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Est-ce à la loi de décider ce qui est juste ?

POUSSIN Nicolas, Le jugement de Salomon (1649, huile sur toile)

Licence (sauf autres droits réservés)

Auteur : Jormungand

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(CC BY-NC-SA 4.0)

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Introduction..........................................................................................................................................3
I. À la recherche d’un fondement de la justice.....................................................................................3
A. Diversité des lois.........................................................................................................................3
B. Le droit positif : formellement parfait mais infondable en réalité..............................................4
C. Le droit naturel : introuvable de façon certaine dans son contenu............................................12
II. Pour un effort de justice universelle..............................................................................................14
A. Peuple, souveraineté, loi...........................................................................................................14
B. L’exigence de la démocratie directe..........................................................................................15
C. Individu et communauté............................................................................................................18
Conclusion..........................................................................................................................................19
Annexe documentaire.........................................................................................................................21
A. Extraits de textes philosophiques..............................................................................................21
B. Documents.................................................................................................................................30
Introduction
1. La loi se définit comme la règle générale et impérative. Cela signifie qu’elle s’applique à
tous (du moins tous ceux qui sont concernés par les dispositions légales) et qu’on doit obéir en
conformant son comportement avec celui prescrit par la loi. On considère généralement qu’il existe
un lien entre loi et justice. La question nous invite à déterminer si c’est la loi qui définit la justice.

2. Mais comment définir la justice ? Nous pouvons ici donner une définition formelle de la
justice : donner à chacun ce qui lui revient. Autrement dit, la justice consiste à récompenser les bons
et punir les méchants. Cependant, cette définition ne nous donne pas encore de contenu. Ce dernier
doit-il être pris en charge justement par la loi ? Autrement dit, on cherche le moyen d’avènement de
la justice ? Doit-elle compter sur la loi ? Sinon, comment la justice pourrait-elle advenir ? Mais, en
ce cas, les lois sont-elles nécessairement justes ? Rien n’est clair encore, et se prononcer trop
hâtivement, c’est risquer de gâcher la possibilité de réaliser la justice.

3. On peut donc poser le problème suivant : est-ce la loi qui décide ce qui est juste, ou est-ce
la justice qui doit produire la loi ? Il s’agit d’un problème de primauté générationelle : soit c’est la
loi qui engendre la justice, soit c’est la justice qui engendre la loi.

4. On peut dire que la justice est au cœur de la cohésion sociale. En effet, une société sans
justice se désagrège et connaît la scission en classes sociales et des individus opposés par des
intérêts devenus irréconciliables, ce qui ne peut qu’engendrer le désordre et la révolte.

5. Nous tenterons donc de comprendre la difficulté à fonder la justice quelle que soit la façon
dont on tente de s’y prendre. Prenant acte de cela, nous pourrons proposer un effort afin de fonder
une justice universelle à même de donner espoir en vue de la paix et de la cohésion sociales.

I. À la recherche d’un fondement de la justice

A. Diversité des lois


6. Chacun possède le sentiment de savoir ce qui est juste ou injuste dans une situation donnée.
Pourtant, si la définiton formelle de la justice est acquise, c’est bien le contenu qui pose problème.
Dire que la justice consiste à donner à chacun ce qui lui revient permet de penser ensemble les deux
pôles de la justice relévés par Aristote 1 : la justice commutative (assurer l’égalité de chacun par
rapport à tous) et la justice distributive (que chacun reçoive ce qu’il doit recevoir en fonction de ses
actes). Cependant, le problème se pose quand à savoir quel est le contenu de la justice.

7. Soit on dit que la justice produit la loi, mais on ne peut pas savoir ce que contiennent les ois
si l’on ne connaît pas le contenu de la justice, soit on dit que la loi produit la justice et, en ce cas, il
suffit d’examiner le contenu des lois pour connaître ce qu’est la justice au-delà de la définition
formelle qu’on en a donnée. Ne sachant pas encore ce qu’est la justice – ce qui constitue bien un
enjeu de la présente réflexion – il faut donc partir de la loi puisque nous pouvons en examiner le
contenu.

8. Cependant, c’est là précisément que se révèle l’autre face de notre ignorance : si l’on peut
examiner le contenu d’innombrables lois, notre perplexité grandit à mesure que décroît l’espoir de
1 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, V, 6-7, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, 2007 [Ἠθικὰ
Νικομάχεια (Ethiká Nikomácheia), -IVe], pp. 24-255.

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saisir de façon univoque un contenu juste. En effet, comment arbitrer au sujet de la justice si à
toutes les époques et dans tous les pays, on trouve tant de lois non seulement diverses mais
également contradictoires. Certes, sauf défaut grave, les lois ne se contredisent pas entre elles à la
même époque et dans le même pays. Cependant, comme déterminer, entre deux textes de loi
contradictoires, celui qui réalise la justice ?

9. Cette impasse matérielle est étudiée par Pascal dans un fragment de ses Pensées2. Il
souligne ainsi que l’être humain ignore ce qu’est la justice. Si nous connaissions la véritable justice,
nous n’aurions guère de désaccords à son sujet. Or, les lois ne nous permettent en rien de la
connaître du fait de leur diversité infinie. Selon Pascal, même les actes qui nous paraissent
abominables – le meutre, le vol ou encore l’inceste – ont été louées qui justes en certains lieux et
temps.

10. Ainsi, la diversité des lois fait obstacle à toute possibilité de connaissance matérielle et
certaine de ce qu’est la justice. On ne peut donc interroger le contenu des lois pour y trouver
l’essence de la justice. Pire, en l’état, et avant même de savoir si c’est à la loi de dire ce qui est
juste, on observe qu’il semble impossible qu’en elle soit capable. Tout au moins, si la loi prétend
qu’elle réalise la justice, on en sera quelque peu étonné en songeant au fait que des dispositions
légales exactement inverses puissent être tout aussi juste. Dans cette hypothèse, cela signifierait que
le caractère juste de la loi n’a aucun rapport avec son contenu. Il nous faut examiner cette
hypothèse.

B. Le droit positif : formellement parfait mais infondable en réalité


11. Ce système de droit se nomme droit positif. On considère alors que le droit est entièrement
constitué par les lois en vigueur à une époque et en un lieu donnés. Il n’existe donc aucun contenu
normatif en dehors de ces lois en vigueur. On comprend donc que la justice ne peut se trouver que
dans le droit, et donc dans les lois en vigueur. Autrement dit, la justice ne serait rien d’autre que
l’adoption de lois (pouvoir législatif), l’application de celles-ci (pouvoir exécutif) et le jugement des
contrevenants (pouvoir judiciaire). Comment dès lors mettre en œuvre ces composantes de la
souveraineté, pouvoir de commandement politique, afin de faire advenir la justice ?

12. Le juriste allemand Hans Kelsen propose dans sa Théorie pure du droit un formalisme qui
permet de considérer comme légales un ensemble de dispositions grâce à une procédure formelle de
production et une cohérence de fond quant au contenu. On nomme ce système hiérarchie des
normes. On se dote d’un texte fondamental, la Constitution 3. Ce texte prescrit le fonctionnement de
l’État, et notamment la mise en œuvre de la souveraineté dans ses composantes législative,
exécutive et judiciaire. Aucune norme inférieure dans l’ordre hiérarchique ne peut contredire une
norme supérieure. Si deux textes devaient se trouver en contradiction, le plus faible est réputé
n’avoir jamais existé4. Ainsi la cohérence légale est nécessairement respectée, et les normes sont
valides parce qu’elles sont produites conformément aux prescriptions données par les textes
supérieures, notamment la Constitution.

2 PASCAL, Pensées, Sellier 94 (Lafuma 60, Brunschvicg 294), in Pensées, opuscules et lettres, Classiques Garnier,
coll. « Bibliothèque du XVIIe siècle », Paris, 2010 [1670, posthume], pp. 191 sq. Texte reproduit en annexe
documentaire.
3 En France, il s’agit du texte du 4 octobre 1958 qui institue la Ve République. On y a ultérieurement ajouté d’autres
textes (cf. schéma 2).
4 Si les deux textes sont au même niveau au sein de la hiérarchie des normes, c’est le texte le plus récent qui est
considéré comme valide, et l’ancien texte est abrogé en partie ou en totalité, selon la situation, de plein droit (c’est-
à-dire sans avoir à effectuer un quelconque acte de procédure pour cela).

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Schéma de la hiérarchie des normes (VIE-PUBLIQUE.FR, licence CC BY-ND)5

5 https://www.vie-publique.fr/infographie/23806-infographie-la-hierarchie-des-normes

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13. Pour que le système puisse fonctionner, il faut qu’un juge contrôle le respect de la
hiérarchie des normes, c’est-à-dire le fait qu’aucune norme supérieure ne soit contredite pas une
norme inférieure. Le point le plus critique est évidemment le respect de la Constitution. C’est pour
cela que les pays qui utilisent cet ordonnancement juridique possède une institution chargée de
contrôler la constitutionnalité des normes inférieures, c’est-à-dire le fait qu’elle ne la contredise pas.
En France, c’est le Conseil constitutionnel6 qui, entre autres rôles7, est chargé de cette mission. Il
existe un contrôle a priori8 et, depuis 2008, un contrôle a posteriori9.

