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« L'ULTIME SCEPTICISME ».

LA VÉRITÉ COMME RÉGIME D'INTERPRÉTATION


Author(s): Patrick Wotling
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 196, No. 4, NIETZSCHE (
OCTOBRE-DÉCEMBRE 2006), pp. 479-496
Published by: Presses Universitaires de France
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« L'ULTIME SCEPTICISME ».
LA VÉRITÉ COMME RÉGIME D'INTERPRÉTATION

Dans la lettrequ'il adresse à Chanut le 31 mars 1640, Descartes


avance une étrange opinion: « La connaissance de la vérité est
commela santé de l'âme : lorsqu'on la possède, on n'y pense plus. »
Si l'erreurest caractériséepour l'auteur des Méditationsmétaphy-
siques par le fait qu' « elle ne paraît pas comme telle »*, comme
l'aptitude à se dissimuler,à tromper,à se fairepasser pour de la
vérité,cette dernière,quant à elle, ne serait-ellepas ce qui, à peine
reconnu,tend à se faireoublier?
Certes,la formulede Descartes n'est peut-êtrequ'une boutade,
une pointeironiquecommeon en rencontreà plusieursrepriseschez
l'auteur des Méditations,Mais, si l'on veut la prendreau sérieux,ne
nous indique-t-ellepas un traitqui faitproblèmepour le philosophe
et la compréhensionde la tâche philosophique: le faitqu'il y aurait
peut-êtreun secretantagonismeentrela véritéet la pensée, cette
pensée dont la philosophie se veut traditionnellementl'exercice
rigoureux,la pensée consciente,claireet distincte,la penséeen acte,
au travail,celle qui expose au grandjour les raisonsdes choses,celle
qui se charge de débusquer les apones et de résoudreles tensions
apparentesqui nous plongentdans l'incertitude? Peut-êtrela for-
mule est-elle sans conséquence chez Descartes, mais de manière
inattendueNietzschepourraitla reprendreà son compte mot pour
mot, et y souscrireentièrement.Ce sont le sens de cette rencontre
étonnanteet ses conséquencespour la compréhensiondu projetphi-
losophique que nous voudrions examiner dans les remarques qui
suivent.

1. Réponses aux cinquièmesobjections,in Œuvres philosophiques,éd.


F. Alquié,Paris,Garnier,t. 2, p. 795.
Revuephilosophique,n"4/2006,p. 479 à p. 496

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Qu'en est-ildoncde ce liendéroutantentrela véritéet l'oubli,que


nousfaitremarquerDescartes,et pourquoidoncl'auteurde Par-delà
Bien etMal pourrait-ilse montrerà cet égard,une foisn'est pas cou-
tume, cartésien? La raison fondamentalepour laquelle Nietzsche
pourraitsouscrireà ce jugementtientau faitque l'oubli n'est pas la
disparitionde la chose pensée,de la chose que l'on vientde se repré-
senterun instantauparavant. Tout au contraire,à côté de l'oubli au
sens psychologiquebanal, assimiléà la distractionou à l'éclipsé de
conscience,phénomènesuperficiel, Nietzschefaiten effetremarquer
qu'il existe une autre forme du phénomène: ne plus penserà quelque
chose que l'on possède constitueaussi bien la marque spécifiquede
l'intériorisation. En d'autrestermes,l'inconscienceet l'oubli, en leur
dimensionfondamentale,se présententbien plutôtcommeles résul-
tats de la présenceeffectivede la chose,en acte, et surtoutde la maî-
trise parfaite de la chose. L'oubli comme résultat d'un travail
d'intériorisationapparaît alors comme un signe de force: seul est
véritablementactif- seul est réel, pourrait-ondire - ce qui a été
renduinconscient,et joue désormaisson rôleavec une sûretérégula-
triceparfaite,une sûretéque n'atteintjustementpresquejamais la
pensée consciente,celle qui procède à coups de démonstrations,
d'inférences, et qui est si souventsujetteaux hésitationset aux faux
pas. Cette sûreté fonctionnelleest pour Nietzsche le propre de
l'instinct, ou de la pulsion : elle marque ce dont on constatele fonc-
tionnementparfaitsans avoirà y réfléchir - et c'est bienpourquoion
n'y penseplus, comme l'indique la formule de la lettreà Chanut,jus-
tementau momentmêmeoù la chose se trouveen positionde force
maximale. Les exemplesde ce phénomènesont innombrableschez
Nietzsche,mais d'autrespenseursou écrivainsontsu égalementatti-
rerl'attentionavec éclat sur ce paradoxe ; on songeen particulierà
La Recherche du tempsperdu,où le duc de Guermantes,qui aspire à
incarnerun personnaged'AncienRégimedans son attitudeet jusque
dans son langage,rate son effetlorsqu'il s'efforceconsciemmentde
jouer ce rôle,tombantdans la surcharge,l'excès,l'archaïsmeoutréet
artificiel,presque la caricature,et perdanttout effetconvaincant,
mais redevientinstantanémentle personnagequ'il voudrait jouer
lorsqu'il cesse d'y penser1.
La penséeconscienteconstituedonc une entravebien plus qu'un
guideefficacedans le cas des processusintériorisés.Et la miseenjeu

1. M. Proust,Le Côtéde Guermantes, II : « Fortpeu AncienRégimequand


il s'efforçaitainside l'être,le duc le redevenaitensuitesans le vouloir» (Paris,
Gallimard,« Bibliothèquede la Pléiade », t. 2, p. 712).
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des véritéspourraitbien releverde cette situation: la véritén'est


