélange de tradition et
de nouveauté fait qu'il se sent obligé de critiquer la stagnation traditionnelle, dans
laquelle cependant il se trouve. Le biais, bizarre, qu'il a trouvé est de limiter la tradition
à un secteur abrité du conservatisme chrétien ; il a ainsi décidé de détester l'Université.
On voit bien que son discours, en tant que discours artistique, est très proche de la figure
lacanienne du discours du Maître (la stagnation mentale organisée par l'Université, moi,
j'en suis débarrassé) et que néanmoins, en même temps, il va mettre la puissance
moderne de sa langue in fine au service de la tradition sans l'inscrire vraiment dans la
modernité.
Alors ça donne la scène que je vais vous lire où deux nobles espagnols dans un
bateau discutent de la nouveauté (je vous signale que dans ma pièce L'écharpe
rouge, j'avais transposé cette scène en une discussion entre un althussérien et un
deleuzien appelés respectivement Brimborion et Chardavoine).
Don Fernand – J'ai toujours entendu feu mon père me recommander de
craindre les nouveautés. « Et d'abord », ajoutait-il aussitôt, « il n'y a rien de nouveau,
qu'est-ce qu'il peut y avoir de nouveau ? ». Je serais encore plus fort de cet avis si je n'y
sentais je ne sais quoi de malpropre qui ne s'ajuste pas.
Don Léopold Auguste – C'est que vous allez trop loin et que vous n'avez pas
bien lu le solide Pedro. Non, non, que diable, on ne peut pas rester éternellement dans
la même confiture ! « J'aime les choses nouvelles », dit le vertueux Pedro. « Je ne suis
pas un pédant. Je ne suis pas un rétrograde. Qu'on me donne du nouveau. Je l'aime. Je
le réclame. Il me faut du nouveau à tout prix. »
Don Fernand – Vous me faites peur !
Don Léopold Auguste - « Mais quel nouveau ? » ajoute-t-il. « Du nouveau,
mais qui soit la suite légitime de notre passé. Du nouveau et non pas de l'étranger. Du
nouveau qui soit le développement de notre site naturel. Du nouveau encore un coup,
mais qui soit exactement semblable à l'ancien. »
Don Fernand – Ô sublime Guipuzcoan ! Ô parole vraiment dorée ! Je veux
l'inscrire sur mes tablettes ! « Du nouveau encore un coup, mais qui soit exactement
semblable à l'ancien. »
Heureuse opposition de termes qui se contrepèsent ! Condiment de notre sagesse
castillane ! Fruit d'un sol profondément pénétré de culture classique ! Grappe de nos
petits coteaux modérés !
Don Léopold Auguste – Voilà ce que c'est qu'un esprit imprégné des moelleuses
disciplines de notre Université.
Il y a une tentation, dans le monde contemporain, de faire comme Claudel le fait
plus ou moins obscurément ici, c'est-à-dire critiquer la fausse nouveauté de la
circulation, mais en prenant en réalité secrètement (ou explicitement) appui sur des
éléments de la tradition. Ce qui est convoqué, étant donné l'impasse relative où se
trouve la nouveauté de la circulation à cause de la crise qui lui est immanente, c'est
l'idée que la vraie nouveauté aujourd'hui est le retour à la tradition. La finitude de la
circulation étant destructrice (ce qu'on peut toujours dire, car en vérité elle l'est, et
notamment de la tradition, ainsi que Marx l'avait remarqué - cf. « les eaux glacées du
calcul égoïste ... » ), la vraie nouveauté serait d'arrêter cette destruction au profit d'une
restauration de la tradition si besoin rénovée. C'est d'autant plus périlleux que, dans
l'ordre politique, c'est immédiatement fascisant (dans la mesure où le fascisme est
toujours identitaire, c'est son noyau dur).
Beaucoup de débats contemporains ont malheureusement tendance à s'enfermer
dans une contradiction entre ces deux types de finitude que sont la finitude de la
circulation et la finitude de la tradition. Peut-être nous faudra-t-il introduire une autre
tradition, une tradition ouverte, qui serait une tradition de l'infini … Oxymore où se
dirait que l'infini a une historicité qui serait l'histoire des vérités.
*
C'est sur le décryptage de la finitude moderne que porte le texte suivant de René
Char, tiré de La bibliothèque est en feu.
Il est une malédiction qui ne ressemble à aucune autre. Elle papillote dans une
espèce de paresse, a une nature avenante, se compose un visage aux traits rassurants.
Mais quel ressort, passée la feinte, quelle course immédiate au but ! Probablement, car
l'ombre où elle échafaude est maligne, la région parfaitement secrète, elle se soustraira
à une appellation, s'esquivera toujours à temps. Elle dessine dans le voile du ciel de
quelques clairvoyants des paraboles assez effrayantes.
La finitude (la malédiction) contemporaine, pour Char, est un mélange
de paresse [entendre : paresse de la pensée, au sens où elle incline vers les opinions
quelles qu'elles soient, c'est un point qui a déjà été repéré par Platon] et d'agrément (elle
a une nature avenante). Et, derrière cela, il y a une action de prédation criminelle (quel
ressort, passée la feinte, quelle course immédiate au but !). Cela peut se dire aussi, de
façon grossière ou massive : le capitalisme est caché derrière la démocratie.
Comment cette activité implacable, liée à la systématique même du capitalisme,
mais dissimulée derrière un consensus avenant, fonctionne-t-elle ? Avant tout, dans
l'ombre et de façon secrète, elle est anonyme (elle se soustraira à une appellation) et
fuyante (elle s'esquivera toujours à temps). A l'inverse des prédations spectaculaires
antérieures, c'est une prédation inassignable, parce qu'elle se présente comme un
mécanisme et non comme l'action personnelle d'un groupe de gens. Alors qu'après tout
on peut soutenir que ce n'est pas vrai : on pourrait dresser la liste des grands capitalistes,
politiciens etc. qui mènent le monde aujourd'hui (c'est le 1 % pointé par les gens
de Occupy Wall Street), on pourrait l'afficher, faire une liste de proscription ... Mais, en
un autre sens, cette liste, qui existe, ne désigne qu'imparfaitement le phénomène. Les
noms peuvent être remplacés (s'esquiver toujours à temps), on peut prendre un président
et en élire un autre, organiser des coups d'état dans les conseils d'administration etc.
Vous voyez bien que la question des noms n'est pas liée ici à la fonction de la même
façon que dans les anciens régimes de domination (du temps des rois par exemple).
Même s'il y a des noms, il y a un fonctionnement essentiellement anonyme et fuyant
parce que non symbolisé. Le pouvoir démocratique organise en quelque sorte une dé-
symbolisation de la puissance. Cela n'a d'ailleurs pas grande importance si les gens
pensent que les gouvernements sont impuissants et misérables.
En résumé, ce que nous dit ce texte de Char c'est que le régime de la finitude
contemporaine n'est pas un régime de la symbolisation fermée. C'est un régime qui
distribue le masque d'un agrément paresseux sur une prédation à certains égards
évidente et à d'autres égards invisible parce que, étant à la fois anonyme et fuyante, elle
ne rentre pas dans la symbolisation. Char conclut, là comme ailleurs, qu'il y a là-dessus
une aristocratie qui voit clair (quelques clairvoyants) ; il n'ouvre pas à la possibilité que
cette clairvoyance puisse prendre une forme historique, et elle va être réservée en
définitive à des poètes, des philosophes, en vérité elle va être confiée principalement à
l'art.
Or, il n'y a pas de raison intrinsèque pour que cette construction de la finitude
contemporaine ne soit visible que pour quelques clairvoyants. Tout le monde peut être
clairvoyant. Le problème est plutôt : comment se fait-il que la prédation criminelle
puisse continuer sa fuite anonyme sous le consensus de l'agrément et de la paresse des
opinions? Ce point n'appelle pas à une aristocratie de gens qui voient clair, mais à une
conscience de masse consistant à réunifier la finitude contemporaine de façon à bien
apercevoir que son régime sous-jacent essentiel est la prédation criminelle, exacte,
calculée, toujours avide de se perpétuer.
*
Ce qui va s'imposer, c'est une relève de l'infini. Or, si la finitude de la circulation
est déclarée moderne, la tentation pour une relève de l'infini serait qu'elle s'appelle
« post-moderne ». Ce n'est pas ma vision des choses car ce qui a été appelé « post-
moderne » est en fait une figure de non-dupe, où l'on pense qu'on peut s'installer, de
façon consciente mais semi-sceptique, dans le jeu de la circulation elle-même (il faut
pour cela mettre fin aux attentes et aux avant-gardes modernes). Le post-moderne est
quelque chose qui tend à faire circuler autrement et encore plus vite, mais dans une
finitude qui n'est pas ébranlée, tout au plus dilatée. Il s'agit de trouver une manière
ludique d'habiter la finitude prédatrice et ce faisant n'en être pas dupe. Ce que je crois,
cependant, c'est que le jeu n'est pas une maîtrise, c'est simplement l'acceptation de la
finitude elle-même, dont on va prétendre changer les règles[6].
Considérons la fonction du Conseil constitutionnel en France. C'est une
instance - non élue, notez-le - chargée de se demander si ce qu'on a fait est conforme
aux règles, et dont la décision devient elle-même une règle (c'est la règle de la
jurisprudence des décisions du Conseil constitutionnel). Ce fonctionnement est celui
d'un métalangage, et c'est exactement pour ça qu'on l'a introduit, pour qu'on n'ait pas
une assemblée, encerclée par des masses populaires armées, qui décide des choses
abracadabrantes (comme de nationaliser des industries, par exemple …). On voit bien
que ce freinage supplémentaire dans l'innovation législative en disant qu'elle n'est pas
« conforme à la règle », est un renforcement de la finitude elle-même, de l'impossibilité
d'en sortir.
Lyotard parlait de la « fin des grands récits ». De fait, quand il n'y a plus de récit,
il n'y a plus que des règles. Personnellement, je suis absolument pour qu'il y ait des
grands récits, car ils assument toujours un déroulement, voire un dénouement, alors que
le « post-moderne » est un pessimisme quant à la finitude, c'est-à-dire un pessimisme
quant à la possibilité d'en sortir. Il vaut mieux chercher de bons « grands récits » que de
nouvelles règles. Par contre, il faut en finir avec l'attente prophétique, ça oui. On a
confondu « grand récit » et attente prophétique (cf. la banalité consistant à mettre en
parallèle récit communiste et récit religieux). Or, relever l'infini c'est vivre dans le
monde de telle sorte que le présent soit si intense que demain n'a pas à être attendu ; en
réalité demain doit être là. L'activation immanente de la possibilité que demain soit là
en tant que promesse effective n'est pas une prophétie. Je comprends qu'il faille s'en
prendre à la notion d'attente qui est en fin de compte le primat de la réceptivité
(simplement vous attendez non pas ce qu'on vous donne mais ce qu'on vous donnera).
Le primat de la pratique, quant à lui, c'est que la représentation que l'on se fait de
demain est validée dans une déclosion interne de la finitude, c'est-à-dire dans des points
internes à la finitude qui cependant portent aussi son ouverture.
Char dit quelque chose comme ça dans un court poème que je vais vous lire, tiré
du recueil À une sérénité crispée
Je dis chance comme je le sens
Tu as élevé le sommet
Que devra franchir mon attente
Quand demain disparaîtra
Ce qu'il y a ce n'est pas l'attente, mais le franchissement du sommet, le sommet
gagné dans le présent d'où l'on voit demain disparaître en tant que le jour qui vient après
aujourd'hui, c'est-à-dire en tant que répétition.
Il faut prendre au sérieux l'immanence de la relève de l'infini. La fin de la
finitude ne peut pas être attendue du dehors, sinon nous retournons à la répétition
prophétique qui est un empirisme camouflé. Il faut absolument que quelque chose de
l'intérieur de la finitude fasse signe de l'infini comme possibilité. Il nous faut donc un
point d'appui dans la situation qui fasse signe vers son outrepassement effectif. Il y a un
poète de cela, c'est Hugo, qu'on a eu le grand tort de prendre pour un prophète.
Hugo est un poète de l'infini de point. Il destine le poème à repérer, dans un
univers dramatiquement clos, oppressif et fini le point qui peut servir d'appui au
surmonter possible de cette situation. Il déploie une sorte d'inondation générale de la
langue destinée à nous plonger dans le marécage de la finitude, univers absolument
sombre et terrible (l'adjectif préféré de Hugo est « sinistre », toutes les rimes possibles
avec « sinistre » ont été épuisées par lui une fois pour toutes), et là, à la fin, il va y avoir,
foudroyant, un point d'exception. Celui-ci ne va pas être présenté dans un déluge
rhétorique de son mode d'être, mais au contraire de façon elliptique. Il nous indique que
l'infini ce n'est pas quelque chose qui est plus grand que le fini, ou quelque chose
d'extérieur au fini, une transcendance inaccessible, mais que c'est le point d'intensité qui
fait exception à la finitude. C'est là que le poème s'arrête, parce qu'on est ailleurs.
Chez Hugo, grand poète dialectique, la dialectique existe selon trois modalités :
épique, cosmologique et lyrique.
Dans Aymerillot (La Légende des siècles), on est devant Narbonne et il faut
prendre la ville ; Charlemagne demande à ses lieutenants, les uns après les autres : « Tu
ne veux pas aller la prendre, la ville ? » et chacun explique à tour de rôle pourquoi il a la
trouille de le faire. C'est une organisation délibérée de la stagnation, avec une masse
narrative où quelque chose piétine ; il y a une répétition et une circulation verbales où
l'alexandrin est lui-même comme une tradition dans la langue. Aymeri, le petit jeune,
interrogé en dernier au milieu des rires et des sarcasmes des lieutenants chevronnés, dit
que lui va le faire. C'est alors qu'il y a un dernier vers : Le lendemain, Aymeri prit la
ville. Ce dernier vers balance toute la narration antérieure de façon extrêmement
savante ; nous avons là l'infini de la décision comme contraposition à la massivité de la
stagnation. Même chose pour les murailles de Jéricho dans Les Châtiments : À la
septième fois, les murailles tombèrent. Entre la stagnation et la décision, il y a une
dissymétrie qualitative absolue ; la décision est inscrite dans la stagnation, Aymeri fait
partie des gens qui sont là, les Hébreux aussi stagnent en faisant le tour de la ville
plusieurs fois ; et puis, il y a un dénouement, qui est celui de la finitude précisément
symbolisée par les protocoles de la stagnation.
C'est la même chose pour les poèmes cosmologiques. Ainsi, au début du
poème La fin de Satan, vous avez la chute de Satan qui traverse les galaxies Depuis
quatre mille ans il tombait dans l'abîme, plus loin une immense description de la mort
du soleil Le soleil était là qui mourait dans l’abîme etc. et tout cet abîme abyssal, mais
en réalité parfaitement clos, va se terminer par un point qui sera un point de salut ou de
surgissement. De même, dans Le sacre de la femme, la première à apparaître est
Ève, enceinte, encore au paradis, dans une attente longuement et magnifiquement
décrite ; puis, à la fin, il y a juste : Et, pâle, Ève sentit que son flanc remuait. Hugo a
compris cette chose essentielle que le rapport entre le fini et l'infini n'est pas un rapport
quantitatif, c'est le point où la stagnation, la massivité, de la finitude vont trouver leur
échappée. Ce point d'échappement est extraordinairement aigu, localisé, il a la forme
radicale de l'éclair dans la massivité nocturne. La poésie est assignée à sortir des abîmes
de la finitude. Je rappelle que la partie V des Contemplations s'appelle En marche, et la
partie VI Au bord de l'infini.
Dans les poèmes de la troisième catégorie, les poèmes lyriques, le schéma est le
même : à l'intérieur d'une déréliction subjective, une expérience sensible inouïe va venir
proposer la possibilité d'autre chose. Je vais vous lire un extrait de Paroles sur la
dune (Les Contemplations)
Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma jeunesse ?
Tout s'est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ;
J'appelle sans qu'on me réponde ;
Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu'un souffle, hélas !
Hélas ! ne suis-je aussi qu'une onde ?
Ne verrai-je plus rien de tout ce que j'aimais ?
Au dedans de moi le soir tombe.
Ô terre, dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe ?
Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?
J'attends, je demande, j'implore ;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore !
Comme le souvenir est voisin du remord !
Comme à pleurer tout nous ramène !
Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,
Noir verrou de la porte humaine !
Et je pense, écoutant gémir le vent amer,
Et l'onde aux plis infranchissables ;
L'été rit, et l'on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.
Ce chardon bleu des sables est le point d'infinité que le regard rencontre quand il
est enseveli au plus profond de lui-même dans la déréliction. Fleurissant, il est
l'ouverture possible de ce qu'on ignore, mais précisément parce qu'on l'ignore, ce n'est
plus la mémoire, le souvenir, la répétition ; c'est une promesse, et une promesse que l'on
voit.
Ce que Hugo nous dit, c'est : « Regardez, voyez, et puis demandez-vous où est le
chardon bleu des sables ».
*
16 JANVIER 2013
ANNONCES
Du lundi 21 au vendredi 25 janvier, à France-Culture, entre 10h et 11h :
« Nouveaux chemins de la connaissance », émission dirigée par Adèle van Reeth.
Samedi 26 janvier, fin d’après midi : conclusion d’une manifestation France-
Culture/Nouvel Observateur, sur le bilan de l’année 2012, dans le grand amphi de la
Sorbonne.
Du point de vue de la stratégie conceptuelle, il s'agit pour nous de montrer qu'il
peut exister des vérités universelles sans avoir recours à une transcendance séparée ;
c'est cela que signifie « l'immanence des vérités ». Nous voulons préserver l'accès de la
pensée à l'universalité sans pour autant avoir à convoquer un autre monde, ce qui revient
à délivrer la catégorie même d'absolu de sa longue complicité avec la théologie. Il s'agit
de ne pas sacrifier une possible absoluité d'un certain nombre de choses, d'énoncés etc.,
et de leur universalité par voie de conséquence, à la nécessité, par ailleurs, de constater,
par exemple comme le fait Nietzsche, la mort de Dieu. La transcendance séparée ici
visée, c'est celle de l'existence de Dieu, c'est la transcendance du monde intelligible par
rapport au monde sensible, et en définitive c'est la transcendance de toutes les figures du
dualisme de l'être. Il s'agit donc en quelque sorte d'un platonisme sans dualisme.
Mais il est très important de distinguer séparation et ce que nous avons
appelé exception. Une exception reste interne à la situation (faite de données légales,
régulières, structurales). Elle est un point de transcendance immanent, un point qui, à
l'intérieur d'une immanence générale, fonctionne comme s'il était extérieur.
Nous sommes donc à la recherche d'une absoluité qui serait une absoluité par
exception et non pas une absoluité par séparation. Ce faisant, il s'agit aussi de combattre
les adversaires (c'est Kant qui a dit que « la philosophie est un champ de bataille », et
c'est bien vrai). Ceux-ci disent que pour venir à bout de la pesanteur de la tradition
(théologique, moraliste), qui est aussi une tradition de soumission, il faut sacrifier
l'absoluité en tant que telle ; l'absolu est ce qu'on sacrifie sur l'autel de l'athéisme.
Si on regarde de ce point de vue l’œuvre de Nietzsche, il est important de voir que
son démêlé propre est précisément entre séparation et exception. Même le Surhomme
est une tentative de proposer une transcendance immanente, quelque chose qui est sur-
humain mais qui est en même temps un résultat immanent de l'histoire humaine elle-
même, fût-ce au prix d'une coupure, qui est pour Nietzsche une rupture avec le
christianisme. Après quoi, il y a une descendance molle de tout cela, qui est la mise en
place de ce qu'on appelle le relativisme moderne. L'opération principale du relativisme
moderne est la substitution de la catégorie de sens à celle de vérité, substitution dont
Deleuze crédite Nietzsche de façon explicite au début du livre qu'il lui a consacré. À
partir de là, on devient sensible à la multiplicité du sens, à son hétérogénéité, à son
équivoque, et on crée le terrain pour un abandon de l'absoluité (nous serions toujours
immanents à une multiplicité de significations, une multiplicité de points de vue, ou
comme dit Nietzsche, une multiplicité d'interprétations) - alors que vérité est un mot qui
ne supporte pas l'interprétation, c'est là son absoluité latente. On pourrait aussi dire que,
pour le relativisme moderne, il y a des variations mais sans thème (sinon on pourrait
toujours dire que le thème est la vérité des variations …).
On peut ranger dans cette catégorie ce que Quentin Meillassoux a proposé de
nommer le corrélationisme qui est une tentative centriste qui tente de maintenir
l'absoluité en la relativisant. Dans l'entreprise kantienne les structures de la
connaissance sont absolues, mais elles le sont au regard de la constitution
transcendantale du sujet humain, celle-ci ne donnant aucune garantie que nous
saisissons la chose elle-même. Le système catégoriel de Kant ne délivre pas des vérités
à proprement parler, mais des connaissances qui seront dites « absolues » relativement
au système de la constitution subjective de l'expérience. Meillassoux parle de
« corrélationisme » parce que tout énoncé cognitif est alors corrélé à un sujet qui en
constitue les conditions[7]. Le corrélationisme est donc une position qui évite un
relativisme intégral, puisque la constitution transcendantale du sujet peut être considérée
comme la structure du sujet humain en général ; c'est ce qu'on pourrait appeler une
transcendance relative, une absoluité qui est elle-même non absolue.
C'est là que s'introduit la finitude comme attribut fondamental du relativisme
moderne, car tout est renvoyé aux conditions de la connaissance. Les conditions,
variables, de la connaissance font que toute connaissance est relative à un système de
conditions qui rend impossible l'accès à une infinité effective. Le système de conditions
est par lui-même une clôture. On peut en distinguer trois types. Il y a les conditions
biologiques (depuis la détermination corporelle jusqu'aux structures fines du cerveau ou
tout ce qu'on voudra, conditions parmi lesquelles il y a la mortalité). Il y a les conditions
transcendantales au sens strict, c'est-à-dire au sens kantien (nous pouvons connaître,
mais cet acte cognitif est soumis, dans son universalité apparente elle-même, à des
conditions systémiques qui sont communes à toute connaissance mais les empêchent
d'être absolues). Enfin, et ça c'est plus moderne, il y a les conditions culturelles qui font
que les différents groupes humains sont autant de systèmes d'interprétations; là, on va
par exemple s'efforcer de montrer que la science elle-même n'est jamais après tout
qu'une manie culturelle occidentale ou bien qu'il y a d'autres dispositifs culturels que le
dispositif occidental qu'on peut créditer d'être des systèmes culturels stables et qui ont
également réussi.
Cette diversité des interprétations, cette polymorphie, méritent évidemment le
respect. Au mieux, il y aura des interprétations contestables parce qu'elles portent
atteinte à quelque chose que votre propre interprétation juge inacceptable. Se cache
néanmoins de façon évidente derrière cela, presque inévitablement, la tendance d'un
dispositif culturel à se considérer comme absolu : il va stigmatiser l'autre dispositif
culturel en tant que celui-ci ne respecte pas des valeurs considérées comme
fondamentales par le dispositif culturel (qui se présente comme) central. Vous voyez
bien que sans aucune théorie de l'absoluité, ceci est une mystification : si tout est codé
dans un dispositif culturel déterminé, vous ne pouvez prononcer la supériorité de l'un
d'entre eux, son universalité effective, qu'au nom de quelque chose qui est transcendant
aux dispositifs culturels; mais s'il est universel, il n'est pas réductible au dispositif
culturel, on est donc là dans un cercle vicieux – ce qui n'a jamais gêné beaucoup les
dispositifs culturels, principalement le nôtre aujourd'hui, pour proclamer leur supériorité
sur tous les autres.
Ce relativisme contemporain ouvre en réalité à la possibilité permanente d'un
retour irrationnel au fidéisme, à la croyance. D'un côté, en effet, vous admettez que tout
est relatif à un dispositif culturel, mais d'un autre côté vous êtes hanté par l'idée qu'il
vous faut affirmer la supériorité de votre système culturel sur les autres. Chez Kant,
cette contradiction est arbitrée par l'idée que certes tout est relatif à la constitution
transcendantale mais qu'il y a quand même quelque part une transcendance inconnue.
De là, la possibilité de juxtaposer un relativisme et un pragmatisme complets et un
fidéisme religieux inébranlable. Exactement comme Kant quand il dit qu'on ne peut pas
connaître l'absolu, mais qu'il y a quelque chose d'absolu, c'est l'impératif moral. On a, à
terme, la combinaison, extrêmement répandue, d'une finitude cynique (je suis dans ma
culture, mes intérêts, mon interprétation vaut autant que celle des autres et pourquoi pas
plus) et d'un moralisme sentimental. Je propose d'appeler cette combinaison « la
conception américaine du monde ». Ce qu'il y a quand même de très surprenant dans la
société américaine, c'est qu'elle est régie par un cynisme concurrentiel absolu,
revendiqué comme tel (et avec une certaine honnêteté, je dois dire : ainsi tout le monde
est convaincu là-bas que le looser, tant pis pour lui, on n'en a rien à faire, il doit être
sacrifié ; tout le monde est convaincu que la réussite est le critère absolu de l'existence,
qu'il n'y a pas de honte à être devenu milliardaire etc.) et à côté il y a un traditionalisme
sentimental religieux, extrêmement crispé, brutal lui aussi, qui vient se coller au
pragmatisme cynique comme s'il en était le complément nécessaire : en fin de compte,
« si j'ai réussi, c'est que Dieu l'a voulu ; peu importent les moyens, je serai absous par
les fins ».
L'adversaire ultime de ce qui est stratégiquement tenté ici apparaît ainsi sous la
forme de la collusion entre le cynisme de la finitude et la restauration de débris de la
tradition (en l'occurrence de la tradition théologique) : des morceaux de tradition servent
de glu, de ciment subjectif, à quelque chose qui est parfaitement indéfendable, à savoir
le triomphe de l'existence conçue comme une lutte bestiale pour parvenir.
*
Notre but est donc de détacher complètement l'infini de la transcendance séparée
et d'introduire ainsi à la distinction entre exception et séparation. Nous allons
commencer pour cela par montrer que l'infini n'a pas à être pensé dans le registre de la
grandeur ou de la puissance. Bien sûr, il peut avoir ces attributs, mais ce sont des
attributs extérieurs, l'infini peut être un simple point d'exception dans quelque chose de
très grand. On voit bien, dans le poème de Hugo « Paroles sur la dune », que je vous ai
lu et commenté la dernière fois, que le chardon bleu des sables, et plutôt même
son fleurir, est comme l'infinité du possible dans un environnement qui est fait de
monotonie et de douleur ; il est l'infinité possible de l'acte s'opposant à la morosité de
l'acceptation (acceptation de choses par ailleurs réelles, la douleur, la mort, le monde tel
qu'il est avec sa sauvagerie et son indifférence). Dans cette conception, l'infini n'est pas
une grandeur, mais une position. Il y a là l'idée qu'un point peut contredire un monde.
C'est un point de possibilité, une sorte de petit trou dans le monde, par lequel le monde
entier peut disparaître et s'anéantir.
Je vais vous lire un autre poème de Hugo, extrait des « Contemplations » :
La source tombait du rocher
Goutte à goutte à la mer affreuse.
L’Océan, fatal au nocher,
Lui dit : « Que me veux-tu, pleureuse ?
Je suis la tempête et l’effroi ;
Je finis où le ciel commence.
Est-ce que j’ai besoin de toi,
Petite, moi qui suis l’immense ? »
La source dit au gouffre amer :
« Je te donne, sans bruit ni gloire,
Ce qui te manque, ô vaste mer !
Une goutte d’eau qu’on peut boire. »
L'Océan du début de ce poème va être la métaphore du Dieu terrible qui
suscite l'effroi ; il est récapitulé comme s'il était l'infini (le faux infini pour Hugo),
grandeur et auto-suffisance : Est-ce que j’ai besoin de toi ? À cette représentation de la
transcendance comme gloire, la source va opposer son inexistence apparente - sans
bruit, ni gloire - de point minuscule - goutte à goutte – promouvant l'un à la place de
l'immense - une goutte d'eau qu'on peut boire – un point d'infinité au sens strict, une
goutte d'infini vrai – vrai parce qu'elle est la possibilité infinie de la vie, une proposition
effective faite à tous les vivants possibles, et non pas une grandeur inerte et menaçante
comme l'est l'Océan. Cette goutte va prendre appui sur la question du manque, elle dit à
l'Océan je te donne … ce qui te manque, ce qui suffit pour que la proposition de l'Océan
(est-ce que j'ai besoin de toi?) soit défaite : par ce petit trou du manque, la grandeur de
l'Océan va être entièrement destituée. La réponse de la source à l'Océan est la réponse
par le manque à l'excès de suffisance. Nous avons là une dialectique du manque et de
l'excès.
L'infini est en général mis univoquement du côté de l'excès. Ce que je propose par
contre d'appeler l'infini-point, c'est une position d'infini par laquelle quelque chose vient
à manquer à l'arrogance de l'infini prétendu. La dialectique entre fini et infini est ici
déterminée comme n'étant pas une dialectique d'enveloppement par la grandeur. Comme
le savent ceux qui suivent depuis quelque temps ce séminaire, je dis que, dans une
situation donnée, il faut toujours faire attention à ce qui inexiste dans la situation et non
pas se contenter de ce qui existe.
Pour travailler l'infini-point, nous allons faire une bascule de la goutte d'eau vers
le nombre, du poème au mathème.
Soit la suite des nombres entiers, qui est une véritable allégorie de la finitude.
Notre monde, en tant que monde de la finitude, est en effet de part en part sous la loi du
nombre. La circulation monétaire a entraîné une invasion générale par le nombre de
toute notre existence. On passe son temps à compter et ce n'est pas seulement vrai dans
l'économie (avec même des nombres négatifs tels qu'un déficit budgétaire, nombres qui,
comme l'Océan de Hugo, sont capables de semer l'effroi) mais aussi dans la politique (la
majorité, c'est au fond un nombre plus grand qu'un autre) et en fait dans tout le domaine
de la socialité (par exemple la différence d'évaluation du nombre de manifestants par
eux-mêmes et par la police). On peut dire que la finitude dans la société contemporaine,
c'est la finitude de ce qui se laisse compter, c'est-à-dire de tout ce qui a positivement un
prix.
Fondamentalement, l'opération qui constitue la numéricité, c'est la succession. Ce
qui garantit qu'on puisse comparer des nombres, c'est que tout nombre est le successeur
d'un autre et le prédécesseur d'un troisième. La différence de deux nombres c'est une
différence de nombres de successions : si vous passez de 4 à 7, c'est que vous passez de
4 à 5, puis de 5 à 6, et enfin de 6 à 7 (3 successions, qui permettent de dire que 7-4 = 3).
Si vous prenez un nombre, il est le nombre de ses prédécesseurs : 7, c'est le septième
nombre, on peut le représenter par le nombre d'opérations de successions qui y
conduisent à partir de zéro.
Par contre, si grand que soit un nombre, le nombre de ses successeurs est infini.
Un nombre est donc un élément d'une succession infinie telle que tout nombre
particulier est l'entre-deux d'un fini (celui des prédécesseurs) et d'un infini (celui des
successeurs). Quand vous manipulez les nombres uniquement en tant qu'ils sont finis,
vous ne prenez qu'un versant de leur existence, c'est-à-dire le versant qui précède, mais
vous laissez de côté la possibilité d'une infinité qui est celle des successeurs. De là que
la finitude numérique est un oubli du possible, en tant que le possible, même numérique,
est déjà infini.
On dira que le nombre est l'emblème de la finitude pas seulement parce qu'un
nombre entier peut être dit fini par sa composition mais surtout parce que le maniement
du nombre est l'oubli de l'infinité potentielle à laquelle il ouvre. Présence latente de
l'infini dans tout nombre qui est le problème de Mallarmé – et c'est pourquoi « jamais
un coup de dés n'abolira le hasard » : un coup de dés va vous donner un nombre, mais il
n'abolira pas la possibilité hasardeuse que ce nombre soit un autre, puisqu'aucun nombre
ne peut les récapituler tous[8].
Même dans l'ordre du nombre la primauté de la finitude numérique est une
décision, ou une conviction, ou, pour employer un vieux mot, une idéologie, puisque,
comme toute idéologie, elle est fondée sur un oubli.
Supposons maintenant qu'il existe un nombre entier tel que tous les nombres
entiers le précèdent, c'est-à-dire supposons qu'on introduise une clôture dans l'infinité
potentielle qui définit le nombre. Cette décision – la décision d'admettre un infini
actuel - n'est pas très vieille, puisque cela date du XIXe siècle (Cantor). Appelons cette
césure w (parce que tout le monde l'appelle comme ça). Si l'infini des successeurs est un
infini potentiel, w est, quant à lui, un infini - un infini-point - qui surpasse la succession
elle-même, qui est au-delà de la succession (lui-même ne succède pas). On peut alors
concevoir que ce que l'on a nommé, c'est le lieu de la succession : puisque w est
l'ensemble des nombres entiers, c'est-à-dire l'ensemble de ce qui succède, il est, en tant
que lui ne succède pas, ce en quoi la succession insiste, là où ça succède. Cet infini-
point est aussi un infini-lieu. Il est en même temps un point qui boucle la succession et,
rétroactivement, l'espace de la succession elle-même. Mais on peut dire aussi de w qu'il
est une limite, le point-limite de la succession tout entière, son horizon (que, comme
tout horizon, elle n'atteint jamais).
Nous voilà donc en possession de trois caractérisations possibles de l'infini, au
même point (w) : l'infini-point, qui est une intensité locale qui ouvre à une possibilité
inaperçue ailleurs (c'est ce que nous avons appelé un point d'exception, c'est
la source, c'est le chardon bleu des sables) ; l'infini-lieu, qui désigne là où il y a
succession, c'est le socle ontologique de la succession ; et l'infini d'horizon, qui est ce
vers quoi tend la situation sans jamais l'atteindre.
A quoi on peut en ajouter une quatrième. Car si w ne succède pas, rien ne s'oppose
rationnellement à ce qu'il ait, lui, un successeur : w +1, puis w + 2, w + 3 etc. On peut
donc dire d'un infini qu'il est comme une césure entre deux successions (celle qui
commence à zéro et tend vers w, et celle qui commence à w, puis w + 1 etc.). On va ré-
ouvrir une succession, c'est-à-dire une structure de finitude par répétition (puisque l'acte
de succéder se répète, à chaque fois le même, quand on passe de n à n+1, de n+1 à n+2).
C'est ce qu'on appellera l'infini intervallaire, dont on voit par conséquent qu'il peut être
l'appui d'une répétition de la répétition.
C'est au regard de ces quatre fonctions que nous pouvons redéfinir ce qu'il en est
de la finitude car celle-ci, comme idéologie contemporaine, consiste à dénier la vitalité
existentielle, voire l'existence tout court, de ces fonctions.
Cela consiste d'abord à dire, au nom du quantitatif en général, que l'infini-point,
c'est insignifiant : étant un point imperceptible, humble, inexistant dans la situation, il
peut être cantonné dans son insignifiance. C'est une opération très courante (la plus
banale) de la propagande : « ce n'est qu'un groupuscule », « personne n'aime ça », etc.
Tout revient à dire qu'il n'y a pas d'exception – ce qui, dans notre monde, se dit : tout a
un prix. C'est comme si, à propos du chardon bleu des sables, on demandait : à quel prix
se vend-il, est-ce que je peux acheter le terrain, faire une culture de chardon bleu des
sables, est-ce que j'ai des chances d'être bénéficiaire etc. C'est d'ailleurs comme ça que
ça se passe : beaucoup d'entreprises capitalistes consistent à repérer un point d'exception
et à le transformer en nouveauté marchande. C'est la meilleure manière de l'anéantir.
L'infini-point est dénié quand on déclare qu'en tant qu'il se prétendait exceptionnel, il
était en réalité insignifiant et on va le montrer en le transformant en une marchandise
comptable comme les autres – et, à la longue, il va effectivement se déformer : le
chardon bleu industriel est en effet un peu plus gros, un peu plus gras etc., tout en étant
l'héritier en finitude de son infinité.
La deuxième méthode c'est de recouvrir de finitude l'infini-lieu. Il s'agit de faire
disparaître en chaque point fini, si grand soit-il, les potentialités d'infini qu'il recèle (qui
le rendent insignifiant par rapport à l'infini). Cette opération a deux formes principales.
La plus simple consiste à dire : il n'y a pas d'ontologie dans cette affaire, pas d'infinité
potentielle, il n'y a que de la relation entre nombres. De façon générale, il faut se méfier
des entreprises philosophiques qui privilégient la relation aux détriments de l'être, car
elles sont en définitive homogènes au monde comme il va. Puisqu'il n'y a pas
d'absoluité, mais seulement des relations, il n'y a que des choses qui valent mieux que
d'autres, des choses dont le prix est supérieur à celui d'autres choses. C'est comme si les
nombres, ce n'était rien d'autre que la relation d'égalité et d'inégalité ; comme s'il n'y
avait pas de soubassement ontologique, comme si la multiplicité en tant que telle
n'existait pas. C'est ce qui, entre parenthèses, rend la mentalité politique ambiante si
molle : aucun politicien ne va prétendre que son système de valeurs est radicalement
différend de celui d'un autre, il va simplement dire que c'est mieux ...
L'autre manière, plus subtile, consiste à dire que tout ce qui est infini peut être
recouvert par des procédures finies qui en sont l'équivalent. Cette opération de
recouvrement soutient que tout est une affaire de paramétrage. En topologie, la
« compacité » signifie que si vous pouvez recouvrir quelque chose par
une infinité d'ensembles, alors vous pouvez aussi le recouvrir par une
quantité finie. L'idéologie dominante aujourd'hui c'est que tout est compact : c'est-à-dire
qu'il n'existe pas d'infinité qui puisse échapper à son recouvrement par un pavage fini.
Ce qui revient à la thèse que tout a un prix (vous pouvez recouvrir tout ce qu'on vous
propose par un dallage monétaire qui par définition est fini). En théorie des ensembles,
il y a un théorème tout à fait étonnant là-dessus qui porte sur les conditions dans
lesquelles il est vrai qu'on peut recouvrir tout ensemble infini par un ensemble fini (fini
étant ici pris au sens de constructible, c'est-à-dire que ça se laisse dominer par des
opérations précises en nombre fini). Ce théorème démontre qu'il est vrai qu'on peut
recouvrir tout ensemble infini par un ensemble fini à condition qu'un infini-point, appelé
« zéro dièse», n'existe pas ; par contre, s'il existe, on ne le peut pas, les ensembles infinis
s'écartent énormément de tout pavage constructible. Théorème très profond qui porte,
vous le voyez, sur la question même des transcendances immanentes. Évidemment,
toute la bataille va porter sur l'existence d'un tel point : les constructivistes vont dire que
ce point n'existe pas et vont arguer qu'il est transcendant; mais si vous admettez une
théorie dans laquelle ce point est interne à la théorie, vous allez construire une
immanence dans laquelle il est certes transcendant mais au sens où nous l'avons vu,
c'est-à-dire qu'il est transcendant en immanence à la théorie. C'est une bataille sur la
théorie, c'est donc une bataille sur l'Idée : il s'agit de savoir si la théorie admet ou non
quelque chose comme le chardon bleu des sables du désert ensembliste.
On peut montrer qu'une grande partie de la propagande consiste, quelle que soit la
situation à proposer un recouvrement ; la propagande, en effet, n'est pas uniquement une
affaire de vérité et de mensonge, elle consiste primordialement - et plus particulièrement
dans les situations qui risqueraient d'être interprétées comme une infinité nouvelle
(chose terrifiante : quelque chose qui n'aurait pas de prix …) - à la recouvrir
d'une explication homogène à la finitude. L'émergence d'un infini-lieu est alors
interdite. Une grande partie de ce qu'on appelle « l'information » consiste à tout
recouvrir avec des pavés constructibles, elle est un bombardement de gluants pavés
constructibles; or, le théorème que j'ai mentionné démontre que cela n'est possible qu'à
condition d'enlever quelque chose, quelque chose qui, si vous l'admettez, rend ce pavage
impossible. La contre-propagande consiste par conséquent toujours à repérer le point
qui a été absenté.
Vis-à-vis de l'infini limite, la méthode consiste à déclarer que tout infini limite
n'est jamais qu'un infini intervallaire : « vous croyez que vous êtes au-delà de la
répétition, mais en réalité vous n'êtes que les fondateurs d'une répétition de la
répétition », ce qui est déjà assez décourageant ; ce qui est encore mieux, c'est de
déclarer que cette répétition est plus terrible que la précédente, c'est le raffinement.
Vous remarquerez que là aussi, il y a un oubli d'infini : certes w peut avoir un
successeur w + 1 (ce n'est pas obligatoire, mais cette possibilité est une de ses
caractéristiques), mais on oublie de dire que w, lui, ne répète pas, puisqu'il ne succède
pas. Que w, en tant qu'infini-point, puisse avoir un successeur va immédiatement être
instrumenté par la propagande en tant que possibilité, pour dénier en réalité l'infinité de
w et le réduire à être un opérateur de répétition.
*
La position subjective face à ces différentes modalités de négation de
l'infini, consiste à se convaincre, même abstraitement, que l'infini existe, c'est-à-dire
que les opérations de réduction ne sont jamais que des opérations postérieures à son
existence. Il faut se convaincre que l'élargissement de ce qu'on a découvert comme
potentialité, élargissement qui se fait à partir d'un infini-point, d'un infini-lieu, d'un
infini d'horizon, peut réellement interrompre la répétition, c'est-à-dire que la répétition
de la répétition n'est pas inéluctable – ce dont les différentes expériences de l'infini
témoignent. La conviction que la finitude est trouée par un infini-point, sous-tendue par
un infini-lieu, bornée par un infini d'horizon, tout cela dessine un nouveau paysage pour
la pensée et l'action.
Je voudrais terminer pour aujourd'hui en vous lisant trois strophes de Mallarmé,
extraites de Prose pour des Esseintes, que je vous commenterai la prochaine fois.
Oui, dans une île que l'air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s'étalait plus large
Sans que nous en devisions
Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D’un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.
Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.
*
20 FÉVRIER 2013
« Immanent » est pris en un double sens dans le point de vue que nous
adoptons.
D'une part, nous nous demandons ce qui atteste, dans l'effectivité même
de la vie individuelle, que nous participons à un processus qui excède cette
individualité et qui nous rend de cette façon agent de l'universalité (autrement dit :
qu'est-ce qui atteste que nous sommes immanents à un processus de vérité ?). Cet
excès est le même que celui dont parle Spinoza dans sa fameuse formule : « Nous
expérimentons que nous sommes éternels », puisqu'il s'agit d'une expérimentation
immanente à la vie, celle d'une éternité immanente au temps lui-même (le temps
porte ici l'expérience de quelque chose qui n'est pas réductible au temps
justement, et ce quelque chose est universel). D'autre part, cette vérité à laquelle
nous nous incorporons de façon immanente, au lieu d'être séparée comme une
transcendance inaccessible, est elle-même immanente. Deux expériences de
l'immanence qui vont coïncider et n'en faire finalement qu'une seule.
L'immanence des vérités c'est le devenir sujet de l'individu, si nous
définissons sujet comme un individu incorporé à un processus de vérité.
*
Sur cette base nous découvrons que nous ne sommes pas réduits à la
finitude et que tout moment de « vraie vie » est éprouvé comme une infinitisation.
La procédure d'incorporation à une vérité est constituée de moments
d'infinitisation, de dilatation de l'existence, où celle-ci paraît en quelque manière
s'excéder elle-même. Aristote disait que le but de l'éthique c'est de « vivre en
immortel ». « Vivre en immortel », pour un Grec, ce n'est pas la vie après la vie,
c'est maintenant trouver dans la vie la capacité de vivre comme un dieu. Un dieu,
un « immortel », pour les Grecs, ce n'est pas quelqu'un qui est retiré dans une
transcendance ineffable, mais quelqu'un qui est exactement comme nous (avec
notamment les mêmes passions que nous), mais qui est immortel justement. Mais
les Grecs – c'est la raison pour laquelle ils n'ont pas été monothéistes - répugnaient
à admettre que l'être infini existe comme tel, le fini leur apparaissait une loi
absolue de l'être[9]. Comme ils ne disposaient pas de l'infini comme terme
dialectique, ils sont allés chercher l'immortel comme figure archétypale de ce qui
dans la vie peut excéder la vie, de ce dont la vie est capable au-delà d'elle-même.
Il faut donc comprendre « être immortel » comme une métaphore mythologique.
D'ailleurs, c'est une loi générale, quand il y a recours au mythe chez les Grecs,
c'est qu'un concept fait défaut ; en l'occurrence les dieux grecs sont l'image de
l'infini manquant. C'est pourquoi quand l'infini va apparaître, il va les faire
disparaître, les immortels. La perte, c'est qu'on ne saura plus ce que c'est que vivre
en immortel. Désormais, l'immortalité, comme promesse au-delà de la vie, va être
garantie par un infini transcendant. C'est pourquoi avec un concept immanent,
c'est-à-dire non théologique, de l'infini, il y a quelque chose de païen qui fait
retour, au sens où cela consiste à réordonner la possibilité de la vie humaine elle-
même à son infinité virtuelle. La définition historiale de notre époque (l'époque
« moderne »), c'est qu'elle serait le travail de l'infini immanent, et cette époque
commencerait avec la critique des monothéismes aux XVIIe-XVIIIe siècles, avec
le début de la mort de Dieu, avec son crépuscule. Le crépuscule des dieux, lui,
avait déjà eu lieu ; c'est précisément lorsqu'ils sont morts qu'ils ont été remplacés
par le Dieu.
Ce qui fait obstacle au devenir sujet de l'individu, c'est d'être obnubilé par
la finitude. Si on définit l'oppression comme le blocage du devenir sujet de
l'individu et l'impossibilité que surgissent de nouvelles figures de l'infinité
immanente, l'individu restreint à sa finitude est la catégorie fondamentale de toute
oppression. À cette fin, l'infini peut être installé en transcendance, bloqué dans le
mystère (le mystère ici est important car si cet infini transcendant était
parfaitement clair, on pourrait peut-être vivre en immortel …) ou bien, selon la
formule laïque, le blocage a lieu dans la finitude elle-même. Dans les deux cas, il
y aura interdiction du sujet infini comme tel.
Très souvent, les figures oppressives sont décrites comme des
interdictions de finitudes par d'autres finitudes, comme des empêchements
localisés, des inégalités transitoires (entre riches et pauvres, par exemple). Mais en
un sens, tout cela doit être pensé comme des conséquences de la singularité du
système oppressif auquel vous avez à faire. C'est de ce point de vue qu'il faut
comprendre l'entreprise de Marx. Ce qu'il se demande c'est quel type d'infinité
est interdite par le système général de l'organisation sociale du capitalisme, qu'il
décrit par ailleurs dans ses moindres détails. Le capitalisme est à la fois un
concept ontologique et un concept normatif, c'est en quoi il est un concept
politique : c'est une description d'un état de choses, mais du point de vue de mettre
au jour la figure particulière d'interdiction qu'il représente. Si Marx commence par
l'analyse de la marchandise, c'est parce qu'elle est le symbole premier, l'emblème,
de la finitude spécifique de ce type d'organisation. De quoi l'humanité est-elle
capable qui devient interdit par ce système d'organisation sociale dans lequel elle
est enclose et qui la structure ? Cette infinité dont elle est capable, et que le
capitalisme produit comme interdiction, comme empêchement, elle est
représentée pour lui par le caractère générique de la classe ouvrière, et il va
l'appeler communisme. Ensuite, il va se demander quelle combinaison interne à
cette finitude rend possible le surgissement de cette infinité écrasée, latente, dont
l'humanité est capable et dont elle est séparée par l'organisation sociale générale
(une oppression, c'est toujours une manière d'être séparé de sa propre infinité
possible).
*
Nous avons vu trois types d'infini, que j'ai nommés : infini-point, infini-
lieu et infini-limite.
Je rappelle, concernant l'infini-point, que c'est une intensité locale
qualitativement incommensurable à son contexte fini ; comme nous le verrons,
quelque chose de l'énergie dégagée par un événement est de cet ordre.
Quant à l'infini-lieu (ou infini-support), il est ce qui révèle que toute
procédure finie tient son être d'une infinité sous-jacente. Nous l'avons vu à propos
des nombres, mais on peut aussi l'observer dans une action, par exemple une
grève ouvrière. Elle commence par une procédure locale, qui est un rapport de
forces (la demande d'une augmentation, le refus de la fermeture d'un atelier,
…) ne sortant pas du registre de la finitude. Mais dès lors que vous avez été
capable de faire ça, cela suppose qu'il y a « en dessous » des capacités qui
demeurent latentes et inaperçues. Ces capacités - on pourra les appeler « l'action
ouvrière », « la solidarité », « le soulèvement », ou par d'autres termes encore -
vont donner lieu à des inventivités singulières, et celles-ci vont surgir non pas
dans le droit fil du calcul initial mais se déployer dans la conscience de l'infinité
sous-jacente subjective qu'elles révèlent. Les individus qui sont en grève sont
alors devenus des « grévistes », ils adhèrent au support de l'action. C'est d'ailleurs
pourquoi, tout le monde le sait, il est si difficile qu'une vraie grève finisse. Car
cela revient à faire le deuil de l'infini. Ce qui a été découvert par les ouvriers
devient à leurs propres yeux incommensurable aux objectifs qu'ils s'étaient fixé
initialement.
Que des individus ouvriers ont constitué un sujet, qu'ils ont découvert
une capacité à être les maîtres de la situation, c'est quelque chose qui peut être
contagieux. L'adversaire, qui depuis toujours est affairé à empêcher que le sujet ne
surgisse, parce qu'il en a peur, tend bien entendu absolument à empêcher ce
moment de surgissement. Il commence toujours par dire : « Faites un vote, vous
verrez que vous n'êtes pas majoritaire » (ce qui est souvent le cas en effet, vous
comprenez bien que le sujet ne se soucie pas de savoir s'il est majoritaire, ce n'est
pas sa question) et pour finir il se demande s'il ne faut pas appeler la police et
mettre tout le monde dehors. Tout cela parce que les procédures habituelles de
finitisation ont échoué et que l'on est au bord du surgissement de quelque chose
qui, au regard des paramètres de la situation, est considéré comme infini.
Je dois dire à mon grand regret que, pas toujours mais très souvent, les
syndicats sont des instruments de finitude. Parce que tel est leur rapport
institutionnel à la situation. Ils se considèrent comme mandatés pour un régime
général de négociation. Mais la négociation c'est accepter les règles finies qui sont
les vôtres de sorte que ce n'est jamais le sujet qui négocie (le sujet ne négocie que
quand il a le sentiment qu'il peut maîtriser entièrement la situation, il n'est pas en
position de négociation mais d'imposition). Or, toute une partie du syndicalisme,
dans sa tradition, son jeu légal, sa fréquentation des gens du pouvoir etc., tout ce
qu'on peut appeler sa corruption subjective, se sent en réalité comme une partie,
négociatrice, de l'appareil d'Etat et joue malheureusement un rôle décisif pour que
n'advienne pas le sujet qui était potentiellement possible dans les données
inaugurales de la situation. D'ailleurs presque toute vraie grève se solde par des
conflits avec ces appareils ; leur outrepassement indique immédiatement que
quelque chose comme un sujet est en train de surgir, c'en est presque le critère.
Toute opération dans le social qui donne lieu à subjectivation véritable
est toujours originairement locale (par contre une « journée de grève », c'est la
finitude maximale, encore qu'elle puisse déraper en un point). Pourquoi cette
localisation ? Parce que c'est la découverte quelque part de l'infini-support ;
comme s,i à un moment d'un calcul, vous vous aperceviez que vous avez besoin
de l'infini-support pour continuer.
L'infini-limite, lui, se tient au-delà du recouvrement fini de tout ce qui
risque d'être une infinité immanente. Le processus de recouvrement fini par
excellence, c'est la procédure électorale : nombrer les forces, c'est toujours fini. Si
on reprend l'exemple de la grève ouvrière, le recouvrement consiste à faire
semblant d'élargir le mouvement pour en faire une marqueterie de totalités
différentes sans communication autre que celle qui passe par l'intermédiaire de la
bureaucratie syndicale. Ou encore, quand on se demande par exemple : « qui a
l'identité française ? », on fait le recouvrement fini de ceux qui sont français. On
s'aperçoit alors qu'il y a toujours quelqu'un qui, tout en étant là, n'est pas dans le
recouvrement ; il est dans la position d'une étrangeté immanente. Lacan a
beaucoup travaillé ce point : tout recouvrement identitaire ne fonctionne comme
recouvrement qu'au prix d'une exception. Cette exception est un infini-limite, c'est
la limite de la potentialité de recouvrement. Comment fait-on dans ces cas-là ? On
partage en deux, on scinde l'exception, il y a ceux qui ne sont pas recouverts par le
recouvrement identitaire, et il y a ceux qu'on va prendre quand même (on va les
« intégrer », ou les « régulariser »). L'important c'est qu'on ne les prenne pas tous :
si on les prenait tous, le recouvrement cesserait d'être identitaire[10]. De sorte qu'il
y aura toujours une exception à l'exception qu'on a récupérée et la procédure
d'intégration est toujours définie à partir du non intégré, il n'y a pas d'autre moyen.
Toute identité est une prétention à la finitude mais il y a toujours en dernier
ressort quelque chose qui échappe à cette finitude et qu'on peut appeler la
diagonale de l'étranger.
Nous avons vu que contre ces trois types d'infini, on peut définir trois
types de finitude, c'est-à-dire trois types d'opérateurs oppressifs : la finitude
quantitative dont le propos est d'organiser, d'argumenter, l'insignifiance de l'infini-
point ; la finitude constructiviste qui, pour rendre inaccessible l'infini-lieu, ou bien
dit que tout est réductible à des relations ou bien a recours à un recouvrement
fini ; la finitude répétitive où c'est la répétition qui apparaît comme instrument du
fini.
Mais je pense qu'il y a encore un quatrième couple, plus spécifique de
notre monde. Partons de l'infini comme cassure de la finitude établie, c'est-à-dire
de l'infini comme modalité propre du changement en tant qu'il est négation des
finitudes existantes. Supposons que cette cassure n'est pas limitée à elle-même
mais crée une expansion nouvelle de l'ordre d'infinité qu'elle a ouvert ; vous
reconnaissez là les infinités de type événementiel à proprement parler, c'est-à-dire
les infinités qui parviennent non seulement à exister mais à créer quelque chose en
rupture constitutive avec les finitudes existantes et à les élargir, les consolider et à
prendre de ce fait même une dimension proprement créatrice. L'infini est ici le
nom d'un certain type de nouveauté effective. La riposte finie à ce type d'infinité-
là c'est de proposer une autre figure de la nouveauté : une nouveauté finie. C'est ce
que j'ai appelé la finitude de circulation[11] et qu'on peut appeler aussi la mobilité
statique. Elle est exactement identique à la mobilité marchande, avec sa nouveauté
incessante de production de marchandises telle qu'elle opère une circulation
continue (obsolescence de ce qui vient d'apparaître, nouveaux modèles, nouveaux
objets etc.) mais sans opérer de véritable rupture. Ce que montre la science
économique, c'est qu'il s'agit là de la loi immanente de la circulation du capital. Le
corrélat de l'infini comme rupture expansive, c'est donc la finitude comme
novation intra-systémique, comme loi du système lui-même.
Je voudrai simplement dire quelques mots sur une question extrêmement
difficile, sur laquelle nous reviendrons et qui est la suivante. Avec l'infini comme
rupture expansive, la loi qui nous impose la finitude est levée, mais elle est
toujours là, c'est seulement sa puissance d'imposition qui est altérée. Pour l'infini
subjectivé de type nouveau, la question va se poser de savoir ce qu'on va faire de
cette finitude subsistante dès lors qu'elle a cessé d'être la loi qui nous interdit
d'être sujet. La subjectivité novatrice ne peut pas faire comme si le monde était
devenu homogène à ce qu'elle-même est devenue. Un agrandissement singulier
des finitudes antérieures va être requis pour qu'elles soient commensurables à la
nouvelle subjectivité - alors qu'auparavant c'était l'individu qui devait être
commensurable au monde.
Le poème de Mallarmé que je vous ai lu la dernière fois traite de ce
point. Je vais le relire.
Oui, dans une île que l'air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s'étalait plus large
Sans que nous en devisions
Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D’un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.
Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir.
La fleur ancienne doit s'étaler plus large, jusqu'à ce que, immense, elle devienne
commensurable à l'infinité du sujet et ainsi puisse se séparer de son être ancien, du
vieux jardin.
Le problème d'agrandissement de la fleur, c'est celui des réformes à effectuer vis-
à-vis des finitudes les plus oppressives (c'est-à-dire qu'il y ait une médecine et une
éducation dignes de ce nom etc.). Mais le problème de la séparation est
distinct, c'est celui de la possibilité d'une floraison indépendante du vieux jardin.
L'immanence des vérités c'est lorsque du point de vue d'une vérité, vous traitez le
monde de telle sorte qu'il doit à la fois être en expansion, en transformation, mais aussi
trouver et assumer une séparation. C'est la condition sine qua non pour que la libération
d'une subjectivité nouvelle ne soit pas purement et simplement vouée à la destruction du
vieux monde, mais à son salut en vérité. Le poète parle là avec une grande précision :
tout le problème est que cette séparation soit lucide, et non pas aveugle, qu'elle ne soit
pas un déracinement violent et ignorant, et qu'on conserve ce qu'il y a de grand,
d'intéressant et de nécessaire dans la fleur. Autrement dit, que cette séparation soit
une lumière et non pas une violence ténébreuse. C'est le problème du siècle.
*
5 AVRIL 2013
3 MAI 2013
22 MAI 2013
À titre de transition avec le séminaire de l'année prochaine, je voudrai vous en lire
le texte de présentation.
L'année dernière, nous avons principalement établi les 5 points suivants :
1) « Immanence des vérités » veut à la fois dire que les vérités ne sont pas
transcendantes, étant des constructions internes à des mondes déterminés, et qu'il
importe pour répondre à la seule question philosophique importante – à savoir « qu'est-
ce que vivre ? » - d'expérimenter ce que peut être un monde déterminé examiné depuis
le processus d'une vérité, en immanence à une vérité, que celle-ci soit politique,
amoureuse, scientifique ou artistique.
2) Ainsi, la réponse formelle à la question « qu'est-ce que vivre ? » est qu'il
importe de participer à un sujet immanent au processus d'une vérité, processus lui-même
immanent à un monde déterminé.
3) La vraie vie est donc d'être immanent à une immanence. Et c'est très
précisément pourquoi elle rencontre une certaine forme d'éternité, non pas hors du
temps, mais au contraire par un creusement extrêmement profond du temps lui-même.
Comme le dit Spinoza : « Nous expérimentons que nous sommes éternels ».
4) Nous avons vu que l'obstacle principal rencontré sur ce chemin, le noyau des
pratiques répressives, qui contraignent finalement à ignorer les réponses à la question
« qu'est-ce que vivre ? », c'est l'idéologie multiforme de la finitude de la vie, ce qui
somme toute est naturel dès lors qu'on voit que tout processus de vérité est virtuellement
infini.
5) Nous avons donc exploré le labyrinthe des différentes formes que revêt le
couple fini-infini, nous servant pour ce faire de rudiments mathématiques et de percées
poétiques.
L'année qui vient, nous continuerons cette investigation en nous situant cette fois
non plus principalement du côté des obstacles et des répressions (la théorie de la
finitude), mais du côté de l'immanence elle-même. Nous chercherons dans quelles
ressources puise l'animal humain pour découvrir en lui non seulement la capacité dont le
dogme de la finitude nie l'existence, mais aussi le pouvoir de vivre le monde non pas
selon les lois du monde, mais selon les lois qui devraient être celles du monde dès lors
qu'on l'examine à partir de l'immanence à une vérité immanente. Autrement dit, vivre le
monde non en tant que l'individu qu'on est, mais en tant que le sujet qu'on peut devenir.
Je voudrai ce soir commenter de façon plus détaillée les 4 premiers points (car
nous avons déjà abondamment traité cette année le cinquième point)
Les points 1 et 2 sont des rappels au regard de ce que l'on peut connaître de ma
philosophie antérieure. Vous en trouverez la forme la plus concentrée dans la
conclusion de « Logiques des mondes » intitulée « Qu'est-ce que vivre ? » (dont le
thème a par ailleurs été abordé dans le cadre de ce séminaire au cours des années 2004-
2007).
Le point 1 consiste à dire que « immanence » a toujours deux sens. Il y a d'abord
un sens objectif, à savoir que toute vérité, en tant qu'elle est produite, est immanente à
un monde déterminé. C'est, si l'on veut, une thèse anti-théologique. Les vérités ne
résident pas dans un monde extérieur, un monde suprasensible, ou dans l'être intime
d'un dieu, mais elles sont produites, construites, laborieusement dégagées à partir des
matériaux d'un monde déterminé. Les matériaux de l'universalité sont particuliers, ils
sont produits dans un monde particulier. D'autre part, il y a une dimension subjective de
l'immanence, qui est le mode propre selon lequel un individu, un animal humain
quelconque ou un groupe, se trouve participer à la construction, à la résurrection, ou à la
transmission d'une vérité. D'où la formule selon laquelle la question des vérités est celle
d'une immanence à une immanence.
Il y a en réalité une longue tradition philosophique de la division du mot
« immanence », ainsi qu'une formalisation mathématique de cette division.
Spinoza est le premier philosophe à avoir assumé en quelque sorte l'immanence de
Dieu lui-même. Il y a une unité, une univocité de l'être qu'il appelle Dieu – et dont
l'autre nom est : Substance. Spinoza propose une théorie de l'immanence absolue : tout
ce qui existe est immanent à la Substance. Mais il y deux manières distinctes d'être
immanent à la Substance, ce sont les attributs et les modes. Les attributs sont les façons
dont la Substance tout entière s'exprime (Deleuze a écrit de belles pages sur la théorie
de l'expression chez Spinoza). C'est une immanence totale (c'est la Substance tout
entière qui s'exprime). Mais dans notre misère humaine nous ne connaissons que
deux attributs : l'étendue et la pensée. L'étendue c'est la façon dont la Substance
s'exprime dans la figure des corps, et la pensée c'est la façon dont elle s'exprime dans la
figure de l'idée. Mais la Substance est constituée d'une infinité d'attributs, car ce serait
pour elle une limite immanente que de n'être exprimable que de deux façons. L'infinité
expressive de la Substance excède la pensée finie : le fait que nous, pauvres humains, ne
puissions connaître que deux attributs (essayez-donc d'en concevoir un troisième) est,
selon moi, l'énigme philosophique majeure.
Par contre un mode est situé, lui, dans un attribut déterminé dont il est une
modification. C'est une chose particulière, un corps ou une idée, et nous pouvons
parfaitement identifier cette particularité comme particularité. Un mode c'est au fond
une dimension finie de l'infinité d'un attribut. L'attribut-étendue exprime infiniment la
totalité des modifications de la Substance et inclut tous les corps comme les moyens de
cette expressivité. Comme vous le voyez, le résultat c'est qu'un mode c'est une
immanence à une immanence : le mode est immanent en tant qu'il appartient à un
attribut déterminé, tandis que l'attribut est immanent en tant qu'il exprime la totalité de
la Substance. La première immanence est élémentaire, tandis que la seconde est
expressive. Que les attributs (étendue et pensée) expriment la même Substance est
indiqué par ceci que les lois d'enchaînement des corps sont les mêmes que les lois
d'enchaînement des idées (doctrine du parallélisme). Et la relation immanente aux
attributs exprime à son tour que corps et idée, si différents soient-ils, n'en expriment pas
moins ultimement la même Substance.
De même, il y a en mathématiques deux types différents d'immanence, qui sont les
manières de signifier que quelque chose appartient à un ensemble, différence qui joue
dans « L'être et l'événement » un rôle nodal. L'appartenance peut se dire au niveau de
l'élément (l'élément a appartient à l'ensemble E ; ou : l'ensemble E est la récollection de
tous ses éléments) : immanence élémentaire. Ou elle peut se dire au niveau des parties
(b est un sous-ensemble de a) : immanence partitive (et non plus expressive). La
représentation élément/totalité n'est pas la même que la relation partie/tout. D'où
l'importance du plus fameux des théorèmes de Cantor : il y a infiniment plus de parties
que d'éléments. Aujourd'hui encore, quand on se situe dans les ensembles infinis, on ne
sait pas exactement de combien - autrement dit : que vaut la différence entre ces deux
types d'immanence. On dit qu'elle est errante, c'est-à-dire indéterminée ; elle est aussi
grande que l'on veut, il n'y en a pas d'intuition fixe.
Ce que nous allons soutenir c'est qu'entre l'immanence objective d'une vérité et
l'immanence subjective à une vérité, il y a aussi une différence radicale et que cette
différence est errante. Il n'est pas vrai qu'il y ait un parallélisme ou une identité entre le
fait objectif qu'une vérité se construit à l'intérieur d'un monde déterminé et le fait qu'un
individu peut s'inclure dans le processus d'une vérité de telle sorte qu'il subjective cette
vérité et en devient une composante subjective.
Quand un individu appartient à une vérité, ce n'est pas la même chose que quand il
appartient à un monde.
L'appartenance d'un individu à une vérité est une relation interne au monde (un
individu appartient à un monde ; une vérité appartient aussi à un monde). Mais elle est
aussi une relation qui excède le monde. Pourquoi ? Parce qu'une vérité est universelle.
En tant qu'elle est universelle, elle est transmissible et possiblement active dans un autre
monde que le monde où elle est produite, elle excède pour part les limites de ce monde,
bien qu'elle lui soit immanente. Elle les excède pour qui ? Pour des sujets. Car elle
n'excède pas en soi : en soi, elle a été produite en immanence à un monde. C'est sa
réactivation subjective, sa subjectivation, qui peut la transférer dans un autre
monde. C'est la procédure de résurrection d'une vérité, lorsqu'elle est reçue et
réactivée dans un autre monde. C'est en ce sens qu'appartenir à une vérité creuse le
temps vers l'éternité.
Je prendrai un exemple très simple. Nous sommes en train d'admirer une peinture
qui a 30 000 ans sur le mur d'une grotte. Supposons que nous subjectivions cela ; cela
signifie que nous avons une émotion, que nous sommes en état de dire que cela a une
beauté singulière. Ce faisant nous sommes en train de la rapprocher de notre propre
monde, de nos propres expériences : ce cheval qui est là a galopé jusqu'à nous depuis sa
fixation sur le mur de la grotte il y a 30 000 ans et nous sommes en train de le
ressusciter - peu importe en ce cas que ce que celui qui l'a fait en a pensé, et que nous
ignorons, ne soit pas la même chose que ce que nous-mêmes en pensons. La chose qui
est là et qui est par nous accaparée dans la dimension d'une vérité artistique est
ressuscitée dans notre monde.
Que le rapport à une vérité ne soit pas commensurable à l'intériorité à un monde,
nous oppose au culturalisme strict. Il n'y a pas d'enfermement dans la particularité d'un
monde précisément parce que l'immanence, quand elle est immanence à la production
d'une vérité dans ce monde, est une immanence qui excède le monde lui-même. Si on
raccorde cela à Spinoza, on dira que les procédures de vérité sont comme les attributs :
d'une certaine façon elle expriment quelque chose qui vaut pour tout monde
virtuellement et sont en droit ressuscitables dans d'autres mondes pourvu qu'elles
s'offrent à une subjectivation, c'est-à-dire à une incorporation vivante.
J'en viens au commentaire du point 2 : « Qu'est-ce que vivre ? ». Vous voyez bien
qu'ici vivre c'est ce type de vie subjective, et non pas individuelle, qui se laisse
précisément penser comme affirmation infinie qui advient à l'individu en tant que, dans
la modalité de l'immanence à une immanence, il participe de la construction,
résurrection ou transmission d'une vérité - ou de l'Idée dans un lexique plus
platonicien.
Cette vie subjective est elle-même supportée matériellement par une vie
individuelle inéluctablement finie. C'est dans, et à partir de cette finitude, que
matériellement peu exister l'affirmation subjective infinie qui, réciproquement, interdit
qu'on déclare qu'il n'y a que la survie individuelle.
Vous comprenez pourquoi, d'une certaine manière, toute oppression, c'est-à-dire
toute tentative pour vous empêcher de vivre, est une manipulation de la finitude. De ce
que la possibilité infinie est supportée par une finitude, vous pouvez en effet toujours
arguer de la finitude comme ce qui se suffit à soi-même ; il suffit pour cela de la séparer
de l'Idée, de la séparer de ce dont la survie individuelle est capable – capable sans le
savoir car très souvent il faut l'événement, la rencontre, le hasard pour que cette
conjonction de la finitude vitale et de la survie infinie se passe.
Cette séparation est manipulable à merci. C'est pourquoi on peut dire que toute
propagande est une propagande pour la finitude. On appellera État ce qui est
organisateur de la propagande pour la finitude. Ce qui s'engouffre en elle c'est l'instinct
de mort, c'est à cela qu'elle s'adresse. Heidegger a raison : la finitude, c'est l'être-pour-la-
mort. Si vous chatouillez la finitude en chacun, vous chatouillez l'instinct de mort. La
propagande est propagande pour la mort douce ; mourir agréablement : c'est à cela que
nous sommes incessamment conviés. Je me méfie toujours de la propagande pour
l'euthanasie même si j'en comprends bien les arguments - les arguments pour la finitude
sont toujours exacts, c'est leur force. Mais répondre à la question « qu'est ce que
vivre ? » c'est autre chose que répondre à la question « qu'est-ce que survivre ? », même
si la survie en est une condition. Dans la propagande pour l'euthanasie, je vois une
allégorie de la propagande en général. On vous promet la mort douce : jusqu'au bout
vous aurez pu jouir de la finitude. En définitive que chacun décide mais c'est l'idée qu'il
y aurait là une « cause » juste, importante, essentielle, qui est, je crois, toujours
douteuse.
Le point 3, c'est la question de l'éternité. Ce que nous cherchons, et dont Spinoza a
été un des premiers porteurs, c'est d'appliquer au temps la figure que nous appliquerons
de façon générale, à savoir l'autorité de l'infini. Classiquement cela s'est appelé
l'éternité. Il y en a une conception séparatrice qui, dans son articulation théologique
simple, déclare que d'une part l'éternité est un attribut intrinsèque de l'être divin et que
d'autre part elle nous est accordée comme une grâce surnuméraire : une « vraie vie »,
mais séparée de la survie terrestre, celle-ci étant en quelque manière le tribunal de
l'existence, car c'est là que va se décider la figure d'infinité qui va nous advenir. Mais
quand Spinoza dit : « nous expérimentons que nous sommes éternels », il parle d'autre
chose que d'une vie après la mort. Quand il dit « Nous expérimentons », il s'agit d'une
expérience dans le temps, une expérience qui infinitise le temps de l'intérieur du temps
lui-même. C'est en quelque sorte une expérience non temporelle du temps, ou une
expérience de suspension du temps.
Je soutiens, quant à moi, que cette expérience, c'est l'appartenance subjective à une
vérité qui la procure ; si ce n'est pas de façon obligée, ce n'est en tout cas que là qu'elle
est procurée. Pourquoi ? La temporalité est définie dans le registre de l'immanence
objective : être dans le monde, c'est être dans le temps du monde. C'est ce sur quoi
l'apologie de la finitude insiste énormément; nous sommes dans le temps du monde et il
ne faut pas le manquer, il faut même courir après – sinon vous êtes « retardataire ». Il y
a une propagande obstinée sur le fait qu'il faut chevaucher le temps du monde et aller à
son allure. Mais si l'immanence au monde est travaillée de l'intérieur par l'immanence à
une vérité, alors celle-ci, parce qu'elle ne lui est pas homogène (puisqu'elle participe à la
construction d'une vérité qui peut valoir dans d'autres mondes), organise une trouée dans
le matériau temporel ordinaire. Reprenons l'exemple des chevaux peints dans une grotte
et qui nous parviennent au bout de 30 000 ans. Mais « 30 000 ans », cela ne signifie rien
pour nous, c'est un chiffre, ce n'est pas un temps ; nous sommes dans une expérience
qui, d'un point de vue temporel, est dans un écart des temps, elle n'est pas mesurable par
le temps. Il y a là une distorsion du temps qui a été bien décrite par Bergson quand il
veut nous expliquer la différence entre le temps chronologique ordinaire et la durée
subjective. L'expérience de la durée c'est un espacement temporel, une dilatation
temporelle qui ne se laisse pas réduire à la temporalité du monde ordinaire. C'est une
expérience qui, sans être hors du temps en tant que tel, n'en est pas moins une distorsion
intemporelle du temps en trouée du temps. Nous expérimentons que le temps du monde
n'est pas absolument notre destin, que nous pouvons le modifier, le suspendre, le
déformer, le dilater, et nous installer dans cet intervalle.
La vision poétique de cela, je la prendrai dans un fameux poème de
Rimbaud : Matinée d'ivresse, que vous trouverez dans les Illuminations.
« Ô mon Bien ! ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche
point ! chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour
la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce
poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons
rendus à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant nous si digne de ces
tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à
notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence !
On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les
honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença
par quelques dégoûts et cela finit, - ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette
éternité, - cela finit par une débandade de parfums.
Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures
et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait
par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous
as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier
chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout
entière tous les jours.
Voici les temps des Assassins. »
C'est le plus beau texte existant sur l'éternité véritable, celle qu'il ne faut pas
attendre, mais celle dont il faut se saisir. Rimbaud nous y parle de ce qui nous occupe, la
subjectivation. « Ô mon Bien ! ô mon Beau ! » Bien et Beau importent ici parce que, les
italiques l'indiquent, c'est mon Bien, mon Beau. Et ceci va subsister en nous (ce poison
va rester dans nos veines) même quand les choses auront repris leurs cours ordinaire
(quand nous serons rendus à l'ancienne inharmonie) : avoir entendu cette promesse
surhumaine [c'est-à-dire : vivre]. Pour l'éternité, il faut être dans la patience, lui laisser
le temps d'advenir (ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité), sur-le-champ
étant le temps du monde (horreur des figures et des objets d'ici). Nous t'affirmons,
méthode ! - la méthode du vrai. Nous savons donner notre vie tout entière tous les
jours. Nous ne sommes pas dans le temps de la survie, le temps ici est suspendu, c'est
tous les jours que notre vie tout entière nous la donnons. Et cela se termine par : Voici
les temps des Assassins. « Assassins », c'est certes une fraction du chiisme (les
Haschichins), c'est la drogue, mais c'est aussi le temps de ceux qui ne sont plus
tributaires de la vie ordinaire.