14. On peut adresser deux critiques formelles et fatales à la théorie pure du droit : le problème
de la norme fondamentale :

a) Si la Constitution est bien le texte qui fonde l’ordre juridique, on peut se demander ce qui
fonde la Constitution. Kelsen reconnaît que celle-ci ne peut tirer son autorité qu’une fois acceptée
une norme fondamentale qui prend la forme suivante : il faut obéir à la Constitution. Cette norme
fondamentale ne peut être fondée, sous peine de connaître une régression à l’infini. Elle doit donc
être « supposée »10. Cependant, elle demeure frappé d’infondation, car, au lieu de la régression à
l’infini, on trouve, en l’absence du consentement11, l’argument d’autorité, qui ne permet pas non
plus de fonder logiquement un tel système. Cette impasse de la fondation logique absolue était déjà

6 Article 56. « Le Conseil constitutionnel comprend neuf membres, dont le mandat dure neuf ans et n'est pas
renouvelable. Le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans. Trois des membres sont nommés
par le Président de la République, trois par le président de l'Assemblée nationale, trois par le président du Sénat. La
procédure prévue au dernier alinéa de l'article 13 est applicable à ces nominations. Les nominations effectuées par
le président de chaque assemblée sont soumises au seul avis de la commission permanente compétente de
l'assemblée concernée. En sus des neuf membres prévus ci-dessus, font de droit partie à vie du Conseil
constitutionnel les anciens Présidents de la République. Le Président est nommé par le Président de la République.
Il a voix prépondérante en cas de partage. »
7 Ceux-ci sont détaillés au Titre VII (articles 56 à 63) de la Constitution de 1958. L’ensemble des textes du bloc
constitutionnel est consultable à l’adresse suivante : https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-
vigueur/constitution
8 Article 61. Il existe un contrôle obligatoire (alinéa 1 : « Les lois organiques, avant leur promulgation, les
propositions de loi mentionnées à l'article 11 [et non les projets de loi mentionnés également au même article 11]
avant qu'elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise
en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la
Constitution. ») et un contrôle facultatif (aliéna 2 : « Aux mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil
constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le président de
l'Assemblée nationale, le président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs. »)
9 Article 61-1, suite à la révisée opérée par la Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 : « Lorsque, à
l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte
aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur
renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. » Avant l’introduction
de cette réforme constitutionnelle, la Constitution n’organisait aucun contrôle de la loi une fois celle-ci promulguée.
Le Conseil admettait toutefois déjà, depuis la Décision n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, que la constitutionnalité
d’une loi promulguée « peut être utilement contestée à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la
modifient, la complètent ou affectent son domaine » (Considérant 10). Le sort des textes déclarés en totalité ou en
partie inconstitutionnelles est prévu à l’article 62 : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement
de l'article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le
fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou
d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans
lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause. Les décisions du Conseil
constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités
administratives et juridictionnelles. »
10 KELSEN Hans, Théorie pure du droit, V, 34, c., trad. Eisenmann, LGDJ, coll. « La pensée juridique », Paris, 1999
[Reine Rechtslehre, 1934/19602], pp. 197-199.
11 Cf. § 15.

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connue des Sceptiques dans l’Antiquité 12. On doit ainsi comprendre que le système de droit positif,
sous la forme de la théorie pure du droit, ne possède aucun fondement logique. Soit le système
existe ainsi, soit il est impossible de penser un tel système. Ce problème est donc au c œur de la
théorie du droit positif.

b) De façon générale, il n’existe aucune justification logique à l’obéissance à la loi. En effet,


la loi de Hume13 interdit l’inférence logique depuis un énoncé descriptif vers un énoncé prescriptif.
Le fait qu’il existe une loi ne peut donc, d’un point de vue logique, commander l’obéissance. Nous
examinerons ultérieurement les conséquences de cela14.

15. D’autre part, on peut également adresser un certain nombre de critiques défavorables au
système tel qu’il existe sous la Ve République et dans de nombreux autres régimes politiques :

a) La Constitution peut faire l’objet d’une révision. Cela est utile – mais non nécessaire – afin
de pouvoir adapter la Constitution aux évolutions sociales et politiques survenant 15. Comment
modifie-t-on le bloc de constitutionnalité, norme suprême de l’ordre légale ? Ce mécanisme est
prévu sous le titre XVI de la Constitution, au sein de l’article 89 16. Il est à noter que la quasi-totalité
des révisions constitutionnelles ont eu lieu par la procédure du Parlement convoqué en Congrès, et
non par un référendum17. C’est donc le Congrès, composé des membres du Parlement, qui peut

12 LAËRCE Diogène, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre IX, Pyrrhon, trad. Brunschwig (dir. Goulet-
Cazé), Le livre de poche, coll. « La pochothèque », Paris, 1999 [Βίοι καὶ γνῶμαι τῶν ἐν φιλοσοφίᾳ
εὐδοκιμησάντων (Bíoi kaì gnōmai tōn én philosophía eúdokimesánton), IIIe], pp. 1122 sq. ; SEXTUS EMPIRICUS,
Esquisses pyrrhoniennes, I, 15 [164-177], trad. Pellegrin, éd. Seuil, coll. « Points essais », Paris, 1997 [Πυῤῥώνειοι
ὑποτυπώσεις (Pyrrhōneioi hypotypōseis), IIe], pp. 141-147.
13 HUME, Traité de la nature humaine, livre III, 1ème partie, section 1, trad. Baranger et Saltel, Flammarion, coll.
« GF », Paris, 1995 [A treatise of human nature, 1739], p. 65
14 Cf. § 20.
15 La Constitution de la Cinquième République a été révisée par vingt-quatre textes différents depuis sa rédaction
initiale en 1958, dont dix-neuf depuis les années quatre-vingt-dix. On distingue trois grandes motivations derrière
ces nombreuses révisions constitutionnelles : (1) la modification des institutions existantes à un niveau important.
Par exemple, le passage du septennat au quinquennat présidentiel (Loi constitutionnelle no 2000-964 du 2 octobre
2000) ou la limitation à l’exercice de deux mandats présidentiels consécutifs (article 3 de la loi constitutionnelle no
2008-724 du 23 juillet 2008) ; (2) L’intégration dans l’ordre communautaire (Union Européenne) et international.
Par exemple, les modifications nécessaires à la ratification du Traité de Maastricht (Loi constitutionnelle n° 92-554
du 25 juin 1992). Ou encore, la reconnaissance de la Cour pénale internationale (Loi constitutionnelle no 99-568 du
8 juillet 1999) ; (3) des modifications plutôt cosmétiques ou symboliques. Par exemple l’égalité de droit entre les
femmes et les hommes aux fonctions électives (Loi constitutionnelle no 99-569 du 8 juillet 1999). On ajouté
l’alinéa suivant : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions
électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. » Or, cette égalité générale est déjà inscrite dans
le 3° du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Cette modification est donc parfaitement superflue. Il est
à noter que cette égalité a été réinscrite, et soit-disant, complétée (mais elle était déjà complète) par une autre loi
constitutionnelle (Loi constitutionnelle no 2008-724 du 23 juillet 2008).
16 « L'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur
proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement. Le projet ou la proposition de révision doit être
examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l'article 42 et voté par les deux assemblées en
termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois, le projet de
révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement
convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois
cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale. Aucune procédure de
révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. La forme
républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision. »
17 Il n’existe que trois exceptions : en 1960, sous l’ancien article 85, aujourd’hui abrogé, à propos de l’indépendance
des anciennes colonies françaises (Loi constitutionnelle n° 60-525 du 4 juin 1960) ; en 1962, sous l’article 11 (ce
qui a occasionné une dispute), à propos du passage de l’élection du Président de la République au suffrage universel
direct (Loi constitutionnelle n° 62-1292 du 6 novembre 1962) ; en 2000, sous l’article 89 à propos du passage du

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modifier la Constitution. Le peuple le peut également, ce qui semble plus compréhensible s’agissant
d’altérer la norme suprême qui fonde le Droit 18. Le problème est que le Parlement, qui vote
habituellement les lois, n’est qu’en troisième position dans la hiérarchie des normes, après le bloc
de constitutionnalité et les normes internationales. Cette procédure bouleverse donc d’une certaine
façon la hiérarchie des normes, puisque ce sont les détenteurs d’un pouvoir légal d’un niveau
inférieur à la norme suprême qui vont modifier cette norme suprême.

b) Les membres du Conseil constitutionnels sont insusceptibles de sanctions afin d’éviter les
pressions politiques. Cela est souhaitable pour protéger l’effectivité de leurs missions, mais les dote
en même temps d’une immunité en cas de dévoiement. Les membres peuvent donc impunément
agir en violation de leurs obligations sans rien risquer pour cela. Or, on possède au moins une
preuve d’un manquement volontaire du Conseil constitutionnel à ses obligations. En 1995, il valide
les comptes de campagnes insincères de Jacques Chirac et d’Édouard Balladur lors de l’élection
présidentielle. Depuis 1988, jusqu’à 2006 (date de création de la Commission nationale des comptes
de campagne et des financements politiques), les financements de comptes de campagne sont
contrôlés par le Conseil constitutionnel19. L’ancien président du Conseil constitutionnel à cette
époque, Roland Dumas, a reconnu que les comptes de campagne d’Édouard Balladur, mais
également de Jacques Chirac, élu cette année président de la république, auraient du, au vu des
éléments et des discussions entre les membres du Conseil constitutionnel, être déclarés insincères 20.
Cette violation, la plus grave possible, a été effectuée au nom d’un intérêt considéré comme
supérieur (le « pays », le « devoir », l’« esprit républicain »), c’est-à-dire, in fine, la raison d’État21,
adversaire mortel de l’État de droit22.
septennat au quinquennat présidentiel (Loi constitutionnelle n°2000-964 du 4 octobre 2000).
18 On pourra évidemment, afin de mettre sur le même plan le Parlement et l’expression directe par le peuple de la
souveraineté, objecter les dispositions de l’article 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce
par ses représentants et par la voie du référendum ». Le problème serait alors de savoir qui peut modifier la
Constitution. Cela ne change cependant rien au problème de la place du Parlement dans la hiérarchie des normes. Il
ne faudrait donc permettre la révision que par référendum afin d’éviter ce problème.
19 On dispose donc de la preuve que le Conseil constitutionnel est capable de prendre des décisions en opportunité
politique, au mépris de la légalité. Dans le cas présent, ce sont les dispositions de l’article 58 qui ont été
délibérément violées : « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité de l'élection du Président de la République.
Il examine les réclamations et proclame les résultats du scrutin. » On a bien essayé de défendre, de proprement
manière pathétique que l’irrégularité dans les comptes de campagnes n’entraînerait pas l’annulation de l’élection,
mais l’argumentation est conséquentialiste, ce qui est interdit d’un point de vue logique : LAMBERT Régis, « Le
financement de la campagne des candidats à l'élection présidentielle au travers des comptes de campagne », I, B, 3,
Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n°34, janvier 2012 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-
cahiers-du-conseil-constitutionnel/le-financement-de-la-campagne-des-candidats-a-l-election-presidentielle-au-trav
ers-des-comptes-de [consulté le 24 novembre 2022]. Il convient de comparer par analogie cette défense
particulièrement indigente avec les dispositions prévues pour d’autres scrutins que l’élection présidentielle :
https://www.conseil-etat.fr/decisions-de-justice/jurisprudence/dossiers-thematiques/le-juge-administratif-et-le-droit-
electoral, 3. et 4. ainsi que l’article L. 118-3 du Code électoral : https://www.legifrance .gouv.fr/codes/article_lc/LE
GIARTI000023883112/2014-02-28
20 Entretien au Figaro, le 27/01/2015 (https://www.lefigaro.fr/politique/2015/01/27/01002-20150127ARTFIG00389-
roland-dumas-j-ai-sauve-la-republique-en-1995.php [consulté le 27 avril 2019]) : « Que faire ? C'était un grave cas
de conscience. J'ai beaucoup réfléchi. Annuler l'élection de Chirac aurait eu des conséquences terribles. J'ai pensé à
mon pays. Je suis un homme de devoir. Nous avons finalement décidé, par esprit républicain, de confirmer, à
l'unanimité au deuxième tour, son élection présidentielle. Je suis convaincu que j'ai sauvé la République en 1995. »
21 « Principe selon lequel le salut de l'État prime toutes les normes de la société y compris celles de la morale et du
droit » (CNRTL). La première mention de l'expression « raison d'État » date de la publication du livre De la raison
d'État de Giovanni Botero, en 1589.
22 L’État de droit est une situation particulière de l’ordonnancement juridique où l’État dans son aspect politique est
soumis au droit, c’est-à-dire aux normes qu’il s’est lui-même fixé dans sa forme juridique. La raison d’État est une
violation caractérisée de l’État de droit qui détruit la possibilité d’existence de ce dernier. Lorsque la souveraineté
appartient au peuple, dans les démocraties, la raison d’État détruit du même coup la réalité de la démocratie en
violant la souveraineté – source originelle du droit – au profit de la puissance politique de l’État, ce dernier devant