pleinementvérité,absolue certitude,que lorsqu'elleest intériorisée.
Mais, en conséquence,on est alors contraintde reconnaîtreque l'on
aboutit à un curieux clivage entrevéritéet rationalité.L'instinct,
qui relèvede l'infrarationnel,est ce qui rendpossible,à titredérivé,
le rationnel,puisque Nietzsche montrela pertinenced'une réduc-
tion généalogiquede la pensée conscienteà l'activité pulsionnelle.
On se trouvedonc bien face à un paradoxe : la vérité,au sensle plus
plein,l'idée mêmede vérité,seraitce dont on ne s'efforcemêmeplus
de rendrevéritablementraison.
La pertinencede la véritéva de soi ou, plutôt,est traitéecomme
allant de soi, en quelque sorte- sur le mode d'une sorted'évidence
intouchable,quasimentdivinisée.Ce à quoi l'on ne réfléchitplus, ce
sont les raisons pour lesquelles on admet la légitimitéde l'idée de
vérité.Mais, si cette logique est bien celle qui commandel'idée de
véritéet ses retombéespour le déploiementde la pensée,elle place le
philosophedevant un cas de conscienceredoutable,lui qui se veut
radical et intransigeantdans l'exercice de la réflexionet du ques-
tionnement,lui qui proclamequ'il est prêtà tout sacrifier(opinions,
croyances,intérêtssubjectifs)à la vérité.Cette défensede la vérité
n'est-ellepas justementl'indiceque le philosophese trouveface à la
véritédans la même situationque le commundes mortels,qu'il ne
possède aucun privilègeà cet égard ? La différence étant toutefois
que, si la situation n'est que surprenante dans le cas du non-
philosophe, elle devientscandaleuse dans le cas du premierpuisqu'il
se propose justement de rendreraison de tout par la pensée. On
trouveici un cas exemplairede cettesituationde contradictionina-
perçue, si souvent relevée par Nietzsche chez les philosophes: en
l'occurrence,la positionde ceux-cise révèlecontradictoireen ce que
le but au service duquel ils travaillentinvalide les moyens qu'ils
mettenten œuvre pour l'atteindre: chercherla vérité- mais, si la
vérité n'est telle qu'en tant que résultat d'un processus d'inté-
riorisation,sa légitimationéchappe aux effortsde la pensée cons-
ciente et de son arsenal démonstratif.Une fois encore, Nietzsche
dénonce ici cette amusante autotromperie1qui marque constam-
ment la philosophie: la pratique réelle des philosophesdémentla
théoriede leur action.
En d'autres termes,ce que l'on constate chez les philosophes,
c'est bien le maintiensans faillede l'idée de vérité,mais certaine-

1. Nietzscheutiliseparfoisle termeSelbstüberlistung,
en particulierà pro-
pos de Socrate.
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mentpas, en revanche,l'exerciceirréprochablede la radicalitéde la


pensée. La preuve en est que la demande de justificationn'est
jamais appliquée à la véritéelle-même- la validité de la recherche
de la vérité est acceptée par principe: « Que l'on considère,
s'agissantde cettequestion,les philosophiesles plus ancienneset les
plus récentes: aucune n'a la moindreconsciencedu degréauquel la
volontéde véritéelle-mêmerequiertd'abord une justification,il y a
là une lacune de toute philosophie- »*
De ce fait,du fait que l'on ne pense plus, dans le cas de la mise
en jeu de la vérité,la radicalisationde l'effortde questionnement,
pour peu qu'on veuille bien l'accomplir,fait apparaître une série
inquiétantesde difficultés, de questions sans réponses,c'est-à-dire
de présupposésde la pratique philosophiquequi se prétendpour-
tant radicale et dégagée de tout présupposé.Passons brièvementen
revueles principalesquestions- elles sont au nombrede cinq - que
la philosophiene se soucie pas de poser,et que sa survieexige peut-
êtremême d'éviter.
Commentse justifie,en premierlieu, l'oppositiondu vrai et du
faux ? Car, avec elle, c'est toute notrereprésentationdichotomique
et exclusive de l'ensemble de la réalité qui se trouve mise en jeu
- bref,le dualisme, ce rouage fondamental,dont un examen plus
détaillé montrequ'il habite notremanièrede penser. Mais le dua-
lisme est-ilbien le mode d'être nécessairede toute pensée ? Faut-il
absolumentqu'existe un partage contradictoire, exclusif,qui condi-
tionneraitl'ensembledu mondeet feraitqu'une chose doit de toute
nécessitéêtreblanche ou noire,vraie ou fausse,bonne ou mauvaise,
sensibleou intelligible?
Si l'on commenceà repérerce type de lacune, c'est véritable-
mentla boîte de Pandore que l'on entrouvreet cettepremièreinter-
rogation en suscitera alors bien d'autres : à supposer même, par

1. La généalogie de la morale,III, § 24. Voiraussi Par-delàBien etMal, § 1


notamment, et le § 347 du Gai Savoir: « [...] cetteimpétueuseaspirationà la
certitude[...], l'aspirationqui veutdétenirquelque chose de manièrestable
(alorsqu'on se montre,en raisonde la chaleurde cetteaspiration,plus souple
et plusindolentpource qui estde la fondationde la certitude)[...] » Les textes
de Nietzschesontcitésd'aprèsla versionfrançaisede l'éditionColli-Montinari :
FriedrichNietzsche,Œuvresphilosophiques complètes(Paris, Gallimard,1968-
1997),à l'exceptiondes textessuivants: Le Gai Savoir,Par-delàBien et Mal,
Éléments pourla généalogie de la moraleet Crépusculedesidoles,que nouscitons
dans notre propretraduction(respectivement, Paris, GF, 1997 ; Paris, GF,
2000 ; Paris,Le Livrede poche,2000 ; Paris,GF,2005). Les Fragments posthu-
messont désignéspar l'abréviationFP, suivie de l'indicationdu tome dans
l'éditiondes Œuvresphilosophiques complètes.
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exemple,que soit bien légitimele clivage dichotomiquede la réalité


(qui vaudrait commeune sortede structureontologiquefondamen-
tale), resteraitencore à savoir pourquoi, du vrai et du faux, c'est
finalementla vérité qui doit être privilégiée.Là encore (et, sur ce
point,il y aurait sans doute lieu de rapprocherNietzschede Hume),
chez les philosophes,les choses sont bien plus vécues et sentiesque
pensées, si l'on en croit Nietzsche: car l'on constate en effetune
véritablerépugnanceinstantanéepour l'erreur,une sorted'horreur
instinctivequi s'abrite derrièreson intensité pour se dispenser
d'interrogerthéoriquement.Mais, une fois de plus, cette attitude
n'est pas conformeà l'idéal du philosophe proclamé et défendu
enverset contretout par tous les philosophesjusqu'à présent: « La
volontéde vérité,qui nous inciteraencorepar séductionà nous lan-
cer dans bien des entreprisesrisquées,cette fameusevéracité dont
tous les philosophesjusqu'à présentont parlé avec respect: que de
questions cette volonté de vérité nous a déjà opposées ! Quelles
questions singulières,méchantes, problématiques! [...] Qu'est-ce
qui en nous, au juste, veut "la vérité" ? [...] A supposer que nous
voulions la vérité: pourquoi pas plutôt la non-vérité? Et l'in-
certitude? Même l'ignorance? [...] Et, le croira-t-on, nous avons en
finde compte le sentimentque le problèmen'a jamais encore été
posé jusqu'à présent,- que c'est nous qui, pour la premièrefois,le
voyons,le fixons,le risquons? »*
Troisièmeélément: du reste,on relève la présenced'un condi-
tionnementaffectifétrange: en philosophie,la vérité est vécue
comme une passion : on aime la vérité, on l'adore telle une
déesse- attitudequi contrastesingulièrement avec l'idéal de ratio-
nalitéprétendue! De nouveau, on constatedonc un clivage entrela
pratique des philosopheset leur théorisation.D'autant que cette
passion de la véritéest poussée souventjusqu'au fanatisme.
À titre de conséquence, c'est donc toute la compréhension
de la philosophiecomme recherchede la véritéqui devientproblé-
matique.
Un cinquième point, enfin, est fréquemmentsouligné par
Nietzsche: il concernela prédétermination, chez les philosophes,de
l'idée de vérité,qui ne semblede ce faitpas plus satisfairel'exigence
de neutralitéque celle d'objectivité.Au contraire,on constateavec
surprisela présenced'une sorte d'accord préalable : « Même chez
des amis, à proprementparler,de la vérité,les philosophes,on voit
une arrière-pensée au travail,souventà leur insu : ils veulentdès le