Les points 4 et 5, que nous avons longuement commentés cette année, feront
l'objet de la conférence que je donnerai le 20 juin à l'Université américaine de Paris. J'y
partirai de la situation suivante : si, dans la théorie des ensembles (la théorie du multiple
pur), tout ce qui existe ce sont des multiples, le lieu lui-même de tous les multiples est
un corrélat inconsistant, non saisissable comme multiple. On démontre en effet que
l'ensemble de tous les ensembles ne peut pas être un ensemble. Cependant le lieu où il y
a tous les ensembles est le lieu ontologique, puisque c'est là que se tient précisément la
pensée de l'être pur comme multiplicité. La situation est donc celle d'un discours
consistant (la théorie des ensembles) et d'un lieu inconsistant où se tiennent tous les
objets de ce discours. Ce lieu inconsistant, les mathématiciens l'appellent V, grand Vide,
il inconsiste comme ensemble. La version en finitude de V, c'est l'univers constructible
(inventé par Gödel). Cet univers suppose que tout ce qui figure dans V est en réalité
subordonné à la langue parlée par le discours consistant. Tout multiple y correspond à
une figure de la langue. Autrement dit : tous les ensembles se laisseraient construire de
l'intérieur de la langue comme rassemblement des éléments qui ont une certaine
propriété tout à fait explicite dans la langue elle-même. On aurait ainsi une
subordination finale de l'ontologie à la langue de l'ontologie. Il y aurait une identité
entre exister comme multiplicité et avoir une certaine propriété linguistiquement
constructible, c'est-à-dire, dans un lexique plus aristotélicien, vous auriez une théorie
prédicative de l'être.
Vous voyez bien que l'hypothèse de l'univers constructible (également appelé L,
comme langage), celle d'une subordination de tout ce qui existe à un langage déjà
existant, est une hypothèse typiquement de finitude. Les théories de la finitude assument
que V=L. C'est à nouveau le ressort caché de nos propagandes. Il s'agit pour elles de
montrer que lorsque nous parlons d'une multiplicité quelconque, en réalité celle-ci est
déjà subrepticement prédéfinie dans les propriétés stables de la langue existante. C'est
pourquoi, lors d'un débat télévisé, vous pouvez répondre à votre interlocuteur qu'il
soutient en définitive que V=L (ce qui sans doute le déconcertera). Les propagandes, et
de façon générale l'action politique oppressive, consistent à assumer L comme étant la
seule vérité disponible et à recouvrir tout ce qui se présente comme en réalité sorti de L
(cette chose qui se présente comme nouvelle, elles vont s'efforcer de vous montrer qu'on
peut l'identifier dans L).
La question de savoir à quelle condition V est différent de L est une question
majeure, à laquelle s'intéressent vivement les mathématiciens. Car, même si beaucoup
explorent L comme objet intéressant, il n'existe pas de courant mathématique qui
assume que V=L (bien que la cohérence d'une telle égalité ait été démontrée par Gödel).
Or on connaît désormais, mais depuis pas si longtemps, la réponse à la question de
savoir à quelle condition V est différent de L : V est certainement différent de L s'il
existe un certain type d'ensembles infinis. C'est le théorème de Jensen. Autrement dit :
la finitude (dont V=L est un axiome majeur) est contredite à partir d'un certain type
d'infinité. Ce type d'infinité est le seuil à partir duquel, si on admet ce type d'infinité, on
est obligé d'assumer que V est différent de L, c'est-à-dire qu'il existe des ensembles non
constructibles. À partir de ce seuil, on entre dans les régions de l'innommable, pour
reprendre le terme de Samuel Beckett – innommable au regard de la langue existante.
Cette zone de l'innommable est la zone de l'invention, de la nouveauté, de la création,
puisque c'est la langue de ce qui ne se laisse pas réduire par des calculs constructibles à
la langue admise au départ. La zone de l'innommable est une zone dans laquelle ne peut
plus régner une idéologie dominante, si par « idéologie dominante » vous concevez
quelque chose qui prétend disposer de la langue déterminant le possible et l'impossible.
Beckett a écrit un livre qui s'appelle « L'innommable ». Le langage d'écrivain de
Beckett ne peut pas se contenter du nommable, il va entrer dans la zone de
l'innommable, paradoxalement. Il écrit à la fin de son texte : « il faut continuer, je ne
peux pas continuer, je vais continuer ». Ce qui veut dire : mon impératif d'écrivain, alors
même que je suis dans les conditions où « je ne peux pas continuer », est de continuer à
avancer l'écriture dans la zone de l'innommable. C'est un contresens désastreux que
d'interpréter tout cela dans un sens de finitude négative, et dire qu'il s'agit de l'enfer des
consciences en proie à quelque chose qu'elles ne peuvent pas contrôler etc. Pas du tout.
C'est la tentative absolue d'une victoire de la pensée lorsqu'elle entre dans la zone de
l'innommable, la zone de ce qui est « mal vu, mal dit ». Dire le mal dit, c'est
précisément la tâche de l'écrivain. Lorsque Beckett s'affronte à l'innommable, il est dans
le lieu de l'écriture. Beckett, c'est une espèce de course éperdue, un peu égarée mais
délibérément, vers le lieu où la langue rencontre l'infini vrai, c'est-à-dire
l'inconstructible, le lieu où elle sort de L, où V excède L. La langue se confronte à
l'infini qui fait seuil, celui dont traite le théorème de Jensen.
Il y a un passage vers la fin de « l'innommable » où Beckett écrit : « Tout ça c'est
des hypothèses, ça fait avancer ». En élève de Beckett, j'ai écrit un livre qui s'appelle
« L'hypothèse communiste ». On m'a dit : « Tout ça c'est des hypothèses ». Et j'ai
répondu: « Ça fait avancer ».
Peu après ce passage, Beckett raconte une histoire qui se défait à l'intérieur d'elle-
même et c'est dans ce défait que va s'avancer progressivement une espèce d'ouverture
vers l'infini à la fois de la langue et du monde. « Ils s'aiment, se marient, pour mieux
s'aimer, plus commodément, il part à la guerre, il meurt à la guerre, elle pleure,
d'émotion, de l'avoir aimé, de l'avoir perdu, hop, se remarie, pour aimer encore, plus
commodément encore, ils s'aiment, on aime autant de fois qu'il le faut, qu'il le faut pour
être heureux, il revient, l'autre revient, il n'est pas mort à la guerre, après tout, elle va à
la gare, il meurt dans le train, d'émotion, à l'idée de la retrouver, elle pleure, pleure
encore, d'émotion encore, de l'avoir perdu encore, hop, retourne à la maison, il est mort,
l'autre est mort, la belle-mère le détache, il s'est pendu, d'émotion, à l'idée de la perdre,
elle pleure, pleure plus fort, d'émotion, de l'avoir aimé, de l'avoir perdu, en voilà une
histoire, c'était pour que je sache ce que c'est que l'émotion, ça s'appelle l'émotion, ce
que peut l'émotion, données des conditions favorables, ce que peut l'amour, alors c'est
ça l'émotion, ce que c'est que les trains, le sens de la marche, les chefs de train, les
gares, les quais, la guerre, l'amour, les cris déchirants, ça doit être la belle-mère, elle
pousse des cris déchirants, tout en dépendant son fils, ou son gendre, je ne sais pas, ça
doit être son fils, puisqu'elle crie, et la porte, la porte de la maison est fermée, de retour
de la gare elle trouve la porte fermée, qui l'a fermée, lui pour mieux se pendre, ou la
belle-mère pour mieux le dépendre, ou pour empêcher sa bru de rentrer chez elle, en
voilà une histoire, ça doit être la bru, ce n'est pas le gendre et la fille, c'est le fils et la
bru, comme je raisonne bien ce soir, c'était pour m'apprendre à raisonner, c'était pour
m'induire à y aller, là où on peut finir, j'ai dû être un bon élève, jusqu'à un certain point,
je n'ai pas pu dépasser un certain point, je comprends qu'ils m'en aient voulu, ce soir je
commence à comprendre, ce n'est pas méchant, ce n'est pas moi, ce n'était pas moi, la
porte, c'est la porte qui m'intéresse, elle est en bois, qui a fermé la porte, et pour quel
motif, je ne le saurai jamais, en voilà une histoire, je les croyais finies, toutes oubliées,
elle est peut-être nouvelle, toute fraîche, est-ce le retour au monde fabuleux ... »
L'avancée d'une hypothèse suivie dans la désintégration apparente de l'histoire,
c'est aussi là qu'une « histoire fraîche » peut commencer.
C'est ainsi que je conclurai : devenir sujet, répondre à la question « qu'est-ce que
vivre ? » en devenant sujet, c'est toujours quelque chose comme cette errance de
l'hypothèse, mais qui se saisit en même temps des lisières de l'infini et finalement c'est
toujours comme le retour au monde fabuleux. De l'hypothèse comme commencement au
retour au monde fabuleux comme point transitoire terminal, c'est ça « qu'est-ce que
vivre ? ». On peut dire, comme Beckett : « quelle histoire ! ».
***
[1]
Si vous voulez approfondir ces différents points, et que vous n'avez pas beaucoup
de temps, vous pouvez couper au plus court et lire respectivement Manifeste pour la
philosophie (Seuil, 1989) et Second manifeste pour la philosophie (Fayard, 2009).
[2]
Brisure caractéristique de Rimbaud : on va jusqu'à l'excès de quelque chose, puis on
va basculer de l'autre côté à vive allure.
[3]
On peut dire que des jugements sont exacts, véridiques, mais une vérité n'est pas
réductible à l'ordre du jugement. L'exactitude d'un jugement peut tout au plus être l'effet
dérivé, la retombée lointaine, de l'existence effective d'une procédure de vérité; cela
relève alors de ce qu'on appelle le savoir.
[4]
Il dit même qu'on ne peut en sortir que forcé (nous retrouverons ce thème quand nous
traiterons de la violence), ce qui veut dire que, spontanément, tout le monde est
empiriste. « Il vaut mieux faire avec ce qu'il y a » – dicton de prudence, auquel nous
nous conformons tous plus ou moins à de nombreux moments.
[5]
La ville existe depuis la révolution néolithique mais elle existe dans une dialectique
constitutive avec la campagne et la source fondamentale de la propriété, des rapports de
classe, c'est la propriété foncière, la paysannerie en étant le peuple majeur.
[6]
Cette question des règles est très importante, elle hante par exemple la pensée de
Wittgenstein. Nous y reviendrons, en nous demandant en particulier s'il y a des règles
de l'infini.
[7]
« Nous n’avons jamais accès, dans nos divers modes de connaissance du réel, à des
choses autonomes mais à des corrélations entre des actes de pensée et des objets de
pensée ».
[8]
Pour Mallarmé, le Hasard a une structure infinie : Dans un acte où le hasard est en
jeu, c’est toujours le hasard qui accomplit sa propre Idée en s’affirmant ou se
niant [autrement dit, que le lancer soit réussi (12) ou « échoué » (non 12)] ... De la
sorte il permet à l'Infini d'être (Igitur)
[9]
Cette absence du concept de l'infini chez les Grecs est très frappante, y compris
dans la mathématique. En effet, ils ne pouvaient pas accéder à ce que j'ai appelé l'infini-
lieu, c'est-à-dire, je le rappelle, cet infini latent dont on peut dire que c'est là où ça
succède. Les Grecs ont les premiers trouvé une démonstration de ce qui pour nous se
dit : il existe une infinité de nombres premiers ; mais comme « une infinité » cela ne
voulait rien dire pour eux, ils l'ont exprimé ainsi : étant donné un nombre premier
quelconque, il y en a toujours un qui est plus grand ! Les deux énoncés,
mathématiquement identiques, ne le sont pas philosophiquement : tandis que l'un
assume l'infini-lieu (ou l'infini-support), l'autre parle d'une finitude en expansion et peut
donc rester immanent à une philosophie de la finitude.
[10]
Quand l'Etat régularise, il ajoute une pièce à son patchwork fini, mais la peur, la
peur panique partagée par les gouvernements successifs, c'est celle de la
régularisation totale. Où l'on voit bien que l'Etat est une machine de gardiennage du fini.
[11]
Cf. 14.11.2012
[12]
Dans Théorie du sujet, angoisse et courage forment un couple dialectique
fondamental. L'angoisse est une subjectivité qui est certes dans l'emprise du risque
extrême, mais étant rencontre du réel, elle peut se retourner dans le courage de sa
saisie, dans le courage de son affrontement.
[13]
[DF] Pour un commentaire plus développé sur Pirandello : v. Le siècle p. 77 sq.
[14]
Un souterrain commence ici à se creuser entre le réel et le féminin, et entre le réel et
la vérité
[15]
Mon plan, c'était de l'appliquer d'abord au cinéma en montrant que le réel de ce
qu'on voit au cinéma est constitué dans ce qui est hors champ (remarque qui a été faite
depuis longtemps).
L’immanence des vérités (2)
Séminaire d’Alain Badiou (2013-2014)
[notes de Daniel Fischer]
ARGUMENT
9 OCTOBRE 2013
La dernière fois, je vous avais emmené en Corée, aujourd'hui je vais vous
emmener en Turquie. Mon voyage en Turquie s'est produit peu de temps après un
mouvement de masse important qui a eu un écho mondial. Factuellement, il s'est agi, à
Istanbul, de l'occupation d'une grande place, la place Taksim, où des dizaines de milliers
de gens sont restés jour et nuit, animés par cette idée, qui vient du printemps arabe,
qu'un véritable mouvement historique, c'est essentiellement la saisie d'un lieu. Ce n'est
pas un lieu de pouvoir qui est occupé, comme dans les mouvements du XIXe siècle, ce
n'est pas l'assaut donné à la Présidence ou l'occupation d'un ministère, c'est l'occupation
d'un lieu en tant qu'il va devenir la spatialisation symbolique de la résistance, de la
volonté d'autre chose. L'idée, qui commence à devenir mondiale, c'est que si on veut
manifester sérieusement une volonté, il ne suffit pas de défiler derrière des banderoles,
il est nécessaire de s'installer quelque part et donc, au fond, de créer dans l'espace une
sorte de symbole d'un nouveau monde. Ça crée évidemment un enthousiasme qui, au
regard de la réalité de la situation, est excessif. En effet, au bout de quatre jours, le
gouvernement Erdogan a engagé une répression tous azimuts, ce dont il avait d'ailleurs
les moyens ; il a même monté des contre-manifestations abondantes, qui m'ont rappelé
la manifestation sur laquelle s'était achevé mai 68 - et qui était en réalité la plus
importante manifestation de mai 68 - où l'on a vu défiler environ un million de gens
sortis d'on ne sait où, qui étaient restés cachés, et qui sortaient de la cave à l'appel du
gouvernement.
C'est pour moi une confirmation : je pense réellement qu'aujourd'hui, cinquante
ans après les années 60-70, quelque chose comme un mouvement général de
la jeunesse, et spécialement de la jeunesse éduquée, est en train de se constituer. Je le
vois se répandre dans des lieux différents (Corée, USA avec Occupy Wall Street et plus
encore le mouvement sur la côte Ouest, les « Indignés » en Espagne etc.), sous des
formes différentes, et avec des causes particulières à chaque fois. Mais on sent que cette
particularité n'est pas l'essentiel : quelque chose est demandé, exigé, cherché (c'est un
mouvement qui cherche le contenu de sa propre affirmation, de sa propre existence, ce
qui est d'ailleurs le cas de la plupart des mouvements). C'est précisément pour cette
raison que, comme dans les années 60, cela a une importance historique et n'est pas
réductible au motif particulier.
*
On peut se demander de quoi dépend l'intensité de ces manifestations. Ou, pour
rester dans la continuité de ce que nous avons dit, qu'est-ce qui, au-delà des limitations
particulières de leurs rassemblements, de leurs compositions sociales etc., est porteur de
leur propre infinité ? Cette intensité dépend, en fin de compte, de la nature possible du
lien que ce mouvement tisse avec ce qui n'est pas lui, de la manière qu'il a de dé-clore la
clôture de sa propre manifestation. La jeunesse politique fonctionne comme porteuse
d'une possibilité dont elle n'est pas entièrement détentrice ; elle n'est pas en situation
d'auto-suffisance du point de vue du rapport à l'État, à la politique etc. L'intensité va
donc dépendre de la capacité de ce mouvement de la jeunesse à entrer en relation, sous
des formes en général inventées, avec quelque chose qui n'est pas lui.
À échelle mondiale, aujourd'hui, il y a quatre acteurs historiques véritables,
capables, chacun pour son propre compte, d'entrer en scène, de « monter sur la scène de
l'Histoire » comme disait Trotsky. C'est ce qu'on peut appeler tout simplement « le
camp du peuple ». Il y a, nous venons de le voir, la jeunesse éduquée, et sa capacité à
organiser ce genre de mouvement - fonction de catalyseur, de mèche allumée, qu'elle a
depuis toujours. Le deuxième acteur paraît proche du premier, mais il n'en est pas si
proche que ça : c'est la jeunesse populaire des grandes périphéries urbaines (terme
préférable à « banlieues », « cités » etc.). C'est un phénomène mondial : il y a des
millions, des centaines de millions, de jeunes qui habitent, résident, errent, travaillent ou
ne travaillent pas, se rassemblent, dans les grandes périphéries des mégalopoles
contemporaines. Ils constituent un facteur considéré presque universellement comme
étaient considérés au XIXe siècle les ouvriers : classes dangereuses, en tout cas à
surveiller, et constituant, partout dans le monde, un gibier chronique pour la police. Sa
capacité de révolte, là aussi, se consume elle-même, elle ne se déploie pas vers
l'extérieur, mais reste en un certain sens collée à elle-même. Elle n'a par conséquent que
la valeur d'une négation symbolique, parfois très violente, de l'ordre dans lequel elle se
constitue, mais sans être en état, du moins jusqu'à présent, d'être un acteur politique – si
on entend par « acteur politique » ce qui contribue à rompre, précisément, l'isolement de
chacun des acteurs potentiels. L'inquiétude suscitée, à l'échelle planétaire, par cette
jeunesse populaire, alimente par ailleurs le racisme rampant, aujourd'hui plutôt debout
que rampant, qui se constitue, par strates successives, dans la temporalité
contemporaine.
Le troisième acteur, c'est ce que j'appellerai le grand prolétariat nomade. C'est ce
prolétariat mondial qui, plus que jamais et dans un sens radical, n'a pas de patrie et qui
va de pôle industriel à pôle industriel ou cherche désespérément à gagner des zones de
survie souvent inaccessibles - au prix, comme vous le savez, de drames multiformes. Ce
prolétariat se compose, nous l'avions vu la dernière fois en Corée, de nationalités
différentes. Moi-même, quand j'étais sur le bateau avec Godard (bateau qui, depuis, a
coulé), j'avais constaté que les marins étaient péruviens ou philippins alors que le
bateau, de nationalité italienne, était principalement occupé par des Allemands en train
de fêter leurs noces d'or. On avait là un panorama symbolique, qui était précisément ce
qui avait attiré Godard pour installer sa caméra. Je pense que tout épisode historique
véritable, dans le monde tel qu'il est, résultera d'une conjonction, dont nous sommes très
loin et dont je ne peux pas prévoir les termes, entre le mouvement de la jeunesse en voie
de constitution et ce prolétariat nomade. Là, il y a une réserve de forces historiques
absolument considérable.
Le dernier groupe, c'est celui que j'appellerai celui des salariés ordinaires, c'est-à-
dire les salariés installés plus ou moins consensuellement dans différents pays dans l'état
de prospérité moyenne qui est le leur, mais qui, de temps en temps, sont quand même
capables de grands mouvements significatifs parce que quelque chose de leur univers a
été troublé. Ici, c'est principalement la question des retraites qui, de 95 à récemment, a
agité des millions de personnes, mais sans que tout ceci n'aboutisse en réalité, faute en
particulier d'une jonction quelconque avec l'une des trois autres composantes, à une
perspective historico-politique stable.
*
Qu'est-ce qui fait que cette multiplicité de forces potentielles qui seraient en état
d'exiger un autre monde, n'accouche pas de sa propre infinité, c'est-à-dire de la vérité
politique dont elle est capable ? Ni composante par composante, ni dans l'ensemble
articulé des quatre. Qu'est-ce qui fait qu'elle reste enfermée dans une finitude (dont vous
savez qu'elle constitue, à mes yeux, la définition de l'impuissance) qui est le résultat de
l'oppression – puisque ma thèse est que tout fini est un résultat.
De façon élémentairement descriptive, si cette infinité novatrice n'advient pas,
c'est à cause de la division. Mais qu'est-ce qu'être divisé ? Quels sont aujourd'hui les
opérateurs de division ? Je pense qu'aujourd'hui, toute division, et par conséquent toute
impuissance, relève d'une opération de singularisation par l'identité. Opération qui vise
à la maintenance à tout prix d'un certain nombres d'identités qui n'ont pas d'autre intérêt
sur le plan politique que de construire des séparations et des divisions.
La singularisation par l'identité a différents niveaux. Pendant longtemps, elle a eu
comme référent la nation et durant toute une période, l'impossibilité politique
émancipatrice a été subjectivement le produit du nationalisme. Il faut voir à ce titre le
déclenchement de la Guerre de 14 avec d'un côté quelques appels venant de
l'Internationale pour empêcher la catastrophe et de l'autre le nationalisme qui, en
quelques mois, et en jouant de l'identité nationale, balaye tout et parvient à faire se
massacrer les peuples d'Europe les uns les autres sans aucune raison recevable (cf. L'été
14 de Martin du Gard). Aujourd'hui, nous connaissons parfaitement le maniement de ce
genre de choses. Avec la fantasmagorie absurde sur la « guerre des civilisations »,
l'Arabe (quand ce n'est pas le Tsigane) comme grand problème de la France etc., on a
ressorti l'identité française littéralement de la naphtaline où la Guerre de 14 l'avait
plongée. Je poserai comme axiome (quitte à le vérifier après coup) qu'il n'y a pas
d'usage positif, dans le monde tel qu'il est aujourd'hui, des catégories identitaires. À titre
d'exemple, des gens de bonne volonté, j'en connais, pensent qu'il faut ré-opposer
l'identité française à l'identité européenne sous l'argumentaire que l'Europe est devenue
une courroie de transmission du capitalisme mondialisé etc. - ce qui est tout à fait vrai.
Eh bien, je pense qu'ils manqueraient le point que ce n'est pas par le maniement d'une
restriction identitaire qu'on va combattre ce genre de choses, mais par la considération
d'un cadre en extension et pas en restriction. Ma thèse est qu'aujourd'hui, le cadre
politique (pas les épisodes, mais le cadre) de toute politique émancipatrice est
nécessairement planétaire. Les restrictions identitaires contribuent toujours d'une
manière ou d'une autre à un protocole de division et par conséquent d'impuissance.
On peut le dire abstraitement de la façon suivante. Il y a très longtemps, j'ai écrit
un livre qui s'appelait Théorie du sujet. J'y disais que, pour une entité quelconque, il
fallait se demander si elle gagne une intensité neuve en voulant être placée (ce qui
n'avait pas seulement la signification de vouloir des places, c'était en réalité plus
général) ou en étant hors-lieu, c'est-à-dire en se déracinant de la puissance du lieu.
Deleuze, à la même époque, appelait cela « déterritorialisation ». Je pense qu'il faut
revenir à ce débat et poser que toute solution qui se présente comme une restriction des
places est une solution fallacieuse. Les propositions identitaires, qui toujours visent à la
division, constituent le hors-lieu comme péril ; elles finissent par aboutir à la
xénophobie, au racisme etc. et à la considération du hors-lieu comme ne pouvant pas, et
ne devant pas, être dans la place. C'est un retournement de la valorisation du hors-lieu
en valorisation de la place et du placement.
En Turquie, l'ambiguïté de la situation provenait en partie de ce que « ceux de
Taksim » n'étaient pas tous les mêmes : une partie du camp antigouvernemental était en
effet issue du parti nationaliste historique turc. On avait là une ré-identification
intérieure du mouvement qui ne pouvait conduire qu'à de nouvelles formes de division
par incapacité absolue à rallier toute une fraction des classes populaires qui sont
aujourd'hui derrière le gouvernement Erdogan. Il faut toujours avoir présente à l'esprit
cette corrélation entre préoccupations identitaires et opérations de division.
Le deuxième point, c'est chacune des quatre composantes soit maintenue séparée.
Or il n'y a pas de processus historique objectif qui tend à rompre cette séparation, on ne
peut pas faire confiance là-dessus au sens de l'Histoire. Il faut donc qu'il y ait un trajet,
la décision d'un trajet, la décision de vouloir cette intensité que combat la séparation. Et
ce qui peut le faire à grande échelle, c'est précisément la jeunesse éduquée et une partie
des intellectuels avec elle. Parce que eux ne sont pas enracinés dans les figures de leur
intérêt. Ils sont nomades à leur façon, dans nos sociétés, et ce nomadisme peut aller vers
une intériorité politique aux autres composantes. C'est peut-être la leçon la plus
importante des mouvements des années 60-70, où il y a eu précisément cette tentative.
On dit aujourd'hui qu'elle était nulle, qu'elle n'a pas abouti, que les étudiants n'ont pas
vraiment rencontré les ouvriers etc. Mais tout ça, c'est la fable réactionnaire. En réalité,
il y a eu des expériences passionnantes de ce type, il y a eu des trajets réels, il y a eu des
organisations qui se sont créées etc. Tout ça a existé et l'impératif, aujourd'hui, est que
ça ré-existe. C'est de la plus grande importance. Nous sommes à un de ces moments
historiques où la jeunesse éduquée a des responsabilités particulières. Et sa
responsabilité particulière, c'est celle du trajet. Qui va-t-elle prioritairement rencontrer ?
Le prolétariat nomade. C'est eux qu'il faut d'abord aller voir. Parce qu'ils sont eux-
mêmes dans une disposition nomadique, qui fait que leur identité est multiforme et elle-
même divisée. Ils sont Africains, mais ils sont ici ; ils sont musulmans et … tout ce que
vous voulez. Ce sont des intellectuels nomades, ces ouvriers. Ils parlent trois, quatre
langues, ils ont une expérience de l'existence extraordinaire, ils ont fait des trajets qui
durent des années pour aller du fin fond du Niger à … Montreuil. Ce n'est pas n'importe
qui qui fait ça. J'ai la chance d'en avoir connu quelques-uns et, je peux vous le garantir,
ceux-là sont disposés, eux aussi, à faire une partie du trajet. La séparation durera tant
que ces trajets ne seront pas suffisants, à échelle du monde, pour qu'entre le prolétariat
nomade et la liberté dont bénéficie quand même la jeunesse éduquée ne se produiront
pas des rencontres fécondes où quelque chose comme une politique nouvelle sera
inventée ou réinventée.
*
La Turquie est un exemple typique et très fort du croisement entre deux
contradictions : la contradiction axiale et historique entre modernité et tradition et la
contradiction entre capitalisme et … ceux qui n'aiment pas le mot « communisme »
peuvent mettre « anticapitalisme ». Je maintiens cependant que le véritable contraire du
capitalisme, c'est le communisme : si on appelle « capitalisme » le fait que l'organisation
de la société soit confiée en dernier ressort à la propriété privée, c'est-à-dire à la main-
mise des ressources collectives par une poignée de gens au nom de leur disposition en
termes de capitaux, le communisme c'est le désir, la volonté, l'hypothèse, qu'on peut
confier l'organisation de la société à autre chose. C'est, effectivement, la mise en
commun des ressources, du travail, de la production, de l'organisation sociale etc. Ne le
collons pas toujours à la moustache de Staline, c'est un peu plus que ça. Tous les
vocables honorables ont eu des destins difficiles. Celui qui dirait que l'essence du
christianisme c'est l'Inquisition espagnole manquerait quand même quelque chose ; celui
qui dirait que le christianisme c'est saint François d'Assise a aussi le droit de le dire.
En Turquie (mais aussi en Égypte, au Brésil, ...), il est visible que ces deux
contradictions n'arrivent pas à trouver leur agencement véritable. Il y a dans ces pays
contradiction, non entre deux termes, mais entre deux contradictions qui, au lieu d'être
parallèles, se contrarient. On peut le schématiser en les figurant comme des droites
orthogonales qui se coupent à angle droit en leur milieu. Si vous reliez entre eux les
quatre termes des deux contradictions [modernité-tradition ; capitalisme-communisme],
vous obtenez un carré, comme vous le voyez sur le schéma que vous avez sous les yeux.
Je vais tenter d'en désigner les côtés.
1. Capitalisme – modernité
L'idée que le capitalisme c'est la modernité, la vraie modernité, je l'ai appelée
« Occident ». Cela ne veut pas dire que tout capitalisme est moderne ; l'identification
entre modernité et capitalisme que j'appelle « Occident », implique que le capitalisme
est vraiment parvenu à la maturité de sa modernité (régime politique parlementaire,
libertés publiques etc.). C'est d'ailleurs comme ça que lui-même s'appelle. Les
« Occidentaux » peuvent estimer que les Chinois ne sont pas encore assez modernes
(encore un effort, Chinois, si vous voulez être modernes : créez un consensus politique,
faites des élections que diable !). L'idée contenue dans « Occident », c'est qu'il n'y a pas
d'autre modernité. Ce qui permet de faire passer l'idée que si vous voulez être vraiment
moderne, il faut en passer par le capitalisme ; mais le capitalisme ne suffit pas dans son
essence, c'est dans son développement qu'il va parvenir à incarner la modernité.
2. Capitalisme - tradition
Ce lien, je le désigne par le terme « fascismes». Le fascisme est le moment où le
capitalisme estime devoir soutenir le type d'oppression qu'il exerce par des catégories
empruntées à la tradition (j'emploie le terme « fascisme » parce c'est là où
historiquement cela s'est le plus manifesté). Il faut bien voir qu'à l'époque impériale du
capitalisme au XIXe siècle, et entre les deux-guerres, et même après dans d'autres pays,
il y a eu un bon ménage entre des thèmes traditionnels tout à fait réactionnaires et le
développement du capitalisme le plus brutal. Ce n'est pas du tout antinomique. Même le
capitalisme américain, avec notamment le rôle fondamental de la religion dans les
médiations subjectives, est équivoque sur ce point. Le fascisme, c'est comme ça qu'on
peut le définir, c'est le capitalisme qui se soutient absolument d'une identité. Ce n'est
rien d'autre. Et il pousse le culte de l'identité jusqu'à prétendre qu'il n'est pas, qu'il n'est
plus, le capitalisme, celui-ci étant remplacé par la nation. Mais ce n'est pas vrai, la loi
fondamentale du capitalisme demeure, il y a simplement des tractations entre l'État
fasciste et le capitalisme qui définissent une nouvelle situation.
Si l'on prend le mot « fascisme » dans son sens générique, c'est-à-dire si l'on n'a
pas immédiatement en tête les formes déchaînées du fascisme (le nazisme ...), je pense
qu'on peut soutenir qu'en France, aujourd'hui, et peut-être même dans toute l'Europe, il y
a un processus rampant de fascisation. Ce n'est pas simplement la montée de Marine Le
Pen, c'est au contraire ce qui permet d'éclairer cette montée. Montée qui se voit dans
l'opinion publique et dans la peur des autres politiques devant elle. Or la peur n'est pas
bonne conseillère en politique, car la peur consiste à dire : « il faut faire ce qu'elle
demande, sinon ça va être elle ». C'est quand on est courageux qu'on s'oppose à la cause
de la peur frontalement. Si la situation n'est pas bonne, c'est qu'elle autorise le retour de
catégories identitaires. Parce que le fonds de Marine Le Pen ce sont des catégories
identitaires, elle n'annonce pas qu'elle va abolir la propriété privée, c'est le moins qu'on
puisse dire, sa clientèle est composée de gens qui en sont absolument partisans. Les
catégories identitaires fonctionnent comme une espèce de refuge ou d'abri contre les
risques que le capitalisme fait courir aux classes moyennes qui, en Europe, sont
ébranlées par l'idée que la bénévolence du capitalisme à leur égard n'est pas illimitée.
Les catégories identitaires ont ici un double avantage. Elles permettent d'abord de
fixer un point d'appui (« je suis français – ce qui est bien par soi-même – et l'autre l'est
pas ») et ensuite ça désigne un responsable (ce qu'ont très bien vu les analystes du
fascisme des années 30). Il est quand même frappant que quand il y a une crise du
capitalisme on trouve un responsable en allant chercher vraiment très bas. On ne sort
pas de la fable de La Fontaine «Les animaux malades de la peste » … C'est quand
même inimaginable que, quand on sait que les gens qui ont dévasté la situation sont des
gens qui maniaient des milliards dans des conditions acrobatiques, qui faisaient des
bénéfices gigantesques sur du vent, eh bien que le coupable de tout ça c'est le Roms,
comme ils l'appellent, le Tsigane accusé d'être un voleur de poulets. Parce que,
franchement, il y a des gens qui ont volé plus qu'un poulet, beaucoup plus, si ce n'est
même pas une autruche. Ce genre de bandits bénéficient de l'impunité à travers une
manipulation identitaire qui est d'un sordide qui demande qu'on s'élève avec une énergie
sans limites. Il faut se lever sur ce point. Et il faut se lever assez tôt, parce que dans les
années 30, beaucoup de gens n'y ont pas cru. La manipulation identitaire, quand elle
commence à prendre, devient une arme très dangereuse, elle devient l'abri dans lequel la
subjectivité se calfeutre contre le monde tel qu'il est et qu'elle ne voit plus. Quand vous
pensez que tout ça c'est la faute des filles qui ont un foulard sur la tête ou du gitan qui
passe dans un village, c'est que vous ne voyez plus le monde tel qu'il est, vous êtes
aveugle, littéralement.
Je soutiens qu'il y a une guerre latente entre le fascisme et ce que j'appelle, nous y
reviendrons, vérité politique [et qui, comme vous le voyez sur le schéma, est le nom du
côté opposé à fascisme]. On ne peut pas en effet imaginer que surgisse quelque chose
qui ait une valeur positive, émancipatrice, aujourd'hui, sans qu'il s'agisse de mener une
guerre impitoyable contre la manipulation identitaire. « Impitoyable » ne veut pas dire
fusiller des gens, quoique, éventuellement … ça veut dire : déraciner la subjectivité
réactionnaire, c'est beaucoup plus difficile. Et c'est aussi une question de trajet, au sens
où j'en parlais tout à l'heure, parce qu'il faut savoir où et comment cette subjectivité
identitaire s'enracine. On ne dira jamais assez qu'il y a sur ce point une responsabilité
fondamentale et des politiciens et d'une fraction des intellectuels qui depuis 20 ou 30
ans ont travaillé à créer un terrain bourbeux sur la question identitaire. Ça n'est pas
nouveau, car, dans les années 30 aussi, il y a eu des intellectuels, nombreux, qui ont
marché dans la combine fascitoïde au nom du maniement des identités.
On redouble la méprise sur la manipulation identitaire en l'appelant « populisme ».
Je ne suis absolument pas favorable à ce mot, parce que c'est comme si, in fine, c'était le
peuple, ou une fraction du peuple, qui portait la responsabilité de la méprise identitaire.
Mais non : la méprise identitaire est maniée tous les jours par les politiciens et une
fraction des intellectuels et ce depuis longtemps. Quelle est la différence dans la
manipulation identitaire entre ce que racontent certains ministres et un imbécile du
coin ? Il n'y en a aucune. Je ne dis pas qu'il n'y a pas des progrès dans la conscience
populaire de cette fascisation, sinon elle ne serait pas si dangereuse, mais les
responsabilités ne sont pas celles du peuple, cela ne veut rien dire. Ça n'a pas surgi du
néant cette affaire, ça se constitue lentement depuis les années 80 au moins. Je me
souviens que dans des articles que j'écrivais à l'époque, je m'excuse de me citer, je
parlais de « lepénisation générale des esprits ». La responsabilité véritable, celle qu'il
s'agit de masquer, c'est le consensus autour du capitalisme ; la seule chose à faire, si en
crise qu'il soit, c'est de le sauver et c'est pas plus mal de désigner quelques boucs
émissaires qui n'y sont pour rien.
3. Communisme – tradition
Ce lien je l'appelle « États socialistes ». Il y eu au XXe siècle une tradition,
désormais perdue, historiquement dépassée, qui a prétendu incarner l'idée communiste
dans des États particuliers qui s'appelaient « États socialistes ». Il peut néanmoins
subsister cette idée, issue de la tradition, que la question fondamentale de la politique
communiste c'est la question du pouvoir d'État. Dans certaines situations, la question de
la politique communiste peut ainsi devenir celle de gagner les élections. Voie dans
laquelle il n'y a qu'impuissance, et impuissance si répétée que, véritablement, il est
stupéfiant qu'elle continue à persévérer. J'espère que la potion Hollande fonctionnera
comme médecine sur cette illusion récurrente selon laquelle un nouveau monde peut
advenir si la gauche gagne aux élections. Car quelle est la fonction des partis de gauche
(parti démocrate aux USA, social-démocratie allemande, ou ceux que nous connaissons
ici) ? Personne ne peut croire aujourd'hui qu'ils arrivent au pouvoir avec l'idée d'un
bouleversement radical et d'arracher la domination de la propriété privée. Il y a belle
lurette qu'ils n'en parlent même plus, pas même le parti communiste (qui, de ce point de
vue, ne mérite pas son nom). Leur fonction n'est donc pas de proposer une alternative
véritable à l'ordre tel qu'il est, mais, quand la situation devient difficile, de faire des
promesses qui ne peuvent pas être tenues. Comme je l'ai déjà dit, c'est la définition de la
femme chez Claudel : « je suis la promesse qui ne peut pas être tenue ». Le fonds de
commerce des gouvernements de gauche, subjectivement, c'est la déception. Décevoir
est leur fonction historique. Ils ont en garde l'idée qu'à l'intérieur de ce système politique
peut advenir une réelle différence, celle entre le parti qui promet et le parti qui ne
promet rien [1].
4. Communisme- modernité
J'appelle cet axe, faute de mieux, vérité politique. Il s'agit de quelque chose qui
serait une proposition politique absolument nouvelle, qui reprendrait la figure de l'idée
communiste mais la rendrait active dans le monde tel qu'il est. Pour l'instant, c'est un
axe en partie absent …
*
Je me suis demandé quelle était la différence entre la situation qui avait prévalu
pendant la Deuxième Guerre Mondiale et la situation actuelle. Il y eu, pendant la
Deuxième Guerre Mondiale, une alliance entre États socialistes et Occident contre les
fascismes. Ce qui supposait que la dialectique modernité – tradition fonctionnait de
manière particulière puisque les États qui avaient connecté le capitalisme à la tradition
(les États fascistes) ont été considérés comme adversaires par ceux qui ont connecté
capitalisme et modernité, ainsi que par le communisme de tradition. La guerre froide qui
a suivi la guerre mondiale a opposé les États occidentaux aux États socialistes. Mais,
depuis, il y eu un affaiblissement radical du communisme de tradition et en outre, dans
la conjoncture actuelle, il y a une instabilité de l'Occident quant à la certitude qu'il a à
maintenir son lien avec la modernité politique jusqu'au bout (ce que nous avons désigné
comme « fascisation ») En ce cas entre Occident et fascismes, en dépit des grandes
déclarations sur les Droits de l'Homme, il y aurait des rapports équivoques.
Ce qui nous amène à la question de ce qui va se profiler, vers quoi nous allons.
La première prévision c'est que le libéralisme occidental affiché soit progressivement
contaminé par un processus de fascisation intérieure, notamment en Europe. Pour se
persuader qu'elle est tout à fait possible, il suffit de se rappeler le soutien des USA après
la guerre, et ce pendant des décennies, aux régimes fascistes les plus féroces d'Amérique
du Sud. C'est comme si, pour se maintenir dans sa position de suprématie apparente,
l'Occident avait besoin de se « durcir » intérieurement en recourant à des manipulations
identitaires. Ce n'est qu'une hypothèse, mais je crois qu'elle est valide, en ce moment, en
Europe - peut-être parce que l'Europe est en de devenir le ventre mou de l'Occident.
Dans la deuxième hypothèse, s'il y a fascisation, la nouvelle vérité politique se
construira contre elle. Elle ne s'y réduira pas évidemment, il faudra d'abord qu'il y ait
une résurrection de l'idée communiste, un horizon d'infinité, mais nous y reviendrons.
On peut formuler l'hypothèse autrement : une bonne partie de la politique sera
(nécessairement) une organisation et une défense du prolétariat nomade, car c'est lui que
visent les manipulations identitaires, c'est lui « le pelé, le galeux dont vient tout le
mal ». Ce qui aboutirait à ce qu'à un moment donné la contradiction principale à échelle
planétaire soit entre Occident et vérité politique nouvelle. Un Occident en voie de
corruption ou de déclin, une vérité politique en voie de création et de surgissement. Ce
qui signifiera qu'une autre modernité est possible. Le légitime désir de modernité c'est-
à-dire le fait qu'il faille s'arracher aux traditions vermoulues, qu'il y ait une
émancipation subjective par rapport aux données réactives classiques (identités,
religions, nationalités etc.) constituerait une modernité nouvelle au regard du lien
aujourd'hui extraordinairement solide qui fait que c'est le capitalisme qui se prévaut de
sa modernité – c'est son principal argument de vente. Il faudra que le nouveau
communisme se présente comme bien plus moderne que la vieillerie capitaliste. Sinon,
on aura quelque chose qui apparaît dans toute une série de pays c'est-à-dire ce qu'on
pourrait appeler un désir d'Occident, un désir aveugle signifiant : « nous voulons sortir
du lien obscur réactif entre capitalisme et tradition » (ce qui montre bien que ce désir
d'Occident est mêlé d'anticapitalisme). C'est ce désir d'Occident qui va l'emporter si,
comme c'est le cas dans les conditions actuelles, c'est l'axe modernité-tradition qui
prédomine ; c'est pour ça qu'une partie de ces mouvements sont chaleureusement
soutenus par la presse occidentale, ce qui n'est jamais bon signe, qui assume d'emblée
qu'il s'agit de mouvements qui incarnent le désir d'Occident dans des pays capitalistes
encore trop connectés à la tradition.
Je voudrais conclure sur cette partie turque en disant qu'au fond nous sommes
peut-être déjà entré dans ce que le schéma appelle la guerre latente entre fascisation et
vérité politique même si celle-ci est encore obscure. Cette nouvelle politique doit
absolument se présenter comme une nouvelle modernité sinon le désir d'Occident va
encore longtemps accompagner la mondialisation capitaliste elle-même. En Turquie je
voyais des jeunes gens formidablement sympathiques et déterminés se dresser contre un
gouvernement réactionnaire au sens de la tradition (religion d'État,
nationalisme échevelé …) ; mais en même temps le croisement des deux axes était tel
qu'on ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'une partie de ce soulèvement, mue par le
désir d'Occident, échouerait face à son propre désir d'innovation politique. Et là, nous
avons une responsabilité en tant qu'occidentaux : tant que nous sommes
consensuellement collés à l'idée que nous sommes les porteurs de la modernité, nous
n'aidons pas au surgissement de la nouveauté politique. Je suis intervenu en Turquie
pour leur dire qu'il y a deux contradictions : celle entre modernité et tradition (sur
laquelle je les suis complètement) et celle entre capitalisme et anticapitalisme qui est
latente dans ce qu'ils disent. Si la différence entre ces deux contradictions n'est pas
explicitée, ça va se solder par un désir d'Occident.
Cela a donné lieu à un incident que je vais vous rapporter. Je parlais devant un
auditoire installé dans un gigantesque théâtre d'Istanbul, avec du monde partout qui était
venu écouter … quoi ? Quelque chose qui ne pouvait pas être la répétition de ce qui
avait déjà été dit. J'ai donc expliqué une partie des choses que je vous raconte
aujourd'hui. Dans cette énorme masse, il y avait deux jeunes filles qui portaient le
foulard : deux sur deux mille !! À un moment donné, dans la discussion, l'une lève le
doigt, se lève et dit : « Voilà, ma foi c'est l'islam, mais je suis avec vous parce que je
suis anticapitaliste ». Là-dessus, une partie de la salle commence à la siffler. Alors là,
j'ai dû intervenir à contre-courant. Je leur ai dit : « La majorité de la population de votre
pays, la majorité populaire, vote de façon régulière pour ce gouvernement au point que
personne ne pense qu'il pourra être battu aux prochaines élections. Je comprends que
vous trouviez que c'est une situation très regrettable, mais si quelqu'un qui vient de cette
disposition subjective vient avec vous, avec un courage indubitable [parce que je peux
vous dire qu'en Turquie s'avancer dans cette assemblée avec un foulard sur la tête,
c'était courageux et en plus c'était vrai : cette fille était comme ça et elle le manifestait],
si vous commencez à la siffler alors qu'elle se lève en disant : « Moi qui vient en
quelque sorte de l'autre camp je viens vous dire que je suis avec vous au nom de l'autre
contradiction », eh bien je peux vous dire vous n'arriverez à rien. C'est vous qui devez
faire le trajet, vous qui devriez être avec cette majorité de filles qui portent le foulard, en
discutant ce que vous voulez avec elles mais en tout cas en disant : « Votre position
nous intéresse », alors que là c'est elle qui est venue, toute seule, avec sa copine. Je dois
vous dire, c'est une chose tout à fait émouvante pour moi, je crois que je les ai
convaincus. Il est vrai que j'étais en position d'autorité, je bénéficiais de la position de
« l'invité occidental ». Il y a eu un flottement, il y en a qui ont commencé d'applaudir et
à la tribune un ami à moi, qui était lui-même hésitant sur cette affaire, a applaudi aussi
et finalement la grande majorité de la salle a applaudi. Je termine là-dessus : c'est ce à
quoi nous autres occidentaux nous pouvons de temps à autre servir.
18 DÉCEMBRE 2013
22 JANVIER 2014
INFORMATION : parution prochaine du dernier livre de Ivan Segré : Le manteau de
Spinoza (édit. La Fabrique)
*
Il m'est déjà arrivé de parler deux fois de voyages ici, du voyage en Corée
d'abord, du voyage en Turquie ensuite, il est certain que je vous parlerai du voyage à
Athènes que j'entreprends demain. Je vais y parler de Platon, de Lacan et aussi de la
situation. Je vous en ferai à un moment ou un autre un compte-rendu, mais je voudrais
vous en donner une petite anticipation. Ce voyage a beaucoup excité des journalistes
locaux et j'ai fait quelques entretiens par mail anticipés avant même d'être là-bas. Je
voulais vous faire connaître les questions et les réponses que j'ai faites à l'un d'entre eux,
un journaliste de Grèce-Hebdo, et dont les questions étaient de toute évidence fielleuses.
La première question qu'il m'a posée était : « Vous considérez Platon comme un
philosophe extrêmement moderne. En quoi consiste sa modernité ? »
Je lui ai répondu ceci : « Platon est moderne pour au moins quatre raisons [vous
savez que j'aime le chiffre quatre]. Premièrement, il a le tout premier pensé avec une
grande profondeur qu'il fallait rompre avec les discours sacrés, l'autorité de la religion
officielle, le nationalisme et les convictions de l'État. La pensée, selon lui, doit se libérer
de tout discours autoritaire ou révélé, elle doit trouver son libre chemin avec
finalement seulement trois appuis réels : la science rationnelle, l'art créateur et la
puissance subjective de l'amour. Deuxièmement, il a le premier compris qu'une
politique véritable devait se libérer des pesanteurs et des égoïsmes de la propriété
privée. Il est en ce sens le premier communiste et du reste les militants et les écrivains
du XIXe siècle l'ont lu pour cette raison [Platon, je vous rappelle, était très connu des
militants ouvriers comme le premier communiste]. Il a décrit l'énorme pouvoir de
corruption politique que la soumission à l'économie privatisée entraîne, comme toute
soumission à un principe d'intérêt. Troisièmement, il a aussi anticipé certains aspects
existentiels de l'écologie [ça, ça me plaît beaucoup]. Il critique, en effet, ce qu'il appelle
« les désirs non nécessaires » que, comme vous le savez, le capitalisme contemporain
multiplie sans relâche uniquement pour transformer les gens en consommateurs d'objets
le plus souvent laids et inutiles mais qui font marcher la machine à profits. Il a aussi
fortement critiqué le pouvoir illimité de l'argent. Quatrièmement, il a, avant tout le
monde, dans sa fameuse allégorie de la caverne, critiqué la société du spectacle. Il
montre admirablement comment les structures du réel - le pouvoir des cités pour lui, le
capitalisme déchaîné pour nous - sont dissimulées par des artifices et des images, des
propagandes secrètes, des diversions spectaculaires. Il nous apprend que pour être libre,
il faut d'abord sortir du semblant et de l'imaginaire par lesquels les sociétés et leurs États
tentent d'obtenir notre soumission. La vérité est la condition absolue de la liberté,
enseignement capital et tout à fait oublié : dans notre monde, on enseigne que la liberté
ce sont justement les opinions tout à fait indépendamment de leur valeur de vérité.
Platon c'est, dès le début, la lutte acharnée de la philosophie contre la dictature des
opinions ».
Le journaliste m'a ensuite posé la question suivante : « Quel rapport établissez-
vous, en lisant Platon, entre la jeunesse et la démocratie ? »
Je lui ai répondu ceci : « La jeunesse est toujours tentée par les multiples désirs,
elle est impatiente, elle a beaucoup de goût pour les spectacles, elle est volontiers
consommatrice, elle affirme sans trop vérifier les affirmations et elle suit la dernière
mode. Tous ces traits la rendent vulnérable aux séductions et aux tromperies du
capitalisme marchand et du spectacle qui va avec. Du reste, tous les agents
commerciaux de quelque produit que ce soit considèrent les adolescents comme ce
qu'ils appellent « le cœur de cible » et ce que nous appelons aujourd'hui démocratie,
c'est d'abord le libre marché. Platon a vu tout cela en observant la décadence de la
démocratie athénienne ; le portrait qu'il fait du jeune démocrate, pourvu qu'il ait de
l'argent dans sa poche, n'a pas pris une ride. Rappelons cependant que la jeunesse peut
être aussi le courage, la fidélité active à une conviction vraie, le sens de la révolte et le
goût des idées. Toute révolution est au fond une division intime des jeunesses entre leur
part corrompue et leur part généreuse ».
Troisième question : « Pourquoi estimez-vous que le communisme se situe aux
antipodes de la démocratie contemporaine ? » [on l'attendait, celle-là]
J'ai répondu : « Le communisme affirme trois possibilités majeures.
Premièrement, il est possible d'organiser une société qui ne soit pas sous la loi de la
propriété privée et qui n'ait pas comme moteur le profit et la concentration des richesses
entre les mains d'une petite oligarchie. Rappelons qu'aujourd'hui 1 % de la population
mondiale possède déjà 46 % des richesses et que 10 % de la population mondiale en
possède 86 %. Le communisme est l'idée que cette situation est inacceptable et qu'une
forme neuve d'appropriation collective des richesses est la seule issue digne de
l'humanité. Deuxièmement, il est possible d'en finir avec la division technique et sociale
du travail, l'opposition entre travail manuel et travail intellectuel, entre tâches de
direction et tâches d'exécution etc. la seule idée digne de l'humanité est celle qui fait des
hommes et des femmes des travailleurs polymorphes. Dans ce cadre, on peut obtenir la
plus concrète et la plus complète égalité. Et troisièmement, il est possible de remplacer
peu à peu l'État central coercitif et punitif par des formes ramifiées et liées de ce que
Marx nommait « la libre association ». Ces trois possibilités définissent une démocratie
réelle tout à fait contraire, sur tous les points essentiels de l'organisation sociale, à la
fausse démocratie représentative actuelle qui organise un semblant de choix dont tout le
réel est la dictature sans pitié des nécessités économiques et des intérêts d'un tout petit
nombre de gens. Pendant la crise actuelle, la fortune de 1 % de la population a augmenté
dans des proportions inimaginables pendant que la situation de la masse des gens –
voyez la Grèce, mais on peut trouver encore bien pire dans le monde – s'aggravait sans
espoir d'un redressement rapide. Le communisme est l'unique alternative à cette
démocratie des financiers ».
À l'heure actuelle, le journaliste m'a fait savoir qu'il n'était pas sûr que sa direction
publie cet entretien. Nous verrons la suite.
*
Nous sommes ici dans une tentative pour critiquer l'idéologie de la finitude qui
me paraît être en dernier ressort la forme générique de toute oppression et en particulier
de l'oppression exercée par la forme de l'organisation sociale aujourd'hui.
Comment l'idéologie de la finitude peut-elle être imposée, au point de se
transformer, ce qui est le propre de toute idéologie, en une sorte de fausse évidence
largement partagée ? Il faut bien voir que la majorité des gens sont en état de dire
aujourd'hui : « Vive la démocratie !» exactement dans les mêmes conditions et pour les
mêmes raisons qu'il y a quelques siècles l'écrasante majorité des gens criaient « Vive le
roi ! ». Dans les deux cas, la loi des choses est qu'une évidence collective est constituée
par l'ensemble des mécanismes sous-jacents à la société considérée et aussi par
l'ensemble de ses appareils de propagande de toutes sortes. Il est inexact de dire que les
appareils de propagande aujourd'hui soient tellement plus puissants qu'autrefois et j'en
donne toujours pour exemple l'existence dans le moindre hameau français d'une
considérable église, grosse à elle seule comme quatre bâtiments du village, dans
lesquels, de façon continue, un fonctionnaire propagandiste était là pour surveiller la
société et lui rappeler ses devoirs. C'est un appareil somme toute tout à fait fiable, ça
vaut bien la télé, d'autant plus qu'à l'époque il n'y avait pas, si je puis dire, de « religion
libre », comme il y a, ou comme on a cru qu'il y avait, des «télévisions libres ».
Tout cela pour dire que la finitude est un enjeu de propagande depuis toujours,
parce qu'il revient à dire : « si vous avez l'idée que ce qu'il y a peut être transcendé,
dépassé, déplié sur un horizon infini de l'existence humaine, vous vous trompez, vous
développez une idéologie déplorable et criminelle, et il faut que vous reveniez aux
réalités, que vous abandonniez les utopies, que vous cessiez d'avoir des idéologies,
idéologies qui nous ont fait tant de mal (selon l'idéologue en chef, bien entendu : un
grand thème de l'idéologie d'aujourd'hui est qu'il faut faire disparaître les idéologies - au
profit de la seule qui restera...).
Il est donc intéressant d'examiner les différents protocoles d'imposition de la
finitude. On peut en repérer cinq. La première méthode c'est
la répression, éventuellement autoritaire, de toute altérité pensante qui s'avérerait
potentiellement infinie. Deuxièmement, il y a l'imposition par allégeance
identitaire c'est-à-dire par considération d'une identité telle qu'y faire allégeance est une
obligation constituant, comme pour toute identité, un horizon de finitude ; cela a été
largement pratiqué dans l'espace des religions et des nationalismes, et ce n'est pas du
tout abandonné aujourd'hui (les plus hautes instances de notre État n'hésitent pas à
mettre en branle ce type de machinerie, en rappelant qu'il y a une identité française ou, à
défaut, qu'il y a un « pacte républicain » tel que, si on y fait allégeance, on appartient
réellement à la communauté, fermée, finie, de la « communauté nationale »). Le
troisième procédé c'est l'atomisation, c'est-à-dire la considération que toute société est
en réalité constituée d'atomes, qu'il faut retourner à la finitude de l'individualité comme
telle ; il n'y a, par rapport à elle, pas de transcendance, elle est le point de butée de toute
considération des collectivités existantes, et ce point ultime de l'atomistique sociale
constitue une finitude irréductible. En quatrième lieu, nous avons la stérilisation de la
langue : c'est la création d'une langue ayant pour caractéristique une incapacité à
travailler sa propre infinité, une langue circulaire, neutralisée, stérilisée, ce qu'on a un
moment appelé une langue de bois ou une novlangue. Le « cours de langue de bois » de
l'École Nationale d'Administration nous apprend ainsi, à partir de quatre blocs différents
de segments de phrases à fabriquer à volonté plus d'un millier de discours
parlementaires[2]. Je vais vous en fabriquer un de plus aujourd'hui : « Mesdames,
messieurs, c'est en toute conscience que je déclare avec conviction que la volonté de
sortir notre pays de la crise doit nous amener au choix réellement impératif d'un pacte
de responsabilité correspondant aux exigences légitimes de chacun ». C'est typique d'un
agencement significatif qui en réalité stérilise la langue et fait qu'au bout du compte
vous ne savez pas très bien ce qui a été nommé dans cette affaire. Il n'en demeure pas
moins que l'expression « pacte de responsabilité » va circuler. Quand on gratte un peu,
on trouve : « Il faut trimer un peu plus et se serrer la ceinture », c'est ça être responsable.
Ce discours, vous le voyez, véhicule une présomption de finitude parce qu'il fait
fonctionner la langue sur son propre vide au lieu de l'élargir vers une nomination
effective de quelque chose de nouveau. La dernière possibilité enfin, c'est la finitude par
recouvrement. C'est à mon sens la plus importante de toutes, celle qui est la plus active
et la plus dissimulée en même temps. C'est la possibilité de recouvrir un espacement
infini par ce qu'on peut appeler un « pavage » fini, c'est-à-dire d'infliger une finitude
immanente à une ouverture qui était potentiellement infinie. Je tenterai par la suite de
montrer que la procédure de recouvrement est la procédure majeure, « moderne »,
d'imposition de la finitude ; c'est la plus machinale, celle qui est la plus
automatiquement montée. Elle a été entrevue dans les combats idéologiques par le mot
ambigu de « récupération » (l'idée étant, dans une ambiance issue de Foucault et de
Deleuze, que toute nouveauté était prise dans la dialectique des micro-pouvoirs, où se
jouait la capacité d'absorption d'éléments nouveaux ou singuliers par la machinerie
générale). Je pense cependant que le mot « recouvrement » est plus approprié et je
tâcherai de vous le montrer.
*
Je voudrai aujourd'hui faire un parcours synthétique de la question de l'infini, en
mettant notamment l'accent sur la multiplicité différentielle des types d'infini.
Vous savez que l'histoire, notamment philosophique, de l'infini, c'est l'histoire de
son rapport à l'Un. On peut considérer que la clé de ce que Heidegger a appelé la phase
onto-théologique de la métaphysique peut être définie comme une sorte de fusion entre
le motif de l'infini et le motif de l'Un. Pour la défaire, il a fallu une révolution
mathématique, la théorie des multiplicités telle que Cantor l'a pour la première fois
formalisée. Car dès qu'on a ouvert l'infini à cette formalisation, on a eu l'émergence et
l'apparition d'une infinité d'infinis différents. Un espace entièrement nouveau était ainsi
ouvert dans lequel l'infini est décollé de l'Un et est lui-même en quelque sorte soumis à
une logique de la multiplicité, logique dont l'exploration est extrêmement complexe et à
vrai dire se poursuit encore aujourd'hui. Il s'agit notamment de savoir s'il y a, ou s'il n'y
a pas, de clôture quelque part : cette infinité d'infinis est-elle totalement ouverte, ou bien
peut-on imaginer, revenant à l'Un finalement, une figure qui serait une figure clôturante
de cette boite de Pandore de l'infini ouverte par Cantor à la fin du XIXe siècle.
Ce dont il s'agit dans cette construction du concept d'infini, c'est d'avoir traité
mathématiquement la question de la mort de Dieu. La séparation entièrement assumée
par les mathématiques entre l'Un et l'infini porte atteinte en son cœur même à ce qu'on
peut appeler l'ontologie divine, ou, en effet, l'onto-théologie. Si Dieu est mort quelque
part, c'est pour l'instant dans les mathématiques. Ailleurs, il ne se porte pas si mal.
Le péril, comme on sait, de l'acceptation de cette mort de Dieu, y compris dans sa
figure rationnelle, c'est-à-dire mathématisée, c'est par la même occasion de faire
disparaître tout horizon possible d'absoluité et d'ouvrir la voie ainsi, sous la bannière de
la mort de Dieu, à une sorte de relativisme sceptique, lequel est sous-jacent à
l'établissement de la dictature des opinions. De ce point de vue, il y a une version
capitaliste de la mort de Dieu. Ne croyons pas que la mort de Dieu soit en soi un thème
progressiste. Il n'est pas vrai qu'on puisse considérer que le partage idéologique majeur
de notre temps est entre ceux qui assument quelque chose comme la mort de Dieu et
ceux qui ne l'acceptent pas, thèse pourtant très répandue. Cette thèse est fausse, tout
simplement parce que la mort de Dieu peut parfaitement ouvrir à une nouvelle forme
d'oppression par la finitude, qui est que, comme il n'y a pas d'absolu, toutes les opinions
se valent. Or, si toutes les opinions se valent, qu'aucune n'est en état d'émerger ou de se
singulariser par rapport aux autres, vous êtes dans la figure très typique de la finitude,
de l'impuissance de la pensée humaine à parvenir à quelque vérité que ce soit et de la
nécessité où elle se trouve de se contenter, dans la variabilité des cultures, de régimes
d'opinions parmi lesquels on distinguera simplement deux types : les opinions qui vont
dans le bon sens et celles qui n'y vont pas. Les premières sont celles qui valident le fait
qu'il n'y a que des opinions ; celles qui ne valident pas ce fait seront par contre des
opinions suspectes – non pas fausses, mais suspectes (parce que pour qu'elles soient
fausses, il faudrait qu'elles puissent être vraies).
C'est donc une grande affaire de savoir quelle est le signification à la fois
philosophique et éthico-politique de cet événement qui s'est produit quelque part dans
les temps modernes. Quand, à l'origine de tout cela, Robespierre a décrété et dirigé la
fête de l'Être Suprême, l'intention politique doit bien être comprise (quoi qu'on en pense
par ailleurs : ce n'est pas forcément une excellente idée de faire une fête de
l'Être Suprême…). La thèse de Robespierre est que les tenants de l'athéisme ouvrent la
porte à une nouvelle forme de réaction ; ils se présentent comme des progressistes
rompant avec la superstition, avec l'Église etc. - et Robespierre sur ce point était
d'accord avec eux, il voyait bien que le camp catholique était un camp conservateur,
dans les conditions du temps - mais ce qu'il ne pensait pas c'était que porter atteinte à
toute forme d'existence de l'absoluité puisse être en dernier ressort réellement une
position progressiste.
La question est de savoir, à supposer que nous défaisions le lien entre l'infini et
l'Un, ce que d'une certaine manière la révolution scientifique en cours nous oblige à
faire, si cela a pour conséquence inéluctable la désabsolutisation radicale de toute
pensée et par conséquent, en réalité, la fin de toute catégorie de vérité. Le geste
robespierriste désigne une conscience immédiate du péril : si, du côté des forces de la
révolution, nous n'avons finalement que la liberté sans critères des opinions, ce sont les
intérêts qui vont l'emporter. Parce que si vous n'avez pas de vérité, vous ne pouvez
avoir que des intérêts. Et ce qui réglera le régime multiforme des opinions, sera la
logique des intérêts, c'est-à-dire de ce que Saint-Just et Robespierre appelaient la
corruption. Un bon nom.
Pour le schématiser : la mort de Dieu, événement supposé, c'est-à-dire la fin de
l'onto-théologie métaphysique, la séparation de l'idée d'infini et de l'idée de l'Un, peut se
trouver corrompue dès lors qu'elle est pensée comme désabsolutisation radicale ou fin
de l'élément générique d'existence des vérités. Vous voyez l'importance et la
contemporanéité de l'enjeu : la grande séquence de la crise historique des religions
ouverte par les Lumières au XVIIIe siècle (et qui n'est pas achevée, parce que nous ne
sommes pas encore au clair sur la question de l'infini) est politiquement et
idéologiquement ambiguë. D'une part, le partage entre le maintien du dispositif onto-
théologique et son contraire n'est pas le partage principal ; d'autre part, l'orientation des
Lumières, celle qui soustrait finalement la pensée à la dictature de la religion, n'est pas
par elle-même une orientation progressiste. Elle le fut en des temps reculés, mais elle ne
l'est absolument pas aujourd'hui. Déjà les révolutionnaires français avaient compris qu'il
n'y a aucune contradiction dans l'idée d'un athéisme réactionnaire. Aujourd'hui un
directeur de banque peut parfaitement diriger sa banque même s'il n'est pas dans
l'élément de l'onto-théologie, il n'a aucun problème avec la mort de Dieu. Qu'à
l'occasion puissent surgir, à la surface, des gens qui, au nom de conceptions tout à fait
réactives de la religion, s'opposent à ceci ou cela, ne fait que brouiller les cartes. Dans la
situation contemporaine, le fait d'avoir des réactionnaires religieux, des terroristes
fanatiques, des athées banquiers et des partisans du pacte de responsabilité dont on ne
sait pas très bien quel est leur rapport à l'infini, crée une disposition extrêmement
confuse de la situation. J'ai toujours pensé que la question d'aujourd'hui était une
question d'orientation. Or une pensée orientée n'est possible que sur un horizon
d'infinité qui permet de rétablir la possibilité de ne pas plier devant la finitude – encore
faut-il qu'à l'intérieur de cette restauration de l'infini il ne s'agisse pas purement et
simplement d'une restauration de la possibilité des libres opinions et c'est tout.
L'ensemble de ce que nous essayons de faire, qui est une critique de la finitude au
nom des virtualités de l'infini dans l'existence humaine, de la valeur émancipatrice de
l'infini, nous le faisons dans le maintien d'une absoluité (non religieuse). Autrement dit,
nous supposons qu'il existe quelque chose comme une ontologie absolue. C'est-à-dire
une pensée de l'être qui ultimement sert de fond et de garant à la possibilité de
distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas.
Il nous faut pour cela qu'existe un univers de référence qui soit le lieu de la pensée
de l'être en tant qu'être et qu'on puisse doter ce lieu de quatre caractéristiques. Encore
quatre …
1. Cet univers de référence révèle l'être en tant qu'être comme immobile. S'il ne
l'était pas, la variabilité de la référence le désabsolutiserait. Mais si le lieu référentiel de
l'être est immobile, il laisse bien entendu ouverte la (ou les) pensée(s) du mouvement et
d'ailleurs de toute pensée rationnelle quelle qu'elle soit.
2. Il est intégralement intelligible dans son être à partir de rien. Car s'il était
intelligible à partir de quelque chose, il ne serait pas le référent ontologique ultime. On
peut aussi le dire ainsi : il n'existe aucune entité dont il serait la composition, c'est-à-dire
aucun élément qui serait encore plus ultime que lui ; ou encore : il n'est pas atomique.
Le point d'entrée dans son existence n'est pas l'Un, il n'est pas un composé de l'Un. Il
faut donc assumer qu'en un certain sens son être même se pense (ou : le cheminement
vers lui se fait) à partir du rien.
3. Il est radicalement non empirique. Évidemment, puisqu'il est l'horizon de toute
expérience. Comme il n'y en a pas de construction à partir d'une expérience, on ne peut
le décrire ou le penser qu'à partir d'axiomes, ou de principes - auxquels il correspond
éventuellement. Autrement dit : pour penser ce fond de toute pensée, il vous
faut décider de le penser ; et après cette décision, qui prend la forme d'axiomes ou de
principes, vous allez en explorer les conséquences, à vos risques et périls : il est
inévitable que vous courriez le risque de vous être trompé d'axiomes ou de principes, ce
qui se manifestera par le fait qu'à un moment donné, vous allez vous trouver devant une
contradiction insurmontable, une antinomie ou une absurdité. Mais ça ne peut pas être
autrement. Vous ne pouvez vous ouvrir un accès au référent absolu de toute pensée
qu'en faisant des hypothèses qui le concernent. Hypothèses nécessairement maximales,
c'est-à-dire qui tentent de toucher ce qui est le commun de tout ce qui existe dans son
indistinction même, dans son absence de particularité.
4. Le principe de maximalité s'énonce aussi ainsi : tant que ce que vous dites peut
s'inférer sans contradiction des axiomes, vous continuez. Vous ne devez rien admettre
qui limite votre pensée du référent qui viendrait de l'extérieur ; ça ne peut venir que de
votre propre mouvement pour le penser et donc de ce que vous tirez des axiomes à partir
desquels vous avez décidé d'en entreprendre la pensée.
On appellera donc référent absolu de toute pensée rationnelle effective « quelque
chose » (dont nous ne savons pas encore trop ce que c'est, « quelque chose » c'est déjà
beaucoup trop dire) qui est immobile, intelligible à partir de rien, qui ne se laisse dire ou
penser que par des décisions axiomatiques et qui existe maximalement.
Ce dernier point signifie que tant que vous pouvez attribuer telle ou telle propriété
au référent absolu, vous le devez – si, alors que vous le pouvez, vous déclariez que vous
ne le devez pas, c'est que vous feriez provenir un impératif d'autre chose que de lui-
même, ce qui serait une contradiction. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous serons
hostile à toute décision axiomatique qui s'auto-limite à partir de caractéristiques
extérieures, comme la supposition des capacités de l'intelligence humaine. Par exemple
toute une série d'orientations de la pensée axiomatique refuse l'infini actuel sous l'idée
que nous n'en avons pas d'intuition véritable. Or, s'il s'agit du référent absolu de toute
pensée, notre intuition est une pauvre chose. Le principe de maximalité se dit aussi :
tout ce qui peut être pensé sans contradiction doit être affirmé existant.
Ça ressemble à du Spinoza, diront certains, par plus d'un trait. D'abord parce
qu'on peut considérer que Spinoza est un penseur matérialiste (cela a été dit, notamment
en France, par Louis Althusser et ses successeurs) car, comme vous le savez, il identifie
Dieu à la nature. Deus sive natura. Nous ne sommes pas dans un discours onto-
théologique, mais dans un discours dans lequel il n'y a pas de transcendance, c'est une
philosophie radicalement immanente. Mais il est aussi le premier penseur, peut-être, à
avoir affirmé que même notre expérience finie (l'intellection de quelque chose de fini)
exige un référent infini et qui ne soit pas sous la forme d'un Créateur infini. Ce qu'il
affirme c'est que le principe explicatif dernier est toujours de type infini. En ce sens,
Spinoza est non seulement un philosophe matérialiste, mais aussi un philosophe qui,
d'une certaine façon, déjoue l'autorité de la finitude. Le fini n'est qu'une catégorie
négative (en quoi Spinoza était encore, en un certain sens, un cartésien : Descartes
affirme explicitement que l'infini est plus clair que le fini), l'être du fini lui-même n'est
intelligible que comme infini.
Théorème 28 du livre I de L'éthique : « Tout existant singulier, autrement dit,
toute chose qui est finie et a une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée
à opérer à moins d'être déterminée à exister et à opérer par une autre chose qui elle
aussi est finie et a une existence déterminée et à son tour cette cause ne peut non plus
exister et être déterminée à opérer à moins d'y être déterminée par une autre qui elle
aussi est finie et a une existence déterminée et ainsi à l'infini ».
L'intelligibilité immanente du fini requiert déjà à ce niveau-là la récurrence infinie
de cette finitude. Il y a une garantie ontologique de l'intelligibilité du fini qui elle-même
n'est pas finie. Aucune transcendance ici dans ce rapport du fini et de l'infini, mais une
immanence du fini à lui-même qui est infinie. Il y a une intériorité de l'infini à
l'existence singulière du fini lui-même.
Comment Spinoza arrive-t-il à démontrer ce théorème ? Car Spinoza, c'est
quelqu'un qui démontre, il approche lui aussi son propre référent absolu – qu'il appelle
la Substance ou Dieu – par des méthodes axiomatiques, définitionnelles et
démonstratives.
Pour cette démonstration, il faut qu'il y ait des existants singuliers qui eux-mêmes
attestent l'infinité dans l'ordre propre de l'expérience. Les propriétés de ces existants
infinis internes à la finitude si je puis dire - existants infinis différents (la thèse de la
multiplicité des infinis est elle aussi déjà présente chez Spinoza) - dépendent finalement
des propriétés fondamentales de la Substance, c'est-à-dire du référentiel absolu[3].
Pour Spinoza, il y a donc une garantie absolue de toute connaissance, il y a le lieu
référentiel absolu de toute vérité finie et la construction de cette garantie absolue donnée
par le lieu référentiel met en jeu de façon cruciale non seulement la différence du fini et
de l'infini mais les différences internes à l'infini lui-même. C'est le côté prophétique et
fondamental de Spinoza.
Je suis d'accord avec Spinoza sur deux points. Premièrement, la moindre pensée
vraie, même sur un mouvement purement local, implique l'existence d'un référentiel
absolu. Pour vous donner un exemple : on peut dire que toute physique exige une
mathématique ; il y a un moment où la physique ne peut pas être réduite aux
expériences locales qui sont les siennes, il y a un référent mathématique invariant sur
lequel la physique procède et qui est en quelque sorte l'absoluité souterraine qui garantit
l'intelligibilité d'une expérience quelconque dans un monde particulier. Deuxièmement,
cette relation nécessaire entre le référent absolu et une connaissance locale implique,
met en jeu, la pensée de l'infini et ce sous la forme de la pluralité des échelons infinis de
la pensée. Sur ces deux points, je suis donc en accord avec Spinoza. Mais je diverge sur
un autre point : le référentiel absolu lui-même ne peut pas être dans la forme de l'Un. Il
ne peut pas être l'expression infinie d'une essence éternelle, pour reprendre son lexique.
En définitive, il y a un moment où Spinoza rejoint quand même le dispositif onto-
théologique. Il le rejoint quand ultimement il clôt le référent ontologique dans la forme
de l'unicité, qui ne lui est pas essentielle à mes yeux, et dont il ne démontre pas qu'elle
lui est essentielle.
Définition 6 du livre I de L'éthique : « Par Dieu, j'entends un étant absolument
infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs dont chacun
exprime une essence éternelle et infinie ».
Nous retrouvons ici l'infinité des attributs infinis, la pluralité des infinis, mais
nous la retrouvons dans un recollement à l'Un qui est désigné dans le mot de Substance
(ou Dieu). On dira : le référent ontologique absolu ne peut pas être une S/substance, il
n'a pas de substantialité. Au fond, Spinoza maintient une tension dans l'infini : d'un côté,
il a parfaitement compris que l'infini est de l'ordre de la multiplicité (c'est une infinité
d'attributs qui compose la Substance), mais en même temps chaque attribut exprime la
même Substance (« une essence éternelle et infinie »), effet d'Un qui est un effet
d'absolutisation substantielle. Par conséquent il y a une ambivalence de l'infini chez
Spinoza qui est en quelque sorte capturé dans une pince entre la multiplicité et l'Un.
