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3) Jugements

synthétiques a priori
La construction du savoir
Si le beau c’est ce qui plaît à la sensibilité humaine, ce qui réveille des
émotions, comment le jugement qui en découle arrive-t-il à emporter
l’adhésion quasi universelle de tous ? En vérité, le jugement de goût
n’apporte aucune connaissance, mais il tend à s’universaliser comme le
jugement de connaissance. Cela veut dire qu’on ne peut comprendre le
jugement esthétique qu’en l’opposant au jugement logique où il s’agit de
construire un savoir universel. Si le jugement esthétique n’est pas un
jugement de connaissance, alors il faudra savoir ce qu’est un jugement de
connaissance. Ce qui revient à dire que pour mieux comprendre la Critique
de la faculté de juger, il faut nécessairement comprendre certains aspect des
arguments de la Critique de raison pure, notamment le schématisme. Celui
qui sait en effet comment se construit le savoir scientifique universel est
mieux à même de comprendre la synthèse de l’antinomie du goût opérée par
Kant et les cinq (5) moments de la réflexion dans le jugement esthétique.

Ce point du cours exigence une attention toute particulière, car il se rapporte


aux quelques pages (probablement les plus difficiles à comprendre) de la
théorie du schématisme que l’on retrouve dans la Critique de la raison pure.
Le texte de Luc Ferry en est le cadre illustratif (Kant. Une lecture des trois
« Critiques », Paris : Grasset,2006).
Il faut situer la critique de la connaissance chez Kant en la
rapportant à la théorie de la finitude et au retrait du divin de
l’univers mental des philosophes des Lumières.

 Théorie de l’objectivité et problème de la représentation


Kant est confronté au « problème critique » ou au « problème de la
représentation » dès 1770 : il se posait alors cette question (en
précisant qu’elle était la clé de tout le mystère de la métaphysique) :
« sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on nomme en nous
la représentation à l’objet ? »
Pour comprendre le problème, il faut se rapporter au graphique
suivant
Représentation

Sujet en soi Sujet pour nous Objet pour nous Objet en soi
(Hors représent.) (Consc. de soi) (Phénomène) (Hors repr.

Objet pour nous ou objet de notre représentation = Intériorité

Objet en soi hors de notre représentation = Extériorité


Commentons le graphique

Lorsqu’on examine l’une de nos représentations, on y trouve nécessairement


4 éléments essentiels :
1) La conscience que nous avons de nous-mêmes (ou conscience de soi),
par exemple, je suis entrain de faire cours avec des étudiants de la L2

2) La conscience de l’objet, par exemple l’étudiant qui est en face de moi qui
prend ses notes.
Ces deux éléments semblent définir une représentation. Mais il n’en est
rien. Car on ne peut s’empêcher de rapporter, par la réflexion, ces deux
éléments présents dans notre conscience à leurs corrélats hors de notre
représentation. Pour le dire plus clairement, nous pensons tous que

3) nous existons hors de la conscience que nous avons de nous-mêmes


(que nous sommes un sujet en soi en plus d’être un sujet pour nous-mêmes)
4) nous distinguons l’objet tel qu’il existe dans notre représentation et
tel qu’il existe en soi. Donc l’objet pour nous (qui dépend du regard que nous
jetons sur lui) et l’objet en soi (pourrait-on dire), qui échappe au regard que
nous jetons sur lui (l’objet).
Problème : Qu’est-ce qui nous garantit que l’idée que nous avons des objets
correspond bien à la réalité ? Autrement posée la question devient :
Est-ce que nos représentations des objets sont vraies ? Nos représentations
sont-elles adéquates à l’objet tel qu’il existe en soi, hors de la représentation?

À y réfléchir de près, on s’aperçoit aisément que le problème ainsi formulé


débouche sur une aporie.

Raison : je ne puis en aucune manière savoir ce que l’objet est en soi.


Hors du regard que je jette sur l’objet, je n’ai visiblement aucun pouvoir
de comparer ma représentation de l’objet (l’objet pour moi) et l’objet tel qu’il
est en soi.

Avant Kant, la solution cartésienne avait voulu apporter une réponse à ce sérieux
problème philosophique. En quoi consiste-t-elle ?
Deus ex machina : la solution du cartésianisme

Dans l’hypothèse cartésienne (pour Leibniz « Harmonie préétablie »), Dieu


doit intervenir pour garantir que ma représentation de l’objet correspond
bien à l’objet en soi. Comme nous n’avons aucun moyen de sortir de notre
conscience pour comparer les deux objets (l’objet de ma représentation
et l’objet tel qu’il est en soi), c’est Dieu qui garantirait la correspondance
puisque Descartes suppose qu’il est un Dieu bon, et il est de la nature d’un
Dieu bon de ne jamais tromper.
Pour Kant, la solution la plus absurde est celle qui fait intervenir,
pour résoudre le problème de la représentation, la garantie divine,
donc la solution proposée par le cartésianisme (deus ex machina).
Pourquoi ?

Parce que la « garantie divine » est un cercle vicieux intenable. Comment?