1. Par-delàBien etMal, § 1.
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departune certaine"vérité",faitede telleet telle manière- et il est


arrivé bien assez souvent qu'ils aient révélé leurs plus intimes
besoinsen suivantleurcheminmenantà leur "vérité" »*. Commele
précisele crépusculedes idoles,les philosophes,sous ce rapport,se
rapprochent bien plus de la figure du saint que de celle de
l'explorateurdésintéressé; ne seraient-ilspas en finde compteune
« autre espèce de saints », conscientsà l'avance du but exclusif
qu'ils veulentatteindre: « Tout le métiersuppose de ne tolérerque
certainesvérités[...]. Ils savent ce qu'ils doiventdémontrer,c'est en
cela qu'ils sontpratiques,- ils se reconnaissentmutuellementà leur
accord au sujet "des vérités".- "Tu ne mentiraspoint" - en alle-
mand : gardez-vous, Monsieurle philosophe,de dire la vérité...»2
Ces lacunes dans l'interrogation présententtoutefoiscettecarac-
téristiqueétonnante qu'elles permettentà une certaine activité,
donnée ordinairementpour « la » philosophie,de fonctionnertrès
efficacement - à ceci près que c'est en remplissantun programme
qui n'est pas celui qu'elle affiche.Mais elles n'en sont pas moinsen
décalage par rapportà l'idée même de la philosophie,et indiquent
en creuxdes problèmesà affronter. Pour peu que l'on tentede recti-
fiercette attitude oublieuse de ses principes,et de faire advenir
enfindans toute sa rigueuret toute sa probitél'exigence de philo-
sophie commeradicalitéde questionnementon sera inévitablement
conduit à répondreà ces lacunes en envisageantles questions sui-
vantes : et si la véritéétait une formeparticulièred'erreur? Et si le
faux, l'illusoire,le trompeurétaient préférablesau vrai ? Et si la
véritérelevaitde l'affectivité, et non de la rationalité? Et si la phi-
losophie, comprise enfin dans toute son authenticité,n'était pas
recherchede la vérité,mais traitementde l'erreur(c'est-à-direfina-
lement recherche de certainesvérités)? Et si, enfin, il fallait
admettreque la vérité est toujours seconde, qu'elle n'est que la
réponseà un certaintype de demande,dont la natureresteà déter-
miner,mais qui, par exemple,pourraitêtreen relationavec des exi-
gences de nature pratique, et des besoins spécifiques? Le philo-
sophe,commetype d'hommeparticulier,dont la recherche,donnée
pour désintéresséeet universelle,exprimeraitles nécessitésd'une
formede vie particulière.Bref, qui a besoin de la vérité? ou de
croireà l'existencede la vérité? voire de prétendrey croire?
Toujours est-ilque le soupçon se faitjour, dans ces conditions,
de la fragilitéde l'idée de vérité,qui s'avère incapable de produire

1. FP X, 26 [15].
des idoles,« Incursionsd un inactuel», § 42.
2. Crépuscule
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pour elle-mêmela légitimationrationnellequ'elle exige pourtant


pour toutesles autrespenséesavant de consentirà les recevoirpour
valides : c'est donc le soupçon que la véritésoit en quelque sorteen
décalage par rapport à son idée, qu'elle se mette en contradiction
avec elle-même: bref,que la vérité soit une erreur.Que la vérité
soit suspectedans son idée mêmeétenden conséquencela suspicion
sur les procédures au moyen desquelles cette norme prétendue
engendreà titredérivéles véritésparticulièreset vérifieleur carac-
tèrerecevable,en éliminantsimultanémentles pensées non confor-
mes à ces procédures,les pensées qui échouentface à ce test- c'est-
à-direles procéduresprobantes,les techniquesdémonstratives.Si le
vrai est une idée fausse,les règlesthéoriquesde l'administrationde
la preuvene peuventplus avoir la signification validante qu'on leur
confèrehabituellement.Le démontrén'est alors plus assimilableau
vrai, pas plus que le faux n'est nécessairementle refutable.A la
faveurde cet étonnement,s'éveilledésormaisnotreméfiancela plus
profonde: le sentimentque nos yeux se dessillentsusciteune forme
nouvellede scepticisme- peut-êtremême sa formela plus dévasta-
trice,« l'ultime scepticisme», comme le dit bientôt Nietzsche de
fait: « Ultimescepticisme - Que sontdonc en finde compteles véri-
tés de l'homme ? Ce sont de l'homme.»*
les erreursirréfutables
Le vrai est erreur,le vrai est cetteespèce de faux qui parvientà
dissimulersa natureet se fairerecevoirpour la négationde ce qu'il
est : cette conclusiondramatique conduit-ellealors à mettrepure-
ment et simplementun terme au questionnement,et à renvoyer
définitivement l'ambition philosophique au nombre des illusions
dont s'est bercée un temps l'humanité? C'est précisémentl'origi-
nalitéde la réflexionnietzschéenneque d'adopterune attituderéso-
lumentinverse.Et c'est ici sans doute que la rigueurde son analyse
est la plus spectaculaire,et la plus subtile: une telle attitude de
rejet ne se justifieraiten effetque si l'opposition dualiste de la
véritéet de la fausseté,ainsi que le privilègeabsolu reconnuau vrai,
conservaient leur pertinence. Mais Nietzsche ne commet pas
l'inconséquencequ'il détecte chez ses adversaires: l'effondrement
de ces deux thèsesrelancetout au contrairel'interrogationet, loin
de porterle coup de grâce à la philosophie,offreenfinl'occasion de
libéreret de vivifierson exigence.C'est donc à ce point qu'est indis-
pensable ce courage dont Nietzschefait l'une des vertuspremières
du véritablephilosophe,et dont dépend désormaisla possibilitéde
surmonterle désarroi et la détresseface au désastre qui emporte