Le résultat c'est que le référent de toute vérité possible devient aussi le réceptacle
de toute existence possible. Or quand vous dites «référent ontologique absolu », cela
veut dire que toute vérité au regard d'une chose existante a besoin de ce référent pour se
construire et exister, mais cela ne signifie pas que toute chose est dans l'absolu – or,
c'est ce qu'affirme la proposition 14 du livre I de L'éthique : « à part Dieu, il ne peut y
avoir ni se concevoir de Substance et par conséquent tout ce qui existe co-appartient à
la substantialité de Dieu ».
Alors voilà : il faut abandonner la forme ultimement monothéiste de la garantie
ontologique même sous la forme immanentiste que lui a donnée Spinoza. Autrement
dit : nous devons accomplir une nouvelle figure de la mort de Dieu, qui est la mort du
Dieu spinoziste. C'est celui qui a résisté le plus longtemps, celui qui était le plus coriace,
celui que même les matérialistes ont adoré d'une certaine manière, le Dieu de la totalité
substantielle qu'on pouvait concevoir comme une totalité matérielle. Mais cette figure
de la totalité matérielle ne peut pas fonctionner comme référent absolu sans appartenir
encore à la figure de la tradition monothéiste, car chez Spinoza, la matérialité elle-même
comme totalité fonctionne comme un Dieu immanent. Ce que Spinoza va élaborer dans
les livres suivants, c'est que tout ce qui existe est en réalité créé par Dieu à l'intérieur de
lui-même.
Je ne vais faire aujourd'hui qu'esquisser la trajectoire que nous allons suivre.
Nous devons garder l'idée du référent absolu sans garder l'idée de la Substance
référentielle absolue. Finalement, il faut que nous renoncions à Dieu sans perdre aucun
de ses avantages, si possible. Il faut que la mort de Dieu ne soit pas le naufrage de la
pensée, comme elle l'est dès lors qu'elle est interprétée dans la figure de la souveraineté
des opinions.
Renoncer à l'Un vraiment veut dire qu'il faut admettre en un certain sens que du
référentiel absolu on ne peut même pas dire qu'il existe ; ce serait déjà trop en dire : car
si vous dites qu'il existe, vous êtes en train de supposer que c'est une existence
singularisable (Spinoza dirait : la Substance). Il faut admettre que le référent absolu est
un horizon et qu'il ne consiste pas. On est au point où la consistance du référent absolu
est tout au bord de la pure et simple inconsistance, c'est une consistance limite, c'est le
point où entre consistance et inconsistance vous devez trancher, or pour trancher il vous
faudrait un autre référent. L'ambition de Spinoza était exagérée : il s'imaginait qu'il
pouvait traiter la substantialité de la Substance comme il traitait tout le reste. C'est
pourquoi il a introduit la notion de causa sui. Il y avait au moins quelque chose en
commun entre Dieu et tout le reste : tout était créé par Dieu, y compris Dieu lui-même.
Dieu se causait constamment lui-même, et se causant lui-même il causait toutes les
choses [qui étaient en lui-même] ; ce faisant, la quasi-inconsistance d'horizon du
référent absolu devenait un absolu qui s'auto-engendre lui-même. On retrouvait le
dispositif créationniste mais immanentisé.
Or, le référent absolu est en quelque sorte inabordable parce qu'il ne comporte
aucune clôture qui en autoriserait la particularisation. Vous ne pouvez penser quelque
chose qu'au regard du référent absolu ; mais si vous admettez que le référent absolu peut
être pensé lui aussi en référence au référent absolu, vous avez l'auto-constitution du
référent absolu par lui-même. Ce sera l'idée (grandiose) de Hegel, l'idée que l'absolu est
l'auto-réalisation de lui-même dans l'Histoire : l'Être est lui-même son propre devenir.
Hegel, c'est Spinoza mis en mouvement. L'objection sera la même (sauf qu'elle se
déploiera non pas sur la substantialité du référent absolu, mais sur son historicité) :
l'absolu est maintenu dans une position de dépendance à l'égard de lui-même qui est la
dépendance onto-théologique (puisque l'infinité doit à un certain moment se refermer
sur l'Un).
Il est absolument fondamental que le lieu de la référence absolue ne soit pas
identitaire en ce sens qu'il n'est pas Un Dieu. L'absolu sera une multiplicité
inconsistante, une multiplicité qui ne se laisse pas rassembler dans la forme de l'Un. Et
si on veut lui donner corps, il faut en passer par la formalisation. Car la formalisation,
c'est ce qui va tirer les conséquences des principes et des axiomes sans être sous la
contrainte d'une clôture. Sera référé tout ce qui doit être référé, sans que pour autant à
un moment donné il y ait à prononcer quelque chose sur le référent lui-même, c'est-à-
dire sans en faire un objet de la pensée. Ce qui fait que des vérités absolues sont
possibles n'est pas par soi-même une vérité absolue.
Tout ceci requiert que vous ayez inventé, pratiqué et développé une langue
universelle. Parce que le référent absolu n'admettra pas non plus d'être soumis à une
langue particulière. Il faut être Heidegger pour penser que l'Être parle allemand (certes
après avoir, un temps, parlé grec, dans sa jeunesse). C'est une manie allemande, qu'il
faut quand même saluer au passage, parce qu'elle a donné de grandes choses. Les
Allemands sont dans une telle incertitude de ce qu'ils sont - c'est « un peuple
vaguement répandu dans une zone informe de l'Europe», comme disait Claudel - qu'ils
sont obligés, pour se donner un être, d'aller très haut. Très tôt, on a dit : un Allemand,
c'est quelqu'un qui parle allemand – c'est-à-dire, à la fin des fins, la langue de l'Être.
Même Leibniz, qui n'était pas un imbécile, le disait. Ce qui laisse à supposer que Dieu
parle … Dieu sait quelle langue il parle depuis qu'il est mort ! Peut-être le français (la
France a quand même été le nom de ses principaux assassins) …
La formalisation est donc requise pour mettre en place cette disposition d'un
référent qui n'est pas auto-référentiel, thèse que Lacan partage avec Wittgenstein : du
référent absolu, il n'y a pas de métalangage. Les « petites lettres » de la mathématique,
que tout le monde peut apprendre, ce qu'elles disent – je pense que je pourrai vous le
montrer – c'est quelque chose d'assez austère : comment est-il possible d'aller aussi près
que possible du référent absolu.
Mallarmé, à la fin d'une des variations d'Igitur, dit : « Ceci devait avoir lieu dans
les combinaisons de l'Infini vis-à-vis de l'Absolu ». C'est ce dont on a parlé aujourd'hui.
12 FÉVRIER 2014
12 MARS 2014
30 AVRIL 2014
LECTURES CONSEILLEES
- Ivan Segré : Le manteau de Spinoza (édit. La Fabrique)
- Revue Failles n° 3 : Existence Inexistence (sous la dir. de A. et D. Costanzo) avec
des textes de Agamben, Rancière, Schérer, Badiou, Meillassoux etc. (édit. Nous)
- Revue Exemples n° 1 : Reprise de la politique (édit. Nous)
*
Mesdames, Messieurs,
Comment ignorer que, dans la conjoncture actuelle, et compte tenu de l'effort
prioritaire en faveur du recul du chômage, la France doit s'intégrer à la finalisation
globale de son destin historique, qui l'oblige à une prise en compte encore plus effective
des mérites et, j'ose le dire, de la souffrance de ses institutions bancaires. Si bien que le
processus allant vers plus d'égalité, que, comme tous les Français, je désire de toute ma
force relancée, devra attendre que nous puissions répondre à l'urgente nécessité, avant
de devenir enfin ce que nous méritons d'être, de stationner encore un moment dans ce
que la politique de nos prédécesseurs nous a contraint de ne pas être. Ce n'est qu'au prix
de cette longue patience que nous pourrons donner enfin tout son sens à ce bon vieux
proverbe venu des profondeurs populaires de notre pays : « Demain, on rase gratis »
(applaudissements).
*
Je voudrai commencer par rappeler brièvement la stratégie et les résultats
principaux que nous avons obtenus.
Il s'agit d'établir, et de vous convaincre, que la question de la finitude est centrale
dans ce qui caractérise aujourd'hui la dialectique entre oppression et émancipation.
L'oppression contemporaine a toujours pour témoin de son acte, de sa possibilité et de
son effectivité, de contraindre le fini à exister dès le début en tant que déchet.
L'oppression va convoquer les formes les plus « basses » de l'infini pour imposer que
l'ensemble de ce qui existe comme réalité puisse être considéré toujours comme le
déchet fini de ces infinités « basses » - grosso modo comme le déchet du Capital et de sa
circulation.
Dans cette vision du monde, l'écrasante majorité de l'humanité n'est en réalité,
dans son être constitutif, que déchet accroché à la circulation de déchets. Ce qu'on
appelle « monde », en réalité, n'est en dernier ressort que les effets humains de l'infinité
circulante du Capital. Si bien que la constitution de tout cela c'est qu'on a, comme figure
générale de l'existence collective et humaine, une gigantesque circulation de déchets
variés, avec des niveaux de déchetterie, si on peut dire, qui sont hiérarchisables mais qui
en fin de compte vouent toutes choses à ce statut. Objets et individus sont sur ce point
sur le même plan. On accepte volontiers de dire qu'il y a obsolescence des individus
comme il y a obsolescence des produits, ça se dit tous les jours sous une forme ou sous
une autre. Par exemple : « les Français ont pris l'habitude de ne rien faire » - donc ils
sont les déchets de la productivité, les Allemands étant des déchets d'un niveau
supérieur. Entre parenthèses, une partie de l'écologie ce sont des gens qui se proposent
une hygiène des déchets un peu meilleure que ce qu'il y a, c'est-à-dire une circulation
des déchets avec des déchetteries convenables. C'est certes un aspect de la question,
mais ce n'est pas le fond de la question.
Du côté de la figure contemporaine de l'oppression, on voit donc bien qu'il y a
une dialectique qui, en gros, est celle de l'infini inaccessible et de son résidu fini comme
déchet. L'émancipation a par contre pour témoin de son acte nécessairement les formes
les plus « hautes » de l'infini. Leur surgissement combiné, leur événement, va produire
le fini comme œuvre. Dans ce cas, on appelle « monde » non pas la faculté de
circulation des choses et des individus dans une figure réglementée par l'obsolescence
des produits, mais un monde où l'écrasante majorité de ce que fait l'humanité, de ce que
produit l'humanité, quelle que sa soit sa localisation ou sa différenciation, a la valeur
d'une œuvre. En définitive, on appellera « monde » et « humanité », le fait d'une
humanité capable de réaliser comme œuvre tout ce dont elle est capable. Je propose
d'appeler ça « le monde communiste ». « Communiste », parce que ce qui est à son
poste de commandement c'est le commun de ce dont l'humanité est capable. De ce
point de vue, « communisme » c'est l'affaire non pas de telle ou telle forme d'État ou
système d'organisation, mais c'est un statut de l'humanité. Ce qui était déjà une
conviction de Marx avec l'appellation « humanité générique ».
Dans le monde contemporain, notez bien que, de plus en plus, des masses
gigantesques de vivants humains sont en réalité considérées comme inutiles. Et ça ne va
pas s'arranger de sitôt. Ce n'est pas une conséquence pathologique d'une situation de
crise, même si la crise la révèle, l'accélère etc., c'est constitutif du fait que l'infinité
basse qui régit tout cela, l'infinité de circulation anonyme que Marx a appelée le Capital,
qui est la loi du monde, produit en effet, entre autres déchets, qu'une grande partie de
l'humanité est traitée comme un déchet. Nombre de gens commencent à le considérer
comme tel dans les hautes sphères de la pensée. J'ai été frappé par une déclaration de
Guéant qui disait que si les Français n'étaient pas comme les Allemands, c'est parce
qu'ils faisaient trop d'enfants. C'est tout à fait cela : du point de vue de la rationalité
allemande (les Allemands ne font plus d'enfants du tout et sont obligés d'importer des
Turcs), toute une partie des petits bébés français sont des déchets.
Comment se fait l'accès à une vision du monde qui ne s'intègre pas à cette figure
désastreuse du déchet ? Où commence l'inacceptation ? Dans le séminaire de l'année
2002-2003[6], j'avais proposé de dire qu'il y avait des formes de subjectivation
hétérogènes à la circulation, des formes d'interruption de la circulation, et du reste aussi
de la communication, qui permettaient d'avoir accès à la subjectivation de type œuvre,
c'est-à-dire d'intégrer de façon anticipée le monde communiste inexistant. Je les avais
appelées : la démonstration, l'action, la passion et la contemplation. Je voudrais insister
ici sur le fait que ce ne sont pas seulement des subjectivations d'interruption, mais aussi
des subjectivations d'indifférence. Je crois que c'est une grande et difficile vertu que
l'indifférence. Par exemple l'indifférence aux résultats des élections européennes … Ce
n'est pas la même chose que de les boycotter, parce que si vous les boycottez, c'est que
vous ne les trouvez pas du tout indifférentes. Il y a un moment où il faut savoir être
indifférent, ce qui est tout à fait indépendant du fait que, bien qu'on soit indifférent, on
va voter quand même ; on fait bien toute la journée des choses auxquelles on est
indifférent. Ce n'est pas la question du faire ou ne pas faire, mais la question subjective
du rapport à tout ça. Voyez le temps qu'on perd à faire des âneries, à regarder des choses
stupides, à lire des journaux illisibles, à manger des choses épouvantables etc. Nous
passons notre temps à ramasser et consommer des ordures, c'est la loi du monde. On est
obligés de le faire, sinon ce ne serait pas la loi du monde, sinon il faudrait être un ermite
perdu sur une colonne dans le désert qui ne mange rien du tout … mais ça ne dure pas
longtemps. Ce n'est pas la même chose de faire quelque chose avec conviction ou de
le faire avec une touche au moins, ou une bonne dose, d'indifférence.
J'ai remarqué que déclaration, action , passion, contemplation, quand vous les
éprouvez avec force, il est vrai que vous devenez indifférent à tout le reste. Quand vous
êtes plongé en profondeur dans la résolution d'un problème mathématique, vous ne
pensez plus à rien d'autre, c'est une école d'indifférence ; quand vous êtes capturé par
une œuvre d'art essentielle, quand vous écoutez un morceau de musique dans une
interprétation inégalable etc., vous devenez indifférent au reste ; et de même quand vous
êtes clos dans une passion amoureuse : les amoureux sont seuls au monde, c'est bien
vrai ; quand vous êtes dans une grande insurrection populaire, que vous êtes en train de
prendre d'assaut le Palais d'Hiver, tout le reste vous vous en foutez. On met en avant
l'élan etc. mais l'élément d'indifférence est rarement mis en avant. Dans l'éthique qui
doit être la nôtre au regard du monde contemporain, je pense que le défaut c'est
l'insuffisance d'indifférence. Finalement, on nous traîne quand même à nous intéresser à
la circulation et tout le système politique est largement construit pour cela, pour
organiser de faux suspenses autour de choses auxquelles on croît qu'on ne peut pas être
indifférent. On nous impose comme des choses passionnantes des choses qui n'ont
aucun intérêt, y compris au point de vue de ce à propos de quoi elles prétendent avoir de
l'intérêt. Si je créais un journal, je l'appellerais « L'Indifférent » …
**
Je rappelle que nous avons jusqu'à présent procédé à une analytique de l'infini en
distinguant quatre types d'infini. Ces types d'infini ne diffèrent pas pour l'instant par leur
puissance, mais par leur mode d'existence, leur définition. Nous avons donc :
l'inaccessibilité, la résistance aux divisions, la disposition de très grandes parties
(infinité de type immanent), et enfin l'infinité de proximité au référent absolu qu'on peut
appeler « quasi-absolu » - car nous savons que l'absolu n'existe pas, est inconsistant. Il
va se trouver que ceci va constituer aussi une hiérarchie de puissance. Mais comment
comparer un infini avec un autre ? On y reviendra tout à l'heure.
Par ailleurs, nous avons défini quatre types de fini : l'accessibilité - notamment
par le compte, c'est pourquoi on peut caractériser ce type de finitude comme une
finitude économique ; la divisibilité – qui est la finitude de faible résistance aux
divisions, dont on peut dire que c'est une finitude politique ; la finitude de ce qui est
borné – c'est le règne des passions collectives identitaires qui est constamment alimenté
par l'imaginaire (en général un imaginaire fallacieux de l'autre, un fantasme) ; et enfin
une finitude du séparé, au sens de séparé de toute représentation de l'absolu, finitude qui
prend en général la forme de la négation de toute absoluité, finitude par conséquent de
type relativiste ou sceptique, finitude de la dictature de la variabilité des opinions, que
nous appellerons donc finitude démocratique.
Comme vous le voyez, la finitude en tant qu'idéologie ce n'est pas l'existence du
fini mais l'imposition au nom du principe de réalité du fini comme figure générale de ce
qu'est le monde et les sujets qui y habitent. Il ne s'agit pas en effet de s'engager dans la
voie consistant à dire : « l'infini, c'est bien, le fini c'est mauvais », voie qui conduit
inéluctablement à restaurer la transcendance de l'infini, voie empruntée par la plupart
des éthiques religieuses. Ce qui va constituer pour nous une opposition à la finitude en
tant qu'idéologie c'est de dire que cette imposition du fini va de pair avec l'imposition du
fini comme déchet. Elle ne peut pas fonctionner autrement. La contradiction ultime va
devenir celle entre la finitude passive, imposée, qui a comme réalité la figure du déchet
et la finitude active qui a l'œuvre pour destin. L'objectif, c'est le clivage du fini, ce qui
nécessite de passer par l'infini. Pourquoi ? Parce que le « bon fini », à savoir l'œuvre,
c'est un autre type de rapport entre l'infini et le fini que le fini comme déchet. Ce ne sont
même pas les mêmes types d'infini qui sont mobilisés dans les deux cas. Les quatre
types d'infini deviennent en effet une hiérarchie de puissances et on va pouvoir montrer
que la dialectique du déchet et de l'œuvre, dans son intensité d'existence, dépend à la fin
des fins des rapports de puissance entre figures de l'infinité, l'oppression convoquant,
comme je vous l'ai dit, les formes les plus « basses » de l'infini. Mais comment
comparer deux types d'infini ?
Il y a une technique qui consiste à tenter de montrer que tout infini d'un certain
type possède en réalité les propriétés de l'infini d'un autre type. Si vous êtes en état de
montrer qu'un infini capable de résister aux divisions est également inaccessible et si
vous montrez qu'en revanche il n'est pas vrai que tous les infinis inaccessibles résistent
aux divisions, vous créez un rapport dissymétrique, ou hiérarchique, entre les deux
infinis : l'infini inaccessible est en quelque manière absorbé par l'infini par indivisibilité
qui gagne ainsi un surcroît de puissance. Or des mathématiques (pas très anciennes) ont
effectivement démontré que l'infini de type 2 (par indivisibilité) est plus puissant que
l'infini de type 1 (par inaccessibilité)[7]. Résister aux divisions c'est un acte, ou une
situation, d'une intensité supérieure au simple fait d'être inaccessible selon les
procédures ordinaires. Quand on voit ce genre de démonstration, on est fasciné, parce
qu'on voit que ça a des tas de répondants dans l'expérience. En effet, quand vous êtes
inaccessible, c'est une situation statique, un état de fait, mais quand vous êtes capable de
résister non seulement au regard des procédures ordinaires de la situation mais au regard
de la tentative de vous diviser, qui, elle, provient de l'extérieur, il s'agit d'une situation
dynamique dont la puissance est supérieure. Par exemple, en politique, on a depuis
toujours vu que la question de l'unité est fondamentale et que la division était fatale, et
l'émiettement encore plus. Être uni face à une tentative de vous diviser, c'est plus
puissant que de rester tranquille, hors de portée. Si on prend un état amoureux, ce n'est
pas la même chose de traverser une épreuve où la question de la division serait à l'ordre
du jour (par exemple un désaccord grave) et d'en triompher, ou bien de rester tranquille
dans votre coin ; l'infinité latente convoquée dans le premier cas est plus puissante que
l'infinité latente convoquée dans le second. Les mathématiciens – et c'est pourquoi je
continue plus que jamais à soutenir que la mathématique c'est l'ontologie – nous
donnent l'être de la chose, son être générique, son être formel.
On a également démontré que tout infini de type 3 est aussi de type 2 : la
propriété d'indivisibilité (et par conséquent aussi d'inaccessibilité) est possédée par les
infinis immanents. Les infinis de type 3 sont donc supérieurs en puissance aux deux
autres. La démonstration en est complexe, parce que c'est moins intuitif. Cela veut
néanmoins dire ceci : si vous avez une puissance composée de votre propre puissance
immanente, si vous avez en vous-même des déterminations de puissance multiformes -
par exemple, en politique, votre détermination ou votre conviction subjective, le
caractère approprié de vos mots d'ordre, le caractère ramifié de votre organisation etc. -
alors cette puissance est supérieure à une puissance définie par sa relation à l'extérieur
(comme l'est l'infini de type 2). Ce n'est pas seulement l'unité en tant que telle qui va
jouer, mais l'intensité de cette unité. Dans la science, on voit bien que ce qui constitue la
force et l'intensité d'une nouvelle théorie, c'est le nombre de phénomènes dont elle
remanie l'intelligibilité. Si on compare la relativité restreinte d'Einstein au système de
Newton, on voit que l'horizon d'infinité convoquée par la première est supérieur à celui
qui est convoqué par le second : à un certain niveau d'approximation, la physique de
Newton est interne à la relativité, elle convient très bien pour des segments restreints de
l'univers, mais elle n'est plus adéquate au niveau d'une cosmologie galactique étendue.
Bien entendu, cela suppose que la mathématique, la disposition formelle, le système des
expériences de cette révolution physique qu'est la relativité restreinte lui confère de
l'intérieur son intensité spécifique par rapport au modèle antérieur.
Venons-en aux infinis définis par leur quasi-absoluité (infinis de type 4). Ce sont,
je le rappelle, des infinis aussi proches que possible de l'absolu, mais l'absolu étant le
moment où les multiplicités se dispersent complètement, leur consistance est aussi
proche que possible de l'inconsistance ; ils sont tellement grands qu'ils sont au bord de
s'évaporer, au bord de ce moment où vous ne pouvez plus les « ensembliser », les mettre
ensemble. Le lieu où on supposerait qu'il y a la totalité de l'être est une sorte de référent
à l'horizon, mais pour autant on ne peut pas dire que ce référent existe à proprement
parler, parce que exister veut dire « être une multiplicité » et que ça ne peut pas être une
multiplicité.
Vous avez des phénomènes de cet ordre dans les très grands mouvements de
masse : même quand vous avez en Égypte deux millions de personnes, ce n'est encore
pas beaucoup en définitive par rapport à la population égyptienne ; la norme interne de
ce très grand nombre ne peut pas être la totalité – de ce point de vue toute action
politique est minoritaire. De même, dans l'ordre de l'art, la hantise romantique de
l'œuvre d'art absolue, le dessein de récapituler la totalité de la puissance artistique. Chez
Wagner, c'est l'idée de mettre ensemble la musique, le décor, la poésie etc. Si on est trop
dans ce paradigme-là, on va faire en réalité quelque chose qui sera de bric et de broc,
c'est-à-dire quelque chose qui sera au péril d'une complète dissipation, d'une
pulvérisation néantisante (un multimédia …) - ce qui n'empêche pas que cela puisse
donner des formes d'intensité exceptionnelles, il faut tenir les deux.
Eh bien on démontre que les infinis de type 4 (infinis quasi-absolus) ont une
puissance supérieure aux trois autres : ils ont en effet toutes les propriétés d'un infini
immanent (et donc d'un infini divisible, et donc d'un infini inaccessible).
On a donc une véritable hiérarchie en termes de puissance. Cette hiérarchie est en
même temps une hiérarchie de l'intensité potentielle des œuvres, et ce dans tous les
domaines. L'intensité d'une œuvre – qu'elle soit scientifique, artistique, politique, ou
existentielle (amoureuse) – est traversée par cette hiérarchie des infinis.
Cette question hante la pensée de l'art depuis le début. Qu'est-ce qui fait que telle
œuvre d'art est un chef-d'œuvre éternel et qu'une autre, qui pendant un temps était
considérée comme valable, est tombée dans les oubliettes ? C'est une question irrésolue,
personne ne trouve un critère absolu pour ça. Il y a bien des résurrections de temps en
temps, mais, empiriquement, on constate qu'il y en a peu qui sont durables. Un exemple
parfait ce sont les grandes tragédies françaises du XVIIe siècle. Périodiquement, on
entend dire que ce n'est pas vrai qu'il n'y a que Corneille et Racine, et on vous en montre
un autre. Mais l'autre ne reste pas, il n'y a rien à faire ; après avoir occupé la scène
pendant quelques années, il retourne au néant et Racine et Corneille sont toujours là. Je
ne dis pas qu'il n'y a pas des œuvres qui ont pu être « sauvées ». Certaines ont mis
beaucoup de temps à être reconnues et, une fois reconnues, elles sont restées ou même
ont grandi ; Rimbaud en est un excellent exemple, mais il n'y en a pas beaucoup et ça
n'entre pas en contradiction avec le jugement établi sur beaucoup d'autres : la
résurrection de Rimbaud n'a fait disparaître ni Victor Hugo ni Mallarmé, Rimbaud s'est
simplement ajouté.
C'est un problème qui ne concerne pas seulement les procédures artistiques : par
exemple, quel est le critère de jugement sur l'importance d'un théorème en
mathématique ? Je soutiens que la différence qualitative en jeu relève en dernier ressort
de ce que le type d'infini convoqué par l'intensité propre de l'œuvre considérée n'est pas
le même.
Comme nous le reverrons, une œuvre résulte en réalité du croisement, du
frottement, de l'action réciproque complexe, de deux types d'infinité (au moins) et non
d'un seul. Et ce précisément parce qu'une œuvre, en tant que résultat actif, n'est pas le
déchet d'un infini simple, ne peut pas être le complémentaire d'un infini donné. Une
œuvre est donc nécessairement sous l'interaction d'un infini inférieur et d'un infini qui
lui est supérieur. Ce qui complique ici la chose, c'est le fait qu'à l'intérieur de chacun des
quatre types d'infinis, il y a des variations, des nuances. Il y a des œuvres qui résultent
du frottement de deux infinis qui appartiennent à la même catégorie mais qui sont quand
même différents.
Si on examine par exemple le type d'infinité convoqué par la figure
révolutionnaire moderne en politique (c'est-à-dire de la Révolution française à
aujourd'hui ou du moins à la Révolution culturelle prolétarienne en Chine), comment
répondre à la question : qu'est-ce que l'intensité d'une révolution ? La révolution de
1917 en Russie est-elle plus ou moins intense que la Commune de Paris ? C'est le
problème d'une dissertation difficile … On pourrait dire : la révolution de 1917 a été, du
moins un temps, victorieuse alors que l'autre a été écrasée dans le sang au bout de deux
mois – mais à quel type d'intensité se rapporte la notion de victoire ? On voit que
l'analytique de la hiérarchie des choses c'est bien une affaire de jugement, y compris de
jugement historique et finalement de conviction. Énormément de gens se sont ralliés en
conviction à la révolution de 17 parce que c'était justement la première révolution
victorieuse, elle relevait d'un type d'intensité que n'avait pas atteint la Commune de
Paris.
Autre exemple : entre les infinis indivisibles et les infinis immanents, vous avez
quatre autres espèces : les infinis indescriptibles, l'infini zéro dièse, les infinis de
Johnson et les infinis de Rowbottom. Ces infinis ne définissent pas un type à
proprement parler, mais des variantes du type : la propriété qui les définit de manière
fondamentale reste la même, c'est-à-dire la résistance à la division, néanmoins ce sont
des « améliorations » progressives de cette résistance. L'unité est bien une notion
générale, ce qui ne l'empêche pas d'être l'objet de discussions acharnées dans les
mouvements politiques : selon que l'on considère l'unité telle que la conçoivent les
anarchistes et l'unité telle que la conçoivent les bolcheviks, le type d'infini convoqué est
différent : Bakounine et Marx ont fondé ensemble la 1ere Internationale, mais se sont
opposés ensuite, peut-être parce que l'un se référait à un infini de Johnson et l'autre à un
infini de Rawbottom …
Dans la quasi-absoluité, c'est encore plus compliqué et on comprend pourquoi : au
bout, il n'y a rien, il n'y a pas de dernier infini, pas d'infini ultime, c'est comme une
progression à la limite mais sans limite, on peut donc toujours avancer. À l'état actuel de
l'investigation, on trouve quatorze espèces … je rêverais de faire cours uniquement là-
dessus, j'essaierai d'en toucher quelques mots de façon didactique dans L'immanence
des vérités. On ne peut manquer d'être fasciné par cette zoologie étrange – infinis
« indescriptibles », « presque énormes », « ultime 2 », ... (comme toujours les noms
chez les mathématiciens sont significatifs de nuances, dans cette zone trouble et
complexe où les infinis, aux abords de l'inconsistance, grouillent comme des insectes).
J'arrête là pour aujourd'hui. La prochaine fois nous parlerons de Paul Celan et
plus particulièrement de trois poèmes qui sont en rapport avec ce qui a été dit ici. Leur
signification générale est que si vous voulez vous situer au-delà du déchet, vous devez
avoir une exposition subjective qui n'est pas pliée au déchet et à sa circulation, vous
devez en quelque façon être hors de vous-même.
11 JUIN 2014
Car la droite, elle, ne promet rien, elle promet simplement la perpétuation de ce qu'il
[1]
y a, aggravé si possible : plus d'ordre, plus de travail, à bas les 35 heures, bossez plus, si
vous n'avez pas de travail, c'est que vous êtes un ringard etc. - et ceci parce qu'on est
« en retard » ... J'ai lu un entretien avec le « sauveur » de Goodyear : à la remarque de
quelqu'un qui lui disait qu'il avait traité les ouvriers français de fainéants, il a répondu :
« Évidemment ! En Chine ils travaillent 12 heures !». Quand on sait ce que c'est qu'une
usine en Chine, ce n'est pas une promesse rigolote.
La
[2]
« matrice » en est disponible sur internet, par
exemple : http://www.huyghe.fr/dyndoc_actu/44b4a838af4d3.pdf
[DF] : voir le séminaire du 12 juin 2013 (« la Substance est constituée d'une infinité
[3]
d'attributs »)
son milieu et à angle droit, sur le schéma reproduit à la séance du 6 novembre 2013.
Paru récemment aux éditions Fayard sous le titre « Images du temps présent »,
[6]
dans un volume qui regroupe les séminaires des années 2001 à 2004. Voir en particulier
les séances du 9 octobre et du 20 novembre 2002.
ARGUMENT
Dans les séminaires des deux dernières années, nous avons établi les points
suivants :
1. L’idéologie dominante, dans le monde contemporain, celui du
capitalisme impérial mondialisé, repose sur une acceptation consensuelle de la finitude.
La norme indépassable du Sujet y est en effet la satisfaction et son corrélat inévitable :
la concurrence pour obtenir cette satisfaction.
2. S’opposer à cette idéologie ne revient évidemment pas à s’installer
dans l’infini comme s’il était une patrie spirituelle séparée. Ce fut, et c’est encore, la
stratégie du spiritualisme religieux. Il s’agit bien plutôt de diviser le principal concept
en jeu, à savoir celui de réalité finie.
3. Je propose que cette division fasse contraster deux types de fini, et
donc de finitude, celle qui relève du déchet, et celle qui relève de l’œuvre. On dira que
la finitude du consommateur contraint, la finitude de l’occidental démocrate, relève
d’une circulation passive des déchets, autrement nommés « marchandises », circulation
réglée par l’infini inaccessible et innommé du Capital comme tel. On dira que la
finitude de l’homme libre, la finitude égalitaire, la finitude de Socrate, ou du
communisme, relève d’une interruption active de la circulation par l’effet d’une œuvre
Cette interruption prend toujours la forme d’une démonstration, ce qui la lie à la
science, d’une action, ce qui la lie à la politique, d’une passion, ce qui la lie à l’amour,
ou d’une contemplation, ce qui la lie à l’art.
Il s’agira cette année d’entrer dans le détail des opérations vivantes, créatrices,
disciplinées, qui permettent de se tenir autant que possible dans la logique de l’œuvre, et
de conquérir, pour le sujet ainsi engagé, la possibilité de faire enfin l’expérience de la
vie vraie, et par conséquent du bonheur.
Bonjour à tous pour le début de ce qui sera mon avant-dernier séminaire. J’ai
décidé en effet, en vertu de l’axiome hégélien selon lequel « tout ce qui commence
mérite de périr », d’arrêter le séminaire à l’été 2016. Et après, approchant d’un âge
canonique, je pourrai me consacrer enfin à moi-même. Voilà pourquoi, en réalité, ce
séminaire est l’avant-dernier et le séminaire de l’année prochaine coïncidera, je l’espère,
avec la publication de L’immanence des vérités, résultat du présent séminaire, de sorte
que nous aurons à la fois lors de la dernière séance du dernier séminaire, la distribution
de l’achèvement de la trilogie L’être et l’événement.
INFORMATIONS
Hypérion de Hölderlin (qui a été l’objet d’une lutte idéologique massive au
dernier festival d’Avignon) sera joué au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers entre le
vendredi 26 septembre et le jeudi 16 octobre. La contemporanéité de ce roman est très
frappante parce qu’au fond ce sur quoi Hölderlin médite à propos de la situation
nationale grecque, c’est sur qu’en est-il des leçons de la Révolution dans un contexte
qui n’est pas celui de la Révolution elle-même, tout ça repris dans le style allégorique de
Hölderlin. En fin de compte, ça veut dire : quel usage peut-on faire de l’idée
révolutionnaire quand la situation ne l’est pas ? C’est quand même un peu de ça qu’il
s’agit. Cette méditation me semble contemporaine à vrai dire. Il y a en particulier une
capacité de Hölderlin à saisir ce que c’est qu’une situation en apparence vide, une
situation dont on pourrait dire que toute idée s’est absentée et que donc nous devons
faire face sans médiation à sa vacuité politique, historique, nationale, tout ce que vous
voulez. Ce que Hölderlin fait dire à son héros, Hypérion, un jeune homme - car c’est
vraiment le roman de la jeunesse confrontée à l’histoire - c’est qu’il faut être d’autant
plus dans le calme de la pensée que la situation est vide. On ne peut pas remplir une
situation vide par des imprécations contre le vide. Il faut, au contraire, être à la hauteur
de ce vide d’une façon qui laisse jouer la pensée dans sa propre certitude.
Je vais vous lire un bref passage sur ce point, qui résonne comme aujourd’hui.
HYPERION A BELLARMIN
Il est une éclipse de toute existence, un silence de notre être, où il nous semble
avoir tout trouvé.
Et il est une éclipse, un silence de toute existence, où il nous semble avoir tout
perdu, une nuit de l’âme, où nul reflet d’étoile, même pas un bois pourri, ne nous
éclaire.
J’avais retrouvé le calme, plus rien ne me faisait errer à la mi-nuit. Je n’étais plus
dévoré par ma propre flamme.
Tranquille et solitaire, je gardais les yeux fixés sur le vide au lieu de les porter
vers le passé ou l’avenir. Les choses, lointaines ou proches, n’ assiégeaient plus mon
esprit. Quand les hommes ne me contraignaient pas à les voir, je ne les voyais pas.
Naguère, ce siècle m’était apparu souvent comme le tonneau des Danaïdes et mon
âme avait gaspillé tout son amour à le remplir. Maintenant je n’en voyais plus le vide et
l’ennui de la vie avait cessé de peser sur moi.
Plus jamais je ne disais aux fleurs : « Vous êtes mes sœurs !», ou aux sources :
« Nous sommes de la même race ! ». Je donnais à chaque chose son nom, fidèlement,
comme un écho [maxime très importante, pour aujourd’hui : donner à chaque chose son
nom, calmement].
Ainsi qu’un fleuve aux rides arides où nulle feuille de saule ne se reflète dans
l’eau, le monde passait devant moi sans ornements[1].
Alain Badiou nous signale également avoir écrit cet été une pièce de théâtre Le
second procès de Socrate, dont des extraits seront lus lors de la séance spéciale du
séminaire du lundi 6 octobre qui aura lieu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers à
20h. On y apprend que Socrate a fait appel (il n’a pas osé le dire parce que cela
contrevenait un peu à sa légende). Cet appel est suspensif : tant que la Cour d’Appel ne
s’est pas réunie, on n’a pas le droit de mourir si on a été condamné à mort. Au moment
où la pièce commence, l’appel n’a pas encore eu lieu, depuis 2500 ans. Le procès
commence une fois que la Cour d’Appel d’Athènes s’est réunie, non sans mal, Socrate
ayant pour avocats maître Platon, maître Aristophane et maître Xénophon.
*
Je vais maintenant lire, en la commentant, la présentation du séminaire de cette
année, que certains d’entre vous ont déjà eue, de façon à nous remettre dans le
mouvement général de ce séminaire.
Dans les séminaires des deux dernières années, nous avons établi les points
suivants :
1. L’idéologie dominante, dans le monde contemporain, celui du capitalisme
impérial mondialisé, repose sur une acceptation consensuelle de la finitude. La norme
indépassable du Sujet y est en effet la satisfaction, par un renversement de la maxime
antique, déjà pointé par le très regretté Gilles Châtelet, « il est imposé aujourd’hui de
penser que mieux vaut un pourceau satisfait qu’un Socrate mécontent »[2].
Il s’agit ici de rappeler que la finitude est le vrai noyau consensuel,
subjectivement, de la réalité contemporaine, dans son fonctionnement assumé et la
résignation qui l’entoure.
Je voudrais insister sur un point très important : l’organisation générale de la
société contemporaine - il n’y en a aujourd’hui, comme vous le savez, qu’une seule,
celle du capitalisme comme infrastructure avec comme superstructure politique,
idéalement, ce qui est appelé ici « démocratie » - cet ensemble, qui constitue la seule
norme reconnue de façon consensuelle, est le premier, je pense, dans l’histoire des
hommes, qui n’ait pas besoin d’être approuvé, qui n’ait pas besoin que les gens
manifestent pour lui un enthousiasme et une adhésion considérables. On ne vous
demande pas de penser que le capitalisme, et ce qui va avec, c’est bien, il n’y a que
quelques fanatiques qui sont chargés de ça. Vous avez simplement l’obligation de
penser qu’il n’y a rien d’autre qui fonctionne, c’est-à-dire vous avez simplement besoin
d’une subjectivité résignée. Il suffit, même si vous êtes radicalement contre, que vous
souteniez implicitement ou explicitement qu’en réalité c’est ça qui marche, que c’est ça
l’état des choses, pour que ce système se perpétue. Ce n’était pas le cas des
organisations anciennes où il y avait besoin de beaucoup plus que cela : d’une
sacralisation des figures du pouvoir, d’une adhésion explicite, d’un sceau religieux
éventuellement etc. On en revient toujours à la fameuse maxime de Churchill : « la
démocratie, c’est pas formidable, mais c’est mieux que tout le reste ». Il suffit donc,
pour sa perpétuation, d’une organisation subjective qui soit de l’ordre d’un
consentement passif, compatible avec une agitation moyenne - des actions de
protestation, de désarroi, de changement d’écurie électorale, tout ce que vous voulez –
agitation qui n’a manifestement aucune idée directrice générale qui consisterait à dire :
« Non, ce système est extrêmement mauvais et doit être détruit et changé ». Or ce que
je soutiens, c’est que cette résignation moyenne est philosophiquement soutenue par la
conviction du caractère limité et fini de l’existence humaine. C’est la finitude comme
telle qui est l’ontologie de cette conviction résignée. La subjectivité de la finitude c’est
la satisfaction. Une répartition honorable de la satisfaction est parfaitement compatible
avec le fait que le système qui répartit est intrinsèquement injuste ou injustifié ;
l’important est qu’il s’accorde avec la finitude.
La finitude est souvent renvoyée au caractère mortel de l’animal humain. Notre
être est, comme le disait emphatiquement Heidegger, un être-pour-la-mort : autrement
dit, il y a une finitude essentielle qui doit être assumée comme une composante
essentielle de l’existence, et pas nécessairement de façon négative. En réalité, je pense
que la mort n’affecte nullement de finitude l’existence. Il faut absolument résister à cet
argument parce que la finitude ou l’infinité sont des déterminations intrinsèques aux
multiplicités considérées et non pas extrinsèques. Le fait que quelque chose soit borné -
comme la vie par la mort - le fait que quelque chose cesse, ne dit rien sur son caractère
fini ou infini. La preuve c’est qu’un segment de droite, borné à ses deux extrémités,
contient une infinité de points ; on peut même démontrer qu’il a autant de points que la
droite toute entière. De ce point de vue, la mort, qui est un phénomène biologique
incontestable, n’exclut nullement par elle-même qu’il y ait une intensité infinie de
l’existence. Confondre la finitude et la limite est une erreur conceptuelle. La thèse de
finitude utilise en réalité la notion de limite comme argument, c’est une sophistique. Ce
qui est affirmé c’est une finitude intrinsèque, une finitude qui affecte en elle-même
l’existence humaine, et plus généralement finalement les objectifs possibles de la
société, les figures de création dont l’humanité est capable etc. Selon la thèse de finitude
(au sens d’une norme ontologique et non pas d’une limite), l’animal humain peut
revendiquer d’être un individu mais non pas réellement d’être un Sujet. Nous devons
nous contenter de considérer que notre atomicité individuelle est en réalité ce à quoi se
réduit notre être. C’est pourquoi il y a une correspondance fondamentale entre la thèse
de finitude et l’ontologie économique du libéralisme, à savoir l’idée que l’agent
économique c’est l’individu comptable de ses intérêts. Cette réduction de l’existence à
l’individualité comme telle est une des composantes de la thèse de finitude.
C’est aussi ce qui fait dire que la catégorie positive, normative, est la satisfaction.
La satisfaction c’est proprement la version finie de la norme existentielle, c’est celle qui
est compatible avec l’idéologie de la finitude. Je soutiendrai que ce qui n’est pas
compatible avec la thèse de finitude, c’est la catégorie de bonheur (ou, dans le
vocabulaire de Spinoza, de béatitude). Je signale sur ce point, de façon légèrement
narcissique, que j’ai aussi écrit cet été, outre Le second procès de Socrate, un petit livre,
une sorte de court traité éthique, qui s’appelle Métaphysique du bonheur réel, où vous
retrouverez la corrélation entre l’idée de bonheur et la thèse d’infinité. De même que je
pense que le noyau fondamental de l’oppression est aujourd’hui la thèse de finitude, de
même je pense que l’émancipation de cela, la possibilité d’un bonheur réel dans les
conditions du contemporain, est liée à la thèse d’infinité.
*
2. S’opposer à cette idéologie [de la finitude] ne revient évidemment pas à
s’installer dans l’infini comme s’il était une patrie spirituelle séparée. Ce fut, et c’est
encore, la stratégie du spiritualisme religieux. Elle est d’autant plus inopérante que Dieu
est mort (probablement depuis assez longtemps, bien que la date de son décès ne soit
pas encore connue avec la précision nécessaire). Il s’agit bien plutôt de diviser le
principal concept en jeu, à savoir celui de réalité finie.
2.1. Le noyau absolu de la propagande religieuse est en effet que nous pouvons
surmonter notre destin de finitude dans un accrochage à l’éternité divine comme lieu du
seul vrai bonheur dont l’humanité est capable. Le vrai bonheur est conçu comme
transcendant à la finitude. Le problème est que l’infini est pensé dans une figure
séparée, la figure de Dieu, et le destin infini du bonheur éternel est lui-même dans une
figure de séparation d’avec la vie terrestre.
2.2 Je le dis d’une manière un peu provocatrice, mais je pense que le fait que nous
ne sachions pas la date véritable de la mort de Dieu est une véritable question. Pas le
faux-semblant de Dieu qu’était le Christ, qui, lui, est effectivement mort (bien que pas
véritablement puisqu’il n’est mort que pour ressusciter) et dont on connaît la date de la
mort. C’est de la mort de Dieu en tant que phénomène général qu’il s’agit, c’est-à-dire
au sens où en parle Nietzsche. Je suis d’accord avec lui pour dire qu’il y a un événement
historique de la mort de Dieu. « Dieu est mort » veut dire qu’il est devenu inactif.
Même ceux qui s’en réclament, et ils sont encore nombreux, s’en réclament dans une
dimension qui doit trouver son terrain d’activité ailleurs ; c’est pourquoi aujourd’hui ne
sont réellement actives que les religions qui se mêlent de politique, ce sont elles qui
occupent la scène de l’histoire : et en tant qu’elles sont en réalité identifiées à une
politique, elles ne se posent plus la question de savoir si Dieu est mort ou vivant,
l’important c’est que, au nom de Dieu, la politique l’emporte. Dieu est là comme garant
infini statique d’un déploiement dont le réel est une activité politico-collective qui se
déploie pour elle-même et dont les objectifs sont parfaitement formulables
indépendamment, sinon de ce que la religion donne comme prescriptions, mais de
l’existence comme telle de Dieu, qui n’est pas comprise dans cette affaire.
Tout ceci est possible parce qu’il est toujours possible encore aujourd’hui de
soutenir que Dieu n’est pas mort. Il faudrait donc une conférence internationale pour
fixer arbitrairement la date de la mort de Dieu (je veux bien faire le rapport, ce serait un
rapport très modéré, centriste, faisant droit à tous les aspects de la question … ainsi
pourquoi ne pas faire droit à d’autres figures de Dieu que le Dieu séparé ?). Ce serait un
facteur de paix. Même si ça n’empêchera pas les islamistes, les partisans du Tea Party
etc. de continuer leur business, ils n’ont pas besoin de Dieu pour ça, ce n’est pas de ça
qu’il s’agit : ils ont des objectifs terrestres tout à fait précis, ils luttent pour des pouvoirs
parfaitement définissables.
De quel Dieu prononce-t-on la mort ? C’est le Dieu qui a puissance de séparation,
le Dieu du monothéisme historique, celui qui concentre en lui les attributs de la
puissance, le gardien de l’infinité séparée, dont il est en réalité le nom. C’est aussi le
tenant absolu du Nom-du-Père. Toutes les sociétés antérieures ont eu besoin d’un sceau
divin sur l’autorité politique (le monarque était bien content de dire qu’il était de droit
divin); or on n’a plus besoin du sceau divin, et donc du Dieu capable de donner ce
sceau, quand on substitue une fois pour toutes la satisfaction au bonheur infini, quand
on dit aux gens : «Vous pouvez vous contenter de ce qu’il y a, le capitalisme est
suffisamment productif pour vous donner assez de cadeaux pour votre vie terrestre ». Le
Dieu qui donne le cadeau séparé de l’infinité existentielle, je pense que c’est celui-là qui
n’a plus lieu d’être, celui-là qui est mort, parce qu’en réalité le capitalisme n’en a pas
besoin.
2.3. Une réalisation humaine, si universelle soit-elle, peut toujours être déclarée
finie. La sortie de l’idéologie de la finitude est, comme toujours, dialectique. Il ne s’agit
pas de détruire le concept adverse pour le remplacer par un autre, pas plus qu’une vraie
révolution, nous en sommes aujourd’hui avertis et certains, ne consiste pas à détruire un
État pour le remplacer par un autre – même s’il faut en passer par là. Il s’agit de diviser
la catégorie sous-jacente au dispositif mental adverse, de la déplacer sur un horizon
distinct et de l’articuler à ce à quoi elle semblait soustraire. En l’occurrence, il s’agit de
diviser le concept que résume l’adjectif « fini », en distinguant, je le répète, la finitude
de la limite. « Fini » est une détermination intrinsèque. Nombre de philosophes,
d’artistes, de créateurs ont déjà perçu que l’existence humaine en tant que telle peut être
considérée comme touchant à l’infini, accédant à l’infini, se déployant dans une forme
d’infinité, et ce indépendamment du fait de savoir si elle est mortelle ou pas mortelle.
Pour cela, il faut accéder à une nouvelle définition du fini et je propose qu’elle n’est pas
saisissable comme une figure d’être à proprement parler : le fini est toujours un résultat.
En particulier dans le monde contemporain, la finitude est un résultat qui nous est
imposé. On peut employer ici le vieux vocable d’« idéologie dominante » : la finitude
est l’idéologie dominante de notre temps. La finitude nous est imposée comme doctrine
avec tout ce qui s’y rattache : le primat de la satisfaction sur le bonheur, la fin des
illusions idéologiques, l’impossibilité d’une humanité réconciliée etc. et, en fin de
compte, la nécessité de se contenter de ce qu’on peut acheter sur le marché. Je propose
de dire, c’est le point techniquement difficile, que le fini est le résultat de la dialectique
entre deux infinis de types différents. On peut le dire de façon un peu métaphorique en
disant que le fini est toujours le résultat d’une tension entre une situation et une forme
ou une idée. Si vous transformez une situation au nom d’une idée, vous allez avoir une
production fragmentaire de cette transformation qu’on pourra dire finie au sens où elle
résultera du jeu entre deux virtualités infinies, l’infinité de la situation d’un côté et
l’infinité de la forme ou de l’idée de l’autre. Le point clé est que, comme nous l’avons
déjà vu l’année dernière, ce résultat peut être ou passif ou actif. Par exemple, ce qui
résulte de la situation contemporaine et de la pratique de l’idéologie libérale dans cette
situation, c’est en effet un résultat fini ; ce résultat fini est passif parce que les deux
infinis convoqués sont homogènes, ils se surimposent l’un à l’autre. La situation telle
qu’elle est et l’idéologie capitaliste libérale sont, l’une comme l’autre infinies en un
certain sens, mais le résultat - c’est-à-dire le résultat de la politique menée par les
gouvernements occidentaux dans le monde - relève d’une finitude enregistrée
passivement par tous les acteurs de la situation. Par contre, il se peut que la corrélation
entre les deux infinis soit active, c’est-à-dire qu’elle produise un résultat qui n’est
déductible d’aucun des deux termes primordiaux qui sont en jeu, c’est un
résultat hétérogène. Si vous traitez la situation actuelle à partir d’une idée effective et
infinie de l’émancipation économique et politique (ce n’est malheureusement pas du
tout ce qui se passe …), vous allez produire un résultat qui ne sera pas homogène à la
situation elle-même, il va apparaître dans la situation comme un élément hétérogène. Je
propose de dire que dans ce cas le fini est une œuvre ; dans le premier cas, je propose de
dire que c’est un déchet. La division constitutive du fini va être la division entre œuvre
et déchet.
On peut prendre une autre métaphore. On peut aussi dire que le fini comme
œuvre, dans le monde contemporain, s’avère hétérogène à la circulation générale. La loi
générale de notre monde c’est la circulation du capital, c’est-à-dire des marchandises.
Les grandes questions dans ce monde sont celles qui concernent les vitesses de rotation,
les obstacles à la circulation ... Dans l’ordre de la culture, la forme particulière de la
circulation c’est la communication. La bonne santé du monde contemporain, c’est la
bonne santé de la circulation ; quand ça ne circule plus, tout le monde commence à
s’inquiéter, parce qu’on ne sait pas ce que ça devient. On l’appelle la déflation. C’est
terrible, parce que c’est la circulation qui est l’essence de la chose; la chose n’existe pas
puis elle circule, non, c’est la circulation qui la constitue.
Donc un déchet c’est ce qui circule - y compris les déchets réels qu’on emporte
dans des camions ; quand vous voyez passer des éboueurs, vous avez la métaphore du
monde contemporain : un énorme camion qui circule plein de cochonneries
(transformation en déchets d’autres déchets) avec pour le servir les éboueurs eux-
mêmes et comme spectateurs de la circulation, les gens qui regardent passer le camion.
Vous avez aussi des virtualités de déchet. J’aime beaucoup le fait que beaucoup
de machines soient truquées pour mourir assez tôt, c’est-à-dire qu’elles portent le déchet
en elles-mêmes. Je l’ai vérifié récemment à propos de mon imprimante. Tout à coup j’ai
vu s’afficher : erreur B 200 ; après une recherche sur Internet sur « l’erreur B 200 », j’ai
vu des centaines de pages de gémissements, des gens qui proposent 7 méthodes de
résolution différentes du problème etc. Je les essaie avec zèle et le moteur s’éteint
brusquement, comme si la machine avait été piégée ; il n’y a dès lors pas d’autre issue
que de la jeter par la fenêtre pour qu’elle se retrouve dans le camion à poubelles qui
était sa destination initiale. Elle a certes servi à imprimer quelques pages mais elle était
néanmoins marquée au début de son sceau de finitude, elle avait sa mort programmée
immanente, et le consommateur doit être dressé à savoir qu’en tout cas il n’y a pas
d’infinité des imprimantes. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il faut que les
imprimantes circulent, que si elles durent vingt ans, le marché est foutu. Elles sont
fabriquées non pas pour qu’on s’en serve mais pour être des marchandises. On arrive
d’ailleurs, même quand elles marchent, à vous persuader qu’il faut les remplacer :
l’appareil n’est plus à la mode, il n’y a plus les encres convenables etc. Par contre,
l’autre est formidable : c’est un appareil multi-fonctions, il a un scan, un dispositif
incorporé pour presser les oranges, il est capable de photographier, y compris vous-
mêmes etc. On voit bien que la satisfaction est finie, au sens passif, parce qu’elle est
elle-même porteuse d’une insatisfaction qui est sa véritable essence. Les objets qui
circulent, les marchandises, dont nous sommes en réalité les servants, sont le support de
ce transit constant d’une satisfaction à une insatisfaction.
L’autre définition d’une œuvre, c’est ce qui fait butée ou interruption de la
circulation. En un certain sens, c’est ce qui ne circule pas. Si vous prenez une grande
œuvre d’art, c’est quelque chose qui à un moment donné ne circule plus que pour
indiquer que quelque chose ne se réduit pas à la circulation. Tout ce qui a une
connexion avec l’éternité interrompt la circulation. Quant à nous-mêmes, on peut dire
que le bonheur réel, une de ses définitions, c’est de ne pas circuler : c’est la possibilité
d’être arrêté en vous-même en une stase par laquelle vous êtes dans l’expérimentation
intérieure de votre propre infinité. Sur ce point je donne raison à Spinoza quand il dit :
« Nous expérimentons que nous sommes éternels », c’est comme ça qu’il définit la
béatitude. Dans son langage à lui, nous expérimentons que nous sommes éternels quand
nous avons une idée adéquate. Une idée adéquate, c’est quelque chose qui ne circule
plus, ce sont les idées inadéquates qui circulent, remplaçables par d’autres idées
inadéquates. Une idée adéquate, c’est une idée qui arrête la pensée dans l’effectivité de
son expérience quant à l’objet de cette pensée. Quand vous avez vraiment résolu un
problème mathématique, après avoir beaucoup erré, ça ne circule plus. Le sentiment
subit d’une rencontre amoureuse, c’est la même chose, les poètes l’ont chanté, ça arrête
le temps. Arrêt du temps qui est aussi construction d’un nouveau temps.
*
3. Je propose que cette division fasse contraster deux types de fini, et donc de
finitude, celle qui relève du déchet, et celle qui relève de l’œuvre. On dira que la
finitude du consommateur contraint, la finitude de l’occidental démocrate, relève d’une
circulation passive des déchets, autrement nommés « marchandises », circulation réglée
par l’infini inaccessible et innommé du Capital comme tel. On dira que la finitude de
l’homme libre, la finitude égalitaire, la finitude de Socrate, ou du communisme, relève
d’une interruption active de la circulation par l’effet d’une œuvre Cette interruption
prend toujours la forme d’une démonstration, ce qui la lie à la science, d’une action, ce
qui la lie à la politique, d’une passion, ce qui la lie à l’amour, ou d’une contemplation,
ce qui la lie à l’art.
3.1. Considérons le quatuor des subjectivations de l’œuvre.
La démonstration est évidemment un arrêt de la circulation parce qu’elle est
conclusive. Ça s’arrête dans l’auto-suffisance de ce que la démonstration a établi dans
votre esprit. Et si vous avez compris la démonstration, eh bien vous êtes dans la
béatitude au sens de Spinoza. Il a peut-être fallu être longtemps insatisfait (être un
« Socrate mécontent »), mais cette insatisfaction, à l’inverse de l’autre, vous promet le
bonheur.
Une action c’est la même chose - si c’est une action qui est l’obtention, fût-elle
partielle, de l’incarnation émancipatrice d’une idée, la transformation réelle de la
situation dans le sens d’une infinité. Ça peut être dur, contraignant, ça peut échouer,
mais ça ne circule pas. C’est ce que les romantiques allemands appelaient
l’enthousiasme politique, dont ils voyaient le paradigme dans la Révolution Française.
La passion c’est la même chose parce que c’est quelque chose comme
l’acceptation intégrale de l’existence de l’autre. L’altérité elle-même ne fonctionne plus
comme une circulation mais comme un point d’arrêt. Car c’est cela l’amour : c’est
quelqu’un d’autre qui est un point d’arrêt de l’altérité. C’est une altérité qui doit être
explorée et assumée pour elle-même et qui ne consiste pas à passer d’une altérité à une
autre altérité. C’est pourquoi l’amour a toujours été considéré comme le contraire de
la socialité. La socialité, c’est le tourniquet des autres, alors que dans l’amour il y a une
butée sur l’autre et il faut faire avec.
Quant à la contemplation de l’œuvre d’art, elle arrête l’esprit en tant qu’elle se
suffit à elle-même. Vous pouvez toujours en parler à quelqu’un, il n’empêche que, le
temps de la contemplation, vous êtes face à quelque chose qui en soi-même est une
interruption de circulation, le point d’arrêt d’une contemplation probablement infinie.
3.2. Quant aux types de finitude qui sont de l’ordre du déchet, j’en avais
également dégagé quatre l’année dernière.
Il y a ce qui relève de l’accessibilité, c’est-à-dire cet élément de l’idéologie de la
finitude qui vous dit qu’il faut bien savoir que ce qui compte, c’est ce qui est accessible
dans la figure donnée de l’état des choses. L’accessibilité est la forme véritable de
l’idéologie de la réalité (« il faut être réaliste »). Avant d’entreprendre quoi que ce soit,
vérifiez bien que vous êtes dans le registre de l’accessibilité, c’est-à-dire dans le registre
intra-fini du possible. L’accessibilité, c’est la finitude appliquée au possible. L’ennemi
absolu, c’est l’impossible. Il y avait là-dessus une phrase de Mitterrand dans une
discussion avec ses conseillers. Il disait : « Au fond, nous devrions faire comme Lénine
[vous vous rendez compte !], nous devrions appliquer tout notre programme » ; mais,
ajoutait-il, « c’est impossible ». Ça prouve qu’il était plus au fait des lois de l’idéologie
de la finitude que Hollande qui, lui, dit : « Mon truc marchera peut-être … ou peut-être
pas », ce qui est vraiment la version minimale de l’accessible (puisque presque tout est
inaccessible). On passe son temps dans le monde contemporain à expliquer aux gens
que beaucoup de choses, et peut-être même l’essentiel, c’est-à-dire ce que la masse des
gens souhaite véritablement, est inaccessible. On veut dire par là que la réalité de la
circulation, c’est tout ce qu’il y a : ou bien ça circule et c’est accessible, ou bien ça ne
circule pas et ce n’est pas la peine d’en parler
Il y a ce qui est divisible. Le divisible, c’est cet aspect de la finitude qui consiste à
dire qu’en réalité toute unité qui serait polarisée par l’infini serait destinée à se défaire.
C’est un point très important de l’argumentation. La pire menace contre l’idéologie de
la finitude c’est l’œuvre et au niveau collectif, l’œuvre c’est l’action politique. L’œuvre
politique demandant une unité maximale, on fait propagande, et on donne des exemples,
pour dire que cette unité maximale est impossible pour des raisons de finitude. Il y aura
toujours suffisamment de contradictions entre les gens pour que cela ne puisse pas se
faire. La politique de la finitude proprement dite consiste à rendre ça réel, c’est-à-dire à
diviser les gens. Diviser les gens est une pratique dont on sous-estime toujours
l’importance parce qu’on s’imagine toujours que ces divisions ont une origine purement
objective. Mais ce n’est pas vrai. Même dans les cas les pires, quand les gens s’égorgent
entre eux, on s’aperçoit que c’est parce qu’il y a des gens qui ont intérêt à ce qu’ils
s’égorgent. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi des gens qui ont vécu ensemble des
siècles durant s’entre-égorgent. Ce qui s’est passé c’est le principe de divisibilité mis en
œuvre contre toute figure potentielle de l’unité lorsqu’elle devient périlleuse. C’est
pourquoi lorsqu’il y a des mouvements, il y a toujours quelqu’un qui agite quelque part
des figures de division, des figures de renoncement, des figures de trahison, parce que
d’une certaine manière l’œuvre en tant qu’œuvre collective requiert un certain type
d’unité tel qu’il serait inadéquat, inapproprié à la logique générale de la finitude. C’est
aussi l’importance considérable du témoignage de ceux qui ont renoncé. On adore ça
dans la propagande : le gars qui était révolutionnaire et qui est devenu solidement
réactionnaire, le repenti, le traître. C’est un personnage magnifique parce qu’il est la
divisibilité en personne. C’est lui qui dit : « L’unité qui a eu lieu, elle était factice, je
peux vous le dire : j’en étais ». Il y a une héroïsation de celui qui renonce, de celui qui
dit : « J’ai bien fait ça, mais j’ai vu que c’était impossible », il est le témoin même de la
division. J’imagine que Valls devienne ministre de Sarkozy (c’est très possible), cela
serait une spectaculaire preuve que tout n’est que divisions, recompositions etc. Parce
que même une trahison aussi faible que celle-là – car Valls ne renoncerait à rien, on se
demande d’ailleurs à quoi il pourrait renoncer – attesterait publiquement le fait que
même des figures misérables de l’unité seraient déjà de trop et que le traître est la seule
bonne figure … de l’unité recomposée ailleurs. Il y a une grande force, je vous l’avais
dit l’année dernière, dans une sentence de Lacan selon laquelle le vrai désir est celui qui
traverse et endure la trahison sans faiblir.
Quant au borné, son exemple classique est la passion identitaire : nationalisme,
familialisme, racialisme etc. Elle indique qu’il y a un plombage absolu de toute notion
d’œuvre par la passion de l’identité. Celle-ci est contre l’œuvre par définition parce que
l’identité c’est ce qui ne peut que se manifester comme tel, ce qui ne bouge pas. Il n’y a
pas d’œuvre identitaire, mais seulement une répétition identitaire. Par définition,
l’identité c’est ce qui veut se conserver, ce qui s’accroche à ce qui ne doit disparaître à
aucun prix.
Le séparé c’est cette forme de finitude quasi métaphysique qui consiste à dire :
« En tout cas, nous restons séparé de l’absolu ». Même certains accents de la théologie
sont en réalité des instances de la finitude parce qu’ils proclament le séparé de l’infini.
Accessible, divisible, borné et séparé forment la constellation de ce qu’on pourrait
appeler le langage, ou la rhétorique, de la finitude, chacune de ces instances pouvant
être sollicitée en fonction des besoins de la conjoncture. Quand vous prenez la presse ou
l’information, vous vous apercevez qu’elles sont entièrement au service de la finitude.
Ces quatre figures du fini, comme nous l’avions vu l’année dernière, sont
articulées à quatre figures de l’infini : a) l’inaccessible, dont on peut dire qu’il annule la
logique du résultat comme déchet ; il affirme l’existence de quelque chose de réel et
cependant se donne comme inaccessible (c’est-à-dire qu’il refuse de réduire l’existence
à l’accessible) ; b) l’infini de la résistance à la division qui est l’infini de ce qui fait
rempart à la trahison ; c) l’infini strictement immanent, c’est-à-dire l’infini par existence
de très grandes parties ou de très grandes zones de ce qui existe, un infini si vaste qu’il
est irréductible aux identités, un infini qui ouvre à quelque chose de générique d) et puis
il y a l’infini de proximité à l’absolu. Chacun de ces infinis a une présentation formelle,
les mathématiciens ont donné un nom à chacun de ces infinis : respectivement les
« infinis inaccessibles », les « infinis compacts », les « infinis complets » et pour l’infini
de proximité à l’absolu toute une gamme de noms, du « presque énorme » au « super-
énorme », jusqu’à ceux que j’appelle les « infinis ultimes », ceux qui sont si près de
l’absolu qu’on n’est pas vraiment sûr qu’ils existent.
On pourrait dire que l’œuvre, qui est une catégorie du fini, c’est ce
qui témoigne d’une certaine expérience de l’infini (« témoigne » est ici un terme très
précis et nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion de témoin). Ce qui est par
exemple différent de l’interprétation romantique selon laquelle l’œuvre d’art, c’est la
descente de l’infini dans le fini ou, selon la formule hégélienne, la « forme sensible de
l’idée » ; ou encore des interprétations pour lesquelles, au contraire, l’œuvre est une
séparation de l’infini.
*
Je terminerai par quelques remarques sur trois courts poèmes de Paul Celan [ils
sont tirés du recueil « Contrainte de lumière », édition bilingue, traduction de l’allemand
par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach. Éditions Belin, 1989]
DISQUE constellé de
Prévisions,
lance-toi
hors de toi-même.
L’œuvre est au-delà de la circulation du déchet, c’est un point d’interruption, de
césure ou de témoignage qui ne se réduit pas à la circulation du déchet. Cela suppose
que son exposition subjective, c’est-à-dire son effet réel, est de défaire de toute pliure à
la circulation, de nous décoller de la circulation, de nous interrompre nous-mêmes.
L’œuvre va agir, dans le poème de Celan, en tant que point d’arrêt différencié, elle
va faire point d’arrêt à cette forme particulière de la finitude qui est que n’est possible
que ce qui se laisse prévoir. Le poème va dire que la prévision doit basculer hors d’elle-
même, que le prévoir n’est pas l’essence du possible. Le possible est plus près de
l’impossible que ça. Il faut que le possible réel soit le lancer d’un disque constellé de
prévisions (disque nous sommes tous) hors de lui-même. Le possible doit jaillir comme
outrepassement de la prévision. Une œuvre, quelle que soit la nature de cette œuvre, est
en effet toujours quelque chose qui indique, si vous la subjectivez vraiment, que vous
n’êtes dans le réel que si vous êtes hors de vous-même. Il y a un hors de vous-même
dont l’œuvre va témoigner. Si c’est tout déjà dans vous-même, le témoignage est
factice, il relève de la circulation. L’enseignement fondamental de l’œuvre est de
montrer que vous êtes capable de quelque chose dont vous ne savez que vous êtes
capable, c’est-à-dire que votre vraie capacité est en un sens hors de vous-même. Elle est
en vous-même en tant que hors de vous-même.
FAIS SAUTER les
cales de lumière :
la parole flottante
est au crépuscule.
L’œuvre va être également hostile à ce qu’on pourrait appeler la visibilité
imposée, la lumière telle qu’elle est la lumière établie. L’éclairage des choses est une
donnée fondamentale des situations. Qu’est-ce qui dans le monde tel qu’il est est mis en
lumière ? On a l’habitude pour ça de se fier aux journaux, mais il se passe peut-être
quelque chose quelque part dont personne ne vous informe. La sélection de ce qui est
mis en lumière nous échappe. C’est ce que Celan va appeler les cales de lumière, la
manière dont la lumière est calée sur un certain nombre de secteurs de visibilité qui sont
prescrits. Peut-être que le retour de Sarkozy, c’est quelque chose qui n’a aucune
importance et que lui faire un accueil adéquat devrait consister en trois lignes dans un
coin, c’est tout. Donc, d’une certaine façon, Sarkozy a déjà réussi son coup, il a réussi
à caler la lumière sur lui.
La vraie parole, flottante (dans un sens proche de celui de l’analyse), réelle, est
plutôt dans le clair-obscur que dans cette lumière calée par l’injonction, en l’occurrence
médiatique. Il faut, plutôt qu’au matin (moment où on découvre les journaux), se fier
au crépuscule où les choses sont un peu confuses et où l’on doit décider soi-même ce
qui est mis en lumière.
LA VOIX BLEME, extorqué
des profondeurs :
ni mot, ni chose, et des deux l’unique nom,
en toi, ajusté à la chute,
en toi, ajusté à l’envol,
gain meurtri
d’un monde.
L’œuvre, enfin, s’oppose aussi à la relation établie et figée des mots aux choses.
Ce que dit le poème, c’est qu’il ne faut pas être engagé dans une confiance immodérée
dans la distribution des mots et des choses. Car elle peut être, avec la poésie,
profondément modifiée. Une définition possible de l’œuvre poétique pourrait être : gain
meurtri / d’un monde. Car elle est effectivement un gain, il est meurtri parce qu’il faut
marcher dans la normalité convenable, dans la circulation, mais c’est tout un monde.
[vidéo : https://vimeo.com/118174707]
[ enregistrement sonore ]
[vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=6CUDx7PWOIs]
Je rappelle que le point de départ qui, comme toujours en philosophie, est aussi le
point qu’il s’agit de démontrer et de légitimer, c’est que d’une part il existe des vérités,
c’est-à-dire des existants qui ont une valeur et une portée universelles, reconnaissables
comme tels par tout sujet humain quel qu’il soit (ce qui ne veut pas dire qu’ils sont
toujours reconnus) et que d’autre part une vérité c’est une production immanente dans
un monde déterminé : ce n’est pas quelque chose qui existe de toute éternité dans un ciel
intelligible, c’est une production. Les vérités universelles sont en un certain sens créées.
Par Dieu, disait Descartes ; nous ramenons ça sur terre, elles sont créées par un collectif
humain, dans des mondes déterminés, avec des matériaux déterminés. Vous voyez bien
qu’il s’agit de lutter à la fois contre la position sceptique ou relativiste qui est : « il n’y a
pas de vérités universelles, tout est relatif », mais aussi contre la position dogmatique
qui est : « les vérités existent de toute éternité dans une figure transcendante et
externe ».
Cette thèse signifie que les vérités sont immanentes (c’est le titre de ce séminaire :
« l’immanence des vérités ») en un triple sens.
Premièrement, c’est le sens de base que je viens de rappeler : toute vérité est une
production immanente dans un monde déterminé, c’est-à-dire dans un monde localisé
dans le temps ou dans l’espace, un monde historico-géographique déterminé.
Immanence s’oppose ici de façon tout à fait classique à transcendance.
Cependant, une vérité est aussi en un certain sens en exception par rapport au
monde déterminé où elle se crée, tout simplement parce qu’elle a une valeur
universelle : bien qu’elle soit produite dans un monde déterminé, elle a valeur pour
d’autres mondes possibles ou réels. C’est, entre autres choses, à cela qu’on la reconnaît.
Pour prendre un exemple absolument élémentaire, un théorème de géométrie que vous
trouvez dans les Éléments d’Euclide est indubitablement un résultat d’un des efforts de
pensée qui ont lieu dans le monde grec ancien ; cependant ce théorème, écrit en grec, est
intelligible et reçu aujourd’hui dans n’importe quel monde particulier en tant qu’une
vérité géométrique singulière dont on peut redonner la démonstration en chinois ou en
javanais sans que la vérité de la chose soit altérée. Ceci suppose qu’il y ait une relation
entre vérité et quelque chose qui a valeur absolue, quelque chose qui n’est pas
réductible aux conditions particulières de création, en l’occurrence de la géométrie
euclidienne. L’effort philosophique ici c’est de détacher, autant que faire se peut, la
possibilité que quelque chose ait valeur absolue d’une transcendance - ce qui est la
conséquence qu’on peut tirer de la mort de Dieu. À partir du moment où on assume
qu’on ne peut plus se référer à la transcendance divine pour garantir les vérités, alors ou
bien on va déclarer qu’il n’y a pas de vérités, ou bien il faudra bien reconstruire une
relation entre les vérités et l’absolu qui ne soit pas une relation transcendante. Deuxième
sens donc de l’immanence : quelque chose des vérités est dans une relation immanente à
la signification absolue de sa valeur. Je tenterai de montrer que le signe de cela est
donné par la valeur infinie d’une vérité. Une vérité c’est aussi le témoin de la possibilité
d’une relation immanente du fini à l’infini.
Enfin, le troisième sens c’est que le devenir-sujet d’un individu ou d’un collectif
dépend de sa capacité à être immanent au processus d’une vérité. Être sujet, devenir
sujet, c’est une autre forme d’immanence, qui est l’immanence à un processus de vérité
et, à travers cela, à une certaine relation à l’absolu.
« Immanence des vérités » a donc ce triple sens : immanence de la production du
vrai à un monde déterminé, immanence d’une vérité à une certaine relation du fini et de
l’infini comme signe du fait qu’elle touche à l’absolu, immanence de tout sujet constitué
comme tel, au-delà de son individualité particulière, à un processus de vérité.
En réponse à cela, une doctrine stricte de la finitude va considérer que l’être
humain, de quelque manière qu’on l’envisage, est réductible à des paramètres finis.
L’argument le plus courant, vous le savez, c’est que l’être est mortel, mais il y en a
beaucoup d’autres : on peut dire par exemple que tout ce qui est créé par l’homme est
créé par une culture particulière et n’est compréhensible qu’à travers cette culture
(relativisme culturel) ; on peut enseigner, comme c’est volontiers le cas dans les classes
de philosophie, le caractère nécessairement inachevé de l’accès au vrai, les vérités étant
l’objet d’une recherche infinie qui n’aboutit jamais et que le mieux qu’on puisse
acquérir c’est la subjectivité du doute. Si on veut sortir d’un tel monde, dans lequel il
n’y a que des opinions et des cultures, il faut procéder à une critique minutieuse de la
thèse de finitude et il faut montrer comment l’infini est une ressource requise, comme
garantie obligée de tout ce qui concerne les vérités ayant une valeur universelle.
Ce que je voudrai faire aujourd’hui, c’est de vous proposer une sorte de
démonstration de ce que cette ressource infinie requise pour toute vérité s’infiltre dans
les procédures les plus simples comme les plus abstraites de la pensée. Nous allons
tourner autour d’un exemple fondamental extrait des mathématiques, mais la
signification de cette démonstration n’est pas du tout restreinte aux mathématiques.
