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1.1 Introduction
Le but de ce chapitre est de contester quelques arguments selon lesquels la
considération des qualia de l'expérience consciente mène à une réfutation de
l'identification de celle-ci à des processus du cerveau. Je ne prétends pas prouver que
l'hypothèse de l'identité psychoneurale est vraie. Même face à la multiplication des
faits qui semblent la confirmer, je crois qu'il est toujours possible de s'attacher à une
forme ou autre de dualisme. Ce que je voudrais prouver c'est que l'identité entre l'esprit
et certains processus du cerveau est logiquement possible, qu'il n'y a aucune
contradiction ou inconsistance dans cette hypothèse et qu'elle est donc une hypothèse
qui mérite d'être adoptée pour vérifier à quel point elle se montrera fertile.
Pour certains, évidemment, il n'y a aucun besoin de cette preuve, car ils ne
trouvent aucun problème dans cette hypothèse. D'autres, pourtant, trouvent difficile,
voire impossible, d'accepter que les événements mentaux puissent être des
événements neuraux. Des arguments ont été avancés par des philosophes distingués,
prétendant prouver que l'hypothèse de l'identité psychoneurale est fausse. Certains de
ces arguments peuvent être considérés comme centrés sur la notion de qualia. Même
si ces arguments ont été largement critiqués, ils sont encore considérés comme
valables par plusieurs auteurs (voir, pour un exemple récent, Chalmers , 1996). Dans ce
chapitre, je traiterai de quatre de ces arguments, pour montrer qu'ils ne réussissent
pas dans leur but de réfuter l'identification des processus psychiques à des processus
cérébraux. Ces quatre arguments sont: 1) l'argument de « l’effet que cela fait » (« what
it is like ») ; 2) l’argument de la connaissance, de Jackson ; 3) l’argument de l’inversion
du spectre de couleurs ; 4) l’argument des qualia absents (ou des « zombies »). Avant
de les discuter d’une manière spécifique, je ferai (dans les sections 2 à 6) quelques
considérations générales sur le problème de l’identité « esprit-cerveau ». J’avancerai
aussi une autre manière de formuler l’hypothèse de l’identité psychoneurale.
1
Cf., par exemple, Kripke, qui affirme : « Être dans la même situation épistémique qui
serait présente si on avait une douleur c’est avoir une douleur » (Kripke, 1980, p. 152). J’ai
soutenu le point de vu opposé (Gomes, 1995).
Les faits de l’expérience ne sont accessibles que d’un seul point de vue, tandis que les
faits physiques peuvent être observés de plusieurs points de vue (p. 163). Pour Nagel ,
cet aspect subjectif est une caractéristique fondamentale de l’expérience consciente,
qui rend difficile l’acceptation de l’identité esprit-cerveau. Il est intéressant de noter,
cependant, que sa position n’est pas extrême, puisqu’il dit :
« Ce serait une erreur de conclure que le physicalisme est certainement faux.
(...) Ce serait plus vrai de dire que le physicalisme est une position que nous ne
pouvons pas comprendre, car nous n’avons à présent aucune conception de
comment il pourrait être vrai. (...) Habituellement, lorsqu’on nous dit que X est Y,
nous savons comment il est censé être vrai, mais cela dépend d’un arrière-plan
conceptuel et théorique (...) » (Nagel, 1974, p. 165
Donc, si nous pouvons fournir un arrière-plan conceptuel et théorique approprié,
nous serons en position de conclure que le physicalisme peut être vrai. Nagel
continue :
« Nous savons comment « X » et « Y » font référence, et les sortes de choses
auxquelles ils font référence, et nous avons une idée approximative de comment
les deux chemins référentiels pourraient converger vers une seule chose (...)
[Cependant,] l’idée de comment un terme mental et un terme physique
pourraient faire référence à la même chose nous manque (...) » (ibid.)
Je crois que l’autre formulation de l’hypothèse de l’identité que j’ai présentée
plus haut peut nous aider à comprendre comment cette hypothèse peut être vraie.