1. Le Gai Savoir,§ 265.


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tout ce à quoi nous avions cru jusqu'alors en matière théorique,


tout ce qu'il y avait de plus sacré, et qui semblaitau-delà de toute
possibilité de remise en question, de lutter contre le sentiment
presque irrésistibled'abattement, de vide, d'écroulement des
normeset des repères,qui nous laisse désemparéset peut susciter
aussi bien la paralysie et l'anéantissement,que la révolte et la
fureurde destruction- deux formesjumelles du nihilisme.
N'est-ce donc pas une issue inéluctable que de se lamenteret
proclamerque rienn'est vrai, que l'existenceest un jeu dans lequel
nous sommes trompés depuis le début, comme si un dieu cruel
s'amusait avec notre désespoir? Tout dépendra du sens, et plus
encorede la colorationaffectiveque l'on attacheraà ces formules.Il
est encoretrop tôt pour répondreclairementà cette question,et la
lenteur est une autre vertu philosophique. Au point où nous en
sommes,Nietzscheest bien en droitd'affirmer, sans restriction: « il
a
n'y pas de "vérité" »*, mais cette condamnation de l'idée de vérité
(telle que les philosophes l'entendent ordinairement)n'est cepen-
dant pas le dernier mot de sa réflexion. Il y a encore bien autre
chose à penser.
Pour préciserle statut de cette idée fausse qu'est la vérité,et
comprendrele sens du déplacementque Nietzsche juge indispen-
sable d'opérer,il est nécessairede réfléchir ici à l'un des paramètres
qui joue un rôle déterminantdans l'électionde la véritéau rang de
normede la pensée - à savoir,l'expériencede la contrainte,si forte-
mentmise en reliefpar Descartes une foisencore,qui identifiedans
la conscienced'être « obligé d'y acquiescer»2 la marque distinctive
de l'évidence ou du jugement« tiréde principestrèsévidents»3. A
quoi bon prétendre,fût-ceau termedu cheminementintellectuelle
plus rigoureux,que la véritéest illusionsi je ne puis simultanément
m'abstenirmentalementde la recevoirpour valide, ni l'empêcherde
s'imposerà ma pensée ? L'invincibleimpossibilitéde penserautre-
mentne sauve-t-ellepas in extremis la positionphilosophiquetradi-
tionnelle? Tout au contraire,pour Nietzsche,qui s'interrogesur le
type de contrainteque produiteffectivement l'identificationd'une
vérité,elle révèlela natureexacte de cettedernièreet en confirmela
disqualificationen dégageant le type de logique dans laquelle elle
s'insère.Il y a à coup sûr une contrainte,particulièrement sensible

1. FP XII, 2 [108]. Voir égalementFP XIV, 14 [122] : « La notionde


"vérité"est dénuéede toutsens.. . »
2. Réponses aux sixièmes objections,in Œuvres philosophiques,éd.
F. Alquié,Paris,Garnier,t. 2, p. 882.
3. Ibid., p. 883.
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dans le cas de la véritéévidentedistinguéepar Descartes,et l'esprit


éprouve bel et bien l'impossibilitéd'acquiescer immédiatement au
jugement contraire. Mais il ne s'agit pas d'une impossibilitéméta-
physique, qui suffiseà témoignerindubitablementdu néant de
l'opinion inverse. L'épreuve de l'invincibilitésur laquelle l'esprit
s'appuie pour proclamerla validité indiscutabledu jugementconsi-
déré pourraitbien davantage indiquerles frontièresde la compré-
hensibilitéqui circonscrivent les capacités propresde cet esprit,et
donc suggérerla formationspécifique dont il est le produit. En
d'autres termes,le sentimentde contraintene permetdonc jamais
de détecterun absolu. Il révèletoujours,tout au contraire,la parti-
cularitéd'un conditionnement. En témoigneraitdu restel'existence
de culturesqui ne fontpas de la véritéune normesuprême,telle la
culturetragique des Grecs, foncièrementartistique,qui privilégie
au contrairela création,l'aptitude à donnerformeà de nouvelles
interprétations, et se défiedu culte de l'objectivité1.
En établissant le fait que l'irréfutable n'est pas le vrai,
Nietzschefaitapparaîtreque Firrécusabilitépeut et doit êtreinter-
prétéeà partird'un terrainplus fondamentalencore. Résisteraux
efforts de contestationthéoriqueest le signede tout autre chose que
de la validitéthéorique: le signeque nous sommessurun terrainoù
la logique de la rationalitéconsciente,avec son arsenal de procé-
duresdémonstrativeset probantes,n'est plus efficace.Bref,le signe
que nous sommessur le terrainpratique- en d'autrestermes,l'on a
affaireà une valeur et non à une simplereprésentation, relevantde
l'ordrede la spéculation,et susceptiblede véritéou de fausseté.Et
tel a bien été le faux pas fondamentalde la philosophie: ne pas
comprendreque la véritéest une valeur et non une essence.
Il est nécessaire,pour interpréter cette situation,d'en revenirà
la logique du devenir-inconscient, ou du rendre-inconscient, qui est
la logique de l'incorporation,c'est-à-direpour Nietzschela logique
mêmedu vivant de manièregénérale: la vie est à cet égardfixation
de préférencesfondamentalesqui opèrentalors un traitement,un
tri de l'expérience en recherchantcertaines situations, certains
arrangements,et en en rejetantd'autres - qui, en d'autres termes,
interprètent la réalité d'une manièreparticulière.Une valeur, tra-
duction de ces préférences, se caractériseainsi par son action pra-
tique, sa dimension imperative,c'est-à-direencore sa sûretéfonc-