Le point va être le suivant. Considérons une multiplicité quelconque, qu’on
appelle en théorie un ensemble. Vous pouvez envisager l’immanence à ce multiple,
c’est-à-dire la présence dans ce multiple, de deux façons tout à fait différentes. Vous
pouvez considérer les éléments qui composent la multiplicité en question, ce qu’on
appellera l’immanence élémentaire, ou bien vous pouvez considérer les parties de cet
ensemble, c’est-à-dire des combinaisons entre éléments différents, ce qu’on appellera
immanence partitive. Si vous dites « la France », vous pouvez la considérer comme la
collection de la population française, c’est-à-dire des individus qui composent cette
totalité (c’est son niveau atomique), mais vous pouvez aussi considérer des
regroupements d’éléments qui seront des parties : les Bourguignons, les chauves, les
malades etc. Ce sont deux façons d’être dans quelque chose.
Un point tout à fait important, qui a été démontré rigoureusement par Cantor, très
tard puisque c’est à la fin du XIXe siècle, c’est que, dans un multiple donné quel qu’il
soit, les parties sont énormément plus nombreuses - on peut dire : infiniment plus
nombreuses - que les éléments. Ce point a une importance considérable car il signifie
que la ressource collective est infiniment plus nombreuse et offre infiniment plus de
possibilités que la ressource individuelle. Cela donne lieu par exemple à des débats
considérables en politique sur la question de savoir où est la ressource de l’action, de la
légitimité etc. Est-elle dans le nombre des individus ou est-elle dans les potentialités de
regroupement entre individus lesquelles débordent de beaucoup la ressource des
individus ? Si vous prenez le vote, c’est une détermination qui se fonde sur la capacité
des individus et la numéricité, le nombre compté, est un nombre d’individus. Si vous
prenez par contre la question des mouvements politiques, des grèves de masse, des
rassemblements, des partis, de tout ce que vous voulez, l’approche est entièrement
différente parce que vous vous étayez sur des ressources collectives dont la racine, le
développement immanent, créent des possibilités immédiatement plus nombreuses.
Autrement dit : si l’horizon c’est la possibilité des individus, il est extrêmement mutilé
par rapport au fait que l’horizon soit constitué par la possibilité des collectifs. De ce
point de vue, c’est-à-dire au niveau le plus abstrait, l’individualisme, souvent pris
comme l’enrichissement ultime de l’évolution de l’humanité, est une doctrine pauvre ; il
restreint considérablement les possibles par rapport à ce dont les regroupements
collectifs sont capables en termes de potentialités. C’est une restriction des possibles,
alors que la propagande prétend que ça en créé beaucoup plus.
Il y a un deuxième point qui va nous intéresser. Prenez l’affirmation dont je vous
parle ici : le nombre des parties d’un ensemble est beaucoup plus grand que le nombre
de ses éléments. C’est un théorème que l’on peut démontrer. Mais il y a une différence
absolue dans la démonstration de ce théorème dans le cas d’un multiple fini et sa
démonstration dans le cas d’un ensemble infini.
Interprétation d’une courte pièce mettant en scène Ahmed philosophe démontrant
– directement - qu’un ensemble à trois éléments a huit parties.
La démonstration procède ici de façon constructive : vous trouvez un principe
d’énumération, des regroupements internes à l’ensemble, et vous épuisez les
combinaisons, en n’omettant pas d’ajouter l’ensemble vide parce qu’il est le vide propre
de la multiplicité que l’on est en train d’examiner. Or s’il est vrai que dans le cas d’un
ensemble particulier à 3 éléments (n= 3), cet ensemble a 2n parties, c’est-à-dire huit
parties, vous pouvez aussi démontrer que dans le cas n+1 (n= 4), vous avez
2n+1 parties, c’est-à-dire 16, etc. Vous démontrez la supériorité du nombre de parties
sur le nombre d’éléments en passant d’un nombre à un autre ; et comme vous pouvez
toujours passer d’un nombre à un autre, vous pouvez dire que ce nombre, même très
grand, s’atteint par un nombre fini d’étapes. C’est une méthode qui en un certain sens
est elle-même finie, c’est-à-dire une méthode qui consiste à passer d’une façon
constructive d’un niveau à un autre, puisque c’est une méthode fondée sur la succession
des nombres. C’est une démonstration par récurrence, par laquelle vous allez donc avoir
une méthode contrôlable, finie. Autrement dit, la loi de la finitude s’applique quand on
procède sur des ensembles finis.
C’est un point important parce que la thèse de finitude est aussi une thèse sur la
pensée. C’est une thèse selon laquelle, puisque nous n’avons affaire qu’à du fini, la
pensée elle-même ne peut obéir qu’à des protocoles finis. Le problème fondamental est
celui de savoir qu’est-ce qui se passe au niveau de l’infini. Est-on en état de démontrer,
même dans le cas infini, que la ressource en multiplicité est bien plus considérable au
niveau des parties qu’au niveau des éléments ? La nature du problème est la suivante : si
on entre dans la considération de l’infini, est-ce qu’on fait rentrer du même coup la
pensée elle-même dans une sorte de lien intime avec l’infini, la pensée devenant alors
d’une certaine façon immanente à l’infini ? La pensée n’est pas alors une finitude qui
s’orienterait vers l’infini sans jamais le rejoindre, mais elle s’installe dans l’infinité elle-
même par sa procédure démonstrative.
Or, c’est ce que démontre la procédure de Cantor. La question est très simple :
Cantor va démontrer, et c’est un théorème fondamental, un problème ontologique de
première grandeur, que le théorème que nous venons de voir – il y a plus de parties que
d’éléments lorsqu’on est dans le fini – peut être démontré même dans le cas des
ensembles infinis. Autrement dit, la situation générale de l’invention par la ressource
des parties, des collectifs, est plus grande, à l’échelle de l’infini lui-même, que le
dénombrement individuel. Ce point a une extension considérable dans deux domaines.
Prenez par exemple la question de l’évaluation artistique. La question des œuvres
d’art a toujours été une pierre de touche pour la philosophie, parce qu’on ne voit pas
bien comment l’œuvre d’art pourrait être évaluée par des procédures contrôlables finies.
On s’est toujours heurté au fait que le jugement esthétique, la reconnaissance de la
beauté d’une œuvre d’art, sa puissance ou son universalité, n’arrivait pas à se
programmer comme l’excès du nombre des parties dans le cas du fini ; on ne pouvait
pas dire : « cette œuvre est plus grande que telle autre » ou « voilà le protocole
d’évaluation de l’œuvre d’art que je vous propose ». La critique d’art a toujours été
confrontée au fait qu’il y a là un principe de jugement qui précisément déborde la
finitude du jugement lui-même. C’est pour ça que l’interprétation et le jugement sur les
œuvres d’art sont ouverts historiquement : encore aujourd’hui on réinterprète, on joue
les tragédies d’Eschyle écrites il y a deux mille cinq cents ans avec le sentiment qu’on
n’a pas épuisé la possibilité de juger cette entreprise car l’œuvre d’art est située sur un
horizon d’infini. Ce qui veut dire que le fait que les tragédies d’Eschyle, pour prendre
cet exemple, sont encore actives dans des temps entièrement différents et éloignés
d’elles, montre qu’il n’y a pas de protocole fixe, arrêté, de leur évaluation mais qu’il
faut toujours recommencer à les réévaluer dans un contexte différent. C’est par rapport à
une situation d’infinité potentielle que se meut le jugement artistique, ce qui indique
bien que ce jugement n’est pas de l’ordre de la finitude calculable. Que l’œuvre d’art
comparait sur fond d’infinité a d’ailleurs été observé depuis longtemps, que ce soit par
Kant dans la Critique du jugement ou bien dans la pensée romantique. Cela ne veut pas
dire qu’on ne peut pas la penser, mais qu’on ne peut la penser que selon des procédures
qui acceptent leur propre infinité et qui peuvent être, par exemple, les procédures de
réinterprétation du jugement.
C’est aussi vrai, d’une certaine manière, en politique. En politique, le grand
problème, en réalité, est d’accepter l’infinité du futur. Une vraie politique est toujours
une politique qui ne se prétend pas en état de se clore sur une donnée programmatique
fixe. C’est la grande erreur des révolutionnaires pendant tout un temps que l’idée que le
temps de la révolution, qui est un temps en un certain sens fini, réglait l’issue du combat
politique. C’était méconnaître le fait que le jugement politique lui-même est un
jugement qui ne peut que laisser ouvert le futur. Naturellement il peut investiguer le
futur selon des procédures d’immanence, de prédiction, mais il ne peut pas le
programmer. On sait très bien aujourd’hui qu’un programme ce n’est pas une affaire
concernant immédiatement la transformation de la société, c’est une affaire concernant
la transformation de l’État. Le programmatique comme tel est un programmatique
étatique. Ce qui relève de la politique proprement dite, c’est l’idée qu’on va être dans
une modulation, une réformation, une révolution en réalité infinies du collectif humain
lui-même, de telle sorte que le mouvement même de cette transformation ne puisse pas
être codé ou ramené à sa dimension programmatique ou étatique.
Vous voyez bien que dans tous ces domaines, on est confronté à la deuxième
immanence des vérités, à savoir que la vérité est une certaine sorte de connexion du fini
et de l’infini. D’où l’intérêt vital à se demander ce qui se passe au niveau le plus
abstrait, le plus fondamental, quant à la ressource du collectif par rapport à la ressource
individuelle. Est-ce que la ressource du collectif demeure inépuisablement plus grande
que la ressource de l’individu, même quand on a affaire à des ensembles infinis ? Le
raisonnement qui conduit au résultat de Cantor, à savoir que, en effet, dans l’infini il y a
plus de parties que d’éléments, est un raisonnement qui d’une certaine façon véhicule
lui-même une figure d’infinité. La pensée de l’infini doit être, d’une certaine manière,
une pensée infinie. L’infini infinitise la pensée elle-même.
Venons-en à la démonstration de Cantor.
Comment peut-on faire une comparaison entre deux ensembles infinis, un
ensemble composé d’un nombre infini d’éléments et un ensemble composé de
regroupements d’éléments, c’est-à-dire de parties ?
On va avoir recours au concept de correspondance bi-univoque qui fait
correspondre à chaque point sans exception d’un ensemble un point de l’autre : à un
élément doit correspondre une partie, à deux éléments différents correspondent deux
parties différentes, toute partie est le correspondant d’un élément. Ces deux ensembles
infinis sont dits égaux en quantité.
Supposons maintenant qu’il y a dans l’infini autant de parties que d’éléments ; je
vous ferai remarquer qu’on ne peut pas supposer qu’il y en a moins, parce que chaque
élément est déjà une partie à lui tout seul ; c’est ce qu’on appelle un singleton. On sait
donc qu’il y a au moins autant de parties que d’éléments. Le point est de savoir s’il y en
a plus.
Nous n’allons pas démontrer directement qu’il y a plus de parties que d’éléments
(c’est ce que nous avons fait dans le fini), mais nous allons démontrer qu’il est
impossible qu’il y en ait autant (et comme il ne peut pas y en avoir moins, il y en a
nécessairement plus). La démonstration va ainsi se faire par la négation d’une
possibilité, c’est-à-dire qu’il va s’agir d’un raisonnement par l’absurde.
Pour aboutir à l’affirmation consistante « la ressource des collectifs, même quand
la situation est infinie, est beaucoup plus considérable que la ressource des individus »,
nous venons d’entrer dans le domaine de la dialectique, c’est-à-dire dans un domaine où
il est nécessaire de passer par la négation. Qu’est-ce qu’un raisonnement par l’absurde ?
Vous voulez démontrer la proposition p ; le raisonnement par l’absurde ne consiste pas
à produire une démonstration de la proposition p, mais à donner une démonstration de
l’impossibilité de non-p. Il va falloir montrer que si on suppose que non-p est vrai, il se
passe des catastrophes. Une catastrophe, en logique, c’est une contradiction. Tout
revient à démontrer que non-p provoque des conséquences inadmissibles – et qu’il faut
donc se rabattre sur p en vertu du principe du tiers exclu (étant donné un énoncé, c’est
soit p soit non-p). Le problème c’est qu’un énoncé, non-p par exemple, a une infinité de
conséquences. Il va donc falloir que votre pensée entre dans cette infinité sans aucune
garantie : nous ne savons pas quand nous allons trouver la fameuse contradiction qui va
nous montrer que non-p est faux. C’est cette absence de garantie qui explique que l’on a
toujours qualifié le raisonnement par l’absurde de non-constructif. En effet, vous ne
construisez rien du tout, vous êtes en réalité en situation d’errance : vous errez dans
l’infini à la recherche d’une conséquence insupportable, c’est-à-dire d’une
contradiction. Le raisonnement par l’absurde, obligatoire quand on manœuvre dans
l’infini, est lui-même infini. En réalité, vous vous installez dans une fiction, c’est une
œuvre d’art interminable que le raisonnement par l’absurde : vous supposez non-p
(supposition à vos propres yeux fausse : votre certitude c’est que c’est p qui est vrai) et
vous tirez les conséquences implacables de non-p comme si non-p était vrai. Cet
élément de « comme si », c’est cela que j’appelle l’élément de la fiction
Vous espérez buter à un moment donné sur un élément de réel, c’est-à-dire sur un
impossible. En explorant ainsi non-p, vous n’aurez d’ailleurs pas appris grand chose sur
p ; vous allez surtout connaître les avatars de la négation au lieu de connaître les joies de
l’affirmation. C’est pour ça que les gens préfèrent le fini : parce que c’est moins fictif, et
c’est plus constructif. Le raisonnement par l’absurde est une invention prodigieuse dans
l’histoire humaine, parce que c’est le moment où la pensée prend le risque d’autre chose
que les constructions dont elle est capable. En politique, ça veut dire : c’est le moment
où la pensée prend le risque de quelque chose qui n’est plus réductible à l’État et au
pouvoir, mais qui est une aventure de la pensée elle-même dans la situation collective.
D’une certaine façon, la négation va forcément intervenir, ne serait-ce que dans la forme
de ce Mao Zedong et les Chinois appelaient « le professeur par l’exemple négatif ». Le
raisonnement par l’absurde, c’est le professeur par l’exemple négatif, c’est-à-dire le
professeur par l’exemple des conséquences négatives d’une supposition fausse que vous
assumez tout un temps pour précisément que le faux se découvre comme faux. Des
épistémologues comme Bachelard, et Lacan lui-même, ont pu soutenir que la vérité se
présente toujours dans une structure de fiction ou que la vérité se présente dans la guise
de l’erreur. C’est le faux qui est votre guide vers le réel, le réel sera un point impossible
à tenir, un point qui vous sera infligé pour vous faire reculer vers la démonstration de p.
L’exemple peut-être le plus admirable est justement celui de la démonstration de
Cantor parce qu’elle touche au rapport peut-être le plus essentiel des multiplicités qu’est
le rapport entre individus et collectifs, entre individus et parties. Il va faire une
démonstration par l’absurde, à ses risques et périls, c’est-à-dire en prenant le risque
d’une infinité stérile si le point de contradiction n’est pas trouvé. Dans ce type de
raisonnement, comme en politique, il faut une grande patience parce que les
conséquences du faux sont avérées en un point que vous ne connaissez pas.
Démonstration
Soit un ensemble infini E, composé par conséquent d’une infinité d’éléments, et
un ensemble p(E) composé de ses parties.
On va supposer qu’on a une correspondance bi-univoque entre ces deux
ensembles : c’est-à-dire qu’on suppose qu’à chaque élément de E correspond un
élément et un seul de p(E) (c’est-à-dire une partie), qu’à deux éléments différents de E
correspondent deux parties différentes et qu’à toute partie correspond un élément de E
et un seul. C’est comme si on nommait une partie par les éléments, et que chaque
élément soit le nom d’une partie. Si ces deux ensembles sont liés par une
correspondance bi-univoque, c’est-à-dire s’ils sont égaux en quantité, cela se traduira
par le fait qu’il n’y ait pas de « partie anonyme ». Car s’il y avait plus de parties que
d’éléments, il y aurait une partie, au moins, qui n’aurait pas de nom.
C’est là qu’il y a une sorte de tour de magie, qui est le point d’impossible. On peut
distinguer deux cas :
- ou bien un élément de E est dans la partie qui lui correspond [appelons cette
partie p( on a alors ∈ p( le nom de la partie est dans la partie
- ou bien l’élément est en dehors de la partie ; on a ~ ( ∈ p(
L’astuce consiste à considérer la partie p(C) de E composée de tous les
éléments qui sont dans ce deuxième cas (« le nom de la partie est en dehors de la
partie »). Cette partie a un nom – disons Ext - puisque, par la correspondance bi-
univoque, toute partie a un nom. On a : Ext ∈ E
Ce nom, Ext, est-il extérieur ou intérieur à la partie p(C) ?
- ou bien Ext est dans p(C) [Ext ∈ p(C)]; mais puisque p(C) est l’ensemble des
éléments du deuxième cas («en dehors de la partie »), cela est impossible
- ou bien Ext est en dehors de p(C) [~ (Ext ∈ p(C))]; mais p(C) étant précisément
l’ensemble des éléments « en dehors de la partie », Ext ne peut pas non plus être hors de
lui.
Ce nom, par conséquent, ne peut pas à proprement parler exister. La supposition
qu’il existe une correspondance bi-univoque entre éléments et parties aboutit à la
construction d’une partie innommable, en battement entre l’extérieur et l’intérieur. Il est
caractéristique du fait qu’on est dans la zone de l’infini, que l’on rencontre des
phénomènes paradoxaux où intériorité et extériorité sont en relation dialectique
(l’intériorité se lit comme extériorité et l’extériorité se lit comme intériorité) - c’est là
que Hegel a pu bâtir la théorie de sa spéculation. En définitive, la supposition de la
correspondance bi-univoque entre éléments et parties doit être abandonnée. Les parties
ne pouvant pas être moins nombreuses que les éléments, ni être aussi nombreuses, elles
sont donc plus nombreuses.
La démonstration est intéressante en elle-même parce que c’est une démonstration
risquée ; elle prend le risque de rencontrer des entités paradoxales telles que celles que
nous venons de voir qui vous contraignent à refluer par rapport à une hypothèse que
vous avez faite et qui s’avère finalement négative.
En conclusion :
1. Le résultat positif le plus simple est que dans tous les cas, c’est-à-dire dans le
fini comme dans l’infini, la ressource collective d’une situation est supérieure à sa
ressource individuelle. Elle crée plus de possibles.
2. Lorsqu’on entre dans une connexion du fini et de l’infini, quand on est en
immanence à une relation entre le fini et l’infini, alors la pensée ne peut plus être
calculatrice, elle ne peut plus raisonner par passage d’une étape à une autre. Elle est
nécessairement dialectique, c’est-à-dire qu’elle raisonne en termes d’itinéraire et
d’obstacles à cet itinéraire. C’est ce qui permet de comprendre, on y reviendra une
prochaine fois, pourquoi le jugement de vérité n’est pas un jugement calculable. En
dehors même de la logique mathématique, ce n’est que quand vous rencontrez un
phénomène paradoxal que vous êtes dans l’épreuve du réel de la situation que vous êtes
en train de parcourir dans l’errance et dans le risque. Dans l’œuvre d’art, dans la
situation politique et plus encore dans la situation amoureuse, la question de savoir si on
n’est pas constamment aux prises avec l’incertitude quant à ce qui est dedans et ce qui
est dehors est constitutive du processus lui-même. Cela a été interprété dans deux voies.
La première, nihiliste, est par exemple celle de Proust pour qui c’est la jalousie qui est
l’essence de l’amour : vous ne pouvez que constamment douter de l’intériorité ou de
l’extériorité de l’autre, vous êtes toujours dans le paradoxal réel d’être confronté à la
possibilité que l’intériorité au processus amoureux soit en réalité une extériorité. Et puis
vous avez la possibilité dialectique positive qui est de dire que le rapport entre
intériorité et extériorité est précisément le lieu de la construction infinie du processus
amoureux lui-même et que c’est cela, et non son échec, qui en est la matière, le principe
de construction; il s’agit de réaménager constamment le rapport entre intériorité et
extériorité de telle sorte qu’on puisse accepter aussi les situations de battement – qui
sont les battements du cœur.
Il est très frappant qu’au niveau le plus abstrait, le plus démonstratif, le plus écrit,
on rencontre, dès qu’il s’agit de l’infini, ces processus d’intériorité risquée et de détours
par la négation. Ce qui prouve bien que l’immanence des vérités, au niveau même des
vérités les plus schématiques, les plus formelles, est inévitablement la possibilité pour la
pensée humaine de s’infinitiser dans le risque qu’elle rencontre. Évidemment, on
accepte, ou on n’accepte pas, ce genre de risque.
[vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=7hkpsFdRT4A]
Argument : Tragédies identitaires
Attachés à la construction du motif de l’immanence des vérités, nous avons
souvent croisé, dans la figure de l’adversaire, l’obsession de l’identité. Le constat que
l’on peut faire aujourd’hui est le suivant : au fur et à mesure que le monde est investi en
totalité par la figure du capitalisme global, soumis à l’oligarchie internationale qui le
régente, et asservi à l’abstraction monétaire comme seule figure reconnue de
l’universalité et dans l’intervalle qui sépare la fin de la deuxième étape historique de
l’Idée communiste (la construction intenable d’un « communisme d’Etat ») de sa
troisième étape (le communisme réalisant la politique, adéquate au réel, d’une
émancipation de « l’humanité tout entière »), dans ce climat, donc, de terrorisme
idéologique rampant et d’absence de tout futur autre que la répétition déployée de ce
qu’il y a, nous voyons apparaître, contrepartie à la fois logique et horrifiante, désespérée
et fatale, mélange de capitalisme corrompu et de gangstérisme meurtrier, un repli
maniaque, manœuvré subjectivement par la pulsion de mort, vers les identités les plus
diverses, suscitant à leur tour les contre-identités identitaires les plus archaïques. Sur la
trame générale de « l’Occident » (patrie du capitalisme dominant et « civilisé ») contre
« l’Islamisme » (référent du terrorisme sanguinaire), on voit d’un côté des bandes
armées meurtrières, bandits surarmés, brandissant Allah ou tout autre fétiche, soutenus à
distance par des patrons obscurs, mais intéressés à tout ce qui touche au pétrole, aux
mines et aux diamants, de l’autre, au nom des droits de l’homme et de la démocratie,
des expéditions militaires internationales sauvages, détruisant des Etats entiers
(Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali, Centrafrique, …), sans
parvenir à rien qu’à négocier avec les bandits les plus corruptibles une paix précaire
autour des puits, des mines et des enclaves où prospèrent les grandes compagnies.
Il en ira ainsi tant que l’universalisme vrai, le prise en main du destin de
l’humanité par l’humanité elle-même, et donc la nouvelle et décisive incarnation
historico-politique de l’Idée communiste, n’aura pas déployé sa neuve puissance à
l’échelle mondiale, détruisant au passage, avec l’oligarchie des propriétaires et de leurs
serviteurs, avec l’abstraction monétaire, les identités et contre-identités qui ravagent les
esprits et en appellent à la mort.
Que vienne le temps où toute identité (car il y en aura toujours) sera intégrée
égalitairement dans le destin de l’humanité générique.
A l’arrière-plan philosophique de tout cela : l’opposition, plus que jamais, de la
pensée dialectique à la pensée analytique. C’est-à-dire la critique radicale de tout ce qui
phantasme des identités (culturelles, religieuses, linguistiques, « civilisationnelles »,
raciales, idéologiques…) du seul point de leur opposition irréductible à d’autres
identités. Ou encore : une vieille question, éclaircie par Platon dès son dialogue Le
Sophiste : quelle est la relation vraie entre le Même et l’Autre ?
Le séminaire sera consacré à cette question. On s’y appuiera une fois encore sur le
théâtre : nous interpréterons en effet la scène 24 de Ahmed philosophe, scène titrée
justement : Le même et l’autre.
Séance
La scène du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers est occupée en son centre
par une table derrière laquelle Alain Badiou est assis flanqué de deux comédiens. Ils lui
serviront de « doublures » dans une saynète intitulée « Le même et l’autre » qui
interrompra la séance vers son milieu et au cours de laquelle tous trois interpréteront,
chacun à sa façon, le rôle d’Ahmed.
Sur le côté droit de la scène se dresse un tableau noir sur lequel est inscrite à la
craie la phrase [de Malraux] : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie ».
Je voudrais reprendre à partir de ce que nous avons dit la dernière fois concernant
une question centrale dans ma pensée actuelle, et centrale à mon avis en général, à
savoir les problèmes contemporains de la relation entre la finitude et l’infini. Nous
allons faire un trajet de cette question du fini et de l’infini, question qui a une résonance
considérable aujourd’hui pour toutes sortes de raisons, ainsi que de la question du même
et de l’autre, c’est-à-dire aussi de la question de l’identité. Notre espace de travail va
être de montrer comment, en partant de la question du fini et de l’infini, on en vient aux
périls, complexités, entrelacements, de la question identitaire sous ses différentes
formes, étant entendu qu’ici nous travaillons dans la distance philosophique et que
chacun après peut s’emparer de cette distance conceptuelle pour tenter de voir ce qu’elle
signifie dans les événements réels.
Nous avions montré la dernière fois que la démonstration du théorème affirmant
qu’un ensemble comporte plus de parties que d’éléments se faisait de façon constructive
lorsqu’il s’agissait d’un ensemble fini et que, dans le cas où il s’agit d’un ensemble
infini, la démonstration ne peut procéder que par l’absurde. Ce qui veut dire que vous ne
pouvez alors partir que d’une négation : vous n’allez pas démontrer directement qu’il y
a plus de parties que d’éléments, vous allez partir de l’assertion qu’il n’y ait pas plus de
parties que d’éléments (par exemple qu’il y en ait autant). On va donc éprouver la
pensée dans la négation de ce que l’on a pourtant stratégiquement l’intention d’établir,
et l’on va en quelque sorte passer par une négation pour montrer que cette négation crée
une situation d’impossibilité. Autrement dit : sous une hypothèse négative (la négation
du résultat que vous souhaitez établir), vous faites surgir par des procédures
démonstratives un inexistant ou un point d’impossibilité et à partir de lui vous concluez
que le réel est maintenu par l’affirmation que vous avez niée au départ. Entre
parenthèses, on franchit en passant la fameuse assertion de Lacan selon laquelle « le réel
c’est l’impossible ». Vous allez affirmer le réel parce que vous avez éprouvé
l’impossibilité de la négation. Avec le raisonnement apagogique (ou raisonnement par
l’absurde), vous avez le passage de la pensée du négatif au réel en passant par la
médiation de l’impossible.
Cela nous avait amené à dire qu’il y a en définitive un lien intérieur important
entre l’impossible, c’est-à-dire le réel, et la négation. Comme si la négation était l’acte
primordial, étant entendu que vous niez, j’y insiste, non pas quelque chose d’extérieur,
mais votre propre objectif. On pourrait donc conclure qu’il y a un lien entre infinité et
négativité puisque, pour aboutir à des conclusions concernant l’infini, on va passer par
la supposition de leur fausseté. Par conséquent, l’infini, en tant que point réel, va se
rencontrer comme un point d’impossible de la finitude, une impasse du fini. Non pas
une négation du fini : une impasse du fini. Vous devez rencontrer, à partir du fini, ou
d’une hypothèse de finitude, un point d’impossible effectif.
*
On peut transposer cela à un niveau d’abstraction assez grand pour le moment en
disant que, toujours, la loi du même se découvre dans l’autre. L’hypothèse dont partait
la démonstration de Cantor c’était que nous avions une correspondance biunivoque
entre les éléments et les parties : on pouvait dire que chaque partie était nommée par un
élément, que chaque élément nommait une partie et qu’une autre partie avait un autre
nom. C’est l’hypothèse qu’il y a autant de parties que d’éléments, donc la négation de
votre but stratégique qui est de montrer qu’il y a plus de parties que d’éléments. Dans
cette hypothèse, il se passait qu’on trouvait une partie qui ne pouvait pas être nommée
du tout, une partie sans nom, une partie innommable. Si on voulait donner un nom à
toutes les parties, la pensée exhibait un point d’impossible qui est une partie
innommable, une partie qui n’est pas dans la loi du même. Autrement dit : si la loi du
même pour une partie est de recevoir un nom sous la forme d’un élément, on montre
une partie qui ne peut pas recevoir de nom dans ces conditions-là et en ce sens elle peut
être dite autre.
Nous sommes dans un cas formalisé, démonstratif, et nous pouvons affirmer et
conclure, au terme d’une démonstration rationnelle et non pas dans une extrapolation
interprétative, qu’il y a sens à dire que l’autre surgit d’une impasse du même.
Cette partie autre, nous pouvons également la qualifier d’étrangère, au sens où
elle ne reçoit pas son nom de la loi considérée, mais fait au contraire obstacle ou
impasse à cette désignation ou à ce nom. Métaphoriquement, nous voyons apparaître ici
la corrélation très importante entre identité et nomination. Les identités sont souvent
attestées par des noms. Les noms propres en particulier sont dans une inscription
identitaire, ou étatique, ou même raciale qui fait que du point de vue des noms, au sens
là le plus courant du terme, on peut voir l’autre surgir d’une impasse du même comme
s’il était en quelque sorte un anonyme dans une loi nominale déterminée. Dans un sens,
l’étranger est toujours un sans-nom, de façon radicale : il a évidemment un nom, mais
un nom dérogeant à la loi du même, à un ensemble identitaire de noms. C’est dès la
nomination que l’autre surgit. On sait d’ailleurs que l’interrogation d’un autre du seul
fait de son nom est une pratique absolument courante.
Prenons le cas, fréquent, où l’identité prétend représenter une totalisation finie.
C’est l’identité d’un ensemble fermé, clôturé, ensemble qui peut être national, sexuel,
racial, tout ce qu’on veut. Si cette totalisation assume sa finitude, ça veut dire qu’elle ne
peut prétendre équivaloir à l’infini : la détermination en finitude d’une identité c’est
aussi la renonciation à une ouverture infinie de cette identité. Elle ne peut se soustraire à
l’hypothèse que, hors cette totalisation fermée, existent d’autres identités, voire même
d’autres identités qui pourraient, elles, prétendre à l’infinité. Bien que d’une apparence
abstraite, ceci est très présent dans de nombreuses figures d’hostilité à l’autre.
L’hostilité à l’autre, c’est souvent le soupçon que l’autre accède à une dimension à
laquelle on n’accède pas, voire même à une dimension infinie. Toute hostilité à l’autre
est envieuse, par quelque biais. Les psychanalystes ont développé ce point sous la forme
que ce qui est envié chez l’autre, envié au point de désirer sa mort, c’est le soupçon
qu’il connaît des jouissances que nous ignorons. Et ça, c’est très vrai. C’est beaucoup
plus vrai que le soupçon que l’autre est médiocre et inférieur à nous : ça c’est une
construction a posteriori. La conviction intime, le soupçon terrible, c’est que l’autre est
précisément dans une région dont l’infinité nous est obscure. C’est pour ça que toute
fermeture de l’identité est aussi, pour l’identité elle-même, un péril.
Par conséquent, il y a aussi la tendance à basculer dans une totalisation infinie,
c’est-à-dire à présenter cette fois l’identité comme une totalisation infinie. Mais alors,
on va tomber dans la possibilité, puisque c’est infini, du mécanisme que je vous ai
décrit, à savoir que l’impasse du même fasse surgir l’autre. Le péril, cette fois, ce n’est
pas le péril d’une extériorité dont on pourrait avoir une jouissance inconnue, c’est que
l’autre surgit dans le même : quelque part, réside, à l’intérieur même du même, une
surrection possible de l’autre qui fait que, puisqu’elle a son autre en elle-même.
finalement l’identité n’était pas vraiment totalisée.
Vous voyez que cette question de l’identité est au fond l’épreuve d’une
impossibilité récurrente ce qui explique qu’il y ait toujours quelque chose d’enragé dans
l’identité. Parce que ou bien elle propose une totalité fermée et alors l’extériorité est si
menaçante et si abondante, par son infinité, qu’on va constamment consolider les
barrières, une infinité de barrières (ce qui est d’ailleurs impossible puisqu’on est dans le
fini), ou bien la totalisation est infinie et alors elle voit surgir l’altérité comme un
ennemi intérieur au sein même de l’identité du même.
On voit dans l’histoire concrète que le vœu de réaliser une identité pure, une
« belle identité », c’est-à-dire une identité qui parvient à se totaliser, à se présenter sous
les dehors d’un tout homogène, paraît toujours agressif, meurtrier, procédant à des
épurations sans fin etc. Mais c’est la logique de la chose, ce n’est pas une pathologie. Si
l’identité est fermée, elle redoute de façon décisive son extériorité infinie, et si elle est
infinie, elle n’arrive pas à contrôler la loi du même parce que de l’autre surgit à
l’intérieur du même. Le problème de l’identité, c’est que l’autre est en quelque sorte
indestructible. C’est pour ça qu’on va se livrer à des excès sans fin, à des abominations;
l’autre, vous avez beau l’exterminer, quelque chose subsiste indéfiniment comme une
menace irréductible sur l’identité, qui oscille du coup entre totalisation finie et
totalisation infinie sans jamais trouver le repos. Tantôt il faut faire la guerre (la guerre à
l’infini), tantôt il faut faire la terreur intérieure, ou les deux, parce que de toute façon ce
n’est qu’à ces conditions-là qu’on est dans l’activation réelle de l’identité, dans son
épreuve effective. Finalement la clôture du même est impossible, parce que si elle est
finie, l’altérité est trop grande et si elle est infinie, l’altérité est trop présente.
*
Il est très intéressant de voir que cette dialectique du même et de l’autre est
scrutée pour la première fois par Platon dans ce texte extraordinaire qu’est Le
sophiste. Elle est chez lui une introduction à l’existence du non-être. Platon part de
l’idée qu’il y a ce qu’il appelle les « genres suprêmes », c’est-à-dire les concepts
philosophiques fondamentaux. Il dit qu’il y en a quatre. Il y a deux concepts
ontologiques, c’est-à-dire qui concernent l’être des choses, deux concepts qui sont l’être
et le même, concepts liés par la catégorie du même – ce qui est tout à fait conforme à
Parménide, parce que finalement cela revient à dire que, de l’être, la seule chose que
l’on puisse dire c’est qu’il est le même que lui-même ; l’être s’épuise à être le même
que lui-même. Et puis, vous avez deux catégories empiriques, qui concernent le monde
concret : le mouvement et le repos. Une fois parvenu à ce point, Platon remarque que
l’être, certes, est le même que lui-même, mais que le mouvement n’est pas le même que
le repos. Remarque très simple et qui lui semble difficilement réfutable. La relation du
mouvement et du repos ne peut donc pas être donnée par la catégorie du même. Platon
dit qu’il nous manque un concept, faute de quoi on ne peut pas faire une théorie du
monde. Il faut donc une cinquième catégorie, et il l’appelle l’autre.
De l’autre, on ne peut pas dire qu’il est le même que l’être, puisque, précisément,
il n’y a que l’être qui est le même que l’être. L’autre ce n’est pas le même que l’être. Il
faut donc qu’il soit non-être. Cette déduction purement catégorielle de l’existence du
non-être est, en réalité, une rétroaction du monde concret sur l’ontologie : on remarque
dans le monde réel que le repos et le mouvement ce n’est pas la même chose et ça
rétroagit sur l’absolue identité de l’être à lui-même qui se suffisait des catégories
existantes. Il va falloir affirmer, contre Parménide, et contre la tradition à laquelle
appartenait Platon, l’existence du non-être. Et on va ainsi avoir une racine possible de la
négation. C’est extraordinaire, parce qu’on a là la généalogie conceptuelle de la
négation et Platon la propose dans un développement tout à fait stupéfiant finalement,
qui consiste à se situer à un niveau purement catégoriel et à en déduire que la
dialectique du même et de l’autre repose sur la négation.
Ça va permettre à Platon de résoudre un certain nombre de problèmes qui lui
causent beaucoup de soucis, notamment de savoir ce que c’est qu’un discours faux.
C’est-à-dire celui que tiennent les sophistes. Un discours faux est un discours qui ne
correspond pas à l’être des choses, et, avec la catégorie du non-être sous la main, on va
pouvoir affirmer qu’un discours faux est un discours qui prétend que est quelque chose
qui n’est pas, c’est-à-dire que c’est un discours qui est autre que le même. On va ainsi
pouvoir combattre la sophistique, qui prétend à l’équivalence du vrai et du faux.
Nous nous posons alors, et Platon se la pose aussi, la question suivante : est-ce
que, ce faisant, nous avons rendu compte de toutes les espèces de contradictions ? Si,
comme on l’a vu, l’autre est autre que l’être (c’est pour cela qu’il est non-être) est-ce
que cela ne signifie pas que toute différence est en réalité une négation ? Est-ce que ce
qui est affirmé par Platon c’est, non pas une opposition radicale de l’être et du non-être,
mais une exagération de la différence ? Parce que être autre, ce n’est pas par soi-même
être la négation de quelque chose. Si je suis autre que quelqu’un d’autre, cela ne veut
pas dire que j’en suis la négation. Ontologiquement, je peux dire que mon être n’est pas
son être, mais à un niveau plus anthropologique, c’est tout de même extrêmement dur de
déclarer que toute altérité est aussi une négation, idée qui, nous le savons, est la racine
spéculative du racisme naturel. Le racisme naturel consiste en effet à interpréter les
différences comme des négations : quiconque est différent est autre que mon être et
donc, d’un certain point de vue, non-être. Le racisme véritable, ce n’est pas simplement
le constat d’une différence ; c’est une tension de la différence en direction du non-être,
c’est un raidissement de l’altérité en direction du fait que cette altérité doit être en
réalité pensée comme une négation radicale de mon être.
On s’aperçoit, à ce stade-là, que ce problème du même et de l’autre est un
problème extrêmement embrouillé, et ce pour une raison précise, qui est qu’on ne peut
pas raisonnablement penser le rapport du même et de l’autre avec un seul concept de la
négation. Si on a un seul concept de la négation, on va nécessairement conclure, comme
Platon, que l’altérité c’est la négativité : je ne peux affirmer mon être qu’en niant
l’autre, je ne peux consolider mon identité que par la négation radicale de l’autre.
Eh bien pour vous montrer toute la complexité réelle, et sophistique, du rapport du
même et de l’autre, nous allons faire du théâtre, parce que le théâtre, on le sait bien,
c’est ce qui présente la simplicité de ce qui est compliqué.
Interprétation par Alain Badiou et deux comédiens de la scène intitulée « Le
même et l’autre » tirée de « Ahmed philosophe » (scène 24)
Vous voyez que le même et l’autre, livrés à eux-mêmes, c’est assez difficile. Si
on regarde d’un peu près la structure théâtrale et lexicale de la pièce, on voit qu’il y a
d’un bout à l’autre confusion entre trois types de négations différentes. La question est
de savoir comment opérer de telle sorte que l’origine de l’autre, telle que Platon l’a
déployée, s’accompagne d’une substructure logique différente de celle qui supposerait
qu’il y a simplement un type de négation, à savoir la négation qui exclut que mon être
soit l’être de l’autre.
Pour leur donner des noms empiriques parlants, je distinguerai la négation
antagonique, la négation qui tend au compromis et la négation qui admet la coexistence
des contraires.
La négation antagonique, c’est une négation qui va faire jouer par l’un le principe
de non-contradiction. Par exemple si x a la propriété p et que vous avez q équivalent à
non-p, alors le fait que x a la propriété p exclut radicalement qu’il puisse avoir la
propriété q ; et donc, les identités, toujours spécifiées par des propriétés, peuvent être
incompatibles. Autrement dit, la définition d’une identité est exclusive d’une définition
d’une identité qui aurait des attributs opposés aux attributs de la première identité. Dans
ce cas, la négation s’appelle la négation classique, c’est-à-dire elle n’admet pas de tierce
position entre l’affirmation et la négation. Le choix entre l’identité et la négation de
l’identité est un choix qui apparaît comme un raidissement complet de la dialectique du
même et de l’autre dans la figure de l’adversité. On dira qu’on a affaire en ce cas à une
contradiction antagonique, c’est-à-dire à l’idée qu’on a affaire à un ennemi
systémique, à une altérité incompatible effectivement avec l’affirmation de l’identité
première et qui donne lieu à une contradiction qui en réalité n’admet pas d’autre
résolution que la disparition de l’un des deux termes – à supposer qu’on veuille la
résoudre. C’est cette explication qui, lorsqu’elle circule un peu partout, finit par dérégler
la logique du même et de l’autre parce qu’en réalité l’autre n’a plus le droit d’exister
que sous la figure du même.
Le deuxième type de négation c’est celle qui admettrait un compromis, c’est-à-
dire celle qui admettrait que sans doute les attributs p et non-p sont potentiellement
incompatibles, mais qu’il y a des valeurs intermédiaires qui, d’une certaine façon,
peuvent être valeurs pour l’un comme pour l’autre, des valeurs auxquelles les deux
termes peuvent co-appartenir. Dans ce cas, vous avez une négation qui autorise le
compromis, vous pouvez « négocier » entre le même et l’autre autour d’une valeur
tierce qui sans doute n’exprimera pas absolument l’identité du même ni de l’autre mais
qui exprimera suffisamment de co-appartenance aux deux pour que l’on puisse obtenir
un compromis recevable. Ceci suppose que vous ayez une logique qui assouplit le
principe de non-contradiction radical qui s’accompagne du tiers exclu, en admettant
cette fois des valeurs tierces. L’autre est en ce cas considéré comme un allié
circonstanciel. C’est le contexte, et l’existence effective dans ce contexte de possibilités
de compromis, qui va rendre possible une dialectique du même et de l’autre détendue
autour de propositions intermédiaires. Un contexte qui inclut par exemple la fatigue des
négociateurs, ce qui explique pourquoi les négociations durent souvent très longtemps.
C’est particulièrement vrai dans les scènes de ménage qui sont un excellent exemple de
nécessité d’une logique non-antagonique. On ne peut pas à tous les coups se séparer ou
tuer l’autre ; cela se produit dans certains cas, mais ce sont des cas extrêmes de la
relation du même et de l’autre … Si on cherche les compromis, cela va dépendre du
point circonstanciel qui va autoriser l’un et l’autre à ne pas perdre complètement la face.
Le contexte va donc être la proposition d’une valeur intermédiaire à laquelle on va se
raccrocher provisoirement.
La troisième possibilité, c’est qu’il n’y ait pas le principe de non-contradiction :
deux propositions contradictoires peuvent coexister dans le même espace logique sans
être astreintes ni à s’exclure mutuellement ni à trouver une médiation circonstancielle.
Ce point est de la plus haute importance, car il admet que des assertions concernant une
situation quelconque puissent être tout à fait contradictoires sans entraîner l’éclatement
ou la dissipation de ceux qui les formulent. C’est un point d’une grande importance
politique : si en politique vous utilisez uniquement les deux premières négations, vous
allez avoir d’une part la lutte frontale contre l’ennemi, ou bien vous allez avoir quelque
chose qui va dépendre exagérément des circonstances, c’est-à-dire du tiers terme que
vous avez sous la main pour autoriser un compromis négocié. L’existence de la
communauté politique, et encore plus de l’organisation politique, du camp populaire, de
tout ce que vous voudrez, dépend largement de la possibilité de tolérer dans le même
espace des propositions qui formellement sont contradictoires. Simplement elles ne sont
pas contradictoires au point de faire qu’il soit nécessaire de disloquer la situation dans
son ensemble (ce qui en fait témoigne d’une situation d’une grande faiblesse), parce
que, au moins pendant un certain temps, les deux propositions contradictoires peuvent
coexister sans que le système général d’intérêt commun qui soutient la situation soit
anéanti. Politiquement, cela a été formalisé dans la distinction entre contradiction
antagonique et contradiction au sein du peuple. C’est pour cela qu’il est absolument
évident que des gens peuvent partager la même idée politique alors que l’un va dire :
« Dieu existe », et l’autre va dire : « Dieu n’existe pas ».
Adversité, médiation, coexistence sont donc les trois niveaux possibles de figures
de la négation. C’est très intéressant de savoir que cela correspond à trois logiques
constituées dans le répertoire de la logique formelle : la première logique, c’est la
logique classique qui repose sur l’affirmation systémique du principe de non-
contradiction ; la deuxième c’est la logique intuitionniste qui admet qu’il y ait des
tierces positions entre deux propositions opposées ; et la troisième c’est la logique qui
s’appelle para-consistante (c’est la plus récente, inventée par le Brésilien Da Costa) qui
tend à admettre que des énoncés contradictoires puissent coexister dans le même
système rationnel. Le fond de l’affaire, c’est que dans les trois cas la négation n’a pas le
même sens, elle est progressivement affaiblie. Dans la logique classique, et dans la
relation du même et de l’autre qui lui correspond, vous avez une négation extrêmement
forte, elle ne tolère pas la subsistance de positions adverses ; on la dira antagonique pour
cette raison. Finalement elle supportera quelque chose comme l’absoluité ou l’unicité du
vrai au regard de l’ensemble des propositions erronées. Dans la logique intuitionniste,
vous avez déjà un affaiblissement de la négation puisque la négation tolère des nuances
intermédiaires entre l’affirmation et la négation. Vous pourrez dire : « Cet énoncé est à
peu près vrai », « Cet énoncé est un peu vrai » ou encore « Cet énoncé est faux, mais
pas tant que ça » ou bien « J’ai raison, mais pas absolument » (ça peut servir dans les
discussions…). C’est une logique intéressante, mais précaire car vous voyez bien que la
nuance est proposée par la circonstance. Et puis, dans la troisième, vous avez la
possibilité que des jugements contradictoires, pas tous, mais un certain nombre,
coexistent dans une certaine mesure sans anéantir la situation.
Dans ma philosophie, il y a quelque chose qui renvoie à la logique paraconsistante
de façon essentielle. S’il se produit un événement, la situation est toujours qu’il va y
avoir des individus qui vont subjectiver l’événement, c’est-à-dire en affirmer l’extrême
importance et se construire une identité de l’intérieur de cet événement et qu’il y en a
qui ne vont pas le faire. Est-ce à dire que la situation est disloquée ? Non, la situation
n’est pas disloquée justement. C’est une conception dogmatique de dire de la situation
entre les gens qui ont reconnu l’événement et les gens qui ne l’ont pas reconnu, qu’elle
sépare du coup les amis et les ennemis. Parce que la tâche de ceux qui ont reconnu
l’événement c’est de le faire reconnaître aux autres. Et pour cela, il ne faut pas dire
d’avance que cet autre est un ennemi. Il faut donc traiter cette non-reconnaissance
comme un jugement qui peut coexister avec le jugement affirmatif, éventuellement sur
une longue durée, sans que la situation collective ne soit anéantie ou détruite.
J’insiste sur le fait que si on voulait prendre une situation quelconque du point de
vue de la logique du même et de l’autre, les positions sont structurées, sans le savoir
évidemment, par les trois négations. L’infini – la vérité, la nouveauté - surgit toujours
dans un espace qui admet d’une certaine manière le jeu, ou la circulation, entre les trois
négations. On ne peut pas faire l’économie d’une négation. C’est pour cela que
l’invention humaine et le destin possible de l’humanité reposent sur le fait qu’il y ait
une triplicité logique. On peut appeler dogmatique, en un sens renouvelé, la conviction
que la situation exige une seule logique. Il y a certes des cas où ce qui est au poste de
commandement est classique, l’espace le plus clair de cela c’est l’espace pur de la
décision : ce sont les cas où faut décider de façon binaire « Oui » ou « Non ». Il y a des
cas où il faut être dans la recherche de la médiation, ne serait-ce que pour maintenir,
provisoirement, la coexistence, utile pour la situation dans son ensemble, de quelque
chose qui sinon va se défaire. Et il y des cas où on va se déployer dans la logique para-
consistante, logique qui admet comme pouvant ou devant être formulées des positions
qui apparemment sont la négation de l’autre. Cette triplicité logique est en réalité le jeu
entre trois types de négations distinctes. Je dirai que l’art de vivre, au sens de l’art d’être
dans des dispositions créatrices, inventives etc., c’est l’art de la circulation entre les trois
négations.
Pourtant cela se passe souvent de manière plus syncopée. Je prendrai à nouveau
l’exemple de la dispute amoureuse, parce qu’il est connu de tout le monde. Vous
démarrez dans le para-consistant : « Je préférerais ne pas faire la vaisselle » ; celui qui
va faire la vaisselle et celui qui ne va pas faire la vaisselle peuvent coexister sans
meurtre. Mais ensuite, on dit : « Cette question de vaisselle, il faudrait la régler une fois
pour toutes » et là, on va être dans une négociation. On va dire par exemple : « Moi, je
vais la faire le mardi, toi tu vas la faire tous les autres jours » ; ça, c’est intuitionniste.
Mais il est possible que quelqu’un dise : « Eh bien, si c’est comme ça, moi je m’en
vais !» et on va être dans l’antagonique. Cette structuration, en fait, est parfaitement
connue : c’est la dégénérescence d’un conflit mineur, particulier, en quelque chose qui
est de l’ordre de la rupture et ce parce que le type de négation utilisé s’est transformé
dans le processus lui-même. C’est la même chose dans les discussions au sein des
appareils politiques. Vous pouvez partir de la question de qui va présenter le rapport sur
les finances de l’organisation et puis il arrive, pas toujours, mais il arrive, que surgissent
des phrases comme : « Oui, mais enfin, il faudrait régler cette question ». Cette question
qu’il faudrait régler, c’est très souvent le niveau de passage de la logique para-
consistante à la logique intuitionniste. « Il faut régler » ; mais en réalité la coexistence
collective n’a pas besoin de régler tous les problèmes, ce n’est pas vrai. Dans la décision
qu’on va régler une question, on va déjà examiner la validité de la coexistence entre des
points de vue contradictoires. C’est pour cela qu’un des problèmes clé de la relation du
même et de l’autre, puisque c’est de cela qu’il s’agit en fin de compte, c’est : « Qu’est-
ce qu’on met à l’ordre du jour ? ». Il faut être très prudent sur ce qu’on met à l’ordre du
jour. Parce que c’est quand vous mettez à l’ordre du jour que vous êtes en fait
nécessairement en train de changer de registre de la négation. Si c’est mis à l’ordre du
jour, alors ça veut dire qu’on va chercher un compromis, on ne va pas rester au simple
niveau de la coexistence para-consistante des points de vue contradictoires. Qui a le
pouvoir de mettre une question à l’ordre du jour, c’est un point qui ne concerne pas
seulement la politique, mais tous les domaines de l’activité humaine. Ça ne s’appelle
pas toujours comme ça. Ça peut être : « Écoute, assieds-toi, parlons-en ». Quand vous
changez de négation, vous introduisez toujours une certaine forme de solennité. La
décision de mettre quelque chose à l’ordre du jour, c’est aussi la décision éventuelle
d’examiner la question finalement dans le registre de l’antagonisme. Mais ce n’est pas
nécessaire ; si ça le retarde, c’est la logique intuitionniste ; elle est bonne fille la logique
intuitionniste : on partait de la vaisselle, et on finit par décider de partir en Picardie pour
les vacances.
C’est pour cela que dans toute situation, il faut se mettre d’accord sur la logique,
sur une mesure des choses. C’est un vieux thème, qui a pris des formes poétiques déjà
remarquables chez Pindare. Qu’est-ce que la mesure des choses ? C’est finalement, je le
dirai de façon un peu métaphorique, avoir une certaine mesure de ce qui doit être à
l’ordre du jour. On ne peut pas tout mettre à l’ordre du jour et pourtant il faut que les
choses soient dites : il faut une mesure. C’est la nécessité d’avancer, de transformer,
d’inventer, c’est donc l’infini en tant qu’il est l’effet d’horizon, en tant qu’il permet de
penser que la chose n’est pas close, mais il faut en avoir une mesure : quelle est la
mesure de ce qui, de la finitude, va comparaître devant l’infini ? Quand vous mettez à
l’ordre du jour, vous ne savez pas à l’avance quel va être le résultat, vous êtes dans
l’infini d’une certaine manière, ce n’est pas constructif. Vous ouvrez la chose à l’infini,
mais il faut alors avoir une mesure, mesure de la comparution du fini dans l’infini. C’est
donc la question d’une résolution possiblement heureuse. Parce que le bonheur, au fond,
c’est quand la mesure a été trouvée dans la variation sous-jacente des logiques.
Dans Métaphysique du bonheur réel[3], la bande publicitaire (ce n’est pas moi qui
l’ai choisie) indique : « Tout bonheur est une jouissance finie de l’infini ». On pourrait
dire, ce qui paraît très sage : tout bonheur est une mesure partagée. On va me dire :
« Sage ? La barbe ! Vive la démesure ! ». Mais vous voyez bien que mesure, ici, c’est la
démesure, c’est la comparution devant l’infini. Le bonheur c’est la mesure de la
démesure, la mesure de ce que l’on n’a pas déjà mesuré.
Hölderlin dit quelque chose comme ça dans la fameuse élégie « Pain et vin ».
Vous le trouverez dans la troisième strophe et je la prends dans la traduction que notre
très regretté Philippe Lacoue-Labarthe en avait donnée en 1980
Que nous voyons l’ouvert [ça, c’est la comparution] / Cherchions ce qui vit, si loin
puisse-t-il être / Mais ferme reste ceci : qu’il soit midi / Ou que l’on aille jusque dans la
mi-nuit, toujours subsiste une mesure / Commune à tous, bien qu’à chacun aussi en
propre part.
Comme toujours, les poètes disent les choses que l’on ne sait pas dire... Mais c’est
bien ça : comparaissons devant l’infini, cherchons aussi loin qu’il le faut, que ce soit
midi, que l’on prenne le temps d’aller jusqu’à minuit ; mais à la fin il y a quelque chose
de solide, il y a une mesure ; cette mesure, elle est commune à tous, bien qu’à chacun
aussi en propre part. Donc elle est para-consistante, d’une certaine manière : elle est
partagée, chacun l’a en propre part, bien qu’elle témoigne en chacun de l’infini.
Nous terminerons là-dessus.
Annexe : Le Rouge et le Tricolore
Tribune publiée (condensée) dans Le Monde du 28 janvier 2015
Le Rouge et le Tricolore
1. Arrière-plan : la situation mondiale.
Aujourd’hui, le monde est investi en totalité par la figure du capitalisme global,
soumis à l’oligarchie internationale qui le régente, et asservi à l’abstraction monétaire
comme seule figure reconnue de l’universalité. Nous vivons un pénible intervalle : celui
qui sépare la fin de la deuxième étape historique de l’Idée communiste (la construction
intenable, terroriste, d’un « communisme d’État ») de sa troisième étape (le
communisme réalisant la politique, adéquate au réel, d’une « émancipation de
l’humanité tout entière »). Dans ce contexte, s’est établi un conformisme intellectuel
médiocre, une sorte de résignation à la fois plaintive et satisfaite, qui accompagne
l’absence de tout futur autre que la répétition déployée de ce qu’il y a.
Nous voyons alors apparaître, contre-partie à la fois logique et horrifiante,
désespérée et fatale, mélange de capitalisme corrompu et de gangstérisme meurtrier, un
repli maniaque, manœuvré subjectivement par la pulsion de mort, vers les identités les
plus diverses. Ce repli suscite à son tour des contre-identités identitaires arrogantes. Sur
la trame générale de « l’Occident », patrie du capitalisme dominant et civilisé, contre
« l’Islamisme », référent du terrorisme sanguinaire, apparaissent, d’un côté, des bandes
armées meurtrières ou des individus surarmés, brandissant pour se faire obéir le cadavre
de quelques dieux ; de l’autre, au nom des droits de l’homme et de la démocratie, des
expéditions militaires internationales sauvages, détruisant des Etats entiers
(Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali, Centrafrique…) et
faisant des milliers de victimes, sans parvenir à rien qu’à négocier avec les bandits les
plus corruptibles une paix précaire autour des puits, des mines, des ressources vivrières
et des enclaves où prospèrent les grandes compagnies.
Il en ira ainsi tant que l’universalisme vrai, le prise en main du destin de
l’humanité par l’humanité elle-même, et donc la nouvelle et décisive incarnation
historico-politique de l’Idée communiste, n’aura pas déployé sa neuve puissance à
l’échelle mondiale, annulant au passage l’asservissement des États à l’oligarchie des
propriétaires et de leurs serviteurs, l’abstraction monétaire, et finalement les identités et
contre-identités qui ravagent les esprits et en appellent à la mort.
La situation mondiale, c’est que tarde à venir, mais viendra – si nous parvenons à
le vouloir à grande échelle – le temps où toute identité (car il y aura toujours des
identités, y compris différentes, y compris formellement contradictoires) sera intégrée
égalitairement et pacifiquement dans le destin de l’humanité générique.
2. Détails français : Charlie-Hebdo et la « République ».
Né du gauchisme révolté des années soixante-dix, Charlie-Hebdo est devenu,
comme nombre d’intellectuels, de politiciens, de « nouveaux philosophes »,
d’économistes impuissants et d’amuseurs divers, un défenseur à la fois ironique et
fiévreux de la Démocratie, de la République, de la Laïcité, de la Liberté d’opinion, de la
Libre entreprise, du Libre sexe, de l’Etat libre, bref, de l’ordre politique et moral établi.
Ce genre de renégation, qui est comme le vieillissement des esprits au fil des
circonstances, pullule, et n’a en soi-même guère d’intérêt.
Plus nouvelle semble la construction patiente, entamée en France dès les années
quatre-vingt du dernier siècle, d’un ennemi intérieur de type nouveau : le musulman.
Cela s’est fait dans la foulée de diverses lois scélérates poussant la « liberté
d’expression » jusqu’au contrôle tatillon des vêtements, de nouveaux
interdits concernant le récit historique et de nouvelles franchises policières. Cela s’est
fait aussi dans une sorte de rivalité « de gauche » avec l’irrésistible ascension du Front
national, lequel pratiquait depuis la guerre d’Algérie un racisme colonial franc et
ouvert. Quelles que soit la diversité des causes, le fait est que le musulman, de
Mahomet à nos jours, est devenu le mauvais objet du désir de Charlie-Hebdo. Accabler
de sarcasmes le musulman et faire rire de ses façons est devenu le fonds de commerce
de ce crépusculaire magazine « humoristique », un peu comme il y a un petit siècle on
se moquait, sous le nom de « Bécassine », des paysannes pauvres (et chrétiennes, à
l’époque…) venues de Bretagne pour torcher les enfants des bourgeoises de Paris.
Tout cela, au fond, n’est pas si nouveau. L’ordre établi parlementaire français – au
moins depuis son acte fondateur, à savoir le massacre, en 1871, par les Thiers, Jules
Ferry, Jules Favre et autres vedettes de la gauche « républicaine », de vingt mille
ouvriers dans les rues de Paris – ce « pacte républicain » auquel se sont ralliés tant d’ex-
gauchistes, a toujours soupçonné que se tramaient des choses effrayantes dans les
faubourgs, les usines de la périphérie, les sombres bistrots banlieusards. Il a toujours
envoyé de fortes brigades policières dans ces endroits, et peuplé les prisons, sous
d’innombrables prétextes, des louches jeunes hommes mal éduqués qui y vivaient. Il a
introduit dans les « bandes de jeunes » des délateurs corrompus. Elle a aussi, la
République, multiplié les massacres et formes neuves d’esclavage requis par le maintien
de l’ordre dans l’Empire colonial. Cet Empire sanguinaire, où l’on torturait avec
constance les « suspects » dans le moindre commissariat de la moindre bourgade
africaine ou asiatique, avait trouvé sa charte dans les déclarations du même Jules Ferry,
– décidément un activiste du pacte républicain – lesquelles exaltaient la « mission
civilisatrice » de la France.
Or, voyez-vous, un nombre considérables des jeunes qui peuplent nos banlieues,
outre leurs louches activités et leur manque flagrant d’éducation (étrangement, la
fameuse Ecole républicaine n’a rien pu, semble-t-il, en tirer, mais n’arrive pas à se
convaincre que c’est de sa faute, et non de la faute des élèves), ont des parents
prolétaires d’origine africaine, ou sont eux-mêmes venus d’Afrique pour survivre, et,
par voie de conséquence, sont souvent de religion musulmane. A la fois prolétaires et
colonisés, en somme. Deux raisons de s’en méfier et de prendre les concernant de
sérieuses mesures répressives. La police, heureusement, sous la direction éclairée de nos
gouvernements, tant de droite extrême que de gauche résolue, fait ce qu’il convient.
Supposons que vous soyez un jeune noir ou un jeune à l’allure arabe, ou encore une
jeune femme qui a décidé, par sens de la libre révolte, puisque c’est interdit, de se
couvrir les cheveux. Eh bien, vous avez alors neuf ou dix fois plus de chances d’être
interpellé dans la rue par notre police démocratique et très souvent retenu dans un
commissariat, que si vous avez la mine d’un « Français », ce qui veut dire, uniquement,
le faciès de quelqu’un qui n’est probablement ni prolétaire, ni ex-colonisé. Ni
musulman. Charlie-Hebdo, en un sens, ne fait qu’aboyer avec ces mœurs policières.
On prétend de ci de là que ce n’est pas le fait d’être musulman en soi, comme
indice négatif, que visent les caricatures de Charlie-Hebdo, mais l’activisme terroriste
des intégristes. C’est objectivement faux. Prenez une caricature typique : on y voit une
paire de fesses nues, c’est tout, et la légende dit « Et le cul de Mahomet, on peut s’en
servir ? ». Le Prophète des croyants, cible permanente de ces stupidités, serait-il un
terroriste contemporain ? Non, cela n’a rien à voir avec quelque politique que ce soit.
Rien à voir avec le drapeau solennel de la « liberté d’expression ». C’est une ridicule et
provocatrice obscénité visant l’Islam comme tel, c’est tout. Et ce n’est rien d’autre
qu’un racisme culturel de bas étage, une « blague » pour faire péter de rire le lepéniste
aviné du coin. Une complaisante provocation « occidentale », pleine de la satisfaction
du nanti, envers, non seulement d’immenses masses populaires africaines, moyen-
orientales ou asiatiques qui vivent dans des conditions dramatiques, mais envers une
très large fraction du peuple laborieux ici même, celui qui vide nos poubelles, nettoie la
vaisselle, s’éreinte au marteau piqueur, fait à cadence accélérée les chambres des hôtels
de luxe ou nettoie à quatre heures du matin les vitres des grandes banques. Bref, cette
part du peuple qui, par son travail seul, mais aussi par sa vie complexe, ses voyages
risqués, sa connaissance de plusieurs langues, sa sagesse existentielle et sa capacité à
reconnaître ce que c’est qu’une vraie politique d’émancipation, mérite au moins qu’on
la considère, et même, oui, qu’on l’admire, toute question religieuse mise de côté.
Autrefois déjà, dès le XVIIIe siècle, toutes ces blagues sexuelles, antireligieuses
en apparence, antipopulaires en réalité, avaient donné un « humour » de caserne ou de
salle de garde. Voyez les obscénités de Voltaire à propos de Jeanne d’Arc : son La
Pucelle d’Orléans est tout à fait digne de Charlie-Hebdo. A lui seul, ce poème cochon
dirigé contre une héroïne sublimement chrétienne autorise à dire que les vraies et fortes
lumières de la pensée critique ne sont certes pas illustrées par ce Voltaire de bas étage.
Il éclaire la sagesse de Robespierre quand il condamne tous ceux qui font des violences
antireligieuses le cœur de la Révolution, et n’obtiennent ainsi que désertion populaire et
guerre civile. Il nous invite à considérer que ce qui divise l’opinion démocratique
française est d’être, le sachant ou non, soit du côté constamment progressiste et
réellement démocrate de Rousseau, soit du côté de l’affairiste coquin, du riche
spéculateur sceptique et jouisseur, qui était comme le mauvais génie logé dans ce
Voltaire par ailleurs capable, parfois, d’authentiques combats.
Mais aujourd’hui, tout cela pue la mentalité coloniale – comme du reste la loi
contre le foulard « islamique » rappelait, en bien plus violent, hélas, les moqueries
contre la coiffe bretonne de Bécassine : tous points où le racisme culturel racoleur
fusionne avec l’hostilité sourde, l’ignorance crasse et la peur qu’inspire au petit
bourgeois de nos contrées, très content de lui-même, l’énorme masse, banlieusarde ou
africaine, des damnés de la terre.
3. Ce qui est arrivé, 1 : Le crime de type fasciste.
Et les trois jeunes Français que la police a rapidement tués ?
Remarquons en passant que c’était faire, à la satisfaction générale, l’économie
d’un procès où il aurait fallu discuter de la situation et de la réelle provenance des
coupables. C’était aussi un trait tiré sur l’abolition de la peine de mort, le retour à la
pure vengeance publique, dans le style des westerns.
S’il faut les caractériser, disons qu’ils ont commis ce qu’il faut appeler un crime
de type fasciste.
J’appelle crime de type fasciste un crime qui a trois caractéristiques. D’abord, il
est ciblé, et non pas aveugle, parce que sa motivation est idéologique, de caractère
fascisant, ce qui veut dire : stupidement identitaire, nationale, raciale, communautaire,
coutumière, religieuse... En la circonstance, les assassins avaient visiblement comme
cibles trois identités souvent visées par le fascisme classique : les publicistes considérés
comme du bord opposé, les policiers défendant l’ordre parlementaire haï, et les Juifs. Il
s’agit de la religion dans le premier cas, d’une Etat national dans le second, d’une
prétendue race dans le troisième. Ensuite, il est d’une violence extrême, assumée,
spectaculaire, parce qu’il vise à imposer l’idée d’une détermination froide et absolue,
qui du reste inclut de façon suicidaire la probabilité de la mort des meurtriers. C’est
l’aspect «Viva la muerte ! », l’allure nihiliste, de ces actions. Troisièmement, le crime
vise, par son énormité, son effet de surprise, son côté hors norme, à créer un effet de
terreur et à alimenter, de ce fait même, du côté de l’État et de l’opinion, des réactions
incontrôlées, lesquelles, aux yeux des criminels et de leurs patrons, vont justifier après
coup, par symétrie, l’attentat sanglant.
Ce genre de crime demande des tueurs que ceux qui les manipulent peuvent
abandonner à leur sort dès que l’acte a eu lieu. Ce ne sont pas de grands professionnels,
des gens des services secrets, des assassins chevronnés. Ce sont des jeunes du peuple,
tirés de leur vie, qu’ils prévoient sans issue, ni sens, par la fascination de l’acte pur mêlé
à quelques ingrédients identitaires sauvages, et qui accèdent aussi, ce faisant, aux armes
sophistiquées, aux voyages, à la vie en bande, à des formes de pouvoir, de jouissance, et
à un peu d’argent. En France même, on a vu, à une autre époque, des recrues de groupes
fascisants capables de devenir des meurtriers et des tortionnaires pour des raisons du
même genre. Ce fut notamment le cas, pendant l’occupation de la France par les nazis,
de bien des miliciens embauchés par Vichy sous le drapeau de la « Révolution
nationale ».
Si l’on veut réduire le risque des crimes fascistes, c’est de ce portrait qu’il faut
s’inspirer. Les facteurs décisifs autorisant l’apparition de ces crimes sont clairs. Il y a
l’image négative que la société se fait des jeunes venus de la misère mondiale, la façon
dont elle les traite. Il y a le maniement inconsidéré des questions identitaires, l’existence
non combattue, voire encouragée, de déterminations racialistes et coloniales, les lois
scélérates de ségrégation et de stigmatisation. Il y a surtout sans doute, non pas
l’inexistence – on trouve dans notre pays des militants pleins d’idées et liés au peuple
réel –, mais la faiblesse désastreuse, à échelle internationale, des propositions politiques
hors consensus, de nature révolutionnaire et universelle, susceptibles d’organiser ces
jeunes dans la solidité agissante d’une conviction politique rationnelle. Ce n’est que sur
le fond d’une action persistante pour modifier tous ces facteurs négatifs, d’un appel à
changer de fond en comble la logique politique dominante, qu’on aurait
pu raisonnablement faire prendre à l’opinion la vraie mesure de ce qui se passait, et
subordonner l’action policière, toujours dangereuse quand elle est livrée à elle-même,
à une conscience publique éclairée et capable.
Or la réaction gouvernementale et médiatique a fait exactement tout le contraire.
4. Ce qui est arrivé, 2 : L’État et l’Opinion.
Dès le début, l’État s’est engagé dans une utilisation démesurée et extrêmement
dangereuse du crime fasciste. Au crime à motivations identitaires, il a opposé dans les
faits une motivation identitaire symétrique. Au « musulman fanatique » on a opposé
sans vergogne le bon Français démocrate. Le scandaleux thème de « l’union nationale »,
voire de « l’union sacrée », qui n’a servi en France qu’à envoyer les jeunes gens se faire
massacrer pour rien dans les tranchées, est ressorti de ses placards naphtalinés. Que du
reste ce thème soit identitaire et guerrier, on l’a bien vu lorsque nos dirigeants, les
Hollande et les Valls, suivis par tous les organes médiatiques, ont entonné l’air, inventé
par Bush à propos de la sinistre invasion de l’Irak – dont on connaît aujourd’hui les
effets dévastateurs et absurdes –, de la « guerre contre le terrorisme ». C’est tout juste
si, à l’occasion d’un crime isolé de type fasciste, on n’a pas exhorté les gens soit à se
terrer chez eux, soit à revêtir leur uniforme de réserviste et à partir au son du clairon en
Syrie.
La confusion a été à son comble quand on a vu que l’État appelait, de façon
parfaitement autoritaire, à venir manifester. Ici, au pays de la « liberté d’expression »,
une manifestation sur ordre de l’État ! On avait de bonnes raisons de se demander si
Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents. On a puni, de ci de là, ceux qui
étaient rétifs à la minute de silence. Nous aurons vraiment tout vu. C’est ainsi qu’au
plus bas de leur popularité, nos dirigeants ont pu, grâce à trois fascistes dévoyés qui ne
pouvaient imaginer un tel triomphe, défiler devant un million et quelques de personnes,
à la fois terrorisées par les « musulmans » et nourries aux vitamines de la démocratie,
du pacte républicain et de la grandeur superbe de la France. Il a même été possible que
le criminel de guerre coloniale Netanyahou figure au premier rang des manifestants,
supposés venir là célébrer la liberté d’opinion et la paix civile.
La « liberté d’expression », parlons-en ! La manifestation affirmait au contraire, à
grand renfort de drapeaux tricolores, qu’être français c’est d’abord avoir tous, sous la
houlette de l’État, la même opinion. Il était pratiquement impossible, tous ces jours -ci,
d’exprimer sur ce qui se passait une autre avis que celui qui consiste à s’enchanter de
nos libertés, de notre République, à maudire la corruption de notre identité par les
jeunes prolétaires musulmans et les filles horriblement voilées, et à se préparer
virilement à la « guerre contre le terrorisme ». On a même entendu le cri suivant,
admirable dans sa liberté expressive : « nous sommes tous des policiers ».
Comment du reste ose-t-on aujourd’hui parler de « liberté d’expression » dans un
pays où, à de très pauvres exceptions près, la totalité des organes de presse et de
télévision sont aux mains de grands groupes privés industriels et/ou financiers ? Faut-il
que notre «pacte républicain » soit souple et accommodant pour qu’on s’imagine que
ces grands groupes, que Bouygues, que Lagardère, que Niel, et tous les autres, sont
prêts à sacrifier leurs intérêts privés sur l’autel de la démocratie et de la liberté
d’expression !
Il est très naturel en réalité que la loi de notre pays soit celle de la pensée unique
et de la soumission peureuse. La liberté en général, y compris celle de la pensée, de
l’expression, de l’action, de la vie même, consiste-t-elle aujourd’hui à devenir
unanimement des auxiliaires de police pour la traque de quelques dizaines d’embrigadés
fascistes, la délation universelle des suspects barbus ou voilés, et la suspicion continue
concernant les sombres «cités de banlieues », héritières des « faubourgs » où l’on fit
autrefois un carnage des Communards ? Ou bien la tâche centrale de l’émancipation, de
la liberté publique, est-elle bien plutôt d’agir en commun avec le plus possible de jeunes
prolétaires de ces banlieues, le plus possible de jeunes filles, voilées ou non, cela
n’importe pas, dans le cadre d’une politique neuve, qui ne se réfère à aucune identité
(« les prolétaires n’ont pas de patrie ») et prépare la figure égalitaire d’une humanité
s’emparant enfin de son propre destin ? Une politique qui envisage rationnellement que
nos vrais maîtres impitoyables, les riches régents de notre destin, soient enfin
congédiés ?
Il y a eu en France, depuis bien longtemps, deux types de manifestations : celles
sous drapeau rouge, et celles sous drapeau tricolore. Croyez-moi : y compris pour
réduire à rien les petites bandes fascistes identitaires et meurtrières, qu’elles se
réclament des formes sectaires de la religion musulmane, de l’identité nationale
française ou de la supériorité de l’Occident, ce ne sont pas les tricolores, commandées et
utilisées par nos maîtres, qui sont efficaces. Ce sont les autres, les rouges, qu’il faut
faire revenir.
[vidéo : https://vimeo.com/119121890]
Argument : Qu’est-ce qui se répète ?
Nous avons déjà traité de deux formes majeures de la finitude, considérée ici
comme le noyau de l’oppression idéologique dominante. D’abord, directement, le fini,
la conviction que tout est fini, que l’infini nous est inaccessible. Ensuite, l’identité, la
conviction que les animaux humains sont définis par des identités (raciales, culturelles,
historiques, nationales, religieuses…) et que l’universalité nous est inaccessible. Dans
les deux cas, nous avons montré que les dialectiques sous-jacentes, celle du fini et de
l’infini et celle du même et de l’autre, permettent de démontrer le contraire : la pensée
vraie se dégage nécessairement du fini, comme le montre l’usage fondamental du
raisonnement par l’absurde, lequel ne peut conclure qu’en acceptant que son trajet
puisse être infini. Et elle se dégage aussi de toute fixation identitaire, comme le montre
la relation immanente du même et de l’autre, laquelle démontre qu’aucune identité ne
peut parvenir à se clore sur elle-même.