Supposez que, selon la formulation usuelle, nous disions, par exemple : L’amour est
un état du système limbique. Quand nous pensons à l’amour du point de vue de la
personne qui a la conscience d’être amoureuse, c'est-à-dire, en termes de l’effet que
cela fait d’être amoureux, il peut effectivement être difficile, sans l’aide d’une théorie
appropriée de la conscience, de voir comment le chemin référentiel de ce terme et
celui d’un ‘état du système limbique’ pourraient converger vers une seule chose. X et Y
semblent effectivement très disparates.
Mais la situation peut changer si nous disons : Être amoureux c’est avoir son
système limbique fonctionnant d’une certaine façon. Une personne peut être
amoureuse sans penser à l’amour. Du point de vue de la première personne, être
amoureux peut être considéré comme un état de mon être, plutôt que comme un
contenu de ma conscience. Certes, lorsque je pense au fait d’être amoureux, ce fait est
aussi un contenu de ma conscience. Pourtant, je peux aussi penser aux moments où je
n’étais pas en train de penser à ce fait, où je pensais simplement à la personne aimée,
à des projets de la rencontrer, etc., et je les reconnais comme des moments où j’étais
amoureux, même sans penser au fait d’être amoureux. Je reconnais donc ce fait
comme un état de mon être, même lorsqu'il n’est pas un contenu de ma conscience,
pourvu que les contenus effectivement présents à ces moments soient compatibles
avec l’état d’être amoureux. D’autre part, toujours du point de vue de la première
personne, je sais que j’ai un corps, et un cerveau. Mon corps est aussi une part de
mon concept de moi-même. Donc, « être amoureux » et « avoir son système limbique
fonctionnant d’une certaine façon » sont tous deux des processus qui ont lieu en moi.
X et Y sont dans ce cas tous deux des états de moi-même. Il semble que nous nous
rapprochions d’une compréhension de l’identité suggérée. Le concept naturel de
« moi »2 est quelque chose qui défie le concept naturel d’une dualité entre réalité
physique et réalité psychique, puisque le moi inclut un corps et un esprit, tout en étant
en même temps unitaire.
2
Cf. le concept de personne, que Strawson (1959) considère comme le concept primitif
d’une entité à laquelle sont attribués et des états mentaux et des propriétés corporelles.
1.5 Le sujet qui pense
Aller du contenu de l’expérience consciente vers le sujet de la conscience
(c'est-à-dire, de ce sur quoi un état mental porte vers le déroulement de cet état mental
en soi-même) peut être important comme moyen de dépasser la résistance
intellectuelle contre l’hypothèse de l’identité esprit-cerveau. Lorsque vous pensez au
quale bleu d’une tache bleue que vous voyez, à quoi pensez-vous ? Vous pensez au
quale bleu, et pas au fait que vous êtes en train de penser au quale bleu. Il est évident
que ma question vous a fait penser au fait de penser au quale bleu, mais supposez
que vous étiez en train de penser au quale bleu avant ma question... Lorsque vous
pensez maintenant au fait de penser au quale bleu, vous n’êtes pas en train de penser
au fait de penser au fait de penser au quale bleu. Et quand vous pensez effectivement
au fait de penser au fait de penser au quale bleu, vous ne serez pas en train de penser
au fait de penser au fait de penser au fait de penser au quale bleu. Et si vous essayez
de penser à cela, vous allez probablement perdre le fil de ce à quoi vous vous efforcez
de penser...
À chaque étape, vous étiez en train de penser à X, mais vous n’étiez pas en
train de penser au fait d’être en train de penser à X. Donc, vous n’étiez pas conscient
d’être en train de penser à X, mais c’était celui-là précisément l’événement mental qui
se déroulait chaque fois. Or qu’est-ce que ce penser dont vous n’êtes pas conscient ?
Que pouvons-nous dire de lui ? Quelle conception pouvons-nous former de sa nature ?
D’un point de vue épistémologique, nous pouvons dire que, si on n’en est pas
conscient, il peut être n’importe quelle chose dont on puisse avoir une raison de penser
qu’il l’est. Le contenu de notre conscience n’impose aucune contrainte sur ce qu’il est,
puisqu’on n’en est pas conscient. Donc, il peut très bien être un processus neural de
notre cerveau.