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c) Les services secrets agissent en dehors de la légalité, ce que reconnaît sans ambages ni
pudeur les gouvernants. Ainsi, dans le rapport d’information à l’Assemblée Nationale n° 1022, où
siège la moitié du pouvoir législatif, on trouve le passage suivant :

La commission des Lois ne partage évidemment pas un tel jugement,


elle pour qui le renseignement constitue une activité essentielle à la
protection d’une démocratie. Il s’agit seulement d’un processus, en amont
de toute décision stratégique, « par lequel des informations spécifiques
importantes pour la sécurité nationale sont demandées, collectées, analysées
et fournies ».

Mais si son utilité ne saurait être discutée, en revanche sa légalité peut


l’être : un État de droit peut-il couvrir des actions illégales au nom des
intérêts supérieurs de la Nation ? N’est-ce pas la vocation même de
l’appareil de renseignement étatique, à l’origine créé pour apporter sa
contribution à un effort de guerre, que de fonctionner dans la clandestinité
en recourant le cas échéant à des moyens illicites ?

De même, faut-il vraiment accepter dans une société démocratique


« que les méthodes des services de renseignement et de sécurité, pour autant
qu’elles demeurent exceptionnelles et encadrées, ne se conforment pas
entièrement aux standards internationaux, notamment en matière de
transparence et de respect des lois locales » ? Comment protéger la
démocratie contre ses ennemis de l’intérieur comme de l’extérieur, sans la
détruire pour autant ? Le propre de l’État n’est-il pas d’assurer la sécurité
des citoyens tout en veillant parallèlement à préserver la liberté de la
Nation ?23

On notera ici qu’on ne parle même que des activités de renseignement, alors que ce simple
domaine suffit à constater, d’après le texte lui-même, que l’utilité prime sur la légalité, c’est-à-dire
que la raison d’État prime sur l’État de droit.

On lit également, un peu plus loin :

Activité secrète par essence et par nécessité, le renseignement


continue de s’inscrire dans un environnement « para-légal » ou « extra-
légal » (selon les points de vue) extraordinairement flou. Vivant au rythme
des crises qu’ils suscitent ou subissent, les services qui lui sont dédiés
travaillent au profit de la République, mais dans les limbes du droit et des
exigences démocratiques.24

On remarquera ici que les deux expressions « para-légal » et « extra-légal » ont


en fait toutes les deux le même sens. À tout le moins, elles ont en commun de signifier

normalement exercer, dans les démocraties indirectes, la souveraineté au nom du peuple et par l’intermédiaire de
représentants.
23 Rapport d’information à l’Assemblée Nationale no 1022 « Pour un État secret au service de notre démocratie »,
Introduction, p. 10. www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i1022.pdf [consulté le 26 novembre 2022].
24 Ibid., p. 13.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 9
que les services secrets – et, encore une fois, soulignons que nous ne parlons ici que du
renseignement – agissent effectivement et nécessairement en dehors du droit.

Enfin, plus loin, on lit :

Aussi, ceux-ci sont-ils contraints d’agir sans base légale et en dehors


de tout contrôle autre que hiérarchique et interne. Cette carence, outre le fait
qu’elle les place dans une situation juridique délicate, expose notre pays,
mais aussi ses services et leurs agents, au risque d’une condamnation par les
juridictions nationales comme par la Cour européenne des droits de
l’Homme.25

Concernant la notion citée de « contrôle […] hiérarchique et interne », d’une part on sait
qu’il est courant que tout ou partie d’un service secret agisse de sa propre initiative, sans accord de
l’autorité ou parfois même contre elle. Cela a été de nombreuses fois le cas dans l’histoire des XXe
et XXIe siècles26. D’autre part, le contrôle hiérarchique et interne n’est pas, et de loin, comme le
reconnaît le rapport, un élément suffisant pour garantir la légalité de l’action des services de
renseignements. En étendant a fortiori ce raisonnement à l’ensemble des services secrets, on
mesurera d’autant plus le problème.

d) L’État étant une personne non-naturelle, c’est-à-dire qu’il n’est pas un être humain, ses
fonctions doivent être assumées par une ou plusieurs personnes naturelles, c’est-à-dire humaines.
L’État ne peut exister qu’en vertu d’une théorie de la représentation où les actions d’êtres humains
sont considérées comme les actions de l’État27. Ainsi, le respect de la légalité par l’État, et donc
l’effectivité de l’État de droit, tient au respect de la légalité par les personnes qui agissent au nom et
pour le compte de l’État. D’autre part, se pose alors la question de la responsabilité politique. Pour
assurer un État soucieux du respect de l’État de droit, il faudrait donc des personnels politiques qui
en seraient tout aussi soucieux et, en cas de manquement, ne faudrait-il pas une condamnation
exemplaire tant l’enjeu est crucial ? Or, il n’existe pas déjà par de mandats impératifs28, ce qui ne les
contraint pas à respecter la parole donnée à l’occasion d’élections. Il n’existe pas non plus de ni de
responsabilité judiciaire pour les élus concernant les promesses non tenues.

e) Le droit est une règle impérative et générale. Aussi, une fois les lois promulguées, elles
doivent être appliquées avec la plus grande rigueur. De même, les contrevenants doivent être punis.
C’est pour cela que Kelsen définit la règle de droit comme prescrivant un comportement, appliquée
en gros, et étant accompagné d’une sanction 29. Pour qu’une règle soit valable comme norme de
droit, il faut donc qu’elle soit largement appliquée. Or, cela n’est pas le cas. Il est patent que,
contrairement aux discours ambiants, la plupart des infractions ne sont pas punies. Cela produit un
sentiment d’impunité, d’autant plus large que certaines catégories d’infractions sont largement sous-
sanctionnées, notamment par manque de moyens qui, dans la situation où on ne peut pas tout
sanctionner du fait de la quantité ou de la qualité des infractions, résulte d’une volonté politique
dans l’allocation de moyens, tandis que certaines d’autres sont sur-sanctionnées. Ainsi, on constate
25 Ibid., p. 14
26 On pourra à ce sujet écouter de nombreux épisodes de l’émission radiophonique Rendez-vous avec X :
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/rendez-vous-avec-x Il existe également une page non-officielle qui
liste notamment les épisodes : http://rendezvousavecmrx.free.fr/page/liste.php
27 HOBBES, Léviathan, première partie, chap. XVI, trad. Tricaud, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 1999
[Leviathan, 1651], pp. 161-169.
28 Le mandat impératif impose au représentant d’exécuter ce dont le représenter le charge, sous peine de perdre le
mandat qui lui a été confié.
29 KELSEN Hans, Théorie pure du droit, op. cit., XXX.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 10
que le droit ne sanctionne pas en pratique la majorité des infractions, fragilisant la situation
politique car créant des motifs de mécontentement, faisant sentir l’injustice par les différences de
zèle à sanctionner et donnant un sentiment d’impunité à des délinquants. Pire encore, bien peu de
citoyens accepteraient que le droit soit appliqué de façon draconienne30. Ainsi, on constate que
souvent, l’estimation de l’existence de la démocratie ne repose pas tant sur le respect du droit qu’au
contraire, sur la tolérance – à géométrie variable – à laisser des infractions impunies. Les marges du
droit, en appliquant les règles de façon discrétionnaires, et ce, dans toutes les composantes du
pouvoir politique31, induisent ainsi de l’arbitraire32. Si la loi était appliquée, en France, de façon
parfaite durant un mois seulement, il est certain que l’immense majorité de la population serait
privée de permis de conduire, condamnée à des amendes qui excèdent ses capacités économiques et
qu’il faudrait mettre en prison une immense de la population. On crierait alors immédiatement à la
dictature. Ainsi, pour une large part, et en l’absence de respect de l’État de droit 33, ce qui sépare une
démocratie telle qu’on la loue d’un régime autoritaire dénoncé comme insupportable n’est que le
degré de tolérance de l’appareil politique pour les infractions commises. L’impunité du droit,
phénomène majoritaire, est vécu comme une composante de la vie politique acceptable, ce qui
démontre que le système de droit tel qu’il existe est infidèle à ses propres principes énoncés. On
comprend donc que le pouvoir politique ne peut pas et ne veut pas appliquer le droit avec fermeté.
C’est donc certaines infractions plutôt que d’autres qui sont punies, au gré des volontés politiques
arbitraires.

f) En l’absence de justification logique, le droit, s’il ne veut pas seulement se reposer sur la
CONTRAINTE34, doit emporter l’adhésion. En effet, on obéit à la loi soit par volonté, si l’on estime
que la loi est juste, soit par crainte de la sanction en cas d’infraction. Cependant, cette volonté est
soit originelle, soit incidente. Elle est incidente si elle est accidentellement en conformité avec la
loi35. Elle est originelle si c’est par ma volonté (entre autres volontés) qu’est advenue la loi. Il
faudrait donc, pour penser une justice universelle, que chaque membre de la société donne son
consentement à chaque loi36. Or, cela n’est pas le cas, et ne semble que difficilement pouvoir l’être.