Nous abordons, dans cette troisième séance, un autre fétiche de la finitude : la
répétition. Le thème biblique « rien de nouveau sous le soleil » commande
religieusement une sagesse de la répétition, une vie qui ne peut chercher à surpasser
l’évidence selon laquelle « Tous les fleuves se jettent dans la mer, et la mer ne se
remplit pas. » L’idéologie dominante n’a guère trouvé autre chose à dire concernant,
par exemple, l’horizon politique de l’émancipation : l’agitation révolutionnaire, argue le
consensus, n’aboutit à rien qu’à revenir, après quantité de désordres et de violences, à
la loi naturelle des choses : toutes les actions humaines s’ordonnent au Marché, et le
Marché reste ce qui existe. Du point de vue de sa nature propre, l’avenir des
collectivités humaines doit être la répétition, certes inventive, ou la transformation, mais
sagement répétitive, du Même : l’ordre capitaliste, figure ultime de la modernité.
Cependant, l’idée même de répétition n’est pas simple. Il se peut même qu’on la
considère comme le déguisement de la nouveauté, l’apparaître en finitude de l’infini lui-
même. L’infinité des nombres naturels, par exemple, n’est-elle pas la répétition
monotone d’une seule opération, l’opération « successeur », qui fait qu’à tout nombre n
succède invinciblement le nombre n + 1, nous projetant ainsi dans une infinité latente
qui en quelque sorte traverse et organise l’apparente finitude de tout nombre entier ? Sur
un autre versant, que dire de la répétition d’une pièce de théâtre ? N’est-elle pas
doublement infinie, de ce que, d’une part, elle travaille « encore une » interprétation de
la pièce, et ce sans limite assignable, et que d’un autre côté, si répétée qu’elle soit, une
représentation reste toujours une singularité, différente de toute autre, là encore sans
clôture possible, sans qu’on puisse jamais imaginer ce que pourrait bien être, dans
l’absolu, la « dernière représentation » d’une pièce ?
Il faut donc reprendre l’analyse du concept de répétition, dans le sillage de
Kierkegaard et de Lacan, et en nous aidant encore une fois du théâtre : nous jouerons la
scène 32 de Ahmed philosophe, scène précisément titrée : La répétition.
Séance
Je voudrais d’abord dire un mot sur un événement de la situation mondiale. Vous
savez qu’il y a une situation particulièrement obscure, violente, obsédante, dans
l’ensemble du Proche-Orient, depuis des années et des années, et notamment le
surgissement dans la dernière période de ce qui est appelé, ou plutôt de ce qui s’appelle
lui-même, « l’État islamique ». Je pense qu’il faut prêter le plus grand intérêt à la
première victoire locale effectivement remportée contre l’État islamique à Kobané.
C’est une chose qui a été mentionnée évidemment dans les diverses présentations
médiatiques de cette situation, mais c’est un point extrêmement important. La ville de
Kobané était assiégée depuis des mois par l’État islamique en question, qui avait
consacré à ce siège des forces très importantes et contre cela il y a eu l’organisation
d’une résistance de type inédit. Ce sont essentiellement des Kurdes qui sont mobilisés
dans Kobané et cette résistance semble, en tout cas à l’heure actuelle, être finalement
victorieuse ; le siège de Kobané par l’État islamique été finalement brisé, ce qui serait la
première défaite, au sol, de cet État islamique qui est évidemment comme un cancer
régional. J’y suis d’autant plus sensible que la direction politique de la résistance à
Kobané est très particulière. Elle ne relève ni de fractions islamiques ni même
spécifiquement d’un nationalisme kurde, puisqu’elle assurée de longue date par la
branche locale du PKK, qui est un parti en effet de base kurde mais qui se réclame
expressément de l’internationalisme, au sens où son objectif n’est pas de s’affilier ou de
créer un État kurde sur une base ethnique ou nationale. Politiquement, c’est une
organisation qui est idéologiquement dotée et armée d’une sorte de communisme
original, on pourrait dire synthétique, qui prend différents aspects des variantes du
communisme pendant le siècle. De telle sorte qu’on peut dire qu’il y a là un phénomène
politique absolument inédit dans la région, situé à l’extérieur, si je puis dire, de ce qui
pourrait apparaître comme l’affrontement entre diverses factions de l’islam radical ou le
jeu des grands États dans le coin – parce que c’est un secret de Polichinelle que cet État
islamique est armé en particulier par l’Arabie saoudite. Je vous invite à suivre cette
activité singulière, locale, parce qu’elle introduit dans la situation moyen-orientale une
différence qualitative dont il faut bien voir qu’à l’épreuve des faits elle s’avère positive
et en certain sens victorieuse ce qui nous change un peu du développement dans les
dernières décennies de cet endroit.
*
Revenons maintenant à la question des opérateurs de finitude. Je voudrais faire un
rappel sur ce point.
1. Ce que je voudrais redire ici c’est que la question de la dialectique du fini et de
l’infini est non pas tant une question quantitative, une question qui opposerait la
transcendance de l’infini au réel concret du fini, mais c’est une différence de manières
de penser. Selon qu’on se rapporte à l’infini ou selon qu’on se rapporte au fini, les
manières de penser, le mode, le style de la pensée sont différenciés. Dans le cas du fini,
on a ce qu’on peut appeler une pensée constructive et intuitive. On doit appréhender une
réalité définie de façon intuitive et nous pouvons nous engager dans sa construction ou
dans sa reconstruction par des étapes en nombre fini dont nous avons la norme. Un
symptôme très frappant c’est qu’en théorie des ensembles les ensembles, même infinis,
qui en fait admettent une détermination par la finitude sont appelés constructibles. Ils
sont dans la finitude au sens où le rapport à leur genèse, à leur existence, à leur
construction, relève précisément des normes de la finitude. Je voudrais rappeler d’autre
part que la logique qui est réticente, ou même hostile, à l’admission des totalités
infinies, s’appelle la logique intuitionniste. Cet ensemble constitué par construction
d’un côté et intuition de l’autre est vraiment comme une singularisation de la pensée de
type fini. La pensée de type infini est tout à fait différente, elle n’est ni constructive ni
réellement intuitive, je la dirai indirecte et aventurée. Indirecte, parce que d’une certaine
façon l’accès à l’infini se fait très souvent par le raisonnement par l’absurde, c’est-à-dire
s’ouvre par une hypothèse à vos propres yeux fausse et débouche sur les conséquences
intenables de cette hypothèse. Or, de cette manière, on n’a pas de garantie préalable
qu’on va parvenir au but, ce qui est évidemment le contraire de la construction, puisque
le constructif c’est ce qui justement peut venir jalonner les étapes qui parviennent
finalement à la saisie en pensée de ce qu’on cherche à connaître.
Or je pense qu’on retrouve ce caractère-là dans les procédures de vérité. Qu’il
s’agisse de la politique révolutionnaire, ou qu’il s’agisse de l’amour, il est absolument
clair qu’on ne peut pas exiger de la situation des garanties. Il y a quelque chose
d’aventuré, irréductiblement, qui signe le fait qu’on n’est pas dans la construction de
type fini. On n’est pas non plus dans une intuition qui garantirait en quelque sorte
l’existence de ce dont on parle. Ce dont on parle doit être construit en vérité, et cette
construction est aventureuse et sans garanties.
2. Ensuite, nous avons parlé du même et de l’autre, c’est-à-dire de la question de
l’identité qui, dans tous les domaines, est une catégorie fondamentale de la pensée finie.
Il semble même que dans la pensée finie connaître quelque chose c’est connaître son
identité. C’est la pensée de la police : la police connaît quelqu’un quand elle connaît son
identité ; si son identité est fuyante, elle est immédiatement très inquiète. C’est pour cela
que la carte d’identité est un signe patent de finitude, elle est l’inscription d’une identité
fixe, inaltérable et dont les signes sont donnés dans l’échange intersubjectif. Sur cette
affaire des identités, je voudrais reponctuer deux choses.
D’abord, je pense qu’il est logiquement démontrable qu’aucune identité ne peut se
clore. Si elle est finie, elle va entièrement être déterminée par le fait que son extérieur
est infini et que par conséquent il représente une menace inépuisable. La clôture va être
d’autant plus constamment renforcée, et en un certain sens impuissante, que ce dehors
infini n’a pas d’exhaustion possible. En vérité, c’est bien qui se passe dans le rapport
entre les puissances occidentales nanties, l’Europe et les États-Unis, et leur immense
extérieur miséreux. La satisfaction finie de ceux qui sont dans l’aise des pays
développés est constamment menacée, aux yeux mêmes de ceux qui s’en réjouissent,
par l’infinité de la misère planétaire : on est obligé d’ériger constamment de nouvelles
barrières, de créer de nouvelles violences. Mais les gens continuent à venir, ils se noient,
ils franchissent les barrières électriques etc., ils exercent une poussée infinie sur cette
finitude satisfaite. De sorte que la finitude satisfaite n’est pas satisfaite, elle est
insatisfaite, amère, elle en veut à tout le monde, elle exige de nouvelles barrières, de
nouveaux tris, de nouvelles expulsions, et ceci pour la raison qu’en effet il n’y a pas de
clôture réelle d’une identité, dès lors qu’elle s’installe dans sa finitude.
À supposer même qu’une identité soit infinie, supposition qui pourrait être faite si
on estimait qu’une dimension de l’humanité n’existait que comme dimension infinie, il
n’en demeure pas moins que quelque chose comme une altérité resurgirait de l’intérieur
même de cette identité. On peut démontrer qu’il y a toujours une partie de cette totalité
infinie qui ne se laisse pas nommer, nombrer, identifier de l’intérieur de l’infinité elle-
même. Que la totalité soit finie ou infinie, dans aucun des cas la clôture ne peut donc
être garantie et assurée et par conséquent le motif identitaire est un motif ultimement
guerrier dans son essence, soit par la guerre infinie contre l’extériorité infinie, soit par
l’épuration interne infinie contre l’étranger qui se trouve toujours au milieu de nous
d’une façon ou une autre. Une politique identitaire, quelle qu’elle soit, est une politique
qui en définitive est une politique de violence faite à l’autre - cela seul est l’exercice de
la clôture.
Il en résulte qu’une vérité est toujours un processus se tenant dans une infinité, qui
est une infinité d’horizon, en direction de laquelle des identités sont surmontées. Il ne
s’agit absolument pas de dire que les identités disparaissent, ce serait tout à fait erroné.
Les identités sont innombrables et elles ne disparaîtront pas ; toute construction
symbolique d’un individu requiert des identités et les identités sont précisément ce qu’il
y a universellement. Mais les identités peuvent aussi, à un certain niveau, qui n’est pas
celui de leur propre existence, être surmontées : dès qu’il s’agit de quelque chose qui est
mis en partage. Ce partage, il est en général requis qu’il soit doté d’une certaine
universalité, de sorte que ce qui est réellement partagé, au-delà des identités, est
toujours de l’ordre de ce que j’appelle une vérité, c’est-à-dire quelque chose qui a valeur
en droit pour tout le monde. C’est aussi une construction, c’est quelque chose qui
devient, et ce devenir est finalement devenir au-delà du système des identités à
l’intérieur duquel il procède.
On pourrait donner des tas d’exemples empiriques. On pourrait montrer comment
une assemblée politique rassemble des identités entièrement différentes, voire même
contraires, mais que ce dont elle discute peut être un objectif commun ; la discussion sur
la question de savoir si cet objectif est vrai ou faux ne va pas mettre en jeu les identités,
mais va au contraire se situer au-delà. De même, on pourrait montrer qu’en art c’est
toujours dans une façon particulière de surmonter l’identité du matériau, qu’il s’agisse
des images, des coloris, du matériel sonore etc., que l’œuvre d’art s’accomplit comme
telle au lieu d’être simplement fermée ou incluse dans les normes de l’identité
matérielle. Dans les sciences, c’est la formalisation qui surmonte les particularités et les
identités, c’est pourquoi l’usage du langage mathématique est capital dans les sciences :
c’est un langage universel qui permet de coder, de formaliser le propos sur l’être
physique, qui n’est pas lié précisément à des cultures spéciales mais qui en est délivré
par la formalisation. Et enfin, on sait très bien que, depuis toujours, l’amour a été
considéré comme quelque chose qui était au-delà des identités, qu’elles soient familiales
(les querelles médiévales entre familles, ça c’est Roméo et Juliette), nationales
(l’internationalisme amoureux est un très ancien thème) et, nous le savons aujourd’hui,
il est affirmé et revendiqué, à très juste titre, que l’amour est au-delà des identités
sexuelles. L’amour, au-delà de ces différentes identités, est ce qui se joue entre deux
personnes infiniment différentes (deux sujets sont toujours infiniment différents), mais
non pas au sens où elles seraient closes sur leurs identités respectives, mais, au
contraire, au sens où l’amour, comme processus, se tient à la fois dans ces identités et
au-delà de ces identités.
3. Je voudrais vous parler aujourd’hui d’une opération majeure de la finitude : la
répétition. Nous entrons cette fois dans les catégories du processus. Qu’est-ce qu’un
processus répétitif ? L’idée de la répétition, c’est qu’au fond il faut laisser le monde de
façon telle qu’il produise lui-même les effets répétitifs de sa persévérance. La répétition
est de l’ordre de la finitude parce qu’elle propose que ce qui est naturel, c’est-à-dire ce
qui est la loi de ce qui se répète dans la nature, est ce qu’on doit laisser être dans
son déploiement. Et ceci non seulement pour la loi qui concerne les phénomènes
naturels, mais aussi, et surtout, pour la loi concernant l’existence des collectivités. Vous
savez que l’argument fondamental du capitalisme contemporain est qu’il est une
organisation naturelle des sociétés et que par contre tout ce qui est socialisant ou
communisant est artificiel et échoue parce que c’est artificiel. Cela veut dire qu’il faut
laisser se répéter les phénomènes qui ont fait la preuve que, d’une certaine façon, ils se
répétaient par eux-mêmes : ils n’avaient pas besoin de forcer leur être pour les induire à
persévérer, ils se répétaient de l’intérieur d’eux-mêmes, leur loi répétitive interne
garantissait une espèce de devenir stable.
Je voudrais montrer d’abord que cette idée de la répétition est liée aux deux
précédentes, à savoir à l’idée de la construction et à la thématique identitaire. Elle est
liée à la construction parce qu’elle procède d’un temps à un autre : ce qui se répète se
répète dans les étapes successives de sa répétition. La finitude du constructible est
organiquement liée à l’idée d’une répétition procédurale de ce qu’il y a et qui, à vrai
dire, trouve souvent sa métaphore dans le social, la tradition, c’est-à-dire dans la figure
de la relation père-fils. Cette relation est le schéma ancestral, fabuleux presque, la
matrice, de l’idée que ce qui était dans le père, le fils va en être le gardien et la
prolongation et que, d’une certaine manière, cette loi répétitive est la loi même qui
trame la persévérance et la répétition ininterrompue de la société tout entière. C’est
aussi présent dans le thème générationnel, c’est-à-dire dans l’idée que chaque
génération est une sorte d’imitation ou de répétition d’elle-même. Il est très important
aujourd’hui de pouvoir qualifier les générations successives dans le cadre de prédicats
successifs : il y a la « génération internet », ou n’importe quoi, la « génération cheveux
ras », la « génération jupes courtes » etc. La génération est identifiée comme une figure
de la jeunesse qui garantit en quelque sorte qu’après une génération il y en a une autre.
En réalité, la différence est superficielle de façon nécessaire. Ce qui est important c’est
qu’il y ait des générations, c’est-à-dire que se succèdent des générations et pour bien s’y
reconnaître on va les nommer. Ça devient d’ailleurs rapidement aussi un artifice
commercial : on s’adresse à la « génération machin » déterminée par ses produits …
nous y reviendrons parce que la fonction de la marchandise demeure essentielle.
Du côté de l’identité maintenant, on peut dire que ce qui la caractérise c’est
qu’elle transforme la répétition en impératif. Non seulement il y a de l’impératif, mais il
faut répéter : le fils doit répéter ce qu’était le père, la société tout entière doit répéter le
paradigme qui est censé la constituer, qu’il soit racial, national etc. Le destin du groupe
identitaire est d’avoir la force de répéter son identité.
Avec la répétition, la finitude se donne aussi comme processus : non pas
seulement comme état des choses, mais comme loi de leur devenir. Je pense que la
forme moderne de la répétition est dictée souterrainement par le cycle de la
marchandise. Elle n’est constituée en fait ni par les générations ni par la filiation ni par
la succession des monarques, des règnes, ni par la stagnation identitaire à proprement
parler, c’est-à-dire les rapports de classes explicites dont on appellerait au fait qu’ils se
maintiennent et prospèrent. La répétition est garantie dans notre monde par des
mécanismes beaucoup plus fondamentaux, à savoir par le fait que ce qui se répète, et
doit se répéter, est le cycle de la marchandise : le cycle argent-marchandise-argent, le
cycle A-M-A comme le désignait Marx. C’est un cycle tel que l’argent n’a de
signification que pour autant qu’il peut être injecté dans les marchandises, mais à son
tour la production de marchandises n’a de sens que pour autant qu’elle peut délivrer de
l’argent de façon que le cycle recommence. Dès que quelque chose le perturbe, alors
c’est réellement la crise de la répétition, qu’elle soit créée par l’absence de liquidités
pour acheter les marchandises ou par l’absence d’acheteurs. Cette crise a aujourd’hui
des répercussions planétaires (désordres locaux considérables, faillites, endettements
énormes, création de zones de pauvreté et d’errance concernant des millions de
personnes ...) parce que l’interruption de la répétition c’est l’interruption du système lui-
même.
La façon dont cette répétition s’introduit universellement dans le système même
de l’existence de ses acteurs, c’est que, en définitive, tout sujet est constitué par la
nécessité répétitive de ce cycle dans la modalité d’être vendeur et/ou acheteur.
Autrement dit, l’effet de tout objet social, de ce que Sartre appelle « la matière ouvrée »
(c’est-à-dire de ce qui a été travaillé au prix d’un investissement financier permettant la
production de telle marchandise singulière), est de déterminer directement, dans le
cycle A-M-A lui-même, la position subjective majeure que vous êtes vendeur ou
acheteur. Les types subjectifs cruciaux sont ceux-là. Ce qui est demandé au sujet, par le
cycle lui-même, c’est évidemment qu’il soit acheteur, car sinon les marchandises
resteront sur le pavé ou bien qu’il soit vendeur, c’est-à-dire qu’il réalise la marchandise
en argent pour que l’argent lui-même puisse être réinvesti. En somme, tout objet social
dans notre société (une voiture, ce verre sur la table …) est une cristallisation subjective
qui fait que en définitive ou bien vous en êtes le consommateur, lequel suppose un
acheteur, ou bien vous en êtes le producteur, lequel va supposer un vendeur. Je signale
qu’il y a une pièce de théâtre contemporaine remarquable sur ce point, c’est la pièce de
Koltès qui s’appelle Dans la solitude des champs de coton. Cette pièce magnifique est
écrite exactement là-dessus : ce qui constitue l’atome social, c’est la rencontre d’un
vendeur et d’un acheteur. La pièce est remarquable parce qu’il y a une indécision
inaugurale sur ce que le vendeur vend exactement. Il est le Vendeur pur. Quant à
l’acheteur, on ne sait pas non plus ce qu’il veut acheter, il est l’Acheteur pur. Toute la
pièce tourne autour du fait que le Vendeur essaie de connaître ce que l’Acheteur lui
demande, tandis que l’Acheteur se dérobe et voudrait savoir, avant de dire ce qu’il veut,
ce que le Vendeur a réellement à vendre. C’est très fort, parce que ça délivre la figure de
l’Acheteur et du Vendeur, le type subjectif pur, autour d’une marchandise qui,
finalement, comme dans le fétichisme de la marchandise chez Marx, est une
marchandise évasive, la Marchandise en soi. Bien entendu, on pense quand même au
trafic de drogues, on pense que le Vendeur est peut-être un dealer et que l’autre est un
consommateur ; c’est la seule possibilité sémantique, si je puis dire, du dispositif
formel. Mais ce qui se répète est en fin de compte la rencontre d’un Vendeur et d’un
Acheteur et cette répétition est structurée par le cycle général de la marchandise de telle
sorte que Vendeur et Acheteur en sont les dispositions subjectives inévitables. C’est
génial d’avoir fait une pièce de théâtre qui dégage la dialectique pure du Vendeur et de
l’Acheteur comme production de la répétition.
Un philosophe qui a cherché à s’avancer de façon très précise sur cette question
c’est Sartre dans la Critique de la raison dialectique, dont toute une partie est consacrée
au point de ce que justement acheteur et vendeur constituent ce que Sartre appelle une
« série ». L’existence sérielle – Sartre parle de « sérialité » - c’est ce qui unifie
subjectivement la totalité de la société mais dans la séparation. Exactement comme si
vous disiez que le vendeur et l’acheteur sont unifiés, que le couple du vendeur et de
l’acheteur est fondamental subjectivement, et en même temps que le vendeur et
l’acheteur sont parfaitement séparés puisque leurs fonctions sont symétriques. D’autre
part, à tout moment, un autre acheteur peut venir se substituer à vous face au même
vendeur, et pour les mêmes raisons. Il y a donc une espèce d’anonymat fondamental -
c’est pour cela que c’est une série - chaque acheteur peut au fond être remplacé par un
autre acheteur et le vendeur lui-même peut être remplacé si le produit est modifié. Au
fond, la répétition sérielle, dans notre société, c’est ce qui unifie objectivement parce
qu’elle sépare, c’est l’unité dans la séparation, d’où la nécessité aussi d’une perpétuelle
relance par de nouveaux produits. On le voit bien dans la pièce de Koltès : on ne sait pas
quel est le produit ; en réalité, s’il y avait un produit, il faudrait aussi faire la pièce de
théâtre qui explique pourquoi un autre produit doit venir remplacer à un moment donné
ce produit-là. C’est-à-dire comment il se fait que la répétition est aussi la répétition des
produits en tant que série organisée qui elle-même constitue en quelque sorte la série
subjective des vendeurs et des acheteurs. On peut dire que le nouveau produit, la
nouvelle marchandise, est la même au sens où elle s’adresse au même acheteur, dans le
même désir de quelque chose, mais en même temps, dans la concurrence, son prix va
l’imposer comme à l’origine d’une nouvelle série d’acheteurs. Sartre le récapitule
ainsi : Ainsi, les objets collectifs [les marchandises] ont la récurrence sociale pour
origine [la « récurrence sociale », c’est le fait que tout le monde fait la même chose,
puisque tout le monde est dans la position d’acheteur du même objet]. Ils représentent
des opérations ineffectuables, mais ce sont avant tout des réalités subies et vécues que
nous apprenons dans leur objectivité par les actes que nous devons faire. Le prix
s’impose à moi comme acheteur parce qu’il s’impose à mon voisin et il s’impose à mon
voisin parce qu’il s’impose à son voisin et ainsi de suite. Inversement je n’ignore pas
que je contribue à l’établir et qu’il s’impose à mes voisins parce qu’il s’impose à moi.
D’une manière générale, il ne s’impose à chacun comme réalité stable et collective que
dans la mesure où il est la totalisation d’une série, la série des acheteurs. L’objet
collectif est un indice de séparation. Par cette formule, que je trouve remarquable,
Sartre indique que ce qui paraît rassembler les acheteurs autour du vendeur est en réalité
ce qui sépare. On pourrait finalement dire que la série, et notamment la série constituée
structurellement par le marché en général dans la figure de la dialectique du vendeur et
de l’acheteur, est le mode d’existence fondamental que le capitalisme impose à la
finitude.
J’insiste sur le fait que la relance des séries de finitude c’est aussi la relance de
nouveaux produits. Je voulais d’ailleurs vous le montrer dans mon cas personnel. Voilà
par exemple un BlackBerry de la série 8 [A. Badiou sort un smartphone de son porte-
document et le montre au public – à noter qu’il prononce, de façon humoristique,
« Black-beurret »]. Cet achat m’a inscrit dans la sérialité des hommes d’affaires, car, il
y a quelques années, c’était le fétiche des hommes d’affaires. Il est élégant, n’est-ce
pas ? Voici un autre BlackBerry, de la série 10 cette fois. C’est l’effort décisif de
BlackBerry pour rester sur le marché parce qu’il est en train de couler. J’avais très peur
que BlackBerry s’effondre, étant un des acheteurs de la série ... Heureusement, le
BlackBerry n° 10 que voici est vraiment tout à fait remarquable - regardez cette image
splendide - je le manie avec précaution, le voici à côté de l’autre [les deux smartphones
sont désormais posés côte à côte sur la table]. Ces deux objets eux-mêmes composent
une série, comme la série … [sonnerie du smartphone] Allo ? Ah non, ce n’est pas
possible, je suis en plein séminaire, attendez 10 heures quand même ! [au public, d’un
air gêné : « Je m’excuse … »]. Bon, j’y consacre juste quelques moments, pas plus que
deux minutes, hein ? … [A. Badiou sort de scène – il va revenir quelques instants plus
tard en compagnie de ses « doublures » habituelles avec qui il va interpréter la scène
32 de « Ahmed philosophe », intitulée : « La répétition »].
*
Ça me fait penser à un passage de Kierkegaard dans un texte très fameux qui
précisément s’appelle « La répétition » et qu’il a écrit en 1843 sous le nom de
Constantin Constantius (c’est dire qu’il en rajoutait sur la constance). Dans la farce, les
acteurs produisent leur effet grâce à la catégorie abstraite du « général » à laquelle ils
arrivent par le quelconque de leur être concret. Quand Kierkegaard dit que quelque
chose de la généralité est inscrit dans la farce, il a en tête le fait que dans la farce il y a
des personnages typés (la jeune fille, le barbon, le médecin etc.) et que l’acteur arrive à
saisir la combinaison de ces identités à raison de ce qu’il est lui-même inscrit là-dedans
par son être concret. Cela veut dire que, aux yeux de Kierkegaard, la généralité n’est pas
l’élément normal de la répétition en son centre. C’est la répétition théâtrale, empirique,
scénique, visible, mais en réalité la généralité qui est atteinte là doit être absolument
distinguée de l’universalité.
Kierkegaard va s’installer dans uns sorte de querelle à propos du concept même de
répétition qui va l’amener à le diviser. Cette opération de division d’un concept me
paraît en un certain sens l’une des opérations les plus importantes de la philosophie.
C’est beaucoup moins, comme on l’a dit, définir des concepts ou les produire, que les
diviser à partir de leur expérience même. Parce que, par opposition à la farce, dont il
vient de dire cependant qu’elle était la généralité de la répétition, Kierkegaard annonce
que la répétition est le sérieux de la vie.
« La répétition » est un texte tout à fait étrange. Il faut connaître un peu son
contexte. Il est écrit dans la foulée de la rupture des fiançailles avec Régine. Les
fiançailles avec Régine, c’est l’événement principal de la vie de Kierkegaard, ou plus
exactement le mariage qui n’a pas eu lieu suite à la rupture des fiançailles. L’événement
principal de la vie de Kierkegaard c’est que l’événement n’a pas eu lieu. Au moment où
il écrit « La répétition », soit un an et demi environ après la rupture des fiançailles, il
apprend que Régine avec qui il a rompu – c’est lui qui a rompu les fiançailles - que
Régine est fiancée avec un autre. C’est une répétition qui ne lui plaît pas beaucoup. La
signification exacte du mot danois qui est traduit par répétition est reprise. Il y a
d’ailleurs maintenant des traductions intitulées « La reprise ». La reprise, c’est ambigu :
on se demande si ce livre ne préparait pas une reprise de l’aventure avec Régine au-delà
des fiançailles rompues, reprise devenue difficile à partir du moment où Régine, si je
puis dire, s’est reprise. Si vous voulez mon avis, je pense qu’elle a bien fait. Moi, je ne
me serais pas marié avec Kierkegaard.
Kierkegaard va prononcer un éloge paradoxal de la répétition que je vais vous lire.
Écoutez attentivement, parce que c’est subtil, comme souvent chez Kierkegaard. La
dialectique de la répétition est facile, car ce qui est répété a été, sinon il ne pourrait
être répété. Mais c’est justement le fait d’avoir été qui donne à la répétition son
caractère de chose nouvelle. Quand les Grecs disaient que toute connaissance est une
réminiscence, ils entendaient par là que tout ce qui est de fait a été de fait. Et quand on
dit que la vie est une répétition, l’on entend que des choses qui ont été de fait deviennent
maintenant actuelles. Faute de la catégorie de la réminiscence ou de la répétition, toute
la vie se résout en un vain bruit vide de toute signification. La réminiscence est la
conception païenne de la vie et la répétition est la conception moderne. La répétition
constitue l’intérêt de la métaphysique et en même temps l’intérêt sur lequel la
métaphysique échoue. La répétition est le mot d’ordre de toute conception éthique, la
répétition est la condition sine qua non de tout problème dogmatique.
Reprenons ce texte.
En quel sens Kierkegaard affirme-t-il que la répétition constitue l’intérêt de la
métaphysique ? Le problème de la métaphysique c’est l’identification de ce qui est. Or il
ne peut y avoir d’identification de ce qui est que si, d’une certaine manière, ce qui est a
été. Parce que si vous n’avez pas l’écart entre le « être » et le « a été », vous ne pourrez
vous ouvrir aucun accès à l’identification de qui est : Héraclite aura raison et ce qui est
aura été sans avoir pu être identifié. Si l’on veut qu’il y ait métaphysique, c’est-à-dire
identification de ce qui est, il faut qu’il y ait une relation à l’éternité de ce qui est dans la
modalité du fait que ce qui est a été. C’est évidemment aussi la signification de la
réminiscence platonicienne que Kierkegaard mentionne, et d’ailleurs son concept de la
répétition en vient. Si vous pouvez identifier ce qui est, c’est que vous l’identifiez pour
autant que ce qui est est en relation non seulement avec son devenir temporel (si ce
n’était que cela, vous ne pourriez pas l’identifier), mais avec quelque chose qui permet
son identification en tant que c’est une forme de l’avoir été de ce qui est. Dans ce cas,
dans la pensée de Kierkegaard, la répétition renvoie en fait à l’éternité : ce qui se répète
a été au sens où cela a été en un autre sens que le fait que c’est actuel, comme il dit. On
pourrait, après tout, voir là une approximation de ce que Deleuze expliquera dans le
rapport entre l’actualisation et le virtuel. C’est-à-dire que ce qui s’actualise, pour
Deleuze, aura été, d’une certaine façon, en tant que virtualité ; cette virtualité n’a pour
être que son actualisation, néanmoins l’actualisation n’est identifiable que pour autant
qu’il y a cette virtualité. Ce jeu de la rétroaction identifiante, on peut l’appeler comme
ça, oblige à considérer la répétition comme un facteur fondamental d’identification
métaphysique du réel.
Maintenant, pourquoi la répétition est(-elle) le mot d’ordre de toute conception
éthique ? Parce que l’impératif éthique n’a de sens qu’autant qu’il vaut dans des
circonstances différentes. En réalité, l’impératif se répète dans la différence des
circonstances elles-mêmes. Et, en un certain sens par conséquent, c’est la répétition qui
constitue l’être même de l’éthique et non pas la circonstance. Exactement comme ce
n’était pas le devenir héraclitéen qui constituait l’être, mais rétroactivement il aura été
ce qu’il est. On ne peut en effet guère imaginer une éthique qui ne soit adossée à cette
figure singulière de la répétition qui est que la différence elle-même convoque une
identité qui se répète, à savoir précisément l’identité de l’impératif. De ce point de vue-
là, l’acte moral a pour essence de se répéter parce que, en un certain sens, il est toujours,
lui, le même ; la circonstance varie, mais la moralité de l’intervention dans la
circonstance, en tant qu’elle est sous la maxime morale, se répète.
Et enfin, pourquoi tout problème dogmatique convoque-t-il la répétition ? Il fait
ici entendre problème dogmatique au sens de problème religieux : la figure destinale de
la religion est effectivement que ce qui a eu lieu va se répéter et redevenir sous le regard
intemporel de la divinité. En réalité, ce qui est est la répétition de ce que Dieu peut
vouloir qu’il soit et n’a pas d’autonomie véritable dans son être.
On trouve les trois étages de la pensée de Kierkegaard : le stade ordinaire si on
peut dire (identification de ce qui est), le stade éthique (persistance de la maxime) et le
stade religieux (invariance éternelle du vrai). Voilà pourquoi Kierkegaard peut soutenir
que la répétition est le sérieux de la vie, au moment même où il vient de dire que la
farce en est la généralité mondaine. Nous cheminons vers l’idée qu’il y a deux
répétitions différentes : la répétition dont parlait Sartre dans le texte que je vous ai lu,
répétition soutenue en réalité par le mécanisme constructif de la circulation du capital et,
en dernier ressort, systémique mais aussi empirique ; et la répétition dont Kierkegaard
fait ici l’éloge, qui est une répétition dont la temporalité est différente. Ce n’est pas une
temporalité de la circulation, c’est plutôt une temporalité de la rétroaction. Dans mon
langage à moi, c’est une temporalité événementielle et, en tant que telle elle, elle ouvre
en effet à l’obligation de quelque chose qui se répète dans la direction du vrai. On peut
voir en effet que d’une certaine façon, la science, l’art, le travail politique, sont traversés
et hantés par la nécessité répétitive, la nécessité de recommencer, de ré-entreprendre, de
re-dire, parce que c’est de vérités qu’il s’agit et non pas de la circulation effective de
quelque chose. Autrement dit, il y a une répétition créatrice et une répétition circulante.
Ces deux figures de la répétition sont distinctes au point que Kierkegaard, après
avoir fait cet éloge fondamental de la répétition, comme il n’a peur de rien, il va la
dénigrer un peu plus loin. En réalité, par derrière, il y a le fait qu’il a appris que Régine
était fiancée à un autre. Alors ça, ce n’est pas une répétition qui lui plaît et même il ne
veut pas que ce soit une répétition, il veut que son amour pour Régine soit quelque
chose qui ne se répète pas, quelque chose qui soit irrépétable. La découverte avait son
prix : cela avait prouvé que la répétition est un leurre. Quand c’est l’autre, c’est un
leurre. Et je m’en étais assuré en me le faisant répéter par tous les moyens. Après, il
raconte une histoire que je vais vous lire parce qu’elle est trop drôle.
Il est maniaque Kierkegaard, ça on s’en doute facilement en le lisant, c’est
l’obsessionnel typé, donc il veut que son appartement soit toujours impeccablement
rangé. Il est si obsessionnel que Régine a été terrorisée. Chez moi du moins j’étais à peu
près sûr de trouver toutes choses prêtes pour la répétition. J’ai toujours eu une grande
répugnance pour toutes sortes de bouleversements et je vais si loin dans cet ordre
d’idée que j’ai en horreur tout le nettoyage possible, principalement celui de la maison
à l’eau de savon. J’avais donc laissé les ordres les plus stricts pour qu’on respectât mes
principes conservateurs même en mon absence. Mais que n’arrive-t-il pas ? Mon fidèle
domestique était d’un autre avis. Il comptait qu’en commençant son remue-ménage dès
mon départ, il aurait fini à mon retour (et il est bien homme à tout ranger dans l’ordre
le plus méticuleux). J’arrive, je sonne, il m’ouvre, ce fut un instant d’ahurissement. Il
devint pale comme un mort et je vis par la porte entrebâillée l’horreur de l’appartement
où tout était sens dessus dessous. J’étais pétrifié. Dans sa stupéfaction, mon domestique
ne savait plus que faire, sa mauvaise conscience lui adressait des reproches - et il me
ferma la porte au nez. C’en était trop ; ma déconvenue était au comble et mes principes
par terre. Je connus qu’il n’y a pas de répétition, ma précédente conception de la vie a
triomphé. Autrement dit : il revient à la conception selon laquelle il n’y a pas de
répétition.
On pourrait dire qu’il faut distinguer la répétition dans le monde, qui est en effet
un indice de la circulation finie et qui organise l’individu ; et puis il y a la répétition
dans une création, dans une procédure de vérité, qui concerne le sujet et où la répétition
est inéluctable en tant que division du connaître dans la figure qui oppose l’instant à
l’éternité ou la temporalisation à l’absolu. Finalement, la répétition dont parle Sartre
c’est la loi du capital, c’est la finitude de la circulation, et celle dont parle Kierkegaard
c’est tout autre chose, c’est celle qui concerne l’obstination et le partage du vrai.
Kierkegaard voit très bien que la première finitude, la répétition ordinaire, est en
réalité liée à une rhétorique de la mort en tant que séduisante, en tant qu’elle est
précisément ce qui fait revenir pour toujours. Je vous lis ce passage. Pourquoi personne
n’est-il jamais revenu de chez les morts ? Parce que la vie ne sait pas captiver comme
la mort. Parce que la vie ne possède pas la persuasion comme la mort. Oui, la mort
persuade à merveille, pourvu qu’on lui laisse la parole sans répliquer. Alors elle
convainc instantanément et personne n’a jamais eu un mot à lui objecter ou n’a
soupiré après l’éloquence de la vie. O mort ! Grande est ta persuasion et après toi il n’y
a personne dont le langage soit aussi beau que celui à qui son éloquence valut le
surnom de peisiqanatoz, persuadant de mourir, parce qu’il fut parlé de toi avec l’accent
de la persuasion. En réalité, cette rhétorique de la persuasion est celle qui engage
l’individu dans la répétition mortifère, dans la répétition si peu créatrice que son solde
véritable est nécessairement la mort.
Par contre, l’autre répétition a pour but de faire advenir l’absoluité que toute
création refait ou redit. En un certain sens, créer quelque chose, c’est redire que l’absolu
est possible. Le redire, le refaire, le refaçonner, le recréer. Ça n’est pas du tout quelque
chose comme la découverte de l’absolu, parce qu’il n’y a pas l’absolu, il y a seulement
constamment une création qui peut arguer de l’absolu en tant qu’elle le redit en un
point, en tant qu’elle le refait sous une forme, en tant qu’elle le propose comme une
œuvre, œuvre de la vie, comme aurait dû être le mariage de Kierkegaard, qui n’est pas
arrivé. Ce genre d’œuvre véritable, c’est quelque chose qui touche à l’absolu en un
point, et le fait être dans sa ré-fection, sa ré-diction, et en fin de compte, en effet, sa
répétition. Ce qui se produit dans cette répétition, c’est le partage de l’idée dans sa
forme effective, c’est-à-dire dans la forme de l’œuvre qui existe, dans la forme de la
passion amoureuse qui se déploie, dans la forme de l’invention scientifique qui est
partagée précisément d’abord par la communauté des savants et puis après virtuellement
par tout le monde. C’est ce partage de l’idée qui est répétitif, car on va toujours pouvoir
répéter cette transmission en tant qu’elle n’est pas justement la répétition de la
circulation monétaire, elle est dans la répétition de ce qui d’une certaine manière est
irrépétable et de ce fait même, puisque nous sommes dans le temps, doit néanmoins être
indéfiniment répété.
C’est pourquoi le livre de Kierkegaard s’achève par une espèce de cantique, sur
lequel nous terminerons aussi, qui est le cantique du partage de l’idée.
J’appartiens à l’idée. Je la suis lorsqu’elle me fait signe et quand elle me donne
rendez-vous j’attends des jours et des nuits. Personne ne m’attend au déjeuner,
personne ne m’attend pour le repas du soir, à l’appel de l’idée je laisse tout ou plutôt je
n’ai rien à laisser, je ne déçois personne, je n’attriste personne en lui gardant ma foi et
mon esprit ne connaît pas la douleur de faire de la peine à quelqu’un. Quand je rentre
chez moi, personne ne lit sur mes traits, personne ne scrute ma physionomie, personne
n’arrache à mon être une explication que moi-même je ne saurais donner, ignorant si je
suis ravi dans la félicité ou plongé dans la misère, si j’ai gagné la vie ou si je l’ai
perdue.
De nouveau la coupe de l’ivresse m’est tendue, j’aspire déjà son parfum, déjà je
perçois la musique de son pétillement – d’abord pourtant une libation pour
celle [Régine, évidemment] qui a délivré une âme dans la solitude du désespoir. Gloire
à la magnanimité de la femme ! Vive l’essor de la pensée, vive le danger de mort au
service de l’idée, vive le péril de la lutte, vive la solennelle allégresse du triomphe, vive
la danse dans le tourbillon de l’infini, vive la vague qui m’entraîne vers l’abîme, vive la
vague qui m’élève jusqu’aux étoiles.
[vidéo : https://vimeo.com/123820585]
Quatre points pour commencer
1. La thèse centrale, l’idée motrice de tout ce que j’essaie de dire ici,
c’est que toute vérité – et vous savez que j’admets qu’il n’y pas la Vérité,
mais des vérités – excède d’une certaine manière notre finitude, c’est-à-dire
ce qui en nous appartient à l’univers de l’existence finie. Elle se définit par
l’ouverture d’un rapport à l’infini. La finitude n’est donc pas un destin
irrémédiable de l’existence humaine mais il existe une ouverture vers
l’infini, ouverture qui, je le précise, n’a aucun besoin d’un Dieu ou d’une
transcendance ; c’est une ouverture immanente, contenue dans le processus
même de construction d’une vérité.
On peut par exemple très bien montrer comment la vérité des nombres
finis, c’est-à-dire l’arithmétique mathématique, la science mathématique du
nombre, ne se soutient qu’à la condition que l’on admette, à son horizon, la
possibilité d’un nombre infini, ce que le grand mathématicien Cantor a établi au
XIXe siècle. Ce qui est intéressant ici, c’est le mouvement : de l’intérieur du fini
lui-même - les nombres sont la mesure même de la finitude - on ne peut en faire
vérité que sur l’horizon de l’existence d’un nombre qui précisément excède cette
finitude. Nous avons là une sorte de matrice générale du rapport par lequel les
vérités font vérité du fini pour autant qu’elles touchent à l’infini.
De même les politiques d’émancipation existent parce qu’elles découvrent
dans le sujet collectif une capacité intrinsèquement infinie, c’est-à-dire non
seulement vouée à une transformation déterminée particulière, mais une capacité
générique (c’est le mot même utilisé par Marx), une capacité qui se veut dans la
possibilité générale de l’émancipation. Bien sûr, les mouvements politiques
(mouvements populaires, insurrections) sont en un certain sens finis au sens où ils
ont une histoire déterminée, ils sont localisés quelque part, mais subjectivement ce
qu’ils font entrer en jeu c’est une capacité de l’action humaine de faire exister
quelque chose qui justement est au-delà de sa situation finie, étant donné que cela
concerne en définitive l’humanité tout entière dans son développement historique
sans bornes définies. C’est pour ça qu’on peut appeler ces politiques des
politiques d’émancipation : elles émancipent en réalité l’action collective de son
caractère fini.
Si je pense maintenant à l’activité artistique, toute œuvre d’art marquante,
toute œuvre qui fait vérité d’une séquence entière de l’art, affirme le caractère
illimité du domaine des formes, elle est une invention formelle qui déplace la
lisière entre l’informe et la forme et qui, de ce point de vue, ouvre la
contemplation et l’activité artistiques à la dimension illimitée du domaine des
formes. L’idée conservatrice dans le domaine de l’art, à savoir qu’il y a des
prescriptions formelles inébranlables, c’est l’académisme.
Quatrième et dernier exemple : l’expérience amoureuse, qui est l’expérience
existentielle radicale de la confrontation avec l’autre, c’est-à-dire en réalité de la
différence infinie entre deux individus quelconques, différence expérimentée dans
la figure d’un projet commun de la différence elle-même – car l’amour c’est ça :
la différence s’exerçant à la différence. Il apparaît dans l’amour que la dialectique
de l’autre peut se faire au-delà de toute identité : l’identité, qui est la clôture finie
de l’individu, peut être dépassée, surmontée, dans l’acceptation intégrale de
l’existence de l’autre. C’est pour cela que les grandes représentations de l’amour
partent toujours d’une interdiction, c’est-à-dire d’une identité qui normalement
rendrait l’amour impraticable ou impossible – ce dont Roméo et Juliette reste
paradigmatique.
2. La deuxième thèse résulte du problème suivant : bien que nous ayons un
accès à l’infini, nous devons quand même admettre qu’en un sens nous sommes
finis : les limites, les identités, la mort, tout ça existe … Et en même temps nous
devons admettre que de l’intérieur de ces contraintes de finitude, nous pouvons
néanmoins toucher, accéder, à des figures possibles de l’infini et que là se trouve,
non seulement la grandeur de l’homme, mais, comme je le soutiens, son bonheur.
Du coup, le bonheur comme affect de l’infini – c’est la définition la plus simple
du bonheur – est néanmoins un affect du fini : l’individu, dans sa finitude même,
éprouve, de façon toujours exceptionnelle, cet affect qui indique que quelque
chose de son projet, de sa pensée, de son action, de son être-au-monde, ouvre un
accès à l’infini. Il en résulte que nous allons être contraints à une division du fini :
nous aurons le fini en tant que passivité de la finitude, résignation à la finitude qui
nous est imposée, le fini en tant qu’objectivité si vous voulez, et puis nous aurons
le fini à l’intérieur duquel s’ouvre un accès à l’infini par le biais des vérités
auxquelles tout un chacun peut participer. Je propose de dire que le fini statique,
passif, c’est l’existence comme déchet et le fini comme lieu où s’avèrent possibles
des figures d’accès à l’infini, je l’appelle le fini de type œuvre. Œuvre, ce n’est
pas forcément un objet, ça peut être une œuvre de vie, la vie elle-même dans une
séquence de son existence comme porteuse d’une œuvre, soit le mode propre sur
lequel la finitude contribue en un certain sens à un accès à l’infini. Le choix entre
ces deux types de fini est peut-être le choix existentiel majeur.
3. Dans un troisième temps, nous avons examiné ce qu’on pourrait appeler
les mécanismes de la finitude, c’est-à-dire les manières dont la finitude se donne
effectivement dans notre existence courante, et en particulier ce qui souvent
parvient à nous convaincre – car c’est une idéologie en vérité dominante - que
nous ne pouvons pas excéder les limites de la finitude. Telle est la « sagesse »,
définie comme résignation à la finitude. Or cette sorte de satisfaction résignée est
proposée comme sagesse négativement : la sagesse dont nous sommes capable
serait la négation en nous de quelque chose qui désirerait davantage, et dont elle
reconnaît donc par là l’existence. Je fais quant à moi l’hypothèse spéculative
qu’en réalité nous ne sommes pas convaincus et que la sagesse comme résignation
doit nous être imposée. Je fais l’hypothèse qu’une finitude ouvrée existe en tout
sujet, sous la forme d’une conscience latente à laquelle il est en vérité toujours
possible de faire appel selon les circonstances. Évidemment la sagesse comme
résignation à la finitude a les arguments qui sont les arguments de l’objectivité de
la finitude : il faut savoir regarder la réalité. Mais précisément la sagesse de
l’œuvre ne consiste pas à regarder la réalité, mais à la transformer.
4. C’est aussi pourquoi je propose la thèse que l’homme est bon. La thèse de
la résignation c’est en effet que l’homme est mauvais : si l’homme s’engage dans
plus que la finitude, ça va être terrible, il va déclencher en lui une prétention
exorbitante à surmonter la finitude, alors qu’il faut qu’il se résigne à une
coexistence tranquille dans cette finitude partagée. La sagesse du fini en tant que
sagesse conservatrice se représente l’homme qui aurait la capacité effective de
transgresser la finitude comme une sorte de péril. C’est un peu vrai : le fini
comme finitude ouvrée est dans le péril de la transformation, il s’aventure dans
une zone de l’être qui est par définition en partie inexplorée. Il y a un risque. On
peut dire que la sagesse de l’œuvre accepte cette dimension de risque, alors que ce
que désire la sagesse conservatrice c’est l’existence avec une assurance tout
risque.
La proposition que l’homme est bon, au sens où je la fais, est une thèse
fondamentale de la politique d’émancipation. Vous ne pouvez pas imaginer aller
libérer l’humanité des maux qui l’accablent sur la base du fait que l’homme est
mauvais. Il faut bien, à un moment donné, admettre cette thèse un peu obscure que
l’homme est bon. Vous savez que c’est une idée de Rousseau (celle qui donnait
l’élan idéologique à la Révolution française) et qu’il faut retrouver cette bonté
parce qu’elle a été égarée, perdue. Rousseau avait déjà repéré que les mécanismes
de la finitude étaient à l’œuvre, visant à contraindre à avouer qu’en réalité
l’homme n’était pas si bon que ça et qu’il lui fallait combattre la thèse de Hobbes
à savoir que l’homme est mauvais, qu’il est un loup pour l’homme. On en est
toujours là. Le capitalisme, c’est la thèse concurrentielle, la thèse que l’homme est
un loup pour l’homme, qu’il faut qu’il soit un battant, c’est-à-dire qu’il sache
manger la soupe sur la tête des autres, c’est une conception guerrière de
l’humanité, une finitude guerrière, une finitude de la destruction concurrentielle.
Et comme sa loi interne c’est la concentration du capital, il s’agit d’une
conception de la finitude comme accroissement : il s’agit d’accroître ma finitude -
ce qui revient à accroître ma fortune, au moins on peut la compter, on peut ainsi
savoir ce que c’est qu’être vainqueur : c’est avoir plus d’argent que les autres. Le
monde dans lequel nous vivons a besoin de la thèse selon laquelle l’homme est
mauvais ; cela signifie qu’il doit être bon par résignation aux effets de ce que
l’homme est mauvais : il faut se résigner au système calme des effets négatifs de
la concurrence. Et pour cela, il faut convaincre les sujets qu’on est effectivement
dans une finitude irrémédiable et que la bonté supposée qui serait l’accès possible
à l’infinité nous est en réalité interdite.
*
Nous avons ensuite exposé trois catégories des opérations de la finitude.
A. Nous avons d’abord parlé du fini en lui-même et de la possibilité qu’un
multiple excède en quelque sorte ses propres limites parce que le nombre de ses
parties est toujours plus grand que le nombre de ses éléments.
La démonstration, vous vous en souvenez, faisait appel à un élément
innommable, ce qui la rapproche de l’activité artistique qui est précisément la
tentative de saisir dans les parties qui composent l’univers le point où quelque
chose n’arrive pas à être nommé ou inscrit dans la loi de cet univers lui-même.
C’est très évident dans le roman : le romanesque est toujours la recherche d’une
tension subjective qui est prise dans les réseaux infinis de la finitude, de la vie
sociale, de la vie psychologique etc. mais qui en un certain sens n’a pas été
captive d’une nomination explicite. L’œuvre d’art va s’approcher d’elle, sans la
nommer, et sans non plus en récuser l’existence, et elle va la faire surgir comme la
figure du héros romanesque type, celui qui d’une certaine façon n’est pas captif
des représentations sociales, qu’il excède au sens de l’existence, du surgissement,
d’un certain type d’infinité.
Politiquement, c’est aussi un point très important. Ce simple théorème
mathématique, démontrable, qu’un ensemble a plus de parties que d’éléments, ça
veut dire que la ressource des collectifs, les actions collectives, sont virtuellement
plus grandes que celles des individus. L’opération de finitude est ici très
explicite : elle affirme que ce qui compte ce sont les individus. C’est
l’individualisme contemporain. Il serait plus juste de dire qu’il y a des individus
situables dans des collectifs dont la ressource les excède. La bonté de l’homme,
ici, c’est de ne pas être individualiste. S’il est individualiste, il pense que ce qui
existe c’est l’intérêt des individus, la vie des individus. Il est en train de
restreindre la capacité de l’humanité elle-même, laquelle peut puiser dans ses
manifestations collectives quelque chose qui n’existe pas au niveau des individus,
puisque ça excède le nombre et la capacité des individus.
B. Nous avons ensuite parlé du même et de l’autre, c’est-à-dire de la question
de l’identité. Nous avons affirmé que le même ne se découvre comme tel que dans
l’autre. Il y a toujours une défection identitaire, toujours un moment où l’identité
ne peut pas se clore sur elle-même et prétendre disposer d’une affirmation d’elle-
même simple et univoque. Il n’y a pas d’univocité de l’identité. Les identités sont
inévitablement fuyantes parce qu’elles ne peuvent pas éviter leur dialectique avec
l’autre. La dialectique avec l’autre, c’est toujours une défaite de l’identité pour
autant qu’elle se veut fermée, définissable, et intégrant ce qui lui est étranger. La
conclusion n’est pas que les identités n’existent pas, mais qu’il leur est impossible
de se clore et par là de prétendre qu’à elles seules elles représentent une norme.
Aucune identité ne peut être comme telle normative. Si elle prétend qu’elle est
une norme, elle prétend qu’elle dispose d’une identification simple et que celle-ci
est normative
La définition la plus simple et la plus courante d’une identité c’est de dire :
« je suis même que moi-même parce que je ne suis pas l’autre » ou bien : « l’autre
n’est pas même que moi parce qu’il est l’autre ». Tout identitarisme est en réalité
une opération abstraite de finitude infligée à un groupe qui en réalité n’est pas en
état de se maintenir comme identique à soi parce qu’il est toujours dans une
relation avec l’autre (conflictuelle, amicale, ou d’un autre type).
Ceci nous avait amené à examiner la théorie des trois négations dont je vais
donner ici une simple image. Premièrement, il y a le rapport contradictoire entre
ami et ennemi, c’est la relation qui structure le conflit, l’adversité, la guerre. Le
deuxième type de négation, c’est la relation que vous avez avec un terme qui
pourrait être un ennemi, mais qui ne l’est pas, parce que circonstanciellement il est
dans le même camp que vous contre un autre ennemi ; vous avez avec lui un
rapport de négation plus faible qu’un antagonisme mais il est virtuellement
capable d’être aussi l’ennemi, vous avez donc avec lui un rapport d’alliance
soupçonneuse (songez à l’histoire de « l’amitié » entre Roosevelt et Staline
pendant la Deuxième Guerre Mondiale). Le troisième rapport c’est le rapport
entre amis ; comme il n’a pas de raison d’être conçu comme un rapport identitaire,
vous pouvez très bien avoir avec un ami des contradictions. Si c’est une véritable
amitié, vous allez tenter par la discussion d’examiner et de pacifier cette
contradiction, vous allez tenter de ne pas faire de l’ami un ennemi. L’amitié, c’est
toujours actif, il s’agit de conserver l’ami comme ami. Conserver ses amis, c’est
une grande directive existentielle, ce n’est pas toujours très facile. Il s’agit d’une
négation encore plus faible que celle que l’on a avec l’allié, parce que cette
négation doit être ouverte à une résolution positive ou même à une neutralisation :
« moi, je trouve que ce film est formidable, et toi tu trouves que c’est un navet,
c’est embêtant mais on ne va pas rompre l’amitié pour ça ».
Nous devons donc dire : il y a au moins trois degrés de négations différentes.
Les logiciens ont débrouillé tout ça : la première négation est appelée
«classique », la deuxième « intuitionniste » et la troisième « para-consistante »,
mais laissons cela. Expérimentalement, ça veut dire qu’une partie du travail contre
la finitude est le maniement de la différence des négations. Si vous réduisez les
trois négations à une seule, vous n’allez pas être en état d’expérimenter
l’universalité que vous êtes en train de proposer, parce que vous serez
constamment dans l’idée qu’il y a des gens qui ne sont pas de ce que vous êtes en
train d’affirmer et vous aurez toujours la tentation de dire que celui qui n’est pas
d’accord avec vous est un ennemi. Vous ne disposez en effet que d’une négation
forte. Si vous n’avez que la négation faible, cela ne sera pas bien non plus : vous
n’êtes pas en état de concevoir par exemple que des gens qui veulent vous
imposer la finitude sont quand même des ennemis de l’infini auquel vous voudriez
accéder. Une bonne partie de l’action réelle consiste donc à circuler de façon
positive entre les trois négations. C’est en particulier une loi politique de toute
première importance. On peut concevoir qu’une partie de l’expérience stalinienne
a consisté à traiter toute contradiction comme si elle était une contradiction entre
ami et ennemi, c’est-à-dire de ne pas reconnaître véritablement l’existence des
autres degrés de contradiction ; dès que des difficultés surgissaient, il fallait
identifier l’ennemi qui était responsable de ces difficultés et l’anéantir.
C. Le troisième point que nous avons examiné c’était la répétition, qui est
aussi un instrument de finitude de première importance. C’est « je dois faire ce
que les autres font ». Le point le plus remarquable, c’est la publicité, notamment
la publicité pour les spectacles. « Déjà vu par 4 millions de personnes !» : ce qui
signifie que si vous ne le voyez pas, vous êtes un crétin. Mais « déjà vu par 4
millions de personnes », ça ne dit pas grand chose de la chose. Cet argumentaire a
été analysé de très près par Sartre dans Critique de la raison dialectique, où il
appelait ça la sérialité. La sérialité c’est : « j’ai à être et à faire ce que fait
l’autre », et l’autre, déjà, avait à être et à faire ce que fait l’autre, et ainsi de suite.
On a une série infinie d’autres, dont le point est de ne pas s’excepter. Si beaucoup
de gens ont vu ce spectacle parce que beaucoup de gens l’avaient vu, on ne sait
effectivement pas à quoi se rattache la valorisation. Très souvent, les producteurs
de spectacles sont tentés de dire le plus tôt possible que tout le monde l’a vu … de
manière à ce que tout le monde le voie, et d’anticiper par conséquent l’affirmation
« c’est un succès !». Au lieu de la relation au spectacle, au film etc., à l’expérience
effective de chaque sujet qui s’ouvrirait à ça, on l’en décolle en le valorisant
directement par l’altérité sérielle finie. Sartre montrait que c’est une possibilité
immédiate très simple, et que c’est déjà présent quand je fais la queue pour
attendre l’autobus. Tout le monde fait la queue ; il y en a un qui a été le premier, il
a de la veine, mais il est comme les autres quand même, parce qu’il fait la queue ;
et si vous êtes très loin dans la queue, c’est que vous avez fait comme les autres,
c’est-à-dire la queue. C’est une opération sérielle dont Sartre montre que c’est une
matrice très importante de l’existence sociale : soit la contrainte typiquement finie
de s’inscrire dans une situation exactement pour la seule raison que les autres y
sont déjà inscrits.
Nous avions conclu, à propos cette fois de Kierkegaard, en disant qu’il y a un
autre type de répétition, tout à fait différent, qui n’est pas l’imitation, et qui est ce
que j’ai appelé « le partage de l’idée » : j’ai à penser et à faire ce qui va faire
advenir l’infini, ce que toute création doit re-faire, re-dire, et que je vais partager
avec les autres. La médiation de l’infini brise l’imitation, c’est le contenu du
toucher de l’infini par agrandissement en quelque sorte de la finitude que je vais
partager avec les autres. Ce n’est pas parce que les autres l’ont fait, mais parce que
nous partageons la même chose, quelque chose qui se situe au-delà de notre
finitude propre et dont nous pouvons avoir l’idée commune. Entre parenthèses,
c’est exactement le ressort de l’opposition établie par Platon entre la connaissance
et l’opinion. L’opinion en fait c’est le sériel, la liberté des opinions, c’est la liberté
de la série, la liberté de la finitude. Dès que vous n’êtes pas dans la liberté de la
finitude, vous êtes dans l’aventure de la connaissance et ce que vous allez partager
ce n’est pas la liberté des opinions, c’est au contraire la sublime grandeur de
l’infinité, que vous pouvez partager avec n’importe qui.
*
Nous allons maintenant étudier, comme autant d’opérateurs de finitude,
quatre autres notions : le mal, la nécessité, Dieu et la mort. Vaste programme...
Le mal, c’est la thèse selon laquelle la finitude de l’homme c’est de ne
n’avoir pas d’autre bien que négatif, pas d’autre bien que celui d’éviter le mal. Le
mal, dans le concept qui en est proposé, particulièrement aujourd’hui, c’est ce
dont nous devons être bien content de l’éviter. La définition du bien reste ainsi
négative. Je soutiens que le concept de mal ainsi manié est un des très importants
opérateurs de finitude d’aujourd’hui, au point de donner au prétendu bien
politique l’allure d’une sorte d’expédition contre le mal. Dès lors que le bien est
uniquement saisi comme négation du mal, comme absence du mal (exemple : la
démocratie c’est bien parce que c’est l’absence de dictature), le bien est défini
comme intra-finitude, c’est-à-dire qu’est d’emblée abandonnée l’idée que le bien
c’est quelque chose qui excède la finitude.
La nécessité, c’est assez simple, c’est de dire que la ressource humaine est
contrainte de toutes parts par les nécessités objectives et par conséquent que le
sujet n’est pas une cause mais un effet. Aujourd’hui, les nécessités, ce sont surtout
les nécessités économiques, mais cela a varié au cours de l’histoire ; de toute
façon l’argument général que nous sommes pris dans le vaste champ des
nécessités universelles a depuis toujours existé comme argument d’imposition de
la finitude.
Quant à Dieu, c’est un opérateur majeur de finitude puisqu’il se réserve
l’infinité. Dieu a le monopole de l’infini. La religion, et donc Dieu, font de la
finitude une vertu. Votre chance de vous ouvrir à une problématique post-mortem
est entièrement liée à votre capacité à vous incliner devant l’infini comme
extériorité transcendante. L’infini est extérieur, il est situé et il est le juge des
existences finies. Si vous reconnaissez votre insignifiance, votre incomparable
misère au regard de Dieu, vous serez sauvés (tout ceci est atroce en vérité ; si ça
marche, c’est parce que ça a une simplicité grandiose). Vertu de l’humilité, de la
pénitence ; être courbé, agenouillé, et, d’une certaine manière même, avili : le
grand ascétisme monacal c’était de se transformer en déchet au sens strict, c’était
de dire, d’avouer, de pratiquer qu’on est le décher existentiel de Dieu. Alors Dieu
aura pitié de son déchet – qu’il a créé on ne sait pourquoi : Dieu avait donc besoin
d’un déchet ? Problème difficile. Dieu c’est l’inverse de l’homme, telle est la
conclusion de L’être et le néant de Sartre. Dieu aurait bien aimé être fini ; si vous
êtes infini, le désir, évidemment, c’est d’être fini, c’est ennuyeux d’être
éternellement infini et parfait, vous avez besoin d’une imperfection. L’homme est
une imperfection, alors Dieu l’a créé. J’ai eu un étudiant japonais qui m’expliquait
qu’il fallait aller au bout de cette thèse : c’est parce que nous étions dans une
finitude abominable, parce que le monde était une horreur, qu’on ne pouvait que
lui supposer un créateur doté d’une méchanceté considérable, un Dieu sadique par
conséquent ; s’il a créé le monde, c’est pour pouvoir jouer avec la finitude des
êtres humains – pour cet étudiant, c’était sa preuve à lui de l’existence de Dieu,
renversement de la vielle thèse qui affirmait au contraire l’existence de Dieu
d’après les merveilles de la nature ...
On terminera par la mort. C’est évidemment l’argument majeur, c’est
l’argument matérialiste, si je puis dire, de la finitude. Nous devons mourir, notre
existence est finie. Elle finit, et comme elle finit, elle est finie. Ce qui est une
erreur, parce que c’est la confusion des deux sens du mot « fin ». Si vous
considérez ce segment de droite, il est fini mais il a quand même une infinité de
points. Le contenu de la finitude peut être infini et le traquenard c’est de déclarer
que parce qu’il y a mort, il y a finitude. Nous examinerons cette question plus
longuement parce qu’il s’agit d’une question qu’on peut à mon sens renouveler.
*
Aujourd’hui, je voudrai m’occuper du mal. Comme vous le savez, le mal est
une sorte d’obsession contemporaine ; dans tous les domaines la question d’en
finir avec le mal est à l’ordre du jour. Et le bien c’est de s’occuper du mal
(définition aux origines religieuses). Bénévolence, pitié, tendresse, ou, aussi,
débarquement de parachutistes. Contre le mal, tous les moyens sont bons. La
société contemporaine a d’un côté un petit air pépère (la bonne cuisine, les
produits de beauté, les vacances en Thaïlande etc.) et par ailleurs c’est le mal, on
voit des monstres épouvantables – au cinéma par exemple (le serial killer, les
films en nombre extravagant qui montrent la fin du monde etc.), ou bien avec
l’écologie qui aussi manie volontiers le thème de l’imminence de la catastrophe
finale, ou encore les exemples de cruauté, à la fois imaginaires et réels, mis en
avant avec complaisance dans l’art trash contemporain. Je pense qu’il s’agit là
d’opérateurs de finitude, c’est-à-dire de la constante propagande sur l’idée que le
mal est si déployé, si radical, si diabolique, qu’il est urgent de se réfugier dans le
monde tel qu’il est et de rester tranquille dans un coin protégé.
À propos du mal, je vais vous lire une histoire que m’a racontée mon ami
Ahmed du temps que j’habitais à Sarges-les-Corneilles, une cité banlieusarde à
peu près pourrie, il faut bien le dire.
Ahmed me disait : « Cher Monsieur le Professeur de Philosophie (il
m’appelait toujours ainsi, et je pense que c’était agressif de sa part : il considère
que c’est lui le philosophe ; j’acceptais, parce que c’est quand même un ami : voir
plus haut), je vais vous raconter une histoire horrible, à vous faire dresser les
cheveux sur la tête, et à côté de laquelle les films gore plein d’hémoglobine, de
tronçonneuses et de morts-vivants sont de délicieux biscuits à la cerise. À côté de
mon histoire, vous verriez à la télé un bébé monstre aux dents les pires et aux
longs poils couleur de pêche pourrie, qui à peine né déchire les seins de sa mère
pour que le sang gicle partout et ensuite crève les yeux de sa sœur aînée avec un
tournevis, que vous rigoleriez à cause de la comparaison.
Il était une fois, à Sarges-les-Corneilles, un démon qui habitait rue du Chien
qui salope. C’était un démon des villes, pas un démon des historiettes de curé qui
vit en enfer avec une fourche et une queue. Non, non, un démon bien comme chez
nous. Il était peureux, parce que la mère de tous les vices c’est la peur. Celui qui
a tout le temps peur adore écraser les plus faibles si jamais il en rencontre, de
préférence en leur faisant tomber dessus tous les malheurs qu’engendre l’activité
grossière et anonyme des forces de l’ordre. Il était paresseux, parce que les
paresseux ont une haine visqueuse de tous ceux qui font quelque chose de leur vie.
Et il criait partout qu’il était français, dans le genre « français, moi monsieur ».
Parce que ceux qui, pour croire qu’ils existent, ont besoin de se cacher derrière
un adjectif de ce genre-là, comme « français », ils deviennent pour un oui ou pour
un non des délateurs et des tortionnaires. Il se haïssait secrètement lui-même,
parce que celui qui ne trouve rien d’aimable en lui trouve tout ignoble chez les
autres. Il tremblait devant sa femme, une mégère démoniaque dans son genre,
mais beaucoup trop sèche et avare, parce que les hommes qui bombent le torse au
bistrot en racontant comment ils ont dérouillé un bougnoule et qui croient devoir
montrer partout, c’est leur métaphore préférée, la dimension de leurs couilles,
rentrent au logis terrorisés, ne serait-ce que parce que leur mégère sait que ces
fameuses couilles, ils n’en n’ont pas tant, et de loin, qu’ils le prétendent. Parce
que depuis le temps qu’ils les mettent en suspension dans tous les pastis qu’ils
boivent, elles ont énormément rétréci, à supposer qu’elles aient été grandes au
départ, ce que personne ne peut plus vérifier. Bref, c’était un vrai monstre
national.
Il m’est arrivé bien souvent de l’assommer à coups de bâton [c’est Ahmed
pratiquant la première négation], histoire de venger le monde lumineux de toutes
les basses cochonneries dont il l’infecte, mais j’étais un peu fatigué de toujours
devoir l’assommer [Ahmed va faire la critique de sa pratique de la négation
directe]. La terreur fatigue le justicier populaire. Je cherchais comment le
détruire une bonne fois pour toutes. Le tuer ? Vous n’y pensez pas, c’est pas mon
genre. J’aurais voulu le décomposer de l’intérieur de façon à ce qu’il soit rongé
par son propre acide mental. Un jour, non loin de la sortie de l’école, je le vois
parler de façon mielleuse à la petite Aïcha. Faut vous dire qu’Aïcha est vraiment
la gamine adorée d’Ibrahim Boubakar, un éboueur de Sarges-les-Corbeilles, un
type exceptionnel, vraiment. Un type comme on a la chance d’en rencontrer deux
ou trois dans la vie. Un grand penseur, tout méditatif, avec une expérience calme
de la vie et une certitude intérieure qui vous ressuscite quand vous parlez avec lui.
La maman est morte il y a deux ans et mon ami Ibrahim Boubakar élève tout seul
sa fille.
Naturellement, quand je vois le démon offrir des bonbons à Aïcha, je pense
ce que vous pensez. Et puis, je me dis « Non, le démon n’est pas un vilain
monsieur de sortie des écoles, ce n’est pas un satyre de sous-préfecture, qu’est-ce
qu’il est en train de manigancer ? ». Je vous épargne les détails, Ahmed sait tout
faire. Toujours est-il que je parviens à saisir, et plusieurs fois, la conversation du
démon avec la petite Aïcha. Et c’est là que mes cheveux se dressent sur ma tête et
qu’on entre dans l’épouvante. Parce que je comprends que le démon n’avait pas
du tout l’intention de toucher à Aïcha, pas du tout, mais qu’il lui expliquait
posément que ça serait très drôle si elle racontait à son papa qu’un monsieur
venait la chercher à l’école depuis très longtemps, qu’il se mettait tout nu, qu’il la
prenait dans son lit, qu’elle aussi se mettait toute nue, qu’il lui faisait ci et ça et
qu’elle avait appris toutes sortes de choses nouvelles sur les messieurs et les
dames et ainsi de suite. Et ça marchait, je voyais qu’Aîcha était très contente à
l’idée de raconter une histoire aussi extraordinaire à son papa, son papa qu’elle
aurait bien voulu étonner une fois dans sa vie. Parce qu’elle savait qu’il l’aimait
plus que tout au monde, son papa, mais elle n’était pas sûre qu’il soit étonné par
elle.
Le démon marquait des points tous les jours, il expliquait à Aïcha que son
papa serait probablement très en colère mais qu’il ne faudrait surtout pas lui dire
que c’étaient des inventions, parce qu’alors elle aurait l’air ridicule. Et Aïcha
n’avait peur que d’une seule chose au monde, c’était d’avoir l’air ridicule,
surtout devant son papa. Il recommençait à l’alimenter en détails croustillants, de
plus en plus précis et elle écoutait comme s’il s’agissait de contes d’Andersen. Je
sentais que très bientôt, elle allait, pour étonner son papa, lui raconter toutes ces
histoires effroyables et que cela serait si précis et si effroyable que personne ne
pourrait imaginer qu’elle a inventé tout ça. Et j’imaginais le père d’Aïcha, mon
ami Ibrahim Boubakar, qui ne croyait pas vraiment à l’existence du mal, devenir
fou entre l’absolue dissolution de son univers et un délire de meurtre qui
infecterait son âme de grand sage.
Bien entendu, j’allais empêcher ça. Mais la méthode me préoccupait. Le
coup de bâton ne servait pas à grand chose. Aller trouver Ibrahim ? Rien que de
savoir ce qui s’était passé et même qu’on n’ait pas touché à sa fille, il aurait
quelque chose de corrompu dans le reste de ses jours. La dénonciation à la police
est quelque chose que je m’interdis inflexiblement. Du reste, si je vais chez les
flics, c’est moi qu’ils arrêtent, quoi que je raconte. Pour parer au plus pressé, je
bondis à la sortie de l’école d’Aïcha ; le démon, sentant proche l’issue, se
délectait de ses dernières leçons. Alors le démon, croyant que j’allais le battre
une fois de plus, s’enfuit ; je le tiens serré très fermement par la cravate et je dis :
« Aïcha, tu ne diras pas un mot de tout ce que cet affreux bonhomme t’a raconté ;
si tu lui en parles une seule fois, à ton père, même un tout petit peu, j’expliquerai
à ton père que c’est des inventions que l’affreux bonhomme t’a apprises en te
donnant des bonbons et t’auras l’air ridicule, tu entends ? Tout le monde à
Sarges-les-Corneilles se moquera de toi, et maintenant file à la maison !». Elle
n’a pas demandé son reste et j’ai bien vu qu’avec la peur du ridicule, elle allait se
taire plutôt deux fois qu’une. « Quant à toi, démon, à nous deux. Tu mériterais
que je te jette à la rivière avec les poches pleines de plomb, mais j’ai trouvé pire.
Si tu n’enfouis pas ça dans un silence définitif, je dis à ta femme, avec des
preuves, que tu cours les petites filles et qui plus est les petites africaines. Et en
plus j’avertis Ibrahim Boubakar qui te tueras comme un rat que tu es ». L’idée de
la femme m’était venue dans la nuit après que j’ai surmonté l’épouvante qui
m’avait paralysé tout d’abord, puisque moi aussi, à l’école d’Ibrahim Boubakar,
je cesse de penser parfois que le mal existe.
Voyez-vous, la femme du démon c’est la contradiction du démon, la
contradiction intime, interne, celle qui le constitue comme démon. D’un côté, il
n’est démon que par ce qu’il y a de plus proche chez lui, ce qui partage son
existence démoniaque, et qui n’est fait que de haine, d’avarice et de terreur. S’il
avait une bonne petite femme qui l’aime, pourquoi voudriez-vous qu’il soit un
démon? Mais d’un côté il est si faible avec sa femme, qui a le droit installé de le
haïr quotidiennement, qu’il tombe en dessous des ressources démoniaques à
chaque fois qu’elle lui crache son venin. À la fois sa mégère est indispensable
pour qu’il soit un vrai démon des villes, et elle contrarie son zèle démoniaque en
le démoralisant, en lui renvoyant l’image d’un misérable lâche qui tremble de
tous ses membres devant les injures d’une femme. Il y a un très grand philosophe,
un vrai professeur allemand, qui savait tout, et même comment est le tout du tout,
qui a dit : « chaque chose se développe selon sa contradiction interne ». Le
démon, lui aussi, se développe selon sa contradiction interne, elle est pensée dans
la nuit, et sa contradiction c’est sa femme. Quand je lui eu parlé, le démon que je
tenais toujours un peu beaucoup serré par la cravate, m’a regardé d’un drôle
d’air, ses petits yeux de cochon albinos tout rétrécis l’un contre l’autre. Et il m’a
dit : « Je vous connais. Vous n’irez pas voir Boubakar parce que vous ne voulez
pas déranger la vie de ce nègre et vous n’irez pas voir ma femme parce que vous
savez qu’elle ne croira jamais un Arabe ». Ça m’a un peu déconcerté sur le
moment ; j’avais oublié qu’un démon, un vrai, a par moments des éclairs de
lucidité psychologique. Complètement dégoûté par son seul contact, je l’ai lâché
et il a pris ses jambes à son cou.