Certes, lorsque vous y pensez, vous en devenez conscient, et il ne semble pas
être un processus neural. Mais alors vous avez déjà admis qu'il peut être un processus
neural... Je vous convie donc maintenant à admettre, aussi, que son apparence
lorsque vous y pensez n’est pas identique à ce qu'il est. Après tout, il existait déjà,
avant que vous y pensiez. S’il peut exister sans que vous y pensiez, sa réalité n’est
pas enfermée dans la conscience que vous en avez. Votre conscience du fait de
penser ne montre pas sa vraie nature, elle ne constitue qu'une représentation de ce qui
se passe lorsque vous êtes effectivement en train de penser. Nous arrivons donc à ce
qu'on pourrait appeler une conception naturaliste des événements mentaux, nous
arrivons à admettre qu'ils ont une « vraie nature » au-delà de ce dont nous avons
conscience. Comme pour d’autres phénomènes naturels, nous n’avons conscience que
d’un aspect des événements mentaux, et sa nature cachée doit être découverte, autant
que possible, par la science.
Il est intéressant de noter que, si la considération du contenu de la conscience
rend difficile l’acceptation de l’identité psychoneurale, la considération du sujet de la
conscience, au contraire, la favorise. Mais la condition pour cela c’est de ne pas
accepter la thèse, soutenue par Brentano et d’autres, que, lorsqu’on est conscient de
quelque chose, on est en même temps conscient d’en être conscient. 3
3
Brentano (1911). Pour une critique de ce point de vue, voir Gomes (1995).
faits de l’expérience (...) sont accessibles d’un seul point de vue » (p. 163), c'est-à-
dire, du point de vue du sujet. Nous ne pouvons pas donner une description objective
du caractère subjectif des expériences, mais nous pouvons néanmoins admettre qu'il y
a une « vraie nature » de ce caractère subjectif, qui va au-delà de ce dont le sujet est
conscient. Tout le monde ne comprend pas cette idée, et l’on ne veut pas toujours la
comprendre, mais je pense qu'elle est compréhensible. Par exemple, je peux
sincèrement trouver que, dans une situation donnée, tout ce que j’ai ressenti envers
quelqu'un était du mépris. Plus tard, je peux me rendre compte que j’ai ressenti aussi
de la jalousie. Quelqu'un qui a eu pitié de quelqu'un qui a fait quelque chose de
mauvais peut découvrir plus tard que la pitié a été, en réalité, une façon de déguiser la
haine. Pour accepter ces exemples comme pertinents, bien sûr, il faut admettre que la
personne n’est pas simplement arrivée à une meilleure description du contenu dont elle
était déjà consciente, mais qu'elle a vraiment pris conscience d’un sentiment dont elle
était inconsciente, même si elle l’avait. Je ne dis pas que, dans ces exemples, la
jalousie ou la haine ont été les vrais états mentaux présents, en eux-mêmes.
« Jalousie » et « haine » ne sont vraisemblablement que des descriptions du langage
commun pour une meilleure approximation consciente de l’état réel des choses.
La supposition que les états mentaux ont une nature réelle cachée, dont tant
l’expérience subjective que les descriptions populaires ou scientifiques ne sont qu'une
approximation, est évidemment liée à l’acceptation de l’existence d’états mentaux
inconscients. J’ai indiqué ailleurs le lien profond entre le concept d’une activité mentale
inconsciente et l’hypothèse de l’identité esprit-cerveau ; j’ai soutenu aussi que
l’adoption de cette hypothèse a été, pour Freud, une condition nécessaire pour le
développement de son concept d’activité mentale inconsciente (Gomes, 1995).
4
Les progrès de la science dans la compréhension du fonctionnement du système de
sonar de la chauve-souris ne changent en rien le fait que nous ne savons pas comment
c’est, pour la chauve-souris, d’avoir ces sensations.
de réponse à cette question. Selon la théorie de l’identité , quelqu'un ne pourrait savoir
comment c’est d’être une chauve-souris que s’il était une chauve-souris. Le seul
moyen de savoir comment c’est d’éprouver les qualia du système de sonar de la
chauve-souris serait d’avoir son cerveau transformé, de manière à ressembler assez à
celui d’une chauve-souris, et d’avoir, dans son propre cerveau, les processus neuraux
caractéristiques de l’expérience consciente de la perception par sonar de la chauve-
souris.