30 « De Dracon, législateur athénien célèbre pour sa rigueur » (CNRTL), c’est-à-dire sans faire d’exceptions, en
appliquant toujours la règle.
31 Le pouvoir législatif peut choisir de rendre illégal ou non tel acte, le pouvoir exécutif peut fermer les yeux sur le
constat d’infraction ou y mettre beaucoup de zèle, le pouvoir judiciaire punit plus ou moins sévèrement selon les
infractions et le profil des prévenus. Cette remarque ne tient pas même compte de la propension de l’État à agir de
façon illégale au sein des trois pouvoirs (corruptions des législateurs, abus de l’exécutif, dimension socio-politique
des décisions de justice).
32 « Qui dépend uniquement d'une décision individuelle, non d'un ordre préétabli, ou d'une raison valable pour tous »
(CNRTL).
33 Ce qu’on a suffisamment montré dans cette partie.
34 La contrainte est la force extérieure qui s’impose à moi. Le droit agit par contrainte en promulguant une sanction
qui accompagne la règle de droit et qui peut être exécutée en cas d’infraction constatée à ladite règle. La sanction
produit deux types distincts de contrainte : elle dissuade par la promesse de violence d’enfreindre la règle et elle
punit en cas de manquement à la règle. À la fois on considère que la sanction est une caractéristique utile, sinon
nécessaire de la règle de droit (K ELSEN, Théorie pure du droit, XXX) et, pourtant, on a tendance, dans le même
temps, à dénoncer un régime politique qui revendique cette force (alors que les autres régimes, même s’ils ne
revendiquent pas la force, en font le même usage – la différence étant de degré, cf. § 15, e).
35 Elle peut être incidente de deux façons, soit que je veuille agir et que mon comportement se trouve, par surcroît, en
conformité avec la loi, c’est-à-dire que la loi n’est pas incompatible avec ma volonté qui vise un autre but que la loi,
soit que je veuille agir en conformité avec la loi car je pense qu’il s’agit d’une bonne loi et ma volonté vise alors
l’accomplissement de la loi. À ce sujet, cf. la distinction chez Kant entre, d’une part, action coforme au devoir et
action par devoir (KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, section 1, trad. Delbos, Le livre de poche,
coll. « Classiques de poche », Paris, 1993 [Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, 1785], p. 62), et, d’autre part,
impératif hypothétique et impératif catégorique (ibid., section 2, pp. 85 sq.).
36 Sur le problème de la violation ultérieure de la parole donnée suite au vote d’une loi, cf. 23.

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En effet, il faudrait que seules les lois adoptées à l’unanimité de tous les citoyens soient adoptées 37.
On invoque souvent trois astuces pour tenter d’éliminer cela : soit on dit qu’on a consenti en votant
pour des représentants38, soit on dit que des ancêtres plus ou moins lointain ont consenti, soit on dit
qu’on doit nécessairement consentir. Dans le premier cas, on peut être en désaccord avec le système
de représentant ou le représentant peut agir en dehors de son mandat ou posséder un mandat libre
(non impératif), ce qui est critiquable dans les deux cas. Dans le deuxième cas, le consentement est
toujours personnel39. On n’est donc pas lié par le consentement d’un quelconque tiers 40, sauf,
éventuellement, à l’avoir librement choisi comme représentant et dans le respect par ce dernier de
son mandat. Dans le troisième cas, il n’y a évidemment aucune espèce d’argumentation sérieuse à
l’œuvre dans la déclaration : il faudrait obéir à l’État parce que c’est l’État, ce qui est simplement
une violation de la loi de Hume 41. Autrement dit, le droit ne repose finalement, sauf les cas où le
citoyen est d’accord avec la loi (et dans toutes les limites et critiques que nous avons soulevées ci-
avant), sur la force, ce qui constitue bien une triste perspective.

En conclusion, on pourra donc énoncer de façon générale que le droit positif est un système
à la fois formellement pur (il n’est mêlé à rien d’autre que lui-même en théorie) mais impur sur le
fond (la politique le corrompant) et imparfait dans sa forme comme dans son fond dès qu’il s’agit
de l’appliquer. Ainsi le dit Machiavel : « Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir,
d’apprendre à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon la nécessité »42. Par là, la
personne qui incarne l’État est appelée à agir, non pas en respectant nécessairement les principes
légaux en vigueur (la hiérarchie des normes fondant le droit positif de façon systématique), mais
afin que l’État survive, par tous moyens nécessaires – ou jugés tels – à cette fin.

Quel autre moyen dès lors pour fonder le droit ?


C. Le droit naturel : introuvable de façon certaine dans son contenu
16. Le droit naturel consiste en un postulat43 selon lequel le droit se trouverait déjà dans la
nature, antérieurement à tout système juridique humain. La mission du droit positif, c’est-à-dire le
droit promulgué par les êtres humains, ne serait alors que de transcrire ce droit naturel qui lui
préexiste. Il pourrait ainsi exister de trois façons : par une entité métaphysique44 naturelle, par les
lois naturelles, par la nature de l’être humain.

37 Sur la question de l’unanimité seulement chez les représentants du peuple, cela n’est à peu près jamais le cas non
plus au fond. Concernant la critique sur la forme à propos de la représentation, cf. XXX.
38 Cf. note 33 concernant la critique des représentants. Il faut également souligner de plus qu’en l’absence de mandats
impératifs (cf. note 28), le représentant peut agir en violation de sa parole ou sans avoir recueilli le consentement du
citoyen, ce qu’on peut considérer comme le fait, par conséquence, que le représentant ne représente plus le
représenté, et donc que ce dernier n’a plus à obéir à la loi votée par le premier.
39 Ce point pose également le problème de la valeur de la majorité absolue. La majorité absolue est une règle
conséquentialiste, ce qui est interdit en logique. Elle est donc formellement critiquable. (Le conséquentialisme
consiste à sélectionner une règle en fonction de ses conséquences, ce qui revient à dire que l’on sélectionne des
règles qui nous arrange. La majorité absolue ne sert ainsi qu’à pallier les difficultés d’obtenir l’unanimité (tout le
monde est d’accord avec une règle) – ou tout au moins le consensus (personne ne s’oppose à une règle) –
concernant l’adoption de règles.)
40 La tentative est pire encore lorsqu’on invoque une sorte de fiction primitive d’établissement du contrat social où des
êtres humains auraient fondé une société en se promettant d’obéir à l’État afin qu’il nous garantisse, en tant que
tiers de confiance, la sécurité par rapport aux autres membres de la société, chacun s’obligeant mutuellement et
simultanément par un pacte (cf. HOBBES, Léviathan, op. cit., première partie, chapitre XIV, pp. 128-142).
41 Cf. note 13.
42 MACHIAVEL, Le Prince, chapitre XV, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1993 [Il principe, 1532], p. 131.
43 Proposition que l’on demande d’admettre comme principe d’une démonstration, bien qu’elle ne soit ni évidente, ni
démontrée » (CRNTL).
44 Ce qui est au-delà de toute expérience humaine possible.

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17. Concernant l’entité métaphysique, c’est-à-dire ce qui correspondrait à Dieu, il faut
comprendre que cette entité fait partie de la nature au sens où elle est la partie de la nature donne les
règles à la nature elle-même. La nature est alors entendu comme ce qui préexiste à l’être humain.
On a par le passé proposé de distinguer deux parties dans la nature : la nature naturante (natura
naturans) et la nature naturée (natura naturata). La nature naturante est ce qui cause et règle la
nature naturée. Dieu donnerait ainsi ses règles à la nature, y compris à l’être humain, et sans doute
surtout à l’être humain, qui bénéficierait, selon les textes des trois grands monothéismes (judaïsme,
christianisme, islam), d’une faveur particulière aux yeux de Dieu. Il conviendrait donc de suivre les
commandements divins qui constitueraient un droit naturel. L’objection pour notre propos est
évidente : Dieu n’était pas objet de savoir mais de croyance 45, cela reviendrait, d’une part, à fonder
le droit sur l’existence parfaitement hypothétique d’une entité et, d’autre part, à vouloir imposer un
droit dont la source n’est pas reconnue par une grande partie des êtres humains qui sont censés être
gouvernés par ce droit. On ne pourrait donc pas obtenir par un moyen discursif rationnel l’adhésion
au droit de cette partie de la population, ce qui reviendrait à la imposer par la force un droit dont la
source est incertaine et ne peut faire l’objet ni de démonstration, ni de preuve. Il ne s’agirait donc
précisément par de droit, mais de force, les deux termes étant mutuellement exclusifs 46. Il est donc
impossible de fonder un système démocratique de droit, et donc de justice, sur une entité
métaphysique naturelle, nommément Dieu.

18. Concernant les lois naturelles, l’idée repose sur une confusion sémantique provoquant une
contradiction logique. Ce qu’on nomme ordinairement lois naturelles est énoncé dans des
propositions descriptives, telle la gravitation que Newton énonce comme une force proportionnelle
au produit des deux masses de deux corps, et inversement proportionnelle au carré de la distance
qui sépare ces deux corps. Ainsi, ce qu’on nomme « lois naturelles » n’est pas du droit, car il s’agit
d’énoncés descriptifs, et non pas prescriptifs. Or, le droit ne contient pas d’énoncés descriptifs, mais
prescriptifs. Le droit ne dit pas ce qui est, mais comment les choses doivent être. Pour qu’une règle
de droit existe, il faut donc qu’existe un écart possible ou contingent47 entre ce qui est et ce qui doit
être. (Il n’est pas non plus possible d’établir un droit naturel à partir de ces lois naturelles
descriptifs, car cela constituerait une violation de la loi de Hume 48.) Plus spécifiquement encore, on
peut également dire que le droit ne régit que le comportement des êtres humains. Les « lois
naturelles » qui concernent autre chose que les êtres humains ne peuvent donc contenir du droit. Il
est donc impossible de fonder le droit sur les « lois naturelles ». Le sens de « lois » est différent
dans cette dernière expression, il est descriptif, et non prescriptif. Il s’agit donc d’un côté du
domaine épistémique, et de l’autre côté du domaine politique.