Quelques jours plus tard, qu’est-ce que je vois ? Le démon en train de
tourner autour d’Aïcha ! Pour être juste, la gamine avait l’air de se méfier, elle
avait l’air réticente. Moi, je ne fais ni une ni deux, je cours rue du Chien qui
salope, je monte les étages quatre à quatre, je sonne chez le démon, la mégère
m’ouvre, je bloque la porte avec mon pied et tout à trac je lui déverse que son
homme est en train de séduire avec des bonbons les petites filles africaines à la
sortie de l’école. Comme elle ouvre la bouche, je lui ajoute aussi sec : « Je sais, je
sais, on ne peut pas croire un Arabe, mais il ne s’agit pas de croire, il s’agit de
voir ». Sa méchanceté prenant le dessus car, contrairement à Boubakar, elle croit,
elle, au mal, la voilà qui cavale derrière moi dans la rue du Chien qui salope. On
se bloque derrière un arbre, et on voit distinctement le démon offrir à Aïcha tout
un assortiment de sucettes à l’orange que, grâce à l’action de la peur du ridicule,
la petite fille considère avec suspicion. « Alors, que je dis à la mégère, c’est par
charité pour les pauvres qu’il fait ça, votre époux ? » Elle aussi, elle me regarde
avec un drôle d’air, avec les mêmes yeux de cochon albinos que le démon, mais
en plus métalliques, genre pièce de monnaie dont sa tête ronde serait le tiroir-
caisse. Et puis, elle tourne les talons. J’ai aussi eu le plaisir de voir qu’Aïcha n’a
pris aucune sucette à l’orange et brusquement a planté là le démon.
Voilà ce qui s’est passé ensuite quelques jours plus tard. Eh bien la mégère a
empoisonné le démon avec de la mort-aux-rats. Et comme il était vraiment un rat,
une seule petite dose de mort-aux-rats l’a tué net. Et elle, la mégère, elle a écopé
de vingt ans de prison. Comme elle était enfermée dans une cellule avec des
louloutes qui lui en ont fait baver des ronds de chapeau, elle n’a pas supporté et
elle s’est pendue. Là, c’est le triomphe de l’immense professeur allemand dont je
vous ai parlé tout à l’heure, qui s’appelle Hegel. Non seulement il a expliqué que
chaque chose se développait selon sa contradiction intérieure, mais il a aussi bien
montré que ce développement conduisait la chose à sa mort. À force de tirer sur
sa contradiction, la chose, elle meurt. C’est pour ça qu’il disait : « tout ce qui
naît, mérite de périr ». Vous voyez le truc. La contradiction du démon, c’était sa
femme. Il en avait vécu comme démon et il en était mort, c’est logique. Mais il y a
plus fort : le même Hegel disait que la contradiction elle-même, celle qui mène la
chose à sa mort, doit aussi mourir ; la contradiction, à la fin des fins, est elle-
même contredite. C’est bien ce qu’a compris la mégère : en tant que contradiction
du démon, elle l’a fait mourir, mais elle a dû mourir aussi. La mégère pendue aux
barreaux de sa cellule, c’est la contradiction de la contradiction. Et vous savez
comment il appelait ça, Hegel, la contradiction de la contradiction ? Il appelait
ça le savoir absolu. Parce que c’est la mort de la mort. Alors si voyez, ce qu’on ne
voit pas tous les jours, une atroce mégère pendue aux barreaux d’une prison,
réjouissez-vous : vous avez vu au moins un petit morceau de l’absolu. En somme,
tout est bien qui finit bien, ce n’est finalement pas une histoire aussi atroce que je
le pensais. Elle ne vous empêchera pas de dormir. Excusez-moi, Monsieur le
Professeur de philosophie ».
Voilà l’histoire sur le mal. Cette histoire, qui relève de la philosophie
sauvage, et où Ahmed a appris de façon tout à fait subtile la dialectique
concernant la contradiction du bien et du mal, je vais lui donner une forme
abstraite.
Ce texte, cette histoire horrible, contient trois thèses.
La première thèse est que le mal n’existe qu’en tant qu’il affecte le bien. Le
bien, dans l’histoire, c’est Ibrahim Boubakar, de façon explicite. Ce bien est
extérieur au mal et lui préexiste. Et il n’y a de mal que là où il y a du bien. C’est la
raison pour laquelle, cherchant le mal, le démon est obligé pour donner toute sa
mesure de s’attaquer au bien, à savoir Ibrahim Boubakar. Ce qu’il lui faut, c’est
démonter, détruire, celui qui, pour lui-même du reste, est le bien, car le bien est
toujours le bien pour tout le monde, même si c’est dans le désir d’en finir avec lui.
Autrement dit, ce que l’histoire illustre c’est que la thèse courante selon laquelle
le bien est la négation du mal (thèse de finitude) n’est pas exacte car en réalité le
mal est dans la supposition qu’il y a le bien. C’est l’inverse. C’est le bien qui est
supposé par le mal et le mal, même s’il n’est pas exactement réductible à la
négation du bien, n’est qu’un déchet du bien. Je pense que c’est une thèse
beaucoup plus forte. Le bien, lui, est une œuvre, il n’a pas besoin du mal pour
être. Comme le dit très exemplairement Ahmed : Ibrahim Boubakar ne croit
même pas au mal, il n’a pas besoin d’y croire pour représenter ou symboliser le
bien. Ahmed, vous l’avez vu, hésite à le lui révéler, il voudrait qu’il ne le sache
jamais et qu’il reste dans le bien intouché par le mal. Et le but du démon, c’est
corrompre cette solitude du bien, faire savoir que le mal existe.
Le deuxième thèse, très intéressante, c’est que le vrai contraire du mal, c’est
également le mal. C’est toute l’histoire du couple et de sa mégère. L’histoire nous
raconte ceci : le mal, mis en présence du bien, se divise et s’autodétruit. À partir
du moment où le bien a été perçu et saisi dans la figure d’Ibrahim Boubakar, dans
la figure de la petite fille, et dans la figure du service que Ahmed veut rendre à
cette subsistance éternelle du bien, à partir du moment où le bien est devenu actif
dans la cité, alors le mal se divise et se contredit lui-même, s’anéantit lui-même.
Finalement le mal est vaincu par le bien, puisqu’en définitive la petite fille
renoncera, au risque même du ridicule, qui est sa terreur, à communiquer quoi que
ce soit de cette histoire, et les deux tenants du mal vont être détruits par leur action
propre. Ce que montre l’histoire, c’est que l’action du bien n’est pas de s’opposer
frontalement au mal, mais de le diviser et de le dissoudre par sa seule existence,
fût-elle même une existence ignorée. Parce que ce que le mal constate, c’est que le
bien n’est pas son contradictoire mais quelque chose qui lui est
incommensurable : il n’appartient pas au même registre, à la même sphère
d’existence ; et de ce fait il lui est inaccessible. Il n’arrivera pas à le défaire, à le
décomposer. Et comme il n’y arrive pas, c’est lui qui se défait et se décompose
dans la figure de la scission mortifère du démon et de sa mégère. Je pense que
c’est une grande leçon. Il ne faut jamais penser que la question du mal c’est une
question d’assaut frontal du bien contre lui; mais c’est plutôt l’existence suffisante
du bien pour qu’il soit tenu de se décomposer et d’abord de se diviser lui-même.
De ce point de vue, la thèse de finitude qui consiste à dire, premièrement, que le
bien c’est la négation du mal et que, deuxièmement, la fonction du bien est de
partir à l’assaut du mal et de le détruire, est une thèse qui en réalité fait du mal la
loi du monde. C’est le mal qui commande à sa négation fondamentale de se
dresser contre lui et d’en faire l’ennemi à abattre, rendant ainsi le bien improbable
ou inexistant. Il faut plutôt être convaincu que si on parvient à faire exister le bien
dans tous les ordres où il peut exister, on provoquera inévitablement une division
mortelle du mal. Si vous arrivez à faire exister la grande œuvre d’art nouvelle, eh
bien les académiciens vont se diviser et se battre les uns contre les autres et
finalement vous l’emporterez sans avoir besoin de prendre d’assaut l’Académie et
de pendre les académiciens. C’est une loi générale. Ce n’est pas qu’on puisse
éviter à tout moment les combats, les affrontements ; ce que je veux dire c’est que
la loi ultime c’est qu’en dernier ressort, c’est de la puissance indépendante du bien
que dépend la décomposition du mal et non pas d’une contradiction antagonique
au sens strict par laquelle assaut serait donné au mal par le bien – ce qu’on nous
propose tous les jours dans la figure d’une aggravation constante du mal.
Cela nous conduit à la troisième thèse. Si on constate une division du mal, il
est important de ne choisir aucun des deux termes, et notamment un terme
supposé être le moindre mal. La thèse de finitude, c’est la thèse du moindre mal,
c’est la thèse qui installe le bien dans le mal sous la figure du moindre mal. Elle
nous est répétée tous les jours. « Oui, oui, ce n’est pas fameux, mais c’est pire
ailleurs ». Se contenter de l’argument que c’est pire ailleurs, ce n’est pas du tout
installer la possibilité victorieuse du bien, c’est en fait contribuer à la permanence
du mal par le choix permanent de l’un des termes de la division du mal.
L’existence humaine est engagée dans une fausse contradiction qui est de
faire apparaître comme contradiction principale qui nous somme à choisir un des
deux termes, la contradiction entre Occident capitaliste démocratique et horribles
bandes armées des criminels islamistes, description du monde, que vous retrouvez
dans la figure du démon et de sa mégère avec le fait que vous êtes prié de préférer
le démon à sa mégère.
Il n’y a pas besoin de dire « la société occidentale c’est formidable, c’est
bien », d’ailleurs personne ne le pense vraiment, elle est atrocement inégalitaire,
elle ne crée aucun avenir véritable, aucun futur enthousiasmant, elle méprise
l’universalité, elle n’a aucun rapport avec les vérités d’aucune sorte, elle est
entièrement livrée au marché et à la spéculation monétaire etc. tout le monde le
sait, ça. Évidemment, vous trouverez toujours pire, donc vous pourrez la
constituer en moindre mal et vous êtes dès lors vissé à une opération de finitude
particulière, au lieu de provoquer la division du mal par la stabilité d’une
troisième hypothèse, qui aurait une autonomie effective. Finalement on peut dire
que la logique dominante aujourd’hui, c’est de ne présenter le bien que dans la
figure du déchet : le moindre mal, c’est le déchet du mal. Voilà pourquoi nous
sommes dans une situation où la question est : comment activer le bien de telle
sorte que l’on ne soit pas sommé d’entrer dans les calculs mortifères de la division
du mal ?
Le biais d’Ahmed n’est pas de traîner le démon à la police mais de faire en
sorte qu’il n’existe plus, qu’il soit anéanti. Ce qu’Ahmed tout au long de cette
opération tente de défendre, c’est le caractère intouchable du bien et pour cela il
provoque la division explicite du mal ; son recours ultime, c’est de manipuler le
mal du point de l’indépendance du bien. On va dresser la femme du démon contre
le démon pour que Ibrahim Boubakar ne sache rien, pour que le bien reste
intouché par la manœuvre mortifère calculée par le démon au départ. C’est
pourquoi Ahmed conclut de façon un peu triomphaliste que le fait que la division
du mal ait entraîné la disparition des deux termes et que le bien incarné par
Ibrahim Boubakar soit resté intouché, était une participation à l’absolu.
Argument : Nécessité et Dieu
Nécessité et Dieu
Nous avons déjà traité de quatre formes majeures de la finitude, considérée ici
comme le noyau de l’oppression idéologique dominante. D’abord, directement, le fini,
la conviction que tout est fini, que l’infini nous est inaccessible. Ensuite, l’identité, la
conviction que les animaux humains sont définis par des identités (raciales, culturelles,
historiques, nationales, religieuses…) et que l’universalité nous est inaccessible. En
troisième lieu, la répétition. En quatrième lieu, le Mal.
Dans les deux premiers cas, nous avons montré que les dialectiques sous-jacentes,
celle du fini et de l’infini et celle du même et de l’autre, permettent de démontrer le
contraire : la pensée vraie se dégage nécessairement du fini, comme le montre l’usage
fondamental du raisonnement par l’absurde, lequel ne peut conclure qu’en acceptant que
son trajet puisse être infini. Et elle se dégage aussi de toute fixation identitaire, comme
le montre la relation immanente du même et de l’autre, qui prouve qu’aucune identité ne
peut parvenir à se clore sur elle-même. Dans le troisième cas, nous avons insisté sur
ceci : l’idéologie dominante aujourd’hui affirme que l’avenir des collectivités humaines
doit être la répétition, certes inventive, ou la transformation, mais sagement répétitive,
du Même : l’ordre capitaliste, figure ultime de la modernité, au-delà de laquelle il n’y a
rien.
Le quatrième cas nous a conduits à opposer la définition vraie du Mal, à savoir ce
qui se soustrait à l’infinité du Bien, à sa définition en tant que conséquence inéluctable
de la finitude, laquelle oblige à annuler toute vision affirmative du bien et à conclure en
faveur du moindre mal, catégorie centrale de la finitude « éthique ». Ainsi, identité,
répétition, et norme du moindre mal, déclinent l’idéologie de la finitude.
Dans le prochain séminaire, qui aura lieu le lundi 6 avril, nous proposerons deux
autres notions qui sont des avatars de l’idéologie de la finitude : d’abord, du côté
prétendument matérialiste, la nécessité, qui ordonne le mouvement du réel hors de toute
prise subjective. Nous montrerons que ce qui disparaît dans ce motif, c’est l’infinité
virtuelle de toute vraie décision. Ensuite, du côté idéaliste, Dieu, qui monopolise
l’infinité en tant que transcendance, et qui exige que ses créatures, parce que finies, se
prosternent devant ce monopole.
Un ami m’a fait savoir que ce séminaire serait ciblé par une « visite surprise ».
C’est une bonne nouvelle ! En tout cas, dire du mal de Dieu le jour de Pâques est après
tout une forme possible de sa résurrection.
Séminaire
INFORMATIONS
Il y aura un séminaire supplémentaire le 1er juin, en présence de Slavoj Zizek, à
l’occasion du livre qu’il va publier prochainement aux éditions Fayard, dans la
collection « Ouvertures » et qui est intitulé : « Moins que rien ».
Enregistrement public de la pièce de A. Badiou « Le second procès de Socrate »
qui sera diffusée sur France Culture (commanditaire de la pièce) le 10 mai à 21 h ; la
pièce sera jouée par des comédiens de la Comédie Française ainsi que par A. Badiou
lui-même, qui jouera deux rôles : le marchand de fromage et Socrate. L’enregistrement
public aura lieu le 29 avril à 20 h au studio 104 de la Maison de la Radio. La mise en
ondes sera assurée par Christian Schiaretti. La pièce sera éditée à cette occasion par
Actes Sud Papiers.
Conférence à l’Université américaine de Paris, avenue Bosquet, le 17 juin à 18h
30, dont le titre sera : « Attributs de l’absolu ».
*
Nous avons déjà examiné trois opérateurs de finitude principaux.
1. L’identité comme opérateur de clôture de la pensée elle-même, indexée à des
repérages nationaux, langagiers, religieux etc. - je rappelle à cette occasion que nous
avons démontré, ou tenté de le faire, qu’il y a une impossibilité intrinsèque pour toute
identité, même infinie, de se clore et par conséquent elle n’est le support possible d’une
identité close, stricte, qu’au prix de l’exercice absolu d’une violence et de s’en prendre à
l’altérité comme seul fondement négatif de l’identité.
2. La répétition. Nous avons montré qu’il y en avait deux types : une répétition
qui prétend revenir à l’identité, et une autre répétition, mise en évidence en particulier
par Kierkegaard, qui indexe la répétition sur l’altérité. La répétition positive, qui est
l’insistance de la conviction en réalité, on peut constater qu’elle se réfère, chez
Kierkegaard, à un horizon d’infinité constamment présent.
3. Enfin le mal, dont nous avons montré qu’il y a deux définitions antagoniques.
Dans l’une, le mal se définit à partir de la certitude du bien, un bien déterminable
comme tel, et dans l’autre, en l’absence de toute définition absolue du bien, on a affaire
à une scission de l’idée du mal entre mal radical et moindre mal.
*
Je voudrai aujourd’hui traiter deux opérateurs supplémentaires qui sont la
nécessité et Dieu. Je m’appuierai dans les deux cas sur des analyses textuelles. Je
voudrai en effet considérer ces deux catégories en tant qu’elles sont déjà
philosophiquement pré-constituées et non à partir de leur évidence empirique. Sur la
nécessité, je m’appuierai sur Spinoza et sur Dieu je m’appuierai sur Descartes. Nous
allons donc aujourd’hui nous mouvoir dans la grande métaphysique classique.
Je commence par la nécessité comme opérateur de finitude chez Spinoza.
Pourquoi Spinoza ? Parce que Spinoza est le doctrinaire le plus rigoureux de la
nécessité, tout simplement parce qu’il l’absolutise elle-même. La nécessité n’est pas de
l’ordre des effets ou des conséquences d’une transcendance éloignée, mais elle est la
règle immanente de la productivité divine elle-même : on a donc la nécessité pure en
tant qu’elle est commandée par l’immanence de Dieu à la nécessité elle-même. Les
productions de Dieu ne sont pas des productions extérieures, les productions
immanentes de Dieu sont disposées de façon absolument rigide dans le registre de la
nécessité. Ce qui m’intéresse au plus haut point chez Spinoza est que ceci est vrai non
seulement pour le fini mais pour l’infini.
Le point de départ est la proposition 28 du livre I de L’éthique. Je la prends dans
la traduction de Bernard Pautrat : Tout singulier, autrement dit toute chose qui est finie
et a une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à opérer à moins d’être
déterminée à exister et à opérer par une autre chose qui elle aussi est finie et a une
existence déterminée. Et à son tour cette cause ne peut pas non plus exister ni être
déterminée à opérer à moins d’y être déterminée par une autre qui elle aussi est finie et
a une existence déterminée et ainsi à l’infini.
Qu’est-ce que ce texte raconte exactement ? Il raconte ce qu’il en est de la
nécessité dans l’ordre du fini, c’est-à-dire dans l’ordre de l’enchaînement de réalités
finies. Si vous avez quelque chose de fini, vous pouvez dire que son existence, ainsi que
le fait qu’elle agit, ont été rendues nécessaires par une autre chose finie et ainsi de suite,
à l’infini. Le moindre mouvement d’une chose finie engage une chaîne infinie.
La raison d’être, le principe opératoire général, c’est-à-dire la causalité immanente
qui fait qu’il en est ainsi, sont, quant à eux, déjà explicites avant la proposition 28. La
proposition 26 du livre I dit en effet : Une chose qui est déterminée à opérer quelque
chose a été nécessairement déterminée par Dieu et une chose qui n’est pas déterminée
par Dieu ne peut se déterminer elle-même à opérer. Autrement dit, cette causalité
immanente c’est Dieu lui-même.
Finalement, il y a deux modes de présence de l’infini dans la nécessité du fini. Il y
a ce qu’on pourrait appeler un infini d’horizon : la chaîne des effets et des causes est
infinie, on remonte à l’infini dans un sens et on va à l’infini dans l’autre. Cette chaîne
infinie est évidemment inaccessible à la finitude elle-même, chaque chose finie est
limitée par le fait qu’elle a été déterminée par une autre et qu’elle va en déterminer une
autre. À l’horizon de chaque chose finie, la chaîne est infinie et cela ne va pas plus loin.
Et puis, vous avez l’infini de la causalité immanente, l’infinité de Dieu, qui détermine
réellement chaque chose « à opérer », comme dit Spinoza. Les opérations internes au
fini ont pour être propre, en tant qu’opérations, la causalité divine.
La question qui se pose est : l’infini ne pourrait-il pas être sous le régime de la
césure, de l’interruption, de la rupture de la chaîne ? Spinoza évite cette proposition, en
quoi il y a bien une clause de finitude chez lui, par impossibilité d’une existence
interruptrice, ou en rupture, de l’infinité. Il l’évite, dès avant le théorème 28, dans la
proposition 22 : Tout ce qui suit d’un attribut de Dieu, en tant qu’il a été modifié d’une
telle modification qui, par cet attribut, existe nécessairement et comme infini, doit aussi
exister nécessairement et comme infini. Ce théorème nous dit que l’infini, en tant qu’il
est déterminé (c’est-à-dire distinct de Dieu) ne produit que de l’infini. Par conséquent,
on peut imaginer que la chaîne des objets finis est doublée par une chaîne des objets
infinis, sans aucun croisement des deux chaînes. Si vous supposez qu’un infini
s’interpose dans la chaîne du fini et le théorème 22 nous disant que l’infini ne produit
que de l’infini, nous n’aurons plus de validité du théorème 28. Ce théorème 22 est une
condition absolue du théorème 28. Vous ne pouvez pas démontrer le théorème 28 sans
supposer le théorème 22. Vous ne pouvez pas démontrer que le fini ne produit que du
fini, sans avoir préalablement démontré que l’infini ne produit que de l’infini. L’infini
immanent de Dieu, l’Un absolu et illimité, lui, produit tout ce qu’on veut mais un infini
déterminé, un infini précis, ne produit que de l’infini.
La thèse de Spinoza, c’est que l’infini, finalement, est ou bien l’horizon de la
finitude ou bien la causalité générale des chaînes finies comme des chaînes infinies ;
celles-ci ne produisant que des infinis, l’infini est enfermé dans sa propre chaîne de
causalité infinie. En tout cas, une chose est exclue et une seule, c’est que l’infini vienne
s’insérer dans le fini. Je pense qu’on a là une clause de nécessité majeure. La nécessité
est une clause de finitude au sens où elle exclut, et je donne raison à Spinoza sur ce
point, que dans l’ordre de la causalité il puisse y avoir une mixité de l’infini et du fini.
Ce n’est que dans le créationnisme religieux extrinsèque que Dieu peut créer, on ne sait
d’ailleurs pas trop pourquoi, des virus et des asphodèles. Pour Spinoza, cela n’a aucun
sens : Dieu crée tout mais non pas le fait que des choses infinies puissent créer des
choses finies. Dieu est immanent à la causalité générale, mais il n’y a pas de présence
immanente de l’infini dans les déterminations de la finitude. Par conséquent, toute
finitude est une finitude pure, tout ce qui est fini n’a en réalité affaire, dans l’univers qui
est le sien, qu’à ce qui est fini. Je crois que c’est cela le contenu effectif de la nécessité.
La nécessité c’est, à la fin des fins, quelque chose qui dit : une causalité infinie, c’est
une causalité d’essence religieuse, une causalité miraculeuse, le fini quant à lui ne
produit que du fini, et à supposer qu’il y ait quelque part une causalité infinie non
miraculeuse, elle produira des effets infinis ; il y a homogénéité des chaînes de nécessité
dans le fini, qui est quand même ce que nous connaissons, et éventuellement dans
l’infini, que nous ne connaissons pas comme tel. Si on admet ça, la chaîne de causes et
d’effets qui constitue un monde réel est une clôture, la clôture active du fini sur lui-
même.
Je prônerais plutôt qu’il peut exister une immanence aux déterminations finies qui
n’est ni l’horizon ni le principe commun de l’active causalité divine. Je serais donc
amener à dire qu’il peut y avoir une interruption, une césure, une rupture, un
surgissement, de l’infini dans le fini. Autrement dit, l’infini peut être en position
d’exception dans la chaîne, ce sera la thèse de dé-clôture de la nécessité que je
proposerais ; ce n’est pas une impossibilité comme chez Spinoza, pour qui, si l’infini est
dans la chaîne, la chaîne elle-même serait infinitisée, l’infini ne pouvant produire que de
l’infini. Que l’infini puisse être en position d’exception dans la chaîne, c’est cela
précisément que j’appelle un événement.
« Interruption » de la séance par l’arrivée sur scène d’Ahmed philosophant sur la
nécessité.
Il n’a pas tort, Ahmed : l’interruption c’est ça, c’est un « effet sans cause ». La
possibilité, c’est ce qu’on concédera à Spinoza, que quelque chose d’infini arrive dans
une chaîne causale de déterminations finies suppose qu’il surgisse comme un effet non
réductible, qui ne peut pas être ramené aux lois de la causalité finie. Autrement dit,
nous ne sommes pas en train de dire que le fini engendre l’infini, ce que Spinoza réfutait
dans son théorème 22 ; nous disons que l’infini interrompt le fini. C’est une interruption
en figure d’exception. L’interruption, on peut toujours dire qu’elle est un effet sans
cause si on adopte l’universalité de la relation cause-effet.
La drôlerie de l’histoire qu’Ahmed nous a racontée, c’est qu’il colle l’infini sur
Moustache, c’est-à-dire sur le vilain, sur le pas beau, en lui disant : « Puisque vous
n’avez jamais bougé d’ici et que vous êtes là depuis toujours, c’est vous qui êtes l’effet
sans cause ». On voit bien qu’il met en défaut la conviction absolue de clôture de
Moustache qui est que c’est lui la cause, et que c’est ceux qui sont venus là qui sont des
effets sans cause, qu’il faut forclore ou éliminer. Ce système d’argumentation par
renversement consiste non pas à dire à Moustache : « Mais non, il y a des systèmes de
causalité à l’intérieur desquels il y a des interruptions infinies et peut-être, parmi ces
interruptions infinies, il y a les étrangers, parce que les étrangers apportent toujours une
dose d’infinité dans le paysage national, ils ouvrent la clôture nationale à autre chose, et
donc virtuellement ils représentent l’infinité du monde, ils sont l’infinité du monde dans
le péril permanent de la clôture et de l’enfermement dans l’identité nationale ». Ça, ça
serait la discussion argumentative. Le renversement auquel procède Ahmed consiste,
par un paradoxe tout à fait surprenant, à mettre sur Moustache l’infinité dont
précisément celui-ci ne veut à aucun prix, puisque ce qu’il veut, lui, c’est la clôture de la
finitude. De ce point de vue, je remercie l’interrupteur de nous avoir donné un élément
supplémentaire sur cette considération. Il est certain que la nécessité est un opérateur de
finitude dès lors qu’en vérité elle est un opérateur de clôture. On voit à nouveau que
c’est toujours une figure de clôture qui finalement se déploie comme figure de la
finitude. La nécessité qui paraît être de l’ordre de la loi, de la nécessité des
enchaînements, finalement quand on la conceptualise de façon cohérente comme l’a fait
Spinoza, on s’aperçoit que c’est aussi une doctrine de clôture et c’est pourquoi
l’argumentation d’Ahmed est une dé-clôture, une ouverture.
*
Maintenant, nous allons parler de Dieu. Je voudrai tout de suite dire que le Dieu
dont je vais parler, ce n’est pas le Dieu des religions. En un certain sens, il n’existe pas
d’objections contre le Dieu des religions, de mon point de vue... Le Dieu des religions
est avéré par un récit et on n’objecte pas à un récit. L’objection « c’est faux » est une
objection faible, on pourra toujours vous répondre que vous n’avez pas vos témoins
confirmés, etc. La dispute sur le récit religieux est une dispute sans issue. C’est là qu’il
y a réellement la question de la foi : vous donnez foi au récit ou vous ne lui donnez pas
foi, mais vous ne pouvez pas discuter vraiment sans entrer dans une logique assez
bourbeuse dans laquelle vous allez chercher les défauts du récit, ou alors vous allez
tenter de blasphémer contre ce récit, etc. Ce n’est pas à mon avis une discussion au sens
philosophique ou spéculatif du terme. Donc, laissons le Dieu des religions à part. Ma
conviction est que le Dieu des religions n’est jamais réfuté, ça n’a pas grand sens, il y a
des récits distincts et il faudrait réfuter les Dieux des différentes religions un à un, ce qui
est une tâche mémorable...
Ce qu’on peut par contre faire entrer en discussion, c’est le Dieu de la
métaphysique, parce que, à tout le moins depuis Aristote, c’est un Dieu qui prétend
qu’on peut prouver son existence. Le texte philosophique produit à son sujet des
énoncés rationnels qu’on peut examiner. On sait très bien qu’ils viennent quand même
souvent en appui du Dieu religieux - mais pas toujours, pas chez Spinoza. La plupart du
temps, ce qui est dit, c’est que le Dieu dont l’existence va être prouvée est le même que
celui dont on a raconté l’histoire. Ça, ça demanderait à être prouvé, et c’est qui ne l’est
jamais, car en réalité on change de registre. Nous dirons, avec Lacan, que le Dieu des
religions est du registre de l’imaginaire, tandis que le Dieu de la métaphysique, qui
s’expose à des démonstrations d’existence, est de l’ordre du symbolique.
C’est à une de ces très fameuses démonstrations de l’existence de Dieu que je vais
m’attacher, celle que Descartes donne dans la troisième Méditation Métaphysique.
Je vous donne d’abord le schéma général de cette démonstration. Descartes
commence par examiner le fait que nous avons des idées, ce qui est indiscutable. Puis il
dit que toute idée a un être mixte, composite : les idées ont une réalité intrinsèque en
tant qu’idées, et elles ont aussi un autre type de réalité qui est ce de quoi elles sont
l’idée. Il fait ensuite entrer en ligne une assertion complexe qui est que la réalité de
l’idée, c’est-à-dire son intensité représentative, l’idée dans l’intensité de ce qu’elle nous
donne à penser, a une cause. On retrouve ce principe : rien n’est qui soit sans cause, rien
n’est comme Moustache… Il examine un certain nombre d’idées et constate que, bien
souvent, cette cause, ça peut être nous-mêmes. Pourquoi ? Car nous-mêmes sommes
une substance pensante, res cogitans, ce qui peut conférer dans bien des cas aux idées
que nous avons une intensité spécifique. Il va cependant montrer que l’idée de Dieu est
exorbitante à ce que nous en soyons la cause. L’intensité de représentation contenue
dans l’idée de Dieu, c’est-à-dire son infinité, sa « perfection » dans les termes de
Descartes, est sans commune mesure avec nous comme chose pensante et nous ne
pouvons donc pas être les créateurs de cette idée. En ce cas, fait prudemment remarquer
Descartes, c’est qu’il y a quelque chose d’autre que nous dans le monde - assertion qui
permet pour la première fois de sortir du solipsisme. Enfin, dernière étape, cette autre
chose doit être commensurable à la réalité intensive de Dieu, et ce ne peut être bien
entendu que Dieu lui-même. Donc Dieu existe, hors de nous. C’est compliqué, mais
c’est assez fort…
Je vais vous le dire dans la prose de Descartes. En conclusion de l’examen de ce
qu’est une idée, il écrit :
La lumière naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi
comme des tableaux ou des images, qui peuvent à la vérité facilement déchoir de la
perfection des choses dont elles ont été tirées mais qui ne peuvent jamais rien contenir
de plus grand ou de plus parfait [l’idée, elle peut être tout ce qu’elle veut, mais elle ne
peut pas excéder en grandeur et en perfection cette chose elle-même].
Et d’autant plus longuement et soigneusement j’examine toutes ces choses,
d’autant plus clairement et distinctement je connais qu’elles sont vraies. Mais enfin que
conclurai-je de tout cela ? C’est à savoir que, si la réalisation objective de quelqu’une
de mes idées est telle, que je connaisse clairement qu’elle n’est point en moi ni
formellement, ni éminemment, et que par conséquent je ne puis moi-même en être la
cause, il suit de là nécessairement que je ne suis pas seul dans le monde, mais qu’il y a
encore quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette idée ; au lieu que, s’il
ne se rencontre point en moi de telle idée, je n’aurai aucun argument qui me puisse
convaincre et rendre certain de l’existence d’aucune autre chose que de moi-même ;
car je les ai tous soigneusement recherchés, et je n’en ai pu trouver aucun autre jusqu’à
présent.
Le tournant de la démonstration est que si je peux montrer que l’intensité
représentative de toutes mes idées est commensurable à ce que je suis comme être
pensant, je n’aurai aucun motif rationnel de sortir du solipsisme. Tout sera enclos, pour
le coup, dans une finitude radicale qui sera celle de moi comme chose pensante. Et je
serai même en état de supposer qu’il n’y a que moi comme chose pensante. Mais voilà
le coup de théâtre : Partant il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut
considérer s’il y a quelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu,
j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante,
toute-puissante, et par laquelle moi-même et toutes les autres choses qui sont (s’il est
vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites. Or ces avantages sont si
grands et si éminents, que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade
que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent il faut
nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant, que Dieu existe. Car,
encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance,
je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si
elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie.
Vous voyez que nous retombons absolument dans la dialectique du fini et de
l’infini. La thèse est une thèse selon laquelle si rien ne vient excéder le fini, je n’aurais
aucune raison de penser que le monde existe, ou quoi que ce soit, en dehors de moi-
même. Nous avons là une clôture possible de la finitude dans la figure du sujet (et non
pas de façon abstraite, comme chez Spinoza). Par contre, si j’ai l’idée de l’infini, alors
cette clôture ne tient pas et je dois avouer que Dieu existe, que l’extériorité absolue
existe. Il n’y a plus, d’une façon théâtrale que je trouve magnifique, que le sujet et Dieu
dans un face-à-face solitaire. Ce que découvre le sujet qui s’éveille, qui sort du
solipsisme, ce ne sont pas des fleurs, l’autre, une femme, ou n’importe quoi, c’est Dieu
directement. Parce que le ressort de tout cela, c’est la dialectique du fini et de l’infini. Il
faudra encore une autre démonstration selon laquelle, puisque Dieu existe, le monde
aussi existe et pas simplement moi.
Au fond, Descartes nous dit que l’infini en tant qu’idée, c’est-à-dire en tant
qu’idée immanente au fini, exige la garantie extérieure d’une transcendance. Il suit de
cela une conséquence très grave, c’est que toute infinité est en réalité mesurée par sa
transcendance, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’infinité immanente du point de vue de la
pensée à proprement parler. Alors que Spinoza admet qu’il y a une infinité immanente
partout (il y a simplement des chaînes de finis et des chaînes d’infinis dans ce que Dieu
est capable de créer, chaînes qui sont absolument disjointes), il y a pour Descartes dans
le fini le signe qu’il existe quelque chose en dehors : la transcendance de l’infini. C’est
pour cela que ça s’appelle Dieu finalement : Dieu comme nom de l’infini en tant que
garantie transcendante de l’immanence de l’idée.
C’est évidemment ce qui va faire le contact avec le Dieu de la religion. Vous
remarquerez que ce point de contact ne se fait pas vraiment chez Spinoza, qui était
considéré par toute la tradition du XVIIe siècle comme un athée camouflé. Pourquoi ?
Parce que l’immanence de l’infini chez Spinoza n’exige pas la séparation d’avec la
transcendance. Le point de départ chez lui n’est pas le sujet mais la clôture de la
nécessité sur elle-même. Alors que quand le point de départ est le sujet, on a un face-à-
face avec Dieu qui constitue la transcendance de Dieu et en fait le constitue Lui-même
comme un sujet ; on a un face-à-face entre deux sujets.
La grande introduction cartésienne est que les opérations de clôture, et notamment
la dialectique du fini et de l’infini, sont subjectivées (alors que chez Spinoza, Dieu n’a
aucune raison d’être un sujet, Dieu est le nom de la Substance). Elles le sont, d’une part
par le signe de l’existence de l’infini qu’est l’idée, et d’autre part par la transcendance
effective qui donne raison de l’existence de cette idée. L’infini en tant qu’idée
immanente au fini exige la garantie extérieure d’une transcendance puisque tel est le
ressort de la clôture du fini sur lui-même. Le sujet va être délaissé dans sa finitude
quand il aura compris que l’idée de l’infini ne l’en fait pas sortir ; elle ne l’en fait sortir
que s’il suppose qu’une transcendance a créé et garanti cette idée. Dieu en tant que
concept, c’est ça : la garantie transcendante que l’idée de l’infini n’est pas une pure
chimère.
Ahmed entre à nouveau en scène car, sur Dieu, il a aussi quelque chose à dire...
Notre interrupteur a commencé par une fameuse formule de Lacan : « Dieu est
inconscient ». Je voudrais le prendre dans la lumière de ce que nous avons dit. On
pourrait soutenir, en reprenant l’argumentation de Descartes, qu’en réalité l’infini,
comme contenu de l’idée de Dieu, n’est pas transcendant mais est simplement
inconscient. C’est dans une autre strate que celle de la représentation explicite des idées
que la réalité, quelle qu’elle soit, de Dieu se situe. Si bien que je proposerais de
substituer à l’expression « Dieu est inconscient » l’expression « Dieu est l’inconscient
lui-même» et que c’est toujours ce qu’Il a secrètement nommé. C’est-à-dire cette part
inaperçue du symbolique qui encadre tous les récits imaginaires ; quel que soit un récit
imaginaire, il faut bien qu’il dispose d’un encadrement symbolique suffisant pour
donner l’impression qu’il touche au réel. De ce point de vue-là, la fable religieuse est
élucidée en un certain sens par la spéculation métaphysique. Lorsque Descartes, dans
une toute autre intention évidemment, montre que le contenu de représentation
conscient de l’idée doit être garanti par autre chose que cette représentation, il est
extrêmement proche des instruments d’analyse mis en œuvre par Freud et par Lacan. Ce
qui fait signe de quelque chose dans un imaginaire symptomal doit être déchiffré par
une référence symbolique qui n’est pas explicite dans l’immédiateté de son existence. Il
y a quelque chose dans la preuve ontologique de Descartes qui touche à ça en réalité. Si
la garantie divine comme extériorité aux signes qui l’articulent n’est jamais détectable
qu’au niveau de la symbolique inconsciente, on pourra en effet reprendre Descartes,
l’écrire tout autrement et conclure que Dieu, c’est l’inconscient pour autant qu’il est la
possibilité, la ressource infinie latente dont nous n’avons au niveau conscient que des
signes.
Ce qui reviendrait finalement à lier les deux thèmes d’aujourd’hui en disant que
l’événement, qu’un événement, est une interruption de la clôture finie de la nécessité
par un élément qui n’est pas réductible à cette nécessité et est toujours subjectivement
perçu d’abord par l’inconscient lui-même. L’engagement subjectif au regard d’un
événement et des conséquences de cet événement requiert en effet quelque chose du
sujet qui ne lui était pas antérieurement transparent et connu. Tout le monde fait cette
expérience, dont je parle souvent, de la découverte d’une capacité qu’on ignorait en soi-
même, c’est-à-dire de la découverte, provoquée par l’événement, que nous sommes
capables de plus que ce dont nous imaginions que nous étions capables. L’événement
mobilise autre chose que nos nécessités ordinaires, autre chose que ce que nous
contrôlons du point de vue de notre langage, de nos images, etc. Et cela, on le sait bien,
c’est la ressource inconsciente. Descartes a tort de penser que la ressource du sujet
requiert une transcendance extérieure : peut-être requiert-elle quelque chose, qu’en
forçant un petit peu, on pourrait appeler une transcendance intérieure. Après tout, on
peut dire que l’inconscient est la transcendance intérieure du conscient, c’est-à-dire là
où le conscient peut puiser dans une réserve qu’il ne contrôle pas mais qui n’en est pas
moins là. Je pense que l’articulation d’un sujet sur une nouveauté, une création, une
procédure de vérité, se fait toujours dans la médiation de l’inconscient - l’inconscient
comme réserve de ce qui a été signalé à la conscience sans qu’elle soit en mesure tout
de suite d’être commensurable à ce qui lui a été signalé. Il faut donc bien distinguer le
signe conscient que l’événement produit dans la configuration subjective, de la
ressource nouvelle qui est délivrée par cette rencontre en tant que capacité
préalablement inconnue.
Mon propos, vous le voyez, est d’immanentiser Descartes, de conserver en un
certain sens le schéma général de sa démonstration, mais en immanentisant l’infini dont
il parle. Nous n’aurions pas besoin d’une garantie extrinsèque, mais d’une ressource
elle-même infinie - car de toutes façons on n’en connaît pas la limitation (Freud le dit
souvent : l’inconscient est quasi infini) - d’une infinité latente qui est mobilisée comme
contenu d’une représentation immédiate qui n’en est pas la mesure. C’est pour ça qu’il
est possible à un sujet, toujours, de penser et d’expérimenter qu’il se découvre capable
de ce dont il ne se savait pas capable. Ne pas se savoir capable, c’est en effet pris dans
les contraintes de la finitude consciente, mais découvrir qu’on est capable de ce dont on
ne se savait pas capable, c’est ce qui vient à la place de la garantie transcendante
cherchée en Dieu par Descartes en tant que ce serait la ressource inconsciente. Donc
Dieu est l’inconscient. C’est en ce sens que, dans notre existence, l’inconscient hante le
conscient et ce non pas sous les formes dominantes de la névrose ou de l’impuissance
mais au contraire sous les formes constamment possibles du plus de possibilités que ce
que le conscient déclare. Évidemment il faut qu’il y ait quelque chose qui déclenche
cette communication dans des conditions spécifiques et c’est cela même que j’appelle
un événement.
Un événement, c’est toujours aussi une réquisition consciente de la ressource
inconsciente et c’est en ce sens qu’il est non seulement infini en tant qu’interruption de
la nécessité extérieure, mais il est aussi infini en tant que réquisition de l’infinité
intérieure qui monte à la surface des connexions finies qui d’ordinaire nous constituent.
Ainsi si on connecte les deux figures de finitude que sont la nécessité, dès lors
qu’elle constitue une clôture du fini sur lui-même, et Dieu en tant qu’en quelque sorte il
nous exile de l’infini (ce que la Genèse raconte explicitement), si on procède à une
lecture hors clôture de ces deux opérateurs de finitude, on découvre dans le premier cas
la dimension événementielle, c’est-à-dire la possibilité aléatoire que l’infini soit en
position de rupture et non pas d’extériorité par rapport aux chaînes nécessaires, et en
même temps que Dieu, après tout, peut être le cadre symbolique d’une fable imaginaire
telle qu’une rencontre vient à la fois briser ou limiter la fable imaginaire et susciter une
capacité préalablement inconnue. C’est pourquoi je voulais aujourd’hui connecter la
nécessité et Dieu, comme cela a toujours été fait, mais pour en déjouer la double
contrainte. C’est aussi pour cela que j’ai été content que vienne notre « invité non-
invité », si je puis dire, pour raconter l’histoire de la cause et de l’effet dans le paradoxe
que j’ai dit, c’est-à-dire coller l’infini sur l’autre, celui qui ne veut pas, et qui est aussi
venu raconter qu’il voulait coller ce Dieu inconscient à Mme Pompestan qui, elle,
n’avait que la preuve électorale de son existence.
Argument : La Mort
La Mort
Nous avons cette année étudié de près l’idéologie dominante aujourd’hui –
notamment dans le champ philosophique -, à savoir l’idéologie de la finitude. Nous en
avons en particulier détecté les opérateurs, soit ce qui « active » dans les sujets la
conviction d’être irrémédiablement finis, sans rien qui excède cette finitude, et donc
asservis aux « réalités », au premier rang desquelles se tient le substrat économique de
la domination contemporaine, à savoir le règne de la propriété privée et de son
déploiement dans les catégories de la production, des échanges et de la systématique
financière.
Nous avons traité de quatre opérateurs cruciaux : l’identité, la répétition, la
nécessité et Dieu (ce dernier pouvant prendre diverses formes, qui se ramènent à ceci
que tout infini est une transcendance inaccessible, sauf à humilier en nous tout orgueil,
toute prétention in-finie).
Dans la séance qui vient, nous traiterons du plus vieux et du plus indestructible
des opérateurs de finitude, celui dont l’évidence soutient tous les autres, à savoir la
mort. N’est-elle pas la preuve absolue de notre irrémédiable dimension finie, cette mort
qu’on appelle depuis toujours, précisément, la « fin » ? Il nous faudra examiner de façon
critique les principales variations contemporaines de cet argument, notamment la
conception heideggérienne de l’existence (du Dasein) comme « être-pour-la-mort ».
Nous proposerons une définition de la mort non comme fin et finitude, mais, dans un
cadre phénoménologique renouvelé, comme variation « hors contrôle » de l’intensité
d’existence. Nous donnerons toute leur force neuve, les détachant de leur contexte
religieux, et à l’exclamation de saint Paul « Mort, où est ta victoire ? », et au théorème
de Spinoza : « La pensée de l’homme libre se désintéresse de la mort, et médite non sur
la mort, mais sur la vie ».
Une fois encore, une surprise est attendue. Quelqu’un prétend troubler et
confirmer à la fois notre mouvement de pensée en proposant à notre assemblée, par des
moyens inédits, de se rallier massivement au mot d’ordre : « A bas la mort ! ».
Séance
Parution de quelques livres récents d’Alain Badiou
1. Le second procès de Socrate (théâtre) édit. Actes Sud [dans sa version
complète, car la version radiophonique récemment diffusée sur France Culture était une
version réduite]
2. Quel communisme? Entretien avec Peter Engelmann édit. Bayard
3. Le Séminaire – Heidegger : L’être 3 – Figure du retrait (1986-1987) édit.
Fayard
Nous allons partir de la notion de nihilisme. Que faut-il entendre par là ? Le
nihilisme est une figuration, un diagnostic sur l’état du monde et de la pensée, qui
s’établit au XIXe siècle (on peut soutenir que la première philosophie nihiliste est en un
certain sens la philosophie de Schopenhauer) sur les ruines des vieilles convictions de
classe ou des convictions religieuses - comme si le nihilisme venait nommer le vide
dans lequel se trouve la symbolisation collective.
On pourrait dire que le nihilisme c’est la subjectivation négative de la finitude, il
est au fond la conscience organisée, ou anarchique (les deux sont possibles), de ce que,
puisque nous mourons, rien n’a d’importance. La figure la plus classique du nihilisme
est d’énoncer que, au regard de la mort, tout se trouve dévalué, désymbolisé ou
intenable. il s’agit d’une égalisation de la totalité de ce qui pourrait avoir valeur, au
regard de la finitude ontologique radicale que représente la mort. Cette question du
rapport entre le nihilisme et les valeurs est, comme vous le savez, une question centrale
dans la philosophie de Nietzsche, qui va reprendre ce thème du nihilisme pour en faire
un usage diagnostique et critique très important.
En réalité, l’énoncé « Puisque nous mourons, rien n’a d’importance » peut rester
théologique. On peut dire en effet : « Rien n’a d’importance, sinon Dieu, sinon le salut
éternel, sinon l’autre vie, ...» et on va alors s’embarquer dans quelque chose qui n’est
pas le nihilisme, mais la vocation au martyre ou à l’espérance dans la mort elle-même,
en tant que la mort est la seule porte de l’infini, et donc la seule porte de la valeur
effective, de la valeur suprême. Il faut donc dire que le nihilisme accompli, le nihilisme
complet, c’est celui qui non seulement inclut la mort comme constat de la dévaluation
inéluctable des différences, mais qui complète ce jugement par celui de la mort de Dieu.
On ne peut donc parler de nihilisme complet que si on a le couplage de la mort de
l’homme et de la mort de Dieu. C’est évidemment en ce sens que Dostoïevski fait dire à
un de ses personnages que « si Dieu est mort, tout est permis ». C’est un énoncé
nihiliste au sens où, si Dieu est mort, rien ne permet de soutenir une inégalité des
valeurs. L’évaluation elle-même est sans intérêt à partir du moment où il y a la mort
dans sa double constitution, à savoir la mort empirique des hommes et la mort
historique des dieux.
Ce nihilisme en réalité organise probablement une disposition historique
compliquée, et inachevée encore aujourd’hui, qui nécessairement construit ce que
j’appellerai une fausse contradiction, une contradiction qui représente les deux variantes
subjectives possibles du nihilisme établi.
La première position est un nihilisme sceptique et athée, qui est en fait l’idéologie
portative la plus répandue du monde contemporain. « Ce qui est bien, c’est le doute quoi
... », ce qui est une interprétation absolument fallacieuse de Descartes, quand on sait que
lui, ce qui l’intéressait, c’était de prouver l’existence de Dieu et de séjourner dans le
doute le moins longtemps possible. C’est devenu une sorte d’héritage qui a une longue
histoire, y compris française, et qui aboutit à ceci qu’au fond un règne doucement
sceptique d’opinions raisonnables combiné à un athéisme souriant est un état subjectif
acceptable, même s’il ne paraît pas très vigoureux, très passionnant. C’est une
configuration nihiliste, mais c’est le nihilisme qu’on pourrait appeler « non tragique »,
le nihilisme installé, le nihilisme paisible. L’autre position, c’est par contre le désir
éperdu de la résurrection de Dieu – c’est après tout une grande habitude des dieux que
de ressusciter : ils ont en effet toujours approuvé que leur grandeur c’était de lancer un
défi à la mort.
Aujourd’hui, c’est absolument ce que nous avons sous les yeux, y compris au
niveau des opinions moyennes : d’un côté, la volonté de préserver quelque chose du
nihilisme sceptique, de l’athéisme souriant et du mode de vie qui y correspond, et puis
de l’autre côté, une tension vers l’impossible résurrection du Dieu mort. Cette
contradiction est, je pense, une fausse contradiction, c’est une contradiction qui organise
le nihilisme lui-même en tant que renoncement primordial de l’évaluation et en
particulier en tant que renoncement à la catégorie de vérité. Cette contradiction, comme
c’est toujours le cas des grandes contradictions, a aujourd’hui une forme tragique et une
forme comique (mais parfois de comique sinistre). La forme tragique c’est le heurt
extraordinairement violent, exclusivement d’ailleurs autour des puits de pétrole (c’est
un nihilisme pétrolier), entre ce qu’on pourrait appeler la barbarie archaïque et la
barbarie sophistiquée : c’est-à-dire tuer au couteau de boucher ou tuer au drone
électronique. Vous êtes obligés de payer un peu de votre personne dans le premier cas,
alors qu’avec le drone vous restez dans votre fauteuil et vous commandez l’assassinat à
3000 kilomètres de distance avant de rendre compte au président de la République qui a
signé, lui, l’ordre d’assassinat. C’est la forme tragique parce qu’elle est hantée tout de
même par la mort, le meurtre, l’occupation et elle est d’autant plus tragique qu’on ne
voit pas d’issue à cela, on ne voit pas qu’on puisse donner un sens à une issue
quelconque de cet affrontement, précisément parce qu’il est l’affrontement de deux
positions en un certain sens l’une et l’autre intenables.
Quant à la forme comique, c’est qu’un journal puisse titrer, comme si c’était la
nouvelle du jour, sur la longueur des jupes des collégiennes. Ça restera dans l’histoire
comme « la guerre des jupes »... Ce n’est pas tout à fait la même que l’autre, mais en
réalité, par en-dessous, c’est l’expression de la même contradiction, puisque le nihilisme
sceptique et athée c’est aussi tout un univers de représentations de la féminité, du
rapport à la féminité etc. et que l’impossible résurrection du Dieu mort porte aussi sur ce
point. Cette querelle est donc la forme comique de la guerre.
On peut se demander ce qu’il y a de commun aux deux termes de cette
contradiction. Eh bien, ce qu’il y a de commun c’est finalement la finitude. C’est
évident dans la forme du nihilisme sceptique et athée, pour lequel l’évaluation n’est pas
ce qui importe, car ce qui importe c’est le libre jeu des opinions. Quant à la figure de
l’impossible résurrection du Dieu mort, on sait bien que le Dieu, vous ne pouvez y
accéder qu’en manifestant et en martyrisant votre finitude, il s’agit toujours de
l’humiliation de la finitude devant la grandeur de l’infini, qui elle est transcendante et
extérieure.
Donc, dans les deux cas, c’est la puissance de la finitude qui est convoquée
comme sol, comme territoire, de l’opposition et elle est convoquée sous sa quadruple
forme opératoire, que je rappelle : l’identité, la répétition, la nécessité et Dieu lui-même.
Ces quatre termes sont en effet présents au cœur de la contradiction dont je parle.
L’identité, car c’est évidemment une guerre identitaire. « Guerre des
civilisations », guerre des religions, guerre de l’Occident et de ce qui n’est pas
l’Occident, guerre de la démocratie et de la tyrannie, elle a d’innombrables noms, mais
elle se présente bien comme une guerre identitaire. Répétition, parce que, d’une certaine
manière, c’est une scène qui a déjà été jouée, notamment dans la représentation d’un
conflit entre Orient et Occident. On peut ici mobiliser les croisades ou, en sens inverse,
l’expansion de la religion musulmane sous l’empire ottoman, ou, de nouveau dans
l’autre sens, le colonialisme avec l’imposition par les chrétiens d’une autorité sur des
peuples musulmans – dans tous les cas, c’est une scène historiquement constituée qui se
répète. Nécessité, parce qu’il y a nécessité du déploiement de la modernité conçue
comme ennemi irréductible de la tradition. C’est la question de la symbolisation, de la
valeur, qui est posée comme nécessité de ce que la modernité puise se développer sans
entraves, sans les réticences et objections de la tradition. Enfin Dieu, car on voit bien
que c’est la ligne de partage entre d’un côté le scepticisme, qui inclut la nécessité ou
l’autorisation du blasphème, et de l’autre côté la tentative de ressusciter le Dieu mort,
qui dit qu’au contraire on respecte les contenus de la foi.
Le terme commun dans ce conflit c’est l’exaspération de la puissance de la
finitude. Ce que je voudrai remarquer aujourd’hui c’est que identité, répétition,
nécessité et Dieu sont en fait concentrés dans le motif de la mort. La pensée de la
finitude est essentiellement une pensée mortifère et mortifiante. La mort est la
récapitulation implicite ou explicite des quatre termes.
D’abord, l’identité. Dans la logique de la finitude, on ne sait qui est quelqu’un que
quand il est mort. La mort est le sceau qui permet de dire ce qu’est quelqu’un – sinon,
vous ne savez pas encore de quoi il est capable. C’est un thème que vous trouverez dès
la tragédie grecque. La mort est ce qui vient sceller le destin identitaire des individus
mais aussi des peuples : on connaît la fascination de tout le XVIIIe siècle pour la chute
de l’empire romain, qui était le point d’où on pouvait saisir et penser ce qu’avait été
vraiment, dans son être propre, l’identité de l’empire romain. Il y a une phrase de Sartre
assez terrible sur ce point quand il dit : « Être mort, c’est être en proie aux vivants ». La
mort est effectivement ce moment où vous ne pouvez plus arguer ou plaider pour vous-
mêmes contre le verdict que les vivants portent sur vous.
La répétition. La mort, c’est ce qui fait que tout individu est substituable à tout
autre. « La mort, c’est la grande égalité », thème qui court partout, dans toutes les
religions. Au moment de la mort, c’en est fini d’être le roi, d’être le manant, vous allez
mourir et devant cette terrible menace de la mort et du Jugement dernier, vous êtes dans
la substitution des uns aux autres. La mort est ce par quoi l’humanité répète,
indéfiniment, sa finitude constitutive. C’est le sens de la méditation poursuivie par
l’Ecclésiaste : « Rien de nouveau sous le soleil ». C’est-à-dire que tout va vers la mort,
sans que la mort elle-même change quoi que ce soit. Avec la métaphore magnifique
« Tous les fleuves coulent vers la mer, et la mer ne se remplit pas ». Cette communauté
dans la mort est aussi un anéantissement du temps, la capacité créatrice du temps s’y
trouve absolument annulée ; « Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans,
puisqu’un seul instant les annule ?» (Bossuet).
La nécessité. La mort est la seule chose dont nous soyons certains. Tout le reste
est aléatoire, variable - à la fin des fins, la nécessité pure de la vie humaine est
cristallisée dans la mort. Malraux prête à Staline, sur ce point, un énoncé qui a été
contesté. Staline aurait dit, un jour qu’il était mélancolique sans doute : « À la fin, c’est
la mort qui gagne » ... même si on est Staline. C’est le nihilisme stalinien.
Et puis Dieu, évidemment. Dieu est connecté à la mort depuis toujours. Dieu,
c’est la promesse de l’immortalité, c’est l’immortalité en fait en elle-même, Dieu c’est
le nom de la non-mort.
Vous voyez que la mort est le motif qui récapitule les instances de la finitude, et
c’est du reste pourquoi elle est convoquée comme argument ultime à chaque fois qu’on
suppose, ou qu’on invoque, la possibilité d’un accès immanent, effectif, de l’humanité à
quelque vérité à pouvoir infini - on dira toujours : «en fin de compte, l’homme est un
animal mortel ». J’ai toujours trouvé admirable, de ce point de vue, que l’exemple
canonique que l’on a répété dans les écoles de ce que c’est qu’un raisonnement logique
était : « Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est
mortel ». Ce qui est connecté dans cet exemple, c’est la triple liaison entre la nécessité,
à savoir le syllogisme comme forme logique de la nécessité, la prétention à la sagesse
ou à la grandeur incarnée par Socrate, et, faisant nœud entre les deux, la mort. Ce
syllogisme pédagogique est un vecteur empoisonné de finitude. C’est pour ça qu’il est
donné à tout le monde comme un principe de sagesse logique.
Il serait maintenant intéressant de se demander quelle est la forme absolument
moderne de cela. Je pense que ce n’est pas du tout de faire valoir la mort, de lui donner
une place importante, mais c’est de traiter sa finitude par recouvrement. Il s’agit de
l’absenter un peu paisiblement, de la reléguer dans des coins perdus, si possible, avec
l’idée que, de toute façon, on vit déjà plus longtemps … Au fond, l’idée est que
finalement la mort est recouverte par le tapis des marchandises. La mobilité
consumériste, la possibilité pour l’humanité d’avoir un encore à portée de la main,
l’encore sériel de la marchandise (encore un objet, encore un voyage … ), c’est en
réalité ce qui recouvre les catégories de la mort tout en étant en réalité le même qu’elle.
Parce que, si on y réfléchit, le consumérisme marchand, c’est aussi finalement la
répétition, l’identité des objets etc. C’est donc la mort dans sa forme consommable. J’ai
toujours le sentiment que quand on achète un objet, quel qu’il soit, surtout les objets les
plus inutiles, c’est-à-dire les plus amusants, c’est comme quand, au Moyen Âge, les
gens achetaient une indulgence. C’est acheter une toute petite garantie contre la vilenie
de la mort, c’est un petit morceau de fétiche anti-mort. L’image mythique que j’en
aurais, c’est que quand on se serait entièrement recouvert petit à petit de ça, et que
finalement on disparaîtrait derrière, on serait mort ; c’est là que finalement la réalité
véritable, celle qui est vraiment immortelle, triomphe : c’est l’immortalité du marché.
C’est le grand confort, la vie est recouverte par des instances d’indulgences parcellaires
de telle façon que ce recouvrement finit par évacuer la mort, tout simplement parce qu’il
est identique à la mort.
En réalité, je pense que la grande modernité c’est d’avoir généralisé la mort lente,
c’est-à-dire d’éviter, autant que faire se peut, la mort catastrophique C’est pour cela que
les catastrophes sont très mal vécues dans nos sociétés. Il ne doit pas arriver de
catastrophes, c’est pathologique ça. La mort tragique, inattendue, est inacceptable. Tout
d’un coup, la mort est là, mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Que fait le gouvernement ? Le
voyage en avion en Thaïlande, c’est fait pour se reposer et pas pour se planter par terre
et mourir. On est obligé de ressentir qu’il y a là un drame terrible. Pourquoi ? En
définitive, on a beaucoup moins de chances de se tuer en avion qu’en descendant son
escalier, ce n’est donc pas au niveau de la statistique générale que cela se joue, mais
c’est parce que c’est une mort à découvert, une mort qui n’est pas dans la loi de la mort
moderne qui est la mort à petit feu et si possible presque sans s’en apercevoir.
La thèse sous-jacente à tout cela, il faut bien le dire, c’est que la mort est le
principe constitutif de l’humanité comme telle. Déréliction de l’homme comme « l’être
pour qui il y a la mort », le problème étant de parer à l’angoisse extrême que provoque
cette conviction. Le philosophe contemporain qui a pensé cela le plus en profondeur,
c’est Heidegger. Il a en effet dit qu’en définitive l’homme, du point de vue de sa fin
immanente, était « un être pour la mort » et il conduit sur ce point une méditation très
fondamentale sur la finitude. Je vous lis un extrait de Sein und Zeit (Être
et Temps) : Finir, cela ne signifie pas nécessairement s’achever. La question devient
plus pressante : d’une façon générale, en quel sens la mort doit-elle être conçue comme
fin de la réalité humaine ? (« réalité humaine » a été, un certain temps, la traduction,
très étrange, de Dasein ; en réalité, je pense qu’il faut traduire Dasein par da sein, c’est-
à-dire par « être-là » - la mort, j’y reviendrai, c’est la question, non pas de l’être, mais
de l’être-là, l’être dans le monde, l’être particularisé qui a une place quelque part). Finir
veut dire d’abord cesser et cela suivant un sens qui comporte certaines différences
ontologiques. La pluie cesse, elle n’a plus la réalité d’une chose donnée. Le chemin
cesse, mais cette fin ne signifie pas que le chemin s’évanouisse ; la cessation le
détermine précisément comme le chemin que voici présentement donné. Heidegger
distingue ici, je reprends ici les termes que j’ai précédemment utilisés, le fini comme
passivité d’achèvement et le fini comme œuvre. La pluie cesse : elle a disparu, elle est
passivement terminée. Tandis que si le chemin cesse, c’est parce que c’est sa fin propre,
il nous a conduit quelque part qui est sa fin, fin qui constitue le chemin comme un sens,
un tracé, qui va d’un point à un autre. La fin, dans ce cas, clôt la possibilité d’une
œuvre. Finir en tant que cesser peut donc signifier passer à l’état d’une chose irréelle
ou au contraire avoir uniquement, grâce à cette fin, la réalité d’une chose donnée. En
ce dernier sens, finir peut encore soit déterminer une chose donnée mais qui n’est pas
prête - par exemple la route qui est encore en construction s’interrompt - soit
constituer, pour une chose donnée, le fait d’être prête : avec le dernier coup de pinceau,
le tableau est prêt. Nous avons là effectivement immédiatement la métaphore de
l’œuvre, dans le fait que le dernier coup de pinceau est ce qui en achève la gloire finie,
tandis que quand le chemin s’arrête parce qu’il n’est pas encore construit, c’est une
cessation transitoire et passive. De même encore finir au sens de s’évanouir peut se
modifier selon le mode d’être de l’existant : la pluie est finie c’est-à-dire évanouie, le
pain est fini c’est-à-dire consommé, ce n’est plus un ustensile dont on puisse
disposer (autrement dit : le pain est fini, mais il a repli la fonction propre à laquelle il
était destiné).
Ce n’est par aucune de ces manières de finir que l’on peut adéquatement
caractériser la mort en tant que fin de l’être-là. Si l’on comprenait le fait de mourir en
tant que parvenu à la fin, au sens de l’une quelconque des manières de finir examinées
plus haut, on poserait alors l’être-là comme simple réalité de chose donnée ou comme
réalité ustensile. Dans la mort, l’être-là n’est pas achevé et il n’est pas non plus
simplement évanoui ni moins encore définitivement apprêté ou complètement disponible
comme un ustensile. Autrement dit : dans la mort, le Dasein n’est ni comme le chemin,
ni comme la pluie, ni comme le tableau ni comme le pain qu’on mange. De même
qu’aussi longtemps qu’il est, l’être-là est en permanence son pas-encore, de même
également il est dès toujours sa fin. Cette fin, que l’on désigne par la mort, ne signifie
pas, pour l’être-là, être à la fin, être fini, elle désigne un être-pour-la-fin qui est l’être
de cet existant. La mort est une manière d’être que l’être-là assume dès qu’il est. Dès
qu’un humain vient à la vie, déjà il est assez vieux pour mourir.
Cette description heideggérienne de la mort consiste essentiellement à dire que,
dans le cas de l’homme, la finitude est radicalement immanente. La mort n’est pas
quelque chose d’extérieur qui pourrait indiquer une finitude passive ou une finitude
d’œuvre de la vie humaine ; celle-ci est, de l’intérieur, commandée ou orientée vers la
mort, le Dasein est « pour la mort » dès le commencement. Autrement dit, le propre de
l’homme c’est que la question de la mort, de la finitude, est interne à son existence et à
sa définition et ne lui vient pas de l’achèvement ou de la cessation, qui ne sont que des
apparences empiriques. La fin, dans le cas de la vie humaine, est au commencement.
Elle est une composante inéluctable du projet de vie en lui-même.
Je pense qu’on est parvenu là à la forme la plus dense et la plus complète d’une
relation organique entre l’existence humaine et la finitude. Cette thèse est à mon sens la
plus radicale concernant l’assomption de la finitude parce qu’elle est une thèse qui
immanentise la finitude de façon absolue. Au fond, elle fait jouer à la mort le même rôle
que, dans la pensée de Hegel, joue l’absolu (puisque Hegel finit par conclure que si
nous parvenons à rejoindre l’absolu, c’est parce que l’absolu est auprès de nous dès le
commencement). Les textes de Heidegger, si on les prend au sérieux, nous disent que la
mort est aussi l’absolu de la vie humaine, c’est-à-dire à la fois son commencement, son
origine et son destin.
Je voudrais soutenir une autre thèse sur la mort, une thèse au contraire
d’extériorité absolue de la mort, une thèse de dés-immanentisation radicale de la mort.
Si vous voulez avoir les détails complets, reportez-vous à Logiques des mondes, livre
III, section 4, un chapitre qui s’appelle « l’existence et la mort », où vous trouverez tout
le contexte dont je ne peux donner ici qu’une esquisse.
L’idée, simple à vrai dire, que je voudrai soutenir c’est que la mort survient, elle
n’est pas le dépli immanent d’une programmation linéaire. Même si on dit que la vie
humaine ne peut pas dépasser cent-vingt ans pour des raisons biologiques, génétiques
etc., la mort, en tant que mort, est toujours quelque chose qui arrive. Sur la mort, un
grand penseur, c’est La Palice. Une vérité de La Palice, c’est que « un quart d’heure
avant sa mort, il était encore en vie ». Ce n’est pas du tout une absurdité ou une
niaiserie. Ça veut dire que, « un quart d’heure avant sa mort », il n’y a pas ce que nous
Heidegger : « un quart d’heure avant sa mort », il n’était pas « un être-pour-la-mort »
depuis sa naissance. « Un quart d’heure avant sa mort », il était vivant et la mort
lui arrive. Et je soutiens que la mort arrive toujours de l’extérieur. Spinoza a dit une
chose magnifique là-dessus : « Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause
extérieure ». Eh bien, j’assume cet axiome. Il y a une longue preuve de cela chez
Spinoza, mais je ne vous la donne pas. Cette phrase veut dire que la mort est en position
d’extériorité radicale ; on ne soutiendra même pas qu’une réalité humaine,
un Dasein, soit mortel. Parce que « mortel » veut dire qu’il contient la virtualité de la
mort de façon immanente. En vérité, tout ce qui est, est génériquement immortel, et la
mort survient.
Je définirai la mort comme une mutation du statut existentiel dans un monde
donné, ce dont je vais essayer de vous donner le schéma général. Nous sommes tous
dans un monde, là-dessus Heidegger a raison, nous sommes quelque part, nous sommes
localisés et notre être propre contient et détient cette localisation. L’approche
métaphysique que je propose est la suivante : le registre de l’être d’un côté, et le registre
de l’existence d’un autre côté, doivent être distingués. L’être, c’est de la multiplicité
pure, sous une forme ou sous une autre. L’existence, elle, est toujours existence en un
lieu. Il faut donc distinguer, comme Heidegger le fait avec virtuosité, l’être et l’être-là.
La pensée de l’être, c’est une chose (vous savez que je soutiens qu’elle se confond avec
l’analytique des multiplicités, soit la mathématique), la pensée de l’existence c’est autre
chose.
Supposons que x et y existent dans le monde. Ils ont un être propre, indépendant
du fait qu’ils sont dans tel monde. Mais qu’est-ce que veut dire pour eux « exister dans
un monde » ? Cela veut dire : être en état d’être différenciés de tous les autres qui sont
dans le même monde. La singularité d’existence, c’est la différenciation systémique
possible entre un élément du monde et un élément du même monde. Il faut donc que
soit donnée quelque part la possibilité d’évaluer la différence des deux. On dira donc
que « exister dans un monde », c’est être pris dans un réseau pratiquement infini de
différences plus ou moins fortes avec tout ce qui est dans le monde en question ; c’est
cela qui constitue la singularité de notre appartenance au monde.
On appellera D (x,y) la différence entre x et y, relation dont la valeur « mesure » à
quel point x et y sont différents. La différence D (x,y) a une valeur qui va se situer entre
un minimum (noté : µ) et un maximum (noté : M). Si elle est égale à M, c’est que x et y
sont très différents, ils sont maximalement différents ; si elle est égale à µ, c’est qu’ils
sont presque pareils, aussi pareils qu’on peut l’être. Un monde, dans sa machinerie
élémentaire, c’est un jeu de différenciations, propre à ce monde déterminé, oscillant
entre un minimum et un maximum.
À partir de là, on peut dire que, pour quelqu’un, « exister dans un monde », c’est
la mesure de la différence entre lui-même et lui-même. L’écriture en sera : E (x) = D
(x,x). C’est une idée tout à fait simple et tout à fait ordinaire. L’existence est toujours
quelque chose de qualitatif, c’est une intensité. Il y a des moments où vous vous sentez
« aliéné », c’est-à-dire très différencié de vous-même ; D (x,x) a alors une valeur
maximale. Et il y a d’autres moments où vous vous sentez exister pleinement, votre
existence est intense, vous vous sentez proche de votre identité véritable ; D (x,x) a
alors une valeur minimale. Entre les deux, cela va fluctuer selon des valeurs
intermédiaires et l’on dira que x et y ne sont ni absolument différents, ni absolument
identiques, mais « moyennement » différents.
On peut également l’exprimer en disant que « l’existence d’un multiple
quelconque, relativement à un monde, est le degré selon lequel, dans ce monde, le
multiple apparaît identique à lui-même » (Logiques des mondes p. 285). C’est ce que
traduit cette fois la valeur de la fonction « identité à soi-même » [notée Id (x,x)] : si Id
(x,x) a la valeur maximale (M), c’est que ce multiple existe absolument dans le monde
considéré ; et si Id (x,x) a la valeur minimale (µ), c’est que son existence dans ce monde
a une intensité extrêmement faible.
Quant à la mort, c’est, formellement, le passage, imposé du dehors, brusqué,
contingent, de la situation Id (x,x) = p [p étant une valeur quelconque non minimale] à
la situation Id (x,x) = µ. C’est pour cela qu’on peut toujours dire : « c’est celui-là qui est
mort », quand on voit le mort et qu’on sait absolument que c’est lui. On sait que c’est
lui parce que x est toujours là, mais son intensité d’existence est quasi annulée. La fable
qu’il y a une âme immortelle, elle ne repose pas sur la distinction entre le corps et
l’esprit, mais c’est là-dedans qu’elle est enracinée, c’est-à-dire dans la distinction entre
être et existence. L’idée de l’immortalité, c’est que dans ce monde-là, le monde qui
prescrivait l’intensité d’existence propre à ce monde, x est mort, mais cela ne veut pas
dire qu’il est mort dans tout monde.
C’est le moment choisi par Ahmed pour signifier à « monsieur Badiou »
qu’il est instamment prié de quitter la scène. La méditation qu’il développe, seul
en scène, se conclut par le slogan : À bas la mort ! »
19 OCTOBRE 2015
9 NOVEMBRE 2015
Je vais vous parler ce soir de la terreur (texte prononcé après une petite saynète
fort réjouissante interprétée par Didier Galas, dans le rôle d’un dénonciateur
d’agissements suspects à Sarges-les-Corneilles, et Alain Badiou, dans le rôle du voisin
du dessus qui n’hésite pas à se servir du bâton contre le premier, mais « le moins
possible », précise-t-il).
Comme vous le savez, la terreur exercée par les États se réclamant du socialisme
et du communisme au XXe siècle a été l’argument central pour, en quelque manière,
créer un consensus concernant le caractère intrinsèquement négatif, voire pervers, de
ces expériences et, au fond, créer un oubli général de leur signification. La terreur a été
l’élément par lequel, d’une certaine façon, on a appréhendé l’ensemble de l’expérience,
ce qui rendait opaques d’autres éléments de cette expérience, comme par exemple le fait
que des millions de gens dans le monde entier s’étaient passionnés pour cette
expérience, avaient consenti pour elle les sacrifices les plus grands, chose qui ne peut
pas s’expliquer elle-même par la terreur.
Au fond, je pense que sur cette affaire de la relation entre politique communiste et
terreur, histoire qui remonte quand même jusqu’à la Révolution française, aux années
93 et 94, il y a eu deux étapes.
Dans un premier temps, s’agissant tout particulièrement des expériences
communistes soviétique et chinoise, on a dit, du côté de la réaction ordinaire, que l’idée
communiste était criminelle ; dès le début en réalité, dès le XIXe siècle, on a affirmé
que l’idée d’une égalité intégrale était intenable. Du côté des communistes, par contre, il
faut bien reconnaître qu’on a nié toute existence de la terreur. On a donc eu une
affirmation dépréciative absolue d’un côté et de l’autre côté une négation factuelle qui
ne créait aucun espace d’intelligibilité de tout ça.
Il y a ensuite une seconde séquence historique, dans laquelle en réalité nous
sommes encore, où le discrédit de l’idée au nom de la terreur est à peu près général. La
conception démocratique et anti-totalitaire, appelons-là comme ça, a affirmé la réalité
d’un lien organique, nécessaire, irrécusable, entre les idées révolutionnaires
communistes, considérées comme utopiques, et la terreur d’État. On ne voit pas
aujourd’hui émerger de position affirmative claire défaisant ce lien. Ainsi a presque
entièrement disparu l’idée qu’on puisse imaginer un bouleversement complet du régime
de la propriété, et en particulier, comme le disait Marx pour résumer ses ambitions, la
progressive disparition de la concentration de la propriété privée comme règle sociale
majeure. L’idée qu’elle soit nécessairement liée à la terreur d’État a entièrement fait
disparaître l’hypothèse elle-même. Personne ne va plus soutenir aujourd’hui, comme
c’était le cas dans Le manifeste du parti communiste, que le cœur de la question c’est la
disparition de la propriété privée …
Je pense que sur cette question de la terreur, prise de différents biais, il faudrait
ouvrir une troisième séquence, où l’on affirmerait quatre points différenciés.