1. Rejetde la prééminencede l'idéede véritéqui se traduit


enparticulier
du passésousla forme
parl'interprétation du mythe et nondesannaleshisto-
riques(voirLa naissancede la tragédie,
§ 10).
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tionnelle: le tri de l'expériencedoit, pour être efficace,s'effectuer


de manière instantanée,sans hésitation,donc être soustrait à la
conscience et à ses procédures délibératives. Une valeur n'est
qu'une interprétation, mais une interprétationincorporée,agrégée
aux autres préférencesfondamentalesqui toutes se traduisentpar
une activitéinstinctive,et dont l'ensembleformece que Nietzsche
appelle « le corps». Bref,une croyanceintériorisée, à laquelle donc
on ne pense plus, et qui, loin de disparaître,est tout au contraire
d'une redoutable efficacitéfonctionnellepour cette raison : « La
forcedes connaissancesne résidepas dans leur degréde véritémais
dans leur ancienneté, dans leur degré d'assimilation, dans leur
caractèrede conditionde vie »*. Et, en soi, la vérité est bien une
simple interprétationde la réalité,parmi bien d'autres possibles;
mais dans le cadre de notreculture,sourdementplatonicienne,c'est
une interprétationqui s'est vu conférerun privilègeécrasant et se
trouve depuis longtempsincorporée,intégréeà notresystèmepul-
sionneldont elle est devenue un rouage décisif.On trouvealors, au
termede ce détouret de cette explorationrenouvelée,la confirma-
tion de ce que pouvait suggérerla formulede Descartes, l'idée
qu'un lien fondamentalunit vérité et oubli, à conditionde com-
prendrece derniercommele signed'une parfaiteassimilation.
Cela autorise donc Nietzsche à ramenerla vérité à de l'erreur
incorporée- du reste, la réalité tout entière est erreur,en tant
qu'elle est interprétation, et n'offrenulle part de norme absolue2.
On découvreainsi la nécessitéde l'illusionpour vivre- et, dans cer-
tains cas, de l'illusionqui se donnepour une vérité,et faitcroirefer-
mementen elle. La véritéest réduiteà l'erreur,donc ; elle est même
définiecommeerreur.Nul paradoxe à cela si l'on saisit que l'ordre
du théoriquene possède nulle autonomieet dépend entièrementde
Faxiologie et sa logique propre:
« "Vérité": pourla démarche depenséequiestla mienne, celanesignifie
pasnécessairement lecontraired'uneerreur, maisseulement,etdanstousles
cas lesplusdécisifs, la positionoccupéepardifférentes erreurs les unespar
rapport aux autres: l'uneest,parexemple, plusancienne,
plusprofonde que
l'autre: peut-être mêmeindéracinable, si unêtreorganiquede notreespèce
nesavaitsepasserd'ellepourvivre; maisd'autreserreurs n'exercent pas sur
nousunetyrannie semblablepuisqu'ellesne sontpas nécessités vitales,et
qu'ellespeuvent,au contraire de ces tyrans-là,êtreréparéeset "réfutées".

1. Le Gai Savoir,S 110.


2. Voir par exemplele § 34 de Par-delàBien et Mal : « Quel que soit le
pointde vue philosophiqueque l'on adopteaujourd'hui: de toutendroit,c'est
erroné
encorele caractère du mondedanslequelnouscroyonsvivrequi constitue
ce que notreœil peut saisirde plus assuréet de plus ferme.»
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« L'ultimescepticisme» 489

Pourquelleraisonunehypothèse êtrevraieduseulfaitqu'elleest
devrait-elle
irréfutable? Cettephraseferasansdoutebondirleslogiciens, qui supposent
sontaussicellesdeschoses; maisj'ai depuislongtemps
que leurslimites déjà
déclaréla guerreà cetoptimisme de logicien.»l
Si la réalité est interprétationet, comme telle, toujours erreur
et illusion, la philosophie aboutit-elle à une situation d'indiffé-
renciation,ou faut-iladmettrequ'un critèrede distinctionnouveau,
se substituantau critèreinadéquat de la vérité,joue au sein de
l'univers des interprétations ? Existerait-il alors des différences
entre des erreurs que l'on peut mettreen doute, et d'autres qui
résistentà cet effort de remise en cause ? des erreursrefutableset
des erreursirréfutables, en quelque sorte ? Telle est bien, de fait,la
lignecentralede la réflexionnietzschéenne.L'irrécusablepeut par-
faitementreleveraussi de la sphèrede l'erreur- mais ce n'est pas
une erreurcomme les autres. L'irréfutabilitédésigne les interdits
imposéspar une exigenceinterprétativeenracinéedans les valeurs
spécifiquesd'une culture,exigence interprétativedevenue condi-
tion mêmede la poursuitede la vie pour les vivants dont elle orga-
nise l'existence. Elle est donc inévitablementle résultat d'une
longuefréquentation, d'une pratique et d'une habitudeexercéessur
une trèslongue durée : la véritén'est jamais jeune. A cela s'ajoute
ce secondtraitamplementsoulignépar Nietzsche,que, si le vrai est
de l'interprétation, donc de l'illusoireet de l'erroné,le faitqu'il pos-
sède pour lui une longue durée indique que l'on a affairenon pas à
n'importe quel type d'illusion, mais à de l'illusion efficace,de
l'erreurqui a fait ses preuves,et a montréexpérimentalementsa
viabilitépourl'organisationde l'existenced'une communauté.Rien
de plus limité,donc que, notreperceptionde la vérité:
« NB. - La première limitede tout"sensde la vérité"est- aussipour
toutesles créatures animéesinférieures - : ce qui ne sertpas à leurconser-
vationnelesconcerne pas. La seconde: la façonqui leurestla plus utilede
considérer unechosea la priorité, maisc'estseulement peu à peu parvoie
d'hérédité,qu'elles'incorpore à leurnature.À cela l'hommelui-même n'a
encorerienchangé.»2
La véritéest du vieux faux,en quelque sorte,vieux, c'est-à-dire
auquel nous
qui a survécuà la diversitédes expériencesrencontrées,
sommesdésormaishabitués,qui ne nous étonneplus - d'où la diffi-
culté de l'interroger.Nietzsche insiste souvent sur la vieillesse

