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Nonfiction Article 10808
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Philosophie
La conscience est-elle une illusion ?
PAR Wael BASILLE
Depuis une quarantaine d’années, en réaction à l’essor des sciences cognitives, les débats
autour du statut métaphysique de la conscience connaissent un renouveau dans la
philosophie de l’esprit. Le « problème difficile de la conscience », selon l’expression du
i
philosophe australien David Chalmers , consiste à rendre compte des ressentis
subjectifs dans un cadre matérialiste.
La capacité à éprouver la douleur est à cet égard une illustration éloquente de la spécificité
du problème. Les neurosciences permettent d’expliquer en détails comment, lors du contact
entre la main d’un être humain conscient et une surface brûlante, les nocicepteurs de la
peau produisent des signaux nerveux traités par le cerveau et causant le retrait de la main.
Cette explication mécaniste laisse toutefois de côté l’aspect le plus saillant du phénomène
i
de la douleur : « ce que ça fait » subjectivement d’avoir mal. Il paraît en effet tout à fait
concevable qu’une chaîne causale ne faisant intervenir que des processus physiques ait lieu
sans n’être accompagnée d’aucune sensation de douleur.
C’est précisément pour cette raison que Descartes postulait l’existence d’une substance
pensante, indépendante de la matière. Le dualisme cartésien souffre cependant de défauts
majeurs, le rendant inacceptable aux yeux de la plupart des philosophes contemporains. Si
une solution matérialiste au problème de la conscience était possible, elle serait donc à
privilégier en vue de l’élaboration d’une image scientifique unifiée et complète du monde.
semblerait absurde qu’il puisse se méprendre sur ce qui lui apparaît, c’est-à-dire sur
l’existence de l’hallucination elle-même.
Pour comprendre comment une telle position peut être sérieusement défendue, l’auteur
commence par présenter une stratégie populaire dans les débats contemporains dans la
philosophie de l’esprit, consistant à déplacer le problème métaphysique de la conscience
vers l’épistémologie. Autrement dit, au lieu d’expliquer comment des propriétés
phénoménales peuvent exister dans un monde purement physique, la stratégie épistémique
consiste à expliquer par quels mécanismes nous en venons à croire qu’il existe de telles
propriétés non-matérielles.
Il s’agit donc de rendre compte de la genèse des concepts référant aux contenus de
l’expérience consciente, les concepts phénoménaux. Nous utilisons naturellement des
concepts phénoménaux lorsque nous voulons faire référence à nos expériences
subjectives, par exemple lorsque nous disons que le goût d’un aliment nous apparaît d’une
manière inhabituelle. Les approches adoptant la stratégie épistémique ont pour objectif
d’expliquer pourquoi les concepts phénoménaux semblent intuitivement référer à des
propriétés immatérielles. L’idée sous-jacente est qu’une explication matérialiste de notre
croyance en des propriétés phénoménales n’implique aucunement l’existence réelle de ces
propriétés, de la même manière qu’une explication de la croyance en Dieu n’implique pas
l’existence réelle de Dieu.
La première partie du livre est une présentation détaillée des familles de théories
matérialistes basées sur la stratégie épistémique. Ces théories font face au gouffre
épistémique qui désigne un ensemble de très fortes intuitions que nous avons tous à
propos de nos propres expériences conscientes. Comment expliquer, par exemple, que
nous soyons si certains de saisir directement l’essence des propriétés phénoménales dans
l’introspection ? « Lorsque je fais l’expérience d’une tache rouge et que je me concentre sur
cette expérience, ma saisie de celle-ci me livre apparemment l’ essence de la qualité du rouge
i
» . La vie intérieure d’un sujet conscient lui apparaît comme riche de qualités
auxquelles il aurait une sorte d’accès privilégié. Comment ces qualités pourraient n’être, en
réalité, rien d’autre que des propriétés de son activité cérébrale ?
Selon une des nombreuses théories présentées dans le livre, l’utilisation des concepts
phénoménaux se ferait sur le mode de la citation. De la même manière qu’il existe, en plus
du concept de chat, un concept citationnel du mot « chat » (comme dans la phrase « le mot
“chat” a quatre lettres »), il existerait, en plus du concept de rouge objectif, un concept
phénoménal de « rouge » portant sur l’expérience de rouge. Lorsqu’un sujet conscient
regarde un objet rouge, son cerveau active un concept de rouge.
L’idée est qu’il existerait dans le cerveau un mécanisme de citation mentale, dont
l’activation correspondrait au concept phénoménal de rouge. « Utiliser le concept de rouge
phénoménal et avoir une expérience de rouge ont quelque chose en commun : dans les deux
i
cas, le sujet est dans un état mental qui instancie la propriété de rouge phénoménal » . Le
concept phénoménal de rouge aurait ainsi la particularité de référer à un état mental
duquel il est lui-même constitué. L’intuition que nous saisissons immédiatement l’essence
de nos expériences s’expliquerait par cette spécificité des concepts phénoménaux d’être en
contact direct avec leur référent.
F. Kammerer juge cette théorie inapte à résoudre le problème de la conscience, tout comme
les autres théories matérialistes qu’il critique dans la deuxième partie du livre. La saisie
directe de l’essence des propriétés phénoménales par un agent cognitif pose problème, et
ce même si ces propriétés s’avèrent en réalité être de nature physique. Il est en effet
difficile de comprendre comment « être dans un état nous donne une saisie quelconque de cet
i
état » .
Les matérialistes veulent le beurre et l’argent du beurre en gardant intacte l’intuition selon
laquelle les concepts phénoménaux saisissent immédiatement quelque chose de
matériellement substantiel. Les analyses portées par le livre révèlent les limites de ce type
de position. En tant que matérialiste, la seule position cohérente est radicale, et doit être
assumée comme telle.
Il s’agit d’un défi lancé au matérialisme : si notre monde est purement physique, comment
expliquer que nous ne vivions pas dans ce monde de zombies ? Là où beaucoup évitent la
question, l’illusionniste y répond frontalement : nous sommes ces zombies. Si par
hypothèse les zombies se comportent d’une façon identique à la nôtre, alors eux aussi se
posent la question du statut de la conscience. Il est alors envisageable que nous soyons en
fait ces zombies, victimes d’une illusion de laquelle il est impossible de se défaire
complètement. « Nous sommes, dans le cas de la conscience, victimes d’une illusion
i
introspective. L’esprit n’est qu’un rêve de la matière » .
La plupart des lecteurs seront probablement réticents à adhérer à une telle conclusion mais
le livre ne manque pas de pousser à la réflexion. Bien qu’assez technique, le propos reste
clair et accessible, les concepts étant précisément définis et les arguments bien détaillés.
Ce livre est donc une bonne porte d’entrée aux débats brûlants de la philosophie de l’esprit,
rarement présentés en français.
WAEL BASILLE