Premièrement, je crois en la nécessité absolue de proposer une idée stratégique,
quel que soit le nom qu’on lui donne, contre la mondialisation capitaliste actuelle. Il
s’agit d’empêcher que cette mondialisation apparaisse comme le destin inéluctable
unique de l’humanité, et de recréer la conviction que, au regard du processus
d’organisation des sociétés humaines, il existe une autre possibilité et non pas une seule.
Je pense que nous paierons un jour un prix terrible si ceci n’est pas fait.
Le deuxième point, c’est la reconnaissance de la nécessité absolue de reconnaître
le caractère terroriste de toute tentative d’incarner strictement cette vision dans un État
et reconnaître que cette tentative a démontré son caractère non seulement mortifère mais
impuissant. À la fin des fins, le prix payé a non seulement été extrêmement sanglant,
mais tout s’est effondré ; cela n’a même pas comme argument historique en sa faveur
une durée historique et politique conséquente.
Le troisième point, c’est de construire une interprétation nouvelle, une théorie
historique, sur les origines circonstancielles de cette terreur. J’entends par là le fait de
délier cette terreur de l’idée stratégique elle-même et de montrer que les circonstances
de cette idée, la manière dont elle a été pratiquée, les développements historiques qui
ont été les siens, l’ont effectivement affectée de ce que le point deux reconnaît, à savoir
le caractère indubitablement terroriste de la fusion de l’idée d’émancipation et de l’État.
Le quatrième point, ce serait la possibilité d’un déploiement politique de l’idée
d’émancipation, de l’idée communiste, précisément orienté vers une limitation radicale
de l’antagonisme terroriste et de son incarnation dans l’État. Autrement dit, l’idée d’une
minimisation de l’antagonisme dans la contradiction antagonique elle-même, c’est-à-
dire la possibilité d’un traitement tendanciellement non antagonique (non dictatorial,
violent ou terroriste) de ce qui est pourtant reconnu comme une contradiction
antagonique.
L’événement révolutionnaire, en tant qu’événement, est, sous des formes très
diverses, à l’origine de toute incarnation historique et politique de l’idée alternative -
appelons-là l’idée communiste parce qu’après tout on ne connaît pas beaucoup d’autres
termes. Mais cela ne signifie pas que cette événementialité révolutionnaire soit la règle
ou le modèle. La terreur, qu’il faut reconnaître, a été en réalité l’insurrection, ou la
guerre, continuées en temps de paix par les moyens de l’État. Comme si l’État
socialiste, l’État de dictature du prolétariat, peu importe son nom, était la coagulation, la
forme figée mais durable dans laquelle les moyens utilisés dans l’insurrection et dans la
guerre étaient aussi les moyens de la construction et de la paix.
Ce que je pense, c’est que même si l’idée neuve, l’alternative au monde actuel, a
dû traverser les péripéties de la guerre et de l’insurrection, la politique de cette idée,
c’est-à-dire la construction de sa durée, ne doit jamais être réductible à l’insurrection et
à la guerre. La réalisation politique de l’idée ne doit pas considérer que, parce que la
contradiction est antagonique, les formes spécifiques de cette durée sont toujours sur le
modèle de l’affrontement. Comprenons bien que l’essence véritable du temps politique
nouveau qu’il faut construire n’est pas en soi la destruction de l’ennemi. La destruction
de l’ennemi est une tâche éventuelle, circonstancielle, et en réalité la politique elle-
même n’est pas définissable dans son essence par la destruction de l’ennemi mais par la
résolution positive des contradictions au sein du camp révolutionnaire lui-même.
L’enjeu est la construction d’une nouvelle configuration collective, c’est-à-dire d’une
nouvelle manière, pour le collectif lui-même, de se représenter son propre destin. C’est
cela la définition de la politique : ce n’est pas le fait de construire, dans la figure de
l’État séparé, un État qui soit chargé des tâches politiques de la révolution, mais c’est la
construction politique d’une nouvelle configuration collective au sein du collectif.
Il faut repartir des deux dernières hypothèses qui ont précédé celle que je vous
suggère ici concernant la terreur. Vous savez que la discussion sur les chiffres demeure
très importante et que l’on se jette à la tête les millions de morts. Je pense qu’il faut
reconnaître pleinement la violence et l’étendue de la terreur stalinienne, il ne s’agit pas
d’être rétracté ou défensif sur ce point. Il faut au contraire la reconnaître et reconnaître
que cela tient pour part aux circonstances. Parce que je rappelle que jusqu’à présent les
circonstances de l’avènement de l’autre hypothèse, c’est-à-dire l’hypothèse qui ne serait
pas celle de la perpétuation du capitalisme impérial, ont partout été celles de la
boucherie mondiale, des guerres inter-impérialistes. Guerres dans lesquelles le
communisme n’était pour rien. Il a même désespérément cherché à rester extérieur le
plus longtemps qu’il le pouvait à ces guerres, avant de s’y engager de façon
déterminante. Les guerres ont créé le contexte de la possibilité de l’émergence
révolutionnaire. La guerre de 14 a été à l’arrière-plan du pouvoir bolchevique, et celle
de 40 à l’arrière-plan du communisme chinois.
Ces circonstances ont été aussi la pénurie constante de cadres révolutionnaires
expérimentés. C’est un point très important, parce que quand vous n’avez pas de cadres
révolutionnaires expérimentés, vous avez des opportunistes qui s’impliquent dans le
parti victorieux. Si on suit l’histoire de la Russie stalinienne, on voit des gens prendre
telle ou telle position parce que c’est ça le courant établi, et ces gens défendent ainsi la
place qu’ils occupent dans la hiérarchie de l’État. Tout ça crée une subjectivité politique
qui, au rebours de ce qui était requis, est faite de méfiance, d’angoisse chronique,
d’incertitude, d’ignorance et de peur de la trahison. La principale maxime a ainsi été de
traiter toute contradiction comme si elle était antagonique. Dès qu’un problème
surgissait, il fallait désigner le coupable du problème et l’exterminer. Autrement dit, ça
voulait dire que la politique n’était rien d’autre que le traitement par l’État de toute
difficulté, de tout problème, de toute contradiction, par la liquidation des ennemis
supposés. Au fond, c’est une habitude qui a été prise pendant la guerre civile et pendant
la guerre mondiale : le plus simple est de tuer quiconque n’est pas avec vous. Si le plus
simple est de tuer quiconque n’est pas avec vous et si cela s’incruste dans l’État, eh bien
nous avons un État terroriste comme agent supposé de la contradiction victorieuse.
Tout cela, vous le voyez, ne concerne pas l’idée communiste en elle-même, elle
ne concerne pas la construction immanente d’une nouvelle conviction politique quant au
destin de l’humanité. Ça concerne le processus particulier de sa première
expérimentation historique, avec les caractéristiques flagrantes d’une naissance dans le
contexte barbare de guerres mondiales déclenchées par les autres, par l’adversaire, du
déclenchement de guerres civiles féroces et impitoyables, comme le sont toutes les
guerres civiles, et en fin de compte la construction d’un État d’une certaine manière
défensif, un État qui n’arrive pas à déployer l’idée elle-même, un État qui défend sa
propre existence dans la figure d’une maxime selon laquelle toute contradiction qui
surgit est l’œuvre de l’ennemi et que l’action politique consiste à débusquer cet ennemi
et à l’abattre. Je pense que nous devons, et que nous pouvons, détacher progressivement
la perspective stratégique d’une idée alternative au capitalisme mondialisé des
circonstances qui ont conduit à la présentation de cette idée dans la figure d’un État
terroriste.
Le problème qui évidemment surgit c’est : si ce n’est pas l’État qui en est le
garant unique, comment se constitue la préservation des forces politiques nouvelles ?
Comment les forces politiques nouvelles peuvent-elles subsister dans un univers qui
leur est irréductiblement hostile pendant une longue période, tant en effet que la
nouvelle forme de la collectivité n’est pas établie ? En quoi consiste, en politique, la
préservation de forces hétérogènes à la domination ? C’est un point clé. En réalité,
jusqu’ici la réponse dominante a été que la préservation de forces hétérogènes à la
domination se concentre inévitablement dans un État nouveau. Et on sait, c’est ça que le
XXe siècle nous a appris, que cette maxime est insuffisante. En réalité, à la fin des fins,
l’État terroriste ne préserve nullement les forces hétérogènes à la domination. La
preuve, historiquement, est là : il finit par s’effondrer et par ramener la situation aux
règles du capitalisme mondialisé. Nous savons donc que ce problème ce n’est pas la
terreur qui peut le résoudre. C’est une affirmation qui remonte loin, parce que
souvenons-nous quand même que les premiers à avoir pensé que protéger le
développement et la continuité des forces politiques hétérogènes exigeait un
moment donné la terreur, ce sont les révolutionnaires français en 93 et 94. Ce n’est pas
une invention du communisme, ça.
Si nous pensons que ce n’est pas la clé du problème, il faut en tirer les
conséquences et d’abord constater que la terreur, au fond, contrairement à ce qu’elle
prétend, ne crée dans le peuple qu’une unité politique très faible. Ce n’est pas une unité
de conviction, mais, largement, une unité de passivité, conservée sous la façade de la
peur. C’est une unité fragile. Préserver l’unité des forces, c’est toujours en fin de
compte résoudre des problèmes internes au camp politique concerné. Ce que
l’expérience montre, c’est que l’action antagonique sur le modèle militaire ou policier
dirigée contre les ennemis ou les supposés ennemis, nie la terreur au sein de son propre
camp et ne peut en rien résoudre les problèmes suscités par votre propre existence
politique. Ces problèmes relèvent de ce que Mao Zedong a appelé la juste résolution des
contradictions au sein du peuple et, peut-être, la thèse fondamentale de l’avenir c’est
d’afficher un primat de la résolution des contradictions au sein du peuple sur le
maniement de la contradiction antagonique. Pour bien comprendre ce point, il faut
insister sur un point qui est très simple, c’est que la politique c’est la recherche de
solutions à des problèmes politiques. La politique, ce sont des problèmes et c’est le
mouvement de solution de ces problèmes qui constitue la garantie de la durée d’une
politique. La politique émancipatrice, communiste, est une politique immanente. C’est
pour cela que ça a à voir avec le cours qui se fait ici sur l’immanence des vérités. C’est
une activité qui est sous le signe d’une idée partagée, elle n’est pas sous le signe d’une
peur partagée ni même sous le signe d’un intérêt partagé. Au fond la doctrine
économiste c’est que tout rassemblement se fait sous le signe d’un intérêt partagé et la
vision terroriste, à la fin des fins, c’est qu’il se fait sous la figure d’une peur partagée
(peur à la fois de l’ennemi et des moyens disposés contre l’ennemi). En vérité, elle est
une activité qui se fait sous le signe d’une idée partagée, c’est une activité subjective.
C’est la construction d’une subjectivité politique forte, modulée en réalité d’abord par
des différences - et non par des unités. Il faut se délivrer de la prédominance supposée
de l’économie pour qui la politique est l’expression d’intérêts communs (ce qui est la
vision capitaliste elle-même en réalité), en même temps qu’il faut se débarrasser de
l’idée que toute unité relève à la fin des fins du formalisme juridico-policier de l’État. Je
dirai que tout problème politique se ramène à un problème d’unité d’orientation, de
construction, aussi lente et longue qu’il le faut – c’est un point très important – sur une
question collectivement définie comme étant la question principale du moment ou de la
situation. Cette unité d’orientation, j’y insiste, ne peut être obtenue qu’en traversant et
en activant par la discussion et l’invention collective des différences constitutives de
tout être multiple. Même une victoire contre l’ennemi dépend de l’unité subjective qui a
été celle des vainqueurs et de rien d’autre, en fin de compte. Si ce n’est pas le cas, nous
savons que c’est une fausse victoire. C’est une leçon majeure de l’histoire du XXe
siècle, siècle qui a été truffé de fausses victoires, parce que la figure subjective qui était
derrière était précaire ou inexistante. Entre parenthèses, c’est la conscience que Lénine a
très tôt ; dès les années 20, il est convaincu qu’une unité politique n’a pas véritablement
été réalisée et que par conséquent on va remplacer cette unité par une unité
bureaucratique et étatique qui ne sera pas acceptable. Autrement dit, la clé d’un
traitement victorieux de l’antagonisme, c’est-à-dire du conflit avec l’ennemi, réside au
long cours dans la juste résolution des contradictions, ce qui, en réalité, est la définition
de la démocratie réelle.
Je reviens à la terreur. La terreur affirme que la coercition étatique est seule à la
mesure des menaces qui pèsent sur l’unité du peuple en période révolutionnaire. Il faut
bien reconnaître que c’est une idée qui emporte l’adhésion subjective de beaucoup,
quand le péril est très grand et la trahison très répandue. Ceci dit, la terreur n’est jamais
la solution du problème qu’elle prétend traiter, c’est ce que je pense absolument. Elle est
en un sens son aménagement, pendant un temps. Et ça, on l’a su dès la Révolution
française où, après tout, la Terreur n’a pas empêché Thermidor, le coup d’état contre-
révolutionnaire et la dégénérescence de la révolution. Au lieu d’être la solution d’un
problème, la terreur en est l’apparente suppression. C’est une distinction de la plus
haute importance : si le problème disparaît, cela ne veut aucunement dire qu’il a été
résolu. Donc, on n’est pas du tout dans l’assurance qu’il y ait politique, si, comme je
vous l’ai dit, la politique c’est la position et la solution des problèmes. Au fond, la
terreur est une pensée qui soutient l’idée suivante : en déplaçant les données du
problème, on va finalement rendre possible sa solution. Or tout problème supprimé,
remplacé, par la force est destiné à faire retour – j’introduis une thèse freudienne, si
vous voulez : le retour du refoulé. Je pense que la terreur est un refoulement et non une
solution. Elle prétend éradiquer l’adversaire, en réalité elle en rend inéluctable le retour.
L’État terroriste est un État qui est habitué aux solutions purement apparentes. L’idée
qu’il y a des ennemis se substitue à l’absence de solution effective de problèmes non ou
mal posés. Ce qui va se passer, c’est que le personnel de l’État lui-même va finir par
reproduire à l’intérieur la trahison qu’il a pourchassée à l’extérieur. On s’aperçoit en
effet que la caractérisation de l’État terroriste, c’est qu’il est lui-même infecté de traîtres
- si on entend par « traîtres » des gens qui ont abandonné les objectifs et l’idée
stratégique de la révolution et qui sont là pour d’autres raisons que cette idée : le
confort, le fait que ce sont d’autres qui travaillent et pas vous, le fait d’avoir une autorité
locale, etc., etc. Et ça, c’est quoi ? C’est qu’à l’intérieur de l’appareil qui se présente
comme coercitif, comme le gardien de l’idée politique prolongée,
se constituent précisément la division et la trahison principale. De ce point de vue, il y a
un rapport avec ce qu’avait dit Mao Zedong : « On me demande toujours, puisque nous
sommes dans un pays socialiste : où est la bourgeoisie ? Eh bien, c’est très simple : la
bourgeoisie est dans le parti communiste ! » Et c’était bien vrai.
Au fond, pour éviter le court-circuit terroriste, qui est une impatience menant à la
trahison, l’essentiel est de donner à la formulation des problèmes et à leur résolution le
temps requis. La protection de la politique, c’est la construction d’une temporalité
spécifique, et d’une temporalité qui a pour emblème la patience. Ce que j’appelle
« patience », c’est de ne pas rivaliser avec le temps de l’adversaire. La plupart des
emballements révolutionnaires ont pour origine l’idée : « on va faire mieux que
l’adversaire et beaucoup plus vite ». C’étaient les mots d’ordre : « rattraper l’Angleterre
en cinq ans », etc., créant une espèce de déchaînement, notamment de l’appareil
productif, qui conduisait à utiliser le travail forcé et aussi les trucages (les statistiques
étaient toujours falsifiées, plus personne ne savait ce qui se passait réellement). Cette
obscurité interne à l’excitation terroriste et à la rivalité avec l’adversaire doit
absolument être évitée. Disons-le comme ça : le temps politique de l’idée communiste,
la stratégie de construction d’un autre monde, ne doit jamais rivaliser avec le temps
établi de la domination et de ses urgences. Ce qui veut dire que la temporalité elle-
même est dissymétrique. Au fond, rivaliser avec l’adversaire, en ce sens-là, ça conduit
toujours au semblant de la force et non à son réel, ça consiste à ériger la norme de la
force dans la figure du semblant. Au fond, il faut poser, ce qui peut paraître paradoxal,
que le communisme n’est pas en rivalité avec le capitalisme, il entre avec lui dans une
relation dissymétrique. Pour rivaliser, il faut que l’objectif soit le même. Les conditions
dramatiques mises en œuvre dans la rivalité avec l’adversaire, qu’il s’agisse de la
manière dont se sont installés les plans quinquennaux soviétiques, mais aussi, il faut
bien le dire, le Grand Bond en avant de Mao par beaucoup de côtés, c’étaient des
constructions forcées. Ça impliquait un forçage, c’était une dénaturation de l’idée
stratégique, et en définitive l’obligation de la terreur. À force d’échouer dans la rivalité,
on pensait qu’elle ne peut être obtenue que de manière coercitive.
Il y a en politique une nécessaire lenteur. Une lenteur démocratique et populaire
qui est propre à la juste résolution des contradictions au sein du peuple. La juste
résolution des contradictions au sein du peuple, ça prend du temps et vous ne pouvez
pas accepter un court-circuit de ce temps par les moyens de l’autoritarisme d’État. Vous
savez que les capitalistes se sont toujours moqués du fait que dans les usines socialistes,
on travaillait assez lentement, et parfois même assez peu. Au fond, c’est une critique de
capitaliste. Nous ne sommes pas nécessairement sous la loi d’une productivité intense et
de l’extraction d’un surprofit lié au temps de travail... Il y avait des plaisanteries là-
dessus dans le monde socialiste lui-même. On disait : « c’est un monde très équilibré
parce que nous faisons semblant de travailler, et qu’ils font semblant de nous payer !».
Ce n’était pas si agressif que ça. Ça voulait dire en réalité qu’au fond, on n’était plus
vraiment dans la règle salariale, c’était un changement d’univers ; aurait dû régner le
fait qu’on travaillait parce qu’on avait la conviction qu’il fallait travailler, mais pas pour
le semblant du paiement ou du salaire. Le communisme, c’est aussi la fin du salariat. Il
y avait une atmosphère de fin du salariat qui régnait, malgré tout. J’ai connu l’époque
où des professeurs qui allaient en Union soviétique étaient assez choqués par le rythme
de travail : ça commençait à 8 heures, mais à 9 heures et demie, c’était l’heure du petit-
déjeuner etc. et à la fin de la journée la quantité de travail avait été assez limitée. Plutôt
que de m’en moquer, je pensais que c’était au contraire le dernier débris de socialisme
présent à cette époque, on n’était pas encore dans ce que nous connaissons aujourd’hui :
la cadence, la norme, l’évaluation, la rentabilité, etc. Ce qui manquait, c’était la
conviction subjective liée au problème politique lui-même. Le travail productif était
coincé entre « on ne fait pas grand chose » et le travail forcé. Et quand il n’y a plus eu
vraiment le travail forcé, le non-travail s’est imposé de lui-même comme étant la
meilleure solution. Entre les deux, le travail forcé, y compris le travail forcé par le
salariat, et le travail désorganisé, trop lent, etc., il y a quand même autre chose qui est le
travail collectivement décidé dans des conditions éclairées pour ceux qui travaillent, et
qui soumet la production à la politique et non pas l’inverse. Sinon, le régime de la
concurrence se substitue à l’idée émancipée du travail qui est : ce que je fais, je le fais
parce que j’ai la conviction que c’est intéressant pour moi et pour les autres de le faire.
Si l’organisation collective du travail est différente, ça porte là-dessus à la fin des fins,
c’est-à-dire sur le statut effectif du travail, la relation du travail à l’argent et à la
circulation monétaire en tant que telle. Si on ne touche pas à ce point, c’est, d’une
certaine manière, qu’on n’est pas dans une orientation réellement hétérogène.
Autrement dit, y compris la question du temps de travail n’est pas mesurable de la
même façon selon qu’elle est rapportée à la production de plus-value pour le
propriétaire de l’entreprise, c’est-à-dire les profits de l’oligarchie, ou selon qu’elle est
rapportée aux prévisions nouvelles de ce que doit être la vie des gens au travail. Ce qui
est essentiel dans l’idée alternative, c’est d’affirmer que notre temps, le temps au sens
de la temporalité, n’est pas celui du capital.
Je dirai ceci : la terreur, loin d’être une conséquence de l’idée stratégique
communiste, résulte en fait d’une fascination pour l’adversaire. Le capitalisme a été le
serpent crotale du communisme. Il s’est installé une rivalité mimétique avec lui, y
compris dans les moyens qui n’étaient pas du tout ceux de l’adversaire et qui n’avaient
rien à lui envier sur leur caractère répressif, à savoir l’usage massif du travail forcé
comme compensation à l’absence de subjectivité politique construite concernant le
travail même. Ensuite, il faut bien voir que cet effet de rivalité avec le capitalisme, cet
effet de coercition, induit peu à peu un abandon pur et simple de l’idée elle-même.
L’idée qui justifiait cette pseudo-rivalité, l’idée qu’on construisait un monde alternatif,
différent de celui qui existait, est elle-même épuisée petit à petit dans une sorte de
violence paradoxale qui consiste à vouloir obtenir les mêmes résultats, voire des
résultats supérieurs, y compris par les moyens de la coercition pure et simple, alors que
ce qui a été désiré, et en partie créé, c’était des conditions nouvelles qui justement ne
pouvaient pas obtenir les mêmes résultats parce que ce n’était pas dans la même norme.
Au fond, la violence terroriste détruit le temps propre de l’émancipation. Alors, à la fin
de tout ça, on voit apparaître des gens comme Gorbatchev, ou les actuels dirigeants
chinois, dont le seul but est d’être admis comme des gens raisonnables, civilisés, dans le
petit groupe de l’oligarchie capitaliste internationale, des gens qui veulent à tout prix
être reconnus par leurs supposés adversaires, des gens pour qui l’idée n’a plus aucun
sens, et pour qui, à la fin des fins, le but de la différence aura été de conquérir un
pouvoir dans l’identité. On s’aperçoit alors, c’est un point essentiel, que la terreur n’a
abouti qu’à la renonciation, précisément parce qu’elle n’a pas permis la conservation
des forces et leur déplacement, et elle n’a pas consacré l’essentiel du temps, comme
toute pensée politique le doit, à cette préservation. Elle n’a pas constamment politisé le
peuple, elle l’a au contraire dépolitisé, et en fin de compte, elle a descellé, désorienté,
l’idée même du communisme.
Si l’on admet, je vous propose cette hypothèse, c’est la mienne, que le
recommencement de l’idée communiste est la tâche du siècle en cours, je pense que
l’idée d’urgence révolutionnaire doit être remplacée par ce que j’appellerai son
esthétique, au sens de Kant. Nous désirons créer non pas une modification locale,
éventuellement violente, concentrée, de ce qu’il y a, nous désirons que le collectif
humain lui-même soit en quelque sorte courbé dans un nouvel espace, installé dans une
nouvelle dimension du point de vue de sa temporalité générale. Nous trouverons alors là
dans l’idée ce qui lui a fait défaut, défaut dont la cause et le prix payés ont été le recours
à la terreur, au travail forcé et au primat absolu de l’antagonisme. On trouvera l’absolue
indépendance des lieux et du temps. Et ça, c’est la condition sine qua non d’un nouveau
monde bien plus que le problème d’un nouvel État. On peut le dire autrement : ce qui
importe, c’est que l’idée gouverne la temporalité politique et qu’elle puisse unifier les
trois termes constitutifs de toute situation historique, à savoir le mouvement de masse,
l’État, et l’organisation politique. Ces trois termes ont été, sous le régime de la terreur,
disjoints en réalité, séparés et concentrés dans l’État, et il faut qu’ils soient à nouveau
distribués dans leur singularité et articulés, traversés, par la conviction commune. Voilà
pourquoi, en définitive, la terreur, nous pouvons en proposer un bilan interne à
l’historicité de l’idée, sans avoir à renoncer, je crois, à l’idée elle-même.
11 JANVIER 2016
2 PUBLICATIONS RECENTES DE ALAIN BADIOU
Notre mal vient de plus loin (qui est une version un peu corrigée de la conférence
faite le 23 novembre 2015 à propos des meurtres de masse du 13 novembre) [éditions
Fayard]
Le noir – éclats d'une non-couleur [éditions Autrement]
Je commence par vous présenter mes vœux.
Les vœux ont partie liée avec la question du fini et de l'infini. Un vœu authentique
est un vœu qui cherche à soutenir le système des possibilités auxquelles est exposée
l'existence de l'autre, au choix et au déploiement de ces possibles. C'est le côté infini du
vœu, car ces possibilités prêtées à l'autre, ce à quoi, précisément, il se voue, ça peut être
une ouverture à l'infini – mais c'est très difficile à soutenir, surtout sur une petite carte ...
Par contre, quand le vœu est du côté fini, c'est le vœu intéressé, par lequel il est suggéré
à l'autre (souvent le supérieur) non pas qu'il réalise les possibilités qui sont les siennes
propres, mais qu'il aide à réaliser les vôtres, ou, comme on dit, à renvoyer l'ascenseur.
On s'adresse ici à l'autre en tant qu'il s'agit que l'autre s'adresse à vous.
Le vœu en tant que rituel social, ce sont les vœux protégés, d'une certaine façon,
de leur possibilité immanente d'infini. C'est pour ça que cela se réduit à « Bonne
année !».
En tenant compte de tout ça, je vais vous présenter les miens. Après les avoir
rédigés – parce qu'il faut faire attention : devant un public aussi vaste, largement
composé de gens que je ne connais pas, je me suis rendu compte que je m'exposais à de
grands risques. Notre Premier ministre a très justement proclamé un axiome politique
qui marque un heureux tournant dans nos valeurs bien françaises et totalement
républicaines : « L'essence de la liberté, c'est la sécurité » (en réalité il n'a pas dit
« l'essence », il a dit : « La première des libertés, c'est la sécurité », c'est moi qui traduis
dans mon jargon philosophique).
Si je suis le fil de la pensée de notre Premier Ministre, la sécurité doit être
absolue, sinon nous sommes exposés à l'infinité insinuante et angoissante des risques.
Or l'homme républicain, libre et occidental a le droit de ne courir aucun risque. L'État
est avant tout une assurance tout risque, plus ou moins gratuite. Ce droit, il convient à la
police républicaine de le garantir à chaque citoyen-n-e. Si bien que nous devons oser
cette formule : « L'essence de la liberté, c'est la police ». Et quand apparaît le moindre
risque, l'urgence est d'appeler au renforcement infini de la protection policière de notre
finitude. Formule qui n'est dialectique qu'en apparence : l'infinité policière de l'état
d'urgence est destinée à protéger les citoyens de l'infinité elle-même ; les mesures les
plus républicaines dont il se compose visent à mettre dans une ombre carcérale
extrêmement finie quiconque est soupçonné d'un dévouement ou d'une tentation
perverse à quelque forme d'infinité, ou, comme il est également dit, quiconque est
soupçonné de « radicalisation ».
Dès ses débuts, notre actuel chef de gouvernement (après avoir été chef de la
police, rappelons-le) avait, sans hésiter, dispersé, incarcéré et persécuté ceux qui, sous le
nom un peu louche de Roms, sont des nomades de provenance incertaine qui circulent
sur notre territoire fini. Un nomade, c'est quelqu'un qui semble préférer l'infinité des
voyages, l'incertitude du nomadisme, l'insécurité des campements en plein air à un
logement clos dont l'heureux habitant républicain et citoyen nourrit le juste désir de
devenir le propriétaire exclusif. Il sera alors prêt, cet habitant, à défendre sa sécurité,
donc sa liberté, c'est-à-dire la clôture de sa propriété, avec un fusil et un chien policier.
Contre ce beau et libre désir, l'errance infinie du Roms, qui menace la finitude du
propriétaire, n'est pas républicaine, a dit alors raisonnablement et très fermement Valls,
chef de la police, et donc chef de la sécurité, ce qui veut dire, la formule est audacieuse
mais juste, chef de la liberté. Il a dit, ce chef de la liberté : « ces gens veulent de l'infini,
du risque, eh bien ils vont en avoir ! » Il a envoyé la police républicaine disperser et
dévaster leurs campements sauvages et on a entamé, Dieu merci !, leur rééducation
républicaine par la belle finitude de l'incarcération.
Ceci se disposait dans une pensée plus vaste qui est la suspicion républicaine à
l'égard de quiconque n'est pas un Français incontestable, doté de parents français, et
aussi, si possible, d'arrière-grands-parents français, pour ne rien dire de l'excellence à ce
qu'ils soient français du côté de vos deux parents français. Là, votre finitude identitaire
fait plaisir à voir. L'étranger, c'est le contraire. Tout étranger, en effet, n'étant pas d'ici,
est d'ailleurs. Or, ailleurs c'est grand, et même très grand. C'est peut-être infini, et l'infini
est bourré de terroristes, tout le monde le sait. Ces étrangers, il faut donc les avoir à l'œil
et user, les concernant, de la perquisition jour et nuit et des contrôles incessants dans la
rue. Notre liberté l'exige, c'est le minimum, et s'ils continuent obstinément à aller
souvent ailleurs, notamment dans les régions du monde où sévissent les radicaux de la
radicalisation, il faut les rééduquer par une finitude sévère et, si ça ne marche pas, les
renvoyer. Les renvoyer où ? En tout cas, ailleurs. C'est pour ça que je me suis dit, à moi-
même : « en présentant tes vœux à ton séminaire, à des gens que tu ne connais pas tous,
tu cours des risques, donc tu n'es pas en sécurité, donc tu n'es pas libre ». Et en vous
regardant, là, tous, je me dis qu'il y a peut-être parmi vous des gens qui viennent
d'ailleurs, et même de plusieurs pays, ce qui veut dire qu'ils viennent de plusieurs
ailleurs différents – de l'infini multiplié en somme. En plus l'entrée est libre, dans ce
Théâtre de la Commune. Libre, c'est-à-dire risquée, c'est-à-dire insécure, c'est-à-dire pas
libre. C'est dialectique en apparence, mais, je l'ai déjà dit, c'est le prix à payer pour que
le chef de la police soit content. Songez que même un Roms pourrait s'asseoir
tranquillement là, dans la salle. Vous n'allez pas me dire que ça ne menace pas notre
finitude républicaine … Et d'ailleurs, ce théâtre a un nom un peu suspect. Parce que la
Commune de Paris, entre nous, c'était la rêverie infinie, il y avait là très peu de finitude,
c'étaient quasiment des communistes, ces gens de la Commune de Paris, ils étaient
infinis à fond. Il a fallu tous les tuer, c'est vous dire. Vingt mille fusillés dans les rues
de Paris pour sauver in extremis la sécurité des propriétaires, et donc la liberté. C'est
triste, mais c'est nécessaire. Qui les a fusillé ? Eh bien ceux qui ont fondé notre
république, ceux qui ont des rues et des avenues partout en France : Auguste Thiers,
Jules Ferry, Jules Simon, Jules Grévy, Jules Fabre. ils ont fait un boulot terrible, ces
fondateurs de la république. Triste, mais juste. Parce que fusiller l'infini est souvent une
nécessité pour l'État, pour sa police, pour la sécurité et donc pour notre liberté
républicaine. Dans ce théâtre hanté par l'infini, je dois donc me protéger un max,
comme on dit dans notre pays libre, festif, joyeux, républicain et sécure. Il faut que
j'applique le principe de précaution, le principe de la sécurité maximale, donc de la
liberté la plus finie, donc la plus grande, il faut que je contrôle mes vœux au contact de
tout l'ailleurs qu'il y a ici, qu'il ne devienne pas infini. Parce qu'alors ma finitude
disparaîtra dans l'infini et ce sera ici-même, à Aubervilliers, la Commune de Paris. Et
alors, mes amis, on y passera tous, parce que le spectre de Jules Ferry, fondateur de la
république, de l'école laïque et du colonialisme veille sur tout ce qui est enseignement
public. Jules Ferry qui a dit, dans un discours à l'Assemblée Nationale : « Messieurs, il
faut parler plus haut et plus vrai, il faut dire ouvertement qu'en effet les races
supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures, parce qu'il y a un devoir pour
elles, elles ont un devoir de civiliser les races inférieures ».
Je dois vous dire, entre parenthèses que, pendant plusieurs années, j'ai enseigné à
l'amphithéâtre Jules Ferry, vous voyez l'amer problème subjectif …
Alain Badiou fait alors la lecture de « la version précautionneuse de (ses) vœux,
laquelle est en conformité avec le principe de précaution inscrit dans la Constitution et
avec tous les impératifs de la sécurité … et donc (qui sont) libres comme l'air ». Inutile
de préciser qu'il s'agit d'un texte parodique.
[Transcription par Gustavo Chantaignier]
Avant de présenter mes vœux à un public aussi vaste, largement
composé de gens que je ne connais pas, je me suis soudain rendu compte
que je m’exposais à de considérables risques. Notre premier ministre,
l’énergique Manuel Valls, a très justement proclamé un axiome politique
qui, je le crois, marque un heureux tournant dans nos valeurs bien
françaises et totalement républicaines. Il a dit en effet : « l’essence de la
liberté, c’est la sécurité ». Notez bien, il n’a pas dit « l’essence », qui pour
lui désigne très justement du pétrole raffiné. Mais je résume sa pensée
concrète dans une phrase abstraite. Cette magnifique sentence de Valls
nous dit qu’il faut concevoir la liberté républicaine dans le juste appareil
d’une protection par la finitude. La sécurité, en effet, qui concerne
l’individu et ses propriétés, qui porte donc sur un domaine essentiellement
fini, doit être absolue. Sinon, nous sommes immédiatement exposés à quoi ?
Eh bien, à l’infinité insinuante et angoissante des risques. Or l’homme
républicain libre et occidental a le droit, le droit absolu, de ne courir aucun
risque. L’État est d’abord et avant tout une assurance tous risques. Et ce
droit, il revient à la police républicaine de le garantir à chaque citoyen, et
naturellement, dans notre République moderne, également à chaque
citoyenne. Si bien que nous devons oser une formule qui parait en effet osée,
mais qui découle absolument de la formule de notre premier ministre. Oui,
l’essence de la liberté, c’est la sécurité, et donc, la philosophie républicaine
de la finitude sécuritaire nous impose de dire : l’essence de la liberté, c’est
la police. Et par conséquent, l’urgence quand apparait le moindre risque,
c’est d’appeler urgemment à un renforcement infini de la protection
policière de notre finitude. La formule -- protéger notre finitude individuelle
par l’infinité policière -- peut paraître exagérément dialectique. Mais elle
est heureusement dépourvue de tout risque. L’infinité policière de l’état
d’urgence est en effet exclusivement destinée à protéger tous les citoyens de
l’infini lui-même. Comme le montrent les très belles formules qui définissent
les actions particulièrement finies de l’infinité policière. Citons parmi ces
belles formules, l’incarcération préventive, la restriction du droit d’aller et
de venir, l’assignation à résidence, la privation de la nationalité,
l’élargissement du droit de la police à tirer sur tout ce qui bouge, le droit de
perquisition illimité jour et nuit et le droit d’écouter les conversations
téléphoniques de n’importe qui à n’importe quel moment, tout comme celui
de lire les messages électroniques de n’importe qui dans n’importe quelle
direction. Toutes ces procédures, rigoureuses mais indispensables, visent à
mettre dans une ombre carcérale extrêmement finie quiconque peut être
soupçonné de tendances infinies, et ainsi de le rééduquer par les méthodes
les plus républicaines. En particulier, on éradiquera en lui la tendance
effrayante à croire qu’il y a quelque chose de plus que le monde tel qu’il
est. Tendance très justement nommée « radicalisation », ce qui veut dire :
avoir une pensée radicale. Et « radicale », cela veut dire : qui pense les
choses jusque dans leurs racines. Voilà le péril de l’infini : la racine ! Les
choses que nous connaissons auraient-elles d’invisibles racines qu’il faut
penser avec force, et éventuellement extirper ? Cette vision des choses est
non seulement ridicule, mais dangereuse. Les méthodes finies de l’infinité
policière visent à dé-radicaliser tout ce qui bouge, et à arracher toutes les
racines de la pensée radicale. Arracher les racines de la pensée enracinée
est la racine même de la déradicalisation. Sur ce but suprême, il faut être
intransigeant et constamment vigilant.
Un point symbolique de cette vigilance a été du reste affirmé, bien
avant les récents attentats, par celui qui est devenu, sous la protection
paternelle du président Hollande notre actuel chef de gouvernement après
avoir été notre chef de la police, celui que j’ai nommé en commençant ce
préambule à mes vœux, l’inflexible Manuel Valls. Dès ses débuts, et sans
hésiter, il a dispersé, incarcéré, persécuté, ceux qui, sous le nom par lui-
même louche de « Roms », sont des nomades de provenance incertaine qui
sévissent de façon anormale sur notre territoire fini. Qu’est-ce en effet
qu’un nomade, je vous le demande ? C’est quelqu’un qui semble préférer
l’infinité des voyages, l’incertitude du nomadisme, l’insécurité des
campements en plein air à un logement clos dont l’heureux habitant
républicain et citoyen nourrit le juste désir de devenir le propriétaire
exclusif. Et quand il le deviendra, il sera prêt à défendre sa sécurité, c’est à
dire la clôture de sa propriété, avec un fusil et un chien policier. Contre ce
beau et libre désir, l’errance infinie du Roms, qui menace la finitude du
propriétaire, n’est pas républicaine, a dit alors très fermement et
raisonnablement Valls, chef de la police, et donc chef de la sécurité, ce qui
veut dire, la formule est audacieuse mais juste : chef de la liberté. Il a dit, le
chef de la liberté : Ces gens veulent de l’infini, ils veulent du risque ? Ils
vont en avoir. Et il a envoyé la police disperser et dévaster leurs
campements sauvages et entamer leur rééducation républicaine par la belle
finitude des contraventions, des expulsions et des incarcérations.
Ceci du reste se disposait dans une pensée plus vaste, qui est la
suspicion républicaine à l’égard de quiconque n’est pas un français
incontestable, doté de parents français. Et aussi, si possible, d’arrière-
grands-parents français, c’est encore mieux. Pour ne rien dire de
l’excellence qu’il y a à ce que vos arrières-arrières grands parents soit eux-
mêmes français, et ce du côté de vos deux parents français. Là, votre
finitude identitaire fait plaisir à voir. L’étranger, c’est le contraire. Tout
étranger en effet, n’étant pas d’ici, est d’ailleurs. Or ailleurs, c’est grand.
C’est même très grand. C’est peut-être infini, « ailleurs ». Et l’infini est
bourré de terroristes, c’est évident. Donc, ceux qui n’ont pas leurs arrière-
grands-parents tous français, dans les deux directions parentales, il faut, au
minimum, les avoir à l’œil et user les concernant de la perquisition jour et
nuit comme du contrôle incessant dans la rue. Notre liberté, dont je vous
rappelle que le chef est le chef de la police, l’exige. Au maximum, s’ils
continuent obstinément à aller souvent ailleurs, notamment dans les régions
du monde où sévissent les complétement radicalisés de la radicalisation, il
faut les rééduquer par une finitude sévère, déraciner leur goût pour les
idées qui vont à la racine des choses, et si ça ne marche pas, les renvoyer.
Les renvoyer où ? En tout cas, ailleurs.
Alors, vu tout ça, je me suis dit, en me parlant à moi-même
familièrement, d’individu fini à individu fini : « mon vieux, en présentant tes
vœux à ton séminaire, comme ça, à des gens que tu ne connais pas tous, tu
cours des risques. Donc tu n’es pas en sécurité. Donc tu n’es pas libre ».
En vous regardant, là, tous, devant moi, je me dis : il y a peut-être là
des gens qui viennent d’ailleurs. Et même, des gens venus de plusieurs pays
différents, ce qui veut dire qu’ils viennent de plusieurs ailleurs différents.
Ça, c’est de l’infini multiplié, un risque énorme ! L’entrée est libre, dans ce
théâtre de la Commune. Libre, c’est-à-dire risquée, c’est-à-dire insécure,
c’est-à-dire pas libre. C’est dialectique en apparence ça, pas libre parce
que c’est libre. Mais je l’ai déjà dit : c’est le prix à payer pour que le chef
de la police soit content. Songez que même un Roms pourrait s’asseoir
tranquillement là, dans la salle. Vous n’allez pas me dire que ça ne menace
pas notre finitude républicaine, un truc pareil.
Et d’ailleurs, ce théâtre, il a un nom un peu suspect. Parce que la
Commune de Paris, entre nous, c’était de la rêverie infinie. C’était
quasiment de vrais communistes, les gens de la Commune de Paris. Ils
étaient infinis à fond ! A mon avis, ils étaient tous, je dis bien tous,
complètement radicalisés. Et rien à faire pour les dé-radicaliser ! Même
une thérapie de groupe musclée accompagnée de puissants neuroleptiques
ne pouvait y parvenir. Il a fallu tous les tuer, c’est vous dire. Vingt-trois
mille fusillés dans les rues de Paris pour sauver in extremis la sécurité des
propriétaires, et donc la liberté. C’est triste, mais c’est nécessaire. Et qui
les a fusillés ? Ceux qui ont fondé notre république, ceux qui c’est qu’ils ont
des rues et des avenues partout en France : Auguste Thiers, Jules Ferry,
Jules Simon, Jules Grévy, Jules Favre…Ils ont fait un boulot terrible, ces
fondateurs de la République. Triste, mais juste. Fusiller l’infini est souvent
une nécessité pour l’État, pour sa police, pour la sécurité et donc pour notre
liberté républicaine.
Alors, vous imaginez ! Dans le théâtre de la Commune, un théâtre
hanté par l’infini, je dois me protéger « un max », comme on dit dans notre
pays libre, festif, joyeux, républicain, sécure… Il faut que j’applique le
principe de précaution, le principe de la sécurité maximale, donc de la
liberté la plus finie, donc la plus grande. Il faut que je contrôle mes vœux,
qu’au contact de tout l’ailleurs qu’il y a ici, ils ne deviennent pas infinis.
Parce qu’alors, ma finitude disparaîtra dans l’infini, et ce sera, ici même, à
Aubervilliers, la Commune de Paris. Et alors, mes amis, on y passera tous.
Parce que le spectre de Jules Ferry, fondateur de la République, de l’école
laïque et du colonialisme, veille sur tout ce qui est enseignement public. Il a
dit, Jules Ferry, je le cite exactement, c’est tiré d’un discours du vénéré
fondateur de notre école républicaine, laïque, et pleine à ras bords de
sécurité, écoutez bien : Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il
faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis à vis
des races inférieures, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont un
devoir de civiliser les races inférieures [...]
Vous avez bien entendu ! Les inférieurs sont ailleurs, il faut leur
apprendre ce que nous sommes, ici. Civilisés, nous sommes ! Encore
récemment, suite à des massacres de masse nihilistes et horribles, notre
président a dit qu’il y avait une guerre mondiale entre les barbares et les
civilisés. Hollande et Jules Ferry, même combat, civilisé, policier, laïque et
sécuritaire ! Même en présentant mes vœux, je ne dois pas oublier, vu qu’il
y a peut-être ici des gens d’ailleurs, les devoirs de la civilisation, les valeurs
françaises. Je suis coincé, ici, entre le nom de ce théâtre, le nom infini « La
Commune », et le spectre de Jules Ferry, qui a enseigné aux communards et
aux colonisés la finitude civilisée. Il faut, en vous présentant mes vœux, que
je me faufile entre ces deux termes contraires : « Commune de Paris » et «
Jules Ferry », ou encore « infini » et « fini ».
C’est là que je vais utiliser largement des formules de Christian
Duteil, journaliste et philosophe, critique et humoriste, qui sait parler
comme il convient de ceux qui nous gouvernent, comme de nos rites
sociaux.
Voici donc la version précautionneuse de mes vœux laquelle est en
conformité avec le principe de précaution inscrit dans la Constitution, et
avec tous les impératifs de la sécurité sociale, ce qui veut dire : bien dans
l’abri des lois, de la justice, de la police, et donc libre comme l’air.
Je vous prie tous, là devant moi, d'accepter mes vœux à l'occasion du
solstice d'hiver et du premier de l'an sans aucune obligation implicite ou
explicite de votre part, surtout si vous êtes français à la troisième
génération, mais sans exclure les autres, sans non plus exactement les
inclure, du moins sans examen préalable. Mes vœux seront en adéquation
avec la tradition, la religion ou les valeurs existentielles de votre choix,
dans le respect de la tradition, de la religion ou des valeurs existentielles
des autres, ou dans le respect de leur refus, en la circonstance, de
traditions, religions ou valeurs existentielles, ou de leur droit de manifester
leur indifférence aux fêtes populaires programmées, en sorte qu’au bout du
compte, mes vœux soient indubitablement laïques, c’est-à-dire marqués par
une indifférence totale à toute conviction sinon la forte conviction laïque
elle-même, à savoir qu’avoir une conviction ou une Idée, quelle qu’elle soit,
expose en général à l’infini, donc à des risques, et n’est donc pas conforme
à notre conception républicaine pleine d’une festive finitude. Juste après
l’impératif républicain de l’essence de la liberté en tant que suprématie de
la police, vient en effet le sage conseil philosophique de notre société : vis
sans Idée ! Ceci dit, pour ne prendre aucun risque, je présente aussi mes
vœux à ceux qui ont une Idée, tout en leur faisant savoir, en toute fraternité
républicaine, que je n’en ai aucune. Et en particulier, je n’ai aucune idée
contraire à l’idée qu’ils ont, sinon justement l’idée de n’avoir aucune idée,
laquelle n’est pas une idée, mais une opinion que je ne veux imposer à
personne, même si je me l’impose à moi-même.
Bien entendu, mes vœux concernent votre santé. Mais ceci ne suppose
de ma part aucune connaissance particulière de votre dossier médical, ni
une quelconque volonté de m'immiscer dans le dialogue confidentiel établi
avec votre médecin traitant. De même, je ne prétends nullement m’insinuer
entre vous et votre assureur, notamment dans le cas où vous seriez en train
de discuter avec lui une convention visant à couvrir les frais de vos
obsèques.
Mes vœux concernent aussi votre prospérité. Mais bien entendu,
j’ignore tout de la somme figurant sur votre déclaration de revenus, de
votre taux d'imposition et du montant des taxes et cotisations auxquelles
vous êtes assujetti.
Mes vœux concernent enfin votre bonheur. Mais l'appréciation de
cette valeur est laissée à votre libre arbitre et il n'est pas dans mon intention
de vous recommander tel ou tel type de bonheur. J’ai sans doute écrit un
livre qui s’appelle « Métaphysique du bonheur réel », mais vous n’avez à
mes yeux nulle obligation de le connaître, encore moins de le lire, et encore
moins d’en tirer quelque idée qui mettrait en danger vos opinions
ordinaires, et vous exposerait peut-être, pour couper vers le pire, à un
risque de radicalisation.
Je tiens à faire ici les prudentes remarques suivantes, concernant le
calendrier, toutes tirées du très remarquable texte de vœux de Christian
Duteil, que je soutiens sur tous ses points sans cependant forcer quiconque
à le soutenir, ni du reste à ne pas le soutenir.
1. Le concept d'année nouvelle est ici basé, pour des raisons de
commodité, sur le calendrier grégorien, qui est celui le plus couramment
utilisé dans la vie quotidienne du pays, à savoir la France, à partir de
laquelle ces vœux vous sont adressés. Son emploi n'implique aucun désir de
prosélytisme, car je pense que ceux qui sont ici sont ici, que ceux qui sont
ailleurs sont ailleurs, et que chacun doit, restant chez lui, observer ses
coutumes. Je pense même qu’il est légitime que chacun, vu le principe de
sécurité et de finitude, pense que ses coutumes sont bonnes puisque ce sont
les siennes. La légitimité des autres chronologies utilisées par d'autres
cultures n'est donc absolument pas mise en cause par moi, pour autant
qu’elles restent chez elles, pour que les vaches de chaque pays et de chaque
culture soient mieux gardées. En particulier, la chronologie de la naissance
des veaux doit rester, comme les vaches bien élevées, le propre des pays et
des populations dans lesquelles ils naissent, les veaux. Rappelons-nous du
reste, quand il s’agit de défendre les valeurs bien françaises, de ce qu’a un
jour déclaré le grand de Gaulle : « les français sont des veaux ».
Tirons de ce point de principe quelques conséquences prudentes.
- le fait de ne pas dater ces vœux du yawm as-sabt 1 Safar de l'an
1434 de l'Hégire (fuite du Prophète à Médine) ne constitue ni une
manifestation d'islamophobie, ni une prise de position dans le conflit
israélo-palestinien;
- le fait de ne pas dater ces vœux du 2 Teveth 5773, ne constitue ni un
refus du droit d'Israël à vivre dans des frontières sûres et reconnues, ni le
délit de contestation de crime contre l'humanité;
- le fait de ne pas dater ces vœux du 3ème jour (du Chien de Métal) du
11ème mois (Daxue, Grande Neige) de l'année du Dragon d'Eau, 78ème
cycle, n'implique aucune prise de position négative, ni ne manifeste une
crainte, au regard de la montée en puissance du capitalisme chinois. Il
n’implique pas non plus une panique au regard de la crise boursière à
Shanghai.
- le fait de ne pas dater ces vœux du Quintidi de la 3ème décade de
Frimaire de l'an 221 de la République Française, une et indivisible, ne
saurait être assimilé à une contestation de la forme républicaine des
institutions et plus généralement ne saurait conduire à quelque doute que ce
soit concernant les valeurs françaises de liberté en tant que sécurité, gaieté,
galanterie, laïcité, esprit critique, tolérance au blasphème, hostilité aux
foulards et aux jupes longues, confortable propriété pour les ouikindes,
bonnes bouffes entre amis et voyage sympa dans les îles Hébrides comme à
Marrakech.
Tout ceci étant dit et garanti, je peux vous adresser mes riches vœux,
certes internes au principe de précaution, mais démocratiques et libres,
m’exprimant tout entier dans toute leur libre originalité, leur sincérité
individuelle, leur écho confortable. Écoutez bien :
BONNE ANNÉE.
Cherchons maintenant à caractériser l'opération parodique à laquelle je viens de
me livrer. Il s'agit d'une opération de recouvrement, notion dont je vais me servir dans
toute la suite de ce séminaire.
C'est une catégorie majeure de l'imposition oppressive de la finitude à l'infinité
potentielle. Au fond, il s'agit d'asphyxier les possibles en tant que risques et d'assumer
les identités sans communication entre elles. Dans la parodie en question, aucune
échappée du discours protocolaire du vœu n'est permise, de façon à aboutir en effet à un
énoncé insignifiant, qui ne déplace rien dans l'univers constitué à l'intérieur duquel il
fonctionne et à qui il semble s'adresser : « Bonne année ! ». C'est le recouvrement d'une
potentialité infinie par un jeu systémique et rhétorique de recouvrement du système des
possibles. On appellera opérations de recouvrement, de façon générale, des opérations
de ce type-là, c'est-à-dire des opérations qui consistent à discerner une potentialité
infinie quelque part et, plutôt que de la dénier directement au nom d'une conception
finie contradictoire, de la rendre inactive en la recouvrant, en la dissimulant, par des
considérations tirées elles-mêmes de la finitude de façon à ce qu'elle soit en définitive
inaudible. Je pense que les procédures propagandistes, dont notre société est alimentée
plus qu'aucune autre ne l'a jamais été, ne sont pas de façon majoritaire des opérations de
négation, mais des opérations de recouvrement.
Prenons comme exemple ce qui s'est passé à propos des meurtres de masse de
novembre, j'y reviens à nouveau. À quoi nous engageait une compréhension
véritablement complexe et effective de ce qui s'est passé là ? J'ai proposé de dire que, a
minima, cela exigeait un va et vient de la pensée elle-même entre la situation telle qu'on
pouvait la comprendre, qui s'avérait d'ailleurs uns situation mondiale et pas simplement
française, et l'intelligibilité de la subjectivité active des assassins, que je considère
comme des fascistes, je ne vais pas revenir ici sur ce point. Le cheminement de pensée
remontait ensuite de cette élucidation jusqu'à la vision d'une situation mondiale autre
que celle de départ, situation qui serait caractérisée par le fait qu'elle ne pourrait plus
produire de tels désastres.
Ce parcours en forme d'aller-retour est potentiellement infini, c'est
vrai. L'exploration complète d'une subjectivité l'est déjà par elle-même. C'est la raison,
entre parenthèses, pour laquelle on ne veut pas de procès, que donc on tue toujours ces
gens. Dans un pays qui interdit la peine de mort, on les tue sans exception. On exerce
une vengeance et non pas une justice, au sens le plus formel du terme. La justification
latente de cela, c'est qu'on s'engagerait, s'il y avait procès, dans des considérations
extrêmement compliquées, subtiles, qui précisément engageraient ce mouvement de va
et vient entre la situation et les subjectivités, ce que l'on ne veut pas. L'infinité
potentielle de cette situation est perceptible pour tout le monde, tout le monde est
traumatisé, inquiet, non pas seulement par ce qui se passe, mais parce que l'intelligibilité
de ce qui se passe est fuyante, douteuse et même terrible, d'une certaine manière. Un
procès serait la mise en scène de cette intelligibilité, quelle que soit ses limites. Donc,
on va recouvrir cette infinité potentielle par une finitude fermée, on va réduire l'épisode
à la confrontation simple de deux identités normatives. En l'occurrence, le codage
élémentaire de cette affaire a immédiatement été l'opposition entre « civilisés » et
« barbares »; ou encore : « valeurs françaises » contre « terrorisme islamique » ; et
finalement la conséquence de tout ça était l'évidence d'une union nationale parce que la
« patrie » était « en guerre ». Au lieu que la pensée se dilate à l'échelle du monde - parce
qu'en réalité pour avoir une interprétation complète, il faut ouvrir une large discussion
sur comment est le monde aujourd'hui, quelle est la signification des interventions de
l'armée française ici ou là, que fait exactement l'armée française en Centrafrique ou au
Mali, d'où viennent les gens etc. etc. - on a l'identité tricolore contre un extérieur
indéterminé et négatif et l'opération se termine sans qu'aucune forme d'intelligibilité ait
été réellement déployée.
Par ailleurs, la non compréhension expose à la perpétuation du risque. Si vous
faites une déclaration de guerre comme si les camps de cette guerre étaient déjà dessinés
et que tout le monde était dans l'union nationale autour de ces problèmes, vous vous
engagez en réalité dans la perpétuation de la situation telle qu'elle est, celle qui est
précisément à l'origine de ce qui est advenu. Or, si on ne la change pas, on ne va pas
changer non plus le système des risques que l'on entend prévenir.
Vous voyez donc en quoi consiste cette opération que j'appelle de recouvrement.
Un recouvrement, c'est toujours la pratique qui consiste à recoder la situation dans des
paramètres déjà connus, déjà déterminés, déjà déployés, de sorte que la nouveauté, et
donc l'infinité potentielle que ce qui s'est passé peut détenir, ne soient pas mises à jour.
C'est pourquoi je soutiens que tout recouvrement est conservateur. En même temps,
c'est une méthode de propagande, puisque cela consiste à donner immédiatement une
sorte de formule simple de ce qui se passe. C'est sous la main et c'est simple.
Simplification radicale qui sert en définitive à un resserrement de l'ensemble des
boulons du système existant. Car concrètement, le solde du recouvrement a été le
renforcement des pouvoirs de la police et un durcissement extrême de toute une série de
facteurs du droit. Il n'y avait pratiquement rien d'autre.
Le problème théorique du recouvrement est le suivant : comment une donnée
potentiellement infinie peut-elle se laisser recouvrir par des codages finis ? Ça paraît
paradoxal. Il semble que que la seule solution consiste à dire que si ce qui échappe au
codage de la situation est effectivement nié par le fait que vous le recouvrez par des
termes qui sont des termes de la situation déjà existants (y compris en puisant dans un
stock de vieilleries recyclées), eh bien c'est que l'infinité en question n'est pas encore
véritablement infinie. Si son infinité était déjà constituée, si sa nouveauté était évidente
si vous voulez, on ne pourrait pas la coder.
Le point très intéressant où nous sommes arrivés est le suivant : dans quelles
conditions le fini conserve-t-il de la puissance au regard même d'un infini supposé ?
Quelle est la puissance de la finitude ? Une chose qui empêche souvent d'intégrer l'infini
dans les analyses, c'est que l'idée que la finitude c'est la loi des choses et donc que s'il y
avait de l'infini ça se saurait, car l'infini l'emporterait sur le fini de façon voyante,
évidente. Que tel n'est habituellement pas le cas est précisément ce qu'attestent les
opérations de recouvrement - qui, soit dit en passant, sont des expériences de la vie
quotidienne : beaucoup de novations potentielles dans la vie subjective n'arrivent pas à
naître parce qu'elles ont été recouvertes par des décisions limitatives ; c'est la protection
permanente de notre finitude, la technique pour nous éviter d'être exposés au risque, à la
nouveauté.
L'approche théorique de ce problème a été inventée par Kurt Gödel dans les
années 30 du dernier siècle sous l'appellation de « théorie des ensembles
constructibles ». Les ensembles constructibles sont les ensembles qui vont être
mobilisés pour recouvrir des ensembles précisément inconstructibles, c'est-à-dire des
ensembles qu'on ne parvient pas à construire à partir des éléments qu'on a déjà sous la
main dans la situation.
Le noyau de l'invention de Gödel c'est qu'il va donner une nouvelle définition, très
élargie, du fini. Pour traiter des problèmes du recouvrement, on ne peut pas en effet se
contenter de dire que le fini c'est ce qui est petit ou bien que c'est ce qui n'est pas infini.
Il faut définir le fini d'une autre manière, par des procédures qui ne sont pas
essentiellement quantitatives, mais qualitatives. Gödel va définir le fini, au regard d'une
situation déterminée, comme ce que l'on peut construire, bricoler, déterminer, à partir
des éléments existant déjà, au double sens des objets qui sont déjà là et des propriétés
dont on se sert pour décrire ce qui est déjà là. En un certain sens, c'est un rapport entre
l'être et le langage : le constructible, c'est tout ce que dans la situation on a
déjà nommé ; le constructible permet d'utiliser des noms qui ont un sens prédéterminé
dans la situation et par la situation (exemples : «la France», « valeurs françaises »).
L'infini, par contre, c'est ce qui est inconstructible, c'est-à-dire ce qui est nouveau au
sens où ça ne peut pas être déduit, dans son être et dans ses propriétés, à partir de ce qui
est déjà là ; ça échappe à la finitude constituée de la situation.
Quel va être alors le processus de validation d'un infini véritable, puisqu'on n'a pas
les moyens de le construire à partir de ce qui est déjà là ? Eh bien, on peut seulement
faire une hypothèse, affirmer que c'est là et mettre au défi l'adversaire de prouver que ça
n'y est pas. C'est donc immédiatement dialectique parce que la proposition de
l'inconstructible ne peut pas être construite. Cette affirmation – « l'inconstructible est
là » – est sans preuve, sans garantie. On affirme seulement que ça échappe à la
détermination par ce qui existe déjà et on fait la supposition qu'en l'affirmant on
n'introduit pas une contradiction mortelle au regard de ce qui existe déjà.
C'est un point subtil, et qui a d'importantes conséquences politiques. Au départ,
contrairement à beaucoup de suppositions, il ne s'agit pas de résistance ou
d'antagonisme à ce qui existe. Il s'agit en réalité de dire que si vous voulez comprendre
ce qui se passe, il faut que vous introduisiez quelque chose (une affirmation, une
propriété … restons dans le vague pour l'instant) qui soit tel qu'il n'est pas constructible
(c'est l'élément de nouveauté irréductible de ce quelque chose), qu'il va éclaircir de
façon neuve la situation bien plus que ne le fait le codage de ce qui existe déjà, et que
personne n'arrivera à démontrer qu'il est contradictoire de l'introduire. Ce sera donc une
validation négative.
Ce que Gödel introduit, c'est l'idée très intéressante que, au fond, l'infini c'est
toujours un axiome nouveau, ce qui signifie, disons-le de façon métaphorique, que
l'infini se soutient toujours d'une affirmation nouvelle – nouvelle au sens où elle n'est
pas constructible. Cet axiome, cette affirmation, c'est quelque chose non pas qui
s'oppose à la situation, c'est quelque chose que vous ajoutez à la situation. Ça introduit
l'idée très profonde, difficile, que l'essence de la nouveauté n'est pas la destruction mais
la supplémentation. Quelque chose en plus, non pas à partir de ce qui est déjà, mais
quelque chose en plus dont l'en plus même ne se soutient que de son affirmation. Et
après, si quelqu'un n'en veut pas, qu'il démontre que ça ne marche pas, que c'est
contradictoire avec ce qu'il y a.
Représentez-vous ça comme un arbre avec des branches successives – la
prochaine fois, je vous apporterai un schéma. Vous partez de la situation telle qu'elle
est constructiblement, c'est-à-dire du stock de ce qui est déjà existant, affirmé, démontré
etc., autrement dit de ce qui a déjà trouvé sa place, son nom, dans la situation telle
qu'elle est. Et du matériel de codage aussi : car coder, ce sera puiser là-dedans pour
recoder le nouveau de façon à ce qu'il soit méconnaissable comme nouveau et
fonctionne comme si c'était la continuation de l'ancien. C'est ça le recouvrement. À
partir de là, vous avez, lorsque s'introduit quelque chose de nouveau, la division du
constructible et du non constructible.
Première forme de la nouveauté : la nouveauté constructible. Ça, on nous fait le
coup à chaque fois : présenter comme nouveau quelque chose qui est construit à partir
de ce dont on savait déjà que ça existait. C'est à ce régime-là qu'on nous assure que
notre société est constamment nouvelle (nouveau modèle de smartphone etc. …). C'est
cette nouveauté constructible qui va être considérée comme le vrai concept du fini,
même si en apparence il y a de l'infini dedans.
De l'autre côté, vous avez la nouveauté inconstructible, c'est-à-dire des existences
affirmées, des existences qui ne peuvent exister que parce qu'on en affirme l'existence.
Le risque pris par de telles affirmations c'est qu'à la fin des fins, ça s'avère
contradictoire, inconsistant, bref que ça ne tienne pas. C'est ainsi que la branche où va
se loger l'inconstructible va elle-même se diviser. Vous aurez, d'un côté, quelque chose
d'inconsistant, et auquel il faudra renoncer, et de l'autre ce qui est non contradictoire
avec ce qui existe au sens où ça continue à se développer sans qu'apparaisse de
contradiction avec ce qui existe. Puis ça se divise à nouveau ...
Mais pouvez-vous prouver que quelque chose est « non contradictoire avec ce qui
existe » ? Si vous le pouviez, ça reconduirait malheureusement un peu au constructible.
Or Gödel montre qu'on ne peut pas démontrer que du non constructible est absolument
cohérent.
En politique, on demande souvent de prouver qu'une nouveauté «ça marche ».
Mais la nouveauté politique est inconstructible par définition, comme toutes les
nouveautés, et donc on ne peut pas lui demander d'argumenter en sa faveur de façon
constructible. Elle ne peut pas constructiblement être déclarée non constructible. Il y a
toujours un élément de pari. Il faut parier. Sur ce point, Pascal avait raison. Il faut parier
sur l'infini. Ça reste vrai indépendamment de toute religion, de toute transcendance. Dès
que vous avez un point d'infini quelque part, c'est sûr qu'il doit être soutenu par un pari,
c'est-à-dire par un nouvel axiome, par une nouvelle affirmation que vous ne pourrez pas
domestiquer démonstrativement.
Si vous ne pouvez pas démontrer que c'est non contradictoire, alors comment
faîtes-vous ? Eh bien, vous en tirez les conséquences. Si c'est contradictoire, un jour ou
l'autre, ça se verra. Tant que les conséquences n'amènent pas de contradiction, vous
supposerez que c'est non contradictoire. La non contradiction de l'infini est entièrement
mesurée par le système de ses conséquences. Il n'y a pas d'autre preuve, en politique par
exemple, que les conséquences que vous tirez de vos nouveaux axiomes. Si vous ne
tirez aucune conséquence, ça restera douteux. C'est la version formelle du primat de la
pratique : si votre hypothèse n'est que théorique, elle peut être suspendue dans l'aléa du
contradictoire ou du non contradictoire, on ne saura pas. L'expérimentation du fait que
votre hypothèse nouvelle tient au réel, c'est le système du déploiement des
conséquences que vous en tirez. C'est pourquoi la politique créatrice est axiomatique, au
sens où ce qu'elle permet de construire de nouveau est la seule garantie possible de sa
consistance, de sa cohérence avec ce qu'il y a.
Donc, dans cette affaire, ce qui échappe au recouvrement ça va être l'infini non
constructible en tant que vous en affirmez l'existence. C'est une hypothèse d'existence
au sens strict : vous affirmez que ça existe, vous ne vous contentez pas d'affirmer que
ça peut exister. À charge pour l'adversaire de démontrer que c'est incohérent, à charge
pour vous de démontrer que c'est cohérent, étant entendu que justement vous ne pouvez
pas le démontrer, mais vous pouvez seulement en tirer les conséquences telles qu'on ne
verra pas apparaître de contradiction avec le réel, c'est-à-dire qu'on ne verra pas
apparaître d'impossibilité stricte.
Comment cela se présente-t-il du point de vue des exemples que j'ai mis en avant
aujourd'hui ?
Prenons l'exemple des vœux. Qu'est-ce que présenter des vœux inconstructibles ?
Pour que des vœux soient véritables, il faut que l'autre voie ses désirs satisfaits, mais
pour autant qu'ils sont compatibles avec l'universalité. Sur ce point, Kant a raison. Sinon
le vœu consiste simplement à rentrer dans le système des intérêts (sachant que l'intérêt
de l'autre est aussi le vôtre ...), et il n'y a aucune raison que ça ne soit pas constructible.
Vous n'échappez à ça qu'en tant que vous reconnaissez que son désir est universel. Mais
tout ça va rester suspendu aux conséquences, c'est-à-dire au comportement de l'autre au
regard des vœux que vous avez formulés le concernant ; vous ne pourrez jamais
démontrer que votre vœu était ajusté, c'est-à-dire que la charge d'universel qu'il
comportait par obligation était réellement là.
Dans l'affaire des meurtres de masse, vous allez affirmer le va et vient dont j'ai
parlé entre le monde tel qu'il est, les subjectivités qui s'en infèrent et la transformation
de ces subjectivités se déployant en définitive comme transformation du monde lui-
même, sans naturellement prouver que ce va et vient se déduit de la situation, mais
uniquement par le fait qu'il l'éclaire, la transforme, c'est-à-dire par les conséquences.
Vous voyez où nous en sommes : comment échapper au recouvrement comme loi
générale de la dictature de la finitude ? Concernant ce qui vient de se passer, qui est un
exemple spectaculaire, je vais vous dire : je ne suis pas sûr que ça ait marché vraiment.
On entre un petit peu dans le journalisme, mais j'ai trouvé que le rassemblement pour la
république d'hier a été un bide. La preuve c'est que les media n'ont pas pu faire un grand
tapage dessus. Or c'était une opération typique de recouvrement qui consistait à coder
novembre par janvier (janvier avait déjà été codé à fond). Ça ne fonctionne pas bien
parce que les catégories du recouvrement de janvier étaient toutes tirées du caractère
ciblé de l'acte : on s'en prenait en effet à Charlie Hebdo, aux blasphémateurs religieux,
on s'en prenait aux Juifs spécifiquement avec l'Hyper cacher, et on s'en prenait à la
police. Le recouvrement pouvait se bâtir à partir de là : antisémitisme, négation de la
liberté d'expression etc. et c'est cela qui a été mis en scène de sorte qu'on a tout de suite
organisé une mobilisation massive. Cette fois, ce n'est pas du tout la même chose et la
tentative de mobilisation massive n'a pas marché. Pourquoi ? Eh bien je pense qu'il
aurait fallu un autre recouvrement et que celui-là a laissé les gens un peu sceptiques, un
peu préoccupés, un peu inquiets ; ils n'ont pas marché derrière avec la même intensité
que l'autre fois, ce qui prouve que le recouvrement laissait pointer quelque chose qui
n'était pas clair. Le recouvrement a laissé quelque part une trace obscure, un non-dit, qui
à mon sens existent absolument. On pourrait dire : l'infini court toujours dans cette
affaire, et donc ce n'est pas fini, au sens strict. Je crois qu'un des points, aussi, c'est que
les gens n'ont pas envie de faire la guerre, il faut dire ce qui est, même si c'est une
guerre un peu « comme ça », une guerre destinée au recouvrement. La guerre, c'est
quand même une grosse affaire. D'un seul coup, « on était en guerre». C'était une pure et
simple répétition du coup que Bush avait raconté et la guerre, on a vu ce que ça a donné.
On pourrait donc dire que l'établissement par le gouvernement, les organes de
propagande etc. de la constructibilité de cette affaire a été une opération médiocre.
Quand vous voulez montrer que quelque chose est constructible, il faut quand même …
le montrer, un peu, c'est-à-dire introduire des recouvrements significatifs, appropriés à
la singularité de l'acte. Ce qui n'a pas été le cas. Et donc l'infini court toujours. Moi, je
pense que c'est une bonne nouvelle. Quand l'infini court toujours, ça veut dire que, peut-
être, on peut le cranter par une affirmation nouvelle, c'est-à-dire le repérer et dire :
« voilà, il est là ». Évidemment sans pouvoir le déduire de la situation puisqu'il n'est pas
constructible.
La prochaine fois, ce que nous allons faire c'est préciser tout ça en l'éclairant y
compris à son niveau formel et abstrait. Je crois que c'est d'une importance considérable.
Aborder les choses par la lutte contre les recouvrements, plutôt que par la contradiction,
je pense que c'est une opération moderne. C'est une modernisation de la politique
critique, ou révolutionnaire, peu importe le terme, et aussi de la vie personnelle. C'est-
à-dire essayer de voir dans ce qui nous arrive, dans ce que nous devenons, dans ce que
nous faisons, la part de recouvrement d'une virtualité qui serait une virtualité véritable.
Quelque chose dont il s'agirait de soutenir, par l'affirmation, c'est-à-dire par la vie, c'est-
à-dire par les conséquences, l'infinité. Quelque chose qui serait l'introduction dans la vie
d'un nouvel axiome. Parce qu'en général la vie consiste à tirer les conséquences des
axiomes déjà là, à coder par des emprunts conservateurs à la situation telle qu'elle est. Je
ne suis pas en train de dire que le conservatisme n'est pas une obligation. Quatre-vingt-
dix pour cent de l'existence est conservatrice, il ne faut pas se faire d'illusions là-dessus.
Mais ce n'est quand même pas la même chose si les dix pour cent restants courent
toujours, c'est-à-dire si leur infinité latente est quand même saisissable à un moment
donné dans un registre affirmatif axiomatique qui va en soutenir l'existence. Ce qui est
une définition possible de la liberté.
La liberté en tant que sécurité dont j'ai parlé au début, la liberté des opinions qui
est de pouvoir raconter ce qu'on veut en restant tranquille, il n'y a là-dedans pas du tout
de liberté. La liberté véritable c'est le moment où vous devez subjectivement soutenir
une affirmation qui, au regard de la situation, est en position d'infinité virtuelle et qui ne
se soutient que des conséquences qui sont les siennes, à charge pour vous de les
poursuivre et à charge pour les adversaires de votre position de déclarer ou de
démontrer que tout cela est incohérent et ne peut pas marcher. C'est en ce sens qu'on
peut dire que toute liberté touche à l'infini. Et le codage c'est par conséquent l'ennemi de
la liberté. C'est un artifice extraordinaire de voir que, dans les situations qui sont les
nôtres aujourd'hui, le mot liberté est utilisé comme un mot particulièrement ajusté au
codage de sa négation.
L'infini échappe au recouvrement, c'est ce dont traitent des théorèmes
mathématiques magnifiques sur lesquels nous reviendrons. Notre tâche, dans le monde
asphyxié, surcodé, d'aujourd'hui, dans ce moment aussi fortement constructible dans
tous ses paramètres, c'est la découverte de la possibilité dans une fissure d'un infini qui
échappe au recouvrement. Être libre, c'est bien sûr être opposé à l'oppression, mais c'est
trop vague, car l'oppression fondamentale aujourd'hui c'est l'oppression par le
recouvrement. Et donc être libre, c'est échapper au recouvrement, c'est-à-dire ne pas
laisser la virtualité infinie être recouverte et asphyxiée par des prélèvements
constructibles.
15 FÉVRIER 2016
L'idée capitale dont nous nous occupons pour l'instant, je le rappelle, c'est l'idée
selon laquelle, en définitive, toute figure d'oppression revient à un enfermement dans
une figure finie de l'existence, là même où pourrait se tenir une perspective infinie.
Autrement dit, nous transformons le problème de l'émancipation, ou le processus de
libération des possibilités humaines, nous ne le traitons plus directement sous la forme
d'une contradiction explicite entre termes disjoints et séparés du type des oppresseurs et
des opprimés. Nous supposons en fait que ce qui attire sur soi l'oppression, dans ses
différentes figures, c'est toujours la crainte, le risque, la possibilité que quelque chose
émerge qui serait radicalement en excès sur l'ordre dont les maîtres sont les gardiens.
Faute de ce quelque chose, l'ordre constituerait lui-même la figure oppressive. Le point
de départ intuitif c'est que l'oppression se montre quand quelque chose qui pourrait
s'extraire de l'ordre qu'elle contient risque d'apparaître. C'est une des significations
possibles d'une sentence révolutionnaire fort ancienne qui était : « Là où il y a
oppression, il y a révolte ». Ce n'est malheureusement pas tout à fait vrai, ce n'est pas
mécaniquement vrai. Ce qui est certain, par contre, c'est que là où il y a révolte, il y a
oppression. C'est-à-dire que là où quelque chose surgit qui paraît perturber l'ordre
général, l'ordre va tout de suite, toujours, mettre en place des opérations spécifiques qui
sont celles qui nous intéressent – et, comme nous allons le voir, cela ne concerne pas
seulement la politique.