1. FP XI, 38 [4]. Voirégalement le textesuivant: « La vérité


estce type
d'erreursanslequelune certaineespèced'êtresvivantsne sauraitvivre.Ce
qu'estla valeur,du pointde vuede la vie,décideendernier » (FP XI,
ressort
34 [2531Ì.
2. FP X, 26 [58].
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490 PatrickWotling

comme determinationessentielledu « vrai », par exemple dans le


poème des Chansonsdu prince Vogelfrei intitulé« Dans le Sud », qui
offrel'une des expressionsles plus originalesde cette idée :
« Dans le nord- j'hésiteà le confesser-
J'ai aiméunepetitefemme, vieilleà en trembler
:
"La vérité"étaitle nomde cettevieillefemme... »'
De ces vieilleserreursqui ont préservéune formede vie, et que
nous sommescontraintsd'éprouvercommedes vérités,au point de
prétendreconstruireavec confianceune science les prenant pour
objet, Nietzsche donne de très nombreuxexemples. Tel est le cas
notammentde l'idée de causalité, qui obéit très précisémentà la
logique de l'incorporationque nous avons évoquée :
« NB. - Les "vérités"a priorilesmieuxcruessontpourmoi- deshypo-
thèsesjusqu'à plus ampleinformé par ex. La loi de la causalité,des habi-
tudestrèsbienexercéesde la croyance, tellement passéesdansle sangque
n'yplus croiresignifierait l'effondrement de la race. Mais sont-cepour
autantdesvérités? Quelleconclusion ! Commesi le faitque l'hommesub-
sisteprouvaitla vérité! »2

Plus fondamentalement, ce sont les concepts en fonctiondes-


quels nous structuronsnotreinterprétationde la réalité qui tom-
bent sous le coup de la mêmeaccusation,à commencerpar l'idée de
chose,la croyanceau fait que la réalitéest un universd'objets sta-
bles, existant durablementet par eux-mêmes,ou encore l'idée de
permanence,l'idée de durée- autant d'erreursdevenues pour nous
des vérités,commel'indique un autre texte posthume:
« II seraiten soi possibleque la conservation du vivantrendenéces-
sairesjustementdes erreurs fondamentales et nonpas des "véritésfonda-
mentales".On pourraitpar exempleimaginer uneformed'existence dans
laquellela connaissance mêmeseraitimpossible, parcequ'il y a contradic-
tionentreunefluidité absolueetla connaissance: dansunmondeainsifait
une créature vivantedevraitd'abordcroireaux choses,à leurdurée,etc.,
pourpouvoirexister: l'erreur seraitsa conditiond'existence.
Peut-êtreen
va-t-ilainsi.»3

1. Tel n'estcependant pas le termede la logiqueque suitla réflexion de


Nietzsche, quiprécise qu'ilestindispensable pourle philosophe d'envisagerles
conséquences de ceschoixaxiologique s etinterprétatifs
à trèslongterme. Seul
l'examendel'évolution d'uneculture surunetrèslonguephasede sonhistoire
esten mesurede faireapparaître si ces valeurss'avèrentbénéfiques ou nui-
siblesà terme. Dansce dernier cas,qui serabienceluidescultures privilégiant
la valeur« vérité», l'examenpermettra d'observer unmouvement d'autosup-
pression,d'autonégation de valeursquisontendésaccord avecla natureetles
exigences de la réalité(sa natureinterprétative).
2. FF X, 26 [12J.
3. FF X, 26 [58].
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« L'ultimescepticisme» 491

Cettedécouvertepermetenfinde revenirsurla questiondu dua-


lisme,lui aussi structurant, nous l'avons aperçu,pournotreinterpré-
tation,et constituant,pour le type d'hommeque nous incarnons,la
possibilitéde vie que nous représentons,la cultureque nous expri-
mons,une valeur, donc une nécessitédans l'organisationde notre
existence,mais non pas dans toute cultureni toute formede vie : le
dionysiaque,par exemple,n'obéit pas à cettelogique de la partition
dualiste.Comprendrela réalitéen fonctiond'oppositionscontradic-
toiresrelèvede préférences axiologiques,non d'un savoirobjectif,ce
qui impliqueque c'est une logique de compositioninterneà la vie des
valeurs qui définitla vérité,et non pas une différence d'essencepar
rapport à l'erreur: « La vériténe signifiepas le de l'erreur,
contraire
mais la positionde certaineserreursrelativementà d'autres erreurs,
le faitpar exemplequ'elles sontplus anciennesou plus invétérées,ou
que nous ne savons pas vivre sans elles, etc. »l
Loin de constituerla normede toute pensée,ce qui représentait
pourtantle présupposéfondamentalde la philosophiejusqu'à pré-
sent, la vérité désigne en fait un régime particulierd'interpré-
tation ; ce qui revientà direqu'elle se révèleune formeparticulière
de volonté de puissance, ainsi que le souligne un posthume qui
condensel'ensembledes conclusionsauxquelles parvientl'enquête
nietzschéenne:
« C'est au servicede la "volontéde puissance"que la "volontéde
vérité"se développe: plusexactement, sa tâchepropreestd'êtreun auxi-
liairede la victoireet de la duréegrâceà un typedéterminé de non-vérité,
et consisteà faired'un ensembled'erreursstructuré le fondement de la
conservation d'untypedéterminé d'êtresvivants.»2

Mais à ce titrese confirmedu mêmecoup que, dans son rapport


à la réalité,l'hommeest constammentguidé par un instinctartiste,
aussi inventifqu'inconscient: créerdes formesnouvelles,poser des
rapportset des liaisons, c'est avant tout à cela que revientle fait
d'établir des vérités. Fixer des relations fondamentales entre
séquences de réalité, transformer les processus pulsionnelsqui en
«
sont le tissu en choses », inventerpour cela de l'identique,de la
durée, de l'essence, de l'opposition absolue - en d'autres termes,
interpréter, c'est-à-diredéformer,
en s'imposanttoutefoispour cela
de respecterla rigueurimplacable d'une règle,telle est l'opération
que recouvre la position, ou la disposition,relative de certaines
erreurs,dont parle Nietzsche.La véritéest art, et non spéculation,