Bien sûr, on peut aussi imaginer que quelqu'un pourrait avoir l’expérience des
qualia d’une chauve-souris sans avoir des systèmes et processus neuraux similaires à
ceux du cerveau d’une chauve-souris, ou encore qu'il pourrait avoir ces systèmes et
processus dans son cerveau sans avoir l’expérience de ces qualia. Après tout, l’identité
esprit-cerveau n’est qu'une hypothèse. Le dualisme en est une autre, et lui aussi est
logiquement possible. Ce que je veux prouver c’est que l’hypothèse de l’identité est
compréhensible, logique et cohérente, et que les arguments basés sur les qualia sont
incapables de la réfuter. Je ne prétends pas qu'elle soit la seule hypothèse
raisonnable.
Si l’on choisit d’adopter l’hypothèse de l’identité, le fait d’y avoir un « effet que
cela fait » dans l’expérience des qualia, et le fait que cela n’est accessible que du point
de vue de la première personne ne constituent pas des obstacles à cette hypothèse.
C’est vrai que la formulation usuelle de l’hypothèse de l’identité ne donne aucune
réponse à la question de savoir pourquoi les qualia sont accessibles seulement du
point de vue de la première personne. Si les événements cérébraux sont accessibles
du point de vue de la troisième personne, et les qualia sont supposés identiques à
certains événements cérébraux, alors les qualia, aussi, devraient être accessibles de
ce point de vue. Le fait qu'ils ne le sont pas constitue l’argument de « l’effet que cela
fait » contre l’identification esprit-cerveau (Northoff, 1995, p. 293). Mais la formulation
que j’ai avancée montre que ce qui paraissait être une objection est en réalité une
conséquence de l’hypothèse de l’identité. Selon cette formulation, le fait que ces
événements neuraux, qui seraient normalement accessibles du point de vue de la
troisième personne, se déroulent dans son propre cerveau c’est ce qui doit être
identifié à l’expérience des événements mentaux. Cela explique que les qualia de ces
événements mentaux soient accessibles seulement du point de vue de la première
personne.
5
« What it is like » est en général traduit en français comme « l’effet que cela fait ». On
pourrait dire aussi « comment c’est ».
cerveau. Marie connaît les mécanismes cérébraux de la vision des couleurs, mais ils
ne se déroulent pas dans son cerveau. Pour que l’expérience de pensée soit
pertinente, il faudrait imaginer non seulement qu'elle a une connaissance complète des
faits en question, mais aussi qu'elle a la capacité et les moyens de les reproduire
parfaitement dans le cerveau de quelqu'un. Imaginons qu'elle a un superordinateur qui
contrôle des microélectrodes introduites dans le cerveau et capables de produire les
événements neuraux en question. Or, si elle produit dans son propre cerveau les
événements neuraux qu'elle sait être responsables de la sensation du rouge, elle aura,
selon l’hypothèse de l’identité, la sensation du rouge, pour la première fois, même si sa
pièce continue en noir-et-blanc. Elle connaîtra alors l’effet que cela fait de voir le
rouge. 6
Le fait que Marie ne connaît pas « l’effet que cela fait » de voir le rouge avant
que les événements neuraux appropriés ne se produisent dans son propre cerveau ne
contredit aucunement l’hypothèse de l’identité. Au contraire, il en est une conséquence.
Elle sait quels sont les événements neuraux pertinents, mais ils ne se sont jamais
produits dans son propre cerveau. Donc, elle ne peut pas savoir l’effet que cela fait de
les avoir. Si elle pouvait savoir comment c’est voir le rouge, exclusivement d’après une
connaissance scientifique des événements neuraux, voilà qui violerait précisément
l’hypothèse de l’identité, car cela impliquerait l’occurrence de la sensation consciente
du rouge sans l’occurrence des événements neuraux qui normalement se produisent
quand quelqu'un regarde un objet rouge.