Le cercle vicieux : il consiste à fonder sur Dieu la validité de nos


connaissances. Mais alors qui va, dans ces conditions, nous garantir au
préalable (au début de notre réflexion) que notre connaissance de Dieu est
bien valable ? Qui sera le garant, à son tour, que notre connaissance de
Dieu (le Dieu pour nous, si l’on veut bien) correspond bien au Dieu tel qu’il
est en soi (par exemple, est-ce que le Dieu en soi est Bon au point qu’il ne
nous tromperait jamais ?). On voit par là que la garantie divine apparaît
comme une solution qui suppose déjà avoir résolu la question qu’elle
prétend résoudre. D’où le cercle vicieux et l’absurdité de l’hypothèse de la
« garantie divine ».
La révolution copernicienne ou la solution de la Critique de la raison
pure

La solution consiste :
à poser le problème de l’objectivité en termes d’universalité (ou, si l’on veut,
de validité universelle) dans la liaison de nos représentation

À renverser extériorité et intériorité : il ne s’agira plus de se poser


naïvement la question de l’adéquation de ma représentation de l’objet
(l’intériorité) et l’objet tel qu’il est en soi (l’extériorité), puisque le problème
sera à jamais insoluble aussi longtemps que nous poserons la question de
cette manière.

 Avec la révolution copernicienne, il ne s’agira plus de savoir comment nos


représentations peuvent être adéquates aux objets en soi, mais de
déterminer ce que notre entendement peut tenir pour objectif.

 On part maintenant du sujet de la connaissance et non de l’objet en


soi pour tenter de résoudre le problème de l’objectivité.
 L’objectivité, dans la Critique de la raison pure, ne se définit plus
comme accord entre nos concepts et ce qui est extérieur à nos
représentations ; le subjectif et l’objectif (intérieur vs extérieur ou
le pour nous et le hors de nous) ne s’opposent plus comme avant.
La seule opposition possible se décline ainsi : ce qui est valable
pour moi et ce qui est valable aussi pour autrui.

 Ce qui est considéré à partir de kant :


c’est la synthèse de représentations selon certaines règles
universellement valables (il nomme cela « le transcendantal ») ; le
caractère universellement valable de certaines liaisons (où lois
scientifiques).

 D’où la fameuse question posée par Kant dès le début de la Critique de la


raison pure : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils
possibles ? Cette question trouve sens et fondement dans la théorie
du schématisme.
Schématisme : de la theoria à l’activité de synthèse

Problème à résoudre, hérité de l’antinomie de l’empirisme et du


cartésianisme : comment des concepts dont la valeur est à la fois
intemporelle et universelle peuvent-ils être représentés par la conscience,
qui, elle, est toujours particulière et temporelle ?

La théorie du schématisme essaie de répondre concrètement à cette


question en dépassant empirisme et cartésianisme
Exposé du motif :

Cartésianisme : il existe en chacun de nous des « idées innées », ou des


vérités communes ou encore des concepts généraux qui ont été crées par
Dieu, que nous partageons tous : Le bon sens cartésiens dans Discours de la
méthode.
Par exemple, la somme des angles d’un triangle égale 180°. Des vérités
élémentaires qui nous permettent d’accéder à l’objectivité et à l’universalité
en tout lieu et en tout temps.

Empirisme : De telles idées au contraire n’ont ni sens ni fondement. Tous


nos états de consciences, nos connaissances proviennent toujours de
l’expérience ; tout se ramène à l’induction. Exemple cette loi : j’ai observé
plusieurs fois que l’eau bout à 100°, et j’en déduis qu’il en sera ainsi toujours.
Donc la science n’est qu’une attente (croyance) : scepticisme
Point positif chez les empiristes : l’existence de concepts généraux relève
d’un postulat métaphysique, et ils ne sont pas représentables, pour la
simple et bonne raison que ma conscience se représente toujours les objets
particuliers situés dans un espace temps bien défini. Exemple : il n’y a pas
dans la conscience un concept général de triangle, je me représente toujours
un triangle particulier possédant des dimensions et une forme particulières.
Il n’y a rien dans ma conscience qui ressemblerait à une « idée innée »
correspondant à l’image d’un triangle en général.

Kant hérite de cette antinomie et essaie de la résoudre dans le


chapitre qui traite du schématisme.
Résumé de la solution kantienne : les concepts ne sont pas des
représentations, des idées innées qui seraient données en partage par on ne
sait quel Dieu, mais des schèmes. Qu’est-ce à dire? Les schèmes sont des
méthodes générales de construction des objets, partant de notre
connaissance.

Reprenons l’exemple du triangle: le concept de triangle, considéré


comme schème, ne renvoie pas à une sorte d’image « en général » (ce qui n’a
aucun sens), mais renvoie plutôt à l’ensemble des règles que chaque
être humain est obligé de suivre pour parvenir à tracer une image de
triangle sur un tableau ou feuille de papier. Concrètement, c’est
savoir utiliser un compas et crayon pour construire un triangle.
Ce sont ces règles ou ces procédures qui sont pour tout un chacun les
mêmes en tout lieu et en tout temps. Donc ce sont ces règles ou
procédures générales qui sont communes à l’humanité toute entière
et non une prétendue figure du triangle (avec T), inscrite dans notre
conscience.
Conséquences : Schème comme méthode de construction peut être
temporalisé et particularisé sans pour autant que nous perdions son
caractère universel.

Véritable révolution : la connaissance n’est plus pensée comme une


contemplation (une theoria) mais comme une activité. Connaître,
c’est synthétiser, ou « penser, c’est juger » selon Kant. C’est relier
entre elles les représentations en suivant certaines règles.

Empiristes et cartésiens pensaient en termes d’ »idées », et Kant


pense en termes d’activités de synthèse, de pratique puisqu’il s’agit
de mettre ensemble pour aboutir aux lois. Avec Kant, la pensée
apparaît comme une construction. Bachelard reprendra cela en ces
termes : « rien n’est donné, tout est construit ».

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