1. FPX, 34 T2471.
2. FP X, 43 [1].
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492 PatrickWotling

mais un art qui possède la particularitéde se nier comme tel ! Un


art qui ne se veut pas art,et résisteopiniâtrementà se donnerpour
ce qu'il est. Il y a bien dans la vérité quelque chose comme une
négationinterne,une sortede contradiction,ou de haine de soi - un
effortobstinépour nierla réalitéen tant que jeu d'illusion,et c'est
pourquoi la positionde la véritécommevaleur conduitinéluctable-
ment à terme,selon Nietzsche, à son autosuppresssion,en plon-
geant le type d'homme qui en fait un objet de vénérationdans le
nihilisme.
Peut-êtreest-celà l'aspect le plus déroutantde cettepensée qui
bouleversesi radicalementnos confortablesréflexesintellectuels:
malgréla radicalitéde sa critique,Nietzschene congédiepas pure-
mentet simplementl'idée de vérité.Il nous fautsoulignerà présent
un ultime développement,qui représentele parachèvementde la
réinterprétation à laquelle il se livre. Car, même destitué,le vrai
conserveun rôleà jouer dans le projetphilosophique,à conditionde
comprendreque la perspectivede la réflexionchangeà la faveurdes
découvertesqui ont été effectuées.
« A partirdu momentoù l'on niela croyanceau Dieu de l'idéalascé-
tique,il existeégalement un problème nouveau: celui de la valeurde la
vérité.- La volontéde véritérequiertune critique- déterminons de la
sortenotretâchepropre-, ilfautfairela tentative de remettre
pourunefois
enquestionla valeurde la vérité...»' : si la logiqueauthentique de la pensée
est axiologiqueet nonthéorique, si par conséquent la véritén'estqu'une
interprétation,il convientde la soumettre à la problématique de la valeur,
et d'entirerles conséquences pourla conduitede l'activitéphilosophique,
laquellene peut plus êtreidentifiée à la volontéde vérité.Troisimpli-
cationsessentielles nousparaissentmarquerla modification de la problé-
matiquephilosophique et la redétermination du travaildu philosophe
désormais.

Il seraitsuperficielde prétendredisqualifierou ignorerla vérité


au motifqu'elle n'est qu'interprétative.La récusationn'est jamais
un but aux yeux de Nietzsche; il est requis,tout au contraire,de la
traiteren interprétation particulièreet, dans cetteperspective,de la
soumettreau traitementapplicable à touteinterprétation et permet-
tant d'en dévoilerla logique formatriceet le sens. Car, de fait,une
énigmedéfiele philosophe: quelles sontdonc les conditionsrequises
pour qu'apparaisse et se fixeune interprétation de la réalitédu type
de la vérité? « Vérité» qualifieen effetun typed'interprétation, ou
un
plus précisément type d'adhésion produitpar certaines interpré-

de la morale,III, § 24.
1. La généalogie
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« L'ultimescepticisme» 493

tations.Pourquoi, à un certainstade de son histoireet de son condi-


tionnementculturel,un type de vivant éprouve-t-ille besoin impé-
rieux d'interpréter la réalitéen fonctionde la vérité?
La généalogie de la vérité ainsi mise en œuvre conduit à
l'identificationde besoins qui cherchentà se satisfairedans cette
mise en formeoriginalede la réalité. Deux tendances au moins se
laissent repérer,que le philosophese devra ensuite d'interrogeret
d'interpréter : une préférence de naturemorale(et nullementépisté-
mologique),que § le 344 du Gai Savoirétudieen détail pour montrer
que la volonté de vérité exprimela répulsionviscéralepour la trom-
perie général(quels qu'en soientl'objet et la victime); simulta-
en
némentune préférencede naturepsychologique,si tant est que les
deux perspectivespuissent réellementse distinguer- à savoir, le
rejet tout aussi viscéral du variable, de l'instable,de l'insaisissable
sous toutesleursformes- et notammentsous les espèces théoriques
du douteuxet de l'incertain.L'aspiration au vrai est le déguisement
théoriquequ'endosse une angoisse : « La volontéde véritéet de cer-
titudenaît de la peur dans l'incertitude»*. Trait décisif,elle permet
ou doit permettred'échapperà un sentimentde malaise, au malaise
de l'incertitude- ce qui suppose donc que celle-ci soit éprouvée
commeun malaise intolérable.
Etrange situation,décidément...Quelle peut bien êtrela signifi-
cationde ces préférences sourdesqui s'exprimentobstinémentà tra-
vers la valorisation,à premièrevue si désintéressée,de la vérité?
Commentse fait-ilqu'un vivantpuisse,à un certainstade de son his-
toire,en venirà ressentirles conditionsmêmesde la réalitédont il
participecommeune agression? Dans ce refushorrifiéde la proces-
sualité, le psychologueidentifieraun besoin lié à la compensation
d'un affaiblissement - une formede volontéde puissance,toujours,
mais caractérisée par l'amenuisement dramatique des moyens
qu'elle a à sa dispositionpour maîtriserla richessede la réalité:
« La quantitéde croyance dontquelqu'una besoinpourse développer,
la quantitéde "stable"auquel il ne veutpas qu'on toucheparcequ'il y
prendappui,- offre uneéchellede mesurede sa force(ou,pourm'exprimer
plusclairement, de sa faiblesse).[...] l'hommeest ainsifait: on peutbien
lui avoirréfutéà millereprises un articlede foi,- à supposerqu'il lui soit
nécessaire,il continuera toujoursà le tenirpour"vrai".»2
Le philosophe-médecin, quant à lui prolongeantcetteanalyse,y
lira peut-êtrel'irruptiond'une hostilitéfoncièreà l'égard de cette

1. FP X, 26 [301]. Voiraussi le posthumesuivant: « Toute cetteexigence


d'immuableest la conséquenced'une insatisfaction » (FP IX, 7 [1501).
2. Le Gai Savoir,§ 347.
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réalité,devenuesourcede souffrance, et appelant médiatementà sa


propresuppression.L'interrogation le statut du vrai débouche
sur
ainsi surla plus profondeénigmequ'affrontesans doute la réflexion
de Nietzsche,ce mystèrequ'est la capacité de la vie à se retourner
contreelle-même:
« Sans doute: il nousfautici poserle problème de la véracité: s'il est
vraique nousvivionsgrâceà l'erreur, que peutêtreence cas la "volontéde
vérité"? Ne devrait-elle pas êtreune"volontéde mourir"? - L'effort des
philosophes et des hommesde sciencene serait-il pas un symptôme de vie
déclinante, décadente, une sortede dégoûtde la vie qu'éprouverait la vie
elle-même ? Quaeritur: et il y a de quoi en resterrêveur,»*
Sous la formeque nous lui connaissonsdepuis Platon, la philo-
sophie s' avérerait-elle alors une protestationdésespérée contre la
réalité,et la véritéune techniqueau servicede la mort?
Il est donc primordialde réformerl'activité philosophique,et
telle est la seconde conséquencede cette enquête déclenchéepar le
repéragedes paradoxes du vrai. Si, une foisidentifiéle statut véri-
table de ce qui était donné auparavant pour critèresuprêmede la
pensée,l'objectifdu philosophene peut plus consisterà rechercher
la vérité,il deviendraen revanche plus que jamais de chercherà
repérerles vérités- précisémentparce que sa tâche consisteà éluci-
der la vie des valeurs et que ces « vérités» aveugles à leur propre
statutreprésentent les jugementsde valeur fondamentaux,placés à
l'abri de toute mise en question et imposés à la vénérationde la
communauté,qui ont gouvernéles différentes cultures.Chercherà
identifierles vérités de chaque culture,pour les évaluer, ce qui
signifieapprécier en philosophe-médecinla nature de l'influence
qu'elles, et les valeurs qui les sous-tendent,ont exercésur la vie des
peuples qui se les sont imposées. C'est un point auquel Par-delà
Bien et Mal donne un relieftout particulier:
« Ces ouvriersphilosophiques répondantau noblemodèlede Kant et
de Hegelontà établiret réduireen formules tousles grandsfaitsrelatifs