Notre formulation de l’hypothèse de l’identité permet donc de voir l’argument de
la connaissance sous un jour nouveau. À nouveau, ce qui paraissait une objection (le
fait que Marie ne peut pas savoir l’effet que cela fait de voir le rouge) se révèle comme
une conséquence de l’identité esprit-cerveau elle-même. Pourtant, même si j’estime ce
point comme le plus important, il ne suffit pas à épuiser le problème. J’ai suggéré que
l’adoption de la deuxième formulation n’entraîne pas le refus de la formulation
habituelle. Mais si nous disons que les événements mentaux tout court sont identiques
à certains événements neuraux, nous pouvons considérer que cela veut dire que le
rouge lui-même qui est présent dans l’expérience – le quale rouge lui-même – est
identique à un état neural. Ici, nous considérons le contenu d’un état mental, et non
pas le fait qu'il se produit. Mais cela nous renvoie au problème posé par l’argument de
la connaissance. Si vous connaissez A et A est identique à B, vous devriez connaître B
aussi. Au vu de la discussion précédente, comment devrions-nous comprendre ce
problème ? La constatation que nous avons affaire ici à deux types différents de
connaissance nous montrera que celui-ci est en réalité un faux problème. La
connaissance des mécanismes neuraux responsables de la vision des couleurs est un
cas de « connaissance que ». Toute la connaissance de Marie sur ces mécanismes
peut être exprimée par des propositions. Inversement, sa connaissance de l’effet que
cela fait de voir le rouge ne peut pas être exprimée en aucune proposition. « Le rouge
c’est... bien... le rouge ! » Tout ce qu'elle peut faire c’est l’indiquer par un nom. Ce
qu'elle apprend lorsqu’elle voit le rouge la première fois devrait être considéré comme
un cas de « connaissance par familiarité » (« knowledge by acquaintance »), qui lui
donne un certain « savoir faire » (« know how »). Désormais, elle saura comment
identifier la couleur rouge simplement en la regardant, tandis qu’avant elle ne pouvait
l’identifier que par une analyse des longueurs d’onde de la lumière ou des événements
neuraux. Si le quale rouge lui-même est un certain état neural, alors cet état neural
6
Quelqu'un pourrait penser que l’input de la lumière rouge est nécessaire pour la
sensation visuelle du rouge. Mais la lumière elle-même n’arrive pas au cerveau. Elle ne
produit la perception que par l’intermédiaire des influx nerveux qui vont de la rétine
jusqu’au cerveau. Si c’était possible de reproduire artificiellement, dans un cerveau normal,
la séquence exacte des influx nerveux évoqués, dans les circonstances habituelles, par la
lumière rouge, il n’y a aucune raison de douter qu'une sensation visuelle de rouge serait
produite.
peut (1) soit être « connu » par un autre système neural du cerveau, qui en reçoit de
l’information et le reconnaît non pas comme un état neural, mais comme un quale
mental ; (2) soit être « connu », dans un autre sens, à travers une description
scientifique à son sujet.
La question du type de connaissance que Marie acquiert quand elle voit le
rouge pour la première fois a été abondamment discutée dans la littérature concernant
l’argument de la connaissance, et ce que j’ai dit dans le paragraphe précédent n’est
pas autre chose que ma propre façon de résumer ce que je considère les meilleurs
arguments. Lewis (1990) et Nemirow (1990) maintiennent que Marie acquiert une
nouvelle compétence, un « savoir faire » – elle apprend à discriminer le rouge.
Plusieurs critiques ne sont pas convaincus par cette manière de considérer les choses,
car on peut imaginer qu'elle pourrait acquérir cette capacité sans avoir des qualia , ou
du moins sans avoir le quale précis qu'elle est arrivée à connaître. Il est préférable de
caractériser la nouvelle connaissance de Marie comme « connaissance par
familiarité ». Paul Churchland la décrit comme « une représentation du rouge dans son
moyen prélinguistique de représentation des variables sensorielles » (1985, p. 24).
Quoi qu'il en soit, Lewis, Nemirow et Churchland sont tous trois d’accord qu'il ne s’agit
pas de connaissance propositionnelle.
Lycan (1995) présente neuf arguments contre la thèse que cette connaissance par
familiarité n’est pas propositionnelle. Je vais examiner ici deux de ces arguments.