19. Concernant la nature humaine, on retrouve deux critiques fatales déjà évoquées : d’une
part, il est impossible de se mettre d’accord par une démonstration ou une preuve suffisantes sur un
quelconque contenu et, d’autre part, se fonder sur un fait naturel pour construire du droit est une

45 Il existe d’ailleurs une justification théologique à cela : si l’on savait que Dieu existe, alors il n’y aurait aucun libre-
arbitre dans la conversion, et la foi ne devrait alors pas faire l’objet d’une récompense. La beauté de la foi, pour les
croyants, réside dans le fait qu’elle est précisément libre, et elle est libre du fait que l’on choisit de croire en
l’absence de preuve ou de démonstration suffisantes et qu’on ne peut donc pas savoir que Dieu existe. Ainsi, dire
qu’il est établi de façon certaine que Dieu existe est un contre-sens théologique.
46 ROUSSEAU, Du contrat social, livre I, chapitre 3, Flammarion, coll. « GF », Paris, 2001 [1762], pp. 45 sq. Texte
reproduit en annexe documentaire.
47 Si l’on respecte la loi, il n’y a pas d’écart matériel entre la loi et le comportement, mais, pour que le droit existe, il
faut que cet écart soit possible ou contingent, c’est-à-dire que le comportement soit non nécessaire. (Quant au
quatrième degré de l’être, l’impossibilité, il est clair qu’il n’y aurait aucun sens à ce qu’une règle de droit prescrive
un comportement impossible).
48 Cf. note 13.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 13
violation de la loi de Hume49. La fondation d’un droit sur la nature humaine est donc impossible sur
la forme comme sur le fond.

20. Si de nombreux penseurs ont invoqué le droit naturel, on s’est ici par assez rendu compte
que ce droit était une pure fiction. Il est introuvable dans la nature et il constituerait de toute façon
une violation de la loi de Hume quel que soit son fondement. Pourquoi donc invoqué la nature pour
fonder le droit ? Peut-être est-ce simplement pour tenter d’habiller un système juridique d’un
manteau de légitimité supplémentaire, comme si l’ordre de la nature (en admettant déjà qu’elle en
abrite un qui ne provienne pas de l’être humain d’une quelconque façon) devait être imitée. Cette
violation de la loi de Hume « il faut se conformer à la nature » constitue en fait la norme
fondamentale – invalide – du droit naturel, tout comme le droit positif possédait la sienne50.

Transition
21. Au terme de cet examen des deux grands systèmes de droit51, on ne peut que constater
l’impossibilité logique de fonder un système de droit. La justice ne saurait donc provenir du droit de
façon incontestable (droit positif), ni le droit de la justice (droit naturel). On doit donc à présent
rechercher comment fonder un système de droit qui ne s’autodétruise pas.

II. Pour un effort de justice universelle

A. Peuple, souveraineté, loi


22. La seule façon acceptable de fonder un système de droit, et donc de permettre
l’avènement de la justice, est l’assentiment du peuple. Cette adhésion libre de la volonté est la
meilleure garantie – évidemment jamais absolue – permet la discussion afin de d’inventer ensemble
la justice. On comprend donc que la justice ne préexiste pas au droit. Entre le droit naturel et le droit
positif, c’est le droit naturel qui est entaché du défaut le plus rédhibitoire. Le droit positif a
conscience de sa propre faiblesse, à savoir le besoin d’une norme fondamentale. Aussi, on peut
compenser le problème fondamental du droit positif par l’adhésion universelle des citoyens à la loi.
De là, la justice peut advenir. Elle sera RELATIVE, et non ABSOLUE.

23. La seule limite logique à cette adhésion universelle et volontaire à la loi consiste dans la
capacité logique de chacun à ne pas respecter sa parole. En effet, ce n’est pas parce que j’ai donné
ma parole que je respecterai la loi (fait) que je dois logiquement la respecter (commandement).
C’est une nouvelle application de la loi de Hume52. Or, sans parole donnée, il est impossible de
fonder la communauté politique53. On comprend donc que le domaine politique échappe par nature

49 Cf. note 13.


50 Cf. § 14.
51 Ces systèmes peuvent évidemment être hybridés, comme c’est le plus souvent le cas, mais la fondation originelle –
toujours imparfaite – doit appartenir à l’un ou l’autre de systèmes : soit il s’agit du droit positif avec sa norme
fondamentale, et on prétend trouver une partie du contenu positif dans la nature, soit il s’agit du droit naturel avec
sa norme fondamentale, et le contenu positif est une transcription des préceptes naturels.
52 Cf. note 13.
53 La faute logique de Hobbes (Léviathan, op. cit., première partie, chapitre XIV, pp. 128-142) ne consiste donc pas à
faire du consentement mutuel et simultané le fondement du contrat social, mais (1) à prétendre que ce consentement
est nécessaire au nom de lois naturelles ; (2) qu’il engage dès lors l’humanité entière qui descend de ces ancêtres
et ; (3) alors même que lesdits ancêtres sont largement fictifs. (Le point (1) est suffisant, on peut toujours discuter
les deux autres en disant, d’une part, que ces lois naturelles se réactivent à tout moment en chacun et, d’autre part,
que cette fiction est simplement exemplaire, et ne prétend pas avoir eu lieu tel quel).

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 14
aux exigences de la logique. Il se fonde plutôt, tout comme le domaine éthique, sur la volonté, et
donc sur la liberté.

24. La seule façon de fonder le droit qui ne repose pas in fine sur la force, c’est une
démocratie parfaite. Si tout le monde soit d’accord avec la loi, alors la justice peut advenir de façon
maximale. Cela ne garantit pas qu’il est inutile d’entretenir un pouvoir exécutif et judiciaire
évidemment, car il est toujours possible que quelqu’un viole sa parole. On ne pourra alors rien lui
reprocher sur le fondement de la logique, mais uniquement sur le plan politique. Autrement dit, la
politique nécessite, comme condition fondamentale pour fonctionner harmonieusement, de
respecter sa parole.

25. Le pouvoir judiciaire permet cependant, d’une part, d’arbitrer les désaccord (qualification
éventuelle d’une violation de la loi) et, de là, d’autre part, de possiblement sanctionner la violation
de la loi, c’est-à-dire la violation de sa parole ou de réparer les conséquences d’un accident en cas
de désaccord sur les mesures de réparation entre les parties. Le pouvoir exécutif, quant à lui, permet
de mettre en œuvre les décisions législatifs issues du peuple. Le pouvoir exécutif (et le pouvoir
judiciaire), contrairement au législatif, peut donc être délégué sans dommage54.

26. Comme nous l’avons détaillé55, la règle de la majorité absolue est une commodité
politique, mais ne permet pas d’obtenir l’adhésion universelle des volontés. Elle ajoute une autre
norme supplémentaire qui n’a pas de fondement logique, et qui, contrairement au respect de la
parole, n’est pas nécessaire. Il faut donc que tous les citoyens soient d’accord – ou du moins pas
opposés56 – avec chacune des lois pour que la justice puisse réellement advenir. On pourra alors
définir la justice comme la réalisation de l’universalité des volontés quant au gouvernement de la
société. Alors, on aura, et sans contradiction cette fois 57, un véritable gouvernement du peuple, par
le peuple et pour le peuple.
B. L’exigence de la démocratie directe
27. Pour permettre à tous les citoyens d’exprimer leur volonté, il faut donc un régime
démocratique. On pourra répondre que les exigences démocratiques sont plus difficiles à mettre en
œuvre, et qu’il s’agit en sus d’un effort perpétuel. On aura sans doute raison, mais nous ne pouvons
être conséquentialiste comme on l’a dit58. Autrement dit, il n’y a pas le choix : la véritable justice ne
se trouve qu’en démocratie.

28. Quant au problème de la forme de la démocratie, il faut choisir entre démocratie indirecte
et démocratie directe. La question est la suivante : la volonté du peuple, et donc, en même temps, de
chaque citoyen, peut-elle être représentée ? Rousseau estime que non59, arguant que la volonté ne se

54 Pour Rousseau, il est même nécessaire que le peuple délègue la puissance exécutive. Cf. ROUSSEAU, Du contrat
social, op. cit., livre III, chapitre 1, pp. 91 sq.
55 Cf. note 39.
56 Cf. note 39.
57 Cette notion de « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » est déjà prévue par l’article 2 de la
Constitution du 4 octobre 1958, sous la forme d’un principe, alors que nous avons vu ci-avant quel en est la réalité :
https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006527453 [consulté le 27 novembre 2022]
58 Cf. note 39. Le conséquentialisme ici serait le suivant : les exigences d’une véritable démocratie sont trop difficiles
à mettre en œuvre, donc on y renonce en partie pour plus d’efficacité. Ce dont on ne se rend pas compte en
souscrivant à cette violation logique, c’est son implication éthique : si l’on n’est pas dans une véritable démocratie,
on n’a pas à obéir par devoir citoyen. Il nous est loisible de désobéir, et le droit a déjà cédé là sa place à la force (cf.
ROUSSEAU, Du contrat social, op. cit., livre I, chapitre 3, pp. 45 sq.).
59 Ibid., livre III, chapitre 15, pp. 128-130. Texte reproduit en annexe documentaire.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 15
représente point. Il poursuit en disant que les députés60 ne peuvent être que les commissaires61 du
peuple, et non ses représentants62. Autrement dit, en démocratie indirecte, il faudrait donner
uniquement des mandats impératifs pour que les représentants ne soient que des commissaires63.

29. Il est donc nécessaire que les citoyens aient le souci les affaires publiques. Le fait de
confier le soin leurs propres affaires privées entraînent la démocratie à la ruine 64. On peut donc
comprendre qu’une société où domine l’intérêt privé s’éloigne des exigences de la démocratie pour
deux raisons : d’une part les citoyens, prompts à abandonner leurs pouvoirs à des représentants ne
veillent plus aux affaires publiques et, d’autre part, les représentants songent eux aussi à leur intérêt
particulier, et ne gouverne que pour eux, et non plus pour le peuple, organisant et perpétuant ainsi la
domination politique et sociale d’une minorité d’individus au détriment de la majorité et cela, ô
ironie, sous la règle de la majorité absolue.