1. FP XI, 40 [39]. Le § 344 du Gai Savoirinsistesur la mêmeanalyse:


« La "volontéde vérité"ne signifie pas "je ne veux pas que l'on me trompe",
mais au contraire- il n'y a pas d'autrechoix- "je ne veux pas tromper,pas
même moi-même" : - et nous voilà de ce fait sur le terrainde la morale. Qu'on
prenneen effetla peine de se demanderde manièreradicale: "Pourquoi ne
veux-tupas tromper?", notamments'il devait y avoir apparence- et il y a
apparence! - que la vie vise à l'apparence,je veux direà l'erreur,la tromperie,
la dissimulation,l'aveuglement, l'aveuglementde soi [...]. Il se pourraitqu'un
tel projetsoit,si on l'interprète avec charité,un donquichottisme, une petite
folied'exalté; mais il pourraitencoreêtrequelque chose de pire,à savoirun
principede destruction hostileà la vie... "Volontéde vérité"- cela pourrait
êtreune secrètevolontéde mort.»
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« L'ultimescepticisme» 495

aux évaluations- c'est-à-direaux fixationsde valeurs,aux créationsde


valeursopéréesautrefois,qui en sontvenuesà dominer et ontétéappelées
pourquelquetemps"vérités".»l
Et, plus encore(car la tâche précédenteincombeaux ouvriersde
la philosophie),l'exigencequi faitla spécificitéde la tâche philoso-
-
phique sera de créerde nouvelles« vérités» en d'autrestermes,de
nouvelles valeurs, articulées,dans le cas de l'Europe contempo-
raine,à la nécessitéurgentede luttercontrele nihilisme.
La tâche qui se dessine à la faveur de cette investigation
confirmele souci nietzschéende maintenirl'idée de philosophie,
qu'il s'agit bien plus de faireenfinadvenir dans sa figureauthen-
tique que d'écarter.Mais son accomplissementsuppose que soit réa-
lisée préalablementune réformede la compréhensiondu philo-
sophe, qui constitue le dernierpoint qui doit être élucidé. Une
remarquede Généalogiede la moralenous mettrasur la voie de cette
exigence,que modéliseragénéralementune référenceintriganteà
l'épicurisme: « Ils sont encoreà des lieues d'être des espritslibres:
. . »2,affirmeNietzschedes philosophes
car il croientencoreà la vérité.
tels qu'ils existentdepuis Socrate, soulignantavec vivacité le fait
que, en dépit de leur idéal, l'autorité à laquelle ils fontallégeance
est bien encoreune croyance- et, ce qui est pire,une croyancenon
identifiéecomme telle. C'est donc l'émancipation à l'égard de la
tyranniede la véritéqui ouvre la possibilitépour le philosophede
devenirun véritableespritlibre. Du philosophe,la vertu cardinale
est en effetl'indépendance3: savoir se garder du fanatismede la
vérité,qui a tyrannisél'exercicede la philosophiejusqu'à présent,
en sera la premièreapplication. Elle constituerala conditionper-
mettantenfinde penserla nature artistede la réalité,c'est-à-dire
d'avoir le courage d'affronter son caractèreproblématique,fuyant,
déroutantet terribletout à la fois.Bref,la libertéd'espritse carac-
tériserapar une formeoriginalede scepticisme,si l'on veut, mais
qui ne sera plus simplementle scepticisme« théorique» que nous
faitconnaîtrel'histoirede la philosophie.L'instinctcapital qui fait
d'un hommeun philosophe,dans cetteperspective,sera bien ce que
Nietzschenommel'instinctépicuriende l'amateur d'énigmes,dont
il trouve par exemple une incarnationen Stendhal, « ce singulier
épicurien et cet homme-pointd'interrogationqui fut le dernier

1. Par-delàBien etMal, § 211.


2. de la morale,111,§ 24.
La genealogie
ô. Voirpar exemple,Le Gai Savoir,§ 9tf.
4. Par-delàBien etMal, § 254.
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grandpsychologuede la France »4, Stendhal vers qui - ce n'est pas


un hasard - se tourneNietzscheau début de Par-delà Bien et Mal
pour trouverune caractérisationadéquate du philosophe1.La qua-
lificationd' « épicurien», chez Nietzsche, n'a pas le sens qu'elle
possède dans le langage courant (notammentle sens hédoniste),
mais vise justementce mélange de curiositéet de scepticisme,qui
n'accepte pas n'importequelle explication,n'importequelle vérité.
Prendreplaisir au caractèreénigmatiquede la réalité, au jeu par
lequel elle résisteconstammentaux efforts déployéspar notreesprit
la en
pour maîtriser, particuliergrâce à des schémaslogiques ou des
théoriesphilosophiques; ne pas vouloir la véritéà tout prix, atti-
tude peu exigeante qui conduirait à se satisfairede la première
« vérité» venue, pourvu qu'elle nous garde du changeant et de
l'incertain; avoir le courage de savoir préférerparfoisl'incertitude
à n'importequelle « vérité» : voilà la premièreexigenceà laquelle
se reconnaîtla figureenfinréaliséede la radicalitéphilosophique,et
c'est pourquoi il faut,pour finir,redirede la philosophiece que La
naissance de la tragédiedisait déjà de la science: « La science
n'existeraitpas si elle n'avait pour seule déesse que la vériténue et
rien d'autre »2. Un Epicure artiste,ce que ne sut pas être Socrate,
plutôtqu'un ami de la vérité: tel est le pari que faitNietzsche- le
beau risque peut-être,qu'il accepte de prendre- en traçantle por-
traitdu philosopheà l'espritlibre.
Patrick WOTLING,
Universitéde Reims.

1. Par-delàBien etMal, S 39.


2. La naissancede la tragédie,
§15.

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