Lycan note qu’en anglais les propositions grammaticales commençant par « what »
(comme « know what it is like ») sont sémantiquement et grammaticalement associées
à celles commençant par « that » (comme « know that A is like B »).
« Selon ce modèle, "S connaît l’effet que cela fait de voir le bleu [knows what it’s
like to see blue]" veut dire approximativement "S sait que l’effet que cela fait de
voir le bleu est comme Q [knows that it is like Q to see blue]", où "Q" désigne,
d'une façon appropriée, une propriété ou condition phénoménale intérieure
quelconque. » (Lycan, 1995, p. 245)
Mais puisque la condition intérieure dans ce cas est voir le bleu, la proposition
suggérée par Lycan se réduit à : S sait que l’effet que cela fait de voir le bleu est
comme voir le bleu, ce qui ne donne aucune information. Trouver une similarité entre
une chose et elle-même ne peut guère être accepté comme un contenu propositionnel
pour la connaissance par familiarité. L’expression idiomatique « what it is like » veut
dire, littéralement, « à quoi cela se ressemble ». Il est intéressant de noter, cependant,
que Nagel lui-même s’est opposé à une interprétation littérale de cette expression,
comme celle de Lycan. Nagel écrit : « Elle ne veut pas dire "ce à quoi (dans notre
expérience) cela se ressemble" ["what it resembles"], mais plutôt "comment c'est pour
le sujet lui-même" » (1974, note 6, p. 167). Au lieu de la proposition suggérée par
Lycan, on pourrait penser à une autre proposition utilisant connaît que, qui serait plus
informative, comme S connaît que la sensation qu’on a en regardant une blouse bleue
est comme celle qu’on a en regardant le ciel clair. Mais cela n’est aucune
connaissance nouvelle pour Marie.
Nous pouvons certes faire des propositions utilisant des termes phénoménaux
(termes qui dénotent des qualia). Mais nous ne pouvons faire aucune proposition
décrivant ce que c’est un quale donné. Au contraire, la connaissance de Marie sur les
états neuraux peut être exprimée par des propositions décrivant ces états, et cela
montre que nous avons ici deux types différents de connaissance. Le verbe
« connaître » est utilisé en deux sens différents dans la première prémisse de Jackson
(« Marie connaît tout sur les faits neuraux ») et dans sa deuxième prémisse (« Marie
ne connaît pas le quale rouge »). Donc, la conclusion (« Le quale rouge n’est pas un
fait neural ») est un non sequitur. Selon Chalmers, « aucune affirmation que la
connaissance factuelle doit être "propositionnelle" [dans l'original, "sentential"] n'est
requise [par l’argument de Jackson] » (1966, p. 374). Mais il est évident qu'il met de
côté l’argument que ce qu'il considère comme « connaissance de faits différents » peut
être en réalité « connaissance différente du même fait ». Même si quelqu'un ne pense
pas qu'il s’agisse du même fait, il devra reconnaître que les deux prémisses on trait a
différents types de connaissance, et cela suffit pour établir le non sequitur.
Le second argument de Lycan est basé sur la notion d’acquisition d’information
comme élimination de possibilités :
« Mais lorsque Marie est libérée de sa pièce sans couleurs (...), elle élimine
certainement quelques possibilités, par exemple, que le jaune visuel pourrait
avoir une apparence phénoménale ou une autre (disons, ce que nous appelons
"rose") (...) » (Lycan, 1995, p. 246)
Ce dont Lycan ne tient pas compte ici c’est qu’en fait une telle possibilité n’existe pas
pour Marie, car elle ne « connaissait » pas le rose (elle ne connaissait pas l’effet
subjectif que fait le rose). Lycan affirme que son argument « n’exige pas que Marie (...)