30. Comment réussir un tel miracle d’anti-démocratie sous les oripeaux de la démocratie ?
Quelques conditions pour cela doivent être réunies :

a) Il s’agit d’abord d’organiser l’inégalité sociale sous couvert de démocratie. Pour cela, on
pourra se fonder à la fois sur la tradition historique 65 et sur l’imposture du concept politique de
méritocratie66. L’inégalité sociale est organisée et perpétuée, en partie de façon volontaire. Elle ne
repose sur rien d’autre en premier lieu que la reproduction sociale, que celle-ci soit volontaire ou
non – de fait, elle ressort presque toujours aux deux sphères consciente et inconsciente67.
60 Un député est quelqu’un que l’on envoie à sa place en quelque lieu avec une mission particulière.
61 Un commissaire est quelqu’un qui est accomplit une tâche pour quelqu’un en devant respecter à la lettre les
instructions.
62 Un représentant est celui qui agit au nom et pour le compte de quelqu’un. Il existe cependant deux types de
mandats, contrairement au commissaire : un mandat libre et un mandat impératif. En cas de mandat impératif, on
peut considérer qu’il s’agit d’un commissaire.
63 Bien que Rousseau estime, comme on l’a vu, que toute démocratie devrait être directe, il admet qu’il est parfois
nécessaire de nommer des députés, dans les pays dont le territoire est étendu et/ou la population nombreuse, à
condition que les mandats soient assez brefs, impératifs et que les députés soient effectivement renouvelés, et
n’occupent donc pas pendant de nombreux mandats leurs fonctions. Cf. Considérations sur le gouvernement de la
Pologne, chapitre VII.
64 ROUSSEAU, Du contrat social, livre III, chapitre 15, pp. 128-130. Texte reproduit en annexe documentaire.
65 L’invocation de la tradition historique est une violation de la guillotine de Hume (cf. note 13). Ce n’est pas parce
que l’on faisait ainsi dans le passé qu’il faut continuer à faire ainsi. D’ailleurs, l’argument montre bien sa limite en
ce que le respect intégral de la tradition mènerait à une éternelle stase politique, ce que ne montre pas la tradition
elle-même, qui est faite de périodes alternées fluant et refluant de conservatisme et de progressisme. On ne peut
donc pas, ni d’un point de vue logique ni d’un point de vue politique, choisir arbitrairement et individuellement un
point précis de l’histoire et prétendre qu’il faudrait que les choses soient ainsi (en admettant déjà avoir une vue
fidèle des faits de cette époque).
66 Le concept de méritocratie veut que ceux qui réussissent socialement le doivent à leur mérite individuel, et, par
corrélation, que ceux qui échouent manquent de mérite. On répondra brièvement à cette notion naïve ou diabolique
de deux façons : d’une part le mérite est un critère qui ne repose sur rien de solide en théorie, et ne constitue en
pratique que le reflet de critères instaurés et perpétués par les classes déjà dominantes dans la société, que cela soit
de façon inconsciente par reproduction sociale, soit consciemment afin de perpétuer leur domination. D’autre part,
le mérite suppose une égalité matérielle des chances, ce qui n’est évidemment guère le cas – l’égalité en droit ne
valant rien et constituant même un piège politique pour légitimer la domination (de surcroît, même l’application du
droit relatif à ces chances est sujet à de nombreuses et pertinentes critiques au prisme de la sociologie et des
sciences politiques). Sur la reproduction sociale, cf. notamment BOURDIEU Pierre, La distinction. Critique sociale
du jugement, Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1979 ; La reproduction. Éléments pour une théorie du
système d'enseignement, Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1970 ; Sur l'État. Cours au Collège de France,
Seuil, coll. « Raisons d’agir », Paris, 2012 [cours professés entre 1989 et 1992]
67 Peu importe au fond que la reproduction sociale des inégalités soit consciente ou non, on peut souligner que les
valeurs qui définissent le contenu d’existences socialement valorisées est trop peu interrogées, et on ne peut de
façon absolue justifier ces valeurs. Il s’agit du domaine éthique et politique, et non de logique.

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b) une fois les inégalités sociales instituées, il s’agit de les perpétuer. Pour cela, il faut
verrouiller l’appareil politique et juridique afin de prévenir les changements à l’ordre social. Ces
derniers sont d’autant plus susceptibles de se produire que les inégalités entraînent tôt ou tard le
constat de l’injustice rampante et, de là, le désordre social. Pour cela, il est nécessaire de maintenir
la majorité du peuple dans l’ignorance, c’est-à-dire ceux qui souffrent des inégalités, afin d’éviter la
révolte. Si le peuple s’aperçoit non seulement des inégalités, mais encore de l’absence de
justification objective de ces dernières, il ne manquera pas de se soulever tôt ou tard en réclamant la
justice, peu importe ce que dit la loi « naturelle » ou positive. La conversation d’un ordre social
inique demande donc le voile de l’ignorance. Pour cela, il faut prévenir l’instruction, c’est-à-dire à
la fois la connaissance des faits et la capacité de réflexion. On comprendra donc que l’école n’a pas
pour vocation première d’émanciper les citoyens en les rendant instruits, mais de perpétuer les
inégalités en les légitimant68.

c) cette ignorance permet alors d’obtenir un prodige politique : un vote contre ses propres
intérêts. Il existe trois façons de voter : soit on vote pour l’intérêt général 69, soit on vote pour son
intérêt privé, particulier, qui n’est pas celui de tous les autres citoyens dans une société
inégalitaire70, soit, enfin, on vote contre ses intérêts. Dans ce dernier cas, il faut évidemment ne pas
être en état de percer à jour les intérêts véritables à l’œuvre, et donc d’être trompé par un discours
présentant des intérêts apparents. Autrement dit, l’ignorance du peuple facilite sa manipulation par
des orateurs avisés et, évidemment, souvent bien placés en terme de domination sociale. La
rhétorique politique favorise donc l’adhésion erronée de la volonté d’électeurs 71 à des propositions
68 L’école proclame que tous les élèves peuvent réussir. Cela pose deux problèmes : d’une part, cela est faux tant
qu’une sélection hiérarchique des élèves aura lieu (orientations différenciées par « niveaux scolaires », notation
permettant d’établir des classements qui serviront d’étalon et de justification à la sélection ultérieure etc). On pourra
défendre des orientations différenciées seulement dans le but de permettre la réalisation des aspirations des élèves.
D’autre part, l’école permet ainsi d’objectifier et de légitimer les réussites comme les échecs, chacun ayant
prétendument eu l’opportunité de réussir – ce qui signifie que les élèves échoueraient volontairement, ce qui est
absurde et inexact. Il faudrait en sus compter pour rien les déterminations sociales et croire que les individus ne
subissent depuis la naissance aucune influence extérieure. (Quant à l’argument cynique selon lequel « il n’y a pas
de justice », et donc que les inégalités sont ce qu’elles sont et qu’il ne faudrait pas lutter contre elle, cela repose sur
une série d’erreurs ou de mensonges : darwinisme social totalement invalide, invocation du droit naturel infondé,
refus d’avouer que les inégalités ont à la fois pour origine et pour cause de perpétuation la société, et non une
quelconque nature.) Un moyen commode de saper la capacité de l’école de former des citoyens éclairés est de ne
pas y allouer suffisamment de moyens. Ainsi, l’école ne pouvant efficacement remplir cette mission, la sélection se
reposera bien plus sur ce qu’il se passe en dehors de l’école (et notamment dans les familles et les entourages plus
ou moins bien dotés en capitaux culturel, économique et social). On veillera également à faire passer l’école pour
improductif, en ce qu’elle ne répond pas aux exigences du marché économique en apprenant des savoirs jugés
« inutiles » – ce qui permet de dévaluer l’école par rapport au marché économique et d’affirmer ainsi certaines
valeurs au détriment d’autres. Le positionnement historique des enseignants, suite à la Révolution française, n’a
ainsi rien d’un hasard. C’est parce qu’ils savent qu’ils s’orientent politiquement.
69 Cf. §§ 32 sq.
70 Cf. §§ 32 sq. Il faut souligner le problème de primauté : si les individus ont tendance à voter de façon égoïste, et en
l’absence d’une hypothèse d’hybris originel, c’est largement parce qu’il existe déjà des intérêts privés, et donc un
ordre social inégalitaire. Le vote en faveur d’intérêts privés interroge d’abord sur la volonté de ne pas vivre dans
une société juste – à condition bien entendu d’être avantagé par l’ordre social. Si chacun pense cela et travaille à
cela, alors aucune société harmonieuse n’est possible. La domination sociale au sein d’un ordre social inégalitaire
n’est ainsi pas seulement injuste, elle est contingente en deux sens : elle pourra ne pas être, et elle pourrait être
autrement (c’est-à-dire que d’autres pourraient être dominants et d’autres dominés selon les valeurs sociales
dominantes).
71 Il est à noter que cette manipulation se produit moins aisément en démocratie directe, mais que si des inégalités
préexistent et, de là, l’ignorance des faits et du raisonnement valide, le même phénomène tend à se produire, ce qui
montre que c’est bien l’instruction qui est la clé d’une bonne démocratie. À ce sujet, cf. P LATON, Gorgias, 452d-
453a, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 2007 [Γοργίας (Gorgías),-Ve à -IVe siècles], p. 137 ;
454c-454e, pp. 141-143 ; 456a-456c, pp. 145 sq. ; 458e-459c, pp. 149-151. Textes reproduits en annexe

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 17
qui ne les avantagent pas nécessairement, ni eux, ni l’ensemble de la société. De là, on peut donc
affirmer que l’ignorance du peuple avantage les dominants.

d) Enfin, il faut punir ceux qui contestent cet ordre social en les disqualifiant ou en les
éliminant, y compris aux moyens d’illégalités72. La pérennité matérielle d’un ordre social
inégalitaire repose donc aussi en partie sur la violation de l’État de droit et l’organisation de
l’impunité de l’État dans son activité de répression des opposants politiques.