L'hypothèse de nature ontologique que je fais, c'est que la dialectique adéquate
pour penser ça, pour le penser dans son être, c'est la dialectique du fini et de l'infini. Un
ordre clos, quelle qu'en soit la nature, a pour ambition de se perpétuer, de maintenir sa
clôture comme telle, c'est-à-dire d'empêcher que se manifeste quelque chose de
qualitativement étranger à cette clôture. On peut toujours décrire cet ordre clos comme
le maintien d'un certain type de finitude. Tout ce qui apparaît comme étant au-delà de la
conception dominante de la finitude, tout ce qui apparaît en excès, comme déréglant
cette clôture, est perçu comme étant un péril d'in-finitisation de la situation. Et en
particulier de l'in-finitisation des possibles, parce que le verrouillage des possibles c'est
la clé du maintien de l'ordre. C'est pourquoi l'ordre commence en général par dire que
rien d'autre que lui n'est possible, barrant de ce fait en un point précis le possible lui-
même. Ce que nous sommes en train de faire, c'est chercher la logique profonde sous-
jacente, bien plus fondamentale que le système des moyens, en réalité bien connus de
tout le monde (mécanismes de propagande, policiers, de répression ouverte etc. etc.) par
lesquels l'ordre cherche justement à briser ce qui paraît aller au-delà de la norme et de la
règle.
La deuxième hypothèse que je fais est qu'une procédure extrêmement importante
c'est celle que j'appelle la procédure du recouvrement. Au niveau le plus général, c'est la
tentative de neutraliser l'émergence possible d'une infinité neuve en la recouvrant de
significations préexistantes, déjà données dans la situation, et qui ont pour but d'en
interdire le développement, d'une part, mais aussi la signification interne, le sens
immanent. Il ne s'agit pas de déclarer qu'il ne s'est rien passé ou qu'il ne se passe rien,
mais que ce quelque chose n'a pas la signification qu'il se donne à lui-même : il est en
effet possible d'en analyser la situation dans les termes de l'oppression elle-même, en
recouvrant en quelque sorte, comme si on mettait un sac dessus, l'ensemble de ce qui est
dit, de ce qui est fait au nom de cette nouveauté, par des significations anciennes,
généralement stéréotypées, de sorte que l'intelligibilité même de ce qui se passe soit
anéantie et que y compris ceux qui y participent finissent par ne plus très bien savoir si
réellement ce qu'ils font est vraiment ce qu'ils disent que c'est. Car on vise aussi une
démoralisation intrinsèque des acteurs de la nouveauté, en les convaincant, par des
artifices nombreux, que ce qu'ils croient être nouveau est tout à fait ancien, et non
seulement ancien, mais d'une ancienneté nuisible etc. Il s'agit de rendre définitivement
inintelligible, de tuer le sens lui-même de la nouveauté et d'établir en figure
d'impossibilité ce qui paradoxalement a paru possible.
Se constitue ainsi une légende noire rétrospective : au point même où quelque
chose comme une espérance ou une nouveauté avaient semblé infinitiser la situation, le
recouvrement fait apparaître une espèce de moignon informe, une chose qui n'aurait pas
dû exister, une chose insignifiante ou abominable. Il crée des mémoires distinctes, des
légendes historiques et, finalement, qualifie, détermine ou modifie la signification
historique de ce qui est arrivé. De ce point de vue, le recouvrement est une opération à
longue portée, c'est une sorte de poison infiltré dans le temps. C'est quelque chose qui
défigure ce qui a eu lieu, et pas simplement l'abolit, de sorte que ça devient
méconnaissable, et de façon d'autant plus vive qu'il est maintenu que ça a eu lieu.
Quelques exemples.
C'est ainsi qu'un événement de nature politique potentiellement
infini par ses conséquences possibles est recouvert par des lieux communs
négatifs. Déjà la partie vive de la révolution française (1792-1794), qui
ouvrait à l'infini d'un réel processus égalitaire, a été immédiatement
recouverte par des lieux communs concernant l'action du « monstre froid »
Robespierre, aigri et sanguinaire. Les acteurs du coup de force de
Thermidor, les « thermidoriens », firent passer dans ce recouvrement (qui
est encore manié aujourd'hui par les réactionnaires de tous bords) leur
retour à la dictature des propriétaires et des corrompus.
De même, la Révolution Culturelle en Chine (1965-1968), tentative
sans précédent de relancer le mouvement communiste réel dans l'espace de
l'État socialiste en voie de sclérose, et ce par l'intervention massive et
directe des étudiants et des ouvriers, a été rapidement qualifiée par les
experts en finitude, tant chinois qu'occidentaux, de manipulation
désespérée de Mao pour revenir au pouvoir dont il avait été écarté à cause
de ses erreurs, déchaînant pour ce faire des violences inacceptables.
On en dira autant de Mai 68 et de ses conséquences en France : le
plus grand mouvement de masse en Europe de l'Ouest depuis la seconde
guerre mondiale, ouvrant pour la première fois la possibilité d'un
processus politique commun pour les étudiants révoltés et pour les ouvriers
en grève, a été qualifié, et l'est encore souvent, comme une petite secousse
anarchisante emballant la « libération sexuelle » dans un discours
révolutionnaire parfaitement fictif.
On peut trouver de semblables opérations d'anéantissement d'un infini potentiel
par son recouvrement fini dans toutes les autres procédures de vérité : amour, art,
science. Exercice proposé : chercher des exemples dans l'histoire, collective ou
personnelle.
Je voudrais moi-même procéder à une variation sur ce que peuvent être les
opérations de recouvrement dans le domaine de l'amour. Vous voyez bien qu'elles
consistent à habiter l'amour de l'intérieur de lui-même de telle sorte qu'il soit hanté en
permanence par une incertitude quant à son existence, et cette incertitude finit par
l'envahir comme une sorte de cancer intérieur. La figure de la jalousie en est la figure la
plus achevée. Proust décrit cela admirablement. Il montre très bien comment le jaloux
institue un genre de quadrillage préexistant de l'existence de l'autre qui découpe le
temps de sorte qu'aucune continuité n'est plus possible ; la suspicion qui est la sienne
est une finitisation permanente du mouvement général de l'amour, ainsi bloqué dans
une fragmentation recouvrante qui est une instance de la finitude. C'est pour cela qu'une
des chapitres du livre de Proust s'appelle La prisonnière. Au lieu que l'amour soit le
développement intense d'une nouvelle figure de l'existence, il devient une clôture, un
enfermement, une prison, dans laquelle finalement ce qui importe n'est pas tant l'autre,
que l'autre de l'autre. L'obsession du jaloux c'est la surveillance, mais ce qui le menace
à tout moment, ce qui met en péril son amour, c'est l'autre de l'autre. Y a-t-il un autre de
l'autre ? Ce souci devient finalement prioritaire et c'est cette altérité insaisissable qui
barricade l'amour, l'asphyxie, ou l'empoisonne. Vous voyez que le recouvrement, là,
n'est pas extérieur, il opère à l'intérieur de l'amour comme une espèce de morcellement
qu'il ne peut pas s'empêcher d'imposer.
*
Il faut maintenant se demander quelle est la substructure logique de ces
opérations de recouvrement – et à quelle conditions on peut les contrarier de telle sorte
que serait permise, autorisée, l'émergence d'une infinité véritable.
Pour commencer, il faut d'abord savoir précisément ce que l'on va entendre par
fini. Parce que l'intuition ne nous sert pas beaucoup là-dessus. On dira qu'un ensemble
est fini si ses éléments sont définissables, ce qui veut dire qu'ils sont soumis à la langue
dominante dans le contexte de cet ensemble, langue composée de propriétés bien
répertoriées, connues de tout le monde.
Ce sont ces éléments déjà noués par la langue que les opérations de recouvrement
vont utiliser pour précisément recouvrir des « choses » qui risqueraient de surgir à
l'extérieur de cette barrière que je trace ici au tableau, barrière qui va nous servir à
figurer la clôture du monde de l'ordre que ces « choses » menacent de transgresser et de
déplacer. L'opération de recouvrement va permettre de dire que les « choses » en
question ne sont pas, comme elles le prétendent, extérieures à ce monde et on les aura
ainsi complètement verrouillées. Au lieu de voir Robespierre comme un révolutionnaire
qui tente d'introduire les figures d'égalité dans le système politique, vous le voyez
comme « un aventurier » « opportuniste », « sanguinaire » et « aigri », c'est-à-dire des
déterminations repérées par tout le monde dans le monde tel qu'il est.
Par conséquent, derrière le recouvrement, il y a une théorie de la soumission
complète de ce qui existe à la langue documentée. Dans la situation, les parties
définissables sont souvent ce qu'on appelle des « lieux communs », c'est-à-dire les trucs
consensuels, partagés par tout le monde, ça peut finir par être « les valeurs françaises »
ou des choses comme ça … Ce sont des choses (énoncés, actions, morceaux de pouvoir
d'État etc.) qui sont en réalité des dominations chevillées à la langue établie et
disponibles pour l'opération de recouvrement.
Vous pourrez vous exercer à trouver vous-mêmes des exemples où l'usage de ces
procédures est constant. Dans une dispute, par exemple, vous êtes toujours en train
d'imputer à l'autre qu'on peut recouvrir ce qu'il raconte par ce que vous considérez,
vous, comme une propriété bien définie : « tu dis ça, mais en réalité je sais très bien que
... ». C'est pour ça que dans les disputes, il y a tant de lieux communs et que le
bavardage de la dispute est un bavardage généralement insignifiant au long cours, son
inventivité étant brisée par le fait qu'on puise dans ce qui est agressivement constitué
dans la situation qu'on partage. Ces choses partagées, on peut les évoquer sans trop dire
ce qu'elles sont, car de toute façon le seul point intéressant c'est qu'elles soient saturées
du point de vue de la langue. Si vous dites « la France », tout le monde sait ce que c'est,
sauf que, justement, ce n'est pas vrai que tout le monde sait ce que c'est, et que
personne peut-être aujourd'hui ne sait exactement ce que c'est. Mais le savoir n'est pas
la vraie question. La vraie question c'est qu'entre la chose supposée, la France, et le
nom, il y a un verrouillage qui ne propose pas d'aller plus loin. Le nouage de la chose et
de son nom va fonctionner tout seul et va se plaquer sur une situation qui n'a peut-être
aucun rapport avec lui et qu'il va tenter de colmater ou de recouvrir.
Quand on regarde de plus près, on s'aperçoit que c'est un peu plus compliqué, car
le mot « propriété » est un mot équivoque. Il faut s'en méfier pour tenter d'éviter les
traquenards de la contradiction pure et simple. Même celui qui, en vue d'opprimer les
gens, recouvre ce qu'ils font, ce qu'ils racontent etc., essaie d'éviter la contradiction
explicite. Ce n'est pas toujours le cas, quelquefois il y tombe quand même. Par
exemple, j'ai été très intéressé par le fait que Valls, qui est le chef de l'État, et en plus
aussi le chef des écoles, ait déclaré que « commencer à comprendre, c'est forcément
commencer à excuser ». C'est quand même un énoncé philosophique remarquable. De
quoi cet énoncé est-il le recouvrement, ou la tentative de recouvrement, sinon de la
compréhension de ce qui s'est passé ? Il prend un lieu commun flottant, à savoir :
« quand il se passe une chose horrible, l'urgence n'est pas de comprendre » (beaucoup
de gens pensent ça, peut-être que tous nous le pensons à un moment donné) et aboutit à
un énoncé au bord de la contradiction. Si vous tentez d'opposer la raison au fanatisme,
la laïcité à la religion, la paix à la violence, etc., vous ne pouvez pas faire tenir cette
opposition sur le fait qu'il ne faut pas comprendre ce qu'est l'autre. Au contraire,
l'impératif de la raison, y compris de la raison politique, serait de comprendre ce qui se
passe, vous devriez revendiquer une pleine construction rationnelle des choses. Les
pannes du recouvrement, c'est quand on est pris en flagrant délit de ne
vouloir que recouvrir. Si d'un côté vous dites qu'on piétine nos valeurs par quelque
chose d'abominable et que d'un autre côté, vous interdisez aux gens de le comprendre,
vous vous prenez les pieds entre ce qui est définissable et ce qui ne l'est pas. Car
comment pouvez vous définir ce qui s'est passé, ou le déclarer indéfinissable, si vous ne
savez même pas de quoi il s'agit.
*
Ces opérations de recouvrement sont donc elles-mêmes tenues, y compris dans
leur vacuité propagandiste, à déployer une certaine cohérence et en tout cas nous, pour
les comprendre, nous devons essayer de voir comment rendre le concept général de
recouvrement parfaitement compréhensible. Il faut pour cela que donnions une
définition rigoureuse de la notion de « propriété ». C'est pour cela, et non pas par
manie, que la théorie complète du recouvrement est une théorie mathématique. Ça, on
ne va pas le faire, c'est, il faut bien le dire, extraordinairement barbant. Mais ce sont les
choses ennuyeuses de la pensée dont en tout cas on ne peut pas se passer de savoir qu'il
faut les faire – ce qui est un demi-recouvrement de l'activité réelle …
Nous supposerons par la suite que nous avons fait ce travail, c'est-à-dire que nous
disposons d'une langue formelle rigoureuse : nous savons précisément ce qu'est une
propriété et nous savons ce qui est définissable, à savoir un ensemble constitué
d'éléments pourvus de propriétés bien définies. À partir de là, nous allons traiter quatre
points que j'énumère parce qu'ils constituent une stratégie :
1. La définition de ce qu'est un « ensemble marqué par la finitude », soit un
concept particulier du fini : le fini n'est en effet pas une donnée objective indépendante
des processus.
2. La rencontre d'une alternative. Il est tout à fait frappant qu'on ne peut pas
éluder le fait que, peut-être, tout est fini, c'est-à-dire que les tenants de l'ordre ont raison
et que ce qui n'est pas dans l'ordre assigné à la finitude est en réalité impossible,
inexistant, voire dangereux. Il n'est pas possible de démontrer que la doctrine des
oppresseurs est intenable et que par conséquent leur affaire ne va pas marcher. Ça
signifie, d'une certaine manière, qu'il faut cesser de penser que ça va s'écrouler tout
seul. Chez Marx, on sait bien qu'il y a une hésitation sur ce point : tantôt, il laisse
entendre que l'Histoire travaille quand même dans le bon sens, vers l'écroulement du
système de domination ; et à d'autres moments, et en particulier quand il s'occupe de
bâtir son Internationale, c'est une autre musique : car il semble que ce soit très difficile
justement, n'allant pas du tout de soi, traversant des péripéties très compliquées etc.
Mais vous ne pouvez pas non plus démontrer que si vous faîtes la supposition que
quelque chose ne peut pas être recouvert, vous avez tort. Ce qui veut dire qu'à un
moment, il y a un choix. Toute pensée rationnelle est aussi habitée par un choix
fondamental et on ne peut pas l'esquiver. On ne peut pas se dire qu'on est convaincu de
part en part et jusqu'au bout par une démonstration rationnelle de ce que la position que
vous allez choisir est vraie, pertinente et victorieuse à terme. On ne le peut pas, et ce au
niveau de l'abstraction extrême qu'est la théorie du recouvrement. Et on ne peut pas non
plus démontrer le contraire, à savoir que la position de l'adversaire est nécessairement
victorieuse.
3. À quelle condition la position infinitisante peut elle se soutenir ? Puisqu'elle ne
se soutient pas d'une démonstration rigoureuse, on peut la choisir. Mais « choisir » ici,
cela veut dire quoi ?
4. Ce que j'appelle l'éthique fondamentale récapitule tout ça. C'est la
détermination de ce qu'il faut assumer pour être du côté, disons, que j'estime être le
bon, c'est-à-dire la thèse selon laquelle il n'est pas vrai que tout peut être recouvert.
Je reprends ces points un à un.
1. Pour commencer, il faut d'abord savoir précisément ce que l'on va entendre par
un « ensemble fini». Là, « fini » veut dire : ce dont on peut se servir dans un
recouvrement.
Un « ensemble marqué par la finitude », au sens du recouvrement, n'est pas une
notion quantitative : il n'est pas spécialement petit, et par ailleurs nous verrons que des
choses qui paraissent infinies peuvent être en réalité finies du point de vue du
recouvrement. Ce qui compte c'est sa composition.
Le point de départ est le suivant. Un ensemble quelconque sera dit fini dès lors
qu'il n'a pour éléments que des multiplicités qui, dans un autre ensemble préexistant,
figuraient comme parties définissables. Une partie définissable d'un ensemble, comme
nous l'avons vu, est une partie soumise à la langue dominante dans le contexte de cet
ensemble.
Pour être très simple : soit un ensemble A. Soit une propriété P clairement
définie, au sens où on sait ce que veut dire qu'un élément de A possède la propriété P.
Alors l'ensemble des éléments de A qui ont la propriété P constitue une partie
définissable de A (cette partie est en effet définie par la propriété P). Une partie
définissable d'un ensemble est ainsi une partie soumise à la langue dominante dans le
contexte de cet ensemble, une langue composée de propriétés bien répertoriées,
connues de tout le monde.
Voyons comment se construit un ensemble fini (on dit aussi : un ensemble
constructible). Cette construction va se faire de façon ordonnée, hiérarchique, dessinant
une sorte d'éventail dans lequel les ensembles situés le plus loin du point de départ ne
sont composés que de parties définissables de l'ensemble précédent. Autrement dit : à
chaque étape, l'ensemble constructible ne retient que le définissable de l'étape
antérieure.
Dans la doctrine la plus radicale, le point de départ c'est le vide. Comme il n'y a
rien de définissable dans le vide (puisqu'il n'y a rien), vous marquez l'ensemble vide.
Celui-ci est le seul élément de l'ensemble qui suit, c'est-à-dire le un. Ensuite, vous
passez à un niveau suivant en « tirant » du précédent toutes les parties définissables : à
chaque étape, vous aurez des ensembles constructibles entièrement composés de choses
définissables dans la langue formelle, à partir des multiplicités définissables
antérieures. Vous pouvez arriver par échelons jusqu'à des complexités considérables
qui n'excluent pas que vous ayez un ensemble infini constructible. Ce fini-là n'est donc
pas défini par le petit ou par le grand, mais par sa structure interne de soumission à la
langue courante. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il est clos[1].
Le constructible est une catégorie qu'autrefois on aurait dit « de l'idéologie »,
parce que c'est n'admettre comme existant que les choses qui sont déjà soumises à la
langue dominante. Dans cette affaire, vous n'acceptez pas qu'il y ait de l'indéfinissable.
Si vous n'admettez que ce qui est définissable, cela veut dire, d'un certain point de vue,
que vous n'admettez que ce que le monde connaît déjà, a déjà nommé, structuré,
pratiqué etc. C'est ça la structure d'une idéologie dominante en tant que conservation
générale du système. Elle n'admet que des opérations sur le définissable qui est le sien,
c'est-à-dire sur la langue qu'elle utilise, elle, pour nommer les choses et les hiérarchiser
dans l'ordre du définissable. Les ensembles constructibles sont la forme générale de
tous les matériaux utilisés dans les procédures oppressives et singulièrement dans les
procédures oppressives de recouvrement. C'est plus sophistiqué que la notion
d'idéologie dominante, parce que ça se constitue en réseaux capables de tout recouvrir à
l'intérieur de l'ordre. Cela ne veut pas dire qu'il n'apparaîtra pas des choses nouvelles ;
vous pouvez toujours ajouter un étage, mais dans le nouvel étage il n'y aura que du
définissable venant de l'étage d'avant. Cela sera nouveau parce que cela combine une
autre manière de définissable, mais cela ne sera pas nouveau au sens où cela ne
serait pas du définissable. Il y aura ainsi une espèce d'automorphie de l'ordre dominant,
qui, du point de vue du rapport entre les multiplicités et les noms qui leur sont donnés,
va s'auto-entretenir sous l'égide de la langue dominante, sans que jamais rien ne se
montre qui ne serait pas réduit à cette langue. Autrement dit : il n'y aura pas
d'innommable (innommable qui, comme vous le savez, est le titre d'un roman de
Samuel Beckett).
2. Est-il possible d'admettre qu'il n'existe que des ensembles constructibles ? Kurt
Gödel, le plus grand logicien du XXe siècle, celui qui a inventé le concept de
constructible, a démontré, avec virtuosité, qu'il n'était pas contradictoire d'admettre
que tous les ensembles existants sont constructibles. Cela signifie que si, à la théorie
générale des ensembles, vous ajoutez l'axiome « tout est constructible », eh bien cela ne
s'effondre pas. Lorsque les maîtres d'une situation disent « tout est constructible », cela
tient la route, ils ne vont pas ruiner le système général de la pensée possible.
Soulignons cependant que le fait que ce n'est pas contradictoire est différent du fait que
c'est vrai ...
Il s'est passé une chose tout à fait intéressante : la mathématique où tout est
constructible, qui est plus « facile » d'un certain point de vue, pratiquement aucun
mathématicien n'en a voulu, ça ne les a pas fasciné; pratiquement personne ne s'est
précipité dans le paradis constructible. Les mathématiciens se sont plutôt posé la
question suivante : puisque Gödel a démontré qu'il n'était pas contradictoire d'admettre
que tous les ensembles existants sont constructibles, est-ce qu'on ne pourrait pas
démontrer qu'il n'est pas non plus non contradictoire d'admettre qu'il y ait de
l'inconstructible. C'était un gros défi. Parce que si vous voulez introduire du non
constructible, il va falloir que vous construisiez quelque chose qui n'est pas
définissable, quelque chose qui échappe au système dominant de la langue. La
mathématique, pendant des décennies, a été hantée par ce problème : comment est-il
possible de démontrer qu'il peut exister quelque chose qui, du point de vue dominant,
n'est pas constructible ?
C'est le problème auquel toute création est confrontée de façon universelle. Vous
pouvez le dire aussi bien d'un parti révolutionnaire que d'un tableau cubiste première
manière, des premières œuvres dodécaphoniques de Schönberg, ou de la théorie de
Galois. Dans tous ces exemples, et dans beaucoup d'autres, on produit quelque chose
qui, précisément du point de vue de l'ordre établi, n'est pas constructible, c'est-à-dire
quelque chose qui n'a pas pu être finalement recouvert. Et en même temps, on fait avec
ce qui est déjà là. Le monde vous pouvez le surpasser, mais vous le surpassez de
l'intérieur de ce monde, les procédures que vous inventez empruntent nécessairement,
qu'elles le veuillent ou non, au définissable ambiant. Ce définissable ambiant, il va
falloir le tordre, le manœuvrer, pour aboutir à quelque chose qu'il refuse. Toute
invention, de ce point de vue, est en quelque sorte refusée par le monde dans lequel elle
se produit.
Finalement Paul Cohen a trouvé le biais. Il a démontré qu'on peut aussi admettre
qu'il existe des ensembles intrinsèquement non constructibles, des ensembles qui ne
seront pas atteints par la hiérarchie constructible. Et il est tout à fait remarquable qu'il
ait nommé ces ensembles des ensembles génériques. Ce mot, générique, a une longue
histoire, c'est le mot par lequel Marx, dans les Manuscrits de 44, désigne le prolétariat.
Il dit que le prolétariat est la représentation de l'humanité générique, c'est-à-dire de
l'humanité comme telle. Ce qu'il entendait par prolétariat, c'était le point existant non
constructible de la société bourgeoise : ça existait, les gens étaient là, mais en tant que
capacité subjective, c'était un point que l'ordre non seulement ne pouvait pas construire
mais ne pouvait même pas imaginer qu'on puisse construire. Je ne crois pas du tout qu'il
y ait filiation directe, mais spontanément, si on peut dire, Paul Cohen a retrouvé ce
vieux mot de générique pour désigner, non plus l'humanité immanente au prolétariat en
tant que dépourvu de propriétés venues du dehors, mais les ensembles non
constructibles.
Alors on s'est retrouvé dans la situation suivante : il est possible de déclarer que
tout est constructible, il est aussi possible de déclarer que non, c'est-à-dire qu'il y a de
l'inconstructible. Que faire dans ce genre de situation ? Dans ce genre de situation, il
faut choisir, il n'y a rien à faire. Vous ne pouvez pas dire les deux à la fois. Si le
mathématicien n'assume pas l'axiome de constructibilité, ça ne peut pas être pour des
raisons de cohérence ; l'assumer est plus simple et tout aussi cohérent. Quand il décide
de ne pas se situer dans le champ du constructible, c'est qu'il trouve plus intéressant de
s'installer dans le champ du non constructible. Plus intéressant pourquoi ? Parce que si
vous admettez le non constructible, vous allez admettre qu'il existe quelque chose de
radicalement extérieur au champ du constructible, que le dépassement de la limite est
effectif puisqu'il existe au moins un point en excès, quelque chose qui ne peut pas être
recouvert. C'est une relance, au sens où vous pouvez vous appuyer sur ce point pour
bâtir autre chose, pour construire un nouvel univers du définissable. Il suffit
d'adjoindre de nouvelles entités qui vont travailler le nouveau définissable par une
espèce d'instabilité permanente.
C'est exactement ce que pensait Marx. Le prolétariat, c'était le support de la
révolution en tant qu'il était générique, en tant qu'il déployait, de l'intérieur de la société
où tout était défini par les propriétés, la hiérarchie sociale etc., quelque chose
d'insaisissable du point de vue du recouvrement. Et, dans un deuxième temps, ce
quelque chose devient le principe d'une réorganisation de la socialité tout entière, pour
d'ailleurs aller se diffuser et disparaître, de telle sorte que ce qui existe c'est l'humanité
du générique. Le prolétaire va rendre générique l'humanité tout entière et on va
complètement sortir du système antérieur par lequel étai défini le système des positions
sociales.
On peut retenir ceci : il y a un choix fondamental, choix que vous rencontrez à
chaque fois que vous êtes confronté, pour des raisons x, de façon intense, à la
possibilité d'un surgissement de quelque chose d'autre, et par conséquent à la logique
du recouvrement. Une partie de ce que j'appelle les événements sont une sommation de
ce point de vue-là. Une fonction de l'événement c'est de mettre à l'ordre du jour le choix
de rester dans le constructible ou d'en sortir, autrement dit de s'exposer au générique,
c'est-à-dire à quelque chose qui, pendant tout un temps, est peu défini, mal défini,
insaisissable. Cette détermination comme coefficient d'incertitude était une qualité
fondamentale du prolétariat, que par la suite il a bien perdue. Le prolétariat c'était en
effet la promesse de l'avenir, et c'était aussi le fantôme de la société, ce qui n'était pas
par elle constructible, définissable. Il faut que la politique garde ça, qu'elle demeure une
politique du générique. Si elle redéfinit tout, si elle reclasse tout, elle substitue un ordre
constructible à un autre, ce qu'on appelle une constructibilité relative. Vous pouvez très
bien prendre « prolétariat » (au lieu de l'ensemble vide comme dans la constructibilité
générale), le fermer comme généricité unique et close et rebâtir l'univers du
définissable à partir de cette fermeture. C'est ce qui se passe si l'État est la seule réalité
nouvelle. « L'État prolétarien », c'est largement la reconstitution d'une définissabilité de
type nouveau, mais c'est aussi quelque chose qui perd en mouvement de généricité sa
capacité dissolvante, sa capacité de se répandre dans l'humanité tout entière pour y
dissoudre les constructions et les subordinations à une langue dominante. En définitive,
tout choix fondamental est toujours un choix d'acceptation d'une généricité, en un point.
C'est l'acceptation que quelque chose va échapper au système d'autorité de la langue
dominante. Ce faisant, ça va vous échapper aussi en partie, parce que vous êtes aussi
dans la langue dominante. Il y a donc un effort pour que l'acceptation du générique soit
un processus, qu'on en tire les conséquences et pas seulement qu'on soit ébranlé ou
anesthésié au regard des définitions antérieures.
Je pense que l'antinomie Gödel-Cohen - qui n'était d'ailleurs pas une antinomie,
parce qu'ils étaient tous les deux parfaitement d'accord, aucun des deux n'aimait
vraiment le constructible, et Gödel a été très content de voir qu'on pouvait faire un autre
choix – cette antinomie, c'est quand même une admirable formalisation de ce que c'est
que la liberté de la pensée. Il faut bien en venir au fait que le choix n'est pas prescrit - ni
prescriptible, puisque vous ne pouvez pas revendiquer la cohérence. Vous pouvez dire
« le constructible, c'est quand même mieux, parce que c'est clair et stable, la langue y
est à son affaire ». Vous pouvez dire « le générique, c'est formidable, parce que c'est
l'aventure, le trouble, c'est ce qui déborde les définitions ». c'est une discussion
permanente, partout, à tous les niveaux de l'existence humaine. Les péripéties de
l'existence font que souvent on est dans un registre de soi-même d'un côté et dans un
autre registre tout à fait de l'autre, ce n'est pas une distribution globale et systémique.
C'est une chose que les mathématiciens ont vue en profondeur et qui est un point
existentiel majeur. Est-ce que je vais tenir ma place dans l'ordre de la constructibilité,
c'est-à-dire du définissable ? Est-ce que je vais chercher à être placé ? Parce que la
contrainte du définissable, c'est que ça vous place quelque part, vous avez vos attributs,
votre nom … et tous vos entours sont pareils. Ou est-ce que, finalement, je vais
assumer que quelque chose ne peut pas être placé. Parce que le générique c'est ça,
quelque chose qui est instable quant à son nom, sa disposition et même son existence
fantomatique : deux ensembles génériques, par exemple, sont très difficiles à distinguer
l'un de l'autre puisqu'ils n'ont pas une définition stabilisée ; ils sont pareils. Il faut donc
assumer du complètement différent et du complètement identique. C'est bien connu
dans les entreprises de fraternité politique ou d'amour ou d'autres. Toute l'histoire
intellectuelle de l'interprétation de l'amour a toujours oscillé entre le fait que ce qui est
formidable dans l'amour c'est qu'on était deux et le fait que ce qui est formidable dans
l'amour c'est qu'on était un. On pourrait dire : l'amour à la Gödel, l'amour à la Cohen.
3. Toute pensée contient un choix fondamental. La pensée est donc libre, en un
sens profond, et non pas parce qu'elle peut dire n'importe quoi, ce qui est la liberté
d'indifférence et qui n'a aucun intérêt. Supposez qu'on ait fait le choix d'être du côté du
non constructible, pour une raison ou pour une autre. Ce n'est pas forcément, j'y insiste,
parce que vous avez sous la main un ensemble non constructible, parce qu'un ensemble
non constructible, ça ne se trouve pas sous le pas d'un cheval. Votre choix fondamental
peut se présenter sous la forme : il y a du non constructible, il y a de la nouveauté
indéfinissable dans l'ordre établi (en termes mathématiques : vous déclarez que
l'axiome de constructibilité est faux). En réalité, là, on touche vraiment à l'infini. Car,
en définitive, il faut affirmer qu'il y a de l'infini – de l'infini au sens strict, de l'infini
non constructible. Il faut l'affirmer, et après, voir. Dans la subjectivité non
constructible, appelons-la comme ça – et ce dans tous les ordres de la pensée - vous
supposez l'existence d'un infini non constructible, supposition que vous allez faire
travailler dans le réel, c'est-à-dire : regarder attentivement, se défendre contre des
recouvrements, dénoncer le définissable facile, traquer les déclarations de
constructibilité qui sont manifestement uniquement destinées à maintenir l'ordre et ainsi
de suite, c'est tout un travail. Vous ne ferez pas ce travail si vous n'avez pas fait le choix
fondamental de le faire, c'est-à-dire si, d'une manière ou d'une autre, vous n'avez pas
opté pour la supposition qu'il y a réellement de l'infini non constructible. Ce type
d'infini va vous servir à témoigner du fait qu'en effet quelque chose qui transgresse
l'ordre constructible dominant peut exister.
Moi, c'est ce que j'appelle une Idée. Une Idée, quelle qu'elle soit, c'est toujours
une anticipation infinie sur l'existence d'un univers possiblement générique. Là-dessus,
les mathématiciens ont fait un travail formidable. Ils ont démontré qu'il existe
certains certains types d'infinis déterminés, qui, si on admet qu'ils existent, attestent par
leur seule existence que l'univers n'est pas constructible. Ils ont en quelque
sorte démontré la puissance de l'Idée.
Si vous croyez en ce type d'infini (parce qu'un infini non constructible, vous ne
pouvez pas démontrer qu'il existe), il va témoigner du fait qu'il y a du non
constructible, que l'univers ne peut pas être réduit à du constructible. Ça,
c'est démontré. Je pense que c'est une indication existentielle absolument remarquable.
Elle signifie que si vous avez une Idée et que vous êtes en état de la soutenir
réellement, ce qui revient à dire que vous affirmez son existence, si vous arrivez à
installer cette Idée dans un petit fragment de réel quelque part, eh bien vous avez de
bonnes chances qu'elle fasse basculer le monde hors du constructible. Mais si vous
n'avez pas d'Idée du tout, ça ne sera pas facile d'en sortir, du constructible. La première
forme de cette démonstration mathématique a été trouvée par le mathématicien Scott,
dans un théorème qui dit que s'il existe un « ensemble mesurable » (ensemble très mal
nommé d'ailleurs), alors l'univers n'est pas constructible, il y a du non constructible. Ça
a été bouleversant, parce qu'on voit bien qu'en réalité la question de savoir si tout est
constructible ou s'il y a quelque part du non constructible, ça paraît être une
caractéristique de l'univers tout entier. Alors que là, il suffisait d'un seul témoin, si je
puis dire, d'une seule configuration très particulière, c'est-à-dire un ensemble ayant
certaines propriétés, pour que soit aussitôt récusée la théorie du constructible. Je pense
que c'est toujours comme ça que ça se passe dans le réel : une invention, une
nouveauté, une création, c'est que quelqu'un en a l'Idée, quelque part. Il en a l'Idée au
sens fort, c'est-à-dire il affirme cette Idée existentiellement, il organise son existence
autour du fait que cette chose dont il affirme l'existence, peut exister. Dans ce cas-là, il
est dans la situation du théorème de Scott, c'est-à-dire que si ça existe suffisamment
pour qu'on puisse dire que ça existe, pour que d'autres se rallient au fait que ça existe,
que ça a des conséquences etc., eh bien ça voudra dire que l'univers n'était pas aussi
constructible qu'on l'a dit. Et que donc quelque chose de l'ordre du recouvrement, de la
domination, etc. a été ébréché, réduit. C'est tout à fait étonnant comme connexion
symbolique entre la théorie formelle du constructible et tout ce que nous venons de dire
sur l'obstacle au recouvrement. Parce que si vous tenez ferme sur l'Idée, c'est-à-dire sur
le type d'infini qu'elle contient, ça veut dire que vous avez les moyens de vous opposer
au recouvrement, puisque le recouvrement ne subsiste qu'à supposer que finalement
tout est recouvert par du constructible. Pour s'extirper du recouvrement, il faut donc
avoir une Idée, au sens précis où je le dis, c'est-à-dire la reconnaissance possible d'un
type d'existence dont la conséquence serait que l'univers n'est pas constructible. C'est
autre chose que de rencontrer par hasard, quelque part, quelque chose qui ne serait pas
constructible. C'est un dur labeur qui remanie en quelque sorte notre perception du
monde de façon à ce que vous trouviez des chemins qui en effet installent petit à petit la
cohérence de votre Idée. Puisque, par contre, on sait qu'elle est cohérente, Cohen l'a
montré, vous ne serez pas contredit dans cette affirmation. Mais peut-être que vous ne
trouverez rien. Le théorème dit cependant que vous devez normalement à la fin trouver
quelque chose. Parce que si le corrélat de votre Idée existe, alors l'univers n'est pas
constructible et il y a des limites au recouvrement.
4. De tout ça, on peut tirer une éthique fondamentale, qui nous servira de
conclusion : il faut toujours assumer une Idée, participer au découvrement, se dégager
ainsi de la finitude et ouvrir la pensée à l'infini réel.
« Il faut toujours assumer une Idée », c'est-à-dire s'opposer à une thèse
fondamentale du monde contemporain : l'impératif « Vis sans Idée !», avec toute une
doctrine derrière de recouvrements. C'est uniquement ça qui se cachait derrière le motif
d'apparence anodine, voire progressiste, de la mort des idéologies. La mort des
idéologies, ça veut dire : « Jouis (si tu peux) et vis sans Idée ; jouir est une norme
suffisante ; tiens-toi devant le grand marché planétaire, si tu peux y acheter quelque
chose ça sera bien, pour le reste ne nous em … barasse pas l'esprit avec tes Idées ». Le
premier point est donc de tenir une Idée : une Idée politique évidemment, mais c'est
plus vaste que ça. Ça veut dire : placer son existence sous le signe de ce qu'on ne cédera
pas sur une Idée, c'est-à-dire en réalité sur un type d'infini ; on agira de telle sorte que
finalement la rencontre du générique, elle aura lieu ; le fait que l'univers ne sera plus,
pour vous et pour ceux qui vous entourent, constructible, ça adviendra. C'est ça que
j'appelle : toujours assumer l'Idée.
« Il faut participer au découvrement ». Évidemment, armé de l'Idée, vous pouvez
intervenir, défaire les recouvrements. Les recouvrements sont précaires dès lors que
quelqu'un a une Idée, ça c'est sûr. Il y en a de nombreux exemples, même dans la vie
ordinaire. Si vous avez une Idée de ce que peut être la vie, elle ne se laissera pas
facilement recouvrir par des débris mortifères.
Entre « Se dégager ainsi de la finitude » et l'Idée, il y a un chemin, celui du choix
fondamental premier (« je suis Cohen »).
« Ouvrir la pensée à l'infini réel », c'est la synthèse de tout ça. Avoir la force de
ne pas se laisser recouvrir, toujours tenir sur l'Idée, c'est toujours se
dégager partiellement, jamais totalement (parce que quand c'est absolutisé, ça devient
chimérique), de la finitude et c'est, par conséquent, faire d'une partie de son existence
une création. Une création qui ne sera pas recouverte. Vous vous garderez de façon à ce
qu'elle ne soit pas recouverte.
11 AVRIL 2016
La situation contemporaine, depuis les années 80, ne peut pas être comprise dans
ses effets subjectifs à partir d'une contradiction unique. Je voudrai le montrer tout de
suite à propos de ce que sont les propagandes politiques disponibles à une vaste échelle.
Quelles sont les propagandes qui travaillent les subjectivités ? Il y en a, selon moi,
trois.
Il y a d'abord ce qu'on peut appeler le camp occidental ou impérial, c'est-à-dire le
grand capitalisme mondialisé sous sa forme la plus avancée. Ce camp fait propagande
sur le fait que, dit-il, il est le seul vrai représentant de ce qui est l'unique modernité
politique, à savoir l'État représentatif démocratique, qui tire sa légitimité des élections
libres. Dans cette vision, le capitalisme est considéré comme naturel, évident et
irremplaçable et donc la question de l'organisation économique est réglée, c'est cette
vision qui porte l'idée de la fin de l'Histoire : l'organisation capitaliste est telle, qu'on
n'en voit pas d'autre. C'est l'interprétation fondamentale de l'échec des États socialistes,
de l'échec du communisme etc. Il n'est par conséquent pas question, sauf pour des
ajustements, d'aller contre cette unicité du dispositif économique dominant, de sorte
que la contradiction principale devient étatique : elle est en gros entre dictatures et
démocraties ; ou, dans des formes affaiblies, entre États autoritaires et États libres. Je
remarque que cela nous ramène au débat politique de la fin du XVIIIe siècle : le vrai
débat serait entre despotisme et démocratie, despotisme et république, pouvoirs
autoritaires et pouvoirs libres etc. - puisque l'arrière-plan, à savoir le capitalisme
mondialisé, n'est pas modifiable, qu'il est le fond naturel de toute disposition
économique ou politique.
Il y a une deuxième propagande, celle d'un camp que j'appellerai réactif. C'est un
camp qui en appelle à la tradition contre la modernité, et en particulier contre les
formes jugées inacceptables de la modernité démocratique sous sa forme
occidentale. Ce camp se réclame très souvent d'une identité ethnique ou religieuse ou
nationale. Comme vous le savez, ça peut être le christianisme, comme dans certaines
figures en Pologne aujourd'hui ou bien dans la droite du parti républicain aux États-
Unis où vous avez des gens qui considèrent comme tout à fait naturel d'abattre avec de
grands fusils des médecins qui pratiquent des avortements. Il faut le rappeler, parce que
sinon on a une vision unilatérale : on aurait une mauvaise religion, des meilleures, des
moins mauvaises etc. Non, lorsque vous ré-accordez la vie collective sur des identités
de cet ordre, les effets de violence sont inéluctables. Car naturellement, ça peut être
aussi l'islam, comme en Turquie, en Iran ou dans des bandes armées qui ravagent le
Moyen-Orient, ça peut être la singularité juive comme en Israël, ça peut être le
nationalisme militariste rénové comme au Japon, en Inde, en Hongrie, ça peut être un
autoritarisme semi-religieux comme la Russie de Poutine ... Tout ça définit des
particularités locales, mais l'essentiel c'est que tous ces mouvements affirment, sans
exception, la compatibilité de leur réaction traditionnelle avec le capitalisme
dominant. Aucune de ces entreprises ne prétend dessiner une nouvelle voie sur le fond
immuable du capitalisme historiquement dominant, ce sont des gens qui affirment au
contraire la compatibilité entre un retour réactif aux traditions et une explosion
inégalitaire et violente du capitalisme lui-même. Comme on le sait, l'extrême-droite
républicaine aux États-Unis n'est nullement en train de prêcher le retour à une
économie collective, ce sont au contraire des partisans farouches et fanatiques de la
propriété privée. Je propose de donner à cette tendance réactive le nom de « fascisme ».
Pourquoi ? Parce que je pense que c'est raisonnable aujourd'hui d'appeler « fascisme »
une vision anti-moderniste acharnée, nostalgique de l'époque des nations, des religions,
des conservatismes, et aussi des États autoritaires, mais qui reste articulée, et même
violemment articulée, au capitalisme lui-même. Dans le premier courant, toujours sur le
même fond capitaliste, la contradiction principale devenait celle entre démocratie et
autoritarisme, alors que dans la vision réactive traditionaliste qui comme vous le savez
se développe aujourd'hui, et qui est déjà très puissante, même en Europe, par exemple
en Europe de l'Est où elle se développe à vive allure, on a le même fond capitaliste
invariable mais la contradiction principale est la contradiction entre les vicieuses
libertés modernes et l'ordre traditionnel, c'est-à-dire entre le démocratisme sociétal et le
culte de telle ou telle identité fermée.
J'insiste sur le point que la contradiction dont on nous parle tous les jours comme
étant la contradiction principale, avec mobilisation anti-islamique etc. etc. est une
contradiction qui en tout cas se fait sur fond d'un accord fondamental : la maintenance,
l'invariabilité comme organisation économique naturelle, du capitalisme désormais
mondialisé, avec d'ailleurs des luttes d'influences pour s'emparer de tel ou tel fragment
de cette mondialisation.
On pourrait imaginer une troisième position – je suis bien obligé de l'imaginer,
parce que c'est la mienne – à savoir un camp, aujourd'hui affaibli à l'échelle planétaire,
soutenant que la contradiction principale demeure celle qui oppose, opposerait, ou doit
opposer, et ce toujours dans des expériences locales représentables, un mouvement
d'émancipation collective - qui a été appelé « communisme », que Marx appelait aussi
la « libre association » (on peut lui donner plusieurs noms) - au capitalisme lui-même.
En somme, nous avons trois contradictions déclarées principales par des États,
des opinions publiques ou des groupes restreints. Il y en a deux sur fond de capitalisme
assumé comme seule organisation naturelle de la production, des échanges et des
sociétés : pour l'une, la contradiction dictature et démocratie (ou autoritarisme et liberté
moderne), et pour l'autre la contradiction entre modernité et tradition. Et puis, il y en
aurait une troisième (à laquelle j'appartiens) qui s'en prendrait directement au
capitalisme dominant et qui affirmerait que la contradiction principale reste depuis
deux siècles celle qui oppose le capitalisme et la propriété privée au communisme et à
la libre association collective dans la production.
Ma thèse c'est que dans la conscience des gens, la conscience des masses en
général, et singulièrement, chez nous, dans la fraction qu'on appelle « les classes
moyennes », la contradiction entre modernité et tradition opère finalement contre la
contradiction entre capitalisme et émancipation. Elle la recouvre et, en dernière
instance, elle en annule la pertinence. Appeler, comme notre président Hollande, à « la
défense de nos valeurs (républicaines et démocratiques)» contre la sauvagerie de la
tradition, c'est déclarer qu'il ne faut plus tenir aucun compte de la vielle contradiction
entre capitalisme et émancipation. C'est ça le programme de modernisation de la
conscience de gauche, c'est ça qui est visible sur la tête même de Valls : il va être
terrible sur la contradiction entre modernité et tradition, mais quand il rencontre les
patrons, il va être très aimable, la contradiction, là, on peut « l'harmoniser », c'est une
question de bonne volonté. En plus, qui n'est pas libéral ? Il n'y a que les méchants qui
ne sont pas libéraux.
Ceci a des effets planétaires, parce que du coup apparaît à échelle d'ensemble ce
que j'appellerai « le désir d'Occident » comme seul recours contre la tradition. Et les
mouvements qui se passent aujourd'hui dans le monde, quels qu'ils soient, sont exposés,
à travers cette fascination pour la modernité et la contradiction modernité-tradition, à
une captation au service des intérêts du capitalisme mondialisé à partir d'une
disparition, d'un effacement, d'une relativisation, de la contradiction qui précisément
opposerait frontalement un processus d'émancipation à ce capitalisme mondialisé.
C'est à partir de là que je voudrais commenter le schéma. Au centre, au
croisement des deux axes (la contradiction capitalisme-communisme et la contradiction
modernité-tradition), il y a l'équivoque des subjectivités contemporaines, qui sont
tiraillées par quatre déterminations (et non pas seulement deux). Si, sur l'axe horizontal,
le mot « communisme » vous gêne, vous pouvez le remplacer par « politique
d'émancipation », « politique nouvelle », tout ce qui cristalliserait la nécessité d'en finir
avec l'ordre inégalitaire, oppressif et scandaleux imposé à l'humanité tout entière par la
propriété privée.
Tradition. La tentation identitaire des traditions subsiste très fortement. Parlons
d'ici : « être français », « les valeurs de la France » et la présence chez nous de gens qui
ne les respectent pas, « d'étranges étrangers » … L'élément identitaire caractérise
toujours la tradition. La tradition, c'est toujours la volonté de préserver, de multiplier,
de répéter une identité.
Modernité. La fascination pour la modernité, chez nous, ce sera la marchandise,
l'argent, le tourisme, la liberté des mœurs, le régime démocratique etc.
Capitalisme. L'allégeance dominante au capitalisme comme à l'unique voie pour
l'organisation des sociétés, je l''appellerai le « capitalisme subjectivement naturel », le
capitalisme devenu comme une seconde nature en quelque sorte de tous les sujets - à
force qu'on les ait convaincu que rien d'autre n'était possible. Il ne faut pas sous-estimer
ce point : on peut être formellement, dans les déclarations, anti-capitaliste, mais
profondément pénétré en fait de la conviction que rien d'autre n'est possible et que c'est
là-dedans qu'il faut se mouvoir.
Émancipation, communisme, … tout ce que vous voulez, comme valeur absolue,
à la fois pensée et rêvée – finalement, dans les subjectivités contemporaines, passée,
terminée, finie.
Ce quadrangle, représenté dans le schéma, je pense qu'il tourbillonne dans les
subjectivités contemporaines, avec des variabilités d'accent qui dépendent des
conjonctures et de ce qui arrive aux gens, tout simplement.
Tournons dans ce schéma dans le sens contraire des aiguilles d'une montre.
À la périphérie du schéma, on trouve le monopole que le capitalisme a conquis
quant au désir de modernité. Le capitalisme est en état de se présenter comme l'unique
support possible de la modernité contemporaine, de l'invention, de la transformation,
mais aussi des libertés nouvelles etc. Et donc, vous avez un axe qui va du capitalisme
vers la modernité, que j'appelle « l'Occident », comme tout le monde. Le désir
d'Occident, c'est le désir de cette orientation. C'est un désir qui fusionne quelque part
capitalisme et modernité et qui fait de modernité l'alibi majeur du capitalisme lui-
même. Avec l'injonction que si ce n'est pas ça, alors ça va être la terrible identité
traditionnelle qui va reprendre le dessus.
En continuant dans le même sens, vous avez l'axe entre capitalisme et tradition. Il
y a en effet de nombreuses tentatives contemporaines pour corréler le capitalisme à des
motifs identitaires (religieux, nationaux, familialistes ou autres). Je l'appelle le
fascisme, comme je vous l'ai dit, puisque je pense que la définition générique du
fascisme c'est cette corrélation, paradoxale en apparence, entre capitalisme et
tradition qui s'oppose à la corrélation entre capitalisme et modernité. Le capitalisme
tolère cette tentative, et dans l'Histoire le capitalisme a toléré le fascisme, en réalité. Il y
a eu des conflits entre les démocraties et les fascismes, mais le capitalisme a pu servir,
et sert aujourd'hui encore, d'arrière-fond à de nombreux États parfaitement despotiques.
Le capitalisme peut donc s'en accommoder, notamment quand il est menacé par autre
chose. C'est pourquoi le fascisme peut être un adversaire apparent de la démocratie
libérale, mais dans la reconnaissance que l'arrière-plan est le même. De là que la
contradiction historique entre fascisme et démocratie a été stratégiquement moindre
que la relation antagonique constitutive entre capitalisme et communisme.
On tourne, et on trouve un axe qui corrélerait communisme et tradition, axe qui,
finalement, a été incarné par les États socialistes du XXe siècle. Ces États, et les partis
communistes qui s'en réclamaient, ont garanti la stabilité de leur pouvoir - non
capitaliste de fait (ils avaient quand même brisé le monopole de la propriété privée) - et
ils l'ont en partie conservé en termes d'opinion, par une méfiance à l'égard de toute
modernité - en dehors de la leur propre. Car c'était une création moderne. Il faut quand
même insister sur ce point : briser le monopole sociétal de la propriété privée, cela ne
s'était jamais vu pendant les millénaires de l'Histoire. Ce qui s'est passé là - et qui pour
l'instant a échoué – que ce soit en Russie, en Chine, c'était une innovation historique
sans précédent. Parce que la totalité des figures sociétales depuis des millénaires
reposait, à travers des modes de production très différents, sur le monopole de la
propriété privée et la constitution d'une classe de propriétaires comme la classe
naturelle dirigeante de tous les États concernés. Or, ce qu'il s'est passé c'est que cette
transformation sans précédent, qui a créé dans le monde des îlots d'organisation sociale
échappant au caractère naturel du capitalisme et de la propriété privée, s'est
cramponnée en termes d'opinion, de subjectivités, à des éléments de tradition,
notamment par méfiance de la corrélation entre capitalisme et modernité, par méfiance
du monopole que le capitalisme prétendait sur la modernité. Y compris ici : il y avait au
PCF une hostilité déclarée à la législation de l'avortement, il y avait une homophobie
circulante, il y avait le « réalisme socialiste » comme couverture du conservatisme
formel dans le domaine de l'art, la famille a été maintenue et encouragée et puis même,
à la fin des fins, l'identité nationale est revenue (comme disait Aragon : « mon parti m'a
rendu les couleurs de la France »), il y a eu des traces d'antisémitisme dans les États
socialistes et, dans les partis communistes, des traces importantes de mépris colonial
envers les peuples dominés. Tout ça rattachait quand même les États socialistes à un
socle traditionnel qui les a empêchés en fait de déployer … quoi ? Une nouvelle
modernité. De déployer quelque chose de concurrentiel au capitalisme, non seulement
dans les méthodes de production, mais plus généralement dans une vision du monde,
une construction des subjectivités, un système de valeurs, qui auraient été différents
mais aussi modernes. Et aussi, en un certain sens, de créer une définition spécifique de
la liberté qui aurait été capable de rivaliser avec ce que le capitalisme proposait dans
son ordre propre et qui est devenu aujourd'hui la figure du désir d'Occident à l'échelle
de la planète entière. Le primat de l'État, c'était la conviction que pour protéger les
acquis, c'est-à-dire la propriété collective étatisée, pour protéger l'élément anti-
capitaliste dans son aspect le plus formel, il fallait nécessairement un État autoritaire
dépolitisant la société et, en même temps, organisant des lambeaux de tradition, à
défaut d'une véritable modernité nouvelle (modernité qui avait pourtant été recherchée
de façon très active en Russie dans les années 20).
C'est pourquoi, le quatrième côté, qui est en pointillé, hélas, ce serait l'invention
d'une nouvelle vérité politique qui assumerait d'un côté la contradiction principale entre
communisme et capitalisme et qui d'autre part développerait une nouvelle modernité.
C'est à ça, quelles que soient les figures de mouvements auxquelles nous participons et
dont nous pouvons témoigner, qu'il faut, à la fin des fins, travailler. Parce que, on peut
le dire de façon un peu violente, ce qu'il faut briser aujourd'hui, c'est le désir d'Occident
qui travaille à échelle mondiale, y compris la masse énorme des victimes du
capitalisme mondialisé. Il faut rappeler, par quelques chiffres, l'état réel du monde
d'aujourd'hui : on sait que 264 personnes possèdent l'équivalent de ce que possèdent
trois milliards d'autres … ce sont des chiffres sans précédent dans l'Histoire. Aucune
monarchie absolue n'est parvenue à des écarts de cet ordre. On peut s'en accommoder
comme si c'était naturel, mais on peut aussi avoir quelques doutes sur le fait que ce soit
absolument nécessaire pour faire marcher l'économie mondiale. On a le droit de penser
que c'est pathologique. Je suis quelquefois étonné de l'apathie générale devant cette
monstruosité. Pourquoi y a-t-il cette apathie ? C'est que les gens se disent : « C'est vrai,
ce n'est pas formidable, mais c'est quand même la condition de ma liberté personnelle,
du fait que je ne vais pas si mal, de ceci, de cela, et puis du fait que par rapport à là où
je suis, c'est pire ailleurs ». C'est si pire ailleurs que ceux qui sont ailleurs veulent venir
ici. Les réfugiés ne sont qu'un épisode dans une affaire beaucoup plus vaste, qui est que
le désir d'Occident travaille la terre entière. Car à côté des 264 personnes qui ont
presque tout, il y a 50 % des gens qui n'ont rien. Des gens qui n'ont rien et à qui on
explique que s'ils n'ont rien, c'est de leur faute (c'est l'explication la plus répandue), ils
ne sont pas montés dans le char de l'Histoire comme il fallait etc., Eh bien, il y a
toujours un moment où, pour des raisons très concrètes - une famille, des enfants … -
ils s'en vont là où le désir les mène. Bien sûr, quand il y a des guerres, quand il y a des
bandes armées à vos portes, des tortionnaires partout et des bombardements par-dessus
le marché, ça accélère le mouvement. Mais vous savez très bien que depuis des
décennies, il est venu de façon continue des ouvriers d'origine africaine dans notre
pays, ce n'est pas depuis deux ou trois ans. S'il y a aujourd'hui six millions de
musulmans dans notre pays, c'est qu'ils y sont venus, ce n'est pas parce qu'il y a eu une
génération spontanée de musulmans. Ils sont venus et ils sont venus pour survivre,
articulés et dominés par le désir d'Occident, puisqu'on leur raconte que c'est ça
l'élément naturel de l'existence des sociétés productives. Si on leur dit ça, ça veut dire
que, eux, ils sont hors nature, ils ne sont pas au bon endroit, là où ils sont on ne peut
pas vraiment vivre. Alors on peut dire : c'est la faute de leurs gouvernements. En
réalité, quand on regarde de près, on voit comment ça se passe : ce sont des zones de
pillage organisé de longue date, avec des gouvernements corrompus payés par les
Occidentaux pour que le pillage puisse se continuer tranquille, les gens qui sont là-
dedans sont des gens qui n'ont pas de possibilités de s'installer, de vivre …
Le schéma indique tout ça. Il montre que si on ne construit pas, d'une façon ou
d'une autre, le quatrième côté de façon sensible, c'est-à-dire si on ne crée pas un désir
autre que le désir d'Occident, un rival du désir d'Occident, à savoir la création d'une
politique qui soit expressément destinée à mettre fin à la monstruosité du capitalisme
mondialisé, eh bien ce quatrième côté ne pourra pas fonctionner. Il y aura une
pathologie planétaire que nous pouvons constater aujourd'hui à d'innombrables
symptômes et dont les deux formes les plus caractéristiques sont : d'un côté l'apparition
de plus en plus étendue de forces fascisantes, y compris dans des États apparemment
raisonnables de l'Europe occidentale, et la deuxième chose ce sont de gigantesques
migrations de populations avec des gens qui cherchent désespérément à aller là où on
leur dit qu'on peut vivre. Ça, ça crée petit à petit les conditions de la guerre.
C'est dans ce maelstrom historique que nous pouvons nous situer. Un
mouvement, quel qu'il soit, est une bonne chose, parce que le mouvement exprime
toujours une inquiétude ou une exaspération sur certains aspects de la situation
présente. Encore que, souvent, on peut discerner aussi des phrases très importantes du
désir d'Occident, par exemple que ce soit encore mieux là où on est, avec une solidarité
minimale avec la vision planétaire des choses. Parce que les ennuis qui sont les nôtres
sont encore loin de valoir ceux de gens qui sont prêts à monter dans des barcasses et à
aller sur l'eau avec le risque de s'y noyer. Il faut penser à eux. Il faut penser à eux, parce
que c'est la bonne façon de penser à nous. Sinon on est engagé soi-même dans une
espèce de pathologie générale créatrice de mort. Tout ça pour dire que l'appréciation
que nous pouvons porter sur une figure de mouvement, quelle qu'elle soit, doit se faire
à partir d'un désir, et par conséquent d'une pensée, qui soit hostiles ou expressément
dégagés du désir d'Occident. Et donc, il faut une idée stratégique qui va nous servir
d'évaluation de ce qui se passe concrètement : ce que nous disons dans cette idée
stratégique se trouve-t-il conforté, consolidé, ou pas du tout, par ce qui se passe ? Il faut
avoir le mouvement, mais aussi il faut avoir ce que j'appellerai le méta-mouvement,
c'est-à-dire une idée interne au mouvement qui lui donne la capacité de juger ce qu'il
est historiquement. Il ne faut pas seulement avoir les idées du mouvement, il faut avoir
les idées de ces idées : il faut que le mouvement soit situable par ses acteurs eux-
mêmes dans la situation que nous venons de décrire, qu'il puisse y repérer sa place, ses
objectifs, ses tentations négatives, dans quelle mesure est-il réellement dégagé ou pas
par rapport au désir d'Occident etc.
Cette idée stratégique, je pense qu'on peut la ramener à quatre points
programmatiques bien classiques, qui constituent des opérateurs de jugement pour
évaluer la portée stratégique réelle de ce qu'on est en train de faire et de penser. C'est
l'affirmation de quatre possibilités, possibilités dont le désir d'Occident se constitue en
déclarant que c'est impossible, justement. Nous tombons sur cette maxime, développée
sous une forme ou sous une autre : une politique réelle, c'est toujours une politique qui
décide elle-même de ce qui est possible et impossible, c'est-à-dire qui n'entre pas dans
un consensus avec l'adversaire sur ce qui est possible et impossible. Car la domination,
ça consiste, fondamentalement, à déclarer ce qui est possible et ce qui est impossible et
à convaincre les gens qu'il en va bien ainsi. L'exemple le plus frappant, bien entendu,
c'est la déclaration : « le capitalisme est la seule chose possible, la seule figure
rationnelle et naturelle de l'organisation de la société» (les camps, Staline etc., ce ne
sont que des annexes argumentatives). La politique commence quand vous n'acceptez
pas que la distinction entre le possible et l'impossible soit en partage avec votre
adversaire. Vous affirmez que vous n'avez pas la même loi d'évaluation de ce qui est
possible et impossible que celle que la propagande dominante tente d'imposer. C'est un
geste de dégagement absolument fondamental. Les 264 dont nous parlions, et dont la
propagande dit que « ce sont eux qui donnent le travail », on leur dit : « merci,
messieurs, les donateurs de travail de cette espèce, on peut s'en passer !».
Ces possibilités, nous pouvons, dans un mouvement réel, même à une échelle très
petite, tester si elles sont vivantes, ou si elles ne le sont pas, ce sont des critères
d'évaluation. Voilà ces quatre possibilités.
Premièrement, il est possible d'organiser la vie collective autour d'autre chose que
la propriété privée et le profit. Il faut revenir quand même à l'énoncé crucial de Marx
dans le Manifeste où il dit à un moment que tout ce qu'il raconte se ramène à un seul
point : l'abolition de la propriété privée. Cette idée était présente déjà depuis un certain
temps puisqu'on la trouve chez Platon, elle a animé toute la pensée émancipatrice du
XIXe siècle, elle est assez largement oubliée aujourd'hui, et il faut la ressusciter à tout
prix. Autrement dit : le capitalisme n'est pas, et ne doit pas être, la fin de l'Histoire.
Deuxièmement, il est possible d'organiser la production autour d'autre chose que
la spécialisation et la division du travail. En particulier, il n'y a aucune raison que se
maintienne la séparation entre travail intellectuel et travail manuel ou entre les tâches
de direction et les tâches d'exécution. C'est plus profond que la notion convenable
d'égalité, c'est l'idée que les divisions qui organisent le travail lui-même sont des
divisions mortifères.
Troisièmement, il est possible d'organiser la vie collective sans se fonder sur des
ensembles identitaires fermés comme les nations, les langues, les religions, les
coutumes. La politique, en particulier, peut unir l'humanité tout entière hors de ces
références. Toutes ces différences doivent et peuvent coexister de façon féconde, mais
à l'échelle politique de l'humanité tout entière. De ce point de vue, l'avenir est à un
internationalisme complet et il faut affirmer que la politique peut et doit exister
de façon transversale aux identités de ce type.
Et enfin, quatrièmement, il est possible, peu à peu, de faire disparaître l'État
comme puissance séparée ayant le monopole de la violence (police et armée).
Autrement dit, la libre association des humains et la rationalité qu'ils partagent peuvent
et doivent remplacer la loi et la contrainte.
Pour faire court : abolition de la propriété privée (évidemment, ça ne veut pas
dire : nationalisation de vos canapés et de vos sommiers, ça c'est qu'on veut faire croire,
ça concerne diverses fonctions relevant du bien public, notamment les grands
ensembles de production, commerciaux etc.) ; fin de la division du travail (point très
important, auquel Marx, qui appelait à l'entrée dans l'ère du « travailleur polymorphe »
tenait beaucoup, et qui est très occulté aujourd'hui) ; la politique doit être la politique de
l'humanité tout entière (l'internationalisme doit être une réalité effective à tous les
niveaux); dépérissement de l'État.
Ce n'est pas exactement la donation d'un programme, il ne faut pas qu'il y ait
d'ambiguïté là-dessus. Ce n'est pas la description d'une société à venir qui surgirait on
ne sait pas trop comment. Ce sont des principes d'évaluation de ce qui se passe : ce qui
se passe a-t-il une relation avec l'un de ces quatre points, lequel, et dans quelles
conditions ? Si aucun de ces points n'est convoqué d'aucune façon, on jugera que ce qui
se passe n'est en tout cas pas dans la direction stratégique générale nécessaire pour
qu'une politique nouvelle soit créée. Si on voit les mouvements des places dans leur
ensemble, de l'Égypte à Nuit Debout, je pense que l'idée était de traiter directement, et
un peu fantasmatiquement, le point quatre, en réalité : on allait construire tout de suite,
là, quelque chose comme un mode d'existence collective soustrait à toute autorité
séparée, on allait construire une autorité immanente, c'est-à-dire l'autorité du collectif
sur le collectif. C'est l'idée bien connue de l'horizontalité, avec la méfiance et la
suspicion vis-à-vis de l'émergence de dirigeants, et finalement l'idée que c'est ça la
démocratie absolue, la démocratie véritable. Du coup, je crois que ça isole le point
quatre, expérimentalement : on expérimente localement une espèce de disparition en
partie magique de l'État, dans une horizontalité localisée, qui n'a aucune prise
finalement sur les autres points. Ça produit l'effet étrange que cette disparition de l'État
sépare cette horizontalité locale du reste, c'est une expérience qui elle-même est
séparée. Alors on dit : « Bon, on va l'étendre ». Mais pour l'étendre, il faut d'autres
propositions, il faut s'adresser à d'autres gens, il faut donc entrer dans une expérience
qui va relever les trois autres points d'une manière ou d'une autre. C'est ça qui fait que
« démocratie » est un terme insuffisant. « Démocratie », par lui-même, n'est pas un
terme qui dit qu'il faut s'en prendre à la propriété privée. Parmi les 264 qui possèdent
presque tout, il y a certainement un bon nombre d'excellents « démocrates »
… exceptons les milliardaires chinois, que la démocratie n'intéresse pas beaucoup. On
peut soutenir que les républicains qui ont fait le coup d'État de Thermidor, c'était ça
leur idée principale : on allait montrer que le seul homme véritablement libre, c'était le
propriétaire, cela a été quasiment inscrit dans la Constitution après le renversement de
Robespierre ; quant aux ceux qui n'avaient pas de propriété, c'étaient des individus à
l'existence douteuse et surtout il fallait s'en méfier (comme l'homme est mauvais,
pensaient-ils, celui qui n'a pas de propriété voudra la voler, il ne faut donc pas lui
donner le pouvoir). La séparation vis-à-vis des autres points de l'idée démocratique, fût-
elle poussée de façon extrême comme dans les mouvements des places, est en réalité
une séparation vis-à-vis de la société tout entière. C'est ce qui s'est passé en Égypte de
façon flagrante : ils n'ont pas vu que l'écrasante majorité des gens, si on leur demandait
de voter, eh bien ils votaient pour les Frères musulmans. Ils n'allaient pas voter pour la
continuation indéfinie de la démocratie des places parce qu'ils savaient parfaitement
que cela, c'était une fiction, qu'un jour ou l'autre, il faudrait rentrer à la maison. Et à la
maison, on retrouverait quoi ? On retrouverait la maison, comme elle est, avec son
propriétaire, qui vient vous réclamer le loyer …
Ça montre quand même qu'il y a une solidarité des quatre points. Si je tentais de
redonner quelque force au mot « communisme », je dirais que le communisme c'est le
nom de la solidarité des quatre points, de ces quatre hypothèses. C'est le nom du fait
que vous ne pouvez pas être vraiment démocrate, si vous ne mettez pas fin aux
inégalités monstrueuses que le capitalisme engendre à partir du droit de propriété et de
la logique de la concentration du capital ; mais vous ne le serez pas non plus si vous
maintenez la séparation, à l'intérieur de la division du travail, entre les cadres et les pas-
cadres, les ouvriers et les techniciens etc. ; et vous ne pouvez pas l'être non plus si vous
continuez à vous prévaloir d'une identité du type « les valeurs de la France » ou d'une
tradition religieuse etc.
Je vais conclure. La politique nouvelle, si elle peut être engendrée par l'historicité
des mouvements, je la définirais par la mobilité, dans les subjectivités agissantes, des
quatre points fondamentaux. C'est leur présence comme instruments d'évaluation et leur
introduction nécessaire partout où il y a des mouvements populaires. Au fond, la
circulation concrète des quatre points va se cristalliser dans les mots d'ordre du
mouvement. Il y a une nécessité absolue qui est de dépasser les mots d'ordre strictement
négatifs. Le mouvement, à la fin des fins, va être jugé sur quelle a été sa ou ses
propositions affirmatives dans la situation concrète. Si vous dîtes simplement : « À bas
la loi sur le code du travail », vous êtes mort d'avance. Peut-être que vous mourrez avec
la loi elle-même … Le mouvement ne va pas être jugé sur ce qu'il est, mais sur ce
qu'il dit, parce que les mouvements, du point de vue de leur être, sont presque toujours
pareils, ils n'ont pas changé depuis l'Antiquité grecque : on se rassemble, on occupe un
lieu, on est très content, on fait la cuisine, on tient des assemblées générales, tout le
monde a droit à la parole etc. etc. Il ne faut quand même pas nous présenter ça comme
une innovation sensationnelle. Non, c'est la loi des mouvements de masse, et elle est
excellente, mais elle ne traite pas la situation à proprement parler, elle
traite sa situation, c'est-à-dire sa configuration interne, légitime mais son inscription
réelle dans l'Histoire va dépendre de ce qui est dit. C'est pour ça qu'il y a aussi des
mouvements d'extrême-droite qui ont des caractéristiques voisines, hélas. Même le
grand mouvement contre le mariage pour tous … les gens étaient là, contents, ils
affrontaient la police avec vigueur etc. et pour dire quoi ? Pour dire des saloperies.
Donc, on les a jugé là-dessus, on n'a pas dit : « ça c'est un beau mouvement de masse »,
on a dit : « c'est des cochons ». C'est pour vous dire que l'être formel du mouvement de
masse est un invariant de la démonstration historique d'un groupe déterminé et ce qui
va le qualifier en tant que tel, du point de vue de sa position dans le diagramme que
vous avez, c'est ce qu'il déclare affirmativement. Parce que quand on déclare
négativement, on peut toujours être allié avec des gens qui ont les mêmes négations que
vous et qui ne valent pas grand chose. Par contre les affirmations, ça divise, ça c'est
sûr ; et l'affirmatif va être la clé de ce qu'un mouvement signifie. Nous devons viser la
construction d'une modernité politique, qui sera aussi sociale, productive, travailleuse,
intellectuelle, artistique, technologique, qui sera capable de rivaliser avec le monopole
contemporain inégalitaire mortifère et guerrier de la modernité capitaliste.
Je vais conclure par la poésie. Quand il y a un mouvement, on dit « ça bouge » et
c'est bien que ça bouge, parce que sinon c'est mort. Ça bouge a rapport avec le souffle.
C'est infra-politique, mais c'est ce qui rend possible, peut-être, qu'un certain nombre des
points fondamentaux commencent à se mouvoir. Je voudrais conclure par une grande
métaphore poétique de ce souffle lui-même et je le trouve dans le poème « Génie » de
Rimbaud.
Ce poème est une énigme, parce qu'on ne sait pas ce que c'est, « le génie », d'un
bout à l'autre du poème. Quand Rimbaud dit « il », je vous prie à chaque fois d'entendre
« politique nouvelle » ou « communisme », à votre choix (rires dans la salle)
GÉNIE
Il est l'affection et le présent, puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux
et à la rumeur de l'été, - lui qui a purifié les boissons et les aliments - lui qui est le
charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l'affection et l'avenir,
la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer
dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et
l'éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l'épouvante de sa
concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection
égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie...
Et nous nous le rappelons, et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa
promesse sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges.
C'est cette époque-ci qui a sombré !"
Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la
rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché : car
c'est fait, lui étant, et étant aimé.
O ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des
formes et de l'action.
O fécondité de l'esprit et immensité de l'univers.
Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence
nouvelle !
Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique
plus intense.
Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
O lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
O monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !
Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en
cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards,
forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut
des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.
Je voudrai terminer par trois ponctuations de ce texte extraordinaire.
D'abord, Rimbaud attribue au Génie deux attributs contradictoires. Il est le
charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Or, je pense que c'est ce
que doit être le repérage dont je vous parlais des points d'appui de la politique et de son
œuvre dans les mouvements locaux ou plus vastes. Ça se donne dans des singularités
presque insaisissables, il faut être très attentif pour discerner la présence des motifs
réels dans une situation. Mais ça procède aussi d'une construction solide de ce qui est le
plus fortement établi. Il ne faut jamais sacrifier le charme des lieux fuyants au délice
surhumain des stations, il ne faut pas sacrifier le nomadisme des lieux fuyants, le côte
mouvement, passage, à l'immobilité des pouvoirs. Mais il ne faut pas non plus sacrifier
la nécessité d'une vision stratégique solide, installée, partagée, à l'opportunisme des
circonstances.
Deuxièmement, Rimbaud nous dit aussi que la politique nouvelle doit assurer la
sortie réelle du monde dominant, elle ne doit pas s'y installer, elle ne doit pas se
contenter de le critiquer indéfiniment de l'intérieur. Il faut en sortir. Il faudra bien
organiser la sortie du capitalisme. Je dirais plus volontiers sa sortie que son
renversement. Tout comme, pour Platon, la philosophie c'est la sortie de la caverne du
semblant. Et cette sortie implique deux choses. L'accueil positif de l'événement, ce qui
autorise l'espoir d'une nouveauté en brisant les lois de la domination, c'est ce que
Rimbaud appelle magnifiquement le brisement de la grâce nouvelle. Accueillir
positivement ce qui se passe comme une occasion de sortie, et pas seulement de
piétinement. Et une fois sorti, il y a l'invention active, il y a le travail des conséquences
les plus lointaines de l'événement, celles qui anéantiront l'ordre ancien. Une fois la
sortie opérée, on se retournera vers lui et on dira : « c'est fini, c'est passé ». Et Rimbaud
le nomme cette fois-ci violence nouvelle, les deux ensemble : une violence n'est
acceptable que si elle est nouvelle, elle n'est pas alors violence au sens habituel du
terme, mais création, invention.
Et enfin, il nous indique que cette nouveauté politique, il faut à la fois la vouloir,
l'affirmer, l'appeler, mais il faut aussi la voir où elle se trouve, il faut avoir l'œil exercé
pour voir où dans le mouvement, dans quel mot d'ordre, dans quelle action, se situe
vraiment le point décisif. C'est-à-dire voir où est le chemin que notre pensée emprunte,
doit emprunter. Et il faut en parler aux autres, c'est ça qui est fondamental. Il faut le
renvoyer aux autres avec l'enthousiasme nécessaire. Il faut cet élément neuf, historique,
où peut se construire la nouvelle politique, il faut le héler, le voir – le percevoir dans
son chemin caché – et le renvoyer - c'est-à-dire le léguer à tous les autres.
C'est comme ça qu'on va conclure, avec Rimbaud : sachons tous avoir du génie,
c'est-à-dire cette nouvelle politique qui va venir, cette politique d'émancipation qui va
venir, qui viendra, qui est là même, qui n'est peut-être pas assez hélée, pas assez vue,
pas assez renvoyée. Sachons la héler, la voir, la renvoyer à la terre entière, à laquelle en
ce moment ce génie manque cruellement.
6 JUIN 2016