ait imaginé ces possibilités au préalable », que ce qu'il soutient c’est « simplement qu'il
y a des multiples possibilités » (ibid.). Mais s’il s’agit de l’acquisition d’information par
un sujet, les possibilités à être éliminées doivent exister pour ce sujet. Et il n’y a pas de
multiples possibilités de qualia de couleurs pour quelqu'un qui n’a jamais eu
l’expérience des couleurs. Dans le même esprit, Chalmers écrit : « Qu’elle le sache,
l’expérience du rouge pourrait être comme ceci, ou comme cela (...) » (Chalmers,
1996, p. 145). Mais que veulent dire « comme ceci » et « comme cela » dans cette
phrase ? Pour Marie, il est certain que cela ne voulait rien dire. Chalmers affirme
aussi : « après avoir vu quelques couleurs, Marie pourrait imaginer l’effet que cela fait
de voir une autre, et son imagination pourrait être correcte ou incorrecte » (ibid.). Mais
pour moi il est clair qu'elle ne pourrait jamais imaginer l’effet que cela fait de voir une
couleur qu'elle n’a jamais vue. Pouvez-vous imaginer une couleur que vous n’avez
jamais vue ? Pourtant, nous pouvons aisément imaginer une espèce d’Homo capable
de voir un nombre plus grand de couleurs que nous, si son système visuel divisait le
spectre lumineux en un nombre plus grand de sensations visuelles différentes. Ils
pourraient, par exemple, voir des couleurs selon un espace de couleurs
quadridimensionnel, au lieu de notre espace de couleurs tridimensionnel, mais nous
n’avons aucune possibilité d’imaginer l’effet que ça ferait, pour eux, de voir ces
couleurs. 7
Voyons maintenant comment nous pouvons nous représenter la connaissance
de Marie du point de vue de notre deuxième formulation de l’hypothèse de l’identité,
mais en admettant aussi que le contenu d’un état mental est identique à un cas
particulier d’état neural. Appelons X l’état neural supposé identique au quale rouge
(QR). Connaître X (la connaissance antérieure de Marie) est avoir la mémoire d’être
conscient d’un ensemble de propositions (P) qui décrit X d’une façon appropriée. Et
être conscient de P c’est être dans l’état neural Y. Connaître l’effet que cela fait d’être
d’avoir QR (la nouvelle connaissance de Marie) c’est avoir la mémoire d’être conscient
de QR. Et être conscient de QR c’est être dans l’état neural Z, qui est produit par
l’occurrence dans son propre cerveau de l’état neural X. Donc, ce que Marie acquiert
c’est la mémoire de Z, et ce qu'elle avait auparavant c’était la mémoire de Y.
Lorsqu’elle voit le rouge pour la première fois, elle est dans un état neural (Z) dans
lequel elle n’avait jamais été auparavant (hypothèse de l’identité selon la deuxième
formulation). Et cet état neural est produit en elle par un autre état neural (X) qui ne
s’était jamais produit en elle non plus. X est le quale rouge (hypothèse de l’identité
selon la formulation usuelle) et elle connaissait déjà l’ensemble de propositions (P) qui
décrit X convenablement. Nous pouvons supposer aussi qu'elle connaissait également
un autre ensemble de propositions (P’) qui décrit convenablement Z. Mais nous
pouvons dire qu'elle ne connaissait pas X, au sens d’avoir la mémoire d’être conscient
de X, elle ne connaissait que la description de X.
7
Des objections similaires pourraient être faites aux sept autres arguments de Lycan .
Nous pouvons constater que la connaissance que Marie acquiert peut être
comprise en termes matérialistes comme un état neural et que le fait qu'elle ne
possédait pas auparavant une telle connaissance n’est pas en conflit avec sa
connaissance préalable d’une description complète de l’état neural pertinent. Avoir cet
état neural dans son propre cerveau est l’état à être identifié, en premier lieu, à avoir la
sensation consciente du rouge. 8
Certes, rien de cela ne prouve que l’interprétation matérialiste de la
connaissance de Marie est vraie. Quelqu'un peut toujours préférer l’interprétation
dualiste. Mais cela prouve que l’interprétation matérialiste est cohérente comme
hypothèse, et que l’argument de la connaissance est incapable de prouver qu'elle est
fausse. 9
11
« Physique » ici ne se limite pas aux faits étudiés par la physique, mais fait référence à
tout ce qui est censé survenir à ces faits. Si nous choisissons d’utiliser « physique » au
sens de ce qui est étudié par la physique, alors les propriétés d’un cerveau qui le rendent
conscient ne seront pas nécessairement considérées comme essentielles à la constitution
physique du monde, même dans l’hypothèse de l’identité.