31. Une société qui veut tendre vers la démocratie doit donc avoir à souci de maximiser
l’instruction des citoyens afin de leur permettre de voter – si possible de façon directe – en toute
connaissance de cause et en toute intelligence. Puisque aucun ordre juridique n’est fondé de façon
absolue, alors la révolte de citoyens est d’autant plus légitime que le pouvoir configure et maintient
une société injuste, tout en prétendant faire le contraire en démocratie. L’obéissance à l’État en
démocratie n’est en effet légitime que si, en droit comme en fait, l’État veille à chaque instant à
l’intérêt public. Ainsi, la révolte contre l’État démocratique injuste est en droit comme en fait
révolte contre des personnes physiques privés qui détournent à leur profit le pouvoir de l’État,
déliant par cette corruption les citoyens de l’obéissance due73.

C. Individu et communauté
32. Comment enfin permettre l’expression d’une volontaire de chacun mais unanime dans ses
décisions, afin de construire une société à la fois harmonieuse et juste ? Il faut ainsi que chacun vote
pour l’intérêt général. Cela est d’autant plus aisé si l’intérêt général est l’intérêt de chacun
coïncident. En ce cas, aucune difficulté politique ne se présente. Cependant, on conçoit fort bien
que l’intérêt général, c’est-à-dire public, ne corresponde pas toujours en tout bien avec l’intérêt
personnel, c’est-à-dire privé, de chacun. Aussi faut-il considérer que l’intérêt général doit primer sur
l’intérêt particulier.

33. Rousseau distingue bien volonté générale et volonté de tous 74. La première vise ce que
tous peuvent et doivent viser pour servir l’intérêt de la société, et donc pour eux-mêmes en tant que
peuple. La seconde vise l’intérêt d’une partie de la société seulement, individu ou groupe. Le
problème de l’intérêt privé, qui ne peut jamais concerner l’ensemble du peuple, est que cela créer
des scissions dans la société. L’injustice risquant toujours de mener au désordre, on comprendre en
quoi la société est menacée par l’intérêt privée. Toute véritable démocratie doit donc favoriser la
conversion du vote citoyen vers l’intérêt public.

34. Quelle est dès lors la place pour l’individu dans la communauté ? L’individu est à la fois
partie de la communauté et une fragment partiellement autonome de celle-ci. La démocratie doit
faire en sorte d’articuler les deux pôles : elle doit permettre à l’individu de ne pas se sentir en

documentaire.
72 C’est l’usage en général de la violence par l’État qui permet de maintenir la domination sociale lorsque la
manipulation ne suffit plus. Cette violence peut émaner de corps légaux et respectant la légalité (c’est la critique de
la police par certains opposants), ne respectant pas la légalité alors qu’elle le devraient (à nouveau, la critique de la
police), ou de corps agissant de façon largement illégale (services secrets notamment, cf. § 15, c.). Sur les critiques
de la police, cf. notamment RIGOUSTE Mathieu, La domination policière, La Fabrique, Paris, 2012/20212 ; FASSIN
Didier, La force de l'ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2011.
73 La dernière astuce vile consiste à dire qu’il vaut mieux un ordre injuste qu’un désordre juste. Cela ne possède
évidemment aucun fondement sérieux, sauf à considérer qu’il n’existe pas de lien de responsabilité entre le peuple
souverain et l’éventuel appareil politique doté de commissaires ou de représentants. Il est à noter que l’anarchie,
comme régime politique, en éliminant l’État, permet d’éviter de telles scissions de la société en deux instances.
74 Rousseau, Du contrat social, op. cit., livre II, chapitre 3, pp. 64 sq.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 18
opposition avec la société et d’exprimer ses aspirations tant que celles-ci sont compatibles avec la
démocratie.

35. L’intégration initiale et continue dans la communauté doit donc posséder les caractères
suivants : il faut des citoyens libres et éclairés, c’est-à-dire, respectivement, dotés de la souveraineté
et instruits, tant des faits que des principes du raisonnement logique. Il faut que tous donnent leur
consentement aux lois, en ayant à l’esprit l’intérêt public, et en exerçant donc la volonté générale. Si
chacun vit dans l’égalité, il y aura peu de sources de griefs. En cas de litige, 75 on acceptera de se
plier au jugement d’un tiers impartial et on sera d’accord par avance pour suivre sa sentence si les
procédures sont respectées. Il reste que la question de ce qu’on doit faire de ceux qui violent leur
parole en désobéissant malgré tout à la loi. Dans les cas accidentels, on sera magnanimes, car le
dommage causé est involontaire. Dans les cas volontaires, sans doute la seule sentence, outre la
réparation du dommage, doit elle être l’ostracisme76. Ainsi, l’individu asocial, car incapable de vivre
en communauté où le respect de la parole donnée est nécessaire, sera-t-il banni de la communauté
sans lui causer de mal.

36. Les conditions d’une véritable alliance entre individu et communauté sont ainsi fort
exigeantes, mais c’est là le prix de la démocratie. Tout autre régime ne peut se prévaloir d’une telle
appellation, et consiste plutôt à assurer la domination d’une classe sociale minoritaire – qui s’érige
alors en caste – au détriment de nombreux individus. Il ne faut cependant pas penser que l’on est
une fois pour toutes dominant ou dominé. La sociologie nous apprend les mille nuances à retenir sur
ces sujets complexes. En somme, c’est plutôt à chacun de produire ses meilleurs efforts afin de
réaliser la démocratie. On comprendra donc finalement qu’on n’est pas tenu par le droit d’obéir à un
pouvoir injuste77, qui n’est qu’une force travestie en justice78, que lorsqu’on déguise la force en
droit, on ne peut logiquement se plaindre qu’un adversaire mobilise contre soi la force 79, et que ce
sont bien des changements structurels profonds qui sont nécessaires à l’avènement de la véritable
démocratie, seul régime capable de garantir la véritable justice, qui n’est qu’humaine,
intersubjective et rationnelle.

Conclusion
37. La question était de savoir si c’est à la loi de décider ce qui est juste. Nous avons compris
qu’il était impossible à la justice de produire la loi juste comme une émanation d’elle-même. C’est
donc nécessairement à la loi de produire la justice. Pour cela, la loi décide ce qui est juste.

75 « Contestation donnant matière à procès » (CNRTL).


76 Dans l’Antiquité grecque, il s’agit d’un « bannissement d'une durée de dix ans prononcé à la suite d'un jugement du
peuple, dans certaines cités grecques et en particulier à Athènes, à l'encontre d'un citoyen devenu suspect par sa
puissance, son ambition » (CNRTL). Par extension, « décision de mettre ou de tenir à l'écart d'une société, d'une
collectivité par des mesures discriminatoires » (ibid.). Les « mesures discriminatoires » peuvent simplement
signifier qu’une personne ou qu’un groupe de personnes sont spécifiquement visées, l’adjectif ayant d’abord le sens
d’« action, fait de différencier en vue d'un traitement séparé (des éléments) les uns des autres en (les) identifiant
comme distincts » (Ibid.).
77 ROUSSEAU, Du contrat social, op. cit., livre I, chapitre 3, pp. 45 sq. Texte reproduit en annexe documentaire.
78 Pascal, Pensées, Sellier 135 (Lafuma 103, Brunschvicg 298), op. cit., pp. 210 sq. Texte reproduit en annexe
documentaire.
79 Lorsque la force détruit le droit par un acte d’initiative, il n’existe plus de degré. Le recours premier à la force est la
marque de la volonté d’abandon de toutes les règles rationnelles qui permettent de construire la justice. De là, on ne
peut plus compter de degrés dans l’usage de la force, puisque celui qui mobilise la force à abdiquer les règles
permettant de distinguer lesdits degrés. Il en va exactement de même de façon générale dans la destruction par
l’irrationalité de la rationalité.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 19
Cependant, nous avons étudié comme les systèmes de droit positif contenait des défauts formels
fatals et devaient répondre, dans leur matérialité, de nombreuses vices.

38. C’est donc par la rénovation totale et rigoureuse de l’idée de démocratie que nous avons
pu trouver l’alliance possible entre loi et justice. C’est ainsi que des hommes justes produiront une
loi juste, et qu’une loi juste administrera des hommes justes.

39. Le chemin pour arriver à une tel régime politique est sans doute difficile, et toute la
société doit être réorganisée et réformée, mais, la justice n’étant pas susceptible de degrés, tout
comme la démocratie, l’effort vaut largement la peine qu’on se donnera. C’est cela, ou la
perpétuation politique de la force injuste.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 20
Annexe documentaire

A. Extraits de textes philosophiques

Sommaire

1. Pascal, Pensées, Sellier 94 (Lafuma 60, Brunschvicg 294)


2. Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre 3
3. Rousseau, Du contrat social, livre III, chapitre 15
4. Platon, Gorgias, 452d-453a
5. Platon, Gorgias, 454c-454e
6. Platon, Gorgias, 456a-456c
7. Platon, Gorgias, 458e-459c
8. Pascal, Pensées, Sellier 135 (Lafuma 103, Brunschvicg 298)

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Pascal, Pensées, Sellier 94 (Lafuma 60, Brunschvicg 294)

in Pensées, opuscules et lettres, pp. 191 sq. (extraits)


Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du XVIIe siècle », Paris, 2010 [1670, posthume]
(ISBN 978-2-8124-0095-7)

Sur quoi la fondera-t-il, l’économie80 du monde qu’il veut


gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle
confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la
connaissait il n’aurait pas établi cette maxime81 la plus générale de
toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les
mœurs82 de son pays. L’éclat de la véritable équité83 aurait assujetti84
tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle,
au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des
Perses et Allemands. […] Plaisante justice qu’une rivière borne !
Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes 85,
mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays.
Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement86 si la témérité87 du
hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une
qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des
hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Le larcin88, l’inceste89, le meurtre des enfants et des pères, tout


a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus
plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-
delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je
n’en aie aucune avec lui ?

80 Fonctionnement
81 Précepte moral
82 Façons de vivre d’une époque ou d’un lieu donné
83 Fait de donner à chacun ce qui lui revient
84 Rendu sujets, c’est-à-dire obéissants à une puissance supérieure
85 Habitudes fortement ancrées chez un peuple
86 Très fortement, sans abandonner
87 Courage excessif et imprudent
88 Vol
89 Relations sexuelles interdites socialement avec des membres de la communauté (en général, sa propre famille)

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 22
Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre 3

pp. 45 sq., Flammarion, coll. « GF », Paris, 2001 [1762]


(ISBN 978-2-0812-7523-2)

Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître,
s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le
droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement
établi en principe : Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La
force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité
peut résulter de ses effets. Céder à la force est une acte de nécessité,
non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens
pourra-ce être un devoir ?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en
résulte qu'un galimatias90 inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui
fait le droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la
première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément,
on le peut légitimement, et puisque le plus fort à toujours raison, il ne
s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or, qu'est-ce qu'un
droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force, on n'a
pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y
est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la
force ; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le
précepte est bon mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé.
Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient
aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin ? Qu'un
brigand me surprenne au coin d'un bois : non seulement il faut par
force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en
conscience de la donner ? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une
puissance.
Convenons donc que la force ne fait pas droit, et qu'on n'est
obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes.

90 Propos embrouillé et confus

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 23
Rousseau, Du contrat social, livre III, chapitre 15

pp. 128 à 130 (extraits), Flammarion, coll. « GF », Paris, 2001 [1762]


(ISBN 978-2-0812-7523-2)

Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des


Citoyens ; et qu'ils aiment mieux servir de leur bourse91 que de leur
personne, l'État est déjà très près de sa ruine. Faut-il marcher au
combat ? Ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au
Conseil ? Ils nomment des Députés et restent chez eux. À force de
paresse et d'argent, ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et
des représentants pour la vendre. […]
La Souveraineté ne peut être représentée, par la même raison
qu'elle ne peut être aliénée 92 ; elle consiste essentiellement dans la
volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la
même ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du
peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont
que ses commissaires93 ; ils ne peuvent rien conclure définitivement.
Toute loi que le Peuple en personne n'a pas ratifié est nulle ; ce n'est
point une loi. Le peuple Anglais pense être libre ; il se trompe fort, il
ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement ; sitôt qu'ils
sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa
liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde.

91 Argent
92 On ne peut s’en séparer (ni y renoncer, ni la donner, ni la vendre)
93 Personnes chargées, à titre temporaire, de fonctions relatives à un objet particulier

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 24
Platon, Gorgias, 452d-453a

p. 137, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », 20073 [-Ve à -IVe siècles]


(ISBN 978-2-0812-0725-7)

GORGIAS : Je parle du pouvoir de convaincre, grâce au discours, les


juges au Tribunal, les membres du Conseil au Conseil de la Cité, et
l’ensemble des citoyens à l’Assemblée, bref, du pouvoir de
convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens. En fait, si tu
disposes d’un tel pouvoir tu feras du médecin un esclave, un esclave
de l’entraîneur et, pour ce qui est de ton homme d’affaires, il aura
l’air d’avoir fait de l’argent, non pour lui-même – mais plutôt pour
toi, qui peux parler aux masses et qui sais les convaincre.

SOCRATE : À présent, Gorgias, j’ai l’impression que tu as très


précisément indiqué pour quelle sorte d’art tu tiens la rhétorique, et, si
je saisis bien, tu dis que la rhétorique produit la conviction, que c’est
tout ce à quoi elle s’occupe et que c’est essentiellement à cela qu’elle
aboutit. Peux-tu indiquer un autre pouvoir propre à la rhétorique, en
plus du pouvoir de mettre la conviction dans l’âme des auditeurs ?

GORGIAS : Aucunement, Socrate, au contraire, à mon avis, tu la


définis comme il faut : la rhétorique consiste pour l’essentiel en ce
que tu as dit.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 25
Platon, Gorgias, 454c-454e

pp. 141 à 143, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 20073 [-Ve à -IVe siècles]
(ISBN 978-2-0812-0725-7)

SOCRATE : Eh bien, allons, examinons surtout le point suivant. Existe-t-il


une chose que tu appelles savoir ?

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Et une autre que tu appelles croire ?

GORGIAS : Oui, bien sûr.

SOCRATE : Bon ; à ton avis, savoir et croire, est-ce pareil ? Est-ce que savoir
et croyance sont la même chose ? Ou bien deux choses différentes ?

GORGIAS : Pour ma part, Socrate, je crois qu’elles sont différentes.

SOCRATE : Et tu as bien raison de le croire. Voici comment on s’en rend


compte. Si on te demandait : « Y a-t-il, Gorgias, une croyance fausse et une
vraie ? », tu répondrais que oui, je pense.

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Mais y a-t-il un savoir faux et un vrai ?

GORGIAS : Aucunement.

SOCRATE : Savoir et croyance ne sont donc pas la même chose, c’est


évident.

GORGIAS : Tu dis vrai.

SOCRATE : Pourtant, il est vrai que ceux qui savent sont convaincus, et que
ceux qui croient le sont aussi.

GORGIAS : Oui, c’est comme cela.

SOCRATE : Dans ce cas, veux-tu que nous posions qu’il existe deux formes
de convictions : l’un qui permet de croire sans savoir, et l’autre qui fait
connaître.

GORGIAS : Oui, tout à fait.

SOCRATE : Alors, de ces deux formes de convictions, quelle est celle que la
rhétorique exerce, « dans les tribunaux, ou sur toute autre assemblée »,
lorsqu’elle parle de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas ? Est-ce la
conviction qui permet de croire sans savoir ? Ou est-ce la conviction propre à
la connaissance ?

GORGIAS : Il est bien évident, Socrate, que c’est une conviction qui tient à
la croyance.

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 26
Platon, Gorgias, 456a-456c

pp. 145 sq., trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 20073 [-Ve à -IVe siècles]
(ISBN 978-2-0812-0725-7)

SOCRATE : Justement, voilà aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et je me


demande depuis longtemps de quoi peut bien être fait le pouvoir de la
rhétorique. Elle a l’air d’être divine, quand on la voit comme cela,
dans toute sa grandeur !

GORGIAS : Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier


que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi dire, toutes les
capacités humaines sous son contrôle ! Je vais t’en donner une preuve
frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec
d’autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à boire
leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là
où ce médecin étaient impuissant à les convaincre, moi, je parvenais,
sans autre art que la rhétorique, à les convaincre. Venons-en à la Cité,
suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la Cité que tu
voudras, et qu’il faille organiser, à l’Assemblée ou dans le cadre
d’une autre réunion, une confrontation entre le médecin et l’orateur
pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien,
j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que
l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. Suppose encore
que la confrontation se fasse avec n’importe quel autre spécialiste,
c’est toujours l’orateur qui, mieux que personne, saurait convaincre
qu’on le choisît. Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en
public, avec une plus grande force de persuasion que celle de
n’importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art
rhétorique !

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 27
Platon, Gorgias, 458e-459c

pp. 149 à 151, trad. Canto-Sperber, Flammarion, coll. « GF », Paris, 20073 [-Ve à -IVe siècles]
(ISBN 978-2-0812-0725-7)

SOCRATE : Bon, écoute bien, Gorgias, quelque chose m’étonne dans ce que tu dis.
D’ailleurs, il est probable que tu as raison, et que je n’ai pas bien saisi. Tu prétends
que si un homme souhaite apprendre la rhétorique avec toi, tu peux en faire un
orateur.

GORGIAS : Oui.

SOCRATE : Un orateur qui sache donc convaincre son public, quel que soit le sujet
dont il parle, sans lui donner la moindre connaissance de ce sujet, mais par
persuasion.

GORGIAS : Oui, c’est tout à fait cela.

SOCRATE : Or, tout à l’heure, tu disais bien que, même sur des questions de santé,
l’orateur est plus convaincant que le médecin.

GORGIAS : En effet, je l’ai dit – quand l’orateur parle en public.

SOCRATE : Mais que veux-tu dire avec ce « en public » ? est-ce devant des gens qui
ignorent ce dont on parle ? Car, bien sûr, si l’orateur parlait devant des gens qui s’y
connaissaient, il ne serait pas plus persuasif que le médecin !

GORGIAS : Tu dis vrai.

SOCRATE : Mais, si l’orateur est plus persuasif que le médecin, alors, il convainc
mieux qu’un connaisseur !

GORGIAS : Oui, parfaitement.

SOCRATE : Pourtant, il n’est pas médecin, n’est-ce pas ?

GORGIAS : Non, bien sûr.

SOCRATE : Or, quand on n’est pas médecin, assurément, on ne connaît rien de ce


que connaît le médecin !

GORGIAS : C’est évident.

SOCRATE : Donc, l’orateur, qui n’y connaît rien, convaincra mieux que le
connaisseur s’il s’adresse à des gens qui n’en connaissent pas plus que lui : voilà,
est-ce bien le cas où l’orateur est plus persuasif que le médecin ? Ou les choses se
passent-elles autrement ?

GORGIAS : Non, c’est bien ce qui arrive, dans le cas de la médecine, du moins.

SOCRATE : Et dans le cas des autres arts ? L’orateur et la rhétorique ne se trouvent-


ils pas toujours dans une situation identique ? La rhétorique n’a aucun besoin de
savoir ce que sont les choses dont elle parle ; simplement, elle a découvert un
procédé qui sert à convaincre, et le résultat est que, devant un public d’ignorants, elle
a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs.

GORGIAS : Mais la vie n’en est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a
aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort qu’un
spécialiste !

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[→RETOUR AU SOMMAIRE] 28
Pascal, Pensées, Sellier 135 (Lafuma 103, Brunschvicg 298)

in Pensées, opuscules et lettres, pp. 210 sq.


Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du XVIIe siècle », Paris, 2010 [1670, posthume]
(ISBN 978-2-8124-0095-7)

Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que
ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante. La force sans la


justice est tyrannique94.

La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des


méchants. La force sans la justice est accusée 95. Il faut donc mettre
ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste
soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute96. La force est très


reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la
justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était
injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait
que ce qui est fort fût juste.

94 Qui commande sans légitimité, par la simple violence


95 Dénoncée
96 Il existe beaucoup d’avis incompatibles entre eux à son sujet

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B. Documents

Sommaire
1. Schéma des institutions de la Ve République (Nicoz, licence CC SA)
2. Schéma des tribunaux et cours en France (Site du Ministère de la Justice)

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Schéma des institutions de la Ve République (Mandrak, CC 0)

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Schéma des tribunaux et cours en France (Site du Ministère de la Justice 97, droits réservés)

97 https://www.justice.gouv.fr/organisation-de-la-justice-10031

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